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LIVE Yu-Sion
Professeur de Sociologie,
Université de La Réunion
Recherche et représentation d’un culte de possession à La Réunion : le servis zansèt
Mon intervention, pour ce colloque, se décline en deux parties : la première
appréhende les éléments d’analyse d’un rite réunionnais – le culte aux Ancêtres ; la seconde
consiste à visionner un film documentaire consacré à ce rite intitulé Servis zansèt. La
problématique abordée s’articule autour de la représentation de cette croyance dans
l’opinion publique d’une part et, de son interprétation par le chercheur d’autre part. Il s’agit
ici d’émettre des hypothèses et d’élaborer des pistes de recherche pour dégager des
perspectives d’étude sur cette question. Nous interrogerons sur l’origine de ce culte
réunionnais, son symbolisme, son renouveau depuis une quinzaine d’années, sa
marginalisation par l’opinion publique, puis de cerner son universalité et son altérité, et
enfin de questionner sur le rôle des nouveaux outils de recherche (caméscope,
magnétophone...) face au comportement des pratiquants.
Dénomination et objet de la cérémonie
Le culte des Ancêtres en question est habituellement dénommé sous trois
expressions en créole réunionnais : servis kafre, servis malgas, servis kabaré. Dans le
milieu des officiants ou des adeptes, il est connu sous le nom de servis malgas (cérémonie
malgache). Mais le culte n’est pas, dans son essence, réellement malgache, ni cafre, malgré
la présence d’éléments cultuels se référant à Madagascar et à l’Afrique. L’expression servis
kabaré est la plus populaire, mais ne traduit que la partie festive de la cérémonie, c’est-àdire le moment profane du rite, elle n’est donc pas adéquate pour exprimer in extenso
l’essence de cette croyance. En outre, elle peut prêter à confusion avec le mot français
“cabaret” et, en conséquence signifier un bal kabaré, un rassemblement à la Réunion pour
chanter et danser. Ainsi, pour éviter la confusion devant ces multiples appellations,
l’expression servis zansèt nous paraît la plus qualifiée pour symboliser l’esprit de ce culte
dédié aux mânes des Ancêtres.
Dans son objet, le servis zansèt est célébré en l’honneur des Ancêtres par un clan
familial. Il permet à des membres d'une famille de témoigner reconnaissance et gratitude
envers leurs Ancêtres pour les voeux réalisés au cours de l'année écoulée, et de recevoir
leur protection et bénédiction pour l'année à venir. Il est, lui-même, une synthèse des
pratiques héritées non seulement de Madagascar ou de l’Afrique, mais aussi empruntées
aux rites hindous, chrétiens, arabes ou autres. La cérémonie est marquée par des transes de
possession, des sacrifices d'animaux, des offrandes de nourriture, des danses et des chants
rituels. Il s’apparente à d’autres cultes comme le vaudou béninois, haïtien ou antillais, le
candomblé afro-brésilien, la santeria cubaine, le tromba malgache, le gnaoua marocain, etc.
Comme le vaudou, le culte réunionnais est pratiqué par les Cafres issus de plusieurs
catégories sociales, allant des couches défavorisées jusqu’aux classes moyennes.
Néanmoins, il demeure, pour l’essentiel, une pratique des milieux populaires cafres qui
s’identifient comme les descendants d’Africains, de Malgaches, de Tamouls ou de
Comoriens.
Espace cérémoniel
Le lieu de culte comprend un espace sacrificiel (kour) et une salle d’offrandes de
petite dimension (appelée boukan) dans laquelle est dressé l’autel des Ancêtres. L’ensemble
de cet espace consacré est construit avec des feuilles de tôle. Il est orienté en direction du
Nord-Est, celle des Ancêtres. Le Nord étant une direction noble, il représente le pouvoir
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honorifique. L’Est est à la fois une direction sacrée et pure, il symbolise le lever du soleil,
les origines, la source. Le lieu de culte est, souvent, érigé en dehors des centres urbains,
implanté au milieu des champs de canne, non loin des habitations dans lesquelles vivent
d’anciens travailleurs d’usine sucrière et leurs descendants. Mais il arrive aussi mais rare
qu’il soit bâti en pleine ville, au milieu d’un quartier populaire. Dans ce cas, le culte est
observé, sans chant et musique, afin de préserver la tranquillité du voisinage.
Dans la salle d’offrandes sont disposés sur la table de l’autel des Ancêtres des
statuettes malgaches ou africaines, une lampe à huile, un flacon de miel, une ou deux
assiettes blanches contensant une pièce de monnaie ancienne, des racines de camphre, une
croix avec l’effigie du Christ, le portrait de l’Ancêtre tutélaire de la famille des officiants,
un flacon de parfum Bien-être, du bois sacré de Madagascar, un encensoir appelé trou-kal
contenant de la résine en poudre, des sagaies malgaches, des fleurs (chrysanthèmes,
marguerites, roses blanches, anthurium...), des bouteilles d’eau, de boisson gazeuse
aromatisée, de rhum, de vin, etc. Cependant, tous les autels des boucans ne sont pas aussi
bien garnis d’objets de culte. La plupart ne contiennent que deux ou trois statuettes, une
lampe à huile, une assiette blanche contenant une racine de camphre, une photo de
l’Ancêtre, quelques bougies, et des bouquets de fleurs, etc.
Différentes phases de la cérémonie
Le culte se déroule toujours en période de lune montante, moment symbolisant la
plénitude, la pureté ou la cohésion sociale, mais aussi la force de l’esprit. Il comporte
plusieurs phases qui, selon le cas, se succèdent sur vingt-quatre heures. La cérémonie
débute, un samedi matin vers les cinq ou six heures, par le sacrifice d’un boeuf, s’il y a lieu,
et qui sera suivi par une série de transes de possession. L’animal est, au préalable, préparé,
c’est-à-dire lavé, béni, purifié avec de la fumée de résine, du parfum, des pétales de fleurs,
de l’huile de ricin, du rhum, etc. A neuf heures, vient le tour du sacrifice des coqs, suivi
ensuite par une série de possessions durant une heure environ. Les coqs blancs sont
sacrifiés en premier. La couleur blanche symbolise la pureté, la plénitude. Et vers onze
heures de la matinée, la première phase de la cérémonie s’arrête pour laisser la place aux
préparatifs du soir.
L’un des moments importants du culte a lieu le soir, vers dix-huit heures où le
rituel reprend. Il est centré autour de l’offrande d’un repas aux esprits sur l’autel des
Ancêtres. Il dure environ trois-quarts d’heure, accompagné de musique, de chants rituels,
de danses et de transes. L’officiant ou l’officiante entre en possession en premier, viennent
après les membres proches de sa famille et, des autres participants au culte. Aux alentours
de vingt heures, un repas est servi à tous les invités par les membres féminins du clan
familial. Après le repas, la cérémonie recommence avec des chants, des danses et des
transes, pour, petit à petit, se glisser vers un moment plus festif où l’on mélange le maloya
rituel et traditionnel (chants et danses). On assiste, dès lors, au passage de la phase sacrée à
la phase profane du culte pour s’acheminer jusqu’à minuit, un autre moment important où
les esprits des défunts arrivent pour prendre part à la cérémonie. Les officiants, saisis de
transes de possession, les accueillent et, les conduisent faire le tour du boucan avant d’y
pénétrer à l’intérieur pour des retrouvailles avec leurs descendants. C’est aussi un moment
propice aux consultations pour les participants qui le souhaitent. Puis, la fête continue toute
la nuit jusqu’au dimanche matin à six heures.
La dernière étape de la cérémonie se déroule dans la nature, soit au bord d’une
rivière ou d’une ravine, soit au pied d’un arbre sacré (tamarinier), ou bien d’un poteau
ancestral (poto sakalav) planté au fond du jardin de la maison familiale des organisateurs.
Le repas servi la veille aux Ancêtres dans le boukan est ramassé dans un panier par les
officiants. Il est ensuite porté, soit au pied du poto sakalav (pieu ancestral), soit au milieu
d’une rivière, pour l’offrir aux esprits de la nature (de la montagne, de l’eau, des arbres, des
rochers, etc.). Le culte s’achève par la rupture avec l’univers des esprits. Officiants et
participants se lavent le visage, les mains et les pieds avec de l’eau lustrale contenue dans
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un sceau ou avec l’eau de la rivière. Après ce geste, tous les participants quittent les lieux,
en évitant de se retourner en arrière, pour marquer la séparation avec le monde des ténèbres.
Renouveau, berceau et métissage du culte
Dans le passé, les prescriptions que nous venons d’évoquer durant
l’accomplissement du culte n’ont pas toujours un caractère aussi protocolaire
qu’aujourd’hui. Des entretiens réalisés auprès des vieux pratiquants indiquent qu’avant
1980, le servis zansèt était pratiqué, de façon plus ou moins ouverte. Il était toléré par les
pouvoirs publics de l’île (1) qui pouvaient l’interdire à tout moment. Son déroulement
s’effectuait dans un laps de temps plus court. Son contenu était simplifié, certaines étapes
comme le sacrifice d’un boeuf était rare. Le repas offert aux Ancêtres était dissimulé sous
l’autel des Ancêtres, pour être à l’abri du regard des autorités. Le rite débutait dans la
matinée par le sacrifice de quelques coqs, accompagné de prières et de musique. Pour cette
dernière, les organisateurs avaient recours, semble-t-il, à un appareil – le pathéphone – pour
accompagner la partie musicale du culte. La présence d’un orchestre de musiciens risquait
de faire trop de bruits et, par conséquent d’alerter les autorités publiques. Après l’offrande
du repas aux Ancêtres vers dix-huit heures et le repas des invités vers vingt heures, la
cérémonie allait à son terme aux alentours de vingt-deux heures. Toutefois, cette situation
s’inversait peu à peu après la mise en place de la politique de régionalisation par le
gouvernement socialiste arrivé au pouvoir en 1981. La loi sur la décentralisation du 31
décembre 1982 érigeait La Réunion en collectivité territoriale. Une partie du pouvoir de
décision était, de ce fait, confiée aux élus locaux. La politique de régionalisation avait ainsi
permis l’émergence des mouvements de retour aux “sources”, aux racines ou de droit à la
différence, revendiqués par les Réunionnais d’origine tamoule, chinoise, africaine ou
malgache, etc. C’est pourquoi la pratique du culte aux Ancêtres commençait à se multiplier
dans les années 1990, surtout dans la partie Est de l’île. Le servis zansèt participait ainsi
aux mouvements de quête identitaire ethnique et culturelle des Réunionnais. Durant ces
années-là, les organisateurs faisaient venir de Madagascar des devins-guérisseurs pour
s’initier au savoir-faire des Malgaches, perçu comme plus authentique. Et depuis ces
dernières années, ce sont les Réunionnais eux-mêmes qui se déplaçaient à Madagascar avec
l’intention d’acquérir des connaissances nouvelles.
Officiants et adeptes attribuent le berceau du servis zansèt à Madagascar et en
Afrique. Le culte est connu comme une observance des Cafres, l’une des composantes de la
population réunionnaise considérée comme des descendants d’esclaves ou d’engagés
africains, malgaches ou comoriens. S’il est certain que de nombreux éléments et objets du
culte rappellent le continent noir et la Grande île, cette filiation mérite d’être nuancée. La
mémoire familiale des officiants et des pratiquants ne se souvient plus de l’origine
géographique exacte des aïeux esclaves ou engagés. Les adeptes reconnaissent que leurs
Ancêtres viennent du Sud de Madagascar (pays des Antandroy et Antaisaka notamment) ou
de l’Afrique, sans aucune précision sur l’aire culturelle d’origine de cette dernière. Seule
une petite minorité de pratiquants revendiquent avoir des ancêtres en Afrique de l’Est,
identifiés comme des Makoa et non des Cafres.
Pour le chercheur, il se pose d’emblée la question d’identification des pratiquants :
sont-ils des descendants d’esclaves ou d’engagés africains ou malgaches ? Comment définir
aujourd’hui la population Cafre à La Réunion, et qui est Cafre ? Cette population est
souvent dénommée sous les expressions de “afro-malgaches” ou “ africains et malgaches”.
Cette désignation est fondée sur le phénotype des individus, c’est-à-dire sur les traits
mélanodermes de ces derniers et, non sur leur identité culturelle. L’histoire de La Réunion
nous rappelle qu’au lendemain de l’abolition de l’esclavage (1848), soixante-deux mille
esclaves ont été affranchis. Deux décennies plus tard, les autorités coloniales ont permis
aux grands propriétaires sucriers de recruter en Inde, en Chine, en Afrique de l’Est, à
Madagascar, à Rodrigue ou aux Comores, des travailleurs sous contrat. Durant cette
période, les contacts dans les habitations d’usines sucrières, entre ces différentes
populations, avaient abouti à des mariages interethniques, à des emprunts culturels ou à des
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interférences entre les croyances. Aujourd’hui, dans la plupart des familles réunionnaises, il
existe au moins dans leur lignée un ascendant de sang européen ou africain, malgache,
comorien, indien, chinois, etc. Dans ces familles métissées, les caractères phénotypiques se
déclinent du plus foncé au plus clair. Aux XIXe et XXe siècles, ce sont en majorité des
descendants d’engagés africains, malgaches, tamouls et, dans une moindre mesure,
comoriens qui ont vécu, travaillé et se sont mariés ensemble. Le métissage biologique a
donné naissance à une population aux traits mélanodermes, désignée sous le nom de Cafres.
Le personnage principal de notre film documentaire Servis Zansèt, qui est une femme, celle
qui préside la cérémonie, bien qu’elle possède des traits cafres, nous rapporte qu’elle a,
dans sa mémoire généalogique, un grand-père paternel chinois, une grand-mère paternelle
malgache, un grand-père maternel malgache, et une grand-mère maternelle malbare
(tamoule). Le second personnage du film, le sacrificateur, qui est également cafre, a un
grand-père paternel malgache, une grand-mère paternelle malgache et, un grand-père
maternel malgache, une grand-mère maternelle Yab Salazie, c’est-à-dire un Blanc des Hauts
de La Réunion. Par conséquent, le Cafre est un individu qui a hérité à la fois des éléments
culturels africains, malgaches, comoriens, tamouls... C’est ce qui explique la présence des
pratiques religieuses aux sources multiples dans le servis zansèt. La Réunion a été, dès
l’origine de son peuplement, une terre de métissage, un lieu de rencontres de différentes
civilisations. En un peu plus de trois siècles d’histoire, les divers apports ont fait de l’île un
carrefour des croyances entre le monde africain, arabe, asiatique et occidental. De ce fait, le
culte réunionnais émane d’une synthèse d’éléments hétérogènes, qui sont aujourd’hui sans
cesse ré-interprétés, ré-inventés, reconstruits. Des variantes ou des disparités peuvent être
ainsi observées d’une cérémonie à l’autre. Cette labilité dans la pratique spirituelle confère
au rite réunionnais un caractère changeant, propre aux transes de possession de par le
monde (candomblé, vaudou, tromba...). Ce devenir multiple permanent d’une spiritualité,
nourrie d’éléments d’altérité, est fondamental pour la construction de l’identité
réunionnaise.
Universalité du culte
Considéré par le sens commun comme une croyance d’un monde révolu (en raison
des sacrifices d’animaux, des transes, des possessions, de l’usage du sang sacrificiel, des
libations …), le servis zansèt surprend, étonne, fascine, dérange parfois certains esprits.
Dans la mesure où le rituel est un phénomène méconnu de la majorité des Réunionnais, il
est perçu par l’opinion publique comme une croyance d’un autre âge, souvent associée à de
la sorcellerie ou de l’exorcisme. Pourtant, dans les sociétés chrétiennes antiques comme
dans les sociétés contemporaines, de courant type new age, les transes de possession sont
des moyens privilégiés pour entrer en contact avec les forces invisibles. Le culte du vaudou,
par exemple, au Bénin ou aux Antilles est considéré comme “le lieu où s’opère la fusion de
l’identité humaine et de l’identité divine” (E. K Tall, 1998). A La Réunion comme en
Afrique ou dans les Caraïbes, on retrouve des caractéristiques similaires avec d’autres rites.
A titre d’illustration :
- Lorsqu’il y a des manquements aux prescriptions (transgression de certains interdits,
délaissement des pratiques), les Ancêtres peuvent amener à punir, par une série de maux ou
de désordres (maladie, accidents...), les descendants dans leur existence quotidienne.
- L’usage de plantes, de parfums ou d’essences à des fins de médiation, de protection, de
purification ou de guérison, est une pratique observée tant à La Réunion que dans d’autres
civilisations. En Égypte, en Inde, en Chine, en Arabie, etc., les fragrances évoquent un
monde de charme ou de spiritualité, permettent de purifier les jardins, les maisons et les
temples, apaisent les forces de la Nature. Elles protègent les êtres humains des sorts, des
sortilèges ou d’autres puissances obscures, constituant ainsi des garanties contre les
mauvais esprits.
- Les fumées aromatiques, comme agents de communication, sont utilisées depuis la nuit
des temps. Dans de nombreuses civilisations (musulmane, indoue, chinoise...), brûler de
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l’encens ou de la résine sert à établir un lien entre les êtres humains et les forces
surnaturelles.
- L’offrande de nourriture aux mânes des Ancêtres est également une pratique universelle.
Parmi ces denrées offertes (fruits, céréales, viande, boissons...), le miel, avec ses vertus
variées (initiation, purification, bénédiction, médiation...) est mentionné dans les textes
religieux tels que l’Ancien Testament, le Talmud, le Coran, le Popol-Vuh ou les Vedas.
En définitive, une étude comparative entre le servis zansèt et d’autres cultes,
s’avère indispensable pour ne pas se limiter à l’Afrique et à Madagascar. Ainsi, établir le
caractère universel du culte réunionnais est l’autre versant de notre préoccupation qui vise à
dépasser l’ethnocentrisme culturel. En montrant un sentiment religieux observé par la
quasi-totalité de l’Humanité, notre objectif est de privilégier la multi-appartenance d’une
pratique, et non à en faire le modèle de référence de tel ou tel groupe à La Réunion.
L’univers spirituel des Réunionnais demeure à la croisée des mondes africain, malgache,
arabe, asiatique, occidental. Le chercheur, en sélectionnant des éléments comparables avec
le vaudou Sud-béninois ou haïtien, le candomblé afro-brésilien, la santeria cubaine, ou le
tromba malgache... devra pouvoir élaborer des théories nouvelles sur la connaissance des
transes de possession, à condition de se garder des généralisations interprétatives malgré la
similarité des symboles, des gestes et des expressions d’une aire culturelle à l’autre.
Altérité et marginalisation du culte
Malgré la rencontre constante avec l’Altérité, avec ce qui est culturellement
« Autre » dans la coexistence des groupes sociaux à La Réunion, le contact avec la
différence a, malgré tout, engendré une dichotomie constante entre les Cafres et la société
globale. Le sens commun perçoit le servis zansèt comme une pratique d’un autre âge, située
à mi-chemin entre nature et culture et qui n’a pas encore atteint tout à fait le stade de la
civilisation. L’opinion commune regarde les transes, les possessions, les sacrifices
d’animaux, les libations... sans se demander le sens qui préside à ces faits, les conditions de
leur production, et leur finalité. C’est pourquoi cette pratique cultuelle “Autre” subit la
marginalisation du grand public, à un point que l'on en évacue toute réflexion sur sa
spiritualité, sur ses relations avec le Surnaturel. Ce que l’on dénie à l’Autre religieux est lié
à son caractère différent, et non au fait qu’il soit d’origine malgache ou africaine. Les
travaux en anthropologie religieuse ont montré que la frontière que les cultures tracent entre
le rationnel et l'irrationnel est arbitraire. La distinction entre le naturel et le surnaturel est,
en elle-même, une problématique occidentale. Les rites malgaches ou cafres n’accordent
pas de séparation entre le monde visible et le monde invisible. Ainsi, les lignes symboliques
de démarcation entre pratiques valorisées et pratiques dévalorisées sont, par définition,
celles de « nous-mêmes » et des « Autres ». L’identité d’un rite ne se conçoit sans l’identité
religieuse de « l’Autre » qui n’est pas forcément son opposé, mais plutôt la condition de son
existence. L’identité, quelle soit individuelle ou religieuse, se définit par référence à
l’altérité et vice-versa. En définitive, il devrait y avoir interfécondité dans la relation entre
« Nous » et les « Autres », d’échanges dans la coexistence des groupes et des croyances. Il
devrait y avoir : valorisation réciproque des pratiques religieuses, enrichissement mutuel
des différences, acceptation de l’Autre dans sa différence, et pour qu’en fin de course, nos
visions du monde ne soient plus des « divisions du monde ».
Chercheurs et officiants face aux nouveaux outils de recherche
Le chercheur, dans son interprétation du culte réunionnais, est confronté à une
série d’événements, de faits, de gestes et de conduites qu’il sera amené à chercher à
comprendre la portée symbolique. Les éléments religieux, étant des faits sous-jacents, il
sera tenté de cerner la signification des paroles, des intentions et le dessein des
organisateurs. Il aura pour tâche d’expliciter le fonctionnement de pensée des Cafres. C’est
souvent dans un contexte religieux que l’on peut saisir la vision du monde d’un groupe
social. Le chercheur devra posséder des aptitudes à traduire, définir, synthétiser et
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conceptualiser son travail pour le rendre explicite et plausible. Les croyances religieuses
fonctionnent sur des logiques rationnelles, et l’irrationalité repose sur un système cohérent.
Le chercheur ne peut se limiter qu’au travail de collecte de données d’information pour son
objet d’étude, ni à l’observation des activités avant et pendant la cérémonie, il devra
s’intégrer dans le groupe ou dans la famille qui organise le rituel, afin de faire oublier son
statut d’observateur car, il est observé autant par les officiants que par les adeptes.
Depuis quelques années, l’utilisation sur le terrain de nouveaux outils de recherche
est rendue possible par l’abaissement du coût des appareils de prise de son et d’image. Le
caméscope, l’ordinateur, le magnétophone et le microphone miniaturisés ont, au fil des
décennies, remplacé le crayon, la gomme et le papier du chercheur. Ces nouvelles
possibilités techniques conduisent à la multiplication des festivals, des colloques ou des
séminaires consacrés à l’anthropologie visuelle. Pour notre part, nous avons commencé à
filmer les rites de possession à La Réunion depuis 1999, et avons observé, d’une année à
l’autre, que les cérémonies subissaient des modifications chez les mêmes pratiquants. Des
variations se produisaient dans la gestualité et l’expressivité des officiants. Par conséquent,
il est malaisé de décrire le culte réunionnais sans que des différences de pratique
apparaissent d’un rite à l’autre. Une description exhaustive de toutes les cérémonies est, à
l’évidence, impossible à réaliser. Néanmoins, le fait de les filmer, tous les ans, permet, au
terme d’une décennie ou plus, de constituer un corpus d’images pour comparer les
changements intervenus dans les servis zansèt. Notre intention est de parvenir à cerner les
régularités dans les gestes et les expressions.
Pour le chercheur, la visée pédagogique mise à part, réaliser un film à caractère
scientifique demeure, du reste, assez frustrant. Les images, si significatives qu’elles soient,
ne peuvent remplacer un article et encore moins un ouvrage. Elles ne pourront se substituer
pleinement aux mots pour analyser ou interpréter un système de pensée. Le scientifique ne
peut utiliser toutes les images qu’il a tournées pour réaliser son oeuvre. Il est contraint
d’effectuer une sélection pour monter son film, autrement, ce dernier aura besoin de durer
autant d’heures qu’une cérémonie en temps réel. Le recours aux technologies nouvelles
suscite deux interrogations sur le servis zansèt, l’une est celle de son interprétation par le
chercheur et, l’autre celle de sa représentation par les officiants. Le chercheur, qui réalise
un film, devient producteur de représentations puisqu’il montre dans son oeuvre des images
qu’il juge être les plus représentatives du culte réunionnais. Des scènes de la cérémonie
peuvent être ainsi raccourcies, éclipsées ou amputées. L’objet d’étude lui-même devient
alors un objet « fictif », car abrégé dans sa durée et dans sa réalité. Il devient une
interprétation du chercheur-réalisateur. Cette interprétation est une création du chercheur,
malgré le fait que l’on ne coupe pas une action, un geste, un chant, etc., il est rare dans un
film que l’on laisse une scène se dérouler dans sa totalité.
- De leur côté, les officiants souhaitent, très souvent, après la cérémonie, disposer d’une
copie des séquences tournées durant le culte, pour en garder un souvenir. Le chercheur, par
déontologie ou par respect, leur fournit, dans la plupart du temps, un double des épreuves.
Ensuite, officiants et pratiquants visionnent ces rushes, se voient en scène, et en situation de
représentation. Cette projection leur laisse le loisir de scruter leurs faits et gestes à l’écran,
et leur fait prendre une prise de conscience de leurs actions. A terme, elle pourrait les
conduire à modifier leur comportement ou leur gestualité lors des prochaines cérémonies
« pour faire plus joli » ou « pour faire mieux » affirment-ils. Ainsi, à l’avenir, il y a un
risque que les officiants présentent leur rite comme un spectacle, et de changer peu à peu la
philosophie de son contenu.
Pour conclure, il apparaît fondamental d’inscrire l’analyse du servis zansèt dans
plusieurs pistes de recherche :
- étude socio-anthropologique sur le quotidien et l’actuel du culte réunionnais et, non dans
une perspective nostalgique comme s’il s’agit de la survie d’une pratique d’un autre âge,
empreint de passéisme ; autrement dit, l’essence même du servis zansèt d’aujourd’hui ;
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- étude dans une perspective comparative du servis zansèt avec d’autres cultes de
possession (candomblé, tromba, vaudou, shamanisme, gnaoua...), car le culte des Ancêtres
réunionnais exprime aussi la transe, la possession, le métissage, le syncrétisme, la coupure
(Bastide), l’acculturation, la fête...
- étude sur les rapports interethniques et interculturels pour aller à l’encontre d’une
ségrégation dont le servis zansèt est l’objet, parce que ce ne sont pas les cultures qui se
rencontrent mais les êtres humains ; autrement dit la perception du grand public de ce culte;
- étude sur l’aspect religieux de la société réunionnaise engagée dans un processus de
créolisation, de mutations et de réinterprétation des croyances et des symboliques qui
constituent le fondement de son identité collective ;
- étude sur les maladies mentales qui « sont aussi des maladies du sacré » (Roger Bastide)
auxquelles la transe ou la possession rituelle tente d'apporter une réponse à des histoires
individuelles.
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