Jean-Michel Fortis — Lyon 3 février 2006 PROPOSITION

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Jean-Michel Fortis — Lyon 3 février 2006 PROPOSITION
Jean-Michel Fortis — Lyon 3 février 2006
PROPOSITION POUR UNE REFORME DE LA TYPOLOGIE DE TALMY
La typologie de Talmy s’inscrit dans une tradition d’analyse sémantique visant à montrer que les langues
privilégient différents types d’informations, en particulier attribuent au pivot syntaxique de l’énoncé la fonction
de coder certaines informations de préférence à d’autres : cf. par exemple Tesnière (1965 : 303) :
“…tandis que le circonstant le plus concret assume en latin, en allemand et en russe la fonction de centre
structural et y figure par conséquent comme verbe, le même circonstant ne doit pas assumer en français un rôle
autre que celui de circonstant…” (suit Malblanc, 1963, Pour une stylistique comparée du français et de
l’allemand : “il semble que l’allemand par la multiplicité de ses verbes s’essaie à épuiser la multiplicité du
concret.” Cité par Tesnière, op. cit. : 303)
Cf. Antonius modo profectus est / Anton ist eben fortgegangen / Anton tolko chto uchiol vs Antoine vient de
partir ou : lesen Sie weiter vs continuez de lire.
D’où (1965 : 309) : “le verbe allemand exprime le mouvement, tandis que le verbe français exprime le
déplacement.”
A. ETAT DE LA QUESTION
A.1. Rappels sur Talmy [2000] (1985)
Motion event = figure + ground + motion {BElocated , MOVE} + path.
Co-event = par ex. manner / cause.
Pour se restreindre au cas du mouvement :
Opération sémantique (conceptuelle) d’unification des composants [motion] + [x] = conflation (fr. fusion).
Expression dans un même lexème / morphème des composants [motion] + [x] = lexicalisation.
Ex. : BE + manière = hang, lay, lean.
Mouvement + trajectoire (= motion + path, ou Path conflation) = entrer.
fusion mouvement + manière (Manner conflation) : The rock slid / rolled / bounced down the hill.
[path] est non-processif, et qu’on obtient un événement (procès) par composition de [path] avec MOVE ou
BElocated (comme dans several persons were lying along the road) ?
MOVE semble donc être une primitive sémantique = translation à trajectoire indéterminée (i.e. inclut un concept
de PATH générique ?). Autre primitive possible : SELF CONTAINED MOTION (oscillation, expansion etc.)
La décomposition pourrait donc être : motion event = figure + ground + {pathTRANS, pathSELFCONTAINED + (pathTRANS),
pathBE-LOCATED}.
Certains verbes ne peuvent s’interpréter que comme des fusions :
* The canoe drifted / glided on that spot of the lake for an hour.
The canoe drifted / glided halfway across the lake.
Plutôt de poser qu’un même verbe peut instancier différents schémas, Talmy parle de multiple conflation
(2000 : 48) :
Could you reach2 me the flour down off that shelf with your free hand ?
GIVE + WITH-ENABLEMENT-OF-MOTION = Amoving down + WITH-ENABLEMENT-OF-reaching1
Problème : on remarque que reach2, dans ce contexte, est la lexicalisation d’une fusion dont reach1 est un
composant. Mais la fusion GIVE + WITH-ENABLEMENT-OF-reaching1 n’est pas identique à reach2, selon la
description même de Talmy (“moving [non giving] an object by one’s grip after having thus reached1 toward
it”). On ne sait donc pas d’où vient le composant GIVE.
De même, la fusion [motion] + REVERSE ENABLEMENT a un mécanisme mystérieux : “the Co-event named
by the verb [e.g. allemand binden ‘attacher’] is an event that has previously taken place and that now gets
undone. This new event, in turn, enables the main Motion event named by the satellite [e.g. auf ‘ouvert’].” : Ich
habe den Sack aufgebunden.
Il s’agit d’un cas de fusion où un composant (ici [reversal]) n’est pas réalisé (plus précisément, elle n’est
inférable que dans le composé aufbinden, cette inférence reposant elle-même sur le fait que la construction [aufV] a une interprétation résultative).
Satellite : “It is the grammatical category of any constituent other than a noun-phrase or prepositional-phrase
complement that is in a sister relation to the verb root.”
Ex. : préverbes latins, allemands, russes, particules verbales anglaises, affixes polysynthétiques atsugewi.
Satellite à fusion [path] + [ground] : she drove home, the gate swung shut.
“Path appears in the verb root in “verb-framed” languages such as Spanish, and it appears in the satellite in
“stallite-framed” languages such as English and Atsugewi.” (Talmy 2000 : 117-8)
La construction à trajectoire verbalisée est clairement un type de fusion. Toutefois, on ne sait pas si les
constructions à trajectoire satellisée résultent toujours d’une fusion [motion] + [path] (put it in !: in statique (sans
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composant [motion]) ? Cf. il court sous l’abri). Comment classer [Vmov+traj Adpdyn] (cf. mouvement “abstrait” en
anglais : enter into].
NB : est en désaccord avec ce que dit Talmy queques pages auparavant (2000 : 65) :
“Aske (1989) and Slobin and Hoiting (1994) have observed that motion events whose paths are conceptualized
as crossing a boundary — as would be typical for ‘into’ and ‘out of’ — are the ones that are represented with the
Path conflation pattern. But motion events with a path conceptualized as not crossing a boundary — as would be
typical for ‘from’, ‘to’, and ‘toward’ — are characteristically represented with the Co-event conflation pattern,
just as like English, as in Corrí de mi casa a la escuela, ‘I ran from my house to the school’.”
On peut remarquer toutefois que la notion de frontière n’est pas très claire : y a-t-il une frontière dans il a couru
sous le préau, et au même titre que dans il a couru dans l’abri ? On note que il a couru dans l’abri semblerait
bien impliquer un franchissement de frontière et néanmoins la construction est du type satellite-framed.
Au lieu d’énoncer que les langues romanes sont à trajectoire verbalisée et les langues germaniques ou slaves à
trajectoire satellisée (ce qui est faux), il vaut mieux dire que ces dernières permettent régulièrement la
construction [VmodM SATtraj].
A.2. Postérité de Talmy
Slobin ajoute les langues T-équipollentes (equipollently-framed languages), ensemble qui regroupe les langues
à verbes sériels, à radical double (verbes se composant d’un radical de manière et d’un radical de déplacement),
à préverbes complexes (de manière et de trajectoire). Cette classification recoupe partiellement la dichotomie
high-manner-salient languages / low-manner-salient languages, qui oppose les langues accordant une grande
attention au mode de mouvement et les autres. En ce qui concerne les modes de description et notamment la
richesse informationnelle des descriptions (la “granularité d’encodage”), Slobin et d’autres auteurs observent des
variations qui recoupent imparfaitement la classification de Talmy. Par exemple, quoique parlant une langue à
trajectoire verbalisée, les locuteurs de basque détaillent beaucoup les trajectoires et en revanche “plantent peu le
décor”, à l’inverse de ce que font les locuteurs d’autres langues de la même classe (Ixbarretxe-Antuñano 2004).
Ce style descriptif les rapproche plutôt des locuteurs de langues à trajectoire satellisée. Enfin, la disponibilité,
dans les langues à trajectoire satellisée, de nombreux lexèmes décrivant le mode de mouvement et leur facilité
d’emploi (la trajectoire étant rejetée dans un satellite “léger”) auraient pour effet que les locuteurs prêtent plus
d’attention au mode de mouvement et soient ainsi préparés à encoder les scènes selon ce que la langue exige
d’eux (thinking for speaking).
B. CLASSIFICATION PROPOSEE
B.1. Classification
sans support verbal
à support verbal
symétriques
asymétriques
à trajectoire déterminée
à trajectoire déterminante
B.2. Constructions avec / sans support verbal
Est construction sans support une construction sans verbe, et où le verbe n’est pas une anaphore ø :
Allemand : hinein !
En français, il y a anaphore ø dans :
— Je mets la coupe sur le buffet ou dedans ?
— Dedans !
B.3. Constructions à support verbal
On propose de distinguer : expression de la trajectoire dans les constructions asymétriques et expression de la
trajectoire dans les constructions symétriques.
Expression de la trajectoire dans les constructions symétriques
Trajectoires coïncidentes : verbe et relateur contribuent également à la description de la trajectoire : entrer dans
(dans l’hypothèse où dans est processif ; dans l’hypothèse où dans est statique et il y a anticipation, la trajectoire
est encodée par entrer avant la phase finale).
Expression de la trajectoire dans les constructions asymétriques
L’information sur la trajectoire est inégalement répartie.
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Deux types de cas : le prédicat décrivant la trajectoire est sémantiquement déterminé (par exemple all. laufen
‘courir’ est intransitif, durch est transitif, durchlaufen est transitif ; modification des propriétés aspectuelles ?)
Ou bien le prédicat décrivant la trajectoire est sémantiquement déterminant :
verbe
satellite
Morphème(s)
de
trajectoire
déterminé(s)
C1 Il a traversé la ville en courant
C3 Er hat die Stadt durchlaufen
Morphème(s)
de
trajectoire
déterminant(s)
C2 shona
C4 He ran through the town
En shona, on n’a pas de prédominance syntaxique (précédence linéaire, forme à temps absolu ou participe) d’un
verbe sur l’autre dans le cas de constructions VmodM + Vtraj.
Les constructions à trajectoire verbalisée correspondent à C1-C2, les constructions à trajectoire satellisée à C3C4.
Cas des constructions à verbes sériels
Se répartissent entre constructions symétriques (par ex. dans le cas d’une suite de verbes sans adpositions), ou de
suites de verbes du type entrer dans / sortir hors de, et constructions à trajectoire verbalisée (par ex. dans le cas
d’une suite verbe + adp. statique).
B.4. Trajectoire verbalisée
La conflation manière-déplacement est-elle interdite parce que les prépositions ne marquent pas la distinction
statique / dynamique ? Cf. « je marche à Paris ». Kopecka (2004 : 157) :
Le système grammatical “n’a pas de satellites disponibles qui permettent de marquer d’une manière explicite la
transition d’un lieu à un autre. La conséquence d’un tel système est que, pour représenter le changement de la
relation spatiale, qui nécessite que soit profilée la trajectoire télique, ces langues ont recours à la classe lexicale
des verbes.”
Toutefois, voir l’espagnol : todos los años viajaba a Venezuela. “A” indique bien le déplacement, néanmoins les
constructions à trajectoire verbalisée dominent.
Si on fait l’hypothèse que, pour le français, sur, sous, dans, devant… sont processives / résultatives, alors la
stratégie du français consiste à interpréter la préposition en fonction de la polarité aspectuelle du verbe (sauf cas
spéciaux (voir supra) et verbes équivoques (comme sauter).
Même stratégie pour une langue où la transition désignée par le verbe est localisée par une préposition
générique, comme dans entrer à GN, où à GN localise le lieu où a lieu la transition désignée par entrer (on peut
se demander si les adpositions ne servent pas parfois à localiser des procès, plutôt que des trajecteurs dans des
procès, cf. Cristo si è fermato a Eboli, où il faut comprendre que le Christ s’est arrêté avant Eboli).
B.5. Trajectoire satellisée
En français, facteurs permettant une construction à trajectoire satellisée :
1) Présence d’un préverbe.
2) Procès implique déplacement : rouler, courir (en général), ramper dans le trou (*ramper sur place) vs
sautiller dans la cabane (sautiller sur place).
3) Difficulté d’interpréter le site comme lieu (cadre) du procès : rouler dans le trou (ceteris paribus,
préférentiellement illatif) surtout au perfectif.
4) Situations figées, correspondant toujours à un déplacement : marcher à l’échafaud.
Même dans les langues à construction [VmodM SATtraj] régulière, certaines combinaisons sont non attestées :
durch den Wald hindurch ok mais *durch den Wald herdurch (plutôt durch den Wald herkommen ; Vernay
1974 : 184)
Hyp : durch avec mouvement a un focus médian. Dans hindurch, le focus de hin est médian aussi, la trajectoire
est ouverte du côté final. Mais dans herdurch, la trajectoire est bornée par le PVEx her et le focus est ramené sur
cette phase finale. Il y a deux foci hétérogènes sur le même morphème.
NB : dans des langues autorisant régulièrement [VmodM SATtraj], comme l’anglais et l’allemand, on constate que
des verbes n’exprimant pas le mouvement peuvent entrer dans une construction à trajectoire satellisée :
Trakl (Anthologie Bilingue de la Poésie Allemande, Pléiade : 960, v.60)
Ein erhabenes Schicksal sinnt den Kidron hinab
Jean-Michel Fortis — Lyon 3 février 2006
‘Un sublime destin médite, descendant le Cédron.’
Il y a des restrictions sur les verbes n’exprimant pas un mouvement et susceptibles d’apparaître avec un satellite
de déplacement (Levin & Rappaport Hovav 1995 : 191) : cas de verbes d’émission de sons :
“in order for a verb of sound emission to be used as a verb of directed motion, the sound must be emitted as a
necessary concomitant of the motion.”
Cf. *He yelled down the street vs Sedgwick often clanked into town in sabre and spurs from the cavalry camp.
(cités par Levin & Rappaport Hovav 1995 : 190).
Références
Aske, J. (1989) Path predicates in English and Spanish : A closer look, Proceedings of the Fifteenth Annual
Meeting
of
the
Berkeley
Linguistics
Society,
1-14.
[téléchargeable
sur
http://www.lrc.salemstate.edu/aske/linguistics.htm#pubs]
Ixbarretxe-Antuñano, Iraide (2004) Language typologies in our language use : the case of Basque motion events
in adult oral narratives, Cognitive Linguistics, 15(3), 317-49.
Schaefer, Ronald P. & Gaines, Richard (1997) Toward a typology of directional motion for African languages,
Studies in African Linguistics, 26(2) : 193-220.
Slobin, D.I. (1996) “Two ways to travel : verbs of motion in English and Spanish”. In Shibatani, M. &
Thompson, S.A., Grammatical constructions : Their form and meaning, Oxford, Clarendon Press, 195-220.
Slobin, D.I. (2003) The many ways to search for a frog : linguistic typology and the expression of motion events,
in S. Strömqvist & L. Verhoeven, eds, Relating events in narratives(vol. 2) : typological and contextual
perspectives, Mahwah, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associates, 219-257. [téléchargeable à
http://ihd.berkeley.edu/linguistictypologyofmotionevents.pdf ]
Slobin, D.I. & Hoiting, N. (1994) Reference to movement in spoken and signed languages : typological
considerations. Proceedings of the Berkeley Linguistic Society 20 : 487-505.
Talmy, Leonard (1985) Lexicalization patterns : semantic structure in lexical form, in Shopen. [repris dans 2000,
tome 2: 21-146]
Talmy, Leonard (2000) Toward a cognitive semantics, 2 vol. Cambridge, Mass.: M.I.T. Press.

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