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Billet du Mediateur du Monde du 3 septembre http://mediateur.blog.lemonde.fr/2015/09/04/choc-de-photos-photos-choquantes/
Choc de photos, photos choquantes
« Peut-être faudra-t-il cette photo pour que l’Europe ouvre les yeux », écrit ce 4 septembre
Jérôme Fenoglio en Une du Monde, premier journal français, avec La Montagne, à publier
cette photo qui a fait le tour du monde et des réseaux sociaux.
Le Monde du vendredi 4 septembre 2015
« Le Monde a déjà publié des photos d’enfants morts, rappelle l'éditorial accompagnant la
dite photo. Nul voyeurisme, nul sensationnalisme, ici. Mais la seule volonté de capter une
part de la réalité du moment »
Tous les lecteurs ne sont pas convaincus. D'aucuns nous ont écrit pour nous faire part de
leur perplexité, parfois de leur colère.« Attirer l'attention du public sur la misère d'êtres
humains ne vous autorise pas à leur ôter leur dignité ! », tance Jeremy Mergoud, choqué de
s'être vu imposer la photo sur la page d'accueil du site. « Cette photographie ne m'était
certainement pas destinée et je ne peux que regretter que vous ayez pris le parti de la
publier », écrit Grégoire Thivolle (Paris) dans une longue missive. « Les médias français
devraient se poser les bonnes questions au lieu de tenter de "raisonner" les Français. Il y a
beaucoup de mots tabous, et de non-dits dans cette histoire de migrants, et cela crée de la
suspicion, alors même que les médias essaient de faire de la pédagogie, sans succès, pour
faire changer l'opinion bien tranchée des Français sur ces réfugiés. », s'inquiète Daniel
Schettino (Marseille).
Le poids d'une photo plus fort que celui des mots? Vœu pieux pour Joëlle Rossi, lectrice de
Paris : « A l'époque du Vietnam, quand les réseaux sociaux n'existaient pas pour relayer
jusqu'à la nausée les informations, cela se justifiait. J'espère de tout mon être me tromper,
mais cette photo ne changera rien de la politique européenne ». Grégoire Thivolle est lui
aussi sceptique: « En 2013, déjà, après l'attaque du quartier de la Ghouta à Damas, j'avais
déploré l'utilisation d'une photographie montrant des corps d'enfants alignés sous des
couvertures, le visage découvert, à la Une du Monde, et qui soulevait, il me semble, des
questions identiques. Et peut-on dire, deux ans plus tard, que son usage alors a permis
d'infléchir en aucune manière le cours des événements ?» « Il fallait à l'opinion une image,
plus qu'une image, une icône, une icône laïque, il fallait une innocence (…) "l'image vivante
d'une chose morte" (Roland Barthes) », nous écrit Olivia Bianchi, de Paris. Innocente la
victime l'est, indubitablement, mais non cette photo qui affirme que l'image de la mort est
plus réelle que la mort elle-même... »
« Plus jamais ça ! Combien de fois déjà avons-nous crié cette phrase ?, soupire Jacques
Vuillemin, de Besançon. Et pour quel résultat ? L'horreur ne s'arrête jamais. Elle se moque
des réunions qui ne débouchent sur rien, elle ignore les déclarations non suives d'effet !
Comment ne pas être meurtri par l'image de ce petit garçon mort sur une plage, comment ne
pas être bouleversé par l'image de ce petit corps noyé par la folie des hommes. Alors, oui,
plus jamais ça... Et après ? L'heure n'est plus à l'émotion, mais à l'action ».
« Chers journalistes, souvenez-vous que nous ne sommes pas tous capables de visionner
de telles images, ou que nous pouvons ne pas en avoir envie, nous écrit Flore Harlé
(Paris). Cette terrible photo, connaissant mes limites émotionnelles, j'avais décidé de ne pas
chercher à la voir. Serait-il possible d'avoir un avertissement sur la page web ? Que cela soit
vu comme un filtre ou de la censure, cela permet au lecteur de choisir ce qu'il accepte de
voir parmi des informations potentiellement choquantes ». Jean-Camille De Barros (Paris)
souhaiterait, lui-aussi, avoir « le choix de voir ou pas ce type de photos, car je ne peux
refuser de voir ce qui m'est présenté d'emblée ».
Une publicité malvenue...
Face à ces enjeux colossaux et tragiques, une affaire dans l'affaire semble ridicule,
pitoyable. Secondaire? Pas si sûr, au vu du nombre et du ton des courriers reçus... Et du
raccourci saisissant entre deux mondes aux antipodes. Comment ne pas s'offusquer de la
publication, dans le même journal, en page 5, d'une publicité pour Gucci montrant une jeune
femme allongée... sur une plage. « Cette femme allongée sur le sable comme un clin d'œil
obscène à l'autre plage de la couverture, c'est un bien triste symbole de la folie de notre
monde... », écrit Sylvie David d'Anisy (Calvados).
La Une du Monde du 4 septembre 2015 et la Publicité Gucci en page 5
« Une photo publicitaire proprement indécente au regard de l'actualité. En tant qu'éditeur,
vous portez une lourde responsabilité morale dans la diffusion de cette image (et son
caractère publicitaire n'y change rien) », nous prévient Renaud Homez, de Bruxelles. « Je ne
sais pas si c'est seulement une fâcheuse coïncidence, mais il y de quoi s'étonner que ces
deux images si contradictoires et visibles soient publiées à quatre pages d'intervalle et ceci
dans un contexte de grande détresse humaine... On pourra me répondre que la globalisation
banalise tout et son contraire... », déplore Jorge Ivan Espinal (Paris). « Est-ce immonde ou
obscène, voire les deux ? Il faut espérer que l'annonceur sera satisfait par le nombre
d'exemplaires (de sacs et de journaux) vendus », raille Thomas Legoupil (Paris).
Là-encore, ce genre de téléscopage n'est hélas pas une première... Une fidèle lectrice
épistolière (qui souhaite garder l'anonymat) se souvient, « au moment de Fukushima, d’une
photo sur la page de gauche montrant des gens faisant calmement la queue pour une
distribution de nourriture; et sur la page de droite d’une grande publicité pour maigrir sans
effort ». Et de soupirer: « Les publicitaires ne reculent vraiment devant rien... On le remarque
souvent sans rien faire; et puis quelquefois trop, c’est trop ! ».
Publicité ou contre-publicité pour la marque de luxe italienne, filiale du groupe français
Kering? « Jamais je n'achèterai de sac Gucci ! », décrète France Grenier Richir, qui ne
cache pas sa sidération à la vue de « ce mannequin se cramponnant à son sac Gucci...
L'enfant, lui, ne se cramponne à rien ! » Claudine Chevallier, « prof de philo (mais avant tout
d'un être humain tout simplement) » à Saint-Hilaire-le-Châtel (Orne) si elle se
dit « scandalisée par le choc de ces deux photos », préfère... philosopher, justement, sur le
mode de l'ironie tragique, cette fameuse politesse du désespoir... Elle décrypte les étranges
résonances entre les deux photos soigneusement observées : « Une femme. Sur le bras
droit allongé repose sa tête, les cheveux en désordre savamment mouillés, son profil gauche
photographié également comme celui du petit Aylan. Le délicat ourlet de leur oreille. Son œil
ouvert sur un regard lointain et vague. Aurait-elle subi le même sort ? Un voyage qui a mal
tourné ? Non bien sûr, sa main gauche aux bagues tient fermement un sac de luxe aux
chaînes dorées. C’est cela qui, elle, l’a certainement sauvée... »
Et maintenant? « Je doute que cette photo, comme toutes les images-chocs, puisse un jour
nous aider à comprendre le drame qui se passe de l'autre côté de la Méditerranée, près de
chez nous, car la photo relève du constat, et, en dépit de sa puissance de fascination et
d'hypnose, elle ne dit rien d'autre que ce qu'elle montre: la mort en image, conclut Olivia
Bianchi. La photo n'explique rien et croire qu'elle puisse conduire à une action juste, c'est se
méprendre sur sa fonction qui n'est autre que celle de témoigner d'une réalité vécue.
L'urgence n'est pas photographique, l'urgence est politique.»
Nous ne saurions mieux dire, chère lectrice.

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