Déménagement
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Déménagement
0123 page deux Vendredi 14 octobre 2011 Les prisons «modèles» interdites de diffusion Reportage Arnaud Montebourg a fait du département bourguignon son P Sur ses terres de Saône-et-Loire, la gloire de «Naud-Naud» arfois, lorsque le vent était favorable, il sentait l’odeur de l’herbe coupée d’un gazon fraîchement tondu qui montait jusqu’à la cellule. Un soir où il fumait derrière ses barreaux, il a aperçu une femme qui grillait une cigarette à sa fenêtre, dans l’un des immeubles voisins. Il lui a fait un signe de la main, elle a répondu. « Je ne la verrai sans doute jamais, c’était un petit aparté, sourit gauchement le détenu. Mais c’est quelque chose de formidable. » Son voisin aussi passait du temps à la fenêtre. « On voit un peu la vie dehors. On imagine la vie des gens. Des choses qui manquent. » Et puis il y a eu le déménagement. Les détenus de la vieille maison d’arrêt Jacques-Cartier de Rennes sont partis en mars2010 pour le centre de détention de Vezin-le-Coquet, dans la zone industrielle de la ville. Les cellules sont propres, nettes, silencieuses comme des pierres tombales. « Ici, on ne va pas à la fenêtre. Je ne vois pas le ciel, je vois le grillage. Ça m’énerve. » Catherine Rechard, pour Candela production, a filmé Le Déménagement. Un beau reportage, grave et calme, sans commentaire. A Vezin, les couloirs sont vides. Un surveillant explique qu’il attend trois quarts d’heure par jour derrière les portes, le temps qu’un gardien, au central, s’aperçoive sur son écran qu’il est là. « Dans les anciennes prisons, celui qui avait un mal-être avait toujours quelqu’un pour parler, reconnaît le gardien. Ici, on se voit moins. » Les détenus regrettent aussi. « Ici, il y a un joli petit confort. Mais le confort, on peut s’en passer. On ne peut pas se passer de contact. » Il n’y a pas qu’à Vezin, c’est le lot de la plupart des nouvelles prisons. La démonstration qu’en apporte Le Déménagement est suffisamment forte pour que l’administration pénitentiaire ait interdit sa diffusion à la télévision. Les détenus ont tous signé une autorisation écrite, mais l’administration a décidé que, pour leur bien et leur réinsertion, il fallait flouter les visages. Un moyen assez sûr de torpiller un film qui ne propose que des portraits. Le documentaire n’est autorisé que dans les festivals et les projections privées. Franck Delaunay, le producteur rennais, s’étrangle et crie à la censure ; Catherine Rechard explique qu’elle ne souhaitait qu’une seule diffusion, sur France 3 Bretagne, un samedi à 17heures, quasiment une projection privée. L’administration ne veut rien savoir. Stricte application de la loi L’association de la presse judiciaire a projeté le film mercredi 12 octobre à Paris ; l’administration a dépêché en urgence l’un de ses directeurs interrégionaux, Alain Jégo, qui a répété qu’il ne s’agissait que de l’application du quatrième point de l’alinéa 2 de l’article 41 de la loi du 24 novembre 2009. C’est exact, et l’administration pénitentiaire, qui ne s’est pas encore faite à l’idée de quitter le XIXe siècle, a pleine latitude pour interdire ce qu’elle veut. C’est Boris Targe, du syndicat des directeurs pénitentiaires Force ouvrière, qui a vendu la mèche. « Le documentaire pose des questions sur le nouveau programme immobilier des prisons, a observé le syndicaliste. C’est en lien direct avec un axe politique majeur. » p Franck Johannès Les indégivrables Xavier Gorce Société éditrice du « Monde » SA Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus Directeur du « Monde », membre du directoire, directeur des rédactions Erik Izraelewicz Secrétaire générale du groupe Catherine Sueur Directeurs adjoints des rédactions Serge Michel, Didier Pourquery Directeurs éditoriaux Gérard Courtois, Alain Frachon, Sylvie Kauffmann Rédacteurs en chef Eric Béziat, Sandrine Blanchard, Luc Bronner, Alexis Delcambre, Jean-Baptiste Jacquin, Jérôme Fenoglio, Marie-Pierre Lannelongue (« M Le magazine du Monde ») Chef d’édition Françoise Tovo Directeur artistique Aris Papathéodorou Médiateur Pascal Galinier Directeur du développement éditorial Franck Nouchi Conseil de surveillance Pierre Bergé, président. Gilles van Kote, vice-président 0123 est édité par la Société éditrice du «Monde» SA Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 149 017 497 ¤. Actionnaire principal: Le Monde SA. Rédaction 80,boulevardAuguste-Blanqui,75707ParisCedex13Tél.:01-57-28-20-00;télécopieur:01-57-28-21-21 Abonnements partéléphone:de France32-89 (0,34¤ TTC/min);de l’étranger:(33)1-76-26-32-89 ouparInternet:www.lemonde.fr/abojournal La reproduction de tout article est interdite sans l’accord de l’administration. Commission paritaire des publications et agences de presse n° 0712 C 81975 ISSN 0395-2037 Président : Louis Dreyfus Directrice générale : Corinne Mrejen PRINTED IN FRANCE 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 PARIS CEDEX 13 Tél : 01-57-28-39-00 Fax : 01-57-28-39-26 Imprimerie du Monde 12, rue Maurice-Gunsbourg, 94852 Ivry cedex «laboratoire», faisant grincer au passage quelques notables. Pour la grande joie de sa cohorte de supporteurs, du paysan bressan à l’altermondialiste Arnaud Montebourg en terrain conquis à la 39e Fête de la rose, dans la petite commune de Frangy-en-Bresse (Saône-et-Loire), le 21 août. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE » Saône-et-Loire Envoyée spéciale D e ce coin de Bourgogne, dont il a fait sa terre d’élection, Arnaud Montebourg a promis de faire « un laboratoire»de ses idées.C’est toujours intéressant d’observer un « laboratoire ». Celui-là, basé au cœur de la Saône-et-Loire, est à l’image de son patron. Plein d’audace et d’originalité. D’innovations et d’orgueil. « De contradictions et de démagogie », disent ses détracteurs. C’est là qu’il s’est fait élire la première fois, il y a quatorze ans, en 1997, en battant l’UDF René Beaumont, pourtant réputé indéboulonnable. Ce qui frappe d’emblée, en ce lendemain de primaire où il est arrivé en tête des suffragesdans presque tout le département, c’est la diversité de ses supporters. Des agriculteurs de la Bresse qui l’appellent par son surnom « Naud-Naud ! ». Des militants altermondialistes et d’anciens ouvriers communistes qui débattent passionnément de la démondialisation. Des jeunes socialistes rêvant d’en finir avec les éléphants du parti. Des femmes qui le trouvent beau. Des téléspectateurs fiers de le savoir « en ménage avec Audrey Pulvar ». Des jeunes, des commerçants, des petits employés, des chômeurs ravis de son appel à « mettre sous tutelle les banquiers ». Bref, toute une assemblée hétérogène qui manifeste parfois pour lui un enthousiasme qui n’est pas sans rappeler celui des supporters de Ségolène Royal. Ce qui frappe aussi, c’est la vive opposition qu’il suscite parmi les grands élus «C’est un formidable acteur. Lesgens ne l’écoutent pas. Ils le regardent…» Arnaud Danjean Eurodéputé, conseiller régional de Bourgogne UMP locaux… de la gauche. Ceux qu’Arnaud Montebourg désigne ironiquement comme « nos amis du vieux Parti socialiste ». Ceux-là racontent sa prisede pouvoir comme une tornade, il y a dix ans à peine. C’est l’époque où, à Paris, il lance avec Vincent Peillon, Julien Dray et Benoît Hamon son courant, le Nouveau Parti socialiste (NPS). Sur cette base, Arnaud Montebourg a recruté en Saône-et-Loire, au-delà des partisans traditionnels du PS, toute une génération de nouveaux militants. Il a de l’énergie. Le talent d’un avocat. Et, plus souvent encore, les diatribes d’un procureur. C’est avec eux qu’il prend, sans avoir prévenu les élus en place, la fédération socialiste du département. Longtemps divisée entre mitterrandistes et rocardiens, elle n’a jamais été consensuelle. Mais elle n’avait pas vu depuis longtemps une telle tornade. « Il est arrivé à l’abordage et a poussé les anciens », se souvient Jérôme Durain, qui, à 42 ans, tient aujourd’hui « la fédé » pour Arnaud Montebourg. Il le fait manifestement sans ménagement. L’une de ses premières initiatives consiste ainsi à distribuer des « cartons rouges » aux maires socialistes qui ne pratiquent pas assez la transparence. C’est inutilement humiliant. « Il a stigmatisé la génération d’avant pour mieux la dégommer », regrette le président (PS) de la région Bourgogne, François Patriat. Sur le terrain, Arnaud Montebourg structure cependant toute une génération de jeunes gens séduits par ses thèses sur la rénovation politique. « Au début des années 2000, il arrivait parfois à faire venir une centaine de personnes, dans des petites villes, pour des débats sur la VIe République », se souvient Jean-Philippe Chapelon, alors chef d’agence du Journal de Saône-etLoire, qui l’a rejoint aujourd’hui. Dans ce département un peu morne, sans grande figure médiatique depuis la retraite de Pierre Joxe et le départ du maire RPR de Châlon-sur-Saône, Dominique Perben, la politique est sans attrait. « Mais avec lui, on avait l’impression de vivre une aventure », se souvient un de ses militants. Il peut être brutal, excessif, de mauvaise foi. Mais il est drôle. Et surtout, il offre à toute une génération les débats auxquels elle aspire : contre la corruption et la sclérose du pays. Cela ne l’empêche d’ailleurs aucunement de tenir sa circonscription rurale. Installé dans une ancienne ferme à Montret, lors de ses séjours en Saône-et-Loire, il sillonne la Bresse en parlant quelques mots de patois avec les paysans qu’il invite dans les cafés en criant d’une voix de stentor : « Âllez, on vâ bouâre un coup ! ». Même son fidèle Jérôme Durain en sourit, « il est souvent un peu too much. Mais ça plaît ». Son adversaire UMP Arnaud Danjean dit presque la même chose : « C’est un formidable acteur. Les gens ne l’écoutent pas. Ils le regardent… » Ses alliances changeantes déroutent même ses fans, pourtant. Sa campagne pour le non au référendum européen en 2005 avait ramené vers lui les réseaux altermondialistes locaux d’Attac, des communistes, des chevènementistes. Beaucoup repartent un an plus tard lorsqu’il choisit de soutenir Ségolène Royal. « Il bouscule même ses amis, sourit l’un de ses proches, Philippe Baumel, mais il ne lâche rien de l’essentiel. » Mais il reprend dans le département la démocratie participative chère à la candidate socialiste et en fera un axe de communication lorsqu’il prendra la présidence du conseil général, en 2008. C’est son premier mandat dans un exécutif local. Le voilà confronté de façon éclatante à une première contradiction. Monsieur le député cumule en effet, contre tous les principes qu’il avait affichés, son mandat parlementaire avec celui de président du conseil général. La plupart de ses électeurs s’en moquent, mais cela exaspère bon nombre de grands élus socialistes locaux auxquels il a fait la guerre en les traitant de « notables cumulards ». A son plus sévère opposant, Rémy Rebeyrotte – le maire socialiste d’Autun, un strauss-kahnien désormais supporter de François Hollande –, qui souligne devant lui cette contradiction, il répond par une pirouette : « Je suis croyant, mais pas pratiquant… » Il a tout de même promis de ne pas se représenter aux prochaines législatives, en 2012. A la tête du conseil général, Arnaud Montebourg est un pragmatique. Lorsqu’il prend le département, jusque-là présidé par un autre socialiste, Christian Sirugue, la situation financière est inquiétante. Avec ses 570 000 habitants et un endettement endémique, la Saône-et-Loire fait alors partie des vingt-cinq départements français les plus en difficulté. Il installe un vice-président aux luttes sociales mais fait voter une politique de rigueur stricte, avec réduction des dépenses et une augmentation des impôts de 13,5 % qu’il assume crânement. Loin de lui nuire, cela assoit sa crédibilité. Il a pris soin de ménager le budget communication du département, cependant. Et lance sans cesse de nouvelles initiatives participatives, à grand renfort de publicité achetées dans Le Journal de Saône-et-Loire. Ses nouveaux thèmes de campagne, pour les primaires, se heurtent aussi parfois aux réalités locales. Ses partisans sont contre le nucléaire. Mais en Saône-et-Loire, où Areva notamment s’est implanté, cinq mille emplois en dépendent directement ou indirectement et il est obligé à une plus grande discrétion sur le sujet. Ses thèses sur la démondialisation choquent aussi plusieurs élus locaux. « Il connaît l’économie comme moi la théologie angli- «Il bouscule même ses amis, mais il ne lâche rien de l’essentiel» Philippe Baumel vice-président du conseil régional, proche d’Arnaud Montebourg cane », souligne Rémy Rebeyrotte, luimême professeur d’économie. Son ancienparrain, André Billardon, qui a rompu avec lui, s’insurge. Du perron de la mairiede ce dernier, au Creusot, on aperçoit le laminoir d’ArcelorMittal. « Dans ma ville, dit-il, 42 % des gens travaillent dans des entreprises industrielles presque toutes mondialisées: Arcelor, Areva, Alstom, Snecma, General Electric, un tunnelier qui appartient aux Chinois, une entreprise dans l’éolien qui est allemande. Pour ces entreprises, ce sont des marchés à l’extérieur et donc des emplois. Croit-il qu’avec son protectionnisme, on gardera nos marchés ? » Dans les campagnes, personne ne comprend très bien ce qu’est le capitalisme coopératif qu’il appelle de ses vœux, mais sa volonté de mettre sous tutelles les banques fait un tabac. Sa méthode est efficace. François Patriat, qui ne l’aime pas, la résumeainsi:«Il énonceun constatdramatique. Trouve un bouc émissaire. Puis propose une solution lapidaire. » Au conseil général, on trouve tout ce qui fait le fond de sauce Montebourg. Ce mélange d’altermondialisme (Gaël Brustier, membre d’Attac et docteur en sciences politiques, y est devenu son directeur de cabinet adjoint), d’intérêts locaux, de contre-culture parfois directement copiée sur les Etats-Unis. Depuis le 30 septembre, le conseil général a ainsi son site Internet, baptisé Opendata 71, où sont livrés en accès libre les documents administratifs du département de Saône-et-Loire, sur le modèle de l’Open Government Initiative lancé par Barak Obama, dès les premiers jours de sa présidence. « Nous avons désormais notre WikiLeaks », s’est félicité Le Journal de Saône-et-Loire, qui note que la page Facebook Opendata 71 est suivie par 45 fans… p Raphaëlle Bacqué