Baptême transatlantique pour le Garcia Trawler 54
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Baptême transatlantique pour le Garcia Trawler 54
Baptême transatlantique pour le Garcia Trawler 54 Jorge Ventura – skipper professionnel N’importe quel skipper vous le dira, peut-être en d’autres termes, la livraison du premier exemplaire d’une nouvelle série représente toujours un défi passionnant. Il s’agit du tout premier Trawler 54 de Garcia, qui incarne la nouveauté à bien des égards. Ce yacht à moteur fut une véritable surprise pour la plupart des marins au long cours qui connaissent bien la marque Garcia et ses mythiques voiliers qui naviguent sous toutes les latitudes, par tous les temps. Outre la nouveauté, les skippers redoutent également les calendriers serrés, et celui du Garcia Trawler 54 l’était particulièrement ; en effet, le Trawler était exposé au salon nautique de Cannes de septembre, et devait être exposé au salon nautique d’Annapolis en octobre, soit 24 jours plus tard et après 4 300 miles de convoyage. J'ai pris l'avion pour Nice, puis le train pour Cannes avec l'équipage, Flavio, mon voisin de Flores aux Açores, plongeur et pêcheur, et Mike du New Jersey, tout juste sorti de sa formation STCM et de skipper côtier à la RYA en Angleterre, ayant déjà une transat à son actif, 25 ans tous les deux. Au milieu du salon, nous nous sommes préparés pour la transatlantique. L’équipe Garcia était heureuse d’expliquer aux visiteurs que les hommes qui rangeaient la nourriture et fouillaient dans les placards et les systèmes allaient partir pour l’Amérique. Oui, avec ce bateau, le seul de tout le quai à en être capable ! Le dimanche, les essais des bateaux du salon transformèrent la baie de Cannes en un véritable embouteillage flottant. N’étant pas habitué, je redoute un peu ces momentslà quand il s’agit de piloter un bateau et je fus soulagé de voir quelqu'un d'autre prendre la barre. J'ai bien discuté avec le barreur et je n’ai découvert que plus tard qu'il s’agissait de l'architecte du bateau, Guy Saillard. Je l’ai observé à la barre, prenant des mesures de vitesse et notant les tours par minute. J'ai également été rassuré par les propulseurs d'étrave et de poupe, et par la toute récente révision dont Garcia avait fait bénéficier le Caterpillar 185 cv. À 18h00, les cornes de tous les grands yachts du port de Cannes ont retenti, c’était la fin du salon. Les décorations furent rapidement enlevées et rangées dans les vastes espaces et compartiments de rangement, tout comme les coussins de pont, biminis et tauds dont nous n’avions pas besoin. Seuls certains tapis ont été laissés pour protéger les surfaces les plus fragiles. Après avoir signé plusieurs documents, nous avons mis le moteur en marche, l’équipe Garcia a détaché les amarres et nous sommes partis. Comme bon nombre d’entre nous, je préfère partir et arriver à la lumière du jour, sauf quand il s’agit d’accéder à une place libre au quai de carburant ; la nuit était déjà tombée, mais j’étais satisfait d’avoir pu partir « au plus tôt », d’autant que les prévisions étaient favorables jusqu’à Gibraltar. « Armageddon », fruit d’un jeu de mots avec le nom d’un des propriétaires du bateau et non une référence au combat biblique final entre le Bien et le Mal, a été lancé à Cherbourg, dans le nord de la France, et a effectué avec brio son tout premier voyage cet été, de la Normandie à la Méditerranée. Un ingénieur et marin très expérimenté, Guy, faisait partie de l’équipage qui a effectué ce premier convoyage et quand Garcia m’a demandé s’il pouvait m’accompagner jusqu’à Gibraltar, je n’ai pas hésité un instant. Nous n’avons pas voulu l’intégrer dans notre système de veille afin de nous mettre tout de suite tous les trois dans le rythme. Il pouvait ainsi venir en soutien aux moins expérimentés quand je n’étais pas de quart. Guy et moi avons profité de ces 4 premiers jours, alors que 3 langues étaient parlées à bord d’Armageddon, pour aborder les points que nous n’avions pas eu le temps de voir à Cannes, et pour apprendre à nous connaître et à nous habituer au bateau. Nous avons hissé la voile d’artimon dès que nous avons quitté le port. Malgré le peu de vent, nous avons testé le gennaker, plus pour nous assurer que nous connaissions le gréement que pour gagner quoi que ce soit dans ces conditions. Ce fut une drôle de vision, un yacht à moteur déployant des voiles. Je me suis alors demandé pourquoi, à notre époque où les coûts de carburant et la pollution augmentent, cela n’est pas utilisé plus souvent. J’avais prévu de débarquer Guy à Gibraltar mais il devait finalement prendre l’avion à Malaga, qui est proche mais nécessite tout de même un détour. Nous avons accosté au port de Malaga, le long d’un quai de la ville, sans aucune amarre, juste de quoi permettre à Guy de sauter à terre avec son sac, puis nous sommes repartis. Mike a beaucoup ri en notant dans le livre de bord « Dropped off Guy in Malaga », qui signifie, en prenant le sens littéral du terme « guy », « débarquement d’un « mec » à Malaga ». Nous étions à environ 60 miles de Gibraltar, la mer était calme. J’ai mis les gaz et nous avons navigué à 10 nœuds, à un régime de 2 100 tours/minute. Si nous arrivions au quai de carburant à temps, nous pourrions faire le plein et repartir aussitôt. Il restait deux heures avant la fermeture, sinon, il fallait attendre le lendemain matin. D’autant plus que ce quai ne disposant d’aucun accès sur l’extérieur, nous ne pouvions même pas compter sur la possibilité d’aller à terre. La course de ces dernières heures en valait la peine, nous étions les derniers clients de la station. Une fois le plein effectué (5 200 litres), la station a fermé et nous sommes repartis, cette fois à la lumière du jour, en direction du détroit de Gibraltar. Nous avons bénéficié d’un bon vieux Levanter qui nous a rapidement propulsé hors de la Méditerranée par des vents de 35 à 40 nœuds, vers l’océan. Je n’avais pas très envie de monter et d’enrouler l’artimon pour comparer le comportement du bateau sans voile, car j’étais convaincu qu’elle avait un réel effet de stabilisation, pas seulement dans les mers agitées mais également sur le roulis ou au mouillage dans des conditions difficiles. Son utilité est incontestable. En plein Atlantique, nous avons frôlé Nadine, l’ouragan rétrogradé en tempête tropicale depuis qu’il avait frappé les Açores, mais j’étais convaincu que nous n’allions pas rencontrer de conditions trop difficiles, et j’avais raison. Néanmoins, du vent de travers à 25 nœuds et une mer hachée créée par le passage de la tempête ont rendu la navigation difficile et nous étions contents que ces conditions ne durent que deux jours. Nous sommes arrivés aux Açores, à Ponta Delgada, tard dans la nuit après 5 jours de navigation et nous nous sommes amarrés au quai le plus proche. Le seul élément que j'avais noté sur ma liste d’anomalies concernait certaines ampoules des feux de navigation qui grillaient. Il s’est avéré qu’elles n’avaient pas la bonne tension ! À cette période de l’année, le port de Ponta Delgada ne manque pas de place, d’autant qu’il s’est agrandi et dispose désormais d’une nouvelle marina et de nouveaux quais. Il faut dire également que l’été touche à sa fin et le trafic des bateaux qui effectuent les transatlantiques d’Ouest en Est s’est arrêté. Les seuls yachts effectuant le chemin inverse sont en convoyage. En tout début de matinée, parmi la douzaine de places qu’on m’a proposées, j’ai choisi celle qui était la plus proche de la sortie. Le bateau est d’une manœuvrabilité surprenante dans les petits espaces : ses propulseurs d’étrave et de poupe permettent de le faire entrer presque partout où ses dimensions le permettent. Lorsque je me suis connecté à Internet, j’ai vu que la tempête Nadine faisait la Une : appelée désormais « Never Die Nadine » dans la presse américaine en raison de sa longévité exceptionnelle, elle venait d’être requalifiée en forte tempête tropicale. Après un passage dans le sud, Nadine s’était déplacée nord-ouest, puis sud-ouest et elle se dirigeait de nouveau vers le nord-ouest, en plein sur notre route. Il nous fallait partir quasiment immédiatement et parcourir 400 miles en 2 jours en nous appuyant sur les vents légers de nord-est dominants pour, si ce n’est la dépasser, au moins la subir au meilleur endroit et dans les meilleures conditions possibles. Nous avons donc accéléré notre réapprovisionnement, fait un peu de lessive, lavé le bateau et nous sommes repartis moins de 24 heures après notre arrivée. J’ai informé l’équipage de la situation météo, de notre route, de nos possibilités et nos options, et de ce que j’attendais d’eux. Nous avons également essayé de conjurer certains présages, les marins devant être les personnes les plus superstitieuses de la Terre… Le plus étrange fut l’apparition de cette vieille balise Epirb qui flottait devant nous à environ 2 miles au large de San Miguel. Les deux premiers jours, nous avons navigué confortablement vers l’ouest à un peu plus de 9 nœuds, guettant le bip sonore du téléphone satellite qui devait nous tenir informé de l’avancée de Nadine, péchant quelques poissons par-ci, perdant quelques leurres par-là, profitant de bonnes conditions pour nous reposer et cuisiner tout en assurant nos quarts. Nous avons gardé le gennaker à poste toute la journée, permettant ainsi de maintenir les 9,5 nœuds et de réduire le régime moteur d’environ 100 tours/minute. Ensuite, le vent est rentré, la pression est descendue rapidement, le ciel est devenu menaçant et Nadine nous avait une nouvelle fois rejoints avec des vents à 40 nœuds, puis la mer commença à se former. Dès le deuxième jour, nous regardions les rouleaux depuis la timonerie. J’ai toujours eu du mal à évaluer la hauteur des vagues, c’est toujours la première question qu’on pose, mais je peux vous dire que nous avons vu des vagues de 5 mètres et plus… c’est deux fois plus que ce que je qualifie d’habitude de grosse vague. « Grande Onda », ainsi que les jurons et le mot « peixe » sont les rudiments de portugais que Mike a appris lors de ce voyage. Quelques fuites sont apparues dans la mer très formée, sur deux ouvrants latéraux et au niveau de la porte de la timonerie qui s’est avérée ne pas être parfaitement étanche (*). Nous avons conservé notre système de quart et à chaque changement, la personne laissant sa place devait descendre à la salle des moteurs pour effectuer un contrôle visuel général. Le poste de barre est équipé d’une caméra vidéo de la salle des moteurs, très utile pour voir s’il y a de la fumée, un incendie ou de l’eau, mais je préfère effectuer un contrôle au plus près avant que quelque chose de vraiment grave ne se produise ou lâche. La caméra est très utile pour détecter un problème mais elle ne permet pas de l’éviter. (*) note du chantier : La conception et les joints seront modifiés dès le deuxième exemplaire Cela faisait un moment que je n’avais pas demandé à mes équipiers de porter leur gilet de sauvetage. Désormais, tous les membres de l’équipage le portaient quand ils quittaient la timonerie et quand ils se dirigeaient vers la poupe et descendaient dans la salle des moteurs par le panneau. J’ai lourdement insisté sur le fait que si nous passions par-dessus bord dans ces conditions, c’était la mort assurée, qu’il fallait donc toujours s’attacher, se tenir et ramper plutôt que marcher. Lors d’un contrôle, Mike a trouvé le radeau de sauvetage posé sur le bord de la jupe, sans aucun capot de compartiment. Ce capot, juste accroché en position pour simplifier l’accès au radeau, avait été emporté. À quelques minutes près, le radeau aurait pu tomber, s’ouvrir et nous mettre dans une situation problématique. (*) Au bout de deux jours, Nadine commença à faiblir, la mer se calma. Nous avons rapidement hissé le gennaker car nous avions toujours un vent fort de travers et chaque gain de 100 tours/minute était précieux. Nous n’avons pas eu beaucoup de repos car le jour suivant, le vent a fraîchi et est passé sud-ouest. Le baromètre a chuté de nouveau. Mon routeur à terre m’informa que nous allions entrer dans une nouvelle dépression. Nous avions à peine eu le temps de nettoyer, de cuisiner un demi-repas décent et d’aérer les cabines que nous allions de nouveau rencontrer des conditions difficiles. Les deux jours suivants, le vent a lentement viré nord-ouest et atteint 35 nœuds soutenus, puis la mer s’est formée en conséquence. Un matin, en prenant mon quart, j’ai remarqué que la jauge du réservoir d’eau affichait qu’il était vide, et probablement pas en raison de notre consommation d’eau qui était très faible. Nous avons inspecté le bateau de fond en comble pour trouver la fuite, mais nous n’avons trouvé de l’eau douce à aucun endroit. Pourtant c’était un fait, les réservoirs étaient vides et il nous restait encore plus de 1 000 miles à parcourir. Quand la météo est devenue plus clémente, j’ai démarré le dessalinisateur mais les niveaux d’eau n’ont pas augmenté. Nous avons donc poursuivi nos recherches et avons enfin trouvé que la fuite provenait du robinet du lavabo du toilette avant, qui servait d’espace de stockage, qui s’était ouvert lors d’une embardée plus violente, vidant toute l’eau douce dans les canalisations d’évacuation. L’archipel des Bermudes se compose d’îles de basse altitude et n’est visible qu’au dernier moment, lorsque vous êtes presque dessus. Nous ne l’avons aperçu que lorsque les premiers phares se sont allumés. Nous sommes arrivés de nuit, nous nous sommes amarrés aux quais des douanes à St. Georges aux alentours de 23 h, et avons procédé aux formalités de douane d’entrée et de sortie en même temps. Nous avons déplacé le bateau jusqu’au quai de carburant, juste en face, où Garcia avait organisé notre arrivée tardive - le gérant nous a rejoint au quai, nous avons fait 2 000 litres de gasoil et nous sommes repartis immédiatement. Le lendemain matin, le vent s’est levé de nouveau. Nous étions dans le sens du vent, à moins de 25 nœuds, glissant sur les vagues et barrant manuellement pendant la plupart des quarts afin de soulager un peu le pilote et d’essayer de conserver une route plus directe. 2 jours plus tard, à l’approche du Gulf Stream, la loi de Murphy s’est avérée : le vent n’a pas faibli et a viré nord-ouest, soulevant une houle qui devint très formée et désordonnée, en raison de sa rencontre avec un fort courant contraire. La traversée du Gulf Stream dura environ 6 heures et à 3 heures du matin, le 12 octobre, nous avons franchi le pont de la baie de Chesapeake dans des conditions calmes et une légère brise du sud. Le salon nautique d’Annapolis avait ouvert ses portes le 11, et Garcia Yachting exposait une tente sur un quai vide avec un panneau indiquant que le Garcia Trawler 54 avait été légèrement retardé par l’ouragan Nadine au cours de sa transatlantique… Nos billets d’avion de retour pour le 12 octobre n’étaient plus valides, et je ne pouvais imaginer être encore au salon pour le week-end, et pourtant ! Étant donné la hauteur de la tâche qui nous incombait - c’est-à-dire rendre un bateau qui vient de passer pratiquement un mois en mer, parfois dans des conditions très difficiles, en un bateau digne d’être présenté à un salon nautique nous nous sommes activés pour nettoyer le bateau. Nous relevions cependant ce challenge tout en remontant la baie de Chesapeake à plein gaz. Ce sursaut de chance ne dura pas, et à partir de la rivière Rapahannock, le vent s’est installé plein nord, à plus de 25 nœuds. Cela signifiait clairement que ce serait difficile jusqu’au bout. Nous avons cessé d’essuyer les embruns qui couvraient le pont, réduit notre vitesse et regardé passer lentement ces 60 derniers miles face au vent et au clapot, à faible allure, compte à rebours déclenché. À 18h00, nous sommes arrivés à la Naval Academy et dans le magnifique port d’Annapolis, le soleil se couchait et le quai était rempli de monde qui nous faisait des signes, nous attendait. Nous avons accosté, nous nous sommes amarrés et nous avons été accueillis par une équipe Garcia ravie de nous voir, car en fin de compte, c’est ce qui importe vraiment. Nous avons pris quelques bières, filés à l’aéroport BWI pour effectuer les procédures d’immigration, puis nous sommes revenus pour quelques bières de plus à Eastport et dans le centre-ville d’Annapolis. Dès le lendemain matin de bonne heure, l’équipe Garcia a pris la relève pour le nettoyage et le rangement. A 10h30, les premiers visiteurs américains sont montés à bord du fameux « Le Trawler by Garcia », 4 300 miles et 26 jours après le dernier visiteur français à Cannes. Je souriais, nous avions fait du bon boulot. Le nouveau trawler Garcia avait confirmé son comportement marin et relevé ce défi passionnant de traverser l’atlantique en pleine saison d’ouragans. Pari tenu. Jorge Ventura - [email protected]