Icare et Prométhée : deux versions du risque dans la mythologie

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Icare et Prométhée : deux versions du risque dans la mythologie
H I S T O I R E
Icare et Prométhée :
deux versions du risque
dans la mythologie
❑ D. Chemla*, P. Abastado**
L
a mythologie est l’ensemble des mythes et
des légendes propres à un peuple ou à une
civilisation. Les mythes sont des histoires
imaginaires et fabuleuses, dont l’origine souvent
populaire se perd dans la nuit des temps. Ils
mettent en scène des personnages incarnant,
sous une forme symbolique, des aspects de la
condition humaine. Nés de la rencontre de différentes traditions et du besoin universel d’expliquer le monde, ils incarnent l’universalité des
passions et des lois. La pérennité de ces mythes
illustre la permanence de leurs problématiques à
travers les âges : les mythes parlent de l’homme
plutôt que d’une civilisation ou d’une société
ancrée dans l’histoire.
La mythologie occidentale est essentiellement celle des Grecs (1-3). Les poètes grecs du
VIII e siècle avant J.-C., comme Homère (L’Iliade
et L’Odyssée) et Hésiode (La Théogonie), les
philosophes grecs des Ve et IVe siècles avant J.-C.,
comme Platon (La République, avec le mythe de
la caverne), et, au tournant de l’ère chrétienne,
le poète latin Ovide (Les Métamorphoses) nous
ont laissé des pages mémorables sur le vaste
corpus mythologique grec.
Ces mythes ont marqué profondément les médecins, les scientifiques et les artistes au cours des
siècles. Beaucoup sont oubliés, mais certains
restent vivaces, comme les mythes d’Œdipe ou
de Narcisse, dont la popularité a été relancée
par la psychanalyse. Il nous a semblé intéressant
d’évoquer ici deux mythes majeurs, d’une extrême
richesse, et dont une des lectures possibles
éclaire avec une surprenante actualité la notion
de risque en médecine, tant dans le domaine de
la recherche que dans la pratique quotidienne.
* EA4046-université Paris-Sud,
service d’explorations fonctionnelles,
CHU de Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre.
[email protected]
** Cardiologue libéral.
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PROMÉTHÉE
Les ruses de Prométhée
Dans la mythologie grecque, Prométhée, fils
d’un Titan, est le créateur de l’humanité, qu’il a
façonnée dans la glaise. Au cours d’un épisode
célèbre, le “père de l’humanité” a pourtant
condamné les hommes à dépendre de la nourriture, donc à être mortels. Zeus avait demandé
à Prométhée d’établir la ligne de démarcation
entre les dieux et les hommes. Prométhée le
fera de façon symbolique en offrant en sacrifice
un taureau à Zeus, et en déterminant la part
de l’animal qui reviendra aux dieux et celle qui
reviendra au hommes. Prométhée est un homme
rusé, et il croit favoriser les hommes aux dépens
des dieux en trompant Zeus. Pensant que les os
sont la plus mauvaise part de l’animal, Prométhée
les enrobe d’une graisse appétissante pour
que Zeus les choisisse. Dans le même temps,
Prométhée réserve pour les hommes ce qu’il croit
être la meilleure part de l’animal, la chair, et la
dissimule dans une poche gastrique peu ragoûtante pour que Zeus ne la choisisse pas. Zeus, qui
a tout vu, tout compris, laisse pourtant faire les
choses, car il sait que Prométhée, sans le savoir,
donne aux dieux la part imputrescible, les os,
et donc l’immortalité. Prométhée condamne les
hommes à dépendre de leur alimentation quotidienne, à rentrer dans le cycle de la digestion et
de la putréfaction, à devenir mortels.
Mais Zeus tient à punir la trahison de Prométhée,
et il va donc, en représailles, interdire aux hommes
l’usage du feu. Le rusé Prométhée trompe alors
Zeus une seconde fois en montant sur l’Olympe
et en dérobant le feu, dissimulé dans une férule
(une racine de fenouil).
La vengeance de Zeus
Elle sera triple. D’abord, il condamne les hommes
à cacher les grains de blé et d’orge sous la terre
pour pouvoir les récolter. Il faut noter que la
mythologie grecque se sépare ici nettement du
récit biblique. Là où, dans la Bible, le divin instaurait la notion de travail, le travail préexiste chez
les Grecs, et Zeus ne fait que le rendre un peu
plus pénible.
Correspondances en Risque CardioVasculaire - Vol. VI - n° 1 - janvier-février-mars 2008
Puis Zeus envoie sur terre Pandore, la première
femme, étymologiquement celle “qui a tous les
dons”. Pandore est une “femme artificielle”
fabriquée par Héphaïstos, le dieu du feu, de
la métallurgie (les forges) et des volcans (4).
Zeus offre cette femme magnifique et attirante
en mariage à l’imprévoyant Épiméthée, frère de
Prométhée. Épiméthée ne tient pas compte des
conseils de Prométhée, qui n’a pas confiance en
Pandore. Les noms de ces deux frères s’opposent, avec littéralement le “pré-voyant”, le devin
Prométhée, et Épiméthée, celui qui ne réalise les
choses qu’après coup (on peut cependant douter
des dons de Prométhée à prévoir la vengeance
des dieux). En soulevant le couvercle d’une jarre
que son mari lui avait interdit d’ouvrir, Pandore
fait s’abattre sur les hommes une longue liste
de malheurs. Pandore referme vite le couvercle,
et seul l’espoir reste au fond de la boîte de
Pandore.
Enfin, Zeus fait enchaîner Prométhée par
Héphaïstos. Prométhée est enchaîné à une
colonne, à mi-hauteur entre ciel et terre, dans le
Caucase. Un aigle lui dévore quotidiennement le
foie, qui repousse pendant la nuit. Prométhée sera
délivré par Hercule, ce qui mettra fin à un long
calvaire chaque jour recommencé ; il se réconciliera avec Zeus et deviendra immortel.
Le mythe prométhéen marque, avec Pandore,
le vrai début de l’humanité sexuée. En outre, le
temps n’est plus l’éternité immuable des dieux
mais devient le temps linéaire des mortels, qui
doivent se reproduire, entretenir le feu, travailler
(labeur = labour) en cachant le blé dans le sol
avant de le récolter. Entre ces deux temps, il y
a le temps prométhéen, le temps du foie qui se
reconstitue chaque nuit. C’est le temps circulaire
des astres, intermédiaire entre les dieux et les
hommes, comme Prométhée lui-même. On a aussi
pu voir dans les différents épisodes du mythe de
Prométhée une proximité avec certains passages
bibliques.
Le feu
En dérobant le feu, Prométhée permet aux
hommes de cuire la viande qu’ils ont reçue lors
du partage. La cuisson de la viande différenciera
symboliquement les hommes des animaux, qui
dévorent la viande toute crue. Après avoir semé
puis récolté le blé, les hommes utiliseront le feu
pour cuire leur pain, symbole de la vie.
Mais aussi, en dérobant le feu, Prométhée
offre aux hommes la culture, la technique et les
sciences. Par sa ruse et son habileté, Prométhée
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essaie de tromper les dieux, il veut faire jeu égal
avec eux. Le mythe suggère que les hommes font
de même en développant les techniques et la
connaissance scientifique. Prométhée n’hésite
pas à s’aventurer dans l’Olympe pour voler des
secrets divins interdits aux hommes. Une lecture
moralisatrice pourrait assimiler les scientifiques
de chaque époque à Prométhée. Il faut s’en garder,
tant les progrès de la science ont considérablement amélioré la condition et l’espérance de vie
des hommes, mais le prix à payer est parfois très
élevé. Dans le mythe, toutes les calamités sortent
de la boîte de Pandore, et Prométhée enchaîné
vivra un calvaire. Même si l’espoir reste au fond
de la boîte de Pandore, même si Hercule finira
par délivrer Prométhée, il est clair que se joue
ici pour les Grecs la figure du remboursement
de cette prétention folle : vouloir défier, égaler,
tromper, voire vaincre les dieux.
Paracelse et Frankenstein
Avec le renouvellement du questionnement scientifique au XVIe siècle, les alchimistes reprendront
cette symbolique. L’alchimie et le courant hermétique sont très forts à la Renaissance. Ces mouvements trouvent des résonances dans toutes les
civilisations et dans les branches ésotériques des
différentes religions. Le laboratoire a toujours été
un lieu où l’on travaille (labeur) et où l’on prie
(oratoire). Mais les alchimistes, dont Paracelse a
été le plus célèbre représentant, illustrent le rêve
de Prométhée : ils veulent participer à l’esprit
divin en rivalisant avec la création. Obsédé à la
fois par les correspondances entre les choses
et par l’union des contraires, l’alchimiste veut
arriver dans son laboratoire à recréer la nature
et les produits naturels. Pour cela, il voyage et
cherche partout des produits nouveaux, tirés des
plantes. Il cherche une pierre qui transformerait
n’importe quel métal en or (la pierre philosophale). Il cherche également un remède universel
qui guérirait toutes les maladies (panacée) ; il
croira l’avoir trouvé avec l’antimoine. Newton
était alchimiste. La symbolique du feu et de la
forge est également très présente dans la pratique
alchimique.
Le mythe sera réactivé au XIXe siècle par l’histoire
du docteur Frankenstein. Ce savant fou a été
imaginé par Mary Shelley en 1818 dans un roman
gothique et romantique racontant l’histoire d’un
savant ayant réussi à forger de toutes pièces une
“créature” humaine, ce qui entraînera une suite
de tragédies. Le titre complet est Frankenstein
ou le Prométhée moderne.
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ICARE
Dans la mythologie grecque, Icare est le fils
de Dédale. Les ingrédients du mythe d’Icare
sont proches de ceux du mythe prométhéen :
un taureau, une tromperie, une punition, des
constructions artificielles, un savoir qui se paye
cher lorsqu’on en oublie les limites.
La tromperie de Minos et sa punition
Minos, le roi de Crète, est à l’origine de la civilisation minoenne. Il est marié à Pasiphaé, et il est le
père de nombreux enfants, dont Ariane et Phèdre.
Minos se vante d’obtenir ce qu’il veut des dieux.
Effectivement, Poséidon fait sortir de l’eau pour lui
un magnifique taureau blanc, mais il demande à
Minos de le lui sacrifier. Ne voulant pas perdre ce
superbe animal, Minos essaie de tromper Poséidon
en remplaçant le magnifique taureau blanc par une
autre bête au moment du sacrifice. La vengeance
de Poséidon sera double. Tout d’abord, il rend fou
le taureau blanc, qui dévastera la Crète. Puis il rend
folle Pasiphaé : la femme de Minos ne rêvera plus
que de s’accoupler avec ce magnifique taureau.
Projet en apparence impossible sans l’aide de la
technique moderne, en la personne du meilleur
artisan de son époque.
Dédale : artisan, architecte et inventeur de génie
Dédale est un artisan de génie à Athènes. Il
est célèbre pour ses statues aux propriétés
merveilleuses et qui semblent vivantes (4). Il
symbolise l’origine de l’art statuaire grec. Dédale
a tué son jeune neveu, Talos, qui était également
son élève dans l’art statuaire, par crainte qu’il ne
le dépasse. Précipité en haut d’une falaise, Talos
est transformé en oiseau par Athéna.
Dédale fuit alors Athènes. Arrivé en Crète, il
construit pour Pasiphaé une de ses fameuses
créations : c’est une vache en bois, recouverte
de cuir, et qui, comme toutes ses statues, semble
vivante. En se glissant dans cette vache creuse,
Pasiphaé pourra enfin assouvir son phantasme de
s’unir avec le taureau blanc. Le terrible Minotaure
qui naît de cette union a un corps d’homme et une
tête de taureau. Minos, honteux de cette naissance et de ce qu’elle sous-entend, craint que le
peuple ne découvre ce monstre et, par là même,
la faute de la reine. Il fait appel à Dédale, décidément “incontournable” lorsqu’il faut trouver des
solutions inventives à un problème insurmontable.
Minos demande à Dédale de construire un labyrinthe particulièrement inextricable où enfermer
le Minotaure.
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Tous les neuf ans, on apporte en sacrifice au
Minotaure sept jeunes garçons et sept jeunes
filles d’Athènes, pour expier un meurtre commis
par le roi Egée. Parmi eux se trouve un jour l’un
des fils d’Egée, Thésée, bien décidé à tuer le
Minotaure. La femme qui l’aime, Ariane, la sœur
du Minotaure, se lamente : même s’il y arrivait,
comment Thésée pourrait-il sortir du labyrinthe
construit par Dédale ? Mais, comme nous l’avons
vu, pas de mission impossible pour Dédale. Le
génial inventeur fournit à Ariane la bobine de fil
(“le fil d’Ariane”) qu’elle donnera à Thésée, lui
permettant de garder la trace de son passage
par ce lien et ainsi de ressortir vivant du labyrinthe après avoir tué le Minotaure. Dédale
invente donc pour Ariane l’antidote à sa propre
construction.
Icare et Dédale enfermés dans le labyrinthe
Pour punir Dédale, Minos l’enferme avec son
fils Icare dans le labyrinthe. Un géant de bronze,
également nommé Talos, fait trois fois par jour le
tour de l’île pour surveiller que personne ne s’en
échappe par la terre ou par la mer (4). Dédale
est un génie que rien ne peut arrêter : “Mais, du
moins, le ciel me reste ouvert. Fût-il maître de
tout, Minos n’est pas maître de l’air”, songe-t-il
(3). Une nouvelle fois, pas de mission impossible
pour Dédale. Pour s’échapper, il est gagné par un
rêve fou : il fabrique pour lui et pour son fils des
ailes avec de la cire et des plumes d’oiseaux. Le
mythe de l’homme-oiseau est né, et de Léonard
de Vinci à Jules Verne, il irriguera la science et la
littérature des siècles suivants.
Dédale demande à Icare de ne pas trop s’approcher de l’eau pour ne pas alourdir les ailes, et
de ne pas trop s’approcher du soleil, pour ne
pas faire fondre la cire. “Vole entre les deux”,
conseille-t-il à son fils (3). Icare et Dédale s’envolent avec succès, mais le vol d’Icare se terminera
tragiquement. Grisé par la sensation de liberté et
de puissance, et fasciné par le soleil, Icare oublie
les conseils de son père et s’approche trop près
du soleil. La cire fond, les ailes se détachent et la
chute d’Icare se termine dans la mer, où il se noie,
sous les yeux de son père et également de Talos.
Dédale, au comble du désespoir, s’exile.
PROMÉTHÉE ET ICARE
Songeons à la profession de foi rationaliste et
scientifique de Descartes au XVIIe siècle : “... par
la connaissance nous rendre comme maîtres et
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possesseurs de la nature”. Songeons aux écrits
de Francis Bacon, au début du XVIIe siècle, dont le
but était “de connaître les causes et les moteurs
secrets des choses et d’élargir la domination de
l’homme, jusqu’à permettre la réalisation de toute
chose possible”. Les deux mythes évoquent les
dangers et les risques du progrès, mais dans deux
registres différents.
Prométhée : orgueil, destruction
et principe de précaution
Alors que Dédale appartient au monde des
hommes, Prométhée est un demi-dieu qui
fréquente le monde des dieux. Prométhée semble
faire sortir du néant et apporter aux hommes le
feu, la sexualité, la culture, la technique. Il crée
l’humanité et il est à l’origine de notre transformation d’animal en être humain. Cette œuvre de
créateur ne peut s’appuyer sur aucun savoir, sur
aucun prémisse.
Le mythe prométhéen est une métaphore de ce
que peuvent apporter aux hommes la connaissance et l’action. L’épopée de l’atome au XXe siècle
illustre bien combien le progrès scientifique est
susceptible d’apporter à la fois un surcroît de
bien-être et un surcroît de risques. Il faut accepter
qu’un progrès scientifique majeur puisse aussi
s’accompagner d’une catastrophe. La prétention
des hommes à perfectionner la nature au point de
trouver les secrets ultimes du monde, l’orgueil des
hommes (hubris en grec) entraînent obligatoirement une forme de destruction collective, ce que
les anciens interprétaient comme la vengeance
des dieux (nemesis en grec). La punition est donc
ici collective, mais on notera que, à la fin de l’histoire, le courage de Prométhée est récompensé. Il
est également suggéré que, malgré des tragédies
en série, l’espoir reste toujours au fond de la boîte
de Pandore : ironie ultime du mythe ou credo dans
la condition humaine ?
Le mythe prométhéen apparaît également
comme une allusion aux risques inconsidérés
liés à des choix techniques révolutionnaires, non
évaluables quant à leurs conséquences possibles. Ainsi, Prométhée relèverait de ce que l’on
pourrait nommer le principe de précaution. Au
XXIe siècle, la fabrication de chimères est devenue
possible, et certains chercheurs ne cachent ni par
écrit ni lors de communications publiques leur
jubilation à faire tomber la barrière des espèces.
La fabrication de clones humains est aux portes
de nos laboratoires de recherche, et on envisage
même de leur greffer la mémoire du sujet cloné,
cette mémoire étant stockée sur une puce élec-
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tronique. Ce qui devient théoriquement possible
sur un plan technique sera réalisé en pratique
un jour. Mais l’acceptation ou la banalisation de
ce genre d’innovations doit rester du domaine
du choix des sociétés.
Dédale et Icare : les leçons du mythe
Dédale appartient au monde des hommes, et il
nous offre une autre réflexion sur le progrès. Les
statues, la vache en bois, le labyrinthe, suivre
une trace par le fil d’Ariane, toutes ces inventions
peuvent paraître géniales, et beaucoup apportent
une solution nouvelle. Certes, Dédale résout des
problèmes impossibles, mais ceux-ci sont posés
et énoncés par d’autres hommes, ils s’inscrivent
dans un champ déjà abordé par l’homme. Même
voler est un rêve conceptuellement accessible
au grand nombre. Le mythe d’Icare est un éloge
à la prudence, au bon sens. Il ne faut voler ni
trop haut ni trop bas, il faut reconnaître le talent
des autres.
Malgré les progrès de la technique, le mythe
nous incite à ne pas oublier les conditions de
l’artifice. C’est pour les avoir oubliées qu’Icare
voit ses ailes fondre. Les aspects grisants du
progrès, le plaisir qu’il apporte, les réussites
nouvelles et en apparence sans limites qu’il nous
offre ne doivent pas entraîner de notre part le
non-respect des contre-indications intrinsèques
à l’artifice. Les faits sont têtus, la réalité résiste à
la volonté de puissance de la science et à l’oubli
de ses limites techniques. Le récent scandale
de la surexposition d’une large population à la
radiothérapie s’inscrit par exemple dans cette
problématique : automatisation de tâches mal
comprises, mondialisation des équipements
médicaux, absence d’opposabilité de certaines
pratiques ou de jugement critique sur elles (liée
par exemple à la rédaction des recommandations ou des bonnes pratiques dans une langue
étrangère, les rendant ainsi textuellement illisibles).
Mais, surtout, la technique ne peut être utilisée
à des fins qui dépassent un certain cadre moral.
Malgré ses incroyables dons, Dédale est un meurtrier, il tue son neveu par crainte d’être supplanté
dans son art statuaire. Puis il met son art au
service d’un projet contre nature, plus soucieux
du défi posé que des conséquences naturelles
de son acte. La leçon du mythe est aussi là : hors
d’un cadre moral, les constructions techniques
finissent par enfermer leurs propres constructeurs, comme le labyrinthe construit par Dédale
l’enfermera (5). Dédale voit mourir Icare sous ses
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yeux, et il en est matériellement responsable.
La punition finale est ici non pas collective mais
individuelle, et elle est terrible.
CONCLUSION
tion, il nous faudra rester responsables en ne
transgressant pas les limites de toute action (5).
Garantir cet équilibre sera certainement l’un des
grands enjeux du XXIe siècle.
■
RÉFÉRENCES
La science doit être remerciée pour les progrès
extraordinaires qu’elle apporte dans la vie des
hommes, qui se traduisent en particulier par une
augmentation continue de l’espérance de vie.
Après les incroyables révolutions techniques
et conceptuelles survenues au XX e siècle, les
possibilités offertes par la science semblent sans
limites. Doivent alors être évoqués le principe de
précaution, le principe de prudence et un espace
commun de dialogue où s’exerce une loi morale
commune. Si une liberté nouvelle nous permet
de dépasser chaque jour un peu plus notre condi-
1. Vernant JP. Mythe et religion en Grèce ancienne. Paris :
Éditions du Seuil, 1990.
2. Vernant JP. L’univers, les dieux, les hommes. Récits grecs
des origines. Paris : Éditions du Seuil, 1999.
3. Ovide. Les métamorphoses. Paris : Garnier Flammarion,
1999.
4. Scheid J, Svenbro J. Femmes et hommes “artificiels” en
Grèce et à Rome. In: Changeux JP. L’Homme artificiel au
service de la société. Paris : Odile Jacob, 2007:15-25.
5. Pena-Ruiz H. Grandes légendes de la pensée. Paris :
Flammarion, 2005.
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DaTeBe SAS © novembre 2003 - Imprimé en France - ÉDIPS - 21800 Quetigny - Dépôt légal à parution.
Ce numéro est routé avec un supplément intitulé “Les proches” (8 pages).
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