MUNUS OU LA COMMUNICATION. L`ÉTYMOLOGIE COMME

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MUNUS OU LA COMMUNICATION. L`ÉTYMOLOGIE COMME
MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ____________ Yves Winkin
MUNUS OU LA COMMUNICATION.
L'ÉTYMOLOGIE COMME HEURISTIQUE
Yves Winkin
Université de Liège
Professeur invité à l'ENS Fontenay
Résumé : En s'appuyant sur l'article fondateur de Bernard Darras (MEI, n° 1),
l'auteur se propose de faire de l'étymologie du terme communication un
instrument d'élaboration conceptuelle. Il en vient ainsi à suggérer que le
don/contre-don gît au “cœur” de la communication, qu'il redéfinit comme
“économie archaïque de la vie quotidienne”. Une nouvelle piste de réflexion
s'entrouvre.
La communication
de l'objet
à l'instrument
de
connaissance
Pourquoi s’échiner à domestiquer une notion qui ne demande
apparemment qu’à retourner à l’état sauvage ? En d’autres termes,
si l’on essaye de “construire la communication”, c’est-à-dire d’en
faire un objet scientifique, ne serait-il pas plus simple de se
débarrasser tout de suite d’un mot aussi lesté que communication ?
La communication est avant tout un “objet de connaissance” :
tenter d’en faire un “instrument de connaissance”, n’est-ce pas
courir le risque de “substituer simplement à la doxa naïve de sens
commun la doxa du sens commun savant, qui donne sous le nom de
science une simple transcription du discours de sens commun” ? Ce
danger, rappelé maintes fois par Pierre Bourdieu1, ne peut être
écarté d’emblée, mais le pari que je fais en cherchant malgré tout à
faire de la notion de communication un instrument de pensée,
repose sur l'idée que la prise de risque est préférable à
l'assoupissement.
1 Les citations sont empruntées au superbe texte “pédagogique” de P. Bourdieu,
“La pratique de l’anthropologie réflexive. Introduction au séminaire de l’Ecole
des hautes études en sciences sociales, Paris (octobre 1987)”, in P. Bourdieu avec
L.J.D. Wacquant, Réponses, Paris, Ed. du Seuil, 1992, respectivement p. 216
(chapitre 3 : “Un doute radical”) et p. 217 (chapitre 4 : “Double bind et
conversion”). L’amorce de cette réflexion se trouve dans P. Bourdieu, J.-Cl.
Chamboredon et J.-Cl. Passeron, Le métier de sociologue, Paris/La Haye, Mouton,
1973.
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Pour atteindre mon objectif, je voudrais pénétrer au plus profond du
mot communication lui-même. Pas de substantialisme ici : il s'agit
seulement de se donner les premiers moyens de penser le terme, en
puisant dans ses ressources étymologiques et sémantiques. Pas
question de chercher à reconstituer l’histoire complète du mot des
origines à nos jours : l’histoire ne servira pas la philologie mais
l’imagination conceptuelle.
Munus : d’Émile Benveniste à Paul Veyne
Depuis quelques années, le public de langue française dispose d’un
superbe outil de travail, clair, efficace, synthétique, pour entrer dans
l’histoire des “signes et des idées” : c’est le Dictionnaire historique
de la langue française, dirigé par Alain Rey (Paris, Dictionnaires le
Robert, 1992). Il suffit de l’ouvrir à “Communication” : tout est
dit1. La tentation est grande de reprendre l’explication in extenso :
“Communication n.f. est emprunté (fin XIIIe - déb. XIVe s) au
dérivé latin communication, mise en commun, échange de propos,
action de faire part. Il a été introduit en français avec le sens
général de “manière d’être ensemble” et envisagé dès l’ancien
français comme un mode privilégié de relations sociales (v. 1370).
Son expansion s’est faite avec le sens métonymique de “chose
communiquée” (1507) et diverses acceptions spéciales dans les
vocabulaires théologique (av. 1662, communication avec Dieu),
juridique, médical, physique (1753, communication du mouvement).
Le mot, comme le verbe communiquer, a connu un essor particulier
dans le domaine de la publicité et des médias (techniques de
communication), alors influencé par l’anglais communication.”
Nous sommes déjà à la fin du XXe siècle. Il faut revenir aux origines
du mot, qui sont assez étonnantes. Communication signifie d’abord
“mise en commun”, comme communiquer signifie “avoir part,
partager”. La synonymie est d’ailleurs quasi totale avec communion
et communier, à ceci près que ces deux derniers mots vont peu à
peu ressortir uniquement au vocabulaire de la liturgie chrétienne.
Mais les quatre mots entretiennent un rapport étroit avec
communis, qui se décompose assez logiquement en com (“avec”) et
1 Dans La Nouvelle Communication, j’avais déjà très brièvement évoqué cette
histoire du mot (pp. 13-15). Je m’étais classiquement promené dans Godefroy,
Huguet, Littré, Imbs, etc. Le “Robert historique” n’autorise pas le philologue à
faire l’économie d’un examen des dictionnaires d’époque (Nicot, Furetière,
Trévoux, Richelet) ou des éditions successives du dictionnaire de l’Académie
française. Mais il permet à l’anthropologue d’avancer rapidement avec quelque
assurance.
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munis. Celui-ci est la forme adjective de munus, un substantif assez
polysémique que l’on retrouve dans de nombreux mots de la langue
française, de munificence à municipalité, d’immunité à
rémunération. Il faut s’y arrêter et prendre le temps de l’explorer à
fond1.
Les munera civilia, ce sont les fonctions publiques. Le premier sens
de munus est celui de charge, d’office, de rôle (officiel), qui
entraîne l’obligation, de tâche (militaire, par exemple) et
finalement, de services rendus, de bons offices. Munus en vient
ainsi à signifier la faveur, le don, le cadeau que l’on fait (non que
l’on reçoit). Enfin, de façon plus curieuse, munus, c’est encore le
spectacle public, les jeux, tout particulièrement les combats de
gladiateurs2. Comment intégrer ces acceptions apparemment
divergentes ? C’est Émile Benveniste qui fournit une première clé :
“On désigne par munus, dans les charges du magistrat, les spectacles
et les jeux. La notion d’“échange” est impliquée par là. En
nommant quelqu’un magistrat, on lui donne avantages et honneurs.
Cela l’oblige en retour à des contre-prestations, sous forme de
dépenses en particulier pour les spectacles, justifiant ainsi cette
“charge officielle” comme “échange” (...) Si munus est un don qui
oblige à un échange, immunis est celui qui ne remplit pas cette
obligation de restituer (...). Quand ce système de compensation joue
à l’intérieur d’un même cercle, il détermine une “communauté”, un
ensemble d’hommes unis par ce lien de réciprocité.”3
Ce que Benveniste rend parfaitement clair, c’est l’ensemble des
relations entre les différents sens de munus : la charge officielle est
une faveur publique que l’on rend par des cadeaux au public. Par les
termes qu’il utilise (“contre-prestations”,
“système
de
compensation”, “lieu de réciprocité”), Benveniste raisonne autant
en sociologue qu’en linguiste – ou du moins en chercheur qui
reconnaît sa dette à l’égard de l’Essai sur le Don, de Marcel Mauss.
En 1951 déjà, Benveniste avait cherché à montrer que la
démonstration de Mauss, “fondée avant tout sur les sociétés
1 C’est grâce à l’article inaugural de la revue Mei, signé par Bernard Darras
(“Editorial”, Mei, n° 1, 1993, pp. 3-5) que j’ai découvert les possibilité de munus.
Le présent texte lui doit beaucoup.
2 Explications empruntées au bon vieux F. Goffiot, Dictionnaire illustré latin
français, Paris, Hachette, 1934.
3 E. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Ed. de
Minuit, 1969, tome 1, p. 96.
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archaïques”, pouvait être vérifiée pour les sociétés anciennes à
partir du vocabulaire des langues indo-européennes1.
Consacrant une page aux différents sens de munus, Benveniste
conclut en des termes très proches de ceux évoqués il y a un
instant :
“En acceptant un munus, on contracte une obligation de s’acquitter
à titre public par une distribution de faveurs ou de privilèges ou par
des jeux offerts, etc. Le mot enferme la double valeur de charge
conférée comme une distinction et de donations imposées en
retour. Là est le fondement de la “communauté”, puisque
communis signifie littéralement “qui prend part aux munia ou
munera”, chaque membre du groupe est astreint à rendre dans la
mesure même où il reçoit. Charges et privilèges sont les deux faces
de la même chose, et cette alternance constitue la communauté.”2
La démonstration est très séduisante, mais on peut se demander si
Benveniste ne cherche pas à tout prix à confirmer l’idée de base de
l’Essai sur le Don. Lorsqu’on ne cite que le Vocabulaire, d’où la
référence à Mauss est absente, le rapport entre munus et
communauté semble indiscutable : il semble surgir tout droit de
l’étymologie profonde. Mais en juxtaposant les deux textes, qui
sont quasi identiques, on commence à se dire que le second est
maussien sans oser l’avouer et qu’il faut dès lors chercher à nuancer
l’analyse.
Lorsqu’on se tourne vers un historien de la société romaine aussi
respecté que Paul Veyne, on s’aperçoit que la réalité du munus est
plus complexe que celle proposée par Benveniste notamment en
raison de son évolution de la République à l’Empire.
Le munus est au cœur de l’analyse de l’“évergétisme” antique (non
seulement romain mais également grec) que propose Veyne dans Le
Pain et le Cirque3. L’évergétisme est cette institution consistant
pour l’“évergète” (un homme politique, un magistrat, sinon un
simple patricien) à faire des cadeaux à la plèbe : ces “évergésies”
prennent le plus souvent la forme de spectacles de gladiateurs – au
point que munus en devienne synonyme – mais elles peuvent
1 E. Benveniste, “Don et échange dans le vocabulaire indo-européen”, repris dans
Problèmes de linguistique générale, tome 1, Paris, Gallimard, 1966, pp. 314-326.
Original : L’année sociologique, 1951.
2 E. Benveniste, art. cit., p. 322.
3 P. Veyne, Le Pain et le Cirque, Paris, Ed. du Seuil, 1976.
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également consister en distribution de pièces de monnaie ou en
festins. Ce sont des “dons gratuits” : la réciprocité n’est pas inscrite
dans l’institution évergétique, selon Veyne (qui n’est donc guère
maussien, tout en proposant une “sociologie du don” pour analyser
l’évergétisme), mais ces cadeaux vont avoir des effets sur le peuple,
qui va réagir en retour. D’où un glissement progressif du sens de ces
munera (ou muneris).
Sous la République, les combats de gladiateurs font partie des
cérémonies funéraires des grandes familles ; ils sont ouverts au
public, qui ne s’en prive pas :
“Alors le peuple devient le véritable destinataire de ces spectacles,
plus que la mémoire du défunt : “donner des gladiateurs” devient le
meilleur moyen de se rendre populaire ; de “jeux funèbres”, les
gladiateurs deviennent ainsi un “cadeau” que l’on fait au peuple, un
munus : voilà comment ce mot a pris le sens de “spectacle de
gladiateurs.”1
L’explication de Veyne est moins gracieuse que celle de Benveniste.
Il y a toujours don et contre-don : à l’offre de jeux correspond la
reconnaissance populaire. Mais la réciprocité n’est guère équilibrée
et la motivation n’est guère honnête : le munus est offert en
échange de votes :
“Comment passer, de ces largesses funéraires, à la corruption
électorale ? De deux manières : les futurs retardaient la célébration
de leur munus jusqu’à l’année de leur candidature et ils conviaient à
leurs largesses, comme c’était précisément l’usage, toute la plèbe ou
du moins tous les membres de leur circonscription électorale, de leur
“tribu”2.
En fait, Benveniste envisage le munus initial comme le cadeau que
fait le peuple à un élu en lui offrant une charge publique, tandis que
Veyne part de l’étape suivante : le cadeau fait au peuple par
l’homme public, qui achète ainsi sa prochaine élection. Ce décalage
dans le séquençage produit deux visions différentes du munus.
Peu importe, pourrait-on dire, l’essentiel n’est pas dans le sens
historique précis de munus – et précis, ce sens ne pourra de toute
manière l’être, puisqu’il a évolué au fil des siècles. L’essentiel, en
effet, est ailleurs, mais il est loin d’être inutile, à mon avis, de
1 P. Veyne, op. cit., p. 418.
2 P. Veyne, op. cit., p. 419.
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troubler quelque peu l’image idéalisée du terme offerte par
Benveniste grâce à quelques emprunts plus “réalistes” à Veyne.
L’essentiel est de faire surgir munus, au double sens de charge (que
l’on reçoit) et de cadeau (que l’on donne), au cœur du mot
communication. On comprend mieux ainsi pourquoi le
“communication” du Moyen Age désigne un “mode privilégié de
relations sociales”, comme dit le Robert historique, pourquoi
communication et communion sont longtemps interchangeables,
pourquoi la communauté est fondée sur “le cercle que sa réciprocité
engendre”, comme dit Olivier Clain en faisant écho à Benveniste1.
Curieusement, alors que la littérature sur la communication
continue à enfler de façon exponentielle, ce rapport entre
don/contre-don et communication n’a guère été souligné. Or il peut
se révéler d’une grande portée heuristique – c’est du moins le pari
que je vais essayer de tenir.
La communication comme économie archaïque de la vie
quotidienne
La communication, c’est “ce mécanisme complexe de dons qui
appellent des contre-dons par une espèce de force contraignante”,
pour citer à nouveau Benveniste à propos de munus2. La
communication fonde la communauté obligeant ses membres à
“donner, rendre et recevoir”. Mais si Benveniste insiste bien sur la
dimension sociologique du munus, qui n’est pas d’ordre
interpersonnel mais institutionnel, il semble envisager la
communauté comme un “ensemble d’hommes” où règne un plein
équilibre des dons et contre-dons : “chaque membre du groupe est
astreint à rendre dans la mesure même où il reçoit”3. La
communauté et la communication qui l’institue semblent
fondamentalement iréniques.
Chez Veyne, par contre, le munus, c’est pour faire de la politique,
et s’imposer au sommet de la société romaine. Le panem et
1 “L’adjectif latin communis et le terme gothique gamains furent formés à partir
du mot ancien munus, désignant la “charge” en tant qu’elle met son détenteur en
position de débiteur à l’endroit de ceux dont il l’a reçue. C’est à cet échange
inaugural, sur le modèle de celui analysé par Mauss, que renvoie dans ces langues
le terme de “commun” et c’est le cercle que sa réciprocité engendre qu’on vise par
celui de “communauté” (Olivier Clain, article “Communauté”, Encyclopédie
philosophique universelle, tome 1, Paris, P.U.F., 1990, p. 362.
2 E. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit., p.
97.
3 E. Benveniste, “Don et échange dans le vocabulaire indo-européen”, art. cit., p.
322.
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circenses sert à gagner la vox populi. Les dons obligent toujours,
mais la compétition a gagné les hommes engagés dans le système de
compensation : “pour éviter la surenchère entre collègues, Auguste
décida qu’un prêteur ne pourrait verser plus que l’autre pour ses
jeux”1. L’analyse est beaucoup plus crue, tout en ne reniant pas la
double face du munus. La communication peut encore être
envisagée comme un processus de dons/contre-dons mais il faut
admettre qu’il y a des cadeaux plus chers que d’autres. La
communauté fait place à l’État, qui se présente moins sous la forme
d’un cercle que d’un fléau. Il faut garder présentes à l’esprit ces deux
visions possibles de la communication comme don/contre-don.
Parce que l’histoire sémantique va les faire disparaître. En effet, on
l’a brièvement vu plus haut, à partir du XVIe siècle, communication
s’étend, métonymiquement du côté de la “chose communiquée”,
tandis que communiquer devient transitif direct et commence à
signifier transmettre (une nouvelle), propager (une maladie), faire
partager (un sentiment). Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, il semble
que toutes les significations existentielles de communication,
proches de “manière d’être ensemble”, se recroquevillent et se
réfugient auprès de communion et de communauté. Communication
semble désigner de plus en plus le moyen même de passer d’un lieu
dans un autre. Les “voies” et les “moyens” de communication
apparaissent, tandis que les tubes, les vases, les chambres, les portes
se mettent à communiquer. On trouve même dans le Littré cette
phrase de Voltaire, datée de 1775 : “Mon préservatif est de n’avoir
aucune communication avec les pestiférés”. Il ne s’agit pas, bien
sûr, de rapport sexuel (comme un sens particulier de
communication au XIVe siècle aurait permis de le laisser croire)
mais de contact, de mouvement, de rapprochement. Le sens de
transmission se renforce encore au XIXe siècle lorsque
communication s’écrit de plus en plus au pluriel (“Ministère des
Communications”). Au XXe siècle, sous l’influence anglo-saxonne,
le terme en vient à désigner prioritairement les médias – et à perdre
son “s”. La communication, aujourd’hui, c’est l’ensemble des
réseaux et des systèmes de transmission d’informations2.
Cette description de l’évolution sémantique du mot reste très
approximative. Les dictionnaires historiques ne nous disent en effet
1 P. Veyne, Le Pain et le Cirque, op. cit., p. 500, note 62.
2 Pour prendre un exemple récent de cette acception : “Au seuil du troisième
millénaire, la communication reste bien un enjeu politique central qui mobilise
chaque jour davantage l’attention des citoyens.” (A. Mattelart, “Les nouveaux
scénarios de la communication mondiale”, Le Monde Diplomatique, août 1995,
p. 25).
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jamais si les sens anciens s’éteignent, étouffés par les significations
nouvelles, ou si celles-ci ne sont utilisées qu’au sein de groupes
privilégiés (par l’argent, la culture, la science), tandis que ceux-là
perdurent, par exemple, au sein des milieux populaires, ruraux ou
insulaires1. Les dictionnaires ne nous disent pas plus comment
s’opèrent la spécialisation des mots. Hypothèse : tandis que
communion se réfugiait dans le giron de l’Église, communication se
“technologisait” de plus en plus et communauté continuait à
osciller entre les deux pôles religieux et profane. Communisme
émerge à la fin du XVIIIe siècle (bien avant Marx), lesté des
éléments de sens abandonnés par communication et conservés par
communauté. Hypothèse encore : tout se passe comme si le sens
contemporain de communication était une neutralisation du sens
ancien : une transmission est un don qui n’ose s’assumer comme tel
et qui annule l’obligation de son contre-don ; mais tout se passe
aussi comme si le sens ancien continuait à être présent, non
seulement dans l’anecdotique excommunication, mais encore, plus
fondamentalement, dans tous les emplois intransitifs du verbe et
singuliers du substantif.
On veut parler de transmission ; on parle en fait de rapports, de
relations, d’échanges. Le cercle de la réciprocité est toujours là, à
commencer par celui de l’engagement dans la conversation.
Hypothèse toujours : l’économie archaïque, comme l’économie des
biens symboliques, ne peut reconnaître ses fins économiques ; elles
reposent toutes deux sur une dénégation de leur réalité objective2.
Les rapports de don/contre-don qui sont au cœur de la
communication sont une forme d’économie archaïque évoluant au
sein de la société contemporaine, au même titre que les rapports
entre agents dans le champ des biens symboliques. Le même
1 Pour repérer l’évolution des mots, les dictionnaires examinent un certain
nombre de “textes de référence”, qui sont utilisés comme des baromètres
sémantiques de leur époque. Le travail d’analyse de ces textes est si énorme que
les dictionnaires ne renouvellent guère leur corpus. C’est ainsi que l’on retrouve
partout les mêmes citations, parce que Le Robert (1992) a repris le Trésor de l a
langue française (1971-1993) qui a puisé dans Le Littré (1863-1872), etc. En ce
qui concerne précisément les sens anciens du mot communication, c’est toujours
les traductions d’Aristote de Nicole Oresme (aux environs de 1370) qui sont
citées, tandis que les sens modernes sont repérés chez Calvin ou chez Amyot pour
le XVIe siècle, chez Bossuet pour le XVIIe, etc. La phrase tirée du Dictionnaire
universel de F. Furetière (1ère éd., 1960), “l’aimant communique sa vertu au fer”,
se répète de dictionnaire en dictionnaire, tel un écho toujours réactivé...
2 Ce sont là, très grossièrement résumées pour les besoins de la cause, les
positions de Bourdieu dans Le sens pratique, Paris, Ed. de Minuit, pp. 191-193
ou, plus récemment, dans Raisons pratiques, Paris, Ed. du Seuil, pp. 177-217
(“L’économie des biens symboliques”).
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mécanisme de dénégation s’y produit : il repose sur la substitution
de l’échange par la transmission. Communication désigne donc
l'économie archaïque de la vie quotidienne, qui ne peut s’énoncer
comme telle sans risquer de perdre son efficacité. C’est une
institution sociale, qui oblige ses membres à “donner, rendre et
recevoir”, créant et maintenant ainsi des “cercles” de tailles
multiples, de l’interaction fugitive à l’organisation politique
séculaire. Pas d’irénisme à la Benveniste, cependant ; la
communication est un évergétisme brutal à la Veyne, avec ses
rapports de force, ses luttes et ses surenchères.
Il semble donc possible de sortir des dictionnaires étymologiques
une notion construite de communication, encore fragile, mais qui
semble cohérente. Il faut maintenant la soumettre à l’épreuve de la
recherche empirique : la communication ainsi reconceptualisée
contribue-t-elle positivement à l’analyse anthropologique du monde
social ? La réponse sera nécessairement collective : l'invitation est
lancée à la communauté des chercheurs en communication.
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