le romanceiro da inconfidência

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le romanceiro da inconfidência
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25/11/2014
LE ROMANCEIRO DA INCONFIDÊNCIA :
Au-delà du Christianisme
Au Brésil, l'historiographie officielle considère comme repère fondateur de la nationalité la
conjuration remontant à 1789 et passé à la postérité sous l'étiquette infamante de Inconfidência
Mineira. Dans ce qui était alors la Capitania de Minas Gerais, comme dans tout le reste du
territoire soumis à la monarchie portugaise de droit divin, le crime d'inconfidencia - trahison à la foi
due au souverain - constituait un sacrilège passible de la peine capitale. Cette conspiration
connaissait son point fort au cours de la semaine sainte de 1789, lors de réunions clandestines à Vila
Rica, l'actuelle Ouro Preto, résidence du Gouverneur portugais. Mais elle ne débouchait sur rien de
concret, les conjurés étant dénoncés par l’un des leurs, avant d’avoir pu organiser grand-chose. Et
elle aboutissait, après trois ans de procès, à l'exécution le samedi 21 avril 1792, à Rio de Janeiro,
siège de la Vice-Royauté portugaise, du lieutenant Joaquim José da Silva Xavier, alias Tiradentes –
« l'arracheur de dents » – que la sentence érigeait en meneur d'une rébellion dont la dimension
demeure controversée.
La proclamation de l'indépendance en 1822 et l'instauration d'un empire sous l'autorité du
petit-fils de la Reine Maria Ière du Portugal, tenue pour responsable de l’exécution de Tiradentes, ne
permettait guère la réhabilitation du condamné. En revanche, à partir de 1870, les mouvements
républicains hostiles à l’empire l'érigeraient en figure de proue censée incarner les aspirations de la
nation à la liberté1 – d'une nation globalement aussi peu impliquée dans les mouvements élitistes
qui avaient conduit à l'indépendance que dans ceux qui aboutissaient à l'implantation du régime
républicain en 1889. Ainsi, dès 1890, le 21 avril était décrété férié national et le processus fondateur
d’un mythe identitaire s’enclenchait2 jusqu'à la promulgation en 1965 d'une loi proclamant le
« martyr » Tiradentes « patron civique » de la nation et stipulant la présence obligatoire de son
effigie dans les locaux officiels.
Parmi les productions littéraires qui ont pu contribuer à consolider ce mythe identitaire du
« martyr » Tiradentes, figure en bonne place le Romanceiro da Inconfidência publié à Rio en 1953
par Cecília Meireles. Cet ouvrage se rattache formellement à la tradition hispanique et portugaise de
la poésie populaire surgie dans le sillage de l'épopée. Élaboré par un auteur unique, il ne correspond
cependant pas à ce que les historiens de la littérature définissent comme romanceiro, à savoir le
1
Cf José Murilo de Carvalho,“Tiradentes um herói para a República”, in A Formação das Almas, Rio, Companhia das
Letras 1990.
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Le choix du 21 avril 1960 pour l’inauguration de Brasilia par le Président Juscelino Kubitschek de Oliveira, originaire
de l’État de Minas Gerais, en constitue l’une des références les plus marquantes.
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résultat d'une compilation réunissant, autour d'une thématique spécifique, des compositions
anonymes que la mémoire collective aurait pérennisées. Il s'inscrit dans la ligne de la rénovation de
ce genre d'origine populaire, entreprise en Espagne par Federico Garcia Lorca avec les dix-huit
poèmes du Romancero Gitano, publié en 1928 ; cependant, le recueil de Cecília Meireles présente
une tout autre envergure, puisqu'il en comporte quatre-vingt seize. En fait, quatre-vingt cinq d'entre
eux portent le titre générique de Romance, et sont systématiquement identifiés par une numérotation
en chiffres romains et un intitulé spécifique censé en annoncer le contenu anecdotique.
En fait, le « romance » hispanique traditionnel obéit à une structure formelle précise que
nous pouvons synthétiser comme suit :
-
Il s’agit d’une composition courte en vers heptasyllabiques (selon le système portugais) et
octosyllabiques (selon le système castillan) ; ce pourrait être l'écho de l'origine savante, du
fait de la fragmentation par moitié du mètre long caractéristique de l'épopée initiale ; la
distinction entre heptasyllabe portugais et octosyllabe castillan relève tout simplement des
conventions propres au décompte des pieds dans la versification de chaque langue : en fait,
l'heptasyllabe portugais est un octosyllabe castillan et vice-versa ; du point de vue de la
rime, tous les vers pairs présentent une assonance unique pour le romance tout entier ;
-
quant au fond anecdotique, deux sources semblent se conjuguer : d'une part, les récits
épiques, organisables en « cycles » ; d'autre part, les contes et ballades anonymes, propres
aux traditions orales des cultures en question.
En ce qui concerne l’œuvre de Cecília, seuls vingt-deux poèmes sont en conformité avec le
schéma formel rappelé ci-dessus1 ; ils se répartissent, sans critère reconnaissable, dans l'ensemble
du recueil. En revanche, le Romanceiro da Inconfidência est ordonné selon une succession où l’on
peut retrouver des cycles rappelant la tradition du genre. Notamment, on y découvre sans grande
difficulté des critères chronologiques qui ordonnent la distribution des poèmes dans le recueil en
fonction de l’histoire du Brésil depuis la découverte de l’or et des diamants, au tout début du XVIIIe
siècle jusqu’à la première moitié du XIXe. Ainsi, l’architecture de cette œuvre peut, dans ses
grandes lignes, s’établir comme suit :
- une ouverture - Fala Inicial et Cenário - où le sujet poétique, Cecília de toute évidence,
installée dans son propre présent historique et confrontée à des messages mystérieux en provenance
du passé, y apparaît en interprète de la mémoire collective;
1
Il s'agit des Romances I, IV, VI, XXI, XXIII, XXIV, XXX, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXVII, XLV, XLVII, XLIX,
LIII, LXV, LXVIII, LXXI, LXXII, LXXIII, LXXVII ; l’un d’entre, n’est pas identifié comme romance, mais porte
uniquement le titre de Fala à Comarca do Rio das Mortes – Discours à la contrée de la Rivière aux Morts.
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- un ensemble de dix-neufs romances, dont le contenu historique recouvre la quasi-totalité
du XVIIIe siècle, et s’ordonne en deux cycles : le cycle de l’or regroupant les dix premiers poèmes
et se rapportant à la première partie de ce siècle dans l’espace géographique de Vila Rica, l’actuelle
Ouro Preto, ancienne capitale de l’actuel État de Minas Gerais ; et le cycle du diamant mis en scène
dans les neuf romances suivants et situé autour de Tejuco et du Distrito Diamantino, au nord-ouest
de ce même État ;
- le cœur même du recueil, doté d’une nouvelle double ouverture – Cenário et Fala à Antiga
Vila Rica – et réunissant une cinquantaine de pièces ; dominée par la figure de Tiradentes, cette
unité centrale évoque, avec la conjuration de l’Inconfidencia, les événements de 1789-92, jusqu’à
l’exécution du héros, le 21 Avril de cette dernière année.
- une troisième unité s’ouvrant sur un troisième Cenário et composée d’une trentaine de
poèmes ; Tiradentes en est absent, et l’ensemble est centré sur le destin des autres acteurs
principaux du drame : la Reine Maria Ière, Alvarenga et Bárbara Eliodora, Gonzaga et Marília,
notamment ;
- enfin, l’ultime composition – Fala aos Inconfidentes Mortos - où l’on retrouve l’italique de
bout en bout, dans laquelle la même voix de l’ouverture, fait une sorte de bilan de l’expérience
poétique, et reprend sa place, ici-bas, dans l’anonymat d’un nous s’interrogeant encore sur
l’alchimie de l’Histoire.
En nous fondant sur la perspective chronologique qui guide de toute évidence l’architecture
du recueil, notre analyse débute sous le titre de « Genèse d’or et de diamant », par la vision des
premiers temps de l’exploitation des mines à Vila Rica, au sud de la capitainerie, et à Tejuco et
Serro Frio, au nord. Le deuxième chapitre - « Le Martyr Tiradentes » - est consacré à l’étude de
l’image du héros ; quant au troisième chapitre - « Cartes sur table » - il est centré sur la
représentation de la tourmente socio-politique qui selon Cecilia emportait dans les dernières années
du XVIIIe siècle les grandes figures du système monarchique en place au Brésil ; enfin, le quatrième
chapitre, prend en charge la tragédie des « Cœurs brisés » dont les amours subissaient le contrecoup
de cette même tourmente.
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A - GENÈSE D’OR ET DE DIAMANT
I – LA MALÉDICTION DE L’OR
Le contenu anecdotique de l’ensemble des dix premiers romances du recueil porte la trace
de l'ouvrage pionnier publié en 1904 par Diogo de Vasconcelos, sous le titre de História Antiga das
Minas Gerais1. La confrontation entre les sources fournies par cet ouvrage et l’interprétation qui en
est donnée dans le Romanceiro constitue la meilleure base à partir de laquelle envisager le passage
de la perspective du chroniqueur à celle du poète.
1 – L’honneur des demoiselles
Sous le titre de Tragédia doméstica, Diogo de Vasconcelos (p. 348-350) évoque le crime
d’un noble portugais, le colonel Antonio de Oliveira Leitão, époux de Dona Branca de Alvarenga
dont il avait une fille qu’il assassinait à Vila Rica en décembre 1720 dans les circonstances
suivantes :
Orgueilleux et hautain, le colonel Leitão avait une fille
unique, adorable, d’une beauté extrême, et qu’il
surveillait outre mesure, de façon à ce que, vu son âge,
elle n’ait pas d’inclination envers un jeune homme qui
ne serait pas son égal, ce qui s’avérait fort rare. Il
n’admettait alors pas le moindre doute quant au fait
que sa fille soit exempte de toute passion amoureuse :
mais finalement il commença à la suspecter de
quelque sentiment envers un jeune homme de moindre
qualité. Torturé par le doute il se mit à espionner la
jeune fille, et un jour, la vielle de Noël 1720, alors
qu’elle était sortie dans le jardin, et y secouait un
mouchoir pour l’étendre au soleil, le père s’imagina
qu’il s’agissait d’un signal convenu ; il descendit
aussitôt l’escalier, et la retrouvant dans une pièce du
rez-de-chaussée, il lui planta un couteau dans le cœur.
Elle mourut à l’instant. Dona Branca sortit comme
folle, en poussant des cris dans la rue ; les gens se
précipitèrent, et l’amoureux furieux, avec ses
compagnons, attaqua la maison que les amis du
colonel défendirent, certains lui donnant raison, de
préférer voir sa fille morte plutôt que mariée à qui ne
la méritait pas, selon les préjugés de l’époque.
Orgulhoso e altivo, o coronel Leitão tinha uma filha
única adorável, donzela de extrema formosura, e de
quem tinha desmedido zelo, na idade em que ela
estava, para não se inclinar por moço que não fosse
igual, o que bem raro se achava. Não admitia até
então a mínima dúvida sobre a filha estar isenta de
qualquer paixão: mas por fim começou a suspeitar
de sugestões por um rapaz de somenos qualidade.
Torturado de dúvidas pôs-se a espreitar a moça, e
um dia, véspera de Natal de 1720, em que ela saiu
ao quintal, estando a sacudir um lenço para estendêlo ao sol, o pai entendeu ser aquilo um sinal
convencionado; desceu precipitadamente a escada,
e encontrando-se num quarto têrreo da casa,
cravou-lhe uma faca no coração. Morreu
instantaneamente. D. Branca saiu como louca, em
gritos pela rua; o povo acudiu ao lugar, e o
namorado enfurecido com seus companheiros
atacou a casa, que os amigos do coronel
defenderam, não faltando quem lhe desse razão, em
antes querer a filha morta, que casada com quem
não na merecia, segundo os preconceitos da época.
1
Cet ouvrage a été réédité en 1948 (époque où Cecília travaillait à l’élaboration du Romanceiro) puis en 1999 par
Itatiaia. Nos références de pagination renvoient à cette dernière édition.
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L’enterrement de la fille eut lieu dans ce tumulte, à tel
point que le Comte d’Assumar1 dut accourir depuis
Vila do Carmo pour éviter les pires conséquences. Le
colonel emprisonné, qui aurait pu se justifier par un
accès de folie, fut ensuite envoyé par le Comte à
Bahia, où le Tribunal suprême le condamna à mort ; et
comme on ne pouvait pendre un criminel de si noble
lignée, on dressa un grand échafaud sur lequel il
monta et fut décapité le 16 juin 1721. Ce que l’on
raconte sur Dona Branca, relève de la légende, et ce
n’est que de ce point de vue que nous pourrions le
rapporter ici. Pleine de résignation en femme vraiment
chrétienne, mais toujours en proie à une infinie
tristesse, elle devint, sinon fondatrice, du moins
perpétuelle protectrice de la chapelle du Bon Jésus des
Pardons. La fille innocente n’avait nul besoin de ce
souvenir ; il n’empêche que voilà la pauvre veuve aux
pieds de qui aurait pu pardonner au mari qui avait fait
son malheur, mais qu’elle avait tant aimé et à qui elle
croyait encore pouvoir être utile dans la douleur
inconsolable de ses derniers jours.
O enterro da moça foi feito neste tumulto, sendo
preciso que o conde de Assumar viesse da Vila do
Carmo a toda pressa para evitar maiores
conseqüências. Preso o coronel, que se poderá
justificar por um acesso de loucura, o conde o
enviou para ser julgado na Bahia, onde a Relação o
condenou à morte; e como não podia ser enforcado
réu de nobre condição, ergueram-lhe um alto
cadafalso a que subiu, e nele foi decapitado aos 16
de junho de 1721. O mais que se conta a respeito de
D. Branca, pertence aos domínios da lenda, e só
como tal, poderíamos aqui reproduzi-lo. Entregue
às resignações de mulher verdadeiramente cristã,
mas dominada sempre de infinita tristeza, foi, senão
a fundadora, a perpétua zeladora da capela do
senhor Bom Jesus dos Perdões. A filha inocente
não carecia dessa lembrança; e pois, aí temo-la a
pobre viúva aos pés de quem poderia perdoar o
próprio homem, que a desgraçou; mas a quem ela
tanto havia amado, e a quem ainda cuidava ser útil
na dor inconsolável de seus derradeiros dias
Dans ce récit, où l’auteur se veut narrateur objectif de faits attestés, figurent les
circonstances de lieu et de temps, le nom des parents de la victime, mais pas celui de leur fille ;
replacé dans son contexte social, l’événement comporte l’intervention de la justice et l’exécution du
criminel. Le lecteur de Vasconcelos trouve donc une unité bien construite, où le chroniqueur ajoute
un commentaire personnel : il trouve des excuses à ce père jaloux de l’honneur familial menacé de
mésalliance, et s’apitoie sur le sort de la mère, Dona Branca, dont il exalte la résignation chrétienne
opportunément récupérée par le culte d’un sanctuaire local. C’est l’interprétation d’un adepte du
catholicisme, et partisan de la monarchie.
Face à un canevas proposant la perspective masculine du père et lui trouvant des
circonstances atténuantes, Cecília choisit le point de vue féminin de la victime : la tragédie
domestique devient Romance Da Donzela Assassinada. Et tout au long de cet authentique
romance - quatre-vingt heptasyllabes où les vers pairs se répondent en une assonance unique, la
seule voyelle a - la parole demeure l’apanage exclusif de cette jeune fille. La restriction de champ
qui en résulte refuse l’énonciation historique : c’est au lecteur qu’incombe de construire le contenu
anecdotique du poème, à partir des éléments fournis par la plainte d’un spectre supposé errer de nos
jours sur les lieux du drame. Prétendant reconnaître à peine l’endroit, elle aurait même oublié
jusqu’à son nom – ce qui reprend subtilement l’omission de cette identité dans le récit de Diogo de
Vasconcelos. De plus, tout en énonçant une référence temporelle - au mois de Décembre, à l’époque
de Noël - le témoignage de la victime n’en précise pas l’année. En premier lieu, elle déplore la
fragilité d’un simple bonheur terrestre individuel qui lui était refusé à cause de sa position sociale :
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Dom Pedro de Almeida, Comte d’Assumar, Gouverneur de la Capitania de São Paulo e Minas de ouro, de 1717 à
1721 résidait à Vila do Carmo, aujourd’hui Mariana, à quelques kilomètres d’Ouro Preto.
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Je me sentais si heureuse
de voir les nuées dans les airs,
de voir le soleil et les fleurs,
dans les arbustes du jardin,
avec au loin, de mon balcon,
un visage à regarder !
Tão feliz que me sentia
vendo as nuvenzinhas no ar,
vendo o sol e vendo as flores,
nos arbustos do quintal,
tendo ao longe, na varanda,
um rosto para mirar!
À l’appui des exclamations qui renforcent le lyrisme de l’énonciation, tout un jeu de
répétitions incantatoires tend à envelopper le lecteur-auditeur dans un réseau d’échos sonores reliant
les principaux thèmes de l’énoncé : un mouchoir, le jardin et son balcon, la semaine de Noël, une
bassine de corail et le poignard que le père aurait planté dans le dos de sa fille (et non de face en
plein cœur comme l’affirmait Diogo de Vasconcelos). Toutefois, à cette mise en scène
mélodramatique à souhait, Cecília ajoutait son interprétation de la folie du meurtrier, en la
différenciant d’un « fait divers » significatif des mentalités de l’époque :
Je suis morte à cause de l’or
– il était en or ce poignard
que m’a planté dans le dos
la dure main de mon père - (…)
que morri por culpa do ouro
- que era de ouro esse punhal
que me enterrou pelas costas
a dura mão de meu pai - (...)
Hélas, mines de Vila Rica
Sainte Vierge du Pilier !
C’était dit-on des mines d’or…
pour moi, des mines d’arsenic,
pour moi, demoiselle tuée
par l’orgueil de mon père.
(Hélas pauvre main en folie,
Qui a tué par amour !)
Regardez donc la blessure
que m’a causée son poignard ;
sa lame d’or, son manche d’or,
personne ne peut l’arracher !
Depuis si longtemps je suis morte !
Et je continue à souffrir.
Ai, minas de Vila Rica
Santa Virgem do Pilar!
dizem que eram minas de ouro...
para mim, de rosalgar,
para mim, donzela morta
pelo orgulho de meu pai.
(Ai pobre mão de loucura,
que mataste por amar!)
Reparai nesta ferida
que me fez o seu punhal:
gume de ouro, punho de ouro,
ninguém o pode arrancar!
Há tanto tempo estou morta!
E continuo a penar.
Le spectre impute ainsi le crime à la malédiction résultant de la découverte de l’or pour une
ville dont la « richesse » se limite au seul toponyme. Et la jeune fille assassinée dénonce
l’universalité du mal sur lequel se concluait sous le titre de Da Revelação do Ouro le premier
poème du recueil portant le nom de Romance, et présentant effectivement la structure traditionnelle
de cent-six heptasyllabes aux vers pairs assonancés tout du long en a-o:
Car la soif d’or est incurable,
et par elle subjugués,
les hommes se tuent et meurent,
ils meurent, jamais rassasiés.
(Hélas Ouro Preto, Ouro Preto,
c’est cela ta révélation !)
Que a sede de ouro é sem cura,
e por ela subjugados,
os homens matam-se e morrem,
ficam mortos, mas não fartos.
(Ai, Ouro Preto, Ouro Preto,
e assim foste revelado!)
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Au-delà du nom de Vila Rica, c’était celui d’Ouro Preto – Or Noir – qui se profilait à
l’horizon d’une agglomération destinée à devenir le symbole des cataclysmes à venir, autrement dit
d’une apocalypse dans son sens étymologique de « révélation ».
Par la suite, avec la Donzelinha Pobre du Romance X - dix-huit vers en trois sextilhas
d’heptasyllabes présentant chacune une rime unique pour les seuls vers pairs, c’est-à-dire, non pas
la métrique propre au romance, mais la strophe caractéristique de la poésie des cantadores du
sertão1 -, Cecília donne à la demoiselle assassinée une sœur jumelle plus discrète. Au contraire du
fantôme du Romance IV, cette nouvelle victime n’a pas droit à la parole :
Ô gentille demoiselle,
toi qui as de grands yeux sombres,
tes parents marchent au loin,
par les monts, par les rivières,
cherchant fortune dans les creux
de ravins qui sont déjà vides !
Donzelinha, donzelinha
dos grandes olhos sombrios
teus parentes andam longe,
pelas serras, pelos rios,
tentando a sorte nas catas,
em barrancos já vazios!
Interpellée par une voix anonyme que la tristesse de son regard a subjuguée, cette autre
incarnation de la souffrance féminine clôture ainsi le premier cycle du Romanceiro en confirmant la
dénonciation de tout un système oppresseur. Au bas cette fois de l’échelle sociale, la jeune fille
pauvre, dont à notre connaissance, Cecília n’a trouvé de modèle que dans sa propre imagination, ne
s’entend proposer d’autre alternative que le mysticisme :
Demoiselle, demoiselle
regarde les saints des autels,
qui signalent pleins de pitié,
tous ces espaces célestes
où deviennent or et diamant
toutes les larmes que tu verses !
Donzelinha, donzelinha
mira os santos nos altares,
que apontam compadecidos,
para celestes lugares,
onde são de ouro e diamante
quantas lágrimas chorares !
Ici le sujet poétique prend à son compte une « réciproque » de la démonstration menée par la
jeune fille assassinée : la demoiselle pauvre est quant à elle condamnée à la mort lente par le même
système social où la même folie gouverne la cupidité des hommes.
Demoiselle, demoiselle,
Ferme donc ces grands yeux sombres,
Les montagnes sont si hautes !
Les rivières sont si froides !
Le règne de Dieu si loin,
des hommes et de leurs folies !
Donzelinha, donzelinha
fecha esses olhos sombrios.
As montanhas são tão altas!
Os ribeiros são tão frios!
O reino de Deus tão longe
dos humanos desvarios!
La tragédie féminine aux deux visages marque ainsi sur le seuil du Romanceiro la dimension
métaphysique du mythe en cours d’élaboration : sur la frontière de l’existence, le regard tourné vers
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Geir Campos, Pequeno Dicionário de Arte Poética, São Paulo, Cultrix, 1978, (article sextilha).
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la terre, un spectre de l’au-delà, projection du passé dans le monde actuel, pleure son bonheur perdu
par la folie de l’or ; inversement, une voix anonyme s’exprimant au présent, envisage la
métamorphose en or et diamants des larmes de qui aurait tourné ses regards vers le ciel au mépris
des richesses de la terre. Dans cette alchimie de la douleur, complémentaires et opposées, ces deux
figures féminines dénoncent les préoccupations matérialistes de leurs pères et de leurs frères,
instruments aveugles de leur malheur commun.
Avec le Romance XI ou Do Punhal e da Flor, une troisième figure féminine, appartenant à
la classe dominante vient compléter le tableau dans une nouvelle dimension spatio-temporelle que
seul le lecteur informé du contexte historique est en mesure d’apprécier, à partir de deux données
fournies par le discours du narrateur : le titre de Contratador attribué à l’un des protagonistes et la
référence à la ville de Tejuco – aujourd’hui Diamantina - présente dans la dernière strophe. Il s’agit
de la région diamantifère de la haute vallée du fleuve Jequitinhonha, au nord-est de l’actuel État de
Minas Gerais. L’exploitation des gisements de diamant y était négociée par la monarchie portugaise
qui laissait toute liberté à des intendants à charge pour eux de fournir un rendement déterminé selon
un contrat formel – d’où ce titre de contratador qui faisait de ces concessionnaires d’authentiques
maîtres d’un pouvoir économique et politique pratiquement en concurrence avec celui du
gouverneur des Mines. Et c’est dans un ouvrage dédié à l’histoire de cette région les Memórias do
Distrito Diamantino publiées par Joaquim Felício dos Santos en 1868 (Rio, Typografia
Americana)1, que Cecília en avait puisé la source.
Quant à la narration, elle rapporte un scandale que dans le chapitre dix de son ouvrage, J.
F. dos Santos date de 17522 et qui serait survenu dans l’église de Santo Antonio, à Tejuco, en
présence des plus hautes autorités locales, pendant une cérémonie de la semaine sainte. Selon J. F.
dos Santos, le juge Bacelar, récemment arrivé d’Europe « imbu des idées du philosophisme (sic)
alors à la mode », et au cours du rituel, séduit par la beauté d’une jeune fille, lui aurait lancé une
fleur qu’elle aurait « écarté dans un geste plein de dignité ». L’incident outre un « murmure général
d’indignation » aurait entraîné la réaction d’un parent de la jeune fille, Felisberto Caldeira Brant,
l’un des plus éminents personnages de la ville en sa qualité de contratador des diamants. Réputé
pour son caractère irascible, après avoir parlé à l’oreille du juge, ledit Felisberto l’attendrait sur le
parvis de l’église, où l’office terminé, une altercation les opposait. Il frappait alors Bacelar d’un
coup de poignard qui glissait sur un bouton du manteau du juge, et les dragons du roi durent
intervenir pour séparer les partisans de l’un et de l’autre, prêts à en découdre. Finalement le curé
1
L’édition originale est accessible in http://books.google.fr de même que sur le site http://www2.senado.leg.br; une
deuxième édition a été publiée en 1924, suivie de plusieurs autres, postérieures à la publication du Romanceiro da
Inconfidência .
2
Dans l’édition originale : p. 87.
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brandissant un crucifix réussit à calmer les esprits : mais l’affaire dégénéra en conflit qui prit fin au
détriment de Felisberto.
La voix narrative du Romance XI synthétise le récit de l’historien, en insistant sur le cadre
religieux de l’événement en question :
La jeune fille priait
elle priait devant l'autel.
Et comme on voyait bien sur elle
Les yeux du Juge Bacelar !
C'était la Semaine Sainte.
Et l’endroit était sacré.
Rezando estava a donzela
rezando diante do altar.
E como a viam mirada
pelo Ouvidor Bacelar!
Foi pela Semana Santa.
E era sagrado o lugar.
Porte-parole de l’opinion publique dont l’indignation est sous-entendue dans le seul fait
d’insister sur la sacralité pour ainsi dire maximale de l’espace (au pied même de l’autel) et du temps
(la Semaine Sainte, climax du calendrier du catholicisme romain), cette voix commence par
dénoncer la concupiscence des regards que l’homme lançait sur la jeune vierge recueillie. Et lorsque
l’agressivité de ces regards se traduit en acte, le témoin du sacrilège avance une explication :
Les hommes oublient beaucoup,
sous le charme de l’amour.
En rêve, de la demoiselle,
le Magistrat amoureux.
Et en langage d’amant
il lui lança une fleur.
Muito se esquecem os homens,
quando se encantam de amor.
Mirava em sonho, a donzela,
o enamorado Ouvidor.
E em linguagem de amoroso
arremessou-lhe uma flor.
En qualifiant de charme la cause qui aurait déclenché le geste impie, le sujet poétique suppose une
magie a priori connotée positivement ; mais aussitôt, sous l’effet de la rose, autant dire d’un
archétype de la beauté végétale, une sorcellerie maléfique se condense dans les airs :
La fleur tomba sur ses épaules.
Le mal dans l’air tourbillonna.
Felisberto, plein de rage,
son parent, vient protester.
Et c'était la Semaine Sainte.
Et ils étaient devant l'autel.
Caiu-lhe a rosa no colo.
Girou malícia pelo ar.
Vem raivoso Felisberto,
seu parente, protestar.
E era na Semana Santa.
E estavam diante do altar.
La figure féminine sans nom - tout comme les deux autres jeunes filles des Romances IV et
X -, est érigée par le comportement de son parent en dépositaire de l’honneur de la famille. Le
poème ne lui attribue même pas de réaction personnelle, au point qu’on pourrait même s’interroger
sur ce qu’elle pensait du geste du jeune Bacelar.
Très belle était la jeune fille;
très belle aussi était la fleur.
Mais le malheur va toujours
de pair avec la beauté.
Voyez ce poignard qui brille
dans la main de l’Intendant !
Mui fermosa era a donzela.
E mui fermosa era a flor.
Mas sempre vai desventura
onde formosura for.
Vede que punhal rebrilha
na mão do Contratador!
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Cette lamentation sur les malheurs inhérents à la beauté concerne bien la belle, et on
pourrait en déduire que le poignard de Felisberto la menaçait effectivement… Et cela d’autant plus
qu’une ambiguïté avait surgi auparavant, lorsque dans la deuxième strophe il était question d’un
rêve : l’inversion du sujet dans Mirava em sonho, a donzela, / o enamorado Ouvidor peut très bien
signifier qu’elle aussi rêvait d’amour. Mais au bout du compte, ce rêve impossible est sanctionné
dans une violence qui ne vise pas directement la jeune fille :
La troupe monte par la rue
bien vite on l’a appelée.
C’était aux portes de l’église,
et après la fin de l’office.
Voyez cette main qui était
contrite devant l'autel!
Sobe pela rua a tropa
que já se mandou chamar.
E era à saída da igreja,
depois do ofício acabar.
Vede a mão que há pouco esteve
contrita diante do altar!
Sur un bouton glisse le fer :
ainsi le Juge est sauvé ;
Tejuco tout entier murmure,
- qui de haine, et qui d’amour.
Qu'un poignard se dresse dans l'air,
pour la chute d’une fleur !
Num botão resvala o ferro:
e assim se salva o Ouvidor.
Todo o Tejuco murmura,
- uns por ódio, uns por amor.
Subir um punhal nos ares,
por ter descido uma flor!
À la porte du temple, une fois le rituel terminé, une tentative d’assassinat se situe donc sur
un espace-temps frontière par où se matérialise la dualité profane en deux pôles antagonistes. Mais
alors que dans son récit J. F. dos Santos prend parti pour Felisberto et accuse l’autre camp d’agir par
pur intérêt, le sujet poétique du Romance choisit une répartition d’ordre sentimental, laissant encore
supposer que les amours contrariées du Juge et de la belle pouvaient avoir suscité la sympathie
d’une bonne moitié de leurs contemporains. L’héroïne n’en demeurait pas moins reléguée au rôle
d’objet sexuel dont la virginité devait être préservée de tout soupçon en vue du mariage.
Quant au distique final, il couronne en une image symbolique une composition lyrique
finement ciselée en six strophes de six heptasyllabes, où tous les vers pairs des strophes impaires
sont rimés en -ar, tandis que ceux des strophes paires le sont en -or
1
: l’érection du poignard
masculin en contre-point de la chute de la fleur féminine illustre en point d’orgue l’irruption des
forces d’en bas – de l’amour humain et de la sexualité - dans le domaine des forces d’en haut où on
célébrait l’amour divin en un temps annonciateur de la Résurrection du Christ. Le « charme »
profane de l’amour qui règne parmi les hommes suscitait un ferment de discorde dans l’espacetemps sacré de l’Un. L’harmonie du Cosmos orienté vers Dieu se trouvait confronté au Chaos
diabolique.
1
On y retrouve ainsi en alternance les voyelles toniques des deux mots qui constituent le titre du poème.
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2 - Les dragons de l’Apocalypse
Avec le Romance V ou Da Destruição de Ouro Podre, Cecília revient à Diogo de
Vasconcelos et à son História Antiga das Minas Gerais. Sous le titre de Sedição em Vila Rica
l’historien y analyse (p. 351-382), le dernier et le plus grave des conflits qu’eut à résoudre le
représentant de la couronne portugaise, Dom Pedro de Almeida, ce Comte d’Assumar, dont nous
avons déjà parlé, Gouverneur de la capitainerie depuis le 1er Décembre 1717 (Vasconcelos, p. 328).
Ce conflit provenait de l’opposition des potentats locaux - parmi lesquels figurait le plus riche
exploitant des mines de Vila Rica, Pascoal da Silva Guimarães1 -, à l’institution des Casas de
Fundição décidée depuis Lisbonne pour contrôler la circulation de l’or et assurer la perception du
prélèvement du Quinto (un cinquième) destiné au trésor royal.
Le 2 juillet 1720, le Comte d’Assumar signait dans sa propre résidence à Vila do Carmo,
un document par lequel il acceptait toutes les conditions dictées par les insurgés ; le 20 juillet, il
reprenait le contrôle de la situation et faisait incendier Ouro Podre2 - Or Pourri -, le fief de Pascoal
da Silva à Vila Rica ; le lendemain, après une parodie de jugement, il faisait exécuter Filipe dos
Santos, que Diogo de Vasconcelos (p. 376) présente comme le seul véritable héros populaire et
désintéressé d’une révolte qui sans lui, n’aurait pas mérité de passer à la postérité3.
Résidence du Comte d’Assumar à Mariana (Vila do Carmo)
Photo de Guto Magalhães
http://www.skyscrapercity.com/showthread.php?t=587235
1
Selon Vasconcelos (p. 200-202), cet habile administrateur agissait dans l’ombre sans qu’Assumar soit dupe.
D’après Vasconcelos (p. 149), ce nom viendrait de la grande quantité de métal précieux trouvé sur place, et qui aurait
entraîné, en 1705, la première ruée vers l’or qui entrainerait le peuplement de la région.
3
Qualifié de « plebeu de Antônio Dias » Filipe dos Santos, n’appartenait donc pas à la noblesse et résidait dans ce qui
est aujourd’hui un quartier d’Ouro Preto, dont le nom perpétue celui du fondateur de la cité, Antônio Dias.
2
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A partir de l’importante matière historique que proposait sur ce sujet l’ouvrage de
Vasconcelos, Cecília construit cet unique poème - De la destruction d’Ouro Podre - centré sur
l’épisode final de l’incendie, et auquel elle choisit de donner un titre où résonnent des connotations
négatives dépassant la simple référence au nom que portait le domaine de Pascoal da Silva incendié
par les dragons du gouverneur. Et dans ce Romance V, en seize sextilhas d’heptasyllabes présentant
dans les vers pairs une assonance différente suivant la strophe, et donc plus proche des
compositions des cantadores du sertão que du romance proprement dit, c’est une nouvelle voix
féminine qui monopolise la parole.
Identifiée dès le premier vers par une formule de berceuse qui sera reprise en leitmotiv
rythmant la progression de son discours, une mère anonyme prend en charge la narration :
Dors mon petit enfant, dors,
voici venir la fin du monde.
Des chevaux de feu ont surgi :
ils sont au Comte d’Assumar.
Dans ce village d’Ouro Podre
le feu commence à se répandre.
Dorme meu menino, dorme,
que o mundo vai se acabar.
Vieram cavalos de fogo:
são do Conde de Assumar.
Pelo Arraial de Ouro Podre
começa o fogo a lavrar.
Témoin d’un événement censé s’être déroulé récemment, et qu’elle assimile à une vision
d’apocalypse, la mère s’érige en procureur dénonçant les agissements du gouverneur qui n’aurait
pas respecté la parole donnée :
Le Comte à Vila do Carmo
jura de ne frapper personne.
(Voyez donc sur la colline
À quel point il tient parole !)
O Conde jurou no Carmo
não fazer mal a ninguém.
(Vede agora pelo morro
que palavra o Conde tem!)
Cette accusation fait référence au document signé le 2 juillet par le Comte d’Assumar dans
sa résidence de Vila do Carmo (aujourd’hui Mariana), un document que Cecília a trouvé in extenso
dans l’ouvrage de Diogo de Vasconcelos1 et qu’elle utilise donc pour camper d’emblée la figure
négative de l’oppresseur. Mais le lecteur-auditeur non informé, se trouve dans l’obligation de
procéder par recoupements et suppositions pour parvenir à un minimum de compréhension sur ce
qui peut être reproché au représentant de la couronne.
Le réquisitoire se focalise alors sur la personne de Dom Pedro d’Almeida d’abord
subtilement assimilé à Néron en train de contempler l’incendie de Rome :
1
História Antiga, pp. 393-350. Le 12ème des 15 articles de l’accord, exigeait notamment que tous les insurgés
bénéficient d’un pardon général, consigné sur un document portant le sceau royal, enregistré dans tous les lieux officiels
du gouvernorat, et diffusé au son des tambours dans tous les lieux publics. Ce détail en dit long sur la confiance dont
jouissait le représentant du Vice-Roi.
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Don Pedro d’une terrasse
a vu tout le bourg se défaire.
Comte c’est grande vilenie,
que tu commets pour ton mal.
Dom Pedro de uma varanda
viu desfazer-se o arraial.
Grande vilania, Conde,
cometes para teu mal.
Le manichéisme propre à la perspective épique ravale le gouverneur au niveau des Ganelons
et autres traîtres des chansons de geste, dans une interpellation qui fait augurer d’un proche
châtiment. Au regard de l’accusatrice supposé observer les progrès de l’incendie, s’ajoutent les
appels lancés à la cantonade, comme autant d’incitations à condamner le responsable de telles
horreurs :
(Maisons, murs, gens éplorés,
s’abîment au milieu du feu !)
(...)
(Voyez les ombres des soldats,
entre la poudre et le goudron !
Sainte Iphigénie sauve-nous !
- Et c’est cela être chrétien !)
(Casas, muros, gente aflita,
pelo fogo rolando vêm!)
(...)
(Vede as sombras dos soldados
entre pólvora e alcatrão1!
Valha-nos Santa Ifigênia!
- E isto é ser povo cristão!)
Le romance conjoint donc grandiloquence épique et procédés de la poésie lyrique, pour
stigmatiser les agissements de qui, au-delà de son individualité, devient émanation de l’archétype de
la force brutale sur laquelle reposeraient tous les despotismes :
Mais pour maintenir les couronnes,
Il y a toujours l’épée brutale.
Mas o que agüenta as coroas
é sempre a espada brutal.
Par le biais d’une expression ayant valeur de vérité générale, c’est une leçon intemporelle
que l’on prétend dégager de l’exemple d’Ouro Podre ; ainsi celle qui la profère accède au statut
d’interprète des lois supérieures qui régiraient les sociétés humaines. Et nous avons là une des clefs
de la structure profonde de ce Romance V, construit sur le passage du cas particulier contingent, à
l’aphorisme donné comme porteur de l’essentiel.
Cette première « vérité » énoncée au cœur du premier ensemble de quatre sextilhas, est
complétée dans le mouvement suivant centré sur l’évocation du supplice de Filipe dos Santos. Une
fois reprise l’incantation appelant son enfant au sommeil, la mère retrouve le souffle épique pour
souligner l’horreur qu’inspire l’écartèlement de la dépouille du héros :
On l’attacha à des chevaux
qui en frémissant de douleur,
traînaient son corps derrière eux,
ensanglanté, dans la poussière.
Cavalos a que o prenderam,
estremeciam de dó,
por arrastarem seu corpo
ensangüentado, no pó.
L’exagération qui prête aux chevaux la compassion humaine, débouche d’abord sur un
aphorisme somme toute banal :
1
Le détail des explosions vient de Diogo de Vasconcelos, qui précise (p. 375) que la maison de Pascoal da Silva était si
solide que les soldats avaient dû faire exploser des tonneaux de poudre et de goudron pour la détruire.
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Les foules c’est pour les vivants :
mais celui qui meurt, s’en va seul.
Há multidões para os vivos:
porém quem morre, vai só.
Mais partant de ce lieu commun, la voix enchaîne sur un contenu bien moins transparent :
Dans le temps il y a du temps,
sur le rouet de l’ambition
se met en place la toile
des châtiments à venir :
échafaud et supplice attendent,
les petits-fils de la traîtrise.
Dentro do tempo há mais tempo
e, na roca da ambição,
vai-se preparando a teia
dos castigos que virão:
há mais forcas, mais suplícios
para os netos da traição.
Cette transposition du mythe des Parques filant la destinée humaine sous-tend une
prédiction, tout aussi mystérieuse que précise, relative au châtiment que la justice immanente
réserverait à la descendance du Comte d’Assumar. En fait, Cecília avait beau jeu à doter la
protagoniste de ce poème d’une nouvelle facette, en en faisant une pythie capable de prophétiser les
supplices de Luis Bernardo et José Maria de Távora, petits-neveux et non descendants directs du
gouverneur de Minas Gerais1. Injustement impliqués dans l’attentat contre le roi du Portugal D. José
Ier, ils seraient exécutés à Lisbonne en 1759, avec leur père et leur mère, sur ordre du marquis de
Pombal à qui le Roi avait confié l’entière responsabilité du gouvernement, et qui en profitait pour
régler ses comptes avec l’aristocratie portugaise. Quant à D. João de Almeida, second marquis
d’Alorna et fils du Comte d’Assumar, il passerait 20 ans en prison au Portugal, et ne serait libéré
que sur ordre de la Reine Maria Ière, dans le mois qui suivit la mort de Pombal en 1777.
L’établissement d’un tel rapport de cause à effet entre le supplice de Filipe dos Santos et la
mort infamante infligée dans d’horribles souffrances deux générations plus tard à des innocents,
relève de la perspective poétique, et d’une philosophie de l’histoire que la biographie de Cecília
(son intérêt pour la pensée orientale entre autres) permet de mieux appréhender. Rien de semblable
ne transparaît dans les écrits de Diogo de Vasconcelos qui, d’ailleurs, à aucun moment ne
s’intéresse au destin des descendants du Comte d’Assumar.
A cette première vaticination, la voyante de Vila Rica ajoute une nouvelle version de sa
protestation contre la force de l’épée mise au service d’un pouvoir injuste :
Sous la terre et au dessus d’elle,
l’or un jour va se finir.
À chaque cri que pousse un juste,
un bourreau vient le faire taire.
Qui ne vaut rien a la vie sauve ;
les gens biens, ils les font tuer.
Embaixo e em cima da terra,
o ouro um dia vai secar.
Toda vez que um justo grita,
um carrasco o vem calar.
Quem não presta fica vivo;
quem é bom, mandam matar.
1
D. João de Almeida, fils du Comte d’Assumar, avait épousé la fille de Francisco et de Leonor Távora, tous deux
exécutés en place publique en 1759 à Lisbonne, avec leurs fils, Luís Bernardo et José Maria. Les Távora qui périssaient
dans d’atroces supplices n’étaient donc pas les petits-enfants de Dom Pedro.
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Martelée sur quatre vers au rythme identique de 3/7, cette autre protestation impose son
manichéisme sans nuance, au climax du deuxième mouvement du Romance, comme le cri dans
l’absolu du porte-parole des opprimés de tous les temps1.
Le troisième mouvement débute sur le retour à la situation initiale de la mère berçant son
enfant, alors que commenceraient à se dissiper les fumées de l’incendie d’Ouro Podre. Mais la
contemplation des ruines de ce qui désormais portera dans son nom de Morro da Queimada le
rappel du feu destructeur, aboutit à la dénonciation de la cause fondamentale :
et moi je pleure sur toi :
sur tes maisons écroulées,
et sur tes jardins noircis,
sur les cœurs qui ont brûlé
dans la fatalité des flammes
– sur cette soif avide d’or
qui a embrasé toutes les mines.
ponho-me a chorar por ti:
por tuas casas caídas,
pelos teus negros quintais,
pelos corações queimados
em labaredas fatais
- por essa cobiça de ouro
que ardeu nas minas gerais.
En fait, les cœurs des hommes étaient ravagés par des flammes immatérielles, dont celles qui
détruisaient les édifices n’étaient que manifestation visible sur la terre. D’autre part, rapportée à
l’irrationnel d’une fatalité supérieure à la seule volonté humaine, la destruction d’Ouro Podre relève
d’un démon exterminateur agissant au mépris des valeurs de la noblesse :
Ce fut une nuit d’épouvante,
une nuit sans aucun pardon.
Le Comte a dit : « vous êtes libres. »
et a ordonné la prison.
Cela Dom Pedro d’Almeida
C’est pure et simple vilenie.
Foi numa noite medonha
numa noite sem perdão.
Dissera o Conde “estais livres.”
E deu ordem de prisão.
Isso dom Pedro de Almeida
é o que faz qualquer vilão.
Cette puissance des ténèbres renvoyait au chaos originel le monde qu’elle avait reçu mission
d’administrer :
Tant de fumée dans les airs !
Les rues se sont confondues
toute chose a perdu sa place !
Que fumo subiu pelo ar!
As ruas se misturaram
tudo perdeu seu lugar!
S’assimilant alors au juge suprême, la voix accusatrice exige des explications :
Qui vous a donné ce pouvoir,
Monsieur le Comte d’Assumar ?
Quem vos deu poder tamanho,
Senhor Conde de Assumar?
« Je n’avais point juridiction
pour autant, Sire, je sais bien… »
“Jurisdição para tanto
não tinha, Senhor, bem sei...”
Ce dialogue est l’écho, pour ainsi dire miniaturisé, de la lettre que le gouverneur des Mines
1
Ce n’est par hasard que ces quatre vers sonnaient comme un défi à l’encontre de la dictature militaire dans le montage
du Romanceiro da Inconfidência réalisé par Chico Buarque de Holanda et présenté sous forme de drame musical, à la
fin des années 60 à Rio de Janeiro.
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envoyait au Roi João V, le 21 juillet 1720, pour se justifier de l’exécution sommaire de Filipe dos
Santos, lettre dont Diogo de Vasconcelos (p. 376) cite l’extrait suivant :
« Je sais que je n’avais ni compétence ni
juridiction pour procéder de façon si
sommaire… mais il y a une différence entre
vivre une chose et l’entendre dire ; la situation
était si grave qu’il n’y avait pas un instant à
perdre »
“Sei que não tinha competência nem
jurisdição para proceder tão sumariamente...
mas uma coisa é experimentá-lo, outra ouvilo; porque o aperto era tão grande, que não
havia instante que perder”.
Cecília a donc retenu mot pour mot l’aveu de l’abus de pouvoir (mais non les excuses invoquées), et
a formulé cet aveu en y introduisant un vocatif, Senhor, dont l’ambiguïté dans la langue portugaise,
permet une extension que la traduction en français n’autorise pas : au-delà du titre réservé au Roi, il
inclut une allusion à la puissance divine que le souverain représente sur la terre selon les
fondements du droit monarchique. La parenthèse qui suit immédiatement, renvoie d’ailleurs
clairement à cette connotation en faisant remarquer :
(Voyez ces petits tyrans
qui se croient plus que le Roi !
Où la source de l’or coule,
pourrit la fleur de la Loi !)
(Vede os pequenos tiranos
que mandam mais do que o Rei!
Onde a fonte do ouro corre,
apodrece a flor da Lei!)
Le pouvoir royal se justifie ici comme référence à la Loi archétype (doublement signifiée par
la sublimation que sous-entend l’image de la fleur, et par l’emploi de la majuscule). D’ailleurs, cela
correspond à l’étymologie : Rex, celui qui indique la ligne, celui qui fait la séparation entre le sacré
et le profane1. Face à la légitimité du Roi, les tyrans qui imposent à leur niveau une autre loi,
deviennent des agents du mal opérant au détriment de la floraison de l’esprit. L’or recherché pour
satisfaire des désirs d’ordre matériel dégrade et détruit : dans le verbe apodrecer, résonne l’écho
négatif du nom d’Ouro Podre que portait le Morro da Queimada avant l’incendie. Pourtant, dans
cette perspective métaphysique centrée sur une Putréfaction destructrice, la berceuse commencée
sur une vision d’apocalypse prend fin sur un pronostic optimiste :
Dors mon petit enfant, dors,
- que Dieu t’enseigne la leçon
de ceux qui souffrent dans ce monde
de violence et persécution.
Felipe dos Santos est mort :
d’autres, cependant, naîtront.
Dorme meu menino, dorme,
- que Deus te ensine a lição
dos que sofrem neste mundo
violência e perseguição.
Morreu Felipe dos Santos:
outros, porém, nascerão.
Entre les tyrans et Dieu, l’humanité demeurerait donc capable d’assimiler les leçons de
l’Histoire et de susciter en son propre sein les héros incarnant la pérennité d’une énergie supérieure
contraire aux forces d’en bas. Bien évidemment, dans ce contexte, la sédition de 1720 s’inscrit
1
Dictionnaire Historique de la Langue française, Le Robert, Paris, 1993.
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comme le signe précurseur de la conjuration de 1789, et le sacrifice de Filipe dos Santos le bien
nommé, s’entend comme prémonitoire de celui de Tiradentes. Ainsi, face au caractère transitoire
des pouvoirs terrestres qui prétendent se maintenir par la violence, ces héros, même abattus, gravent
dans l’Histoire un message du même ordre que celui des pierres dont la voix du Romance V
proclame la permanence au milieu des ruines d’Ouro Podre :
Il n’y a Comte, ni échafaud,
ni couronne d’aucun roi,
plus solides que ces maisons,
que les pierres de cette ville,
de cette Ville d’Ouro Podre
qui était à Maître Pascal.
Não há Conde, não há forca,
não há coroa real
mais seguros que estas casas,
que estas pedras do arraial,
deste Arraial do Ouro Podre
que foi de Mestre Pascoal.
Finalement, les pierres qui ont résisté au feu dévastateur témoignent symboliquement d’un espoir de
résurrection : cet espoir que portait le prénom du Maître d’Ouro Podre : Pascoal.
Le Romance V ouvre donc sur une perspective positive : la destruction par le feu des
constructions humaines issues de la fièvre de l’or et des valeurs matérialistes, conduit à la révélation
de l’immutabilité des pierres fondamentales, sur lesquelles d’autres édifices pourront s’élever, à
condition que les générations à venir, représentées par cet enfant encore au berceau auquel le
discours du je poétique est à priori destiné, prennent en compte les leçons du passé. Dans ce sens,
les dragons du Comte d’Assumar étaient bien les cavaliers de l’Apocalypse – c’est-à-dire de la
Révélation d’un passé négatif susceptible d’annoncer d’autres Pâques. Mais encore faudrait-il subir
longtemps les revers d’une alchimie néfaste.
3 - La transmutation à rebours
La quête des alchimistes est censée débuter par une longue phase que la tradition identifie
sous l’étiquette d’Œuvre au Noir, et au cours de laquelle la matière première spirituelle doit subir
l’épreuve de la Putréfaction. Mutatis mutandis, si l’on en croit le sujet poétique du Romance II ou
Do Ouro incansável, les orpailleurs des Mines n’auraient pas été capables de franchir cette étape et
se seraient enlisés sur terre :
Mille batées sont secouées
Sur des rivières obscures ;
sur la terre on voit s’ouvrir
des sillons interminables ;
d’infinies galeries pénètrent
sous de profondes montagnes.
Mil batéias vão rodando
sobre córregos escuros ;
a terra vai sendo aberta
por intermináveis sulcos;
infinitas galerias
penetram morros profundos.
De sa cachette tranquille,
l’or arrive ingénu, docile,
il devient poudre, feuille, barre,
prestige, pouvoir, domaine…
De seu calmo esconderijo,
o ouro vem, dócil e ingênuo;
torna-se pó, folha, barra,
prestígio, poder, engenho...
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Tant de lumière ! – il brouille tout :
L’honneur, l’amour et les idées.
É tão claro! – e turva tudo:
honra, amor e pensamento.
Dans cet ensemble de huit sextilhas d’heptasyllabes dont les vers pairs présentent une
assonance différente suivant la strophe (c’est-à-dire à nouveau un mètre caractéristique de la poésie
des cantadores du sertão), la versatilité initiale de l’or devient un dynamisme dominateur dont la
lumière séduit aux dépens des relations humaines :
Sur les rivières s’épuisent
des noirs secouant les batées ;
On meurt de fièvre et de faim
sur la richesse de la terre :
les uns pour des métaux brillants,
les autres des pierres à tailler.
(…)
Haine, cupidité, envie,
tracent la route de l’enfer.
Les rois veulent leurs tributs
– mais il n’y a plus de vassaux.
Mille batées sont secouées,
mille batées sans repos.
Pelos córregos definham
negros a rodar bateias.
Morre-se de febre e fome
sobre a riqueza da terra:
uns querem metais luzentes,
outros as redradas pedras.
(...)
Por ódio, cobiça, inveja,
vai sendo o inferno traçado.
Os reis querem seus tributos
- mas não se encontram vassalos.
Mil bateias vão rodando,
mil bateias sem cansaço.
La richesse matérielle des uns se paie en misère des autres, accrue par la déperdition
infernale des valeurs spirituelles. Quant au mouvement incessant des tamis des orpailleurs, outre
l’infatigable entêtement des hommes, il signifie l’impossible changement de cap que le substantif
cansaço porte dans sa racine étymologique : le latin campso (doubler un cap), que le français
fatigue ou repos ne peut rendre. Et c’est bien cette racine que le titre du poème met en avant avec
incansável en l’appliquant, non pas aux hommes, mais à l’or auquel les hommes se soumettent sans
manifester le désir ni l’intention de le faire changer de cap pour que cette œuvre au Noir débouche
sur une avancée spirituelle. Dans cette nuit désormais généralisée, les métaux supposés précieux
deviennent matériel de prison :
Des spectres descendent des monts,
et des âmes des cimetières ;
tous demandent or et argent,
et tendent des poings sévères,
mais alors on leur fabrique,
d’innombrables chaînes de fer.
Descem fantasmas dos morros,
vêm almas dos cemitérios;
todos pedem ouro e prata,
e estendem punhos severos,
mas vão sendo fabricadas
muitas algemas de ferro.
À cette complainte globalisante vient s’ajouter peu après, avec le Romance VI ou Da
Transmutação dos Metais, une illustration spécifique dont Cecília trouvait les fondements
historiques dans cette même História Antiga das Minas Gerais de Diogo de Vasconcelos qui nous a
déjà servi de repère. En effet, cet ouvrage se termine sur un certain nombre d’additifs, dont le
dernier (et le plus long) se rapporte à Bartolomeu Bueno da Silva, aliás Anhanguera. Ce personnage
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de légende découvrait en 1725 des filons aurifères dans les territoires actuels des États de Mato
Grosso et de Goiás, alors sous la juridiction du gouverneur de la Capitainerie de São Paulo, Rodrigo
César de Menezes. Ce dernier, qui avait demandé au Roi du Portugal d’être remplacé pour raisons
de santé, terminerait néanmoins sa mission au Brésil par un voyage à Cuiabá, l’actuelle capitale de
l’État de Mato Grosso, pour y vérifier la qualité des filons récemment découverts. De là-bas il ferait
parvenir à São Paulo le prélèvement des 20% que la Loi destinait au trésor royal, une ponction
détournée comme le confirme Diogo de Vasconcelos dans ce qu’il qualifie d’énorme scandale :
Huit arrobes d’or destinées à la Cour au titre de l’Impôt dû à Sa Majesté, furent envoyés à São Paulo depuis
Cuiabá où se trouvait encore Dom Rodrigo de Menezes. Lorsque le précieux colis parvint à Lisbonne, le roi
Jõao V ne voulut pas l’ouvrir sans organiser une fête. En monarque fastueux il invita donc des nobles à se
délecter du spectacle de cette montagne d’or. La caisse une fois ouverte, le roi et les nobles tombèrent des
nues ! C’était du plomb1.
Selon l’historien la substitution était l’œuvre du contrôleur Fernandes do Rego avec la
complicité du nouveau gouverneur, Antonio Pimentel, qui récemment installé à São Paulo, tenterait
en vain d’imputer le crime à son prédécesseur. Ce scandale également commenté par Washington
Luís dans son livre consacré à Rodrigo César de Menezes2, est mis en scène dans Os Irmãos Leme3,
roman historique de Paulo Setúbal daté de 1933 ; il fait aussi l’objet d’une analyse très documentée
dans le livre de Afonso de Taunay, Os Primeiros Anos de Cuiabá e Mato Grosso (São Paulo,
Imprensa Oficial, 1949).
Il n’est pas impossible qu’au moment de rédiger son Romance VI, Cecília ait eu en mains
ces divers écrits. Ainsi, la référence aux épousailles princières que le Romance VI place dès le début
au cœur des préoccupations du souverain portugais, pourrait provenir d’Afonso de Taunay lorsqu’il
signale (p. 223) que le gouverneur Pimentel parcourait les agglomérations de la Capitainerie pour
récolter les contributions exigées des résidents en vue de la constitution de la dot que le Brésil
offrirait au mariage « de deux infants portugais avec d’autres infants d’Espagne ». Cependant, seul
un lecteur informé de l’histoire de la péninsule ibérique est en mesure d’identifier ces « infants »
comme étant d’une part D. José, futur Roi du Portugal et sa future épouse Mariana Vitória fille de
1
Enviadas para São Paulo a seguirem para a Corte, vieram de Cuiabá, estando ainda lá Dom Rodrigo, oito arrobas de
ouro pertencentes aos quintos de Sua Majestade. Chegando a Lisboa o precioso volume, não quis D. João V mandar
abri-lo sem festas. Rei faustoso e pois convidou fidalgos ao deleite de verem o monte de ouro. Aberta, porém, a tampa
do caixão, rei e fidalgos caíram das nuvens! Aquilo era chumbo (p. 423-424).
2
Washington Luís, Capitania de São Paulo, Governo de Rodrigo César de Menezes, São Paulo, Editora Nacional,
1938. Il s’agit du Volume 111, série 5, de la collection Brasiliana. La première édition, datée de 1918 est accessible sur
Internet à : http://archive.org/details/capitaniadesop00washuoft.
3
São Paulo, Editora Nacional, collection Brasiliana. Paulo Setúbal suit de très près les sources historiques de ses
romans - sources qu’il se fait même scrupule de citer dans le texte. Cet ouvrage sur les frères Leme fait une large part à
la biographie de Sebastião Fernandes do Rego qui y est présenté comme un aventurier prêt à tout pour faire fortune.
L’épisode de la substitution de l’or royal par du plomb de munition est mis en scène sous le titre “Três caixões de
ouro”. Cf. http://www.dominiopublico.gov.br
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Philippe V d’Espagne, et d’autre part l’infante portugaise Maria Bárbara, promise à D. Fernando
futur Roi d’Espagne.
Sur le plan littéraire, une structure duelle est mise en place dès le premier des huit dizains
d’heptasyllabes de ce Romance VI ou da Transmutação dos Metais dont tous les vers pairs sont
rimés en -ados1 :
On prépare déjà les fêtes
pour ces grandes épousailles
qui seront célébrées sous peu
entre Portugal et Espagne.
Aïe, que de lettres et d’accords
sont rédigés et paraphés !
Aïe, que de questions confuses
posent aux Rois leurs royaumes…
Aïe, combien d’ambassadeurs
pour d’aussi importants messages !
Já se preparam as festas
para os famosos noivados
que entre Portugal e Espanha
breve serão celebrados.
Ai, quantas cartas e acordos
redigidos e assinados!
Ai, que confusos assuntos
são para os Reis, seus reinados...
Ai, quantos embaixadores
para tamanhos recados!
Dans le quatrain initial une voix neutre prend la narration en charge ; et les six vers suivants
émettent des commentaires subjectifs en exclamations systématiquement introduites par la même
onomatopée.
Ainsi, les cinq premières strophes évoquent la Cour de Lisbonne dans l’attente de la
livraison du chargement d’or brésilien : le Roi João V y est qualifié à deux reprises de Rei
faustoso - une expression utilisée par Diogo de Vasconcelos (p. 424) - et accusé de dilapider les
richesses de sa colonie en monuments ostentatoires. Au climax de cette attente, la narration inscrit
la stupéfaction générale lors de l’ouverture des caisses remplies de plomb, tandis que la voix qui
commente annonce les représailles à venir. Quant aux trois derniers dizains, ils mettent en scène les
échos de l’événement au Brésil :
Ceux de Cuiabá et São Paulo,
nobles, esclaves, soldats,
discutent par les chemins
sur les impôts falsifiés.
- Aïe, c’est Don Rodrigo César
(un noble des plus honorables)…
- Aïe, c’est Sébastien Fernandes
(qui a commis tant de crimes) !
Aïe, le Roi est à la recherche,
de ceux qui seront punis.
Cuiabanos e paulistas,
nobres, escravos, soldados,
discutem pelos caminhos
os quintos falsificados.
- Ai, que é D. Rodrigo César
(fidalgo dos mais honrados)...
- Ai, que é Sebastião Fernandes
(com muitos crimes passados)!
Ai, que o Monarca procura
os que vão ser castigados.
Énoncés selon le schéma initial, ces commentaires s’avèrent d’abord ambigus, au contraire
des conclusions très claires des historiens qui disculpaient D. Rodrigo et rejetaient la responsabilité
du crime sur Sébastien Fernandes avec la complicité de Pimentel, le nouveau gouverneur que le
1
C’est donc bien un romance, mais plus riche que le schéma traditionnel qui exige seulement une assonance unique
tout au long des vers pairs.
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Romance ne mentionne pas. Mais dans la séquence le poème reprend les remarques de Washington
Luís et de Taunay sur l’implication supposée de la Providence1 :
(Et un homme dit que l’échange,
au-dedans des caisses fermées,
était l’œuvre de la Providence
contre le Roi et ses péchés…
Aïe que tant d’arrobes d’or
ont exténué le sertão…
Aïe qu’on est fort loin de tout
et les yeux des rois sont fermés...
Aïe que la Providence parle
au nom des hommes malheureux…)
(E diz um homem que a troca,
dentro dos caixões fechados,
obra foi da Providência
contra o Rei, mais seus pecados...
Ai que tanta arroba de ouro
deixa os sertões extenuados...
Ai que tudo é muito longe,
e os reis têm olhos fechados...
Ai, que a Providência fala
pelos homens desgraçados...)
C’est une fois encore l’occasion pour Cecília de déplorer la malédiction de l’or, tout en incriminant
le pouvoir royal et ses affidés, occupés à détourner pour leur bénéfice matériel les richesses
extorquées à la terre et au peuple du Brésil.
Enfin, l’ultime dizain, imprimé au milieu de la page et en italique dénonce un unique
scélérat comme réalisateur de cette alchimie négative :
Sébastien Fernandes Rego
parcourait tous les villages,
et de son grand regard sévère,
poursuivait tous les malfaiteurs.
Aïe, mais il ne poursuivait
que des bandits pleins d’argent…
Aïe, il connaissait les secrets
des coffres bardés de fer…
Et aïe ! en plomb il a changé
l’or dans les caisses scellées…
Sebastião Fernandes Rego
andara pelos povoados
com grandes olhos severos,
sempre a perseguir malvados.
Ai, porém só perseguia
bandidos endinheirados...
Ai, conhecia os segredos
dos cofres aferrolhados...
E ai! trocara em grãos de chumbo
o ouro, nos caixões selados...
La voix historique du quatrain aura donc maintenu jusqu’au bout son apparente impartialité
d’observateur extérieur, laissant à la voix populaire impliquée dans les événements le soin de
dévoiler les clefs de la mystification - Vox Populi, vox Dei?
En fait, sur le plan symbolique, le contenu de ce Romance VI s’inscrit en contradiction des
connotations positives que son titre comporte : Transmutation des Métaux s’entend, à priori, comme
écho de la démarche alchimique par laquelle l’adepte de l’Art Royal, progressant sur la voie de la
1
Le peuple, dans son ingénuité, n’y vit que
l’intervention de la Divine Providence transformant
l’or en plomb pour le châtiment de ceux qui, dans le
but de flatter le monarque et d’en recevoir des
grâces, extorquaient aux pauvres misérables en
larmes les rendements et les esclaves susceptibles
d’augmenter les impôts royaux.
O povo, o ingênuo povo, só viu no facto a
intervenção da Divina Providência, transformando o
ouro em chumbo, em castigo daquelles que, para
lisonjear o monarcha e grangear-lhe as graças,
extorquiam dos pobres miseráveis em lágrimas as
fazendas e escravos com que engrossassem os
quintos reaes. W. Luís, op. cit, p. 265-266.
Ce jugement est repris presque mot pour mot par Taunay (p. 223) qui utilise l’expression de « transmutation de l’or en
plomb » et précise les sources qui ne figurent pas chez W. Luís, à savoir la chronique de José Barbosa de Sá, Relação
das povoações do Cuiabá e Mato Grosso de seus principios até os presentes tempos, datée de 1775.
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réalisation spirituelle, avec du plomb fabrique de l’or. Ici, la folie matérielle de l’or qui frappe le
souverain, conduit à l’inversion des valeurs, et l’or, apanage royal, se manifeste sous les apparences
du plomb aux regards de João V et de sa cour. Faustoso, c’est-à-dire fastueux sans doute, mais aussi
émule du Docteur Faust, le Roi du Portugal qui transmuait en festins, cadeaux, monastère de Mafra
et autres dépenses somptuaires la souffrance des hommes dans ses terres lointaines du Brésil,
méritait effectivement un avertissement de la Providence, au nom des opprimés.
Dans ce contexte Sebastião Fernandes Rego, tout criminel qu’il fût aux yeux de la justice
d’en bas, n’en devient pas moins l’agent de la Diké à l’œuvre dans un avatar poétique de la tragédie
grecque. Pour ce faire, Cecília modifiait à sa manière le témoignage des historiens sur les dires du
peuple : pour eux, la naïveté foncière faisait affirmer que cette transmutation faussée signifiait le
châtiment divin s’abattant sur les fonctionnaires de la Couronne au Brésil - et non sur le Roi, dont
les péchés auraient aussi justifié une telle punition, comme le prétend, sans être taxée de sottise, la
vox populi du Romance VI.
Sur ce climax exemplaire prend fin l’évocation de la malédiction de l’or dans un premier
cycle de poèmes qui toutefois ne se limite pas à la seule perspective moralisante de la sanction
d’une Putréfaction qui ne déboucherait pas sur l’Œuvre au Noir régénératrice.
II – L’ŒUVRE AU NOIR
1 - La trilogie de Chico-Rei
Le sort des esclaves noirs travaillant dans les mines, fait l’objet d’une unité dont la première
composante, le Romance VII, ou Do Negro nas Catas (Du Noir dans les Mines) se présente a priori
comme une élégie déplorant le traitement des africains déportés dans les gisements de diamant et
forcés à travailler avant le lever du jour dans les lits des rivières :
On entend chanter le noir
mais le jour est loin encore.
Est-ce pour l’étoile de l’aube
et ses rayons d’allégresse ?
Est-ce pour quelque diamant,
brûlant en si froide aurore ?
Já se ouve cantar o negro
mas inda vem longe o dia.
Será pela estrela d’alva,
com seus raios de alegria?
Será por algum diamante
a arder, na aurora tão fria?
En cinq sextilhas d’heptasyllabes dont seuls les vers pairs ont une assonance spécifique à
chaque strophe - c’est-à-dire à nouveau le mètre qu’utilisent de préférence les cantadores du sertão
– une voix anonyme s’interroge sur les mélopées manifestant dès l’aube, dans un espace
géographique non déterminé et sur les versants d’une montagne sans nom, l’existence d’un univers
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où s’opposent oppresseurs et opprimés :
On entend chanter le noir,
dans l’agreste immensité.
Ses maîtres dorment encore :
qui peut savoir de quoi ils rêvent !
Mais les intendants surveillent,
les yeux rivés sur le sol.
Já se ouve cantar o negro,
pela agresta imensidão.
Seus donos estão dormindo:
quem sabe o que sonharão!
Mas os feitores espiam,
de olhos pregados no chão.
La référence aux cantilènes inscrite en leitmotiv dans le premier vers de chacune des cinq
strophes suggère le caractère fédérateur des chants qui rythment le travail. Au-delà du détail
folklorique, ces vissungos1, avec l’appel à la lumière promise par l’étoile du matin, pourraient servir
de support à un espoir d’un autre ordre : que les feux de l’aurore qui s’annonce en haut (aurea
hora : l'heure d'or de la réalisation), se concrétisent en bas dans la splendeur d’un diamant, sous le
regard des acolytes que les maîtres ont délégué pour veiller à ce qu’aucune pierre ne soit détournée.
Et cet espoir anime des êtres en situation de désintégration physique et psychologique :
On entend chanter le noir.
Quelle nostalgie dans les monts !
Les corps ici dans ces eaux,
- les âmes en terre lointaine.
Et dans chaque vie d’esclave
quelle sourde guerre perdue !
Já se ouve cantar o negro.
Que saudade pela serra!
Os corpos naquelas águas,
- as almas por longe terra.
Em cada vida de escravo
que surda perdida guerra!
Apparemment vaincus en ce milieu pourtant dressé vers le ciel, les corps des opprimés
résistent à la désagrégation en consacrant la nostalgie de l’ailleurs qui les maintient unis, à la
recherche des pierres de lumière dont la vertu les délivrerait :
On entend chanter le noir.
Où est-ce qu’on les trouvera
ces étoiles sans défaut
qui libèrent de l’esclavage,
ces pierres qui, mieux que les hommes,
portent la lumière au cœur ?
Já se ouve cantar o negro.
Por onde se encontrarão
essas estrelas sem jaça
que livram da escravidão,
pedras que, melhor que os homens,
trazem luz no coração?
On entend chanter le noir.
La brume pleure, voici l’aube.
Une petite pierre, rien :
la liberté, c’est une grande…
Já se ouve cantar o negro.
Chora neblina, a alvorada.
Pedra miúda não vale:
liberdade é pedra grada...
La brume annonciatrice de la blancheur de l’aube signifierait-elle la compassion de la
nature accompagnant de ses larmes les espoirs voués une fois de plus à l’échec ? À moins que,
depuis ce magma de terre et d'eau où les esclaves s'activent et que la pluie de lumière vient
1
Le vissungo se compose d’une partie en solo (le boiado) à la charge de celui qui dirige les travaux, suivi de la réponse
en chœur de ses compagnons (le dobrado) qui peut être rythmé ou non par l’accompagnement des outils utilisés durant
le travail. Cf. Aires da Mata Machado Filho, O negro e o garimpo em Minas Gerais, Belo Horizonte, Itatiaia, 1985, p.
65, et le numéro spécial du Suplemento Literário de Minas Gerais, Octobre 2008, in :
http://www.cultura.mg.gov.br/images/documentos/2008-outubro-especial.pdf.
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féconder, au climax même de la dissolution, les mélopées ne rythment la sublimation de la
souffrance ?
(La terre toute triturée ;
et toute l’eau dessus dessous…
(A terra toda mexida;
a água toda revirada…
Dieu du ciel, est-ce donc possible,
de tant souffrir et n’avoir rien !)
Deus do céu, como é possível
penar tanto e não ter nada!)
Agent et matière de sa propre alchimie, en se décantant dans la boue de la Nigredo où
gisent les pierres précieuses, l’esclave noir chante sa possible rédemption par la Pierre de la Liberté,
promise par les lueurs de l’aube – de l’Albedo. Alors la protestation finale du sujet poétique
sollicitant l’intervention de la Divinité sonnerait comme un point d’orgue sur lequel pourrait
s’enclencher l’étape positive.
A ce niveau, le titre du poème se charge de connotations métaphysiques : ce noir singulier
n'est plus un collectif porteur de signification raciale ; et le terme brésilien de Catas, par delà la
référence aux gisements diamantifères, révèle son étymologie latine – captare : prendre, fixer, sur
laquelle se greffe l'écho du préfixe grec Kata : de bas en haut. L'esclavage dans les mines de
diamant sert de support à une parabole de l'Œuvre au Noir. Dans la ligne de toutes les quêtes
spirituelles, au-delà de l'héritage platonicien du christianisme, cette parabole assimilant la lumière à
la Liberté concerne l'humanité tout entière.
Ainsi présentée dans le Romance VII sous les apparences de sa seule perspective négative,
cette même parabole se développe et révèle sa positivité dans le Romance VIII, do Chico-Rei (Du
Roi Francisco) où la parole est donnée de bout en bout à un personnage que Cecília a emprunté à
nouveau à Diogo de Vasconcelos.
En effet, toujours dans son História Antiga das Minas Gerais, alors qu’il dressait un bilan
sans concession de l’exploitation de la main d’œuvre esclave, l’historien rapportait ce qu’il
qualifiait de « légende poétique » répandant « une immense lumière sur les tableaux de cette sombre
époque ». Et il ajoutait que cet exemple avait paru si dangereux à la Couronne que le Roi du
Portugal (mais il ne précise pas lequel) aurait pris les mesures pour contrôler les affranchissements
d’esclaves afin qu’un pouvoir noir ne puisse s’établir au Brésil.
À l’en croire donc, Chico (hypocoristique de Francisco), un chef de tribu capturé en
Afrique, aurait été déporté avec tous les siens dans les mines d’Ouro Preto ; il y aurait réussi à
acheter la liberté de son fils d’abord, ensuite celle d’un compagnon et la sienne propre, et
finalement celle de toute sa tribu, grâce au rendement de la mine d’or qu’il exploitait (mais Diogo
de Vasconcelos ne donne aucune information sur la manière dont elle aurait été acquise). Et dans le
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cadre d’une Confrérie religieuse, Chico-Rei aurait construit une sorte d’État africain dont il était le
monarque, en authentique précurseur de ce que le chroniqueur qualifiait de « socialisme chrétien »1.
Dans l’œuvre de Cecília, Le Romance de Chico-Rei, que rien ne qualifie de légende, peut
être interprété comme la transcription d’un de ces vissungos sur lesquels s’interrogeait le sujet
poétique du poème précédent. Sept sextets - un distique de pentasyllabes, suivi d’un quatrain
alternant un vers de huit et un vers de cinq syllabes -, caractérisés par une syntaxe simpliste et des
sonorités susceptibles d’évoquer les danses africaines, développent le discours du roi noir : il
s’adresse collectivement aux siens, en détachant systématiquement à la fin du troisième vers de
chaque strophe le vocatif povo qui rythme la composition sur les sept reprises de ce leitmotiv
constituant la seule rime du poème. Ainsi se trouve mis en valeur le charisme du chef source de la
solidarité sur laquelle cristallise le succès d’une entreprise reposant sur des valeurs autres que celles
qui fondaient le système d’exploitation colonial. Voici d’abord, en négatif, le souverain portugais,
sous l’apparence d’un Léviathan réclamant son tribut :
Un Tigre rugit
sur les bords de mer.
Allons creuser la terre, ô peuple,
entrer dans les eaux ;
le Roi veut davantage d’or, toujours,
pour le Portugal.
Tigre está rugindo
nas praias do mar.
Vamos cavar a terra, povo,
entrar pelas águas;
o Rei pede mais ouro, sempre,
para Portugal.
Sur des plages non localisées, qui pourraient aussi bien être celles du Brésil où arrivaient
les navires négriers que celles d’Afrique d’où embarquaient les captifs, face à l’appétit de ce
monstre insatiable, l’ex-monarque du Congo en une série d’impératifs diversifiés invite à l’action
solidaire :
Le trône est de lune,
étoile et soleil.
On va ouvrir la boue, mon peuple,
fouiller dans les cailloux,
négresse enferme en ta tignasse,
ce voile de poussière d’or !
O trono é de lua,
de estrela e de sol.
Vamos abrir a lama, povo,
remexer o cascalho,
guarda na carapinha, negra,
o véu do ouro em pó!
Dans les mines des montagnes à l’écart des espaces où règne la lumière royale des astres
du jour et de la nuit, ces impératifs rythment le travail à la recherche d’un trésor enfoui dans une
terre hostile. Reprenant au récit de Vasconcelos le détail des noires se lavant la tête dans le bénitier
à l’entrée de l’Église du Rosaire pour y déposer la poudre d’or dissimulée dans leur chevelure,
l’objurgation du Roi oriente le comportement des femmes au bénéfice de la communauté.
1
História Antiga, 1999, note 19, p. 344.
Sous le titre de Chico Rei, nem História e nem Lenda: é só uma Nota de Rodapé, cette version est disqualifiée par
Tarcísio José Martins, in: http://www.mgquilombo.com.br/Artigos/pesquisas-escolares.
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Bien loin à Luanda,
il faisait bon vivre ;
Frappe et pioche avec moi, mon peuple,
descend dans les grottes !
Là-bas où coule le Congo,
moi aussi j’ai été Roi.
Muito longe em Luanda,
era bom viver.
Bate a enxada comigo, povo,
desce pelas grotas!
Lá na banda em que corre o Congo
eu também fui Rei.
Le monarque déchu s’impliquant dans la reconstruction d’un prétendu bonheur, la
nostalgie de l’Angola perdu dynamise la descente sous la terre. Et le premier résultat surgit :
Toute la terre est mine :
l’or s’y ouvre en fleur…
Voici mon fils libre, mon peuple,
- venez nous affranchir,
vous, mon Prince, qui étiez captif,
et désormais libre !
Toda a terra é mina:
o ouro se abre em flor...
Já está livre o meu filho, povo,
- vinde libertar-nos,
que éreis, meu Príncipe, cativo,
e ora forro sois!
C’est là le processus de récupération évoqué par Diogo de Vasconcellos : avant même
d’obtenir son propre affranchissement, Francisco assurerait d’abord la liberté à son fils, garantissant
de la sorte la pérennité de la monarchie pour la génération à venir. La descente aux enfers menait
ainsi au rameau d’or, source de liberté. Dans le vocatif par lequel le Père proclame l’avènement du
Fils - meu Príncipe -, la langue portugaise révèle le Principe supérieur de l’égrégore1, le centre du
dynamisme porteur de la transmutation promise à la totalité de la nation. Le monarque réduit en
esclavage avait conservé intact le pouvoir de guide spirituel chargé d’indiquer la ligne droite auquel
renvoie l’étymologie de son titre de Roi. Dès lors, son chant relève du niveau métaphysique et la
rédemption collective n'est que question de temps :
Plus d’or, et plus d’or,
encore ils en veulent.
Tête basse espère, mon peuple,
la captivité
déjà glisse de nos épaules,
et ne pèse plus.
Mais ouro, mais ouro
ainda vêm buscar.
Dobra a cabeça e espera, povo,
que este cativeiro
já nos escorrega dos ombros,
já não pesa mais.
Les exigences des oppresseurs deviennent les stimulants d’une espérance aux effets déjà
sensibles, et la fête ne tarde guère à couronner la communion dans l’unité maintenant manifestée
dans la lumière aux yeux de tous :
Regarde la fête :
elle est rouge et bleu.
Chante et danse ça y est, mon peuple,
maintenant tous libres !
Louée la Vierge du Rosaire,
vêtue de lumière.
Olha a festa armada:
é vermelha e azul.
Canta e dança agora, meu povo,
livres somos todos!
Louvada a Virgem do Rosário,
vestida de luz.
1
Égrégore: entité spirituelle collective, récepteur-diffuseur d'influences bénéfiques, à la fois bouclier protecteur et
source d'énergie pour ceux qui y participent (cf. Michel Mirabail, Dictionnaire de l’Ésotérisme, Privat, Toulouse, 1981).
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Ainsi à l’opposé du Roi du Portugal et des ses affidés qui transformaient en plomb l’or du
Brésil, le poème érige-t-il le Roi noir d’Ouro Preto galvanisant les énergies des siens, en agent de la
transmutation faisant de la fièvre de l’or un moyen de libération. Désormais, Francisco peut
organiser les réjouissances d’un peuple qui n’a plus rien à craindre d’un Léviathan désormais tourné
contre les anciens oppresseurs :
Un Tigre rugit
sur les bords de mer…
Désormais, c’est les blancs, mon peuple,
les pauvres captifs !
Vierge du Rosaire, laissez-nous
reposer en paix.
Tigre está rugindo
nas praias do mar...
Hoje, os brancos também, meu povo,
são tristes cativos!
Virgem do Rosário, deixai-nos
descansar em paz.
Après la nigredo du Romance VII, le Romance VIII de Chico-Rei ouvre bien la voie du Grand
Œuvre, par le Rameau d'Or et sous les auspices de la Vierge du Rosaire – c’est-à-dire sous le signe
de la Rose alchimique, dans la célébration du culte de la lumière retrouvée. La malédiction s’est
transmuée en bénédiction, car le Roi Chico avait su également choisir outre la protection d’un
avatar de la Grande Mère celle d’une autre de ses suivantes : Sainte Iphigénie. Originaire de Nubie
– la haute vallée du Nil dans l’actuel Soudan réputée pour être au temps des Pharaons un important
centre de gisements aurifères1 - cette vierge noire, cause du martyre de Saint Mathieu2, s’offrait
dans le panthéon catholique en patronne idéale à laquelle pouvaient avoir recours Francisco et ses
frères. Diogo de Vasconcellos s’y référait dans sa fameuse note de pied de page :
Étant donné qu’à cette époque toute Confrérie était
liée au concept religieux de saint patron, celle-ci se
plaça sous le patronage de Sainte Iphigénie, dont
l’intercession fut si utile ; et de cet exemple naquit
l’ardeur du culte voué encore de nos jours à la statue
miraculeuse du quartier du Alto da Cruz ; les membres
de la Confrérie construisirent le beau temple qui existe
là-bas sous l’invocation de la Vierge du Rosaire; le 6
janvier, le monarque, la reine et les princes, revêtus de
leurs habits royaux, étaient conduits à l’église en
bruyantes fêtes africaines pour assister à la messe
chantée ; puis ils parcouraient les rues dans leurs
danses caractéristiques rythmées par des instruments
indigènes d’Afrique. C’était le Royaume du Rosaire,
une fête imitée dans toutes les localités de Minas.
Como naquele tempo toda Irmandade estava
unida à idéia religiosa de um santo patrono,
tomou esta o patronato de Santa Ifigênia, cuja
intercessão foi-lhes tão útil; e deste exemplo
nasceu o culto ardente que se vota ainda à
milagrosa imagem do Alto da Cruz. Os irmãos
erigiram o belo templo que existe sob a
invocação do Rosário. No dia 6 de janeiro o rei,
a rainha, e os príncipes, vestidos como tais,
eram conduzidos em ruidosas festas africanas à
igreja para assistirem à missa cantada; e depois
percorriam em danças características, tocando
instrumentos músicos indígenas da África, pelas
ruas. Era o Reinado do Rosário, festas que se
imitaram em todos os povoados de Minas3.
1
Parmi les hypothèses avancées sur l’origine du nom même de cette région figure Nébou le terme qui en égyptien
désigne l’or, et dont pourrait dériver le nom de la ville de Pnoubs, située dans les régions aurifères de Koush-nord, au
niveau de la troisième cataracte du Nil. Cf. http://nubie-international.fr/.
2
St Mathieu aurait été assassiné sur ordre du Roi Hirtacus qui avait du renoncer à épouser Iphigénie après un sermon où
le saint démontrait que, vouée au Roi des Cieux, elle ne pouvait donner sa virginité à un souverain de la terre.
3
Selon Tarcísio José Martins, Vasconcellos confond le Reisado (fête des Rois Mages, le 6 janvier, instituée au Brésil à
la fin du XVIIIe s. (donc bien après le prétendu règne de Xico) avec le Reinado do Rosário (consacré au Royaume de la
Vierge du Rosaire) célébré de la fin juillet au 15 août. Cf. http://www.mgquilombo.com.br/Artigos/pesquisas-escolares.
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Et c’est en compagnie de sainte Iphigénie qu’avec le Romance IX ou de Vira-e-Sai, ultime
poème de cette trilogie sur l’esclavage, Cecília met en scène une incursion de la sainte dans la mine
de Chico-Rei.
Santa Efigênia - Capela do Rosário dos Pretos – Ouro Preto
La statue arbore une représentation de son couvent sauvé par St Mathieu de l’incendie que le Roi Hirtacus avait fait
allumer; par miracle les flammes s’étaient retournées pour consumer le palais royal. http://www.asminasgerais.com.br
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La structure formelle du poème s'établit sur sept quatrains d’enéasyllabes non rimés. Avec
ce mètre plutôt rare, et que Cecília n’utilise que deux fois dans le Romanceiro, nous sommes loin du
romance en particulier et de la poésie populaire en général, même si le lexique et la syntaxe donnent
l’impression d’un langage peu élaboré.
Dans un premier temps, la dramatisation comporte le voyage aller de la vierge noire pour
travailler dans la mine auprès de ses protégés :
Sainte Iphigénie princesse nubienne,
descend les montagnes et vient travailler,
au milieu des pierres, au milieu des eaux,
avec son pouvoir surnaturel.
Santa Ifigênia, princesa núbia,
desce as encostas, vem trabalhar,
por entre as pedras, por entre as águas
com seu poder sobrenatural.
Sainte Iphigénie brandit son flambeau ;
elle cherche la mine du Roi Francisco :
si noirs au fond de la montagne noire,
que la sainte noire à peine les voit.
Santa Ifigênia levanta o facho;
procura a mina do Chico-Rei:
negros tão dentro da serra negra
que a santa negra quase os não vê.
Sa catabase la conduit du ciel à ces enfers de terre et d'eau évoqués dans les romances
antérieurs. Là-bas, son pouvoir surnaturel est matérialisé par le feu qu'elle dresse vers le ciel pour
d’abord y distinguer ses frères de couleur, et ensuite opérer en catalyseur des énergies dispersées à
l'intérieur opaque du monde minéral :
Pitié pour ces hommes princesse nubienne,
Quand ils débroussaillent ils pensent à vous !
Car tous vos bijoux et toutes vos fleurs
Se gagnent ici en fer et sueur !
Ai destes homens, princesa núbia,
rompendo as brenhas, pensando em vós!
Que as vossas jóias, que as vossas flores
aqui se ganham com ferro e suor!
Les gnomes chtoniens qui s'agitent dans ces profondeurs n'en sont pas moins unis dans une
dynamique dont la Sainte est l'inspiratrice et la bénéficiaire, par le biais du culte qui lui est rendu en
offrandes. Et lorsque, en un deuxième temps, elle entre sur le territoire de Chico-Rei, elle y coagule
sur son propre corps la végétation significative de la fleur d'or :
Sainte Iphigénie princesse nubienne,
marche dans la mine du Roi Francisco.
Des feuillages d’or, des racines d’or
dans ses vêtements viennent se coller.
Santa Ifigênia, princesa núbia
pisa na mina do Chico Rei.
Folhagens de ouro, raízes de ouro
nos seus vestidos se vêm prender.
Ce miracle cristallise sur l’entité divine la poudre des gisements aurifères de la province
d’Afrique d’où elle est censée provenir. Et au centre de la dynamique qu'elle dirige, la
transmutation atteint son apogée :
Sainte Iphigénie demeure invisible,
tout le long du jour parmi les esclaves.
On entend les noirs chanter leur bonheur.
Toute la montagne se fait poudre d’or.
Santa Ifigênia fica invisível,
entre os escravos, de sol a sol.
Ouvem-se os negros cantar felizes.
Toda a montanha faz-se ouro em pó.
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Les chants qui rythment le travail forcé du lever au coucher du soleil signifient désormais,
non plus une réaction contre une exploitation harassante, mais une harmonie spirituelle jubilatoire
accompagnant l'ultime étape de la réalisation alchimique.
Principe féminin de la libération des noirs – une réalité inscrite dans l'étymologie de son
titre historique de princesse de Nubie repris en leitmotiv à la rime du premier vers de cinq des sept
quatrains – Iphigénie redouble l'œuvre fédératrice du Roi Francisco et de son prince de fils mis en
scène antérieurement. Quant à l'assomption finale de la vierge africaine, elle transpose dans le sacré
le geste que selon Diogo de Vasconcelos, les noires accomplissaient à l'entrée de l'église du Rosário
de Vila Rica en déposant dans le bénitier l’offrande de la poudre d’or de leurs chevelures :
Sainte Iphigénie princesse nubienne,
monte sur la pente et presqu’en dansant.
Elle secoue tout l’or des pieds, du manteau,
appelle ses anges, se retourne et part.
Santa Ifigênia, princesa núbia,
sobe a ladeira quase a dançar.
O ouro sacode dos pés, do manto,
chama seus anjos, e vira-e-sai.
La sainte patronne des esclaves prend donc congé des siens et de la terre, en une révérence
clôturant son intervention sur l’amorce d’un pas de danse, signature culturelle caractéristique des
« nations » africaines. Cecília adaptait de la sorte la légende des Vira Saias qui attaquaient les
convois d’or destinés à la Couronne portugaise, et dont la mémoire s’est perpétuée à Ouro Preto
dans ce nom de Vira-Saia sous lequel est toujours connue la rue en pente de Santa Ifigênia menant
au lieu-dit du Alto da Cruz, où s’élève le sanctuaire de la Vierge du Rosaire des Noirs1.
Oratoire de Vira-saia à Ouro Preto
Photo de Rubens Almeida http://www.panoramio.com/
1
Les Vira-Saias attaquaient les convois d’or en utilisant le signal convenu avec Antonio Alves, un commerçant d’Ouro
Preto qui orientait la statue de la Vierge de l’oratoire au carrefour du Alto da Cruz en fonction des informations dont il
disposait, suivant que le convoi empruntait un chemin ou l’autre ; d’où l’expression vira e sai (tourne et s’en va)
déformée en Vira Saia (tourne juppe) (Lúcia Machado de Almeida, Passeio a Ouro Preto, São Paulo, 1971 : p. 78-85).
Et attribué à la rue de cette ville portant officiellement le nom de Santa Ifigênia.
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Nossa Senhora do Rosário dos pretos à Ouro Preto
Photo de Rodrigo Motta
http://www.flickr.com/photos/rmotta/2058593346/sizes/o/in/photostream/
Dans la séquence du chant de Chico-Rei, l’apparition de Santa Ifigênia et son action
illustrent le pouvoir surnaturel résultant de la conjonction des énergies du peuple noir autour d’une
Image de la Grande Mère d’Afrique enrichie des qualités habituellement attribuées au seul
Archétype paternel. Au-delà de l’apparente naïveté d’une religiosité de patronage, la mise en scène
de ce prodige relève de la perspective métaphysique dans laquelle la Poésie manifeste la puissance
d’un égrégore. Alors que dans le Romance XII, de Nossa Senhora da Ajuda, Notre-Dame du Bon
Secours, Vierge Blanche figée dans sa niche de la chapelle de Pombal ne pourra rien pour sauver le
futur Tiradentes de l’échafaud qui l’attend, la Vierge Noire, elle, descend du ciel et partage la lutte
de ses frères qui l'ont élue comme icône de leurs aspirations à la liberté. Munie du flambeau de la
lumière d'en haut elle anime la transmutation alchimique d'en bas, de telle sorte que l'or matériel
exigé par les maîtres et produit par les esclaves, devienne l'instrument de leur libération dans le
cadre même du système imaginé par les exploiteurs pour motiver les exploités. Dépourvue des
insignes d'une royauté fallacieuse, sans le sceptre, ni le manteau ni la couronne qui ornent la statue
chrétienne et néanmoins impuissante de la chapelle de Pombal, La Grande Mère Africaine est
descendue sur le territoire des blancs conjuguer son ardeur féminine à la vigueur masculine de
Chico-Rei, illustrant de la sorte la signification de la racine grecque de son nom : Iphigénie, "née
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avec le pouvoir"1. En fait, la réussite de son protégé, le roi Francisco, n’est qu’une exception
rarissime dans un contexte historique négatif où seule une légende peut servir de base à une
interprétation poétique. Et cela d’autant plus que le cas de Chico-rei met en exergue un processus
par lequel un « bon noir » se serait adapté au système, sans le combattre dans la révolte : ce roi noir
n’était pas le chef d’un quilombo, mais le dirigeant d’une confrérie religieuse fondée sur les valeurs
du christianisme dominant.
Au bout du compte, les trois romances que nous venons d’analyser forment un ensemble
cohérent : ils dénoncent la cupidité individualiste des oppresseurs blancs sur qui la richesse de la
terre s’est retournée en malédiction ; ils lui opposent la solidarité des opprimés, et en se fondant sur
la symbolique de la tradition Hermétique, ils reprennent la dimension historique de l’esclavage pour
déboucher sur une parabole prônant la toute puissance de l’esprit sur la matière.
Une cohérence d’un autre ordre se fait jour dans le cycle des sept romances qui évoquent la
fin du « règne » d’un couple hors-norme sur les terres du diamant.
2 - Les diamants de Chica da Silva
À la source de ce nouveau cycle nous retrouvons les Memórias do Distrito Diamantino de
Joaquim Felício dos Santos, qui, une fois Felisberto Caldeira Brant évincé de son poste de
contratador, évoquait l’immense richesse dont faisaient étalage son successeur le portugais João
Fernandes de Oliveira et sa concubine, Chica da Silva, une esclave affranchie avec qui il vivait
depuis 17532.
Sur le plan formel, trois de ces poèmes (les Romances XIV, XVIII et XIX) présentent
chacun une structure spécifique, et peuvent être lus comme autant d’interventions de porte-paroles
de l’opinion publique - à la manière du chœur de la tragédie antique - commentant a postériori les
faits dramatisés par la voix unique qui s’exprime dans les quatre autres. En effet ceux-ci (XIII, XV,
XVI et XVII), sont construits sur un schéma identique : il s’agit d’heptasyllabes organisés en
strophes de douze vers, dont chacune présente une assonance unique dans tous les vers pairs. C’est
donc une variation du type traditionnel qui, lui, exige une assonance unique dans tous les vers pairs
tout au long du poème. De plus, si le nombre de strophes diffère, la structure narrative est unique :
une voix anonyme rapporte les événements, et se prétend en mesure de citer, non seulement les
paroles des personnages mis en scène dans son discours mais encore d’avoir accès à leurs pensées.
1
Cf. Rosário F. Mansur Guérios, Dicionário Etimológico de nomes e sobrenomes, ed. Ave Maria, São Paulo, 1973.
Entre 1753 et 1770, année de son départ de Tejuco, João Fernandes aurait eu treize enfants de Chica, et les aurait tous
reconnus, ce qui constituait une remarquable exception dans le système social en place (Júnia Ferreira Furtado, Chica
da Silva e o Contratador dos diamantes, São Paulo, 2003, p. 121).
2
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Ce narrateur omniscient aurait donc versifié un épisode de l’histoire de Minas, à la manière des
ménestrels divulguant dans leur errance les fragments de chansons de geste qu’ils pouvaient
connaître - ou dans un contexte purement brésilien, à la manière des poètes récitant dans les foires
leurs œuvres inspirées par des récits issus de la chronique locale - à la différence toutefois que la
langue de Cecília n’a pas de commune mesure avec le parler populaire des bardes du sertão.
Ainsi donc, sous le titre de Romance XIII do Contratador João Fernandes, un premier acte
met en scène l’arrivée du Comte de Valadares, Gouverneur de Minas dans la résidence du magnat
portugais au lieu-dit de Serro Frio, dans l’agglomération de Tejuco. Selon J. F. dos Santos, à la fin
de l’année 1770, ledit Valadares, aurait fait irruption à Tejuco muni d’un ordre royal exigeant le
retour à Lisbonne du contratador pour y rendre des comptes ; et il aurait gardé le document secret
un certain temps, de façon à tirer le maximum de profit de la situation en extorquant au contratador
une aide financière conséquente1.
Une première strophe, in media res, met en place l’espace et les protagonistes, sans
préciser de date et de telle manière que seul un lecteur-auditeur quelque peu informé est en mesure
de comprendre le contexte historique. Les titres ronflants du Comte de Valadares ne l’identifie pas
comme Gouverneur de Minas ; de plus, le qualificatif de « grand ministre » appliqué à celui qui
serait le commanditaire de la mission confiée à Valadares n’évoque le marquis de Pombal ministre
tout puissant du Roi du Portugal que pour qui connaît les dessous de l’affaire ; et il en va de même
pour les prédécesseurs de João Fernandes à la tête du contrat, ces Brantes (la famille Caldeira
Brant) qu’un pluriel quelque peu déroutant identifie comme victimes antérieures de la fièvre de l’or.
En revanche, les strophes qui suivent développent en détail les dialogues au cours desquels
João Fernandes aurait multiplié ses offres à un interlocuteur cupide et fourbe, jouant la comédie du
noble ruiné selon la ligne manichéenne qui caractérise le récit de J. F. dos Santos. Construite selon
une progression qui met en évidence la naïveté de João Fernandes accumulant généreusement les
cadeaux, la mise en scène permet en même temps d’illustrer la richesse hors-norme du nabab de
Serro Frio qui parvient enfin à dérider son hôte en lui faisant servir au terme d’un copieux festin un
dessert pour le moins surprenant :
Mais après fruits et gâteaux,
on met en face du Comte
une terrine ample et profonde,
Mas depois de fruta e doce,
colocam diante do conde
uma terrina ampla e funda,
1
Cf. le début du Chapitre XV de Memórias do Distrito Diamantino, et notamment les pages 143 à 145 de l’édition de
1868. D’après Júnia Ferreira (op. cit. p. 219-220), le déplacement du Comte de Valadares à Tejuco, tout comme son
comportement hostile à l’encontre de João Fernandes, serait une invention de J. F. dos Santos. João Fernandes serait
retourné à Lisbonne de son plein gré, pour y régler la succession de son père mort en septembre 1770 ; lui-même
décédait au Portugal en 1779 sans jamais revenir au Brésil, mais en continuant à s’occuper des intérêts de Chica et de
leurs enfants.
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pour y distraire ses doigts
de tant d’angoisses et regrets…
Et cette fois le jeune noble
détend son masque retors :
entre soupir et sourire,
il manipule et évalue
les lamelles d’or, ce qui calme
le malheur qu’il simulait.
para que os dedos distraia
de saudades e angústias...
Agora o jovem fidalgo
descerra a máscara astuta:
entre suspiro e sorriso,
toma nas mãos e calcula
os folhelhos de ouro, e acalma
a fingida desventura.
Et le rideau de ce premier acte tombe sur une parenthèse dans laquelle le metteur en scène
introduit son commentaire où se détache une fois encore la malédiction de l’or :
(Hélas, or noir des broussailles,
hélas or noir des rivières…
Pour toi travaillent les pauvres,
pour toi les riches pâtissent.
Pour toi, et aussi pour ces pierres
dont l’éclat est si limpide
qu’elles changent la face du monde,
et font l’inquiétude des rois !
Sur d’amples tables solennelles
les ministres vont rédiger
lettres, règlements et décrets
qui fabriquent des délits.)
(Ai, ouro negro das brenhas,
ai ouro negro dos rios...
Por ti trabalham os pobres,
por ti padecem os ricos.
Por ti, mais por essas pedras que,
com seu límpido brilho,
mudam a face do mundo,
tornam os reis intranqüilos!
Em largas mesas solenes,
vão redigindo os ministros
cartas, alvarás, decretos,
e fabricando delitos.)
Sur ce point d’orgue, le suspense reste entier ; le lecteur-auditeur-spectateur peut encore
s’interroger sur les suites de la mission de Valadares et sur le destin de João Fernandes face au
décret de Pombal dont le gouverneur n’a pas révélé l’existence.
Ce premier acte nommait à peine Chica da Silva : c’était dans le discours de João
Fernandes la seule femme qu’il se réservait tout en offrant généreusement à son hôte autant de
noires et mulâtresses qu’il pourrait souhaiter. En revanche, dans la séquence immédiate, le Romance
XIV ou Da Chica da Silva la représente à l’apogée de sa splendeur - mais d’une splendeur dont le
caractère provisoire est proclamé dès le tercet qui ouvre le poème sur le mode des contes de fées :
(C’était une fois là-bas
à Tejuco où les diamants
ruisselaient dans les cailloux)
Quel est ce beau palanquin
là-haut sur ce balcon ?
C’est Chica da Silva :
Chica-la-patronne !
(Isso foi là para os lados
do Tejuco, onde os diamantes
transbordavam do cascalho)
Que andor se atavia
naquela varanda?
É a Chica da Silva:
é a Chica-que-manda!
Emprunté à Joaquim Felício dos Santos, ce surnom négatif de Chica-que-manda, en
leitmotiv tout au long du poème, pointe le scandale désormais inscrit au centre de l'espace social. Et
il suscite des commentaires imprimés en italique dans des parenthèses que la mise en page décale
systématiquement :
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Couleur de nuit son visage,
et couleur d’étoiles ses yeux.
Les gens viennent de loin
pour voir comment elle est.
(Sous la perruque,
elle avait la tête rasée
et on dit même qu’elle était laide.)
Cara cor de noite,
olhos cor de estrela.
Vem gente de longe
para conhecê-la.
(Por baixo da cabeleira,
tinha a cabeça rapada
e até dizem que era feia.)
Les critiques malveillantes sur l’apparence physique de Chica sont reprises au pied de la
lettre de la chronique de Joaquim Felício dos Santos ; en revanche les commentaires favorables
relèvent du sujet poétique qui la dépeint en astre solaire animant ici-bas la chorégraphie céleste du
zodiaque :
(Autour d’elle douze noires
- comme les heures, aux horloges.
Elle, au milieu, le soleil !)
Les pierres resplendissent
De tous côtés (…)
(C’étaient des diamants, sans défaut,
même si beaucoup voulaient dire
que c’étaient de fausses pierres.)
(Doze negras em redor
- Como as horas, nos relógios.
Ela, no meio, era o sol!)
Esplendem as pedras
por todos os lados (...)
(Diamantes eram, sem jaça,
por mais que muitos quisessem
dizer que eram pedras falsas.)
Irradiant la lumière des diamants qui la couvrent, elle bénéficie de la déférence hypocrite
de la classe dominante :
Et des nobles tout farauds
s’inclinent servilement
sous l’incroyable lumière
de sa fête de diamants.
E curvam-se humildes,
fidalgos farfantes,
à luz dessa incrível
festa de diamantes.
À cette hypocrisie répond la dérision de l’ancienne esclave qui traite ouvertement les portugais de
fripouilles - marotinhos (détail emprunté à une anecdote divulguée par Joaquim Felício dos Santos).
Cette Vénus noire comparée à la Reine de Saba et à Sainte Iphigénie, et qui traite de
blafardes - branquinhas - les épouses des portugais, impulse ainsi un carnaval qui se concrétise,
entre autres, dans un épisode des Memórias do districto diamantino où l’historien dénonce un
caprice que le maître de Serro Frio se serait empressé de complaire :
Et sur un étang incroyable,
fait voile le navire,
de la maîtresse du maître
des monts de Serro Frio.
(Dix hommes en équipage,
pour que la négresse comprenne
comment naviguent les bateaux.)
E em tanque de assombro
veleja o navio
da dona do dono
do Serro do Frio.
(Dez homens o tripulavam,
para que a negra entendesse
como andam os barcos nas águas.)
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Mais comme toute fête des fous, ce carnaval n’est qu’une subversion provisoire qui
reproduit au fond le système contre lequel cette hétaïre brésilienne est censée affirmer le primat de
la liberté. Entourée d’esclaves et de majordomes, déguisée à la mode portugaise - vêtue de soie, de
satin, et de lin de Hollande – paradigme d’une réussite sociale acquise par le pouvoir délétère de la
sensualité qui serait l'apanage des femmes de race noire1, elle reflète parfaitement l'image sur
laquelle s'est fondée l'exploitation de ses frères et sœurs de couleur. Malgré la résonance des noms
qui semblent se répondre à une génération de distance, l'aventure éphémère de Chica da Silva n'est
qu'en apparence le pendant au Tejuco de celle de Chico-Rei à Vila Rica. En fait, elle n’a pas grand
chose à voir avec la dynamique spirituelle mise en scène dans les romances qui évoquent la légende
du Roi noir de la capitale de Minas travaillant sous l’égide de Sainte Iphigénie à la rédemption
terrestre de ses sujets.
Après ce tableau, sous le titre de Romance XV ou Das Cismas de Chica da Silva (Des
Soucis de Chica da Silva) le narrateur initial reprend la parole pour évoquer dans un cadre intimiste
les préoccupations dont l’héroïne aurait fait part à son amant quant aux motivations du gouverneur
de Minas en visite chez eux. Intuitivement elle aurait jaugé la cupidité et les intentions malveillantes
du Comte de Valadares. Dès lors, la supériorité psychologique de cette femme s’affirme face à la
puérilité du maître de Tejuco :
Les hommes, en pleine lumière,
regardent mais ne voient guère :
à l’intérieur de quatre murs
les femmes, elles, savent tout.
Dieu me pardonne, mais le Comte
Est venu pour d’autres affaires.
Os homens, à luz do dia,
olham bem mas não vêem muito:
dentro de quatro paredes,
as mulheres sabem tudo.
Deus me perdoe mas o Conde
vem cá por outros assuntos.
Chica murmurait ainsi.
Et les femmes ne se trompent pas.
João Fernandes l’écoutait
plus naïf qu’un petit enfant.
Assim murmurava a Chica.
E as mulheres não se enganam.
João Fernandes escutava-a
mais simples que uma criança.
Ainsi Chica da Silva est-elle érigée en archétype de la féminité, par delà les différences
ethniques. Et c'est en tant que femme qu'elle tient son rôle dans la tragédie de l’Histoire, tout en
illustrant la fonction sociale du Carnaval, cette réponse des opprimés à une domination dont ils ne
1
Um poncif que le cinéma et la télévision n’ont pas manqué d’exploiter : Cacá Diegues avec son film qui en 1976 a
consacré l’orthographe du mythe - Xica désormais avec X – et surtout Walcyr Carrasco, alias Adamo Angel, dans la
telenovela diffusée en 1997 sur le réseau Manchete, un feuilleton qui, selon les termes de Júnia Ferreira Furtado (op. cit.
p. 283-84) : « dépassa les limites de l’érotisme et du mauvais goût, sans la moindre préoccupation pour la réalité du
XVIIIe siècle » et dont « l’intrigue confuse, adaptée aux fluctuations des indices d’audience, intégra l’italienne
Cicciolina, icône de la pornographie contemporaine et transporta sur les montagnes de Minas Gerais le drame de
Romeo et Juliette assaisonné de poisons et autres morts-vivants » .
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peuvent modifier la pesanteur qu’en s’y adaptant. Cependant, le metteur en scène anonyme de ce
Romance XV prête à son héroïne au moins une protestation d’ordre socio-économique :
Chica da Silva répond
(elle le pensait à ce qu’on dit):
- ces fripouilles du Portugal
ne viennent ici dans ces mines
que pour y cueillir le fruit
des grottes et de la rocaille.
Ils dépensent à la Cour,
et la Mort dans les gisements
fait s’écrouler les ravins
sous d’énormes inondations.
Responde a Chica da Silva
(assim dizem que pensava):
- Estes marotos do Reino
só chegam por estas lavras
para recolher o fruto
das grotas e das grupiaras.
Eles gastando na corte,
e a Morte pelas catas,
desmoronando barrancos,
engrossando as enxurradas...
Cette allusion à des victimes emportées par des éboulements se rapporte à la catastrophe du
lieu dit de « la fin du monde » (o Acaba-mundo) que J. F. dos Santos mentionnait à la fin du
Chapitre XV de son ouvrage (p. 138-142 de l’édition de 1868). Le lecteur non averti pourra la
considérer comme non étayée par des faits précis, d’autant plus que, selon le sujet poétique, cet
argument destiné en principe à João Fernandes pourrait très bien ne pas avoir été expressément
formulé (elle le pensait disait-on). Nous remarquerons toutefois que le rôle dévolu à Chica da Silva
dans ce romance s’avère d’une originalité totale par rapport à la chronique dont Cecília s’inspirait, y
compris, bien entendu, dans la manière dont l’auteur suspendait une fois de plus le discours du
narrateur sur une note pessimiste laissant augurer un incendie ravageur :
Les batées viraient sans cesse,
la richesse en abondance,
les gisements grandissaient,
les bras, pioches et leviers,
dans la terre retournée
jetaient des semis de flammes
où les forêts trouveraient
les incendies à venir.
Iam girando as bateias,
ia crescendo a abundância,
iam subindo as gupiaras:
braço almocafre, alavanca
reviravam pela terra
a sementeira de chamas
para as futuras florestas
de fogo que se levantam...
La catastrophe prévisible s’abat enfin dans le dernier acte réparti en deux romances - XVI
ou da Traição do Conde, XVII ou das lembranças do Tejuco. En une mise en scène rapide, le
premier poème précipite les événements : l’irruption d’un messager porteur de l’ordre exigeant le
retour de João Fernandes à Lisbonne, justifie les craintes de Chica : en plaçant son héroïne au cœur
de ce dénouement, Cecília se démarque des sources historiques, tout comme elle s’en démarque
dans le second poème, au long duquel les imprécations du sujet poétique fustigent l’or et les
diamants dont la malédiction venait encore de frapper :
Avec ses douze suivantes,
Chica n’était que soupirs (…)
Com suas doze mucamas,
ficava a Chica em suspiros (…)
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Maudit soit le Comte et maudit
cet or fabriquant d’esclaves,
cet or fabriquant de chaînes,
qui dresse des murs épais
pour les grilles des prisons,
qui érige les échafauds,
rédige d’injustes sentences,
et traîne par les chemins
des victimes écartelées.
Maldito o Conde, e maldito
esse ouro que faz escravos,
esse ouro que faz algemas,
que levanta densos muros
para as grades das cadeias,
que arma nas praças as forcas,
lavra as injustas sentenças,
arrasta pelos caminhos
vítimas que se esquartejam.
L’imprécation finale, sonne ici en prophétie sur le destin des inconfidents en général et de
Tiradentes en particulier, victimes à venir de cette même malédiction.
Quant aux deux derniers poèmes du cycle – XVIII dos Velhos do Tejuco et XIX dos maus
presságios, ils font fonction d’épilogue et de transition vers d’autre temps tout aussi tragiques : au
chœur des vieillards qui se lamentent sur le thème rebattu du sic transit gloria mundi répond la voix
anonyme déplorant les mauvais présages qu’elle a perçu dans les événements rapportés. La
structure formelle de ce dernier romance est en soi tout un programme pour les férus de
numérologie : quatre strophes de sept heptasyllabes répartis symétriquement, chaque strophe
comptant un quatrain suivi d’un tercet, et le tout ne comportant qu’une seule assonance en a-e
reprise au deuxièmes, quatrièmes et septième vers. Dans ce cadre d’une poésie on ne peut plus
savante, c’est la voix d’une Sybille vaticinant le malheur qui attend cette fois le règne d’une
souveraine dont le nom n’est pas dévoilé :
Mais c’est là la marche du temps…
Les revers brutaux de la vie
appauvrissent ceux qui travaillent
et enrichissent les arrogants
les nobles et les pillards
qui règnent plus que la Reine
sur ces mines si lointaines !
Mas é a direção do tempo…
E a vida em severos lances,
empobrece a quem trabalha
e enriquece os arrogantes
fidalgos e flibusteiros
que reinam mais que a Rainha
por estas minas distantes !
Reine du Portugal à partir du 24 février 1777, Maria Ière que nous retrouverons plus avant, sombrait dans la
démence en 1791 et c’était son fils le futur Jõao VI qui assurait la régence dès 1792. En se référant à son
règne sur les mines du Brésil, le sujet poétique invitait donc à un saut dans le temps au-delà de la vie à
Tejuco du couple Chica-João Fernandes. Mais peu après ce saut dans le temps le thème des diamants
reparaît avec le Romance XXII ou do Diamante Extraviado.
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3 - La Pierre de lumière
Sur le plan formel les quarante-quatre vers de ce Romance XXII appartiennent à la catégorie des
compositions les plus sophistiquées du recueil :
- imprimé en caractères romains sur la partie gauche de la page, un premier quatrain
irrégulier - trois heptasyllabes suivis d’un tétrasyllabe - introduit le protagoniste du poème ;
il est complété par un tercet d’heptasyllabes imprimé cette fois au centre de la page, en
italique et entre parenthèses ;
- une strophe de douze vers, composée de trois unités reprenant le système du quatrain initial
est imprimé à nouveau sur la partie gauche, et complété au centre de la page par un nouveau
tercet reprenant les caractéristiques du tercet antérieur
- un nouvel ensemble reprend cette strophe de douze vers suivie du tercet et avec la même
disposition d’impression;
- enfin la conclusion retrouve le schéma de l’introduction en un seul quatrain suivi d’un
tercet selon la même mise en page ;
- en ce qui concerne les rimes, les tercets centraux en italique se distinguent par la reprise
dans les vers impairs d'une rime propre à chacun d'eux, alors que le second vers est blanc ;
quant aux strophes en caractères romains, elles débutent toutes par le même vers – Um negro
desceu do Serro, en un leitmotiv qui introduit l’assonance en e-o que l’on retrouve dans tous
leurs vers impairs, tandis que les vers pairs alternent les rimes en -ado, et en -ante.
Quant aux données historiques utilisées comme support de l'anecdote, le lecteur ne peut y
avoir accès qu'au terme d'une recherche dans les pièces du procès – Autos da Incinfidência
Mineira - où figure une lettre de dénonciation visant à incriminer deux personnes qui auraient
acheté des diamants de contrebande1. Datée du 29 janvier 1790, cette dénonciation disait entre
autres que les deux individus en question avaient acheté le matin même un lot de pierres précieuses
à un Noir de haute taille, et que ce contrebandier pourrait être arrêté à Vila Rica où il devait encore
se trouver, en train de faire des achats avec le produit de sa vente illicite2.
1
L’achat de pierres de contrebande était passible de la déportation en Afrique (cf. Laura de Mello e Souza,
Desclassificados do ouro: a pobreza mineira no século XVIII, Rio de Janeiro: Edições Graal, 1986, p. 209).
2
“os ditos suplicados se repartiram hoje, pelas dez horas da manhã uma partida de diamantes que compraram a um
negro do Serro, alto bastante, com uma vestimenta de encerado com foro de vaqueta azul (...), cujo negro depois de os
ter vendido me veio descobrir porque mos tinha vindo oferecer primeiro. V. Exa, julgo que se mandar pelas estalagens
dessa Vila o poderá pegar ainda (...) Eram os diamantes quatorze vinténs de peso que os pesei. (Lúcia H. Scaraglia
Manna, Pelas Trilhas do Romanceiro da Inconfidência, Niteroi, UFF, 1985, p. 63).
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Ce garimpeiro1 noir selon l'appellation infamante de l'époque, non identifié par le délateur
n'est pas sans rappeler le « martyr » Isidoro que J. F. dos Santos évoque longuement dans ses
Memórias do Distrito Diamantino (p. 333-339). On y lit notamment que cet esclave marron avait
constitué un groupe d’une cinquantaine de fugitifs avec qui il se livrait à l’extraction illégale de
diamants revendus ensuite à des gens importants de Tejuco avec qui il avait des relations
commerciales suivies. Autrement dit, Isidoro est un représentant exemplaire de ces quilombos –
communautés d’esclaves fugitifs – que l’histoire officielle du Brésil a longtemps ignorés. Corpulent
et de haute taille, il circulait sans être inquiété malgré les récompenses promises pour sa capture.
Arrêté, torturé et assassiné en juin 1809 par le Gouverneur Manuel Ferreira da Câmara Bittencourt,
il aurait été vénéré dans la région comme un saint authentique pendant de longues années.
Construit sur la reprise des données fournies par le texte de la dénonciation cité plus haut,
le Romance du Diamant Égaré est centré sur la figure du contrebandier noir dont l'apparition dans
la ville constitue un défi au système esclavagiste. En fait, dès les premiers vers, le personnage est
doté d’un statut qui dépasse la constatation objective de son seul aspect physique:
Un noir est descendu de Serro.
(C’était un noir de haute taille)
et ce noir portait en lui
un certain diamant.
(Comme en la nuit noire
une planète lumineuse
arrêtée dans ses ténèbres).
Um negro desceu do Serro.
(E era um negro alto bastante.)
Vinha escondido no negro
certo diamante.
(Como a noite negra
leva um luminoso planeta
parado na sua treva.)
Dans la parenthèse qui commente son irruption dans le monde d’en bas, ce porteur
anonyme d'un diamant unique (alors que la dénonciation se référait à "un lot de diamants") acquiert
la dimension cosmique où s'inscrit la conjonction des ténèbres et de la lumière. D'un lieu-dit bien
réel situé au nord de Tejuco - O Serro - mais dont le toponyme suggère la frontière où le ciel et la
terre se rejoignent2, ce visiteur à la peau noire ramène la pierre de lumière archétype, source de
scandale ici-bas car l’énergie qu’elle émet est capable d'inverser les valeurs qui ont cours dans
l’univers esclavagiste où elle se manifeste :
(Mais qui donc a le courage
de faire arrêter ce noir
en ce scandaleux voyage?)
(Mas quem é que tem coragem
de fazer parar o negro
nessa escandalosa viagem ?)
1
« Nome com que se apelida os que mineram furtivamente as terras diamantinas e que assim são chamados por viverem
e andarem escondidos pelas grimpas das serras ». José Viera Couto, Memória sobre as Minas da Capitania de Minas
Gerais, cité par Aires da Mata Machado, p. 85.
2
O Serro (forme masculine de a serra : la montagne) renvoie au toponyme de Serro do Príncipe que portait au XVIIIes.
une agglomération située dans les espaces montagneux du nord de la ville actuelle de Diamantina.
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Quant à l'étrange sentiment de crainte qui empêche les oppresseurs de faire appliquer leur
loi, il porte les caractéristiques du thambos - la stupeur faite à la fois d'attraction et de répulsion où
l'homme se trouve plongé quand il entre en contact avec le surnaturel1:
Un noir est descendu de Serro.
Toute la Ville aux aguets
a vu que sur le noir brillait
Un certain diamant.
Um negro desceu do Serro.
Toda a Vila vigilante,
viu que brilhava no negro
certo diamante.
Si ce noir l’apporte de Serro
On devrait le condamner.
Mais tout le monde en a peur
et se tait.
Se o negro o trouxe do Serro,
devia ser condenado.
Mas todo o mundo tem medo
e está calado.
Car ce noir est descendu de Serro
plus arrogant que les blancs.
Il vend sa pierre sans s’en faire
Et va de l’avant.
Que o negro desceu do Serro,
mas que os brancos arrogante.
Vende a pedra com sossego
e passa adiante.
Le monde entier – l’expression tout le monde est à prendre au pied de la lettre - fasciné par
l'idée de la lumière émanant de ce noir se fige extérieurement dans la peur tout en s'agitant
intérieurement sous l’aiguillon pervers de la convoitise :
(Et plus personne dans la Ville
à cause de cette pierre égarée
ne peut plus vivre tranquille)
(E mais ninguém, lá na Vila,
por essa pedra extraviada,
pode ter vida tranqüila!)
Un noir est descendu de Serro
superbe sur sa monture.
Personne ne dort plus, en proie
à la convoitise.
Um negro desceu do Serro,
soberbamente montado.
Ninguém dorme, com o desejo
alvoroçado.
Quant aux êtres pusillanimes qui peuplent ce monde contingent ils ne sont capables de réagir que
par une lettre de dénonciation où ils en appellent à l'autorité :
(De leurs grandes plumes d’oie,
les plus envieux préparent
leur minutieux rapport…)
(Com grandes penas de pato,
os mais invejosos fazem
seu minucioso relato…)
Mais nul ne serait en mesure d'arrêter ce contrebandier de l'absolu véhiculant le Diamant
de l'Ailleurs : « égaré » car soustrait par un marginal transgressant la loi coloniale bien sûr, mais
tout aussi bien « égaré » d’en haut dans le monde contingent d’en bas. La voix poétique ne choisit
pas pour rien ni la référence à la brebis biblique, ni l’adjectif montado dont la polysémie évoque
aussi la remontée vers les hautes sphères.
Dès lors, ce hors-la-loi non identifié ouvrant le cycle de l’Inconfidencia préfigure le
Tiradentes que nous retrouverons dans le Romance LXIV qui sous le titre de Romance de uma Pedra
1
André-Jean Festugière, La Sainteté, PUF, 1949, p. 3.
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Crisólita clôt l’unité centrale du Romanceiro. Pour l’instant, nous nous limiterons à une rapide
anticipation pour constater que le noir au diamant égaré descend parmi les hommes en plein jour, et
y manifeste la puissance de la lumière alors que le lieutenant blanc du régiment des dragons de
Minas, dressant sa silhouette solitaire dans la nuit de Rio, en remportera sa pierre d'or non lapidée.
Tandis que le contrebandier noir repart sans être inquiété par les habitants de la ville réduits à
l'impuissance par la terreur sacrée, le héros de l'Inconfidência, arrêté dans la cité des hommes y
subira le supplice expiatoire infligé selon un rituel qui fera de cet être d’exception un autre
Rédempteur dont la mort inaugure les temps nouveaux.
Au terme de notre analyse, nous pouvons donc retenir que, dans le premier chapitre du
Romanceiro da Inconfidência, Cecília fonde une perspective éminemment tragique de l’Histoire,
orientée par la malédiction que l’or et le diamant auraient lancée sur une société obnubilée par
l’exploitation matérialiste des richesses de la terre. Dans un système répercutant les inégalités
héritées de l’occident chrétien, une espérance pouvait cependant surgir de la masse des opprimés,
incarnée par un héros blanc préfigurant Tiradentes – Filipe dos Santos – et par des ombres noires
dont quelques figures emblématiques seraient susceptibles de servir de référence identitaire - ChicoRei, et les valeurs de solidarité qui caractériseraient la communauté noire, Chica-da-Silva
animatrice d’une carnavalisation contestataire mais finalement dérisoire, le contrebandier de Serro
Frio porteur de lumière et précurseur de l’ère nouvelle que le lieutenant des dragons de Minas
viendrait instaurer. Et ce n’était pas sans intention que Cecília inscrivait au cœur de ce premier
ensemble de poèmes le Romance XII où s’annonce le destin tragique de Joaquim José da Silva, sous
les traits d’un enfant priant aux pieds de la Vierge, dans la chapelle de la fazenda paternelle.
Quant aux sources historiques, nous avons pu constater comment elles fournissaient à
Cecília, - selon les termes qu’elle utilisait en présentant son œuvre dans une conférence donnée à
Ouro Preto le 20 Avril 1955 - « les chemins antérieurs qu’il fallait illuminer de façon à suivre les
traces de l’or qui, tel le fil d’un collier relie les scènes et les personnages jusqu’à devenir une lourde
chaîne qui capture et immobilise dans un douloureux destin »1
Par ailleurs, si sur le plan formel, un nombre réduit de poèmes correspond rigoureusement
aux critères métriques du romance traditionnel, en revanche, leur contenu rappelle d’assez près les
caractéristiques des compositions narratives qui en sont le modèle dans la littérature de la péninsule
ibérique – notamment, la fragmentation et la simplification manichéenne des faits, l’implication
systématique du lecteur-auditeur par divers moyens dont l’interpellation directe ou le choix de
1
cf. “Como escrevi o Romanceiro da Inconfidência”, texte intégral disponible dans l'introduction à l'édition de poche du
Romanceiro chez L&PM Pocket (2008).
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détails visant à susciter l’émotion, les restrictions de champ donnant la parole aux protagonistes, ou
encore la multiplication des interventions de voix secondaires. Ainsi l’énonciation historique
prétendant à une objectivé de façade subit-elle pour le moins une transmutation fondamentale.
Enfin, certaines particularités ont pu être mises au jour, comme l’importance accordée aux
personnages féminins, la vision à la fois tragique et optimiste de l’Histoire (dans la mesure où y est
supposé la capacité humaine à susciter, dans les pires moments d’oppression, des héros porteurs de
messages supérieurs dont l’interprétation relève de la sagacité du lecteur), l’utilisation d’une
symbolique qui fonde la Poésie sur la métaphysique : en fait, la clef de cette Poésie est suggérée par
le leitmotiv de l’ambivalence de l’or et du diamant reflétant la dialectique de la lumière et des
ténèbres - de l’esprit et de la matière -, et renvoyant au concept de transmutation alchimique issu
pour l’essentiel de la tradition d’Hermès Trismégiste.
Sur le seuil du Romanceiro s’annoncent ainsi les thèmes du Grand Œuvre libérateur, dont
Tiradentes apparaît, au centre du recueil, comme l’agent et la principale victime.
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B -LE MARTYR TIRADENTES
Le 20 Avril 1955, présentant le Romanceiro da Inconfidência dans l’ancienne capitale de
Minas, Cecília confirmait s’être rendue à Ouro Preto une première fois en 1941, en vue d’y réaliser
un reportage sur la semaine sainte. Elle y aurait alors vécu une authentique projection dans le
passé : ce n’était plus ses contemporains qu’elle côtoyait dans les rues et monuments de l’ancienne
Vila Rica, mais les « fantômes » de la conjuration, qui avaient connu en ces lieux leur propre
calvaire lors de la semaine sainte de 1789. Et elle y interprétait l’aventure du lieutenant Tiradentes
comme l’épisode primordial d’une authentique tragédie :
De mille endroits divers, le nom du Lieutenant, le
sang du Lieutenant, criaient, clamaient – non pas son
malheur –, mais l’énormité de cette tragédie qui
s’était déroulée entre le Minas et Rio, forte, violente,
inexorable, comme les plus parfaites d’autres temps,
des temps de la Grèce antique, que les hellènes ont
fixé par écrit, et qui jusqu’à nos jours servent de
leçon au plus haut niveau, pour achever d’humaniser
les hommes.
De mil pontos diversos, o nome do Alferes, o
sangue do Alferes gritavam, clamavam - não a sua
desgraça -, mas a enormidade daquela tragédia
desenrolada entre Minas e o Rio, forte, violenta,
inexorável como as mais perfeitas de outros
tempos, dos tempos antigos da Grécia, e que os
helenos fixaram por escrito, e que até hoje servem
de alta lição, para acabar de humanizar os homens.
Et ces « fantômes » auraient continué à la hanter dès son retour à Rio, en se manifestant sur
les lieux mêmes de l'emprisonnement et du supplice du chef de la conjuration. Le poète se
définissait de la sorte comme médium captant des messages émis par la mémoire collective dans
des espaces imprégnés par l'Histoire. Confrontée à l’urgence de cet « appel », elle se consacrait
alors à la tâche de décryptage et de mise en forme des messages ainsi captés, de telle sorte que
l’œuvre littéraire se démarque du travail de l’historien :
C’est ici qu’on découvre la distance qui sépare le
relevé historique de l’invention poétique : le premier
fixe certaines vérités qui servent à expliquer les
faits ; la seconde, pour sa part, anime ces vérités en
leur donnant une force émotionnelle qui ne se limite
pas à rapporter des faits, mais oblige le lecteur à une
participation intense, en l'emportant dans son
mécanisme de symboles vers les répercussions les
plus inattendues (…) L’œuvre d’art n’est pas faite de
tout – mais uniquement de quelques choses
essentielles. C’est la recherche de cet essentiel
expressif qui constitue le travail de l’artiste.
Nesse ponto descobrem-se as distâncias que
separam o registro histórico da invenção poética: o
primeiro fixa determinadas verdades que servem à
explicação dos fatos; a segunda, porém, anima
essas verdades de uma força emocional que não
apenas comunica fatos, mas obriga o leitor a
participar intensamente deles, arrastado no seu
mecanismo de símbolos, com as mais inesperadas
repercussões (...) A obra de arte não é feita de
tudo - mas apenas de algumas coisas essenciais. A
busca desse essencial expressivo é que constitui o
trabalho do artista.
En faisant fond sur ces informations, nous orienterons notre enquête sur ce « mécanisme de
symboles » par lequel, selon Cecília, le mythe de Tiradentes rejoindrait la tragédie antique.
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I – LE GRAND VOYAGE
1 – Le fil d’Ariane
Le Discours Initial (Fala Inicial) ouvre le recueil sur une structure qui n’emprunte au
romance traditionnel que l’heptasyllabe utilisé pour la totalité de ses soixante-cinq vers. Imprimé en
italique de bout en bout sur la partie droite de la page, Il est découpé en huit strophes inégales :
quatre quatrains pour la première, un quatrain réuni à un quintet pour la seconde, quatre autres
quatrains dans la troisième, un seul quatrain pour chacune des quatrième, cinquième et sixième, un
quatrain enchaînant sur un tercet pour la septième, et enfin un seul quatrain en conclusion. Pour ce
qui est de la rime, seize mots terminés par la nasale -ão martèlent chaque fin de phrase (et par la
même occasion chaque fin de tercet, quatrain ou quintet) à la manière d’un roulement de tambour
qui accompagnerait la marche à l’échafaud et le rituel de l’exécution du condamné à mort que le
sujet poétique anonyme évoque en toile de fond de sa réflexion.
Cette réflexion porte d’emblée une référence à la Grèce antique du fait que ce sujet
poétique - Cecília de toute évidence - se proclame tétanisé par la perception d’un espace qualifié
d’atroce labyrinthe :
Je ne peux pas me déplacer
dans cet atroce labyrinthe
fait d’oubli et d’aveuglement
où haines et amours cheminent.
- car je perçois le son des cloches,
Je sens murmurer les prières,
je vois le frisson de la mort
au ban de la condamnation ;
Não posso mover meus passos
por esse atroz labirinto
de esquecimento e cegueira
em que amores e ódios vão.
- pois sinto bater os sinos,
percebo o roçar das rezas,
vejo o arrepio da morte,
à voz da condenação;
En proie ainsi au thambos - la stupeur faite à la fois d'attraction et de répulsion qui
frapperait l'être humain en contact soudain avec le surnaturel1 -, cette voix évoque une hallucination
qui s’imposerait à sa vue et à son ouïe : dans la chambre centrale de ce labyrinthe où s’agitent des
ombres, se déroule sur un échafaud hors normes l’exécution d’un condamné qui n’est pas nommé.
La référence à un 21 Avril, sans plus, suppose que le destinataire du discours est informé du
contexte auquel renvoient les autres détails évoqués auparavant, notamment la mention d’une
proclamation faite par un Général sans nom2 en l’honneur d’une reine elle aussi non identifiée :
1
Cf. André-Jean Festugière, O. P., La Sainteté, Paris, PUF, 1942.
La proclamation du Général Pedro Álvares de Andrada est reproduite in extenso par Lúcio José dos Santos in A
Inconfidência Mineira, São Paulo, Lyceu Coração de Jesus, 1927, p. 524-525 - dorénavant cet ouvrage sera identifié
sous la référence suivante : LJDS, 1927.
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Des chevaux frappent le sol.
Des soldats immobiles suent.
En face des oratoires,
qu’est ce qui vaut plus que la prière ?
La voix du Général prévaut,
au-dessus du peuple et des troupes,
à glorifier l’auguste Reine
– déjà folle et hors du trône –
au long de sa proclamation.
Batem patas de cavalos.
Suam soldados imóveis.
Na frente dos oratórios,
que vale mais a oração?
Vale a voz do Brigadeiro
sobre o povo e sobre a tropa,
louvando a augusta rainha,
- já louca e fora do trono –
na sua proclamação.
Si la mention de la force militaire au service d’un monarque disqualifié par la folie
correspond à la réalité historique, on peut s’interroger sur le nombre de lecteurs au courant de ce
« détail » : depuis Février 1792, Maria Ière atteinte de folie furieuse n’était que Reine du Portugal en
titre, c’était son fils le futur roi João VI qui assumait les responsabilités du pouvoir au moment où la
sentence de mort concernant Tiradentes était exécutée à Rio1.
Dans le poème, la vision se concentre en un instant frontière où tout est censé se confondre
et y faire surgir la question motivant la quête qui va orienter la totalité du Romanceiro :
Ô midi de confusion,
ô vingt-et-un avril sinistre,
des intrigues d’or et de rêve,
t’ont fait ainsi prendre forme ?
Ó meio-dia confuso,
ó vinte-e-um de abril sinistro,
que intrigas de ouro e de sonho,
houve em tua formação?
Dès lors, la vision s’estompe et le sujet poétique constate l’incapacité de la raison humaine
à faire le tri dans un passé désormais enfoui sous des cendres inextricables :
Qui ordonne juge et punit ?
Qui est coupable et innocent ?
Dans la même fosse du temps
tombent châtiment et pardon.
L’encre de la sentence meurt
comme le sang des suppliciés…
- les lyres, les épées, les croix
ne sont plus maintenant que cendres.
Dans la même fosse gisent,
les mots, les pensées secrètes,
les couronnes et les haches,
le mensonge et la vérité.
Quem ordena julga e pune ?
Quem é culpado e inocente?
Na mesma cova do tempo
cai o castigo e o perdão.
Morre a tinta das sentenças
e o sangue dos enforcados...
- liras, espadas e cruzes
pura cinza agora são.
Na mesma cova, as palavras,
o secreto pensamento,
as coroas e os machados,
mentira e verdade estão.
En s’interrogeant de la sorte sur le mécanisme qui a pu mettre en branle tout un passé
révolu, Cecília conclut sur l'incapacité de la raison à comprendre ce qu'elle qualifie de mystère :
Nous pleurons sur ce mystère,
sur ce schéma surhumain,
la force, le jeu, l'accident
Choramos esse mistério,
esse esquema sobre-humano,
a força, o jogo, o acidente
1
Dans son évocation de l’exécution de Tiradentes (História da conjuração mineira, Rio, Garnier, 1873, Chapitre XIX),
Joaquim Norberto de Souza Silva précise seulement que la proclamation a été lue après l’exécution de Tiradentes. Il ne
fait pas mention dans ce chapitre de la folie de la souveraine. Cet ouvrage accessible sur Internet à :
http://www.brasiliana.usp.br, sera identifié dorénavant sous la référence suivante : JNSS, 1873.
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de l'indicible conjonction
qui ordonne les vies et les mondes
en pôles inexorables
de ruine et d'exaltation.
da indizível conjunção
que ordena vidas e mundos
em pólos inexoráveis
de ruína e de exaltação.
Ce terme de « mystère » confirme le sacré déjà impliqué par la référence au « labyrinthe ».
Et les commentaires qui le définissent, interprètent la dynamique de l'Histoire comme un jeu
d'oppositions apparemment dualistes mais finalement complémentaires : les « pôles inexorables »
de cette « indicible conjonction », renvoient à la coincidentia oppositorum que maître Eckart au
début du XIVe siècle puis Nicolas de Cuse1 un siècle plus tard, avaient empruntée aux néoplatoniciens et à la gnose des alchimistes adeptes d'Hermès Trismégiste - un concept qu'au XXe
siècle Ernst Cassirer, Mircéa Eliade et Carl Gustav Jung2 remettraient en avant dans leurs domaines
respectifs.
L’inaccessibilité de ce mystère à la raison humaine est à nouveau déplorée dans le climax
d’exclamation lyrique qui marque le dernier quatrain de ce Discours Initial – ou, en d’autres termes,
de ce premier temps initiatique du prologue de la tragédie :
Ô versants silencieux
par lesquels se précipitent
d’inexplicables torrents,
en éternelle obscurité !
Ó silenciosas vertentes
por onde se precipitam
inexplicáveis torrentes,
por eterna escuridão!
Le prologue se poursuit sur un deuxième temps cette fois hors de l’espace confiné du
labyrinthe où la mémoire du sujet poétique n’avait pas trouvé d’issue. S’exprimant encore en
médium hanté par les messages de la mémoire collective, ce même sujet poétique rapporte sous le
titre de Cenário (Décor), un voyage où l’on reconnaît la réalité géographique des montagnes de
Minas Gerais. Imprimé en italique sur la partie droite de la page, ce poème est organisé en trenteneuf tercets rimés selon le mètre de la Divine Comédie - la terza rima en
ABA-BCB-CDC-DED
etc., y
compris le tout dernier vers isolé, mais à ce détail près qu’il est détaché de la strophe précédente et
non totalement à part comme à la fin de chaque chant de l’œuvre de Dante. Le lecteur y est convié à
accompagner une conscience flottant sur la frontière du rêve et de la réalité, et captant des signaux
en provenance de la nature autant que des édifices construits par les hommes :
Tout me parle et je comprends; j’écoute les roses
et les tournesols de ces jardins qui un jour
avaient été terres et sables de douleur
(…)
Tudo me fala e entendo; escuto as rosas
e os girassóis destes jardins que um dia
foram terras e areias dolorosas
(...)
1
Dans notamment : De docta Ignorantia (1440). Trois nouvelles traductions sont parues récemment à Paris
(Bibliothèque Rivages, 2008, trad. De Hervé Pasqua -, Cerf, 2010, coll. « Sagesses chrétiennes », trad. de Jean-Claude
Lagarrigue - GF Flammarion, 2013 trad. Pierre Caye, David Larre, Pierre Magnard et Frédéric Vengeon.)
2
Cf notamment C.G. Jung, Mysterium Conjunctionis, 1971, Walter verlag, AG, Olten ; version française, 1980, Albin
Michel ;version brésilienne, 1997, Petrópolis, Vozes.
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J’écoute les fondations que le passé
a colorié d’incendie ; la voix de ces ruines
aux murs d’or en feu évaporé
(…)
De hautes chapelles me content de divines
fables. Des tours, des saints et des croix dressées
Me signalent montagnes et brouillards.
(…)
Tout m’appelle : la porte, l’escalier, les murs,
les dalles sur des morts encore vivants,
dans l’incertitude de leurs propres histoires.
(…)
Et toutes ces choses sont quelques moments
de fantasmagories qui se dissipent
– en un jeu de fuites et d’apparitions.
Escuto os alicerces que o passado
tingiu de incêndio; a voz dessas ruinas
de muros de ouro em fogo evaporado
(...)
Altas capelas contam-me divinas
fábulas. Torres, santos e cruzeiros
Apontam-me altitudes e neblinas.
(...)
Tudo me chama: a porta, a escada, os muros,
as lajes sobre mortos ainda vivos,
dos seus próprios assuntos inseguros.
(...)
E são todas as coisas uns momentos
de perdulária fantasmagoria,
- jogo de fugas e aparecimentos.
Ces appels composent un ensemble de vibrations auxquelles le sujet poétique pourrait
donner un sens. Et c’est effectivement ce qui se produit lorsque de la poussière de la terre, par la
grâce de la mémoire instamment sollicitée, surgissent certaines figures sur lesquelles s’inscrivent
même des prénoms féminins - Isabel, Dorotéia, Éliodora, Anarda, Nise, Marilia - que les poètes
plus ou moins liés à la conjuration, chantaient dans ces montagnes où ils croyaient vivre une
nouvelle Arcadie importée de l’au-delà des mers.
Mais bien qu’en syntonie naturelle avec ces fantômes féminins, Cecília, enfermée dans la
linéarité du temps du fait de son humanité, n’aura pas la capacité d’entamer le dialogue avec ces
bergères de l’ailleurs. Cependant, les interrogations qu’a suscitées la tentative, ne demeurent pas
sans réponse, puisqu’un signe s’inscrit dans le ciel :
Le passé n'ouvre pas sa porte
et ne peut comprendre notre peine.
Mais dans ces terres sans fin que le rêve traverse,
O passado não abre a sua porta
e não pode entender a nossa pena.
Mas nos campos sem fim que o sonho corta,
je vois monter dans l’air une forme sereine:
une vague forme, en dehors du temps.
La main du Lieutenant, qui de loin me fait signe.
vejo uma forma no ar subir serena:
vaga forma, do tempo desprendida.
É a mão do Alferes, que de longe acena.
Éloquence de qui simplement prend congé :
« Adieu car je m’en vais travailler pour vous tous ! »
Eloqüencia da simples despedida:
“Adeus que vou trabalhar para todos!”
(Cet adieu fait trembler toute ma vie)
(Esse adeus estremece a minha vida)
Et ce signe perçu sur le seuil de la conscience, échappe aux limitations humaines, puisque
hors espace et hors temps. La vision est alors interprétée en message de l’au-delà reproduisant des
paroles que le Lieutenant Tiradentes aurait prononcées à Vila Rica lors de son départ pour Rio où il
serait exécuté1. Ainsi mis en scène comme un prodige céleste, l'adieu du héros sonne comme une
1
Selon le texte de la sentence, reproduit par Lúcio J. Dos Santos (pp. 587-620) Tiradentes se serait flatté, devant
Joaquim Silvério dos Reis au moment de son départ de Vila Rica pour Rio en mars 1789, « d’aller là-bas travailler pour
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déclaration altruiste de fraternité destinée à l’ensemble des Brésiliens - sinon à l’humanité tout
entière. Mais pour que ces adieux prennent tout leur sens, le lecteur devra d’abord parcourir la
totalité de la première unité du recueil que nous avons identifiée sous le titre de Genèse d’or et de
diamant ; une fois cette étape franchie, un nouveau porche s’ouvrira sur le voyage de Tiradentes,
élément essentiel du fil d’Ariane susceptible de conduire à la chambre centrale du labyrinthe initial
et éventuellement de guider vers sa sortie.
Ce deuxième porche reprend en les inversant les deux titres de l’introduction générale du
Romanceiro ; ainsi en premier le titre de Cenário n’annonce aucun contenu particulier, tandis que le
discours propre au second contient une précision géographique : Fala à Antiga Vila Rica.
Le Cenário, douze décasyllabes en italique organisés en six distiques où chacun est rimé
selon sa propre assonance, met en place un décor sous le regard d’un voyageur qui le découvrirait
au fur et à mesure de son approche. Le premier distique évoque un paysage érigé en archétype par
l’emploi systématique de l’article défini :
Voici la route, le pont et la montagne
Sur qui se détache la blanche église.
Eis a estrada, eis a ponte, eis a montanha
sobre a qual se recorta a igreja branca.
Bien qu’aucun toponyme n’identifie ce cliché de carte postale, le lecteur quelque peu
familiarisé avec la ville d’Ouro Preto en reconnaîtra le cadre, et mettra sur cette église blanche le
nom du Padre Faria fondateur de l’antique Vila Rica. Quant à la forme poétique, elle rappelle un
sonnet de Claudio Manuel da Costa qui débute par le quatrain suivant1 :
Voici le fleuve et voici la montagne,
Voici les troncs et voici les rochers ;
Ce sont encore les mêmes bouquets d’arbres ;
Et c’est la même et rustique forêt.
Este é o rio, a montanha é esta,
Estes os troncos, estes os rochedos;
São estes inda os mesmos arvoredos;
Esta é a mesma rustica floresta.
Dans ce décor, le lecteur est invité à se déplacer jusqu’à une résidence depuis laquelle, tout
en se livrant à une tâche particulière, le regard d’un être inconnu se serait porté dans une certaine
direction. S’agirait-il de la résidence d’un autre poète, Gonzaga, qui en brodant son habit de noces
aurait tourné ses regards du côté de la maison de Marília, dans le quartier d’Antonio Dias ?
Gonzaga dont la voix aurait laissé dans l’air un écho sonore qu’avec la fin du jour la brume des
montagnes transforme en message de douleur ?
tous » - une expression qui, selon Joaquim Norberto, n’aurait concerné que le seul Silvério « je vais là-bas travailler
pour toi » (cá vou trabalhar para você ; JNSS, 1873, p. 172).
1
Nous retrouverons ce personnage parmi les dirigeants de la conjuration ; le sonnet en question, sans titre, se trouve
dans le Volume 2 de l’ouvrage de João Manuel Pereira da Silva, Os varões illustres do Brazil, Paris, Garnier, 1858,
acessible in http://www2.senado.gov.br/bdsf.
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Chapelle du Padre Faria à Ouro Preto
(également identifiée sous le nom de Na Senhora do Rosário dos Brancos)
http://www.cprm.gov.br/estrada_real/30.html
Et voici que la brume enveloppe les rues,
construisant l’illusion des temps et des figures
E eis a névoa que chega, envolve as ruas,
move a ilusão de tempos e figuras.
- La brume qui se condense et forme peu à peu
des royaumes voilés de regrets et de larmes.
- A névoa que se adensa e vai formando
nublados reinos de saudade e pranto.
Quant au discours à l’ancienne capitale de Minas - trente-trois tétrasyllabes également en
italique, où apparaissent des assonances en échos irréguliers, organisés en une strophe de dix vers
suivie d’une autre de vingt-trois – il ne comporte que trois phrases. Elles découlent l’une de l’autre
comme le ferait l’eau des fontaines de l’ancienne capitale de Minas, et que la voix poétique pose en
image de base de l’allégorie sur laquelle est construite la première strophe :
Tels ces visages
sur les fontaines
vos yeux se sont
couverts de voiles
de boue, de mousse
et de lichens,
paralysés
au froid du temps
et hors des ombres
sous le soleil.
Como estes rostos
dos chafarizes,
foram cobertos
os vossos olhos
de véus de limo,
de musgo e liquens,
paralisados
no frio tempo,
fora das sombras
que o sol regula.
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Utilisant ainsi le rythme et la syntaxe de certaines des liras en tétrasyllabes que sous le
nom de Dirceu le même poète Gonzaga dédiait à sa belle Marília, Cecilia déplore d’abord son
incapacité à interpréter le langage des fontaines :
Hélas ! Votre langue
ne parle pas
comme ces fontaines
- en paroles d’eau,
rapides, claires
précipitées,
interminables.
Mas ai! Não fala
a vossa língua
como estas fontes
– palavras d’água,
rápidas, claras,
precipitadas,
intermináveis.
Supposées porteuses du langage perdu des ombres qui auraient joué leur destin dans ce
cadre géographique, les fontaines pourraient leur rendre la parole de telle sorte que le poète s’en
fasse l’interprète auprès des autres humains qui leur ont succédé ici-bas :
Fontaine à Ouro Preto
http://sergiomsrj.blogspot.fr/2011/01/maria-tomas-marilia-de-dirceu-vida-com.html
Elle parle ? Et seule
notre oreille
en terre sourde
où vont les hommes,
ne comprend plus
votre long et
triste discours,
- ombres aimables
qui avez joué ici
votre destinée,
dans l’obligation
du pari total
que parfois des vies
en secret ont fait
par surhumaines
fatalités ?
Ou fala? E apenas
o nosso ouvido,
na terra surda
que os homens pisam,
já nada entende
do vosso longo
triste discurso,
- amáveis sombras
que aqui jogastes
vosso destino,
na obrigatória,
total aposta
que às vezes fazem
secretas vidas,
por sobre-humanas
fatalidades ?
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Support de ce nous attentif aux messages d’êtres venus du passé et dont elle perçoit la
présence, la voix du poète s’offre pour décrypter les secrets de la tragédie jouée en ces lieux, par ces
ombres entre lesquelles se détache le Lieutenant dont l’exécution se déroulait dans la chambre
centrale du labyrinthe initial.
2 – Les adieux du Lieutenant
L’emblème et la devise inscrits en point d’orgue sur le final du premier Cenário trouvent
leur illustration dans le Romance XXVII, do animoso Alferes (du vaillant Lieutenant), le plus long
de tous les poèmes du recueil : cent-soixante-dix pentasyllabes présentant tout du long une
assonance unique dans les vers pairs. Plus rapide que l’heptasyllabe du romance traditionnel, ce
mètre met en forme un récit entrecoupé de huit parenthèses de longueur variable, qui sont autant
d’interventions de voix off.
Ce récit est fondé sur un fait historique, consigné dans les documents officiels du
procès - les Autos de Devassa - qui aboutirait à la condamnation à mort du héros, à savoir le voyage
entrepris par Tiradentes en mars 1789, depuis Vila Rica et les montagnes de Minas jusqu'à Rio de
Janeiro. Il s'agissait de son deuxième voyage à Rio après l’échec d’un premier séjour en 1788, au
cours duquel, tout en nouant des contacts utiles pour la conjuration qui se tramait à Vila Rica, le
lieutenant aurait tenté d'améliorer sa fortune personnelle en obtenant des autorités portugaises la
concession de travaux d'adduction d'eau dans la capitale de la vice-royauté. Joaquim Norberto de
Souza e Silva1 détracteur de Tiradentes, souligne dans ce deuxième voyage le comportement d'un
aigri mécontent d'une carrière militaire où son avancement était sans cesse retardé ; en s'appuyant
sur les témoignages consignés dans les pièces du procès, l'historien concluait que le lieutenant tenait
tout au long de son parcours des propos outranciers qui lui valaient les railleries des gens rencontrés
au hasard de la route (JNSS, 1873, Capítulo XI). A l'opposé, Lúcio José Dos Santos voit dans ces
voyages et dans le comportement du héros, les indices d'une mission de propagande en faveur de la
conjuration et considère les projets d'adduction d'eau à Rio comme autant de preuves de
l'ingéniosité de Tiradentes (LJDS, 1927, p. 130-135 et 445-458).
Sur ces données, Cecília construit l’évocation d’un voyage unique. Après une introduction in
medias res, où une silhouette de cavalier se découpe sur fond de paysage de montagne, le héros est
identifié sous son sobriquet de Tiradentes et le qualificatif de animoso Alferes, dont notre traduction
par vaillant permet d’éviter en partie la limitation au seul courage physique2. Reprenant à son
1
2
JNSS, 1873, Chapitre XI, pp. 205-228.
La langue portugaise différencie animoso qui renvoie à l’âme, de corajoso qui porte la référence au cœur.
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compte la réputation de guérisseur que l'Histoire attribue au lieutenant1, la voix principale le montre
en sympathie avec les représentants des milieux sociaux les plus divers qui le saluent sur son
passage - esclaves et maîtres, propriétaires terriens, prêtres et muletiers. Et lorsqu'il est question des
projets personnels qui motiveraient le départ, ceux-ci apparaissent comme une illustration du
dynamisme du héros :
Adieux et adieux
car il s’en va vite,
déplacer les rivières,
installer des moulins
et fréter des bateaux,
loin là-bas, là-bas,
le vaillant Lieutenant.
Adeuses e adeuses
que rápido segue,
a mover os rios,
a botar moínhos
e barcos a frete,
lá longe, lá longe
o animoso Alferes.
Une fois établie l’aura positive du Lieutenant, la narration se développe sur le thème de la
chevauchée. En direction de l’est (donc du soleil levant), cette chevauchée le conduit sur la frontière
du merveilleux par le biais d’une allusion aux richesses du sous-sol d’un nouvel eldorado, mais qui
ne profite pas à ceux qui y vivent :
D'eaux charriant l’or pur,
son cheval s'abreuve.
Entre écume et soif,
les diamants bouillonnent.
(La terre si riche
Et – ces âmes inertes ! –
Le peuple si pauvre…
Et nul ne proteste !
S’ils étaient comme lui,
à rêver aussi haut !)
Águas de ouro puro
Seu cavalo bebe.
Entre sede e espuma,
Os diamantes fervem.
(A terra tão rica
e – ó almas inertes! o povo tão pobre…
Ninguém que proteste!
Se fossem como ele,
a alto sonho entregue!)
Quant au voyage, annoncé comme devant prendre dix jours, il se déroule en deux étapes,
dont seule la première connait l’alternance du jour et de la nuit obligeant le cavalier à prendre un
minimum de repos, tandis que le Père divin écrit dans les cieux son destin révolutionnaire. Sur la
terre, en revanche, Tiradentes n'aurait aucun appui, marginalisé tel un fou ou une taupe stupide.
Ainsi, dès l'aube, en harmonie avec l’énergie de la lumière qui relance l’activité de la nature, le
cavalier repart pour une destination céleste :
Adieux et adieux…
Qui sait s’il reviendra.
(Mais quelle voix étrange
vers l'avant le pousse ?)
Chevauchant les nues
pour d’autres il pâtit.
Il s'agrippe au vent…
Se perd dans les airs…
Adeuses e adeuses…
Talvez não regresse.
(Mas que voz estranha
para a frente o impele?)
Cavalga nas nuvens.
Por outros padece.
Agarra-se ao vento...
Nos ares se perde...
1
JNSS (1873, p. 234) rapporte le témoignage d’une guérison quasiment miraculeuse : grâce à « une eau mystérieuse » il
aurait sauvé la fille d’une veuve qui souffrait d’une plaie incurable à un pied.
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C’est bien dans une ascension qu’un dynamisme supérieur l’entraîne, tel le rédempteur
prenant en charge les maux de l'humanité ; et cette assimilation trouve son complément dans une
nouvelle parenthèse :
(Et un noir démon
reconnaît ses pas :
il flaire son rêve
et poursuit dans l’ombre
l’audacieux, courageux,
et vaillant Lieutenant.)
(E um negro demônio
seus passos conhece:
fareja-lhe o sonho
e em sombra persegue
o audaz, o valente,
o animoso Alferes.)
La symbolique est claire : cette image du mal sous l’apparence d’un démon flairant le rêve
du cavalier en train de s’envoler vers la lumière céleste, par delà le traître Joaquim Silvério dos Reis
que les historiens disaient espionner Tiradentes sur le chemin de Rio, c’est un séide de Satan sur les
traces d’une émanation du divin.
A ce niveau, la narration fait place à des considérations sur le peu d’importance des
contingences et des interventions humaines, des considérations que vient appuyer la septième
parenthèse confirmant la dimension métaphysique du voyage du lieutenant:
(Il va de l'avant,
Celui qui s’offre
en sacrifice
pour la cause qu'il sert.
Il va pour toujours
le vaillant Lieutenant !)
(Lá vai para a frente
o que se oferece
para o sacrifício,
na causa que serve.
Lá vai para sempre
O animoso Alferes!)
Victime consentante, clairement assimilée à un Christ civique, le héros s’avance vers une
destination qui n’est plus de ce monde, car sans limite ni spatiale ni temporelle – « de l'avant, pour
toujours ». Le sens de ses adieux à l’univers, s’inscrit dans la reprise du geste emblématique qui
concluait le premier Cenário du recueil :
De loin le regardent
les humbles humains.
Et dans l'air il lève
la main sans retour
qui un jour les libérera.
Olham-no de longe
os homens humildes.
E nos ares ergue
a mão sem retorno
que um dia os liberte.
Reliée aux hommes par une promesse interprétable sur le plan social, cette main appartient
au monde de l’Esprit comme celui qui l’agite avant de réintégrer la sphère du divin – de l’à Dieu.
Ce que corrobore la huitième et dernière parenthèse en développant le paradoxe qui consiste à
appeler à l’action soldats, huissiers de justice et autres bourreaux ; incarnations des forces
inférieures ils sont en mesure d’emprisonner l’homme Tiradentes et de séquestrer ses biens
matériels. Mais ils n'ont aucun pouvoir sur l'énergie supérieure qui habite son âme :
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Viennent les soldats,
le capturer vite ;
viennent les huissiers
séquestrer ses biens ;
qu’ils viennent, viennent, viennent…
- son âme surpasse,
greffiers, bourreaux, juges,
chanceliers, moines, soldats,
malédictions et prières !
Venham já soldados,
que a prender se apressem ;
venham já meirinhos
que os bens lhe sequestrem ;
venham, venham, venham...
- que sua alma excede
escrivães, carrascos, juízes,
chanceleres, frades, brigadeiros,
maldições e preces!
Et dans ce retour à la terre, le cavalier retrouve l'espace-temps des hommes inscrit dans une
réalité géographique négative, sans commune mesure avec les célestes parages où il s'était ressourcé
et dont ses yeux à l’étrange regard ont gardé l'empreinte :
Les yeux effarés
Il descend de cheval.
Terre de lagunes
ici l'eau croupit.
De olhos espantados,
Do rosilho desce.
Terra de lagoas
onde a água apodrece.
Dès lors, face à la machine judiciaire qui le menace, le héros réagit en somnambule
appelant de ses vœux le sort que lui réserve la justice des hommes :
Interrogatoires, cachots
sentence… Il accepte
tout au-delà du monde…
Perguntas, masmorras,
sentença… Recebe
tudo além do mundo…
Et en rêve il remercie,
audacieux, courageux,
le vaillant Lieutenant.
E em sonho agradece,
o audaz, o valente,
o animoso Alferes.
Il revient au lecteur de tirer les conclusions de ce voyage couronné par le bizarre
comportement du héros à la fin d’un parcours dont le dernier acte est encore en suspens. De quoi
Tiradentes pouvait-il bien « remercier » ses juges, si ce n’est de le renvoyer à cet « au-delà » dont
son excursion hors du monde profane aurait éveillé la nostalgie ? Voué à la dynamique de l'Esprit,
une fois remplie sa mission ici-bas, le lieutenant retournerait à cette énergie supérieure, porteur de
« l'indicible conjonction » entre humanité et divinité à laquelle se référait le sujet poétique du
Discours Initial.
En fait, ce Romance do animoso Alferes fonctionne comme une grande ouverture épique
qui trouve un complément essentiel dans les trois poèmes entièrement consacrés au personnage
indispensable du traître.
Les deux premiers se situent dans la séquence immédiate, avec d’abord le Romance XXVIII
ou da Denúncia de Joaquim Sílvério. En sept sizains d’heptasyllabes présentant chacun une
assonance spécifique dans les vers pairs, un narrateur non identifié ébauche une figure abominable
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qui s’applique à mettre par écrit le texte de sa dénonciation ; adressée au gouverneur de Minas, elle
se caractérise par une calligraphie comparée à une toile d’araignée, et une orthographe déficiente
censée dénaturer la vérité. Bien entendu le principal objectif censé motiver la délation relève de
l’intérêt le plus sordide :
Les terres qu’il possédait
valaient bien plus qu’un duché.
De cadeaux en flatteries,
il remportait des contrats.
Et vendre un soulèvement
peut donner un gros bénéfice.
As terras de que era dono
valiam mais que um ducado.
Com presentes e lisonjas,
arrematava contratos.
E delatar um levante
pode dar lucro bem alto.
Cette caricature manichéenne répond en négatif à l’exaltation qui caractérise le Lieutenant
chevauchant sur la route de Rio. Joaquim Silvério devient ainsi le parangon des dénonciateurs à
l’opposé de celui qui incarne la totalité de ses victimes :
(Dans le grand miroir du temps,
chaque vie a son portrait :
les héros dans leur exil
ou morts en place publique ;
- les délateurs, encaissant
le prix de leurs écritures.)
(No grande espelho do tempo,
cada vida se retrata:
os heróis em seus degredos
ou mortos em plena praça;
- os delatores, cobrando
o preço de suas cartas...)
Ainsi, selon le sujet poétique, la sanction de l’Histoire remettra les uns et les autres à la
place que leur assigne leur comportement.
La même condamnation est reprise et complétée par le poème suivant qui, sous le titre de
Romance XXIX ou das Velhas Piedosas, met en scène cette fois Silvério à cheval porteur de
messages qu’il remettra lui-même aux autorités de Rio. Quatre ensembles de deux sizains de
pentasyllabes ayant chacun une assonance propre aux troisième et sixième vers commentent la
chevauchée du traître sur la route de la capitale. Le discours de ces vieilles femmes apitoyées
reprend notamment les allusions à l’orthographe déficiente de Silvério et réutilise l’image de la toile
d’araignée engluant toutes ses victimes :
Le papier accepte
ce que les hommes tracent…
Et la main ennemie
comme une araignée
Tend dans ses fils d’encre
les toiles de la trame.
O papel aceita
o que os homens traçam…
E a mão inimiga
como aranha estende
com fios de tinta
as teias da intriga.
Et se trouvent pris,
au piège visqueux,
prêtres et poètes,
savants et nantis,
et autres, enviés
pour motifs secrets.
E aí ficam presos,
na viscosa trama,
os padres, os poetas,
os sábios, os ricos,
e outros, invejados
por causas secretas.
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Ces sizains redoublés alternent avec quatre quatrains d’heptasyllabes qui scandent entre
parenthèses et en italique au centre de la page des variations sur un refrain dont le premier distique
stigmatise l’immobilisme général, et le second signale les étapes de l’entreprise de celui dont le tout
dernier vers dénonce systématiquement la traîtrise :
(Malheur à qui dans sa maison
reste enfermé sans supposer
ce qu’un jour de Vendredi-Saint
peut écrire la main d’un traître !)
(Ai de quem na sua casa
se deixa estar, sem supor
o que em Sexta-feira Santa
escreve a mão de um traidor!)
La référence au vendredi-saint porte d’emblée dans la première strophe l’assimilation à
Judas, et sous-entend le supplice que déclenchera la chevauchée de Silvério que personne n’aura
osé perturber.
Cette assimilation devient explicite quelques poèmes plus loin, dans le Romance XXXIV ou
de Joaquim Silvério, où le sujet poétique force juste un peu la dose :
Meilleure affaire que Judas,
tu fais, toi Joaquim Silvério :
lui a trahi Jésus-Christ,
et toi un simple lieutenant.
Il a reçu trente deniers… toi tu demandes force choses :
une pension pour toute la vie,
la remise de toutes tes dettes,
une décoration pour ton cou,
honneurs, gloires et privilèges.
Et tu sais si bien réclamer
que tu reçois presque tout !
Melhor negócio que Judas
fazes tu, Joaquim Silvério:
que ele traiu Jesus Cristo,
tu trais um simples alferes.
Recebeu trinta dinheiros...
- e tu muitas coisas pedes:
pensão para toda a vida,
perdão para quanto deves,
comenda para o pescoço,
honras, glórias, privilégios.
E andas tão bem na cobrança
que quase tudo recebes!
Dans ce romance conforme à la tradition ibérique - vingt-quatre heptasyllabes à assonance
unique dans les vers pairs - le comportement de Silvério résonne en écho des Évangiles et fait du
Lieutenant l’émule du Christ vendu à ses bourreaux par un Judas qui n’aurait pas la moindre
repentance : au lieu de se suicider plein de remords pour son forfait, il ne cesserait de réclamer et
d’obtenir le prix de sa trahison. Une éventualité si peu accréditée par les historiens, que Cecilia
ressentait le besoin d’introduire à la fin de cette première strophe une restriction frôlant la
plaisanterie : Silvério n’aurait reçu en récompense que « presque tout »… Quant à la deuxième
strophe, tout en déplorant qu’aucun remords ne se soit emparé de ce nouveau Judas, la voix
anonyme en appelle encore à la mémoire collective pour vouer définitivement le traître aux
gémonies de l’Histoire :
(De par les chemins du monde,
aucun destin ne se perd :
Il y a les grands rêves des hommes
et la sourde force des vers.)
(Pelos caminhos do mundo,
nenhum destino se perde:
há os grandes sonhos dos homens,
e a surda força dos vermes.)
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Et c’est en quelque sorte de concert que le héros porteur de lumière et le délateur
manipulateur des ténèbres poursuivent leur parcours dans le monde d’en bas, depuis leur départ de
Vila Rica.
3 - Le parcours du monde d’en bas
Les premières rencontres du Lieutenant sur la route de Rio concernent des muletiers à qui
les Romances XXX et XXXI donnent la parole. La matière narrative de ces poèmes provient de
l’ouvrage de Joaquim Norberto de Souza Silva (1873, p. 212) où l’historien reprenait une
dénonciation figurant dans les textes officiels du procès. Entre la Rocinha do Fagundes et la
Fazenda das Cebolas1, le héros avait rencontré des muletiers qui se moquaient de lui en l’entendant
parler de la proclamation de la République et de l’indépendance vis-à-vis du Portugal.
Sur cette base, Cecília met en poème deux rencontres successives : la première, sous le
titre de Riso dos Tropeiros repose sur huit quatrains d’heptasyllabes ; deux rimes dans les seuls vers
pairs alternent : -ar pour les strophes impaires, -al pour les strophes paires. Ce romance à la
versification plus sophistiqué que dans la tradition hispanique, rapporte le témoignage à la première
personne du pluriel d’un premier groupe de muletiers, et insiste sur leur rire motivé par le discours
d’un fou non identifié, mais juché sur une monture à la robe reconnaissable - un détail lui aussi
emprunté à JNSS (1873, p. 73 note 7) qui précise même le prix auquel l’animal avait été évalué lors
du séquestre des biens de Tiradentes :
C’était un fou à cheval (…)
Passou um louco montado (...)
Monté sur un châtain clair.
Sans arrêter l’animal,
il attaquait le pouvoir,
et les lois du Portugal (…)
Passou num macho rosilho.
E sem parar o animal,
falava contra o governo,
contra as leis de Portugal (…)
Montrant la montagne il disait
que c’était terre sans égale,
qu’au dessous de ces prairies
tout est du riche métal…
Mostrando os montes dizia
que isto é terra sem igual,
que debaixo destes pastos
é tudo rico metal...
C’était pour ça qu’on riait,
Qu’on riait sans s’arrêter,
car certaines gens n’ont pas,
la tête bien à sa place.
Por isso é que assim nos rimos,
que nos rimos sem parar,
pois há gente que não leva
a cabeça no lugar.
Cependant, à la fin du poème, ces mêmes hommes laissaient entendre, après s’en être bien moqués,
que l’action de ce fou aurait pu leur être bénéfique :
1
Fagundes (sous ce nom), et l’ancienne fazenda de Santana das Sebollas (sous le nom de Inconfidência) sont deux
localités de la municipalité de Paraíba do Sul, dans l’État de Rio de Janeiro, à 110 km au nord-ouest de la capitale de
l’État). http://www.rdvetc.com/2012/sebollas-alhos-e-o-tempero-de-inconfidencia.
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C’est pour ça qu’on a bien ri…
Mais quand il reviendra ici,
notre pays sera libre,
- sauf si par quelque malheur
Por isso é que rimos tanto…
Mas quando ele aqui tornar,
teremos a terra livre,
- salvo se por um desar,
ils le mettent au cachot,
et par sentence royale,
ils l’envoient à l’échafaud
pour y subir mort naturelle.
o metem numa enxovia,
e , por sentença real,
o fazem subir à forca,
para morte natural.
Quant aux muletiers de la seconde rencontre imaginée par le poète – Romance XXXI ou de
Mais Tropeiros - leur discours se développe selon une versification encore plus recherchée : quinze
quatrains se succèdent jusqu’au distique final où apparaît une variante du leitmotiv qu’on retrouve
au début de chacune des première, quatrième, septième et dixième strophe ; par ailleurs, si la
majorité des quatrains sont composés d’heptasyllabes, les derniers vers de neuf d’entre eux
comptent quatre ou cinq pieds, tandis que dans le onzième quatrain c’est le second vers qui est un
tétrasyllabe ; enfin, indépendamment de cette irrégularité rythmique, dans chaque quatrain tous les
vers pairs présentent une rime riche spécifique à la strophe. Il s’agit d’un des pseudos romances les
plus travaillés du recueil.
Ici les commentaires s’avèrent beaucoup plus nuancés et mettent en exergue les paroles
prononcées par le cavalier à la monture châtain :
Il disait nul ne connaît
plus grand pays !
Dizia : não se conhece
país tamanho !
« De Caeté à Vila Rica,
Tout en or et en cuivre!
Ils prennent ce qui est à nous…
Et le peuple est toujours pauvre ! »
“Do Caeté a Vila Rica
tudo ouro e cobre!
O que é nosso vão levando...
E o povo aqui sempre pobre!”
« À mon retour – affirmait-il
Quelqu’un d’autre commandera.
Tout ça va être chamboulé,
et je serai grand ! ».
“Quando eu voltar – afirmava
outro haverá que comande.
Tudo isto vai levar volta,
e eu serei grande!”
Ces paroles ne sont que des extraits condensés de celles qui sont attribuées à Tiradentes dans
les divers témoignages de son procès. Au fur et à mesure que le poème avance, le rire initial est
rejeté comme une erreur d’appréciation qui ne tient guère face aux imprécations de celui qui n’est
plus qualifié de fou, mais devient un messager porteur d’espérance :
« Nous ferons la même chose
qu’a fait l’Amérique Anglaise ! »
Et il criait : « Elle sera nôtre
cette richesse ! »
“Faremos a mesma coisa
que fez a América Inglesa !”
E bradava: “Há de ser nossa
tanta riqueza!”
Par ici passait un homme
- et comme les gens riaient ! –
Por aqui passava um homem
– e como o povo se ria! –
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« La Liberté même en retard »
il promettait.
“Liberdade ainda que tarde”
nos prometia.
Et ainsi, par dessus la palinodie des muletiers, s’élève une voix soulignant la malédiction qui
s’abat sur qui ne bénéficie pas à priori d’un statut social privilégié :
Il est parti par ces montagnes,
cet homme aux yeux effarés,
pour répandre de l’espérance
de tous côtés. (…)
Lá se foi por esses montes,
o homem de olhos espantados,
a derramar esperanças
por todos os lados. (...)
On aurait dit de la folie,
mais c’était bien la vérité ;
la vérité qui peut la dire,
sans déplaire ? (…)
Pois parecia loucura,
mas era mesmo verdade;
quem pode ser verdadeiro,
sem que desagrade? (...)
(Malheur à celui qui rêve
de faire le bien – quelle audace –
s’il n’est rien qu’un Lieutenant
de cavalerie !)
(Pobre daquele que sonha
fazer bem - grande ousadia quando não passa de Alferes
de cavalaria!)
C’est donc en s’apitoyant sur le sort du Lieutenant que la voix off fustige surtout le
système social, et gomme d’éventuels aspects négatifs de l’image du héros.
Un processus comparable transparaît dans le Romance XXXII ou das Pilatas1, - un romance
authentique de quarante heptasyllabes à assonance unique en a-a dans les vers pairs. Faisant ses
adieux à sa couturière de Vila Rica, le lieutenant se flatte des protections dont il bénéficierait en
haut lieu. Cette jactance répercute sur le mode mineur, l’image de hâbleur en situation d’échec et
sans cesse hanté par le désir de réussite sociale que mettait systématiquement en avant JNSS (1873,
Chap. IV notamment). Cependant, cet aspect défavorable est contrebalancé par les arguments d’une
autre voix anonyme rapportée en italique et entre parenthèse au milieu de la page, alors que
l’absence de nouvelles confirme l’échec définitif du lieutenant. Dans son ultime intervention qui
conclut le poème, plutôt que la vanité de Joaquim José, c’est le système social que cette voix
dénonce, à l’instar de la voix off du Romance précédent :
(Pour moi, on l’a poursuivi.
Pour moi, il va finir là-bas.
Rêver n’est pas pour les pauvres
Les pauvres ne valent rien.
Si rêver pour les pauvres est crime,
plus encore le moindre mot !)
(Para mim, foi perseguido.
Para mim por lá se acaba.
Não deve sonhar o pobre
que o pobre não vale nada.
Se o sonho do pobre é crime,
quanto mais qualquer palavra!)
La relative humanisation de la silhouette mythique qui d’emblée se projetait dans le ciel du
1
Ces “Pilatas” - dont on ne trouve pas trace chez JNSS - étaient trois couturières des officiers du régiment des dragons
à Vila Rica. Leur témoignage sur les projets de leur client à Rio figure dans les Autos da Devassa où Cecília a pu
s’inspirer directement (témoins n° 17 18 et 19). Leur sobriquet signifierait qu’il s’agissait de femmes de petite vertu :
pilata renverrait au bénitier (a pila) où « tout le monde plonge la main ». (Cf. Autos de Devassa da Inconfidência
Mineira, Vol. 1, Brasilia-Belo Horizonte, 1976, p. 185-188).
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Romance du vaillant Lieutenant est aussi sensible dans l’expression de la souffrance morale
qu’expriment les soupirs du Romance XXXV ou Do Suspiroso Alferes. Ainsi, de l’enthousiasme de
l’Animoso Alferes au découragement du Suspiroso il y a la distance du ciel à la terre que suggère le
début de ce Romance XXXV:
Terre de tant de lagunes !
Terra de tant de collines !
Au fond des eaux croupies,
le règne trouble des fièvres…
« Ah si je pouvais être à Minas… »
Terra de tantas lagoas!
Terra de tantas colinas!
No fundo das águas podres,
o turvo reino das febres...
“Ah se eu me apanhasse em Minas...”
Ce dernier vers se détache systématiquement au milieu de la page et en italique à la fin de
chacun des huit quintets d’heptasyllabes du poème ; il porte la seule rime en –inas qui répond
systématiquement à chaque second vers de chaque strophe. Il ne s’agit donc pas d’un romance,
mais d’une sorte de complainte construite sur la base d’une phrase que Tiradentes aurait prononcée
à la fin de son séjour à Rio : les historiens que Cecilia consultait – notamment JNSS (1873, p. 230),
et JLDS (1927, p. 360) la tenaient d’un témoignage consigné dans les Autos de Devassa, et qui
signifiait surtout l’impatience du Lieutenant désireux de retourner à Vila Rica pour y animer la
sédition prétendument en cours.
Toutefois, les connotations « suprahumaines » persistent. Les voici, intégrées aux soupirs
de ce Romance XXXV où, au cœur du poème, détachée par les parenthèses, une voix off lance :
(Le rachat des hommes est au prix
de pesants carnages !
Qui meurt pour donner la vie ?
Qui veut risquer son sang ?)
(O humano resgate custa
pesadas carnificinas!
Quem morre para dar vida?
Quem quer arriscar seu sangue?)
Le lexique renvoie à la victime expiatoire en général et au mystère chrétien de la
Rédemption en particulier. Et c’est bien en solitaire poursuivi par des judas en puissance que les
deux dernières strophes soulignent l’inutilité des soupirs en détourant les regrets de ne pas pouvoir
retourner à Minas :
Où se trouvent tes amis ?
Qui te protège ? Qui te sauve,
même à Minas? Même à Minas ?
Onde estão os teus amigos ?
Quem te ampara ? Quem te salva,
mesmo em Minas ? mesmo em Minas ?
Il en va de même dans la séquence immédiate, avec le Romance XXXVI ou das Sentinelas,
construit selon une versification encore plus élaborée : trois strophes de huit pentasyllabes en
écriture romane sont suivies de quatre distiques d’heptasyllabes imprimés au milieu de la page, en
italique et entre parenthèse ; enfin une dernière strophe reprend le schéma des trois premières ; du
point de vue des rimes, les quatre stances de pentasyllabes s’enchaînent en rimes riches présentes
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dans les seuls vers pairs (-ados pour la première, -ente pour la seconde, à nouveau -ados pour la
troisième et -ente pour la dernière), et les quatre distiques reprennent dans les vers pairs la seule
assonance de la nasale –ão.
Dans ce cadre très éloigné de la littérature populaire, c’est d’abord l’inquiétude de
l’homme traqué par deux sentinelles qui est mise en exergue et développée tout au long des trois
premières strophes :
La nuit et le jour,
de tous les côtés,
cheminent deux hommes,
qui sont déguisés,
car des grenadiers,
- ce sont des soldats et on les autorise
moustaches rasées.
De noite e de dia,
por todos os lados,
caminham dois homens,
que vão disfarçados,
pois são granadeiros
e - sendo soldados alguém lhes permite
bigodes rapados.
Ces espions proviennent de l’ouvrage de JNSS (1873, p. 224) où on retrouve, entre autres,
le détail précisant qu’un soldat ne pouvait se raser la moustache que sur ordre supérieur.
L’angoisse du héros atteint son climax, dans les quatre distiques qui, en italique et au
milieu de la page, accumulent les interrogations que le Lieutenant multiplierait à l’adresse du traître
Silvério qu’il croirait toujours de son côté :
(ces ombres qui me poursuivent,
Joaquim Silvério, qui est-ce ?
(Esses vultos que me seguem,
Joaquim Silvério, quem são?
Ce seraient les sentinelles
qui m’arrêteront demain ?
Devem ser as sentinelas
que amanhã me prenderão?
Qui les a mis sur mes pas ?
Qui commet cette trahison ?
Quem as pôs sobre os meus passos?
Quem comete essa traição ?
Réponds Joaquim Silvério,
qui nous mène à notre perte ?)
Responde Joaquim Silvério,
quem nos leva à perdição?)
Cependant, cette angoisse humaine se trouve détournée dans le commentaire final :
À un désert sourd
il clame inutilement,
le vaillant Lieutenant…
- lui seul - présent.
A um deserto surdo
clama inutilmente,
o animoso Alferes...
- Só ele - presente.
Demeurant sans réponse, l’interpellation du traître Silvério permet une assimilation
discrète à Jean-Baptiste clamant dans le désert. Mais ces clameurs inutiles comparées à celles du
Précurseur dans le Nouveau Testament1, par delà la symbolique chrétienne et son appropriation du
1
Selon l’Évangile de Jean (I, 19-23) le Baptiste aurait répondu aux lévites juifs qui lui demandaient qui il était : « Je
suis une voix qui crie dans le désert : aplanissez le chemin du Seigneur, comme a dit le prophète Isaïe »
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mythe de la victime expiatoire, relèvent-elles, comme le prétendait Cecilia dans sa conférence
d’Ouro Preto, des seuls mécanismes qui caractérisent la tragédie grecque ?
II - L’ÉTOILE FLAMBOYANTE
La tragédie grecque repose sur le concept selon lequel tout homme a sa part dans l’ordre
cosmique - sa Moïra - et doit employer son énergie à la réaliser pleinement. S’il transgresse les
limites de cette Moïra, la faute d’orgueil ainsi commise - l’Hybris - sera corrigée sous l’effet d’une
folie temporaire - l’Ate - qui aveugle sa victime et la conduit au désastre ; dès lors le monde
retrouve son harmonie troublée par la démesure temporaire de l’un de ses éléments1 Un tel schéma
s’applique-t-il entièrement au héros du Romanceiro que nous venons de voir érigé en agent de la
volonté divine face à un système social figé ? Et d’un héros dont le sacrifice, au sens étymologique
du terme, est censé déboucher sur la libération de tout un peuple et non pas sur la sanction de la
Diké grecque rétablissant l’ordre universel un instant menacé ?
1 – Les oracles
C’est au centre du cycle initial du Romanceiro, centré en gros sur la première partie du
XVIIIe siècle et étudié précédemment sous le titre de Genèse d’Or et de Diamant, que surgit la
première image de celui qui deviendra le Lieutenant Tiradentes. Sous le titre de Romance XII ou de
Nossa Senhora da Ajuda (de Notre-Dame du Bon Secours), un poème de soixante dix-sept vers
présente le héros sous les traits d'un enfant en prière dans une chapelle.
Le choix de Cecilia s’appuie sur la chronologie, puisque Tiradentes était né en 1746, au
lieu-dit de Pombal, sur le territoire de l’actuelle ville de Tiradentes, à l’époque São José-del-Rei, où
son père exerçait les fonctions officielles d’almotacé - une sorte de contrôleur des prix, des poids et
mesures également chargé de la distribution des aliments2. La versification repose sur une
architecture complexe combinant quatre ensembles qui se succèdent suivant le même schéma : en
caractères romains imprimés sur la partie droite de la page, trois quintets d’heptasyllabes dont les
seuls deuxième et cinquième vers sont assonancés sont suivis d’une stance de pentasyllabes en
italique, entre parenthèse et au milieu de la page ; ces pentasyllabes sont organisés en quatrains aux
1
2
Cf. Mircéa Éliade, Histoire des Croyances et des Idées Religieuses, Payot, 1976, Tome 1, pp. 274-275.
Márcio Jardim, A Inconfidência mineira, Rio, Biblioteca do Exército, 1989, p. 62.
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vers pairs assonancés, sauf les derniers qui, eux, sont au nombre de cinq, et assonancés au deuxième
et cinquième vers ; ce détail n’est pas fortuit : il permet en effet de compléter la totalité du poème en
soixante-dix-sept vers, avec pour couronner le tout une dernière stance de cinq pentasyllabes –la
numérologie souligne ainsi subtilement le contenu ésotérique de l’oracle que nous allons analyser.
Dans un tableau apparemment naïf, la voix poétique en charge de la narration met d'abord
en place comme décor l'intérieur de la chapelle de la fazenda de Pombal, placée sous l'invocation de
la Vierge1, et dont la simplicité rustique est soulignée par le premier quatrain au centre de la page :
(De petites statues
de peu de valeur
les Saints, la Vierge,
et Notre Seigneur.)
(Pequenas imagens
De pouco valor,
Os santos, a Virgem
e Nosso Senhor.)
Ces vers mettent ainsi en exergue les représentations symboliques de La Mère et du Fils
selon la tradition du catholicisme romain. Quant au Père, bien que non matérialisé, il n’en est pas
moins suggéré, dans la parure de la Vierge qui exhibe manteau et sceptre royaux :
Ce qui avait le plus de valeur
dans la chapelle du Colombier,
c’était la Dame du Bon Secours,
avec son sceptre, son manteau,
et avec ses yeux de cristal.
Aquilo que mais valia
na capela do Pombal
era a Senhora da Ajuda,
com seu cetro, com seu manto,
com seus olhos de cristal.
L’espace une fois défini, la narration se focalise sur six frères et sœurs répartis de part et
d'autre d'un septième enfant, tous recueillis devant la Mère de Miséricorde :
Sept enfants, dans la chapelle,
dans l’ardeur de la foi priaient
la grande la belle Sainte.
Ils étaient trois de part et d’autre,
les enfants du contrôleur.
Sete crianças, na capela,
rezavam cheias de fé,
à grande Santa formosa.
Eram três de cada lado,
os filhos do almotacé.
Ces sept enfants supplient la Sainte
Qu’elle les délivre du mal.
Ce sont trois filles, et trois garçons.
Et il règne un grand silence
Dans la chapelle du Colombier.
Suplicam as sete crianças
que a Santa as livre do mal.
Três meninas, três meninos.
E um grande silêncio reina
na capela do Pombal.
Cette répartition, fondée sur la réalité historique, Joaquim José était bien le quatrième
d’une fratrie de sept2, appelle l’attention sur celui se tient au milieu. Depuis ce centre il communie
avec ses frères et sœurs dans la prière qui, adressée à la Grande Mère, utilise pourtant les paroles
finales du Notre Père – délivrez-nous du mal… Mais lui s’en différencie, par sa capacité à dialoguer
1
L’acte de baptême de Tiradentes précise que, initialement sous le patronage de la Vierge, la chapelle était en 1746
dédiée à St Sébastien (LJDS, 1927, p. 118). Le choix de Cecília conforte la symbolique de la Mère.
2
L’information figure avec de nombreux détails sur la famille du héros dans l’ouvrage de LJDS (p. 120-121) qui, citant
l’acte de baptême de Tiradentes (p. 118), signale l’absence de marraine.
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avec l’entité divine qui lui demande son nom. Et la communication de cette identité déclenche la
constatation de la solitude sans recours qui menace cet enfant :
Hélas ils n’ont guère de force
les doux pouvoirs dont elle dispose !
Lui il n'a pas d'Ange Gardien,
ni d’étoile, ni de marraine…
Que la main de Dieu le protège !
Ah ! como ficam pequenos
os doces poderes seus !
Este é sem Anjo da Guarda,
sem estrela, sem madrinha...
Que o proteja a mão de Deus!
En face de ce solitaire,
dans la chapelle du Colombier,
Notre-Dame du Bon Secours
est une grande statue triste,
loin de ce monde mortel.
Diante deste solitário,
na capela do Pombal,
Nossa Senhora da Ajuda
é uma grande imagem triste,
longe do mundo mortal.
Illustrant l’impuissance de la Vierge, une première série de trois parenthèses – deux en
caractères romains encadrant une troisième en italique - intègrent des vaticinations sur le supplice
qui attend cet innocent. La troisième au centre de la page adresse des supplications à la Mère de
Miséricorde dont les pouvoirs sont sollicités, en faisant fond à nouveau sur les attributs du Père
tout-puissant qui revêtent la statue mariale, couronne comprise :
(Sauvez-le, Madame
par votre pouvoir,
du triste destin
qui va le frapper!)
(…)
Sept enfants maintenant se lèvent,
tous les sept debout regardent,
la belle Sainte et son sceptre,
son manteau et sa couronne.
- Au milieu, Joaquim José.
(Salvai-o, Senhora
com o vosso poder,
do triste destino
que vai padecer!)
(...)
Sete crianças se levantam,
todas sete estão de pé,
fitando a Santa formosa,
de cetro, manto e coroa.
- No meio, Joaquim José.
Le narrateur laisse au lecteur tirer les conclusions utiles : si Notre Dame dont l’intercession
est acquise dans les cieux pour tous les hommes lors du jugement dernier, ne peut rien pour sauver
Joaquim José d’une mort infamante, c’est que cet enfant relève de l’autre puissance dont relevait
aussi le propre fils de Marie, le seul pour qui Elle n’a rien pu sur la terre - si ce n’est l’accompagner
jusqu’au pied de la Croix comme le précise l’Évangile de Jean (XIX, 25). Cette analogie se poursuit
jusqu’à l’ultime supplique adressée à Marie en vue au moins d’un dernier geste de compassion :
(Un garçon s'en va
entre ses six frères.
Dame au Bon Secours,
Vous qui avez ce nom,
tendez-lui les mains!)
(Lá vai um menino
entre seis irmãos
Senhora da Ajuda,
pelo vosso nome,
estendei-lhe as mãos!)
Par delà ces mains tendues s'inscrit la rencontre sur le chemin du Golgotha du Condamné
et de sa Mère, une rencontre qu’aucun des Évangiles ne mentionne, et que pourtant la tradition
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ibérique intègre à la procession du vendredi saint1. Et peut-être le lecteur s’en souviendra-t-il,
lorsque, dans le Romance LX où le condamné chemine vers l’échafaud, surgira une bannière, celle
de la Confrérie de la Miséricorde, dont une voix lui aura expliqué la signification2 :
(Voici la bannière
de la Miséricorde ;
Pleine de pitié.
S’il tombait vivant,
si la corde cassait,
elle le protégerait,
la sainte Bannière
de la Miséricorde !)
(Caminha a Bandeira
da Misericórdia.
Caminha piedosa.
Caísse o réu vivo,
rebentasse a corda,
que o protegeria
a santa Bandeira
Da Misericórdia!) (...)
La Mère de Miséricorde aura donc, comme Marie son fils, accompagné Tiradentes jusqu’à la mort,
représentée par la bannière de la Confrérie placée sous son invocation, et dont Cecília soulignait la
fonction dans le cortège du condamné.
Ainsi, selon le Romanceiro, l’enfant innocent avait-il commencé, face à la Vierge de
Pombal, son apprentissage de victime expiatoire réclamée par le Père, semblable en cela à ce Jésus
dont le message muet emplissait l’humble chapelle :
Saint François et Saint Antoine,
Le regard tourné vers Jésus
qui leur expliquait nuit et jour
du seul fait de sa présence,
l’apprentissage de la croix.
São Francisco, Santo Antônio
olhavam para Jesus
que explicava noite e dia
com a sua simples presença,
aprendizagem da cruz.
Et dans un tel contexte, le toponyme de Pombal – le Colombier – sonne comme une
allusion implicite à la représentation traditionnelle de la troisième personne de la Trinité.
C'est donc bien un oracle que la voix poétique du Romance XII prononce et inscrit dans un
contexte culturel populaire où le catholicisme romain occupe le premier plan. Cependant, dans
l’arrière-plan de ce tableau naïf transparaît une symbolique fondamentale : sous le signe de la
plénitude inscrit dans la versification - le nombre sept et la symbolique de la Ménora hébraïque,
complétée par celle de l’étoile à cinq branches suggérée par le nombre cinq dans les vers imprimés
en italique - , c’est dans un sanctuaire (espace frontière où le monde des hommes et celui des dieux
sont censés communiquer), face aux représentations des Archétypes du Père (Notre Seigneur) et de
la Mère (Notre-Dame), en un point central entre trois filles et trois garçons (le Féminin et le
Masculin incarnés), que prend forme la première illustration du mythe de Joaquim José. C’est-àdire une symbolique qui remonte aux racines de l’inconscient, et dont le judéo-christianisme
propose sa variante historique. Et c’est probablement là que réside la clef de cette « invention
1
Selon Moisés Espírito Santo : Origens Orientais da Religião Popular Portuguesa, Lisboa, Assírio e Alvim, 1988, pp.
66-75, il s’agirait d’une survivance de la culture judaïque dans le monde hispanique.
2
Cf. infra, l’analyse du Romance LX dans le chapitre intitulé L’apothéose.
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poétique » que Cecília dans sa conférence initiale prétendait en mesure de communiquer cette
« force émotionnelle » qui obligeait le lecteur « à une participation intense, en l'emportant dans son
mécanisme de symboles vers les répercussions les plus inattendues ».
Longtemps après ce Romance de Notre Dame de Bon Secours, où nous avons repéré un
substrat irrationnel antérieur aux symboles de la religion dominante, un nouvel oracle est mis en
scène, alors que Joaquim José maintenant adulte, termine son voyage de Minas à Rio.
Apparemment posté aux portes de la capitale de la Vice-royauté, un gitan inconnu qui donne
son nom au Romance XXXIII ou Do Cigano que viu chegar o Alferes aurait observé l’arrivée du
Lieutenant à Rio. Censé consulter les augures pour son propre compte, ce personnage issu de
l'imagination du poète1 n’a pas d’interlocuteur identifié dans le texte, et c’est donc le lecteur qui se
trouve impliqué en tant que destinataire direct de ses prédictions. À ce niveau, on pourrait se
demander dans quelle intention Cecília confiait ce rôle à un homme, alors que la tradition veut que
ce soient les gitanes qui disent la bonne aventure... Les vaticinations d’un homme seraient-elles
moins sujettes à caution que celles d’une femme ?
Pour ce qui est de la forme, cette composition entre dans la catégorie des romances
traditionnels : quarante-deux heptasyllabes répartis en quatre strophes irrégulières, sans aucune
autre originalité typographique, comportent toutefois un enrichissement du système des rimes
puisque, à l'assonance unique en a-o des vers pairs, s'ajoute la reprise systématique d'une autre
assonance unique en i-o dans les vers impairs.
In medias res, le discours du gitan fournit deux détails qui l’intègrent à la chronologie du
voyage entrepris par le héros : la référence à la monture au pelage clair (ce rosilho qui figure dans
tous les poèmes antérieurs évoquant la chevauchée vers Rio), et le fait que, dans son sillage, se
déplaçait également le traître Joaquim Silvério. Bien que non identifié nommément, ce dernier est
reconnaissable dans les vers qui dénoncent un être démoniaque opérant dans les ténèbres :
Il monte un cheval châtain clair,
mais derrière lui, l’ennemi
chevauche l’ombre, en silence.
No rosilho vem montado,
mas atrás dele, o inimigo
cavalga em sombra, calado.
Ainsi, le gitan constate en premier lieu que des contradictions s'affichent tant dans le
comportement que dans l'aura du cavalier :
Le cheval ne vaut pas lourd :
mais cet homme qui le monte,
en dépit de son sourire,
est marqué par le malheur. (…)
Il parle et pense comme un vivant,
1
Não vale muito o rosilho:
mas o homem que vem montado,
embora venha sorrindo,
traz sinal de desgraçado. (...)
Fala e pensa como um vivo,
Aucune rencontre de ce type n’est rapportée par qui que ce soit, ni ne figure dans les actes du procès.
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mais ce doit être un condamné ;
quelque chose est dans sa tête,
sans pour autant qu’il soit fou.
mas deve estar condenado.
Tem qualquer coisa no juízo,
mas sem ser um desvairado.
Et en astrologue expérimenté il dessine un horoscope, mais un horoscope à double face qui
demande à être interprété :
L'étoile de son destin
a une forme irrégulière :
moitié en grande lumière
et moitié en sombre nuée;
et plus un côté s'obscurcit,
plus l'autre est illuminé.
A estrela do seu destino
leva o desenho estropiado :
metade com grande brilho,
a outra de brilho nublado :
quanto mais fica um sombrio,
mais se ilumina o outro lado.
La symbolique utilisée ici sous couvert de divination, renvoie à l’aporie fondamentale de
l’unification des opposés. L’étoile que le gitan voit flamboyer dans le destin de Tiradentes et dont il
interprète négativement la composition contrastée, n'en porte pas moins l’image de la
complémentarité des contraires, puisque l’intensité de la lumière y varie en raison inverse de celle
de l’ombre et réciproquement. Dans ce jeu subtil se dessine en filigrane, superposé à la suggestion
de l'étoile de David de la tradition judaïque, le cercle Yin/Yang de l'Orient taoïste.
Quant aux visions qui viennent immédiatement donner un contenu à cet horoscope abstrait,
elles ne sont contradictoires que dans une lecture superficielle :
Je doute beaucoup, je doute
que son fatum se révèle.
Je vois qu'il sera blessé
et qu'il sera glorifié :
en même temps solitaire
et de foules entouré :
qu'il courra un grand danger
pour brusquement s’élever :
ou sur un astre divin,
ou à la potence pendu.
Duvido muito, duvido,
que se deslinde o seu fado.
Vejo que vai ser ferido
e vai ser glorificado:
ao mesmo tempo sozinho,
e de multidões cercado;
correndo grande perigo,
e de repente elevado:
ou sobre um astro divino
ou num posto de enforcado.
À l’encontre des doutes du devin, les derniers moments de Tiradentes et son destin post
mortem constituent la preuve que la face d’ombre et la face lumineuse de l’étoile flamboyante
peuvent effectivement se rejoindre : ainsi se trouveront vérifiées toutes les prédictions du gitan, y
compris et ensemble, les deux hypothèses finales que l’oracle présente comme alternatives. En
outre, la conjonction de ces deux hypothèses prélude à une autre vision où le contexte culturel du
christianisme retrouve droit de cité :
Je vois, là haut, fiel et épines
et la main du Crucifié.
Ah ! ce cavalier perdu,
sans avoir fauté ni péché…
Vejo, no alto, o fel e o espinho
e a mão do Crucificado.
Ah! cavaleiro perdido,
sem ter culpa nem pecado.
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Sous les références à la Passion du Christ, le supplice de Tiradentes annoncé dans la
strophe précédente tout comme son élévation sur la potence assimilable à celle de Jésus sur la
Croix, renvoient au sacrifice de la victime expiatoire, d’autant plus significatif qu’il frappe un
innocent. Mais dans ce contexte, le rapport au Crucifié – seule occurrence du terme dans le recueil –
n’est qu’une donnée supplémentaire susceptible d’expliciter la fusion des contraires. Sur sa Croix,
entre ciel et terre, le corps écartelé du divin supplicié exprimait en fait ce « mystère surhumain » sur
lequel le sujet poétique du Discours Initial s'interrogeait dès l'ouverture du Romanceiro.
Quant au lieutenant, pour l’instant aux portes de Rio, c’est au plus profond de son être qu’il
porterait le signe que les dons de voyance permettent au gitan de déchiffrer :
Le voici au galop, souriant
comme qui apporte un message.
Non pas sous forme d'écrit :
mais en lui-même : - consommé.
Vem galopando e sorrindo,
como quem traz um recado ;
Não que o traga por escrito:
mas dentro em si: - consumado.
Dans sa chair même (dentro em si selon l'expression portugaise) sont inscrits le sombre
destin qui l’attend, autant que la plénitude lumineuse que ce destin comporte – consommé :
parvenu à son terme, aspect éventuellement négatif, mais aussi complet, parfait, achevé au plus
haut degré. Un adjectif polysémique qui rappelle les derniers mots de Jésus de Nazareth selon la
Vulgate - Consummattum est (Jean, XIX, verset 30) – et, de façon plus subtile, cet achèvement dans
la perfection que le Fils de l'Homme avait prophétisé en annonçant sa propre consomption le
troisième jour (Luc, Chap. XIII, verset 32). Le pronostic du diseur de bonne aventure fait ainsi écho
au sujet poétique de la chapelle du Colombier, en ajoutant à l’oracle initial un ensemble de données
liées à la dialectique de l’ombre et de la lumière : il fait du destin de Tiradentes un cas particulier
illustrant l’aporie de la Coincidentia Oppositorum, pierre de fondement de la tradition Hermétique
d'occident1 mais tout aussi lisible dans la tradition orientale du taoïsme.
L'énigme proposée au lecteur relevait donc d'une lecture métaphysique et religieuse qui, tout
en reprenant l'assimilation de Tiradentes à un Christ civique, n'en comportait pas moins, par-delà
l'imagerie et le discours du seul catholicisme romain, le dépassement en direction du mythe du bouc
émissaire d'envergure universelle2. Et il n'est pas indifférent de constater que cette « ouverture » est
attribuée à un gitan, c'est-à-dire à un membre d'une diaspora supposée porteuse de la tradition
fondamentale antérieure aux religions du Livre.
Plus loin, après l’accomplissement du destin terrestre du héros, cette aporie sera reprise par
un autre marginal l’Ivrogne Mécréant (O Bêbedo Descrente) du Romance LXII. Dans un soliloque
en cinq strophes de huit pentasyllabes dont les vers pairs sont rimés, ce témoin du supplice de
1
2
Cf. Carl-Gustav Jung, Mystérium Conjunctionnis, Albin Michel, 1980.
René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982 – réédition, Livre de poche, 1986.
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Tiradentes s’étonne en relevant des détails qui pouvaient faire prendre pour une fête populaire le
dernier voyage de ce « pénitent » dont l’image rappelle les processions de Semaine Sainte :
J’ai vu le pénitent,
et la corde au cou.
Plus que sa mort
c’était la cohue.
Si mourir est triste,
pourquoi tant de gens
étaient dans la rue,
avec l’air content ? (…)
Vi o penitente
de corda ao pescoço.
A morte era o menos:
mais era o alvoroço.
Se morrer é triste,
por que tanta gente
vinha para a rua
com cara contente? (…)
Il semblait un saint,
les mains attachées,
au milieu de croix,
d’épées et bannières.
Parecia um santo,
de mãos amarradas
no meio de cruzes
bandeiras e espadas.
Bien que disqualifié à priori par son ivrognerie, cet individu s’interroge sur un événement
où, à l’en croire, les bras chargés de paniers de fruit et de vin, la population serait venue réconforter
le condamné. Sa marginalité justifie l’interrogation sur la signification de ce rite de mort ainsi que
sur la volonté supérieure ordonnatrice de la cérémonie :
C’était ni une fête.
Ni un enterrement.
Ni une vérité
Ni une erreur non plus.
Alors à quoi bon
psaume et litanie,
si c’est notre Reine
qui a tout ordonné ?
Não era uma festa.
Não era um enterro.
Não era verdade
e não era erro.
Então por que se ouvem
salmo e ladainha,
se tudo é vontade
da nossa Rainha?
Le sujet poétique pour sa part, confirme son incompréhension en cinq courtes interventions
élaborées en heptasyllabes, et intercalées après chaque strophe – un tercet, puis trois vers uniques,
enfin un dernier tercet, le tout imprimé en italique au centre de la page et entre parenthèses. –
L’exclamation lyrique concluant le poème constitue, implicitement, encore une sollicitation invitant
le lecteur à la réflexion :
(Dieu, hommes, reines et rois…
Pour moi mon plus grand malheur !
Jamais je ne vous comprendrai !)
(Deus, homens, rainhas, reis...
Que grande desgraça a minha!
Nunca vos entenderei!).
Et de cette réflexion pourraient surgir plusieurs constatations :
- d’abord le refus de classer l’événement selon les catégories dualistes en vigueur parmi les
hommes – vérité / erreur, mort / vie;
- ensuite la suggestion d’un rapport entre pouvoir céleste et pouvoir terrestre, puisque les
psaumes et les litanies sont évoqués en contre-point du pouvoir de la Reine, et que de plus, toute la
parenthèse finale insiste encore sur cette relation déconcertante ;
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- enfin, l’importance de la féminité du souverain portugais ; cette importance à peine
suggérée ici, sera mise en scène plus avant dans le Romanceiro avec les poèmes consacrés à une
Reine assumant les responsabilités « masculines » du trône en contradiction avec la symbolique
sous-entendue par son nom de Maria1.
Entre-temps, la tragédie christianisée se sera déroulée sous des apparences empruntées aux
récits des Évangiles.
2 – Le Chemin de Croix
Les poèmes consacrés au destin du héros adulte s’ordonnent à partir du Romance XXVI ou
de la Semaine Sainte de 1789 qui ouvre la chronologie de la conjuration elle-même. Cinq quatrains
d’hexasyllabes présentant chacun une double assonance différente entre les vers pairs et les vers
impairs, alternent avec cinq tercets d’heptasyllabes qui eux ont chacun une rime riche entre le
premier et le troisième vers. Dans cette architecture dualiste équilibrée se développe une
réinterprétation de la liturgie de la Passion, par l’intermédiaire de deux voix anonymes qui
interpellent alternativement les conjurés en général.
La première voix, identifiée en caractères romains et sur la partie droite de la page, invite
les futurs condamnés à méditer sur certains points du rituel auquel ils étaient censés assister, alors
que la seconde, en italique et au centre de la page, prophétise sur ce qui attend les futurs
condamnés. Après que la voix du passé a constaté que sous les voilages violets imposés par la
liturgie, les formes des statues s’estompent dans le souvenir, celle de l’avenir prédit la condensation
du deuil et de la douleur en prison :
(Un horizon voilé de deuil
attend la froide fatigue
de la pâleur de votre front.)
(Lutuoso véu de horizonte
aguarda a fria fadiga
da vossa pálida fronte)
Puis quand la première s'interroge en interprétant la souffrance comme une possible
montée vers la lumière, la seconde annonce le mouvement inverse de l’enfermement :
Souvenez-vous, dans l’air
la blancheur de l’encens monte.
Quels parages diaphanes
atteindront ceux qui souffrent ?
(Les plus pures des pensées
frémiront emprisonnées
dans des murs inébranlables.)
1
Recordai pelos ares
o alvo incenso que sobe.
Que diáfana paragem
Atingirá quem sofre?
(Os pensamentos mais puros
Estremecerão fechados
Por inabaláveis muros.)
Cf. infra, Hymne à la Reine, in Cartes sur Table.
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En d'autres termes, c’est de transmutation alchimique qu’il s’agit : en se consumant
l’encens révèle la spiritualité - l’essence libérée de la matière -, tandis que la force de gravité
impose la fixation dans l’espace terrestre limité par les murs des prisons. Ainsi, en contre-point à la
sublimation positive suggérée par l’encens du rituel s’élevant vers le ciel du sanctuaire ouvert vers
le sacré, le futur immédiat menace les conjurés d’une « coagulation » spirituelle négative dans le
monde d’en bas. Sans autre horizon que le deuil, physiquement enfermés dans les cachots de leurs
crânes comme leurs corps dans les prisons, la souffrance de leur esprit ne leur ouvrira pas les
frontières de la matérialité. Et même leurs prières ne parviendront pas à accompagner l’encens dans
son élévation :
Oh ! qu’elle est triste la chair,
triste le sang, et la plainte
où Dieu répartit son corps,
de bonté incomprise.
Oh ! como é triste a carne,
e triste o sangue, e o pranto
com que Deus se reparte,
incompreendido e manso.
(Telles des pierres sans bruit
vos prières tomberont
par des déserts sans écoute.)
(Como pedras sem ruído
cairão as vossa rezas
por desertos sem ouvido.)
Ici la liturgie de la Passion prophétise implicitement le démembrement de Tiradentes et la
dispersion de ses restes dans l'espace de Minas en une nouvelle eucharistie ; et les conjurés, à
l'instar de Jean-Baptiste prêchant dans le désert, deviennent des messagers du divin ignorés sur la
terre par leurs contemporains. Enfin, la conclusion du poème visant l’ensemble des futurs
condamnés, repose sur un lexique qui permet au lecteur d’établir la corrélation :
(Gémissez sur ces Offices,
car c'est la transfiguration
de vos propres sacrifices).
(Gemei sobre estes Ofícios,
que eles são, transfigurados,
vossos próprios sacrifícios).
Du fait de la structure grammaticale de ce dernier tercet, la transfiguration dont il est
question s’applique aussi bien aux rituels en cours qu’aux personnages qui y assistent. Mais tout
cela devient clair par la suite, en particulier avec les poèmes qui assimilent le parcours terrestre de
Tiradentes à celui de Jésus de Nazareth, à la différence près que, dans le Romanceiro, le chemin de
croix de la principale victime expiatoire va de pair avec celui de ses compagnons d’infortune. Dans
ces conditions, la condamnation du Lieutenant se dessine d’abord comme un des éléments du
châtiment qui les frappera tous à la fin du procès.
En premier lieu, dans le Romance LI ou das Sentenças une voix anonyme envisage les
peines qui frapperont les conjurés. Quatre strophes de douze heptasyllabes dont chacune est un
romance en soi puisque présentant une assonance spécifique dans les vers pairs, se succèdent avec
en ouverture un distique qui fonctionne en leitmotiv à quatre variantes :
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Voici venir le poids du monde
avec ses lourdes sentences (…)
Já vem o peso do mundo
com suas fortes sentenças (…)
Voici venir le poids de la mort
avec ses échafauds violets (…)
Já vem o peso da morte
com seus rubros cadafalsos (...)
Voici venir le poids de l’usure,
bien calculé et mesuré (…)
Já vem o peso da usura,
bem calculado e medido (...)
Voici venir le poids de la vie,
voici venir le poids du temps (…)
Já vem o peso da vida,
já vem o peso do tempo (...)
Si la première strophe annonce les sentences d’exil au-delà des mers qui frapperont
certains des compagnons du Lieutenant, la seconde est consacrée au supplice de Tiradentes,
pendaison et écartèlement compris. Quant aux deux derniers couplets ils s’attaquent aux nantis qui
eux, à en croire le sujet poétique échapperaient à toute condamnation :
Vice-rois, et gouverneurs,
ministres et chanceliers,
étant de si bons vassaux,
ne pensent plus aux amis :
mais beaucoup de barres d’or
sont secrètement en route ;
mais les pierres, le bétail
rendent tellement service
que les coupables nantis
ne sont jamais condamnés.
Vice-reis, governadores,
chanceleres e ministros,
por serem tão bom vassalos
não pensam mais nos amigos:
mas há muitas barras de ouro,
secretamente a caminho;
mas há pedras, mas há gado
prestando tanto serviço
que os culpados com dinheiro
sempre escampam aos castigos.
Ce réquisitoire moralisateur laisse entendre que les conjurés auraient eu des complices au
plus haut niveau, lesquels auraient acheté l’indulgence d’un système dont leurs protecteurs et
affidés tenaient les commandes. Si Cecilia exagère la rumeur publique en incluant le Vice-roi dans
sa liste, il n’empêche que les historiens avaient de fortes présomptions contre le gouverneur de
Minas, le Vicomte de Barbacena qui aurait évité des problèmes notamment au banquier João
Rodrigues de Macedo, comme nous le verrons plus loin en analysant le Romance XLVI consacré à
Vicente Vieira da Mota. Et c’est à ce banquier que fait allusion la dernière strophe du poème :
Voici le poids de la vie,
et voici le poids du temps :
il demande où sont les coupables
qui ne seront pas inquiétés,
et les noms cachés de ceux
que jamais on n’a arrêtés.
Face au sang de la potence
et des bateaux de l’exil,
c’est les Juges qui sont jugés,
leurs balances et leurs prix.
Et il écrit contre leurs crimes
la sentence du mépris.
Já vem o peso da vida,
já vem o peso do tempo:
pergunta pelos culpados
que não passarão tormentos,
e pelos nomes ocultos
dos que nunca foram presos.
Diante do sangue da forca
e dos barcos do desterro,
julga os donos da Justiça,
suas balanças e preços.
E contra os seus crimes lavra
a sentença do desprezo.
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C’est donc finalement à l’Histoire et aux générations à venir qu’échoit l’ultime sanction à
l’égard de ceux qui auraient manipulé à leur profit une Justice dont les balances symboliques se
régleraient d’abord sur le poids de la corruption.
Faisant écho à la voix anonyme que nous venons d’entendre, le poème suivant - Romance
LII ou do Carcereiro - donne la parole au geôlier de la forteresse de Rio où le Lieutenant était
détenu : il s’agit de pensées relativement décousus, portées par un monologue intérieur, ou à peine
formulées à l’abri d’oreilles indiscrètes, comme le fait supposer l’enchaînement de la versification.
Ainsi, un premier quatrain d’hexasyllabes dont les vers pairs sont assonancés attire d’abord
l’attention sur un prisonnier anonyme ; ce dernier sera immédiatement reconnaissable à la
prédiction le concernant inscrite dans le tercet qui suit, également en hexasyllabes :
Lui ils le conduiront,
le long des rues, la corde
au cou et sous le ban.
A esse é que levarão,
pelas ruas afora,
com baraço e pregão.
Um nouveau tercet, mais composé de deux hexasyllabes suivis d’un seul mot de deux
syllabes est lié au précédent par la reprise des rimes des deuxième et troisième vers :
Jamais ils ne lui ont rien
donné. Qui maintenant
le gracierait ?
Nunca lhe deram nada.
Quem lhe daria agora
perdão?
Cette structure renforce le poids du dernier mot et le doute sur une éventuelle remise de
peine. Um schéma identique d’un quatrain d’heptasyllabes suivi cette fois de deux tercets du même
mètre et reprenant le système antérieur de rimes, sert de cadre à une critique du système judiciaire
dont la fausseté foncière est dénoncée. Enfin, un ultime quatrain d’heptasyllabes dont seuls les vers
pairs sont rimés tire une conclusion qui se veut une vérité générale :
La roue tourne et retourne,
et ne peut s’arrêter.
Au fond gisent les fautes :
les justes meurent, en l’air.
A roda anda e desanda,
e não pode parar.
Jazem no fundo, as culpas:
morrem os justos, no ar.
On peut y percevoir une interprétation originale d’une double symbolique : celle de la
Justice combinée à la Roue-de-Fortune, les Arcanes VIII et X du Tarot. Et ce ne sera pas simple
coïncidence si, dans la séquence immédiate, Cecilia inscrit le Romance LIII ou Das Palavras
Aéreas, où au nom de toutes les victimes, un sujet poétique s’exprimant maintenant dans un
discours adressé au plus large public, établit une sorte de bilan de la puissance des paroles en l’air
qui, de délation en délation, ont fini par projeter dans les airs justement, un supplicié exemplaire
condamné à la potence.
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Ce long discours - soixante sept heptasyllabes, organisées en strophes inégales mais
présentant une assonance unique en o-a dans tous les vers pairs (à l’exception de la seule première
strophe où cette assonance est portée par les deuxième, troisième et cinquième vers) -, illustre une
alchimie de l’Histoire définie dès la première strophe :
Hélas, paroles, paroles,
quelle étrange puissance la vôtre !
Hélas, paroles, paroles,
faites de vent, le vent vous porte,
le vent qui ne revient pas,
et vous existez si vite,
à former et transformer tout !
Ai, palavras, ai palavras,
que estranha potência a vossa!
Ai palavras, ai palavras,
sois de vento, ides no vento,
no vento que não retorna,
e em tão rápida existência,
tudo se forma e transforma!
faites de vent, le vent vous porte,
et votre sort se renouvelle !
Sois de vento, ides no vento,
e quedais com sorte nova!
Cette allégorie est renforcée par un leitmotiv qui scande le long du poème sept reprises de
l’exclamation lyrique qui ouvre le romance - une exclamation qui, en quatre occasions est encore
appuyée par la répétition du vers qui le suit. Il s’agit donc d’une complainte calquée sur le modèle
du romance hispanique traditionnel, où le sujet poétique accuse les mots d’exercer un pouvoir
irrationnel porteur tout autant du bien que du malheur des hommes :
C’est tout le sens de la vie
qui commence à votre porte ;
le miel de l’amour cristallise
son parfum dans votre rose ;
vous êtes rêve et audace,
calomnie, furie, déroute…
Todo o sentido da vida
principia a vossa porta ;
o mel do amor cristaliza
seu perfume em vossa rosa;
sois o sonho e sois a audácia,
calúnia, fúria, derrota...
Hélas, la liberté des âmes,
s’élabore avec des lettres…
Et des poisons humains vous êtes
le plus fin des alambics :
en verre, fragile, fragile
et plus que l’acier puissant !
Rois, empires, peuples, temps
roulent sous votre impulsion...
A liberdade das almas,
ai! com letras se elabora...
E dos venenos humanos
sois a mais fina retorta :
frágil, frágil como o vidro
e mais que o aço poderosa !
Reis , impérios, povos, tempos,
pelo vosso impulso rodam...
C’est bien d’alchimie qu’il s’agit comme en atteste le lexique retenu, avec au départ la rose
d’Hermès cristallisant dans l’alambic cosmique aussi bien les amours bénéfiques que les poisons
maléfiques. Quant aux Rois et aux empires tourbillonnant dans ce magma, ce sont bien ceux
qu’évoquait le jeu de cartes du Romance XLVIII manipulés au gré du vent soufflant sur les tables du
palais de Queluz1.
Une fois définie globalement la puissance de ces paroles, la complainte poétique s’intéresse
directement au cas particulier des victimes brésiliennes de la tourmente en cours où les juges de
1
Cf. supra, le chapitre intitulé Cartes sur table.
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l’Inconfidence et leurs acolytes mettent en route le système répressif qui concrétise la souffrance, le
désespoir et la mort - et cela jusqu’à une synthèse de l’exécution du 21 avril dont le déroulement
sera évoqué dans des romances postérieurs :
Hélas, paroles, paroles,
quelle étrange puissance la vôtre !
Le pardon vous auriez pu être !
- vous êtes du bois qu’on coupe,
- vous êtes vingt marches à monter,
- vous êtes un morceau de corde…
- vous êtes du monde aux fenêtres,
cortège, bannières, soldats…
Hélas, paroles, paroles,
quelle étrange puissance la vôtre !
Vous étiez un souffle de brise…
- vous êtes un homme qu’on pend !
Ai, palavras, ai palavras,
que estranha potência a vossa!
Perdão podíeis ter sido!
- sois madeira que se corta,
- sois vinte degraus de escada,
- sois um pedaço de corda...
- sois povo pelas janelas,
cortejo, bandeiras, tropa...
Ai, palavras, ai palavras,
que estranha potência a vossa!
Éreis um sopro na aragem...
- sois um homem que se enforca!
Le discours s’est donc ainsi épuré jusqu’à se concentrer en point d’orgue sur l’image du supplicié.
Le chemin de croix de Tiradentes est alors suspendu, le temps de deux romances
concernant le couple Gonzaga-Marília qui seront analysés plus loin1, pour reprendre plus proche du
dénouement, avec le Romance LVI ou da Arrematação dos Bens do Alferes.
Huit octaves de huit heptasyllabes s’ordonnent selon un système complexe de rimes qui font
aussi de chaque strophe un ensemble de deux quatrains : en effet, on retrouve tout au long du
poème, une assonance reprenant la nasale –ão à la fin de chaque quatrième et huitième vers ; de
plus, chaque octave enchaîne son propre schéma de rimes construisant une unité spécifique entre les
deux quatrains qui la composent ; du romance hispanique, seul subsiste donc l’heptasyllabe.
Cette structure savante encadre le discours d’un crieur animant la vente aux enchères des
biens du Lieutenant saisi par la justice. Outre le cheval châtain clair que nous connaissons, et dont
le prix annoncé correspond exactement à l’information donnée par JNSS (1873, p. 73), une liste
d’objets correspondant point par point à celle qui figure dans les textes du procès2 est offerte à un
public imaginaire invité à enchérir par un impératif sans cesse répété ; la qualité de chaque objet est
commentée et motive des appréciations relatives au destin de l’ancien propriétaire. Ainsi, le
boniment sur les éperons peut passer pour une simple plaisanterie :
Adjugez-vous ces éperons
avec leur jeu de courroies !
Ainsi vous parcourrez le monde
bien en selle quelle qu’elle soit
à semer la furie furieuse
de cette histoire de trahison.
Arrematai as esporas
com seu jogo de fivelas ! (...)
E ireis pelo mundo afora
aprumado em qualquer sela,
propalando a sanha brava
dessa história de traição.
1
Cf. supra, la Fatalité de Mai.
Cf. Autos de devassa, Vol. VI/ 123 ; apud Luis Wanderley Torres, Tiradentes, a áspera estrada para a Liberdade,
1977, São Paulo, p. 295.
2
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Il peut en aller de même pour l’article faisant valoir les instruments du dentiste :
Adjugez-vous en même temps
ce petit sachet de pinces :
pour moins de 3 cruzados,
vous pourrez vous figurer
qu’entre bave et hurlements,
vous arrachez les dents dures
de quelque monstre exécrable
ou d’un dragon venimeux !
Arrematai, juntamente,
esta bolsinha de ferros :
por menos de 3 cruzados,
ficareis tendo a ilusão
de, por entre escuma e berro,
arrancar os duros dentes
a qualquer monstro execrando
ou peçonhento dragão!
Mais c’est bien à la compassion qu’appelle la mise en vente du miroir et d’une cravate dont
l’utilité serait de rappeler et la pendaison et la décollation de Tiradentes :
Et ce miroir, étonné
de ne plus y voir la tête
d’enthousiasme, douleur, frayeur
de cet homme passionné ?
Adjugé ! Un gémissement
qu’on n’avait jamais entendu,
et des gouttes troubles de larmes
sont répandues sur sa glace.
E este espelho, surpreendido
por não sentir mais a cara
de entusiasmo, dor e espanto
daquele homem de paixão?
Arrematai-o! Um gemido,
que antes nunca se escutara,
e turvas gotas de pranto
em sua lâmina estão.
Adjugez-vous cette cravate
pour se mettre autour du cou,
qui rappelle à tout jamais
une épreuve définitive !
Sur elle sont imprimés
l’endroit précis et le parcours
par où le couteau et la corde
accomplissent leur devoir.
Arrematai a fivela
de volta do pescocinho,
que para sempre recorda
definitiva aflição!
Pois estão marcados nela
o sítio certo e o caminho
por onde cutelo e corda
cumprem sua obrigação.
Par ailleurs, une montre, avait été offerte dans la troisième strophe comme dotée de
qualités hors normes ; à en croire le commissaire priseur elle serait en mesure d’éclairer sans faillir
le parcours des hommes dans les ténèbres d’en bas1:
Dans ce couloir de ténèbres
où nous mèneront nos pas ?
Heureux qui emportera sur lui
un cadran pour le déchiffrer !
Adjugez-la! – rien ne l’arrête,
cette montre de grande marque !
Neste corredor de trevas,
nossos passos onde irão?
Feliz aquele que leve
um ponteiro que o decifre!
Arrematai-o! – não falha,
este relógio marcão.
Et c’est pour marquer à tout jamais un temps situé en dehors de l’espace profane qu’elle
sert à la conclusion des enchères dans la dernière strophe du poème :
Adjugez-vous toutes les heures
conservées par ces aiguilles,
et arrachées à leur maître,
Arrematai essas horas
guardadas pelos ponteiros,
arrancadas ao seu dono,
1
Cette montre de marque – S. Elliot – est aujourd’hui conservée au Museu da Inconfidência à Ouro Preto. On peut en
voir une photographie sur le site Internet de cet organisme.
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priant que tout soit consommé !
Interrogez-les maintenant
que les rois tremblent sur leurs trônes
et que les anciens prisonniers
sont de cendres et de gloire.
rogando consumação!
Interrogai-as, agora
que os reis tremem nos seus tronos,
e os antigos prisioneiros
de cinzas e de glória são.
Ce commissaire-priseur utilise de bien étranges arguments pour convaincre les acheteurs !
Et d’abord, qui donc priait pour que tout soit consommé : les heures de la montre du Lieutenant, ou
Tiradentes lui-même ? La structure grammaticale autorise l’interprétation la plus ouverte, le sujet du
gérondif rogando pouvant tout aussi bien s’entendre comme renvoyant à chacun des trois
substantifs qui le précédent dans la phrase.
Quoi qu’il en soit, il s’agit bien de la consommation des temps, c’est-à-dire d’une allusion
à la fin du monde annoncée par la septième trompette de l’Apocalypse, tout autant qu’aux dernières
paroles du Christ sur la croix - consummatum est – en une référence du même ordre que celle que
nous avons identifiée dans le dernier vers du Romance XIII porteur de l’oracle du gitan aux portes
de Rio. De plus, l’ultime objurgation de cette dernière enchère ne peut relever que d’un
commissaire n’officiant plus dans le temps historique de la conjuration, puisqu’à l’entendre les
monarchies du monde occidental sont confrontées à une contestation généralisée et que les cendres
des condamnés de l’Inconfidência appartiennent désormais à la gloire de l’Histoire.
Enfin, juste avant la mise en scène du rituel de mort, le Romance LVIII ou dos Vãos
Embargos évoque le dernier acte de la comédie judiciaire assurant, par l’intermédiaire d’un avocat
commis d’office, que les droits formels de la défense soient sauvegardés. Cette vaine plaidoirie
annoncée par le titre condense l’argumentaire de l’avocat1 dans le recours présenté dans les vingtquatre heures suivant le prononcé de la sentence qui portait condamnation à mort de plusieurs des
accusés2.Vingt-quatre hexasyllabes entre guillemets y sont répartis sur quatre strophes inégales et
couronnées par un ultime tercet du même mètre, imprimé entre parenthèses, et sans guillemets ;
dans chacune des quatre strophes entre guillemets, un jeu de rimes irrégulières s’organise autour de
deux reprises de termes porteurs de la nasale finale –ão, et c’est sur cette même finale qu’une
interrogation clôture le poème. Dans ce cadre alambiqué se déroule un discours réduit au seul cas de
1
Avocat de la Santa Casa de Misericórdia, José de Oliveira Fagundes avait défendu l’ensemble des accusés une
première fois le 23 Novembre 1791, en une plaidoirie de 121 paragraphes occupant 54 pages ; selon Marcio Jardim, (A
Inconfidência Mineira, Bibliex, 1989, p. 392) sa défense était un travail remarquable. Toujours d’après cet auteur
l’ultime plaidoirie relevait aussi de l’exploit étant donné le délai dont il disposait.
2
Les commutations de peine ne seraient proclamées que le matin même de l’exécution de Tiradentes, dans la forteresse
où les condamnés avaient été regroupés. Une telle mise en scène avait été préparée à Lisbonne dès juillet 1790 : le
chancelier Sebastião Xavier de Vasconcellos Coutinho quittait en effet la capitale du Portugal à la mi-octobre 1790, en
compagnie de deux autres juges ; il était muni du texte définitif relatif aux diverses commutations, un texte dont il était
le seul à connaître le contenu, et dont il avait reçu l’ordre de ne révéler la teneur qu’au tout dernier moment de façon à
ce que la monarchie portugaise bénéficie de l’impact que ne manquerait pas d’avoir une telle « clémence ». Ajoutons à
cela qu’en octobre 1790, la reine Maria était dans l’incapacité totale de lire et d’écrire quoi que ce soit… Cf. Márcio
Jardim, Op. Cit, p. 384-387.
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Tiradentes ; présenté sans explication, il peut être interprété comme le plaidoyer sans envergure
d’un avocat au service du système :
Voici l’homme loquace
et sans réputation,
sans crédits et sans biens
qui le rendraient capable
d’une telle action.
« Este é o homem loquaz
e sem reputação,
sem créditos nem bens
que o tornassem capaz
de semelhante ação.
Après avoir remarqué que le premier vers s’entend aussi comme l’écho des paroles de
Pilate présentant Jésus de Nazareth à la foule - Ecce Homo (Jean, 19, 5) – nous ajouterons que dans
de telles circonstances, pour tenter d’obtenir une remise de peine, le défenseur du Lieutenant ne
pouvait qu’en brosser un portrait négatif d’irresponsable. En professionnel rompu aux astuces du
métier, il devait plaider la folie pour solliciter la clémence, en se fondant sur la base d’une
jurisprudence qui, à en croire son discours, remonterait à l’Empereur romain Théodose et à ses fils
– dont les noms pompeux exigent une belle gymnastique de synalèphes et diérèses pour retomber
sur les six pieds d’un hexamètre – une gymnastique qui peut fonctionner en portugais, mais qui
n’aboutit guère en français :
Car ainsi dit la Loi
de ces empereurs
Théodose, Arcadius, Honorius,
- à l’égard de ceux qui
disent du mal du Roi
par furie de raison.
Pois assim reza a Lei
desses imperadores
Teodósio, Arádio1, Honório,
- quanto àqueles que vão
maldizendo do Rei
por fúria da razão.
La conclusion de la synthèse élaborée par Cecilia apparaît en revanche comme une
compensation au bénéfice de la stature du Lieutenant :
C’était un homme loquace,
qui voulut faire de Minas
une grande Nation. »
Era um homem loquaz,
e quis fazer das Minas
uma grande Nação.”
(Nul ne fait ce qu’il veut,
nul ne sait ce qu’il fait.
Et les coupables, qui est-ce ?)
(Ninguém faz o que quer,
ninguém sabe o que faz.
E os culpados, quem são?)
La loquacité de Tiradentes qui était au départ un défaut devient ici une qualité au service
d’un idéal. Quant au tercet entre parenthèses, il s’inscrit hors du plaidoyer de l’avocat : sous la
forme d’une vérité générale, ce pourrait être une pensée non formulée de ce même avocat déplorant
1
Les éditions du Romanceiro que nous avons en mains – y compris celles qui figurent sur Internet - mentionnent
Arádio : or, il ne peut s’agir que d’Arcádio (Arcadius) fils cadet de Théodose le Grand cité ici aux côtés de Honório
(Honorius), fils aîné du dernier empereur romain ayant régné à la fois sur l’orient et sur l’occident. Ayant confié
l’administration de l’orient à Arcadius et celle de l’occident à Honorius, cet empereur s’illustra dans l’histoire comme
l’un des principaux instaurateurs du christianisme comme religion d’état.
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ses propres limites et incriminant les juges du tribunal, ou encore une référence de Cecilia aux
forces tragiques de l’Histoire qu’aucun être humain ne serait en mesure ni d’évaluer, ni de maîtriser.
Ainsi, le chemin de croix de la victime expiatoire s’était-il progressivement dégagé de celui de ses
compagnons d’infortune, ouvrant la voix à l’apothéose qui se déroulerait au sommet de la potence.
3 – L’apothéose
La marche au supplice de l’unique condamné à mort est dramatisée dans deux poèmes
majeurs, le Romance LVIII ou da Grande Madrugada et le Romance LX ou Do Caminho da Forca,
à la fois séparés et réunis par le Romance LIX ou da Reflexão dos Justos.
La versification du Romance LVIII ou du Grand Matin porte une fois encore, la marque de
la numérologie : soixante-quatre heptasyllabes sont répartis en huit ensembles composés d’un
quintet imprimé en caractères romains sur la partie droite de la page suivi d’un tercet en italique sur
la partie centrale ; chaque quintet présente un premier vers sans rime ni assonance puis quatre autres
rimés en abba ; enfin les deux premiers vers de chaque tercet ont aussi leur propre rime, alors que le
troisième vers reprend celle qui se fait entendre dans le deuxième et le cinquième vers du quintet
précédent. C’est là une architecture savante qui met en paroles les harmoniques d’une musique
susceptible de suggérer l’infini, avec en particulier, les variations autour du nombre huit et des
nombres trois et cinq qui entrent dans sa composition – ce dont rend parfaitement compte la graphie
VIII en chiffres romains.
Dans cette symphonie, la voix poétique met d’abord en scène un tableau où les forces
nocturnes seraient en lutte avec celles de la lumière : le personnage historique du bourreau,
l’esclave Capitania, un criminel de race noire identifié sous ce nom dans les sources dont disposait
Cecília1, sert de pôle négatif à ce conflit se déroulant dans la prison où le condamné à mort attend
parmi ses compagnons. Face à l’exécuteur des hautes œuvres, le sujet poétique annonce le
processus de mise à mort dont le bourreau est chargé d’assurer la bonne fin :
C’est lui qui serre le cou
des condamnés sans espoir…
Et pour l’effroi de tout le monde,
Il leur monte sur les épaules
et dans les airs se balance.
Este é o que aperta o pescoço
aos réus faltos de esperança…
E, para gerais assombros,
ainda lhes cavalga os ombros,
e nos ares se balança.
Il met ensuite dans la bouche du « martyr », mot pour mot, les paroles que ce dernier aurait
prononcées selon les écrits recueillis par JNSS :
1
Selon JNSS (1873, p. 413), le bourreau devait ce surnom au fait qu’il était originaire de la Capitainerie d’Espírito
Santo, l’actuel état voisin de Rio de Janeiro.
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« Permets-moi de te baiser
les pieds et les mains… Ne crains pas
de m'arracher ce vêtement…
Car aussi est mort nu en croix,
celui qui sauve de la mort ! »
“Ó permite que te beije
Os pés e as mãos... Nem te importe
arrancar-me este vestido…
Pois também na cruz, despido,
morreu quem salva da morte!”
D’après l’historien tant de mansuétude aurait tiré une larme au bourreau, une larme que le
sujet poétique exagère en mélodrame, à la manière d’un chanteur du sertão qui commenterait pour
son public une représentation naïve de la scène :
Voyez le bourreau à genoux
qui tout en larmes baigné,
se lamente sur son sort !
Vede o carrasco ajoelhado,
todo em lágrimas lavado,
lamentar a sua sorte !
Dans la séquence de ce tableau à l’intérieur de la forteresse, la narration dramatise la
marche vers l'échafaud, en une procession à laquelle prennent part les autorités religieuses, civiles et
militaires, le peuple « se pressant sur les collines et aux fenêtres », et les femmes en prière au bord
de l'évanouissement. Les similitudes avec le rituel du vendredi-saint s’imposent. Tous les regards
suivent ainsi le condamné jusqu'à une potence aux dimensions extraordinaires :
Ah, que de marches dressées
pour cette funeste allégresse
de voir un mort tout en haut,
et d’assister au sursaut
de cette injurieuse agonie !
Ah, quantos degraus puseram
para a fúnebre alegria,
de ver um morto lá no alto,
de assistir ao sobressalto
dessa afrontosa agonia!
Nouveau Christ au Golgotha, le héros vit cependant une élévation spécifique, puisque
bourreau noir et victime blanche, en conjonction symbolique, tournoient unis dans les airs
conformément au procédé de mise à mort rappelé une fois de plus1 :
Et voir se dresser le bras,
et voir s’élancer dans l’espace
le noir Capitania !
E ver levantar-se o braço,
e ver pular pelo espaço
o negro Capitania!
Enfin, le sujet poétique évoque la réaction de l'assistance – Cecilia reprenant le
commentaire de JNSS qu’elle illustre d’un oxymore redoublé :
Mais sur la grande place,
c’est un silencieux tumulte :
un cri de remords occulte,
un sentiment du malheur…
Mas, na grande praça
há um silencioso tumulto :
grito de remorso oculto,
sentimento da desgraça...
1
Reprenant à son compte le témoignage laissé par le confesseur de Tiradentes, Joaquim Norberto de Souza Silva, en
donnait l’interprétation suivante : « le bourreau poussa alors sa victime qui tomba projetée dans l’espace… Retenue par
la corde elle tournoya vertigineusement et se tordit en convulsions quelques instants jusqu'à ce que l'exécuteur la
chevauche… On vit ainsi pendant un moment l'homme-machine et l'homme-cadavre dans la lutte ignominieuse qui
complétait l'assassinat judiciaire. Un cri immense, ou plutôt un gémissement sourd, rauque et prolongé surgit de la
foule, et fut étouffé par le roulement des tambours » (JNSS, 1873, p. 415).
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Ce climax émotionnel de culpabilité fait écho à l'Évangile de Luc (23, verset 48)
commentant l’attitude des témoins de la Crucifixion : les foules accourues pour assister à ce
spectacle, voyant ce qui s'était passé, s'en retournaient en se frappant la poitrine. Le tout est
couronné dans le dernier tercet du poème qui constate une mystérieuse suspension du temps :
Le temps s'arrête, d’un coup.
Le jour est devenu autre.
Et alors la charrette passe.
Pára o tempo, de repente.
Fica o dia diferente.
E agora a carreta passa.
Il s'agit là aussi de la transposition à un niveau moindre des prodiges qui à en croire les
Évangiles accompagnaient le dernier soupir du Christ sur la croix (Luc, 23 / Matthieu, 27). A Rio
comme à Jérusalem, la linéarité du temps chronologique s’ouvrait sur l'éternel Présent, en une faille
par où communiquaient le monde d'en haut et le monde d'en bas. La victime et l’exécuteur y
précipitaient de conserve l'avènement d'une ère nouvelle pour le Brésil, en ce Grand Matin de la
rédemption. Et la charrette dont le passage est censé marquer cette transition essentielle, emporte
sur la terre le cadavre qui sera morcelé, en vue de l'exposition des restes du supplicié sur la route de
Minas, prélude à une nouvelle eucharistie.
Intercalé tel une pause avant un retour sur le chemin de la potence, le Romance LIX ou da
Reflexão dos Justos donne la parole si l’on en croit le titre, à des observateurs dotés d’un point de
vue digne de considération. Il se présente sous la forme de neuf sizains d’heptasyllabes imprimés en
italique sur la partie droite de la page, et dont seuls les vers pairs comportent une rime spécifique à
chaque strophe. Dans les cinq strophes de la première unité, ces Justes qui ont pris le parti du
Lieutenant, dénoncent le comportement de leurs contemporains ; puis dans une deuxième unité – les
quatre derniers sizains qui débutent sur la reprise du tout premier vers du poème – ils s’interrogent
sur les générations à venir.
Le bilan initial part de la déclaration de Tiradentes en route pour Rio :
Il allait travailler pour tous…
- et voyez ce qui lui arrive !
(…)
- Le voilà simple Lieutenant
et fou, – tout seul et perdu.
Foi trabalhar para todos...
- e vede o que lhe acontece !
(...)
- E agora é um simples Alferes
louco, – sozinho e perdido.
Peut-être au cachot pleure-t-il,
On peut pleurer sans être faible.
Ou se souvient-il des membres
de cette entreprise manquée?
Ce doit être surtout pour eux
qu’il soupire de tristesse.
Talvez chore na masmorra,
que o chorar não é fraqueza.
Talvez se lembre dos sócios
dessa malograda empresa.
Por eles principalmente,
suspirará de tristeza.
Mettant en avant son altruisme foncier, les Justes déplorent ainsi la solitude du condamné,
tout en lui prêtant des sentiments de compassion vis-à-vis de ceux qui l’auraient abandonné. Il s’agit
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donc d’une complainte en l’honneur d’une figure comparable à celle du Christ au Mont des
Oliviers, comme le confirme le cinquième sizain :
Pleurer n’est pas que pour les faibles,
le plus courageux, le plus fort,
un jour aussi s’interroge,
en voyant le destin des hommes,
si ces gens pour qui nous mourons
méritent que pour eux on meure.
Não choram somente os fracos,
o mais destemido e forte,
um dia também pergunta,
contemplando a humana sorte,
se aqueles por quem morremos
merecerão nossa morte.
La question de l’exemple pour les générations à venir se trouve ainsi posée, avec le risque
que le courage héroïque ne devienne incitation à la lâcheté au bénéfice des seuls oppresseurs :
Sous ce poids d’exemples naissent
des générations opprimées.
Qui se tue de rêves, efforts,
mystères, veilles, contraintes ?
Qui fait confiance à des amis ?
Qui se fie à des promesses ?
E, à sombra de exemplos graves,
nascem gerações opressas.
Quem se mata em sonho, esforço,
mistérios, vigílias , pressas?
Quem confia nos amigos?
Quem acredita em promessas?
Quels temps effrayants arrivent
après une si dure épreuve ?
Qui va savoir, à l’avenir
quoi approuver et réprouver ?
de quelle âme sera faite
cette nouvelle humanité ?
Que tempos medonhos chegam,
depois de tão dura prova?
Quem vai saber, no futuro,
o que se aprova e reprova?
De que alma é que vai ser feita
essa humanidade nova?
Le point de vue prêté à ces Justes – un qualificatif qui renvoie aussi à un contexte biblique
– relève donc d’un pessimisme foncier sur la capacité des hommes à prendre en mains leur propre
destin en se fondant sur le témoignage - c’est le sens premier du substantif « martyre » - des héros
que l’Histoire suscite dans des moments exceptionnels. Et c’est sur cette réflexion attribuée à des
Sages supposés dignes de foi, qu’une nouvelle allusion au sacrifice du Christ sert de fondement au
second poème majeur mettant à nouveau en scène la marche à l’échafaud du Lieutenant, sous le
titre de Romance LX ou Do Caminho da Forca.
En quatre-vingt deux heptasyllabes à assonance unique en a-o, cet authentique romance,
connaît, après cinquante-deux vers, un premier point d’orgue marqué par deux strophes de huit vers
imprimées en italique et au centre de la page : la première octave répète le système du romance
précédent ; la suivante est en pentasyllabes et met en exergue la bannière de la Confrérie de la
Miséricorde, selon un système de rimes propres. La narration reprend avec la versification du
romance antérieur, pour se conclure sur une reprise de la référence à la bannière de la Miséricorde,
en huit pentasyllabes et selon les mêmes rimes. Cela donne un total de quatre-vingt dix-huit vers qui
constituent une variation de la symphonie en huit qui sous-tend le Romance du Grand Matin.
Pour ce qui est du contenu idéologique, le premier temps du poème met en évidence une
énumération chaotique qui unit la foule des contemporains du héros présents sur le chemin du
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supplice en spectateurs passifs, alors que le martyr emporte dans son regard un magma d’images
relatives aux événements vécus au long de son parcours terrestre :
Il emporte tout dans ses yeux,
dans ses grands yeux effarés,
le Lieutenant qui s’avance
vers cet immense échafaud,
où il va mourir tout seul,
pour tous les autres condamnés.
Ah, solitude du destin !
Ah solitude du Calvaire…
Tudo leva nos seus olhos,
nos seus olhos espantados,
o Alferes que vai passando
para o imenso cadafalso,
onde morrerá sozinho
por todos os condenados.
Ah, solidão do destino!
Ah solidão do Calvário...
C’est bien le mystère de la Rédemption qui s’inscrit dans ce destin, alors que toutes les
cloches confondues sonnent le glas interprété comme l’émanation du silence des saints qui dans le
ciel ne feraient pas chorus aux prières des hommes sur la terre :
Moines et sœurs en prières.
Et tous les saints silencieux.
Frades e monjas rezando.
Todos os santos calados.
Un espoir subsiste encore : dans les airs, la bannière de la Confrérie de la Miséricorde,
s’offre à tous les regards dans le sillage du condamné signifiant le salut de la dernière heure, au cas
où la corde casserait sur la potence, rendant le supplicié à la vie, sous la protection de la Mère de
Miséricorde. Les huit vers spécifiques consacrés à cet ultime espoir clôturent ce premier temps.
Face à la Mère de Miséricorde accompagnant Tiradentes, le sujet poétique interpelle la
Reine terrestre, qui porte elle aussi le nom de Maria, et dont la « clémence » s’était manifestée à
l’égard des autres condamnés ; et elle l’interpelle, tout en l’exonérant de la responsabilité de la mort
de Tiradentes, comme nous le verrons en étudiant l’image de la souveraine dans le Romanceiro1.
Sur ce, la narration reprend, en fonction de l’idée initiale qui maintenant projette le regard
du héros et sa mémoire dans une dimension concernant l’espace et l’histoire du Brésil tout entier :
(Les eaux, les monts, les forêts,
Les noirs épuisés dans les mines …
- Chemins, vous auriez pu être
de diamants tout carrelés…)
- Il emporte tout en mémoire :
dans l’étendue de terres vides,
de tristes femmes vont cacher
leurs enfants désemparés…
Loin, au loin, au loin, au loin,
dans le passé le plus profond…
(…)
Car maintenant c'est presque un mort,
découpé en quatre morceaux
1
(Águas, montanhas, florestas,
negros nas minas exaustos…
- Bem podíeis ser, caminhos,
de diamante ladrilhados...)
- Tudo leva na memória:
em campos longos e vagos,
tristes mulheres que ocultam
seus filhos desamparados...
Longe, longe, longe, longe,
no mais profundo passado...
(...)
Pois agora é quase um morto,
partido em quatro pedaços,
Cf. infra, le chapitre intitulé Hymne à la Reine.
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et – pour que Dieu le voit bien –
posté sur de hauts madriers.
e - para que Deus o aviste –
levantado em postes altos.
En se référant au regard de Dieu sur les restes du supplicié, la voix narrative illustre le
statut de victime offerte à la divinité, d’une victime innocente dont le crime ne relève d’aucune
hybris. Et elle renvoie au geste du prêtre élevant l'hostie en signe d'oblation, premier acte du rituel
de la transsubstantiation dramatisée par la célébration de la messe dans la liturgie catholique1.
Quant au dernier regard du Lieutenant supposé contempler la bannière de la Miséricorde depuis
l’échafaud, il conclut le romance sur leur éventuelle conjonction par delà la mort :
(Voici la bannière
de la Miséricorde ;
Pleine de pitié,
Dressée dans les airs,
plus haut que la troupe.
De l’échafaud on voit
La Sainte Bannière,
De la Miséricorde.
(Caminha a Bandeira
da Misericórdia.)
Caminha, piedosa,
nos ares erguida,
mais alta que a tropa.
Da forca se avista
a Santa Bandeira
da Misericórdia.
Une fois mise en scène cette apothéose en deux poèmes majeurs, l’exaltation du mythe de
Tiradentes se prolonge avec trois nouveaux Romances qu’une lecture superficielle peut faire
considérer comme synthétisant chacun à sa manière l’aventure humaine du martyr.
D’abord sous le titre de Romance LXI Dos Domingos do Alferes - quatorze sizains
comportant chacun cinq heptasyllabes non rimés et un vers spécifique réduit à la seule mention du
terme de Domingos – le premier poème accumule des données de la vie du Lieutenant portant la
référence à ce mot de Domingos qui, dans la langue portugaise, renvoie doublement au Seigneur par
son étymologie de Dominicus : outre un prénom masculin courant, c’est l’équivalent du
« dimanche » français. Dans le texte en question, titre compris, il compte trente-neuf occurrences.
Le contenu de ce faux romance frise le ridicule de ce qu’on pourrait prendre pour un oracle
a posteriori. Ainsi, dès les trois premières strophes la mère de Tiradentes, est placée sous l’égide du
Seigneur du seul fait que le prénom de Domingos aurait été porté par son père et par son mari, et
qu’ensuite elle l’aurait donné à son fils aîné… manque de chance dirons-nous, elle aurait pu le
garder pour son quatrième enfant, même si Joaquim José peut s’interpréter comme un double
équivalent puisque Joaquim (le nom du père de la Vierge Marie) porte le sens de Iahvé le conduit,
et que José (le nom de l’époux de la même Marie) signifie que Dieu l’enrichisse2. Une autre
mention, encore plus artificielle, retient que le corps du supplicié était salé un dimanche, ce qui
1
Cf . Carl Gustav Jung, « Le symbole de la transsubstantiation dans la messe », in Les Racines de la Conscience, Paris,
Livre de poche, 1995, p. 243.
2
José Pedro Machado, Diconário Onomástico Etimólogico da Língua Portuguesa, Editorial Conflûencia, Lisboa, 1984.
Bien entendu, ces étymologies ne sont pas mises à contribution dans le poème que nous analysons.
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revient à considérer comme secondaire que son exécution se soit produite la veille, un samedi.
Mais lorsqu’on met en parallèle le Romance XII de Nossa Senhora da Ajuda et ce
Romance dos Domingos, une autre dimension se fait jour : face à l’impuissance de la Mère de
Miséricorde, c’est la toute puissance du Père qui se manifeste maintenant par l’omniprésence de ce
terme de Domingos. Et le sujet poétique peut donc faire feu de tout bois, par exemple en
introduisant dans sa litanie une question faisant allusion à un mot de passe que les conjurés de Vila
Rica aurait décidé d’utiliser pour lancer la sédition dans la capitale de Minas :
Ah, Domingos de Abreu Vieira
qui baptisera mon fils ?
Ah, Domingos de Abreu Vieira,
quem batizará meu filho?
Tiradentes avait bien un enfant dont Domingos de Abreu Vieira était le parrain, mais il
s’agissait d’une fille déjà baptisée sous le nom de Joaquina (JNSS, 1873, p. 128) ; le fils à baptiser
ne pouvait être que l’insurrection dont les conjurés fixeraient le jour en se référant à « la date du
baptême » - un détail consigné par les historiens sur la base des Autos de Devassa qui en font état1.
Finalement ce Romance dos Domingos do Alferes conforte le substrat métaphysique que
nous connaissons : émanation de l’Archétype masculin, le lieutenant des dragons de Minas
retournerait à lui, au terme d’une vie entièrement placée sous le signe du Père. La dernière voix
commentant le dernier voyage confirme en attirant l’attention sur une ultime coïncidence qui place
les restes de Tiradentes sous la responsabilité d’un fils du Seigneur :
Le voilà coupé en morceaux
qui s’avance vers les cimes…
DOMINGOS
Domingos Rodrigues Neves,
avec les officiers de justice
tranquillement le conduit.
Lá vai cortado em pedaços,
lá vai pela serra acima...
DOMINGOS:
Domingos Rodrigues Neves,
com os oficiais de justiça,
tranqüilamente o conduz.
Ensuite, le Romance LXIII ou do Silêncio do Alferes se déroule en onze quintets
d’heptasyllabes rimés en -ada dans les deuxièmes et cinquièmes vers ; les six premières strophes
sont imprimées en caractères romains sur la partie droite de la page et les cinq dernières en italique,
au centre et en une parenthèse unique. Ce faux romance apparaît à priori comme la récapitulation
du voyage du lieutenant depuis Vila Rica jusqu’à la potence de Rio. Mais dès le début, c’est au
niveau supérieur d’interprétation que le narrateur omniscient se situe, par une nouvelle allusion à la
voix clamant dans le désert son message de fraternité :
« Je vais travailler pour tous !» a dit la voix du haut de la route.
Mais l’écho était si lointain !
“Vou trabalhar para todos !”
- disse a voz no alto da estrada.
Mas o eco andava tão longe !
1
Selon JNSS, ce mot de passe – tal dia é o meu baptisado – n’était pas dû à Tiradentes, mais à Alvarenga Peixoto
(JNSS, 1873, p. 122) ; le texte officiel de la sentence reprend la formule tal dia é o baptisado (JLDS, 1927, p. 595).
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Et les hommes qui étaient tout près,
ne répercutaient rien…
E os homens que estavam perto,
não repercutiam nada...
L’allusion, discrète dans cette première strophe, devient explicite au fur et à mesure que le
poème se développe et martèle le mot nada en chute de chacune des onze strophes. Dans les six
premières, le narrateur reprend les péripéties de l’odyssée déjà rapportées dans les poèmes
antérieurs depuis le départ de Minas – la route, l’auberge, les muletiers, les espions, les soupirs de
l’homme traqué à Rio – en se fondant sur les paroles qu’il aurait prononcées en chaque
circonstance, et de sorte que la solitude se dégage comme thème majeur. Dans les cinq dernières
c’est un commentateur qui prend le relais, pour, après avoir complété l’évocation par des références
à la capture, au jugement et à l’exécution, conclure sur le silence imposé à cette voix humaine :
(On lui ôte déjà la vie.
On la lui a déjà ôtée.
Il n’est plus que pur silence,
réparti aux quatre vents,
sans le souvenir de rien.)
(Já lhe vão tirando a vida.
Já tem a vida tirada.
Agora é puro silêncio,
repartido aos quatro ventos,
já sem lembrança de nada.)
La pureté de ce silence qui justifie le titre du romance, emplit paradoxalement et à tout
jamais les quatre directions de l’espace. Ainsi est signifiée la réintégration de cette voix à la
plénitude de l’énergie primordiale à laquelle les paroles du Lieutenant servaient de support ici-bas,
sans pourtant être entendues.
Parvenu à ce temps fort du Romanceiro, le lecteur pourrait estimer que la démonstration du
« mécanisme victimaire » n’avait plus besoin d’illustration supplémentaire, et s’interroger sur
l’intérêt du poème qui, sous le numéro LXIV et le titre de Romance de uma Pedra Crisólita pourrait
passer pour un retour en arrière maladroit. En effet, cette ultime composition consacrée au héros
revient à la situation de l’homme traqué par les espions du vice-roi dans les rues de Rio, avant son
arrestation. La source historique en est un témoignage selon lequel Tiradentes aurait récupéré chez
un joaillier de Rio une pierre brute1.
Sur le plan formel, la composition comporte huit strophes de six octosyllabes; chaque
strophe présente une assonance dans les vers impairs et une rime dans les vers pairs. C'est là le jeu
subtil d’un système binaire à l’intérieur d’une structure où la symbolique des nombres suggère la
relation entre l’unité (deux à la puissance trois) et la dualité (deux multiplié par trois). Dans ce
cadre, un narrateur anonyme et omniscient s’intéresse à un diamant dont le nom est à lui seul tout
un programme : une Chrysolithe, du grec Chrysolithos, pierre d’or.
1
Lúcia Helena Sgaraglia MANNA, Pelas trilhas do Romanceiro da Inconfidência, Niteroi, UFF, 1985, p. 148, qui
renvoie aux Autos de Devassa, Vol. III, p. 269-270.
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Les quatre premières strophes évoquent la silhouette d’un homme surveillé par la police et
disparaissant dans une rue où se tiendrait aujourd’hui le narrateur en train d’essayer de reconstituer
la scène. Dans la mise en place du décor s’accumulent les références aux ténèbres, au sens propre et
au figuré (nuit, obscurité, ombre, noires dénonciations, secrets, trame sourde, peurs). Quant à la
chrysolithe ce n’est pas qu’une simple gemme qu’un orfèvre n’aurait pas eu le temps de polir :
Il est parti par là-haut,
seul, véhément, silencieux,
avec sa chrysolithe froide
renfermant en elle un soleil.
Et il a pris ce coin de rue,
de son pas déjà condamné.
Caminhou por ali acima,
sozinho, veemente, calado,
com sua crisólita fria
que tinha dentro um sol fechado.
E seguiu por aquela esquina,
com seu passo já condenado.
Symbole à peine voilé de l’union des contraires, ce diamant froid chargé de la lumière par
excellence, accompagne dans sa marche vers le haut le fantôme du lieutenant qui se dirige vers la
mort. Et nul n’est besoin d’être initié aux mystères des sociétés dites secrètes pour identifier dans
les caractéristiques de cette pierre brute et précieuse à la fois, une allusion à la symbolique de base
de la Franc-Maçonnerie, à laquelle une tradition historique veut que Tiradentes fût affilié1 :
Tout s’oublie, le temps passe…
Mais cette chrysolithe, toujours,
paraît un diamant sans défaut.
Tudo se esquece, o tempo passa…
Mas essa crisólita, sempre,
parece diamante sem jaça.
Ce n’était qu’une pierre obscure,
et elle n’a pas été lapidée.
Quand on parle d’elle, l'ombre
comme les nuées se dissipe.
Et elle illumine le visage
de l’homme qui l’avait en main.
E era uma simples pedra fosca,
e ficou sem lapidação.
Quando se fala nela,
a sombra desfaz-se como cerração.
E sua luz bate no rosto
do homem que a levava na mão.
Lumineuse par essence, mais aussi intégrant l’ombre - telle le Yin/Yang du Tao
oriental - cette pierre est dotée de pouvoirs mystérieux. Par elle Tiradentes réintègre la plénitude de
l’Un, en un point d’orgue où s’inscrit l’énergie de la lumière concentrée sur un visage
définitivement installé en apothéose dans la mémoire des hommes. Et ce ne peut être un hasard si ce
Romance d'une Pierre Chrysolithe porte le numéro LXIV, carré de huit et nombre symbolique de cet
1
Dans le Romanceiro Cecília fait quelques allusions discrètes à la Maçonnerie - par exemple dans le Romance XXIV, où
le sujet poétique s’interroge sur l’origine du Triangle inscrit sur la bannière de l’Inconfidence : s’agirait-il de « choses
de la Maçonnerie, du Paganisme ou de l’Église ? » ; ou encore en qualifiant le Père Rolim de « Padre de maçonaria »
dans le Romance XLV qui lui est dédié. Elle s’y réfère également dans sa conférence du 20 avril 1955 lorsqu’elle parle
de « luttes sanglantes pour la transformation du monde, en grande partie structurée par des institutions secrètes aux
archives inviolables ». L’affiliation de Tiradentes est avancée à plusieurs reprises par Joaquim Felício dos Santos
notamment dans le chapitre XXIII des Memórias do Distrito Diamantino (Rio, Typografia Americana, 1868) où il
affirme, sans preuve, que dès le milieu du XVIIIe siècle le « grand orient maçonnique » était implanté dans l’État de
Bahia et que Tiradentes, muté de cet État vers Minas en était venu porteur d’instructions secrètes destinées aux
« patriotes » de sa nouvelle résidence. Joaquim Felício ajoutait que le premier initié avait été le Père Rolim, à Tijuco.
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accomplissement terrestre1 que le gitan avait lu dans l’aura du lieutenant franchissant les portes de
Rio où allait se sceller son destin.
Cecília a donc puisé largement dans les documents historiques dont elle disposait, et de
telle sorte que l’image de Tiradentes construise un stéréotype héroïque auquel certains traits
habilement réinterprétés, viennent conférer un minimum d’humanité. Ce mythe, nous l’avons vu se
mettre en place dans le premier Cenário avec le geste emblématique des adieux, et s’élaborer dès
les deux premiers romances consacrés au héros, autour d’un pôle négatif de prédestination au
malheur et d’un pôle positif d’exaltation, de telle sorte que le personnage se détache à la fois
comme un solitaire parmi les hommes et comme le capteur-diffuseur d’une énergie supérieure
prônant dans son excursion sur terre entre Minas et Rio de Janeiro, un idéal de liberté et de
fraternité.
Cette sublimation de données historiques vérifiables, trouve son originalité dans sa
présentation sous la forme fragmentaire de poèmes à priori indépendants mais reliés entre eux par
des thèmes récurrents, et surtout dans son intégration à une nouvelle perspective tragique, dans
laquelle notamment, le héros n’est pas châtié d’une hybris préjudiciable à l’ordonnancement du
Cosmos dont la responsabilité relèverait uniquement des Dieux.
Chaque poème constituant une unité en soi, le mythe se construit à l’intérieur de « cycles »
comparables à un miroir brisé qui refléterait par fragments une image unique dont la cohérence peut
être recomposée en fonction d’indices qu’il appartient au lecteur d’identifier. Cette participation
active du lecteur est également sollicitée de l’intérieur des poèmes eux-mêmes, du fait de la
technique des « voix entrecroisées » souvent porteuses d’interrogations qui sont autant d’invitations
à la réflexion approfondie. Enfin, souvent placé dans la situation de destinataire d’un discours
particulier, le lecteur est aussi amené à définir hors-texte sa propre position face à ce que rapportent
les autres voix.
À ces sollicitations superficielles, s’ajoutent les répercussions plus profondes qu’entraînent
les analogies entre le destin du héros et la Passion du Christ, sous-tendues par des références aux
grands mystères du christianisme - Incarnation, Rédemption, Eucharistie. Ce substrat judéo-chrétien
coexiste avec une symbolique moins évidente, faisant fond sur un irrationnel plus archaïque et
renvoyant essentiellement à la victime expiatoire par qui les sociétés antiques réglaient leurs
contentieux. Toutefois ce bouc émissaire brésilien n'éveille pas la haine de ses contemporains
1
Cf. :« Le carré de huit est évidemment l'expression d'une totalité réalisée, parfaite. Il est complétude, plénitude,
béatitude, mais aussi le champ clos d'un combat : ce qu'exprime l'échiquier aux soixante-quatre cases. Transporté de
l'espace dans le temps, c'est le même symbole qui se déroule. » (Chevalier-Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles,
Robert Laffont, 1982).
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comme c’est le cas dans le schéma mis en évidence par René Girard1 : il ne se heurte qu’à leur
indifférence et au pire à leurs railleries. De la sorte, c’était au seul pouvoir colonial que revenait la
responsabilité terrestre de son lynchage légal. Et en répercutant la confidence des fantômes du
passé, la voix du poète ne réactualisait pas uniquement le « message éternel des oracles et des
sibylles ». Elle évoquait aussi, en filigrane, une autre quête qui surgissait dans l’ultime mystère de
la Chrysolithe : autour de Tiradentes le fil d’Ariane du labyrinthe initial était tissé depuis la Croix
du Christ parfaitement visible jusqu’au secret de la Pierre Philosophale d’Hermès Trismégiste.
Dans quelle mesure le destin des autres figures du Romanceiro serait-il aussi porteur de
semblables mystères ?
Bronze représentant Tiradentes
Œuvre de Francisco Andrade à l’entrée du siège
de l'Assemblée Législative
de l’État de Rio-de-Janeiro
http://www.turistaaprendiz.org.br/detalhe.php?idDado=
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Effigie de Tiradentes sur un billet de banque
émis en 1942
In Marcos FABER, História do dinheiro no Brasil
www.historialivre.com
Dans les premiers temps de la dictature militaire instaurée au Brésil en avril 1964, la loi n° 4 897 du 9 décembre 1965
proclamant le « martyr » Tiradentes « patron civique » de la nation stipulait la présence obligatoire de son effigie dans
les locaux officiels ; le décret 58 168 du 11 avril 1966 fixait les normes de cette effigie sur le modèle de la sculpture de
Francisco Andrade érigée à Rio en 1925, devant le Palais Tiradentes, siège de l'Assemblée législative de la
Fédération - c'est-à-dire sous l'apparence d'un condamné dont le visage barbu rappelle l'iconographie traditionnelle du
Christ au Golgotha. Le décret sur la représentation de Tiradentes a été abrogé en 1976, au nom de la liberté
d’inspiration des artistes. Cf. Décret 78101 de 20/07/1976 in: http://legis.senado.gov.br/legislacao/
1
René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset & Fasquelle, 1978.
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Praça Tiradentes à Belo Horizonte
Bronze de Antonio Van der Weill (1963)
Photo réalisée par Maria José VIEIRA,
professeur à l’Alliance Française de Belo Horizonte.
Tiradentes en tenue de lieutenant
de la 6e Compagnie du Régiment des Dragons
Peinture réalisée em 1940
par José Walhst Rodrigues
Museu Histórico Nacional
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Tiradentes lieutenant des Dragons de Minas
Bronze de José Synfronini, inauguré en 1993
Praça Dr. José Mendes Jr. à Belo Horizonte
(face au Commandement de la PM de Minas)
Photo figurant sur la thèse de Eduardo H. Cruvinel,
soutenue en 2012, à l’École d’Architecture de l’UFMG
sous le titre de :
Monumentos, Memória e Cidade : Estudo de caso em
Belo Horizonte
http://www.bibliotecadigital.ufmg.br/dspace/handle/1843/MMMD95YS3X
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C – LE GRAND JEU
Le 20 Avril 1955, à Ouro Preto, lors de sa conférence sur le Romanceiro da Inconfidência,
Cecília partait d’une allégorie : un Génie ayant en charge le destin de Vila Rica manipulait au gré
d’une inspiration supérieure les dés blancs des forces positives et les dés noirs des forces négatives.
Dans ce grand jeu, Tiradentes et les autres protagonistes de la conjuration ne trouvaient leur place
qu’en tant qu’objets dont les affrontements manifestaient la transcendance qui les régentait : le
Brésil se trouvait ainsi projeté en exemple porteur du message que les dieux entendaient transmettre
pour l’édification de l’humanité tout entière.
Une allégorie du même ordre sert de base au poème qu’elle choisissait d’inclure sous le titre
de Romance XLVIII ou do Jogo de Cartas, en plein centre du recueil avant que le sacrifice du héros
principal n’ait été entièrement consommé. C’est en nous fondant sur cette invitation à interpréter les
enchaînements de l’Histoire, que nous entendons maintenant poursuivre notre analyse d’une fatalité
impliquant dans ce Jeu de Cartes la totalité des contemporains du Lieutenant, quel que soit le niveau
auquel ils seraient intervenus et les fonctions que le système social était censé leur réserver.
I – CARTES SUR TABLE
1 - La nouvelle donne
Les poèmes antérieurs ayant évoqué les premières arrestations, le Romance XLVIII donne la
parole à la voix d’un narrateur omniscient qui annonce pour ainsi dire la couleur :
De grands jeux sont mis en place
de la terre au firmament :
de longues parties assombries,
durant des mois et des jours,
indépendamment du temps…
Grandes jogos são jogados
entre a terra e o firmamento :
longas partidas sombrias,
por anos meses e dias,
independentes do tempo…
Au niveau du Cosmos, hors des limites spatiaux-temporelles de la terre, cette voix anonyme
s’exprimant au présent de l’indicatif, se pose en interprète d’une vérité universelle selon laquelle les
êtres humains ne seraient que les figures de ces grands jeux :
Des soldats et des marins,
des paysans et des nobles,
des ministres, des gens d’église
il n’y a plus personne au dehors
de ces vastes jeux de cartes.
Soldados e marinheiros,
camponeses e fidalgos,
ministros, gente da Igreja,
não há mais ninguém que esteja
fora dos vastos baralhos.
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La métaphore est filée tout au long de sept quintils d’heptasyllabes ayant chacun ses rimes
propres selon le schéma
ABCCB
: un premier vers blanc suivi de quatre vers se répondant deux à
deux avec en B une simple assonance vocalique, et en C une combinaison voyelles-consonnes, sauf
pour la première strophe où
B
et
C
ne présentent que des assonances. Il s’agit donc d’une
versification très sophistiquée en contraste avec la simplicité de la syntaxe et du lexique. En fait,
cette curiosité formelle cadre parfaitement avec le contenu idéologique du poème. Sous l’allégorie
du jeu de cartes qui marie le hasard et la combinatoire des nombres, les principes fondamentaux de
l’Hermétisme se font jour : sept fois de suite l’Unité du premier vers se dédouble dans la Dualité du
Pair et de l’Impair - le deuxième vers rimant avec le cinquième, et le troisième avec le quatrième, en
une conjugaison reconstruisant systématiquement le nombre sept.
Référence occulte à la Table d’Émeraude qui précise que « toutes choses ont été et sont
venues d’un par la médiation d’un », la métaphore renvoie à la loi d’Hermès prônant la
complémentarité des forces de dissolution et de concentration – Solve et Coagula. Le conflit ainsi
mis en forme répartit l’humanité en fonction des quatre unités du jeu de cartes :
Voici des cœurs ensanglantés,
voici des piques ténébreuses ;
deniers et épées s’affrontent,
les couronnes brisées tombent,
et coupables et justes meurent.
Lá vêm corações em sangue,
lá vêm tenebrosos chuços;
defrontam-se ouros e espadas,
saltam coroas quebradas,
morrem culpados e justos.
Cœurs et Piques modernes ajoutés aux Deniers et Épées du Tarot ancien renvoient à la
symbolique des quatre éléments opérant dans l’indicible conjonction des ténèbres et de la lumière
dont parlait Cecilia dans la Fala Inicial du Romanceiro. Dès lors le destin particulier des
protagonistes de la conjuration s’intègre à une vision universaliste qui fait des individus les
adjuvants actifs et/ou passifs d’un ordre qui les dépasse :
Nul ne voit qui bat les cartes
De cette obscure bataille
d’énigmes, chutes, alarmes.
(…)
De grands jeux sont mis en place.
Et les silencieux partenaires,
ne savent pas, à chaque pli,
que le jeu est hors d’atteinte
sous l’emprise d’autres doigts.
Não se avista quem baralha
esta confusa batalha
de enigmas, quedas e assombros.
(...)
Grandes jogos são jogados.
E os silenciosos parceiros
não sabem, a cada lance,
que o jogo fora de alcance,
pertence a dedos alheios.
Pourtant les cartes sont sur des tables situées au plus haut niveau social, redistribuées encore
sous les couleurs du Tarot, et des deux côtés de l’Océan :
Tables de Quéluz couvertes
de deniers, bâtons, épées, coupes…
(Minas, le sang, la souffrance…)
Mesas de Queluz cobertas
de ouros, paus, espadas, copas…
(Minas, sangue, sofrimento...)
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Sur les cartes le vent souffle
et le jeu poursuit d’autres voies.
No baralho bate o vento
e o jogo segue outras voltas.
Sur les côtes du Portugal, à Sintra dans le palais de Quéluz, la toute récente résidence officielle de la
famille royale, se joue le drame des montagnes brésiliennes de Minas où le vent qui balaie les cartes
emportera aussi la Reine Maria Ière. Et ce grand jeu avait d’ailleurs connu une nouvelle donne,
lorsqu’aux chimères de l’Arcadie s’étaient mêlés à Vila Rica les premiers rêves de Liberté.
Avec le Romance XX ou do País da Arcádia le rideau se lève sur un décor baroque
transplantant sur les terres de Minas une Arcadie en cours de dissolution : cinquante pentasyllabes
répartis en six sizains suivis de deux strophes de sept vers, et présentant tout du long un jeu
d’assonance unique - vers impairs en a-a, vers pairs en e-e - évoquent en premier lieu les fioritures
dessinées dans les airs par un fragile éventail soumis à des forces supérieures à la volonté humaine :
Le pays d’Arcadie
gît dans un éventail :
il existe ou prend fin
selon que décide
la Dame qui l’ouvre,
le Sort qui le ferme.
O país da Arcádia
jaz dentro de um leque :
existe ou se acaba
conforme o decrete
a Dona que o entreabra,
a Sorte que o feche.
Une allégorie éthérée y reprend les poncifs des idylles que la pastorale a ressassées sous l’égide de
Cupidon décochant ses flèches dans un univers de guirlandes, on ne peut plus éloigné de la réalité
géographique ambiante :
La lumière est sans date.
Des noms apparaissent
en rubans qui voltigent :
Marília, Glauceste,
Dirceu, Nise, Anarda...
La forêt frémit :
Dans les ruisseaux boivent
De blanches brebis.
Musettes et flûtes
lancent des soupirs.
A luz é sem data.
Nomes aparecem
nas fitas que esvoaçam:
Marília, Glauceste,
Dirceu, Nise, Anarda...
O bosque estremece:
nos arroios, claras
ovelhinhas bebem.
Sanfonas e frautas
suspiros repetem.
Inscrits comme sur des frises brandies par les anges dans les peintures des églises baroques
de Minas, des identités illusoires font revivre hors du temps les poètes Gonzaga et Claudio Manuel
chantant sous des noms mythiques leurs aimées réelles et imaginaires. Et le locus amoenus d’amour
et d’eau claire s’estompe sous les nuées présageant le désastre :
Le pays d’Arcadie
d’un coup, s’obscurcit,
en nuée de larmes.
Plus de pastorale,
plus de joie dorée :
en nuages bas,
l’orage s’accroît.
O país da Arcádia
súbito, escurece,
em nuvem de lágrimas.
Acabou-se a alegre
pastoral dourada:
pelas nuvens baixas,
a tormenta cresce.
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(Le temps est indélébile,
mais il n’y a plus rien.
En cendre s’endort
la fête de nacre,
l’impulsion céleste,
du pays d’Arcadie,
dans l’éventail cassé…)
(O tempo é indelével,
mas não há mais nada.
Em cinza adormece
a festa de nácar,
o assomo celeste
do país da Arcádia,
no partido leque...)
Ainsi, en italique, entre parenthèses et au centre de la page, une nouvelle voix constate la sanction
du destin renvoyant à l’infini d’un temps qui n’est plus celui des hommes, la mémoire de l’éventail
translucide désormais réduit en morceaux.
À la miniature de ce drame suranné, succède un tableau construit sur la base d’une
énumération chaotique qui, sous le titre de Romance XXI ou Das Idéias, suggère l’agitation d’un
univers qui n’a plus grand chose en commun avec les préciosités galantes de la pastorale. Cette fois,
c’est le romance traditionnel qui fournit le cadre formel : cent-vingt heptasyllabes présentant une
assonance unique en e-a dans la totalité des vers pairs sont répartis en six strophes inégales qu’une
originalité vient couronner avec le leitmotiv donnant son titre au poème. Condensé en trois mots
d’un vers de trois syllabes - E as idéias – ce leitmotiv met en exergue le ferment censé agir en
profondeur dans un système socio-culturel ébranlé par des idées subversives qui deviennent
explicites au fur et à mesure que le tableau se développe. Dès les premiers vers d’ailleurs, le cadre
géographique s’élargit, tant sur le plan horizontal que vertical :
La vaste étendue des terres.
La haute muraille des monts.
Les gisements gorgés d’or.
Les diamants entre les pierres.
A vastidão destes campos.
A alta muralha das serras.
As lavras inchadas de ouro.
Os diamantes entre as pedras.
À cet élargissement spatial répond un élargissement historique qui résume le peuplement
résultant de la richesse du sous-sol, et où sont même repris mot pour mot des expressions déjà
utilisées dans les premiers romances du recueil. Une société hiérarchisée et organisée autour des
rituels du catholicisme romain y apparaît en dépit du désordre verbal qui en suggère d’abord
l’effervescence extérieure :
Des autels couverts de cierges.
Carrousels, et luminaires.
Cloches. Processions. Promesses.
Anges et saints mis au monde
en mains de lèpre et gangrène.
Fines musiques brodant
les parures des chapelles.
Altares cheios de velas.
Cavalhadas, luminárias.
Sinos. Procissões. Promessas.
Anjos e santos nascendo
em mãos de gangrena e lepra.
Finas músicas broslando
as alfaias das capelas.
Nous y reconnaissons au passage la référence aux créations baroques élaborées par les
mains difformes du sculpteur Antonio Francisco Lisboa, alias Aleijadinho, l’Estropié. Enfin, c’est
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avec sa rupture rythmique que le leitmotiv conclut cette première strophe par la référence à une
nouvelle dynamique unitaire :
Cours empierrées. Escaliers.
Officines. Ponts. Discussions.
Des gens qui viennent et qui passent.
Et les idées.
Pátios de seixos. Escadas.
Boticas. Pontes . Conversas.
Gente que chega e que passa.
E as idéias.
Nul n’est besoin d’être grand clerc pour identifier l’allusion aux idées importées d’Europe et
d’Amérique du nord et circulant dans ces lieux sous le manteau.
Selon la même structure, le regard du même narrateur omniscient pénètre ensuite à
l’intérieur des résidences d’une aristocratie où les préjugés raciaux n’empêchent pas les mélanges
de sang, et qui est agitée par de sourdes luttes d’influence. Ce regard remonte jusqu’au sommet
d’une hiérarchie où se joue la comédie du pouvoir :
Don José, Dona Maria.
Grands feux. Mascarades. Fêtes.
Naissances et baptêmes.
Des mots que l’on interprète
dans les discours, les santés…
Visites. Sermons funèbres.
Les étudiants qui s’en vont.
Et les docteurs qui reviennent.
(Toujours les grandes lumières
sont entourés d’ombres perverses.
De sinistres corbeaux épient
par les fenêtres dorées.)
D. José, D. Maria.
Fogos. Mascaradas. Festas.
Nascimentos. Batizados.
Palavras que se interpretam
nos discursos, nas saúdes...
Visitas. Sermões de exéquias.
Os estudantes que partem.
Os doutores que regressam.
(Em redor das grandes luzes,
há sempre sombras perversas.
Sinistros corvos espreitam
pelas douradas janelas.)
Sur ces « grandes lumières » symboliques dont seraient porteurs à leur retour d’Europe les héritiers
de cette aristocratie, le sujet poétique reprend le lieu commun de la lutte contre les tenants des
« ténèbres » tapis dans l’ombre.
De plus, l’environnement naturel de cette classe dominante, comporte aussi bien des
obstacles : en témoignent dans la quatrième strophe les langueurs et autres maladies auxquelles les
familles sont confrontées, pêle-mêle avec les allusions à la culture africaine dont le système
esclavagiste a favorisé l’implantation. Quant à l’évolution des opinions politiques, elle se précise
dans la cinquième strophe avec la formulation claire et nette d’une aspiration à l’indépendance visà-vis du Portugal :
Ah qu’il est loin d’ici le trône !
Si nous l’avions au Brésil !
Ah si Don José II
pouvait ceindre la couronne !
Quelques hommes en Amérique,
sur quelques plages désertes,
ont bien libéré leur peuple
de la puissante Angleterre !
Tão longe o trono se encontra !
Quem no Brasil o tivera!
Ah se D. José II
põe a coroa na testa !
Uns poucos de americanos,
por umas praias desertas,
já libertaram seu povo
da prepotente Inglaterra!
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Dans ce contexte historique, le nom du prince héritier de la couronne portugaise, déjà
référencé sous le titre qu’il porterait en cas de succession, en fait l’égal des Washington, Jefferson,
Franklin, cités dans la séquence immédiate. Il annonce en fait la déploration qui fera l’objet du
Romance XIII centré sur les cérémonies de ses obsèques.
Concluant le poème, la sixième strophe revient sur les idylles de l’Arcadie, images d’un
printemps idéalisé qui s’estompe dans la confrontation avec une réalité terre-à-terre :
Douces inventions d’Arcadie !
Au printemps si délicat :
pâtres, lyres et sonnets,
sous les menaces austères
de plus d’impôts et de taxes
qu’on retarde ou qu’on récuse.
Épousailles impossibles.
Calomnies. Satires. Avec
ce penchant de médiocrité
qui dans l’ombre s’exaspère.
Et les vers aux ailes d’or
Qui apportent et emportent l’amour…
Anarda, Nise, Marilia…
Les vérités et les chimères.
Doces invenções da Arcádia !
Delicada primavera:
pastoras, sonetos, liras,
entre as ameaças austeras
de mais impostos e taxas
que uns protelam e outros negam.
Casamentos impossíveis.
Calúnias. Sátiras. Essa
paixão da mediocridade
que na sombra se exaspera.
E os versos de asas douradas
que amor trazem e amor levam...
Anarda, Nise, Marília...
As verdades e as quimeras.
La poésie de l’Arcadie se heurte aux lois qui renvoient à leur univers de chimères les
amours des dames aux noms mythiques qui ornaient déjà le tout premier Cenário du recueil. Et de
nouvelles utopies sociales et politiques se profilent dans un horizon où deux pôles antagonistes sont
désormais à l’œuvre :
D’autres lois, d’autres personnes.
Un nouveau monde commence.
Race nouvelle. Autre destin.
Un projet d’ères meilleures.
Et les ennemis attentifs,
dont les yeux sinistres veillent.
Les calomnies. Les délations.
Et les idées.
Outras leis, outras pessoas.
Novo mundo que começa.
Nova raça. Outro destino.
Plano de melhores eras.
E os inimigos atentos,
que de olhos sinistros, velam.
E os aleives. E as denúncias.
E as idéias.
L’évolution de ce conflit latent entre l’esprit – les idées – et la matière fait l’objet des
romances qui suivent et mettent en scène les rêves des poètes, docteurs colonels chanoines et autres
figures éminentes du clergé, emportés dans la tourmente qui en finirait avec l’Arcadie.
Le premier d’entre eux, le Romance XXIII ou das Exéquias do Príncipe (un romance
authentique où soixante-dix heptasyllabes sont répartis en sept dizains présentant une assonance
unique en o-o dans tous les vers pairs) emprunte son titre à une cérémonie funèbre organisée à Vila
Rica à la mi-mars 1789. Il s’agissait de rendre hommage dans la capitale de Minas au fils aîné de la
Reine Maria, le Prince José, décédé à Lisbonne le 11 septembre 1788. Ces précisions sont fournies
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par Joaquim Norberto de Souza Silva dans son ouvrage sur la conjuration que Cecília utilisait à
nouveau comme nous le verrons à certains autres détails.
Une voix anonyme ouvre le poème sur un distique repris en leitmotiv au début de la
cinquième strophe, et dont le premier vers, souligné par une exclamation, se retrouve aussi au début
des troisième et septième strophes :
Toutes les cloches sonnent le glas,
pour le Prince qui est mort.
Já plangem todos os sinos,
pelo Príncipe que é morto.
Le ton élégiaque ainsi donné, se répercute tout du long, enrichi de remarques censées
exprimer les controverses qui agitent l’opinion publique. Ainsi est évoquée l’atmosphère supposée
régner à Vila Rica, à une époque datée par les deux derniers vers de la première strophe et
confirmée dans le distique qui conclut le dernier dizain :
Triste année pour l’espérance,
que cette année 88 !
(…)
(L’opportunité s’est perdue
en cette année 88 !)
Triste ano para a esperança,
este ano de 88!
(...)
(Perdeu-se a oportunidade
neste ano de 88!)
Cette graphie en chiffres arabes insiste donc sur l’année 88, alors que JNSS précisait que le
deuil avait été décrété au Brésil en 1789. En faisant ce choix, Cecília utilise de façon subtile la
graphie du huit rappelant la lemniscate de l’infini mathématique. Ce signal ajouté à la combinatoire
des nombres sept et dix propre à la versification du poème1, renvoie à une symbolique qui dépasse
la seule déploration : le glas de toutes les églises martelant dans le ciel la fin d’une espérance, ne
pouvait-il en même temps être entendu comme présageant l’avènement d’une autre dynamique ?
Le premier dizain met en avant des interrogations sur les causes de la mort d’un Prince
relativement jeune, prétendu victime d’un empoisonnement2. Et, en s’apitoyant sur le destin de
l’héritier du trône du Portugal, la voix de cette strophe prend parti pour ceux qui pouvaient attendre
de ce personnage une rupture avec la politique de la souveraine3.
1
Cf. CHEVALIER et GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, entrées Sept, Huit et Dix
Cecília reprenait une information donnée par Caetano Beirão : le prince héritier serait mort de la variole, sa mère
« ancrée dans ses préjugés » s’étant opposée à ce qu’il soit vacciné ; quant à la rumeur d’empoisonnement, elle se serait
répandue à partir de ce qui pouvait filtrer hors du palais royal sur les conflits opposant le prince aux conseillers de sa
mère - BEIRÃO, D. Maria Ieira (1777-1792) Subsídios para a Revisão da História do seu Reinado, Lisboa, Empresa
Nacional de Publicidade, 1934, p. 360.
3
Sur la base du témoignage du voyageur anglais William Beckford, Beirão (p. 357-58) donne un portrait négatif de D.
José : « doté d’une intelligence vive, mais déséquilibrée, avec une tendance à exagérer la pose, et bourrée de tous les
préjugés qui commençaient à être à la mode à l’époque. Prince-philosophe, conforme au type très répandu hors de chez
nous, mais unique dans le Portugal d’alors (…) Les partisans de Pombal et ceux qui se nourrissaient des doctrines en
provenance de France devaient mettre leur espérance dans ce prince, leur leader. D. José aurait pu être le trait d’union
entre la politique de Pombal et la démocratie. C’est ainsi qu’il nous apparaît comme instrument probable entre ceux qui
avaient abandonné le pouvoir et ceux qui le prendraient d’assaut » . Royaliste et partisan du salazarisme, Beirão réglait
ici ses propres comptes avec le « siècle des lumières ».
2
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En revanche, c’est un point de vue conservateur qui est exprimé dans la deuxième strophe,
où les partisans brésiliens du Prince sont condamnés, non sans quelque équivoque :
Triste année en ces lieux de Minas
où se trouvaient bien des fous,
pour espérer que le Prince
gouvernerait à leur goût :
maçons de France et Angleterre,
libertins sans retenue,
des hommes aux idées modernes,
colonels, vicaires, docteurs,
fins ministres et poètes
faiseurs de vers et voleurs.
Triste ano por estas Minas,
onde existem vários loucos
que do Príncipe esperavam
governo mais a seu gosto:
mações de França e Inglaterra,
libertinos sem decoro,
homens de idéias modernas,
coronéis, vigários, doutos,
finos ministros e poetas
que fazem versos e roubos.
Ces partisans qui ont en commun d’appartenir à la classe dominante, incarnent pourtant des
forces centrifuges dénoncées dans les deux strophes suivantes où l’un d’entre eux est identifié par
ses fonctions officielles au plus haut niveau du clergé local :
(Dieu sait pourquoi tant de larmes,
et tous ces habits de deuil !
Ce prêtre qui lit Voltaire
et s’en vient prêcher au peuple !
Terres de Minas trompeuses
remplies de rêves mauvais.
Plus personne n’est vassal.
Tous se croient leurs propres maîtres !)
(Deus sabe por que se chora,
por que há vestidos de nojo!
O padre que lê Voltério
e que vem pregar ao povo!
Estas Minas enganosas
andam cheias de maus sonhos.
Já ninguém quer ser vasalo.
Todos se sentem seus donos!)
Des messages dans les airs.
Des rencontres mystérieuses.
Le Vicomte dans son palais,
à faire la sourde oreille.
Qui sait les plans que préparent
les mauvaises gens d’ici ?
Correm avisos nos ares.
Há mistérios em cada encontro.
O Visconde em seu palácio,
a fazer ouvidos moucos.
Quem sabe o que andam planeando,
pelas Minas os mazombos1?
La menace de subversion représentée par ce lecteur de Voltaire – le chanoine Luís Vieira
da Silva en charge du sermon des funérailles selon JNSS (1873, p. 175) – frapperait donc avec le
clergé l’un des piliers les plus sûrs de la couronne portugaise. Quant au Vicomte à la sourde
oreille - Barbacena, le Gouverneur de Minas -, s’agirait-il d’un complice potentiel ?
Ainsi, la voix narrative s’avère à la fois « progressiste » et « conservatrice », dans une
contradiction apparente susceptible d’être dépassée si on la considère d’un point de vue global. En
fait, l’espérance ébranlée en cette année funeste de 88, pouvait demeurer vivante sous l’agitation
horizontale que les « rêves mauvais » entretenaient contre la verticalité centripète du système
politico-social toujours en vigueur. Les plans occultes ne pourraient-ils pas préparer un nouvel ordre
en voie de cristallisation autour d’une parole symbolique :
1
. Ce terme péjoratif désignait les brésiliens par opposition aux « reinois », les portugais venus du Portugal et résidant
au Brésil à titre plus ou moins provisoire.
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Et ce mot de Liberté
Qui vit dans toutes les bouches :
ou proclamé à grands cris,
ou dans un souffle timide.
A palavra Liberdade
vive na boca de todos:
quem não a proclama aos gritos,
murmura-a em tímido sopro.
Dans ce contexte, la mort du Prince signifierait simplement la perte d’un médiateur capable
d’agréger les énergies encore éparses, comme l’exprime la déploration du narrateur :
- L’opportunité est perdue
de lancer quelque désordre.
Qui aurait pu gouverner
ce temps nouveau est parti!
Et son pouvoir avec lui
dans un monde sans retour !
- Perdida a oportunidade
para qualquer alvoroço.
Lá se foi quem poderia
governar o tempo novo!
Lá se foi com seus poderes
para mundo sem retorno!
Ah terres de Vila Rica,
Nous vivons des temps troublés !
Dans ces âmes en révolte
travaillent sages et fous.
Ai terras de Vila Rica,
Os tempos andam revoltos!
Neste levante de almas,
trabalham sábios e tolos.
Cette symbolique se situe au-delà du cas historique. L’explosion spirituelle que les temps
prépareraient relève d’une dynamique tragique supérieure à la volonté des seuls individus,
puisqu’elle se construirait par la collaboration des contraires – des sages et des fous ; mais ce retour
au chaos, ne serait-il pas aussi retour à la source primordiale, où la société brésilienne pourrait se
recharger en énergies essentielles ? Et dans ce cas, la conclusion pessimiste du poème relèverait
d’une interprétation limitée du moment historique :
Au glas de toutes les cloches !
Que le violet couvre les monts !
Femmes et enfants, silence,
votre mal est sans secours !
Ces obsèques d’aujourd’hui,
seront les vôtres sous peu.
Le Prince est mort, maintenant,
tout est folie et discorde…
Já plangem todos os sinos!
Cobri-vos montes de roxo!
Calai, mulheres e crianças,
que o vosso mal é sem socorro!
Exéquias hoje rezadas
serão vossas dentro em pouco.
Morto o Príncipe, já tudo
é loucura e desacordo...
La disparition du Prince, incarnation du Principe, de l’archétype du Père, le renvoyait à
l’infini d’où il émanait selon le concept de monarchie de droit divin - à cet infini que la numérologie
attribue à la lemniscate dessinée par le chiffre 8. Les obsèques, c’est-à-dire selon l’étymologie, la
cérémonie accompagnant jusqu’à sa fin ce corps absent, ne mèneraient pas à un port comme le
sous-entend la référence à l’opportunité perdue, et pouvaient signifier la discorde - la fin d’une
harmonie régie par le cœur du système politique étranger. L’heure était donc venue où pouvait
opérer le Solve alchimique porté par d’autres âmes, et en particulier celle du Lieutenant dont
l’énergie se manifesterait dans les événements que les romances à venir mettent en scène. Le violet
qui couvrirait les montagnes de sa couleur propre à la liturgie funèbre du catholicisme romain peut
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tout aussi bien présager la Résurrection sur laquelle débouchent toutes les processions de Semaine
Sainte. Même si le Romance XXIII se limite à la perspective négative de la désorientation, en ciblant
l’échec d’une éventuelle récupération des forces centrifuges de Minas par un représentant de la
monarchie portugaise, le message occulte d’Hermès Trismégiste suggère que de l’intérieur du
Brésil – et non par la volonté d’un Prince venu d’ailleurs - la folie constructive pouvait désormais
opérer. Dans le vent du jeu de cartes un nouvel étendard pouvait surgir.
Avec le Romance XXIV ou Da Bandeira da Inconfidência la folie constructive est mise en
scène et en paroles dans un foyer central où l’on retrouve le lieu commun de la lutte des ténèbres
contre les lumières déjà présent dans le Romance des Idées. D’ailleurs, c’est selon un schéma
formel identique (quatre-vingt seize heptasyllabes avec la même assonance unique en e-a dans les
vers pairs) que la même voix anonyme d’un narrateur omniscient pénètre dans un espace clos pour
informer le lecteur de ce qui s’y passe. Elle synthétise ainsi en une composition unique les quelques
réunions secrètes – les « conventicules » pour reprendre l’expression française équivalente à celle
qu’utilisent les historiens brésiliens – qui s’étaient déroulées en plusieurs endroits de Minas, et
notamment à Vila Rica dans les résidences de Francisco de Paula de Andrada, de Claudio Manuel
da Costa, et de Gonzaga entre Noël 1788 et la Semaine Sainte suivante1.
Dès le premier distique, un leitmotiv est mis en place, caractérisant des résidences privées
d’où émane la lumière en permanence :
À travers de grosses portes
on sent briller des lumières. (…)
par les fentes des fenêtres,
et les lézardes des tentures
l’envie et la médisance
lancent leurs flèches aiguës.
Des conjectures en l’air
oscillent de stupéfaction,
telles des araignées velues
dans la gomme dense des toiles,
rapides et vénéneuses,
astucieuses et sournoises.
Através de grossas portas
sentem-se luzes acessas. (...)
Pelas gretas das janelas,
pelas frestas das esteiras,
agudas setas atiram
a inveja e a maledicência.
Palavras conjeturadas
oscilam no ar de surpresas,
como peludas aranhas
na gosma das teias densas,
rápidas e envenenadas,
engenhosas, sorrateiras.
Elles apparaissent ainsi plus ou moins protégées contre les ténèbres de l’extérieur où un
voisinage hostile épie et commente ce à quoi elle n’a pas accès ; quant aux métaphores forgées par
la voix narrative elles dénoncent sans appel cette curiosité maléfique.
Scandant l’approche du sujet poétique qui, lui, pénètre dans l’enceinte fermée, le leitmotiv
se retrouve avec une variante plus concrète au début des deuxième, troisième et quatrième strophes :
1
JNSS, 1873, Cap. VI ; et LJDS, 1927, p.377-384; ce dernier discute les assertions de JNSS relatives à ces
conciliabules, notamment en ce qui concerne la présence de Gonzaga.
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Derrière des portes closes,
des chandelles allumées…
Atrás de portas fechadas,
à luz de velas acesas...
Dans ce centre lumineux, le regard distingue d’abord des vêtements et des mains qui permettent de
discriminer les catégories et les origines sociales des personnages présents. De plus, dans la
diversité des arguments qui animent une conversation confuse, la pluralité converge vers un centre
d’intérêts communs que la troisième strophe éclaire :
Si le nouvel impôt tombe
c’est la révolte à coup sûr.
Se a derrama for lançada,
há levante com certeza.
Il s’agit donc d’un problème politique majeur dont les conséquences ne font pas de doute :
et les questions qui en découlent visent à assumer la direction de cette révolte inéluctable, par des
actes et sous l’égide de symboles susceptibles de fédérer les énergies. Toutes les suggestions
demeurent anonymes et sous la forme d’interrogations multiples qui convergent finalement vers le
choix apparemment essentiel d’un étendard et de sa devise. À mesure que les références se
précisent, le lecteur informé des données retenues par les historiens pourrait mettre des noms
derrière les propositions qui surgissent dans une mise en scène minimaliste. La quatrième strophe
présente ainsi autour d’une table deux personnages centraux déterminant le choix de la sentence à
inscrire sur cet étendard :
Et le Vicaire au Poète :
« écris-moi donc ce que dit
ce petit vers de Virgile… »
et il lui tend plume et papier.
Et le Poète au Vicaire
Dramatiquement prudent :
« Coupez-moi les doigts avant
qu’ils n’écrivent un tel vers… »
LIBERTÉ MÊME TARDIVE,
autour de la table on entend.
E diz o Vigário ao Poeta:
“escreva-me aquela letra
do versinho de Vergílio...”
e dá-lhe o papel e a pena.
E diz o Poeta ao Vigário,
com dramática prudência:
“Tenha meus dedos cortados,
antes que tal verso escrevam...”
LIBERDADE AINDA QUE TARDE,
ouve-se em redor da mesa.
Aucun n’étant nommément identifié, ce n’est donc pas en tant que personnages de chair et
d’os – le Père Carlos Correia Toledo et l’écrivain Alvarenga – mais en qualité de porte-voix
d’entités supérieures qu’ils s’expriment : le Vicaire au nom du Divin comme le signifie
l’étymologie du titre qu’il porte, et le Poète comme éventuel interprète du Verbe dans la lignée de
Virgile dont il pérenniserait l’inspiration bucolique sur les terres de Minas.
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Le refus du Poète de mettre par écrit la parole qui lui est demandée correspond à une
situation attestée par les textes officiels du procès et renvoie à une entrevue entre ces deux
personnages qui se serait déroulée, non pas à Vila Rica, mais à São José (l’actuelle agglomération
de Tiradentes) dans la résidence du Père Toledo, alors que l’impôt avait été suspendu par le
Gouverneur et que la plupart des conjurés avaient déjà perdu tout espoir (JNSS, 1873, p. 184).
Quant à la déclaration du Poète, reprise quasi mot pour mot des paroles qu’aurait prononcées
Alvarenga chez Toledo, elle relève de son propre découragement plus que de la « prudence
dramatique » que le narrateur du romance lui attribue. Ainsi dans le contexte poétique, aucun
individu n’aura formulé la devise qui aurait circulé en langue portugaise autour de la table, comme
émanation de l’esprit présidant à la dynamique du groupe – en d’autres termes comme émanation de
l’égrégore des conjurés. Et la graphie en majuscules souligne cette apothéose qu’une image
grandiose illustre aussitôt :
Et voici l’étendard vivant
dressé dans la nuit obscure.
Et ses tristes inventeurs
condamnés – ils ont osé
parler de la Liberté
(dont nul ne sait ce qu’elle peut être).
E a bandeira já está viva,
e sobe na noite imensa.
E os seus tristes inventores
já são réus – pois se atreveram
a falar em Liberdade
(que ninguém sabe o que seja).
L’étendard hissé dans l’imaginaire, n’en condamne pas moins ses inventeurs puisque dans
les ténèbres extérieures qui reviennent au premier plan de la dernière strophe s’accumulent les
interrogations sur le secret des portes closes. Et cela même si, en contre-point, des exclamations
enthousiastes exaltent des références historiques que le lecteur pourra mettre en relation avec les
luttes pour l’Indépendance des États-Unis d’Amérique du Nord :
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(Les antiquités de Nîmes
dans le ciel de Vila Rica !
Le cheval de La Fayette
sautant de vastes frontières !
Ó victoires, fêtes et fleurs
des luttes de l’Indépendance !
La Liberté – voilà ce mot
dont le rêve humain se nourrit :
nul ne saurait l’expliquer
et tout le monde comprend !)
(Antiguidades de Nîmes
em Vila Rica suspensas !
Cavalo de La Fayette
saltando vastas fronteiras!
Ó vitórias, festas, flores
das lutas da Independência!
Liberdade – essa palavra
que o sonho humano alimenta:
que não há ninguém que explique,
e ninguém que não entenda!)
Imprimées entre parenthèses, et supposant donc une autre voix que celles qui dénoncent
des accointances possibles avec des puissances étrangères, ces références renvoient à un décor de
rêve – les vestiges de la Rome antique transplantées à Vila Rica, par l’intermédiaire de la ville
française de Nîmes où, en 1787 José Joaquim da Maia, étudiant brésilien à la Faculté de Médecine
de Montpellier, avait eu une entrevue avec Thomas Jefferson, alors Ambassadeur des États-Unis en
France1 ; quant à l’image de La Fayette bondissant sur sa monture au-delà d’impossibles frontières,
elle illustre les espoirs entretenus par ces jeunes partisans de l’indépendance du Brésil dans une aide
éventuelle de la France.
Toutefois, le dernier mot reste pour les spéculations négatives sur une conclusion jouant
sur la polysémie du substantif sentence à la fois devise et condamnation :
Et le voisinage en éveil :
murmure, imagine, invente.
Il n’y a rien sur l’étendard
mais la sentence est écrite.
E a vizinhança não dorme:
murmura, imagina, inventa.
Não fica bandeira escrita,
mas fica escrita a sentença.
Également renforcée par l’expression fataliste qui insiste sur l’écriture de l’aphorisme
virgilien et suggère que le destin aurait d’avance sanctionné ses inventeurs, cette conclusion
contredit l’espérance de Liberté lyriquement exaltée auparavant. À peine imaginé dans le projet
d’inscrire une formule symbolique sur un étendard non concrétisé, le rêve collectif est voué à la
tourmente qui commence par emporter quelques figures majeures et leurs comparses.
1
Chacon Vamireh, « Étudiants brésiliens à Montpellier et Révolution française », in: Annales historiques de la
Révolution française. N° 282, 1990. pp. 485-492.
Cf. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahrf_0003-4436_1990_num_282_1_1400#
José Joaquim da Maia décédait de tuberculose à Coimbra, en février 1888, non sans avoir transmis des informations à
ses collègues José Alvares Maciel et Vidal Barbosa, eux aussi étudiants à Coimbra et qui retourneraient au Brésil à
temps pour participer à l’Inconfidence. La rencontre de Maia avec Jefferson est analysée en détail par LJDS, 1927, p.
93-109.
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2 - Premières coupes
L’évocation de cette tourmente est encadrée par deux avertissements. Le premier rapporté
par le Romance XXV ou do Aviso Anônimo, surgit à la périphérie, à São João del-Rei sous forme
d’une lettre dont le narrateur ne connaît pas le rédacteur. Dans un cadre qui rappelle la poésie de
l’Arcadie - dix couplets de cinq heptasyllabes dont seuls les deuxièmes et cinquièmes vers
présentent une assonance particulière à chaque strophe – son contenu vise globalement les puissants
du lieu. Seuls les lecteurs initiés pourront y reconnaître un écho des textes officiels du procès1 et
éventuellement une allusion à Alvarenga, propriétaire de mines dans la région, dont les quatre
enfants innocents seraient menacés d’être privés de leur père comme le prédit l’ultime quatrain :
Mais les enfants sont tout sourire
sur les balcons – presque orphelins –
Les yeux tournés vers les nuages,
comme les beaux anges d’or
des églises de São João.
Mas os meninos risonhos
pelas varandas estão
– quase órfãos – mirando as nuvens,
como os belos anjos de ouro
das igrejas de São João.
Ainsi donc, c’est sur une image baroque empruntée aux églises de Minas que se conclut cette
première alerte.
Le second avertissement s’inscrit dans la séquence du premier cycle de romances consacrés
à Tiradentes et prenant fin sur son arrestation à Rio. Donné cette fois à Vila Rica, en plein cœur de
la conjuration, sa versification rappelle aussi les fioritures de la pastorale : sous le titre de Romance
XXXVIII ou do Embuçado, neuf quatrains composés chacun d’un tercet d’heptasyllabes couronné
par un vers de quatre pieds, présentent tout du long la seule rime en -ado dans les vers pairs, et de
telle sorte que toutes les strophes impaires se terminent en leitmotiv par la référence à l’individu
masqué qui donne son titre au poème. Accumulant les questions rapides et pour l’essentiel sans
réponse, cette structure scande une angoisse généralisée d’autant plus pernicieuse qu’elle n’identifie
aucun de ceux qui en seraient affligés, et en particulier le principal destinataire du message, Claudio
Manuel da Costa.
La source historique la plus ancienne de ce romance remonte à JNSS (1873, p. 248-253) qui
donne une version très détaillée de l’irruption au début de la nuit du 17 au 18 mai 1789 dans les rues
de Vila Rica d’un mystérieux personnage dont le narrateur de Cecilia reprend mot pour mot
l’apparence extérieure :
1
Cf. L. H. Scaraglia Manna, Pelas Trilhas do Romanceiro da Inconfidência, p. 69; l’auteur cite un témoignage rapporté
dans les Autos de Devassa da Inconfidência Mineira (Vol. III, p. 357) et confirmant qu’une lettre serait parvenue à São
João del Rei, annonçant que dans les huit jours des nouveautés et des larmes allaient s’abattre sur la ville. JNSS, pour sa
part, fait référence au témoignage d’un certain Antonio José Fernandes da Silva rapportant qu’il était de notoriété
publique qu’un résidant de Vila Rica avait reçu une lettre de Gonzaga annonçant dans les mêmes termes les calamités à
venir (JNSS, 1873, p. 176).
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Homme ou femme ? Quelqu’un savait ?
Son chapeau était rabattu.
Tout recouvert d’une cape.
C’était le Masque.
Homem ou mulher ? Quem soube?
Tinha o chapéu desabado.
A capa embrulhava-o todo.
Era o Embuçado.
Et ce personnage avait frappé à la porte de quelques-uns des conjurés en leur recommandant
de détruire les papiers compromettants et de fuir s’ils ne voulaient pas être arrêtés, un message que,
selon la sixième strophe du poème, l’inconnu aurait réduit à l’urgence de la fuite. Mais alors que
JNSS (p. 250) insiste sur le fait que ce message avait été effectivement communiqué à Claudio
Manuel da Costa, en personne et à son domicile, le Romance XXXVIII évoque d’autres détails non
mentionnés dans cette source :
Des clefs pendaient de ses doigts ?
Il frappa d’un poing pressé ?
Il vit la dame et l’enfant ?
Il n’a rien dit ?
Trazia chaves pendentes ?
Bateu com o punho apressado ?
Viu a dona com o menino ?
Ficou calado?
Ce n’était pas la maison ?
Il vit qu’il s’était trompé ?
L’enfant s’est mis à pleurer ?
C’était le masque.
A casa não era aquela?
Notou que estava enganado ?
Ficou chorando o menino?
Era o embuçado.
L’inconnu aurait donc fait une erreur en frappant à une porte où l’aurait accueilli une femme
tenant un enfant dans ses bras… C’est exactement ce qu’affirme Diogo de Vasconcelos dans la note
biographique qu’il consacre à son arrière grand-père Diogo Pereira de Vasconcelos chez qui
l’inconnu se serait présenté, en croyant frapper à la porte de Domingos de Abreu Vieira qui résidait
juste en face. Le détail des larmes du bébé figure dans le récit en question ainsi que la référence au
tintement d’un trousseau de clef que l’inconnu – un homme déguisé en femme dans cette version –
aurait laissé dans son sillage1
Ce deuxième avertissement débouche sur une suite de romances qui regroupe des
personnages impliqués dans une conjuration qui ne les concernerait pas au premier chef.
Voici d’abord le Romance XXXIX ou de Francisco Antônio dédié à un cavalier que ses deux
prénoms renverraient a priori à la banalité du petit peuple. En fait, sept strophes de sept
pentasyllabes où une assonance unique en a-o se répète aux deuxièmes, cinquièmes et septièmes
vers, évoquent le trot d’une monture transportant un individu que sa corpulence et sa fatuité
distinguent du commun des mortels :
Si gros, oui, si gros,
qu’il compte pour quatre,
il va vers la Ville
Tão gordo, tão gordo,
que vale por quatro,
lá vai para a Vila,
1
Cf. Diogo de Vasconcellos, História Média das Minas Gerais, Belo Horizonte, Itatiaia, 1999, p. 254 (première édition,
1917; deuxième édition, Rio, 1948, où l’épisode en question figure p. 381).
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sur sa belle selle
et son grand cheval,
c’est « Bouffe-lui les boules »
splendide et repu.
em sela formosa,
em grande cavalo,
o « Come-lhe os milhos »
esplêndido e farto.
De plus, le tout premier distique inscrit la démesure physique en quatre reprises qui se
répondent symétriquement : d’abord au début du poème et en conclusion de la strophe trois, ensuite
au début de la strophe cinq et tout à la fin de la sept. Ce leitmotiv provient d’une formule
d’autodérision sinon d’autosatisfaction que JNSS (1873, p. 163) avait extrait des actes du procès,
tout comme le surnom ridicule que le personnage devait à ses contemporains. Grand propriétaire
terrien répondant à l’identité complète de Francisco Antonio de Oliveira Lopes, ce cavalier plein de
lui était apparenté à tous les grands noms régnant sur les mines d’or et de diamant de la contrée,
comme le précise la deuxième strophe, et il possédait une immense fortune, ce que confirme la
troisième strophe. Quant à sa participation à la conjuration, elle est évoquée dans la strophe
suivante, sans aucune référence concrète en dehors de son agitation apparente :
Il part en montagne
Commentant les faits :
On aura l’impôt ?
Le soulèvement ?
Ses messages partent.
Il conspire, ordonne,
dans la frénésie.
Lá vai para a serra,
comentando fatos :
Haverá derrama ?
Haverá levante?
Já mandou recados.
Conspira, organiza,
anda em sobressalto.
Enfin les trois dernières strophes complètent le portrait, en citant des lieux communs et
autres stupidités qui lui sont attribuées dans les Actes du procès (mais que ni JNSS, ni LJDS ne
rapportent). Son imbécillité foncière couronne le poème sur une allusion à sa condamnation à la
déportation en Afrique qui en fait un héros doublé de fourberie :
Il confond, invente,
héros faux jeton.
C’est « Bouffe-lui les boules »
Qui aura l’Angola
Pour ronger son frein…
(Si gros, oui, si gros,
qu’il compte pour quatre !)
Inventa, confunde,
herói mas velhaco.
É o “Come-lhe os milhos”
que irá para Angola
ruminar cuidados...
(Tão gordo, tão gordo
que vale por quatro!)
Pour ce qui est de cette fourberie le poème n’en donne pas d’illustration : le lecteur soucieux
de cette accusation en trouvera le fondement dans les textes historiques : peu avant son arrestation,
et dans l’espoir de se tirer d’affaire, Francisco Antonio dénonçait par écrit Joaquim Silvério qui
venait de dénoncer les autres conjurés (JNSS, 1873, p. 305).
Le romance suivant, sous le nom du Lieutenant Vitoriano – Romance XL ou do Alferes
Vitoriano - met en scène un autre cavalier qui s’identifie lui-même comme messager au service de
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Francisco Antonio, et dont l’intelligence s’avère du même niveau que celle de son chef. Cinq
sizains d’heptasyllabes en caractères romains dans la partie droite du texte alternent avec quatre
autres en italique et entre parenthèses imprimés au centre, chaque sizain ayant son propre système
d’assonances à la fois dans les vers impairs et dans les vers pairs. Trois voix différentes sont
censées s’y exprimer : un dialogue se développe dans la partie en caractères romains entre un
personnage non identifié qui s’adresse en le tutoyant au lieutenant Vitoriano, lequel répond en
vouvoyant et dans un langage marqué par une déférence suggérant qu’il s’adresse à un supérieur ;
quant au texte en italique il est réservé à une voix anonyme qui commente ce dialogue au fur et à
mesure. Dans les deux dernières stances, les deux voix anonymes se rejoignent pour souligner
l’absurdité de la sanction qui s’est abattue sur le malheureux Vitoriano :
(Personne pour lui éviter
les trois tours de l’échafaud ;
ni de gémir dans la ville,
sous des coups de fouet sans fin ;
ni de partir déporté
en amer et long voyage.)
(La lettre même pas remise !
Ni même le message écrit !
- Si léger sur son cheval !
Si perdu dans la prison…
Que d’immenses larmes il boit,
pour avoir rendu un service !)
(Não houve quem o livrasse
de dar três voltas à forca;
de gemer pela cidade
pena de açoites sem conta;
nem de partir para a viagem
de degredo, amargo e longa.)
(E a carta nem fora entregue!
Nem fora o recado escrito!
- No seu cavalo tão leve!
- Na masmorra tão perdido...
Que imensas lágrimas bebe,
por ter prestado um serviço!)
Les détails de la mission inutile de Vitoriano Gonçalves Velloso proviennent de JNSS
(1873, p. 262-65) y compris la peine infligée en plus de la déportation en Afrique, que l’historien ne
fait que mentionner (p. 398), sans fournir d’explication1.
Un autre cas, tout aussi significatif du peu de rationalité propre à un jeu de hasard, est mis en
évidence par le Romance XLII ou do Sapateiro Capanema. La mésaventure de ce cordonnier est
mise en paroles sous la forme d’un discours assimilable à sa propre défense, face à un juge chargé
de déterminer la sentence applicable aux menaces qu’une nuit, sous l’emprise de la boisson, il aurait
proférées à la porte d’une auberge dont la porte demeurait fermée. Ces menaces à l’encontre des
portugais sont formulées en un quatrain d’heptasyllabes dont les vers pairs et impairs ont leurs
propres rimes en assonance :
« Ces petits blancs du Portugal,
veulent nous prendre nos terres :
Mais un de ces quatre matins
c’est nous qui les foutrons dehors. »
“Estes branquinhos do Reino,
nos querem tomar a terra:
porém mais tarde ou mais cedo,
os deitamos fora dela.”
1
Elle est commentée par Marcio Jardim dans un ouvrage que Cecilia ne pouvait connaître – A Inconfidência Mineira,
1989, Rio, Bibliex, p. 200 : cette peine infamante lui était infligée parce qu’il n’était pas de race blanche ; il la subissait
le 16 Mai 1792 en tournant trois fois autour de l’échafaud encore en place un mois après l’exécution de Tiradentes.
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Repris en leitmotiv à six reprises, et imprimé en italique au milieu de la page, ce quatrain
alterne avec cinq strophes de quatorze heptasyllabes présentant dans les vers pairs une assonance
unique en i-o, imprimés en caractères romains sur la partie droite de la page ; enfin, un ultime sizain
d’heptasyllabes, doté d’une nouvelle assonance en a-a , termine le poème dans une parenthèse où
un commentateur anonyme tire la morale de l’affaire ; cette versification constitue donc une
variante du romance ibérique traditionnel.
Le contenu factuel est encore emprunté à JNSS (1873, p. 312 et 363) qui évoque
l’arrestation de Gustavo Capanema, suite à la dénonciation d’un de ses compagnons de voyage dont
le témoignage correspond presque mot pour mot au leitmotiv du Romance XLII ; mais alors que
l’historien confirme que le malheureux métis avait été finalement libéré après trois années de prison
à Rio (JNSS, 1873, p. 398), Cecilia termine le poème sur les doutes de l’accusé s’interrogeant sur
son destin :
Depuis la porte d’une auberge,
Du village de Matosinhos :
j’ai fini dans une Prison,
sans savoir ce qui m’attend.
Celui qui a retenu mon nom
n’était pas mon ennemi !
Probablement le Hasard
cousant le cuir de mon destin.
Des coups de fouet ? L’échafaud ?
J’attends la sentence et je dis :
« Ces petits blancs du Portugal,
veulent nous prendre nos terres :
Mais un de ces quatre matins
Nous, nous les foutrons dehors. »
(C’était dit-on les paroles
de ce cordonnier métis.
Ces quatre mots sont de lui ;
le reste doit être faux…
Quatre mots…– et ça a fait vite
bien plus de quatre fois quatre…)
Fui bater a uma taverna,
no arraial de Matosinhos :
vim parar numa Cadeia,
para fim desconhecido.
Quem se lembrou do meu nome,
nem era meu inimigo!
Devem ser pontos da Sorte,
no couro do meu destino.
Levo açoites? Subo à forca?
Espero a sentença e digo:
“Estes branquinhos do Reino,
nos querem tomar a terra:
porém mais tarde ou mais cedo,
os deitamos fora dela.”
(Assim dizem que falava
o sapateiro mulato.
As quatro razões são suas;
o resto deve ser falso...
Quatro disse – e logo foram
mais de quatro vezes quatro...)
Quant à la référence à un dénonciateur inconnu, elle donne consistance à la face ténébreuse
de la galerie des agents du destin qui, sous l’intitulé de Délateurs, avait surgi avec le poème
antérieur dont un des sizains faisait justement allusion aux propos de Capanema :
Je dis ça – car j’ai entendu –
que les Portugais, sous peu,
on les mettra en prison.
Que cela ait un sens ou non,
oser dire cette chose
mérite vérification.
Eu digo – por ter ouvido –
que os filhos do reino, em breve,
cativos aqui serão.
Tenha o não tenha sentido,
quem a dizê-lo se atreve
merece averiguação.
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Ainsi est dénoncée l’absurdité d’une justice qui se fonde sur des on-dit, tandis que se
s’annonce la prédiction du Romance du Jeu de Cartes sur l’implication de toutes les classes sociales
dans la bataille emportant indifféremment justes et coupables.
Avec le destin de José da Silva e Oliveira Rolim, évoqué peu après dans le Romance XLIV,
c’est au plus haut niveau de la conjuration que le Romanceiro s’intéresse cette fois : on y trouve en
effet un portrait de l’un des membres du clergé qui, d’après les historiens, était fortement impliqué
dans le projet de soulèvement1. Jouissant d’une grande fortune, ce personnage s’était engagé à
recruter des cavaliers armés et à se procurer un chargement de poudre substantiel (JNSS, 1873, 117118). Figurant parmi ceux qui subirent le plus grand nombre d’interrogatoires (onze à Vila Rica,
quatre à Rio), il fut remis aux autorités religieuses de Lisbonne qui lui infligèrent une réclusion de
douze ans. Enfin, après quasiment quinze années d’emprisonnement il fut autorisé à revenir au
Brésil en 1804 et mourut à Diamantina en 1835, donc après l’indépendance de son pays 2.
Centré sur sa fuite rocambolesque telle que la rapporte en détail JNSS (1873, p. 278-286), le
poème met en scène un épicurien peu scrupuleux, extravagant, et protéiforme, toujours soucieux
d’échapper aux poursuites :
Aux sept péchés capitaux
il s’adonnait en souriant.
Qu’il y en ait eu soixante-dix sept,
il les aurait commis de même.
Suite à des amours scandaleuses
il s’était fait ordonner prêtre ;
Dieu seul savait les limites
entre son corps et son âme !
Ce prêtre aux mille aventures
laissait ou non pousser sa barbe,
suivant qui se trouvait en face,
toujours à changer de visage.
Prêtre et aussi franc-maçon,
il rêvait et conspirait,
et sa fabuleuse histoire
courrait dans chaque province…
Sete pecados consigo
sorridente carregava.
Se setenta e sete houvera,
do mesmo modo os levara.
Por escândalos de amores,
sacerdote se ordenara ;
só Deus sabia os limites
entre seu corpo e sua alma !
Era um padre de aventuras
que, tendo o não tendo barba,
conforme o que houvesse em frente,
mudava sempre de cara.
Padre de maçonaria,
que sonhava e conspirava,
cuja história fabulosa
corria cada comarca...
Un prêtre aimable et glouton
qui au blond poète Gonzaga
envoyait de Serro des caisses
de mangaba en confiture.
Padre amável e guloso
que ao louro poeta Gonzaga
mandava caixas do Serro
com docinho de mangaba.
L’appartenance à la Maçonnerie de ce prêtre coureur de jupons n’est attestée ni par JNNS, ni
par LJDS ; Cecilia l’a probablement empruntée à l’ouvrage de Joaquim Felicio dos Santos qui lui
1
Aires da MATA MACHADO FILHO, Arraial do Tijuco Cidade Diamantina, Belo Horizonte, Itatiaia, 1980, p. 90-93
(première édition: Rio de Janeiro, Ministério de Educação e Saúde, 1944).
2
Márcio JARDIM, op. cit. p. 299-300.
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servait de référence essentielle pour la première partie du Romanceiro1.Quant à la mention des
confitures de mangaba, elle provient du document qui lui valut d’être poursuivi : une lettre, datée du
20 Avril 1789 et adressée à Domingos de Abreu Vieira, qui signifiait sa relation avec le lieutenant
Tiradentes et avec d’autres inculpés de la première heure. Rolim y précisait que le porteur remettrait
à Abreu Vieira une caissette de fruits confits destinée à Gonzaga2. Au bout du compte, le seul texte
du Romanceiro où ce personnage historique soit nommé dévalorise l’image de l’un des
protagonistes du jeu, en se fondant sur la rumeur publique qui aurait vu en lui un individu manipulé
par des pulsions que la morale traditionnelle réprouve.
À l’opposé de Rolim, une autre grande figure de la société de Minas, Claudio Manuel da
Costa, n’a pas le loisir de chercher son salut dans la fuite. Avec le Romance XLIX portant son nom
pour titre un premier poème aborde l’énigme de sa mort par une référence au romance do
Embuçado, où le personnage n’avait pas été nommé :
« Fuyez vite, fuyez vite…
- le masque l’avait bien dit !
la prison ne tarderait pas,
il était déjà condamné,
les papiers, tous vite au feu… »
Et voici le résultat :
plus qu’arrêté, le voilà mort,
sur une étagère incliné,
et autour du cou attaché
un cordon d’étoffe rouge.
“ Que fugisse, que fugisse…
- bem lhe dissera o embuçado !
que não tardava a ser preso,
que já estava condenado,
que os papéis, queimasse-os todos...”
Vede agora o resultado:
mas do que preso está morto,
numa estante reclinado,
e com o pescoço metido
num nó de atilho encarnado.
En soixante quatre heptasyllabes dont les vers pairs présentent une assonance unique en a-o
– c’est-à-dire en totale adéquation avec le schéma du romance traditionnel -, le mystère du décès de
celui qui passerait à la postérité littéraire sous le pseudonyme de Glauceste Satúrnio n’est pas
élucidé. Donnant successivement la parole à six commentateurs anonymes, le poème reprend les
hypothèses soulevées par Lúcio José dos Santos dans l’enquête qui le conduisait à conclure en
faveur de la thèse officielle du suicide (LJDS, 1927, p. 246-278)3.
Le sixième et dernier commentaire, imprimé en italique et au centre de la page, couronne le
poème sur une version romanesque :
1
J. F. Dos Santos prétend sans donner la moindre preuve que José de Oliveira Rolim avait été initié dans la Maçonnerie
par Tiradentes en personne (Cf . Memórias do Distrito Diamantino, 1868, p. 217). Marcio Jardim qui aborde la question
de l’influence éventuelle de la Maçonnerie, reprend l’information selon laquelle Rolim aurait été revêtu des insignes de
Maître Maçon lors de ses obsèques en 1835, mais insiste sur le fait qu’aucune preuve d’une éventuelle affiliation
antérieure n’a jamais été découverte (op. cit. p. 329).
2
« um caixão com doce de mangabas secas que me fará mercê oferecê-lo ao Senhor Gonzaga em meu nome” Cf. Autos
da devassa, vol.1, p. 130-132; la lettre en question est reproduite in extenso in Sérgio Faraco, O processo dos
Inconfidentes, verdade ou versão, Petrópolis, Vozes, 1990, p. 68-69.
3
Pour sa part Joaquim Norberto de Sousa Silva rejetant les bruits divers sur la mort de Claudio avait opté également
pour le suicide (JNSS, 1873, p. 371-373).
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Entre cette porte et ce pont
s’est arrêté le mystère.
Ici Glauceste Saturne,
mort, ou vivant déguisé,
a cessé d’exister au monde,
emporté par la légende
de l’Arcadie d’outre-mer
enchevêtré en mille amours.
Entre esta porta e esta ponte,
ficou o mistério parado.
Aqui, Glauceste Satúrnio,
morto, ou vivo disfarçado,
deixou de existir no mundo,
em fábula arrebatado,
como árcade ultramarino
em mil amores enleado.
Par le démonstratif signalant une porte, un pont et un endroit précis, Cecilia suggère une
interprétation personnelle, reliée à son propre voyage à Ouro Preto : face à la Casa dos Contos,
l’édifice où le corps du poète avait été retrouvé pendu le 4 juillet 1789, deux jours après son
incarcération, elle propose une solution fabuleuse ou priment les chimères de la pastorale - par une
transmutation irréversible sous l’égide de l’amour, Glauceste Saturne, le « mélancolique d’outremer », aurait confirmé l’augure inscrit dans son pseudonyme.
Le poème suivant, sous le titre de Romance L ou de Inácio Pamplona, développe
l’hypothèse selon laquelle Claudio aurait été exfiltré de sa prison de la Casa dos Contos1. Dans une
structure relativement complexe (sept strophes de cinq heptasyllabes rimés en abacb, et dont le
troisième vers reprend systématiquement le premier, de manière à suggérer le caractère insinuant
des rumeurs colportées), ce poème rapporte le passage par un endroit non précisé d’Inacio Correia
Pamplona l’un des trois principaux délateurs qui dès fin avril 1789 informait le Gouverneur de
Minas de ce qui se tramait à Vila Rica et dénonçait notamment Carlos Correia Toledo, le Vicaire de
São José del Rei qui lui avait fait confiance en lui proposant de participer au projet de soulèvement
(JNSS, 1873, p. 157-160, et LJDS, 1927, p. 347-352).
Casa dos Contos
à Ouro Preto
où Claudio Manoel da Costa a été retrouvé pendu
Photo de Sgtrangel
http://www.panoramio.com/
1
Bien qu’évoquant cette hypothèse, JLDS (1927, p. 258) ne prenait même pas la peine de la discuter.
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Un témoin anonyme s’exprimant à la manière de celui qui commente le passage des
muletiers du Romance XXXI y présente ledit Pamplona fier de lui, et se disant envoyé sur ordre dans
un gisement d’or et de diamants, le 4 juillet jour de la découverte du cadavre de Claudio à Ouro
Preto. Ce témoignage donne corps à la rumeur selon laquelle le poète vivant, aurait pu être
reconduit dans les montagnes de Minas :
Il est passé tel un fuyard,
avec quelqu’un à ses côtés.
Il est passé tel un fuyard :
Et peut-être son compagnon
caché, était le Dr. Claudio.
Passou como um fugitivo,
e levava ao lado um vulto.
Passou como um fugitivo:
e talvez seu companheiro
fosse o Doutor Claudio, oculto.
En fait, les textes officiels du procès font mention d’une mission dudit Pamplona envoyé par
le Gouverneur dans la région diamantifère de la Serra da Canastra, à plus de cinq cent kms à l’ouest
d’Ouro Preto. Selon JNSS (1873, p. 308), cette mission n’avait aucun fondement, Barbacena
voulant éviter que son protégé soit soumis aux interrogatoires des enquêteurs venus de Lisbonne.
C’est d’ailleurs ce que confirment les dernières strophes du romance en question :
Pamplona est passé par ici,
un homme fort et plein d’orgueil.
Pamplona est passé par ici,
il parlait de longs voyages
ce jour du 4 juillet.
Por aqui passou Pamplona,
homem de força e de orgulho.
Por aqui passou Pamplona,
a falar em longas viagens,
no dia 4 de julho.
Mais il est resté tout près…
Ni or, ni rudes montagnes…
Mais il est resté tout près.
Et la mort du docteur Claudio
en ville nul ne l’expliquait.
Mas ficara ali por perto...
Nem ouro nem serra brava...
Mas ficara ali por perto.
E a morte do Doutor Claudio
ninguém na Vila explicava.
Cette exfiltration du poète par Pamplona n’est pas a priori sans fondement, puisque Claudio
Manuel connaissait ledit Pamplona qu’il avait accompagné en 1769 dans une expédition contre des
groupements d’esclaves marrons - des quilombos - sur la route de Goiás1. Ainsi Cecilia oriente la
mémoire collective dans une perspective fabuleuse qui, tout en exonérant Pamplona de sa
responsabilité historique, ne s’intéresse ni au rôle qu’aurait pu jouer Claudio dans la conjuration, ni
à d’éventuels bénéficiaires de sa disparition. Pourtant, dans un certain nombre de poèmes antérieurs,
tout au long de l’évocation de ces premiers temps de la tourmente plusieurs voix s’étaient élevées
pour vouer aux gémonies des acteurs anonymes ou non considérés comme des valets au service de
vils intérêts particuliers.
1
Cf. Laura de Mello e Souza, « Violência e práticas culturais no cotidiano de uma expedição contra quilombolas », in
João José Reis e Flávio dos Santos Gomes, Liberdade por um fio, São Paulo, Companhia das Letras, 1996, p.193-212.
L’historienne précise que Pamplona s’était également illustré en 1782 en massacrant les indiens caiapós encore
installés sur ces terres occidentales de Minas.
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3 - Les valets pusillanimes
La galerie des délateurs avait surgi avec le Romance XLI ou dos Delatores où il est question
de menaces proférées à l’encontre des Portugais. Sept sizains d’heptasyllabes aux rimes riches et
entrelacées (ABCABC) soulignent le verbiage filandreux d’une voix unique justifiant ses propres
dénonciations fondées sur des rumeurs :
Ma dénonciation sera brève,
car je ne sais s’il y a délit,
pas plus que conspiration.
Mais si nul ne les écrit,
moi je laisse sur ce papier,
les noms que voici noir sur blanc.
A minha denúncia é breve,
pois nem sei se houve delito,
nem se era conspiração.
Mas se ninguém os escreve,
aqui deixo por escrito,
os nomes que adiante vão.
Qu’il y ait ou pas de délit,
je signale ces noms-là,
et j’écris cette relation.
Ce qui se dit, je le répète.
Sur mon nom seul je fais silence,
moi le plus fidèle vassal,
hors de toute suspicion.
Haja ou não haja delito,
esses nomes assinalo,
e escrevo esta relação.
O que outros dizem repito.
E apenas meu nome calo,
por ser o mais fiel vassalo,
acima de suspeição.
Au nom de la fidélité à la monarchie, cette voix incarne une frange de la population qui
recueillerait des paroles en l’air susceptibles d’êtres interprétées comme révélatrices d’une sédition
en cours. Le poème inscrit donc le système socio-politique portugais dans une culture où tout
individu se comporterait en espion éventuel au service du pouvoir en place. Et il amène, dans la
séquence immédiate, le cas du cordonnier Capanema, ce métis que nous avons vu poursuivi pour
ses allégations contre les blancs.
Dans la même ligne, sous le titre de Romance XLIII ou das Conversas Indignadas, d’autres
voix anonymes multiplient les protestations contre le pouvoir en place qui achèterait les
témoignages de façon à protéger en priorité ses affidés. Sur quatre strophes de sept heptasyllabes où
apparaît une assonance propre aux seuls second et septième vers de chaque stance, ces voix
stigmatisent les connivences dont, à en croire les deux dernières strophes, elles seraient elles-aussi
complices :
(Les protégés, taisez-vous!
Parents et amis, fuyez !
Nous raconterons cette histoire
Suivant le prix que vous paierez ;
et nous choisirons le plus faible
pour recevoir au nom de tous
la peine juste et exemplaire !)
(Calem-se os apadrinhados !
Fujam parentes e amigos !
Contaremos esta história
segundo o preço que paguem ;
e ao mais fraco escolheremos
para receber por todos
o justo e exemplar castigo!)
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Inscrite au centre de la page, en italique et entre parenthèse cette récrimination serait censée
porteuse d’une vérité synthétisant la situation. La référence au bouc émissaire qui s’y fait jour se
retrouve explicitée en crescendo dans la strophe suivante, de telle sorte qu’en conclusion, l’aura de
la victime expiatoire se concentre sur le seul Tiradentes qui n’aurait pas les moyens de s’intégrer au
clientélisme ambiant :
Celui-là que tous accusent,
sans ami ni même parent,
sans maison, ferme ni terre,
pris dans ses rêves de fou,
sauveur qui ne se sauve guère,
pourra servir de rachat.
Esse que todos acusam,
sem amigo nem parente,
sem casa, fazenda ou lavras,
metido em sonhos de louco,
salvador que não se salva,
pode servir de resgate.
C’est le Lieutenant Tiradentes.
É o Alferes Tiradentes.
Toujours selon cette finalité visant à étoffer la galerie des adjuvants du mal, le Romance
XLIV ou da Testemunha Falsa donne encore la parole à une voix anonyme dont les propos
entièrement rapportés en italique sur la partie droite de la page illustrent le plus haut degré de
vilenie. Le long discours de ce faux témoin se développe sur soixante-dix sept heptasyllabes répartis
en dix strophes inégales ; non rimées, elles font entendre cependant à intervalles irréguliers
l’assonance en -em martelée à dix reprises par des mots accentués sur la dernière syllabe et
concluant chaque strophe.
Dans cette espèce de confession publique, ce faux témoin s’avoue capable de toutes les
calomnies pour ne pas tomber entre les mains de la justice des puissants :
Qu’importe ce qu’on peut dire ?
Pour me libérer des chaînes,
et de l’ombre du cachot,
des greffiers et de leurs plumes,
de la corde au cou et des bans,
j’accuserais même mon père.
Comment donc penser aux autres ?
Je ne m’apitoie sur personne.
Que importa quanto se diga ?
Para livrar-me de algemas,
da sombra do calabouço,
dos escrivães e das penas,
do baraço e do pregão,
a meu pai acusaria.
Como vou pensar nos outros?
Não me aflijo por ninguém.
Cet égoïsme foncier est justifié par la crainte explicite des châtiments qui seront
effectivement infligés aux conjurés, selon des sentences écrites par des comparses d’autant plus
redoutables que leurs plumes rédigent des condamnations - comme le suggère la polysémie du
substantif portugais pena signifiant à la fois l’instrument qu’utilisent les greffiers et la peine qu’ils
transcrivent.
Je ne sais de quoi il retourne :
mais je sais comment on punit.
Si vous le voulez, je parle ;
et même sans nécessité,
Não sei bem de que se trata:
mas sei como se castiga.
Se querem que fale, falo;
e mesmo sem ser preciso,
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je mens, suppose, et assure…
Faites-moi savoir quels mots
vous voulez de moi. – Si quelqu’un,
doit souffrir de tant d’intrigues,
que Dieu démêle l’embrouille
et le sauve des conséquences,
si possible, mais d’abord,
qu’il me sauve moi aussi.
minto, suponho, asseguro...
É só saber que palavras
desejam de mim. – Se alguém
padecer, com tanta intriga,
que Deus desmanche os enredos
e o salve das consequências,
se for possível: mas antes,
salvando-me a mim, também.
Le summum de l’hypocrisie consiste à s’en remettre à Dieu pour le salut des victimes
éventuelles de racontars dont eux-mêmes sont les pourvoyeurs. D’ailleurs la pratique d’une religion
purement formelle encourage ce type de comportement :
Je dirai selon vos ordres :
ce que je savais ou pas…
Puis à genoux je supplie
que mes péchés soient pardonnés,
et les yeux fermés, j’oublie…
- dans l’ombre, au-delà, tout tombe...
Direi quanto me ordenarem :
o que soube e o que não soube...
Depois de joelho suplico
perdão para os meus pecados,
fecho meus olhos, esqueço...
– cai tudo em sombra, além...
Cette caricature de la lâcheté est couronnée par une ultime réfutation de la vie de l’esprit au
seul bénéfice du corps en proie à une peur panique :
Je dirai tout ce qu’il faudra,
tout qui puisse m’innocenter…
J’ai une âme ? J’ai mon corps!
Et la peur m’a pris la poitrine...
Et la peur m’enserre et me force…
-Tout couvert de peur, je jure,
Je mens, j’affirme, je signe.
Je condamne. (Mais je suis sauf !)
Je n’ai qu’une vérité
c’est celle qui me convient.
Direi quanto for preciso,
tudo quanto me inocente…
Que alma tenho ? Tenho corpo !
E o medo agarrou-me o peito…
E o medo me envolve e obriga...
- Todo coberto de medo,
juro, minto, afirmo, assino.
Condeno. (Mas estou salvo!)
Para mim só é verdade
aquilo que me convém.
Dans ce contexte négatif et anonyme, Cecilia inclut, avec le Romance XLVI ou do Caixeiro
Vicente, un personnage qui finirait pourtant condamné à la déportation en Afrique où il mourrait en
1798. Bénéficiant de la protection de João Rodrigues de Macedo - à l’époque le plus grand banquier
de Minas Gerais qui avait à ce titre ses entrées chez le Gouverneur Barbacena - le comptable
Vicente Vieira da Mota est ici accusé d’avoir dénigré Tiradentes pour tenter de s’exonérer de sa
propre participation aux réunions qui s’étaient déroulées dans la résidence du banquier.
Rimés selon un schéma relativement complexe (ABCBDB) huit sizains d’heptasyllabes filent
une longue métaphore construite sur un détail emprunté à la déposition dudit Vicente Vieira qui
avait déclaré que Tiradentes était venu chez Macedo à plusieurs reprises, et notamment pour lui
implanter à lui, Vicente, « une dent en os »1.
1
Le détail ne figure ni chez LJDS ni chez JNSS ; Cecilia aurait donc puisé cette donnée directement dans les pièces du
procès.
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Ma souffrance la plus grande
si j’étais, moi, Tiradentes,
serait sentir la morsure
de qui a des dents grâce à moi.
À quoi bon tout ce travail
en bouche de médisants.
À mim o que mais me doera,
se eu fora o tal Tiradentes,
era o sentir-me mordido
por esse em quem pôs os dentes.
Mal empregado trabalho,
na boca dos maldizentes.
Tout au long de son invective, cette voix de procureur assène ses imprécations, selon
lesquelles le comptable, transi de peur, est comparé à un chien, puis à une vipère, et enfin à un
carnassier s’acharnant à mordre le plus faible précisément avec les dents qu’il devait à sa victime :
Tu l’as pris entre les dents
comme animal carnassier,
et son renom tu as mordu,
- toi, complice et compagnon,
sachant qu’il n’a pas de salut
celui qui manque d’argent !
Entre os dentes o tomaste,
como animal carniceiro,
nome e fama lhe mordeste,
- tú, cúmplice e companheiro,
sabendo que não se salva
quem não dispõe de dinheiro!
Et les dents qui le frappaient
c’étaient bien vraiment les dents
que de ses mains diligentes
il t’avait posées en bouche.
(Ce dont j’aurais le plus souffert,
si j’avais été Tiradentes !)
E os dentes com que o ferias
eram afinal, os dentes
que na boca te puseram
as suas mãos diligentes.
(Isso é que a mim mais me doera,
se eu fora o tal Tiradentes!)
Cette image dégradante d’un individu sans scrupules s’attaquant à son bienfaiteur avec les
dents dont il lui serait redevable – le pluriel outrancier exagérant la forfaiture – correspond à
l’assimilation de Joaquim Silvério à un chacal poursuivant de sa vindicte les bergers d’Arcadie, tel
que nous le verrons mis en scène plus loin dans le Romance LIV ou do Enxoval Interrompido. En
fait, aucune des sources historiques dont disposait Cecilia n’autorise une telle assimilation, et
notamment ni LJDS, ni JNSS : on trouve d’ailleurs chez ce dernier le portrait positif d’une victime
qui, incarcéré plus d’un an après le Lieutenant, aurait fait l’erreur de trop parler lors des
interrogatoires auxquels il était soumis quand la protection de son patron et du Gouverneur de
Minas ne pouvaient plus lui garantir la liberté (1873, p. 123, 310 et 368)1. Dans le Romanceiro, la
diatribe à son encontre nourrit le manichéisme susceptible de mieux mettre en valeur la
victimisation du héros Tiradentes. Et cela d’autant plus qu’aucun autre poème ne fera allusion ni à
Vicente Vieira, ni à sa déportation au Mozambique.
Dans la séquence immédiate avec le Romance XLVII ou dos Seqüestros, aux côtés des
délateurs, surgit une caricature d’autres valets du système, les huissiers dont la seule activité se
borne à dresser les inventaires des biens séquestrés dès l’incarcération des premiers accusés.
1
En 1989, Márcio Jardim présente un portrait élogieux de ce personnage (Op. cit. p. 180-183) : défenseur zélé des
intérêts de son patron que l’historien démontre responsable d’une Loge maçonnique fonctionnant dans son propre palais
(la Casa dos Contos) à Vila Rica, et dont le comptable ne pouvait ignorer l’existence (p. 339).
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Cinquante-huit heptasyllabes présentant une assonance unique en i-o dans les vers pairs inscrivent
donc dans la tradition hispanique une narration répartie selon trois reprises d’un leitmotiv
synthétisant le comportement de ces agents de la loi :
On a déjà donné les ordres,
déjà se pressent les huissiers.
As ordens já são mandadas,
já se apressam os meirinhos.
Il s’agit pour ces serviteurs zélés d’établir des relevés minutieux de vêtements, livres, et
autres objets de luxe. En particulier, le sujet poétique attire l’attention sur des ouvrages qui
pouvaient garnir la bibliothèque d’un des instigateurs de la conjuration :
Tant de volumes d’Horace,
de Jules César, d’Ovide…
Des synthèses et dictionnaires,
et des traités érudits,
sur des peuples, sur des royaumes,
des inventions et des Conciles…
Et les suggestions dangereuses
de France et des États-Unis,
Mably, Voltaire et bien d’autres,
qui sont tous des libertins.
Tantos volumes de Horácio,
de Júlio César, de Ovídio…
Compêndios e dicionários,
e tratados eruditos
sobre povos, sobre reinos,
sobre invenções e Concílios...
E as sugestões perigosas
de França e Estados Unidos,
Mably, Voltaire e outros tantos,
que são todos libertinos.
Même sans identification du propriétaire, cette liste, est suffisamment explicite pour que les
lecteurs informés y reconnaissent des éléments de la bibliothèque du Chanoine José Vieira da Silva,
titulaire du diocèse de Mariana et professeur de philosophie au séminaire de cette ville, emprisonné
le 22 juin 17891. Quant aux huissiers chargés de l’opération, dès le premier jour de l’incarcération
du chanoine, le poème les présente comme des individus obtus et sans culture pour qui les livres et
les manuscrits sont des objets comme les autres qu’il importe seulement de répertorier :
Tant de cartes, tant de tableaux,
tant de bas, tant de ceintures…
(…)
De pauvres figures odieuses
courbées sur un vil service
avec leurs plumes grossières
qui étalent de gros gribouillis
dédiant des heures et des heures
à ce monotone exercice
de l’exécution des séquestres
dans le dur devoir de l’office.
Les vers, les idées, les études
sont des mots qui n’ont pas de sens.
Tantos mapas, tantos quadros
tantas meias, tantos cintos...
(…)
Pobres figuras odiosas,
curvadas a um vil serviço
com suas penas rombudas
que estendem grossos rabiscos,
horas e horas dedicados
ao monótono exercício
de executar os seqüestros,
por duro dever de ofício.
Versos, idéias, estudos
são palavras sem sentido.
1
Par bonheur pour les historiens, l’huissier chargé d’enregistrer les ouvrages de cette bibliothèque, les relevait
quasiment un par un dans une liste hétéroclite en date du 9 juillet 1789, comportant aussi les objets personnels du
Chanoine. il aboutissait ainsi à 270 titres représentant environ 800 volumes, selon l’analyse publiée par Eduardo Frieiro
(O Diabo na Livraria do Cônego, Belo Horizonte, Livraria Cultura brasileira) en 1945, autant dire au moment où
Cecilia rédigeait le Romanceiro. On trouve notamment dans l’œuvre de Frieiro rééditée chez Itatiaia en 1981, la
référence à Voltaire, Rousseau, Reynal, Montesquieu, Mably, (p. 31), et en particulier pour ce dernier les titres de trois
de ses écrits (p. 54) : Droit Public de l’Europe, De l’étude de l’histoire, et Observations sur le gouvernement et les lois
des États-Unis d’Amérique.
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Ces huissiers deviennent ainsi les fossoyeurs des biens qui s’étaient épanouis dans
l’environnement culturel de leurs anciens propriétaires :
Ce qui fut parure et beauté
tombe dans la liste, sans gloire…
Quel est donc le plus grand malheur :
celui des prévenus, spoliés,
ou celui des objets sans maître
sur du papier de mort perdus ?
O que foi gala e beleza
tomba no rol, sem prestígio...
Qual será maior desgraça:
a dos réus, com seu prejuízo,
ou a dos trastes sem dono
em morto papel perdidos?
Dans la séquence immédiate, avec le Discours aux Pusillanimes (Fala aos Pusilânimes),
Cecilia inscrit une catilinaire grandiloquente condamnant tous ceux qui porteraient la responsabilité
de la fin tragique des héros de la Liberté. Quatre-vingt dix-huit vers libres, y sont répartis en dix
stances inégales, systématiquement ouvertes par un distique d’ennéasyllabes enchaînant sur des
octosyllabes. De plus, la présentation en italique de bout en bout souligne le caractère solennel de
cette diatribe où le sujet poétique accumule les archaïsmes grammaticaux et lexicaux - notamment
les interpellations à la deuxième personne du pluriel et la reprise par dix fois du qualificatif
diffamant gravé dans le titre du poème.
Dans la première stance - dont le premier vers introduit l’accusation qui sera reprise sous la
même forme en en-tête des trois strophes suivantes -, le réquisitoire présente des individus
apparemment animés par un authentique désir de liberté qui aurait émané du cadre géographique où
il leur était donné de vivre :
Si vous n’étiez les pusillanimes,
Vous vous rappelleriez les grands rêves
que vous faisiez dans ces campagnes
tels des royaumes grands et clairs ;
vous raconteriez vos échanges
sur ces lents chemins fleurissants,
par lesquels les chevaux, heureux
de l’air limpide et des eaux claires
secouaient leurs crinières libres
et se dilataient les narines
en buvant les matins humides.
Se vós não fôsseis os pusilânimes,
recordaríeis os grandes sonhos
que fizestes por esses campos,
longos e claros como reinos;
contaríeis vossas conversas
nos lentos caminhos floreados,
por onde os cavalos, felizes
com o ar límpido, e a lúcida água,
sacudiam as crines livres
e dilatavam a narina,
sorvendo a úmida madrugada!
Revoici donc la pastorale, mais agrémentée d’une touche équestre qui l’émoustille d’un
zeste épico-lyrique. La deuxième stance intègre à cette Arcadie idéalisée l’espoir qu’apporteraient à
ses heureux bénéficiaires les richesses des gisements d’or et de diamant. Et pour les besoins de la
cause, le procureur n’hésite pas à faire participer les indiens et les noirs à cette euphorie générale :
leur joyeux vacarme ferait écho sur la terre aux cris de splendides oiseaux évoluant dans le ciel !
D’aucuns diraient qu’il vaut mieux entendre ça qu’être sourd et que seule une confiance aveugle
dans la poésie peut accréditer un tel « message »…
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Le troisième couplet évoque les paroles échangées en conciliabules nocturnes dans des
résidences campagnardes, tandis que le quatrième rapporte une ferveur religieuse déjà sujette à
caution :
Si vous n’étiez les pusillanimes,
vous répéteriez à voix haute
vos prières à deux genoux
- suppliques face aux oratoires
et promesses face aux autels ,
soupirs sur des ailes d’encens
qui montaient au milieu des anges
entrelacés sur les colonnes.
Sous les yeux des saints stupéfaits,
gisent vos cœurs livres ouverts
à tout jamais - sur leur noirceur.
Se vós não fôsseis os pusilânimes,
hoje em voz alta repetiríeis
rezas que fizestes de joelhos,
- súplicas diante de oratórios,
e promessas diante de altares,
suspiros com asas de incenso
que subiam por entre os anjos
entrelaçados nas colunas.
Aos olhos dos santos pasmados,
para sempre jazem abertos
vossos corações, - negros livros.
Ainsi même le regard des statues dans les chapelles baroques dénoncerait par avance la
pusillanimité intrinsèque de renégats en puissance censés leur adresser des oraisons intéressées.
Avec la cinquième strophe l’imprécation prend une autre direction : deux nouvelles stances
dénoncent la délation effective et ses conséquences. Il en résulte une reprise du lieu commun
universel opposant les rêves de lumière aux agents des ténèbres qui opéreraient ici-bas depuis que le
monde est monde :
- du seul fait d’être pusillanimes,
de la lignée des pusillanimes,
traversant l’histoire du monde,
par toutes les dates et races,
comme veine de sang impur
où les plus purs printemps se crament,
et fléchit le rêve des hommes
lorsque se déploient les aurores.
- só por serdes os pusilânimes,
os da pusilânime estirpe,
que atravessa a história do mundo
em todas as datas e raças,
como veia de sangue impuro
queimando as puras primaveras,
enfraquecendo o sonho humano,
quando as auroras desabrocham!
Et enfin, les trois dernières strophes, couronnées par un tercet imprimé cette fois au milieu
de la page, confirment à tout jamais le bannissement de ces personnages aux enfers de l’Histoire :
« les pusillanimes » répète
le passant succinct dans le monde,
lorsqu’il la connaît votre histoire !
“os pusilânimes” repete
o breve passante do mundo,
quando conhece a vosssa história!
Aux cieux éternels vibre le deuil
de tout ce qui par vous s’est perdu…
« Les pusillanimes ! » soupire
Dieu. Et vous tout au fond de la mort,
vous vous savez – pusillanimes.
Et aucun feu ne vous consume,
à jamais vous vous souviendrez !
Em céus eternos palpita o luto
por tudo quanto desperdiçastes...
“Os pusilânimes!” – suspira
Deus. E vós no fundo da morte,
sabeis que sois – os pusilânimes.
E fogo nenhum vos extingue,
para sempre vos recordardes!
Ô vous qui ignorez l’Enfer,
venez et voyez votre nom
le voilà - PUSILLANIMITÉ.
Ô vós, que não sabeis do Inferno,
olhai, vinde vê-lo, o seu nome
é só – PUSILANIMIDADE.
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Quant au sujet poétique tout autant que Cecilia identifiable dans ce « passant succinct dans le
monde », il entend associer sa propre vindicte à cette condamnation sans appel. Ainsi prend fin
provisoirement la galerie des valets de bas étage supposés illustrer les couleurs de leurs Rois et
Reines respectifs entre lesquels figure quelqu’un qu’à priori on n’attendrait guère parmi les victimes
innocentes : la Reine du Portugal.
II - HYMNE À LA REINE
Le 10 février 1792, le futur D. João VI, à l'époque Prince du Brésil, en sa qualité d'unique
fils survivant des six mis au monde par la reine Maria Ieira signait à Lisbonne un décret dans lequel
il déclarait assumer la direction des affaires publiques, du fait de l'état mental de la souveraine
victime d'un accès de folie à la fin du mois de janvier (Beirão, 1934, p. 412). Le 21 Avril de la
même année, à Rio de Janeiro, dans la séquence immédiate du supplice de Tiradentes, le général qui
commandait les trois régiments chargés d'assurer l'ordre pendant l'exécution de la sentence lisait une
proclamation dénonçant le crime de lèse-majesté que l'Inconfidência signifiait. Et il concluait son
discours par une triple batterie d'acclamation en l'honneur de la reine dont voici la teneur :
Chers Camarades, Messieurs les notables et vous tous
habitants de ces États ; souvenons-nous à quel point
est notoire l’amour et l’intérêt matériel que nous porte
à tous notre Auguste, Pieuse et très fidèle Souveraine,
elle qui a pardonné à ces impies qui ont désobéi et se
sont comportés en indignes rebelles à leurs devoirs de
sujets portugais, elle qui dans sa bienveillance a résolu
de leur éviter à tous la peine capitale, à l’exception du
détestable meneur de cette tentative de rébellion. Du
fait de cette grâce spéciale jamais imaginée, nous,
fidèles vassaux d’une si aimable Reine, nous devons
insuffler dans nos cœurs et graver dans nos âmes la
reconnaissance de son immense bonté, de telle sorte
que, l’aimant et la respectant comme ses enfants, nous
lui adressions ces vivats qu’elle mérite en lui vouant
une perpétuelle fidélité.
Amados Camaradas, Magnatas e Povos destes
Estados; lembrando-nos quanto notório é a todos o
amor e material cuidado da nossa Augusta, Pia e
Fidelíssima Soberana, em ter perdoado aqueles
ímpios, inobedientes e indignos rebeldes aos
deveres de súbditos portugueses, foi tal a sua
benevolência que resolveu fossem todos isentos da
última pena, exceto aquele malvado cabeça da
rebelião intentada. Por esta graça especial e nunca
pensada todos como fiéis vassalos de uma tão
amável Rainha, devemos influir nos nossos
corações e gravar nos nossos ânimos o
reconhecimento de sua imensa bondade para que,
amando-a e respeitando-a como filhos, lhe demos
aqueles vivas que merece, guardando-lhe perpétua
fidelidade1.
Les soldats et la foule auraient repris cette acclamation d'une seule voix2. Dans la Fala
Inicial du Romanceiro, Cecilia soulignait déjà la tragique ironie que supposaient les louanges
adressées à une souveraine que la folie avait définitivement privée de tout pouvoir3. Par la suite, lors
de la mise en scène du cheminement du héros vers la potence, le narrateur du Romance LX ou Do
1
. Cf. LJDS 1927, p. 524-525.
L'adhésion de la foule et des soldats aux vivats est attestée dans le texte anonyme intitulé Memória do êxito que teve a
Conjuração de Minas qui sert de référence obligatoire à tous les historiens ; le texte de ce dernier document, absent de
la première édition de JNSS, figure in-extenso en appendice de l’édition de 1948 où Cecilia a pu le consulter.
3
Cf. supra, Le Fil d’Ariane, in Le Martyr Tiradentes.
2
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Caminho da Forca établit une relation de cause à effet entre la folie de la Reine et la sentence de
mort en cours de réalisation :
Dona Maria I
ceux qui ont été sauvés
ne vous ôtent pas le remords
du pardon à un seul refusé …
(Pauvre Reine rattrapée
par les intrigues du Palais,
pauvre Reine dans la démence,
et au regard convulsé,
qui gémissait « Enfer… Enfer... »
de ses lèvres sans péché).
Dona Maria I,
aqueles que foram salvos
não vos livram do remorso
deste que não foi perdoado...
(Pobre Rainha colhida
pelas intrigas do Paço,
pobre Rainha demente,
com os olhos em sobressalto,
a gemer “Inferno... Inferno...”
com seus lábios sem pecado).
Cette interpellation formule directement une accusation aussitôt contrebalancée, entre
parenthèses, par le commentaire qui met en cause le système politique dans lequel la Reine aurait
été manipulée. Il ne s’agit donc pas d’accorder à la souveraine le bénéfice de circonstances
atténuantes, mais purement et simplement de l’exonérer de toute faute : sa folie serait la sanction
d’un remords injustifié. Et c’est cette argumentation qui est développée pour l’essentiel dans les
trois Romances du recueil où Maria Ière est le personnage principal : ordonnés selon la chronologie,
leurs titres successifs fourniront le cadre de notre analyse.
1 - La Reine Prisonnière
Sous le titre de Romance LXXIV ou da Rainha Prisioneira, Cecilia élabore une
interprétation de la biographie de Maria Ière, limitée à son règne au Portugal jusqu’au moment où
elle perdait la raison. Pour certains historiens portugais - notamment Latino Coelho et Oliveira
Marques1 – il s’agissait d’une bigote manipulée par son entourage clérical, et responsable de ce qui
est resté dans l'historiographie du Portugal sous le nom de viradeira – à savoir le retour de l'Église
et de la noblesse conservatrice au pouvoir. Selon eux, elle aurait mené une politique de réaction
contre l'ouverture dans la ligne du « despotisme éclairée » due au gouvernement antérieur du
Marquis de Pombal, à qui le roi D. José Ier avait confié la direction des affaires de 1750 à 1777.
Contre cette vision négative, Caetano Beirão - adhérent du Movimento Integralista Lusitano, et
partisan actif de la restauration de la monarchie au Portugal sous le régime salazariste – avait publié
en 1934 à Lisbonne, sous le titre de D. Maria Ieira (1777-1792), Subsídios para a Revisão da
História do seu Reinado, un ouvrage qui connaissait une nouvelle édition en 1944, et dans lequel,
Cecília a puisé de nombreux détails à l'appui de la perspective apologétique qu'elle a adoptée.
1
José Maria Latino Coelho, História Política e Militar de Portugal desde os fins do século XVIII até 1814, Imprensa
nacional, Lisboa, 1874-1885; A. H. de Oliveira Marques, História de Portugal, vol. II (Do Renascimento às revoluções
liberais), première édition 1972. Cecília ne pouvait donc pas connaître les travaux de ce dernier au moment où elle
travaillait à la rédaction du Romanceiro.
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Ce Romance LXXIV est structuré en neuf strophes de quatorze octosyllabes et dont chacune
présente une rime unifiée dans les vers pairs. Dès le départ, le ton élégiaque s'impose, avec une série
d'exclamations lyriques qui se succèdent comme autant de plaintes sans connexion grammaticale :
Ah, la fille de Marianinha !
Petite-fille du Roi D. João !
- douce princesse aux mains jointes,
resplendissante de prière…
Les belles lettres dessinées
par une main si délicate :
la majesté des grandes droites
la mansuétude des courbes !
MARIA – ce nom d’espérance
MARIA – ce nom de pardon
Ai, a filha da Marianinha!
Ai, a neta do Rei D. João!
- suave princesa de mãos postas,
resplandecente de oração…
Que lindas letras desenhava
a sua delicada mão:
grandes verticais majestosas,
curvas de tanta mansidão!
MARIA – nome de esperança,
MARIA – nome de perdão,
Ainsi, les deux premières exclamations retiennent dans la généalogie de la jeune princesse
deux niveaux complémentaires :
- en premier lieu sa mère Mariana – épouse du roi Dom José et fille du roi d'Espagne
Felipe V1, et dont le diminutif accolé à son prénom accentue une féminité doublement présente dans
la fusion des patronymes Maria et Ana qui étaient aussi tous deux portés par sa grand-mère par le
sang, la Reine d’Espagne ;
- en deuxième lieu son grand père paternel, le roi D. João V du Portugal, grande figure de
l'absolutisme qui se voulait l'égal de Louis XIV dans le faste et la magnificence, constructeur entre
autres de l'immense palais de Mafra ; d’après Caetano Beirão, (op. cit. p. 29). le 17 Décembre 1734,
jour de la naissance de la princesse, le Roi D. João V l’aurait menée en compagnie du prince héritier
à l’oratoire contigu à la chambre de sa mère pour la placer aussitôt sous la protection et l’invocation
de la Vierge Marie.
Héritière de ces deux lignées, la voici assimilée à l’image pieuse d’une princesse en prière,
dans l'aura de la sainteté : resplendissante. Le conflit éventuel entre les deux composantes de sa
généalogie est pour l'instant résorbé dans ce troisième niveau de la spiritualité supérieure. Et cette
« solution » s'exprime dans le détail de sa calligraphie : les verticales majestueuses du Père ToutPuissant s'harmonisent parfaitement avec la mansuétude des courbes signifiant l’héritage de la
Grande Mère. Dans un tel contexte, la référence à la calligraphie que Cecília empruntait aussi à
Caetano Beirão2, est donc loin d’être un simple détail insolite.
1
Leurs noces font d'ailleurs l'objet d'une allusion dans un autre poème du premier cycle du Romanceiro, le Romance VI
ou da Transmutação dos Metais (cf. supra, La Transmutation à Rebours, in La Malédiction de l’or)
2
Ces grandes verticales majestueuses sur lesquelles s'extasie la voix anonyme du Romance LXXIV caractérisent un facsimile d’une lettre en français en date du 26 décembre 1741, que la jeune princesse Maria adressait à sa grand-mère
Isabelle d’Espagne (Cf. Beirão, op. cit. p. 41 et 421-22).
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Cependant la tension s'annonce, dans la mesure où en face du nom de MARIA (imprimé à
deux reprises en majuscules, et explicitement rapporté à la Vierge Mère du catholicisme romain
puisque défini comme porteur d’espérance et de pardon) - s'inscrit le destin qui l'attend :
- la princesse mélancolique,
libre de toute ostentation,
qui doit s’asseoir sur un trône
amer comme ils le sont tous.
- a melancólica princesa
livre de toda ostentação,
que há de subir a um trono amargo
como todos os tronos são.
Cette mélancolie est un nouvel emprunt à Caetano Beirão (op. cit. p. 36) qui l’oppose au
dynamisme et au caractère enjoué de sa mère, et l’explique, comme ici Cecilia, par ce qu’il qualifie
de « pressentiment de la charge épineuse dont elle devait hériter ». Dans le contexte du romance
que nous étudions, il s’agit d’un élément avant-coureur du conflit interne qui la conduira à la folie –
et donnera tout son sens à l’étymologie grecque du terme (mélanos kolé : la bile noire), qui, soit dit
en passant, renvoie également à l’Œuvre au Noir, étape fondamentale de la transmutation
alchimique. Quant au trône, symbole de la puissance du Père archétype, il apparaît comme une
menace contre la maternité essentielle inscrite dans le nom qu'elle avait reçu au baptême.
La strophe suivante met en place une litanie fondée sur la reprise anaphorique d’un
démonstratif qui en fait un être à part :
Elle, éduquée dans les intrigues
de favoris, nobles, valets,
elle, qui parlait avec les saints,
elle, qui détestait les péchés !
A que crescera entre as intrigas
de validos, nobres, criados,
a que conversara com os santos,
a que detestara os pecados !
À en croire le début de cette litanie sans répons, la princesse éduquée dans un
environnement négatif, n’en aurait pas moins manifesté dans son enfance une piété proche du
mysticisme qui l’érigeait d’emblée en émule de la figure mariale. Quant aux événements marquants
de sa jeunesse, le sujet poétique retient en premier lieu le supplice de la famille Tavora auquel elle
aurait assisté en 1759 - alors qu’elle était âgée de 24 ans, un détail que le poème ne précise pas :
Elle, qui connut tant de sang
sur des échafauds haut dressés,
lorsque succombait la noblesse
des grands que l’on écartelait !
A que soube de tanto sangue,
por engenhos de altos estrados,
quando a nobreza sucumbia,
nos fidalgos esquartejados!
Comme d’habitude Cecilia se limite à une allusion à ce fait historique1, laissant au lecteur
le soin de rechercher dans quel contexte précis pouvait s’inscrire la réaction de la jeune fille :
1
Ce même fait était évoqué dans le Romance V ou da Destruição de Ouro Podre, mais avec une perspective toute autre,
puisqu’il s’agissait de prophétiser le supplice de la famille Tavora, punition réservée par la justice immanente aux
descendants du Comte d’Assumar, responsable de la destruction du quartier d’Ouro Podre dans l’ancienne capitale de
Minas Gerais (cf. supra, « Les Dragons de l’Apocalypse » in « La Malédiction de l’Or ».)
125
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Elle, entravée dans la révolte
de ses silencieuses clameurs,
en de grandes larmes ouvertes
dans ses yeux tournés vers le ciel…
A que amarrada em seus protestos,
pusera silenciosos brados
em grandes lágrimas abertas
nos olhos, para o céu voltados…
Présentée comme littéralement emprisonnée dans le silence et les larmes de qui ne pouvait
qu’en appeler au ciel, elle s’avère dans la situation de la Vierge Marie assistant au supplice de son
Fils, ou encore de la Vierge de Miséricorde accompagnant le Lieutenant Tiradentes sur le chemin de
la potence.
Le narrateur du romance retient ensuite un second événement, la cérémonie de
l’« acclamation » qui, en Mai 1777 ferait d’elle le premier monarque portugais de sexe féminin1 .
En insistant sur le regard distant que la nouvelle souveraine aurait jeté sur l’apparat qui l’entourait,
le tableau l’exonère du péché d’orgueil :
Elle, et son regard triste sur
le décor, les faciès, la foule,
sentant la tourbe hallucinée,
en vains transports de délires,
et sachant que rois et royaumes
sont toujours des instants pénibles…
A que de olhos tristes mirara
paisagens, multidões, semblantes,
sentindo a turba alucinada,
em vãos transportes delirantes,
sabendo que reis e reinados
são sempre penosos instantes...
Il s’agit ici encore d’une synthèse de ce que l’on peut lire dans l’ouvrage de Caetano Beirão,
mais expurgé des explications que l’historien portugais fournissait quant à l’attitude de la
souveraine. Selon lui, elle était triste parce qu’une bonne part de l’enthousiasme de la foule était
motivé par une soif de vengeance à l’encontre de Pombal et de ses partisans :
Tout indiquait qu’allait être inaugurée une ère de
clémence, de paix et de bien-être. Mais malgré un tel
contentement, la Reine était triste. C’est que des
gens avaient pensé entacher cette journée de projets
sanguinaires. D’abord, le bruit avait couru qu’on
avait mis de la poudre sous la galerie improvisée,
pour exciter encore plus les esprits contre Pombal,
croyait-on ; la responsabilité en serait imputée à ses
amis. Ensuite on avait préparé l’ambiance de sorte
qu’au milieu de l’acclamation, le peuple demande la
tête du tyran vaincu. Effectivement on entendait
dans la foule des invectives contre lui, et si la
manifestation ne prit pas de pires proportions, ce fut
parce qu’un officier de l’armée, à la tête de son
peloton de cavalerie, menaça d’appliquer des peines
sévères aux manifestants s’ils continuaient à proférer
le nom du Marquis. C’était pour cette raison que la
Reine était triste.
Tudo indicava que ia ser inaugurada uma era de
clemência, de paz e de bem-estar. Mas apesar de
tão grande contentamento, a Rainha estava triste. É
que havia quem pensasse manchar aquele dia com
propósitos sanguinários. Primeiro correra o ruído de
que tinham posto pólvora por baixo da improvisada
galeria, crê-se que para excitar ainda mais os
ânimos contra Pombal; havia de se atribuir o feito
aos seus amigos. Depois preparou-se o ambiente
para que o povo, no meio da aclamação, pedisse a
cabeça do tirano vencido. Efectivamente soavam
por entre a multidão as invectivas contra Carvalho,
e se a manifestação não tomou piores proporções
foi porque um oficial do exército, à frente do seu
pelotão de cavalaria, ameaçou castigar os
manifestantes com severas penas se continuassem a
proferir o nome do Marquês. Por isso a Rainha
estava triste” (Beirão, op. cit. p. 123).
1
Gonzaga, qui en 1792 serait condamné à l’exil en Afrique pour sa participation à la conjuration, rédigeait à l’occasion
de cette « acclamation » un poème de circonstance sous le titre de « Congratulação com o povo português na feliz
aclamação da muito alta e muito poderosa soberana D. Maria Iera, Nossa Senhora ».
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En condensant en six vers cette interprétation où l’orientation politique de son auteur se fait
jour – la restauration d’une reine absolutiste ne pouvait qu’être accompagnée de l’enthousiasme de
la plèbe désireuse de tirer vengeance du gouvernement précédent, et cet enthousiasme de mauvais
aloi ne pouvait être dominé que par l’intervention efficace d’une autorité militaire -, Cecilia
conférait une dimension supérieure aux préoccupations de son héroïne, d’autant plus digne
d’admiration qu’elle apparaît concentrée pour l’essentiel sur le rituel religieux et le contenu de son
serment1 :
Elle, qui avait posé la main
sur le crucifix et le Livre
et que tous entendaient jurer
sous des étendards palpitants !
A que em missal e crucifixo
a mão pousara, e aos circunstantes
fizera ouvir seu juramento
sob estandartes palpitantes!
Dans les strophes quatre, cinq et six, c’est à un survol de son règne effectif au Portugal que
le lecteur est convié. Ce survol se résume à une accumulation de points positifs : clémence et
miséricorde vis-à-vis de ses sujets, maintien de la paix avec les autres puissances européennes qui,
elles, ne cessent de se faire la guerre, et diffusion de la culture et des « lumières » alors que la
violence révolutionnaire gagne le reste du monde. En particulier, contre le bellicisme des autres
souverains européens, étrangère aux préoccupations des tyrans imposant par la violence masculine
leurs solutions aux problèmes humains, elle aurait été hantée par un pacifisme fondamental :
Elle, qui s’était préservée
des mésaventures humaines :
sans soldats et sans navires,
au milieu des rois irascibles,
d’Espagne, France et Angleterre,
et les rebelles d’Amérique,
- les yeux au-delà de ce monde,
dans la fuite des méridiens
incompréhensible aux ministres
– et encore plus aux tyrans –
de qui voit sur terre faillir
toutes les erreurs des mortels…
A que se preservara isenta
sobre os desencontros humanos:
sem soldados e sem navios,
entre os irados soberanos
de Espanha, de França e Inglaterra
e os rebeldes americanos,
- com os olhos além deste mundo,
nessa evasão de meridianos
que não compreendem os ministros
– e muito menos os tiranos –
de quem vê na terra a falência
de todos os mortais enganos…
1
Selon Caetano Beirão (1934, p. 121), la Reine agenouillée sur un magnifique coussin de lustrine écarlate avait prêté
serment sur un missel et un crucifix que lui tendait le Patriarche de Lisbonne ; elle avait alors prononcé à haute et
intelligible voix la formule suivante :
« Je jure et promets avec la grâce de Dieu de vous
diriger et gouverner en bien, conformément au droit et
de vous rendre justice, pour autant que la faiblesse
humaine le permette; et de vous garantir les bonnes
coutumes, privilèges, grâces, avantages, libertés et
franchises qui, par les Rois mes prédécesseurs vous
ont été donnés, accordés et confirmés ».
Juro e prometo com a graça de Deus vos reger, e
governar bem, e direitamente, e vos administrar
justiça, quanto a humana fraqueza permite; e de
vos guardar vossos bons costumes, privilégios,
graças, mercês, liberdades, e franquezas, que
pelos Reis Meus Predecessores vos foram dados,
outorgados e confirmados.
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Dans sa recherche d'un absolu qui n'est pas de ce monde, elle est étrangère aux calculs
politiques qui visent uniquement à dominer des territoires. Échappant à ces méridiens qui mesurent
les ambitions terrestres des ministres et des tyrans obtus, elle serait en pleine adéquation avec son
rôle de monarque intermédiaire entre ce qui est en haut et ce qui est en bas - accomplissant
pleinement de la sorte la fonction inscrite dans l'étymologie du terme de Roi : Rex, celui qui indique
le chemin de la rectitude, le regard tourné par essence vers le ciel.
Toutefois, sa volonté ne suffirait pas à la maintenir à un tel niveau d'exemption :
Elle qui se croyait libre
Du moindre décret sanglant
- quand les horizons propulsaient
le vent violet en grandes ondes;
- quand dans chaque livre s’ouvraient
d’autres lois et d’autres préceptes ;
- quand le temps de la royauté,
sous un choc subit de violence,
s’écroulait par les guillotines,
en tempête de grosse mer.
A que se acreditava livre
de qualquer decreto sangrento
- quando os horizontes moviam
grandes ondas de roxo vento;
- quando em cada livro se abriam
outras leis e outro ensinamento;
- quando o tempo da realeza,
em súbito baque violento,
desabava das guilhotinas,
sobre um grosso mar de tormento.
Ce serait ainsi une dynamique cosmique incontrôlable qui s'imposerait à sa liberté, dans un
contexte historique révolutionnaire, et cela au point d'instrumentaliser comme agent de la violence
du Père Tout-Puissant cette incarnation de la Grande Mère de Miséricorde :
Elle, toute pitié et douceur
par le pouvoir de l’infortune,
exilait et tuait – au loin –
avec sa claire signature.
A que embora piedosa e meiga
pelo poder da desventura,
degredava e matava – longe –
com sua clara assinatura.
Sur les tables du palais de Quéluz c’était bien les vents contraires qui emporteraient par
delà l’océan les décrets d’exil et de mort portant la signature d’une autre victime, et contre la nature
d’une souveraine que les trois dernières strophes de ce Romance LXXIV montrent aux prises avec la
folie dans la solitude nocturne de sa résidence. Son destin y est alors comparé à celui des conjurés
de l’Inconfidência dans leurs prisons du Brésil.
En réponse à la litanie qui exaltait les vertus féminines de l'avatar marial, s'impose
désormais la constatation de son aliénation sur la terre. A l'instar de Caetano Beirão (1934 : 407), la
voix narrative explique la démence de la souveraine par les contrecoups des deuils familiaux
successifs et insiste sur la solitude foncière qui en est résultée :
La voici, sans père, mari, fils
confesseur – personne – debout
dans son Palais, en pleine nuit,
dressant sa voix désespérée,
à demander où sont ses morts
dans leur ardente résidence…
Ei-la sem pai, marido, filhos
confessor – ninguém – acordada
em seu Palácio, à densa noite
erguendo voz desesperada,
perguntando pelos seus mortos,
pela sua ardente morada…
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L’abandon dans lequel elle subsiste est rapporté à la défaillance d’appuis masculins, ce qui
comporte au moins une entorse à la réalité historique : la reine avait toujours un fils vivant, le futur
D. João VI qui l’amènerait au Brésil lors de l'invasion du Portugal par les troupes de Napoléon en
1807. D’autre part, en reprenant la généalogie de Maria Ière qui servait de point de départ au poème,
la dernière strophe introduit une modification lourde de sens :
Ah, petite-fille de João Cinq,
fille de D. José Premier,
dans des murs de folie furieuse,
plus que tout autre prisonnière !
Ai, a neta de D. João Quinto,
filha de D. José Primeiro,
presa em muros de fúria brava,
mais do que qualquer prisioneiro!
Cette fois, ce sont les figures masculines du grand père et du père qui dominent, chacune
portant les marques de la royauté dans l'ordinal qui les détermine. Quant à la figure de la mère qui
ouvrait le premier distique du Romance LXXIV, elle est repoussée à l'arrière plan pour exprimer le
désespoir de la femme de chair et de sang enfermée en elle-même :
Ah, la fille de Marianinha
gît vraiment dans une prison
sans barreaux pour voir à travers
l’espérance, le temps, une étoile…
Ai, que a filha de Marianinha
jaz em cárcere verdadeiro,
sem grade por onde se aviste
esperança, tempo, luzeiro...
Instrumentalisée par l'Histoire, victime du conflit interne entre une féminité présentée
comme essentielle et l'obligation de remplir les devoirs masculins de la royauté, D. Maria n'aurait
pas eu d'échappatoire : l'aliénation couronnait la contradiction paradoxale entre le nom imposé sur
les fonts baptismaux et un destin de souveraine prisonnière d'un contexte historique contraire au
développement des valeurs féminines. Dans l'impossibilité de concilier la miséricorde de la Grande
Mère avec la toute puissance du Père, Maria Ière s'exilait dans la démence qui la hanterait jusqu'à sa
mort, au Brésil, sur la terre de ces Inconfidents qu'elle aurait condamnés sans avoir conscience de
son acte. Elle prenait ainsi sa part du mystère – au sens étymologique de culte religieux réservé aux
seuls initiés – sur lequel tout au long du Romanceiro s’interrogent bon nombre de porte-paroles de
Cecilia, et entre autres, le sujet poétique du Romance LXII qui comme nous l’avons déjà vu,
renchérissait par sa propre incompréhension sur les questions de l’ivrogne mécréant :
(Dieu, hommes, reines et rois…
Pour moi c’est mon plus grand malheur !
Jamais je ne vous comprendrai !)
(Deus, homens, rainhas, reis...
Que grande desgraça a minha!
Nunca vos entenderei!).
Avec cet autre cas particulier de la Coincidentia oppositorum, au-delà du dithyrambe
visant à réhabiliter la figure féminine de la souveraine portugaise, le Romanceiro da Inconfidência
illustre à nouveau la tragédie d'une nouvelle victime expiatoire innocente. Et cette tragédie recoupe
l'interprétation du destin de Joaquim José da Silva Xavier que nous avons vu se dessiner dans la
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chapelle de Pombal face à Notre –Dame du Bon Secours tout autant que la rédemption des esclaves
sous l'égide de Chico-Rei et de Sainte Iphigénie dans les mines d'or de Vila Rica, lors des premiers
temps de la colonisation portugaise.
Maria I, Reine du Portugal (Lisboa, 1734 – Rio de Janeiro, 1816).
huile sur toile - auteur inconnu
in André Figueiredo Rodrigues, Múltiplas faces da Devassa,
Revista do Arquivo Público Mineiro, 2010.
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2 - La Reine Folle
Le séjour de la Reine Maria au Brésil - huit ans1 - est évoqué dans deux compositions :
l’ultime Cenário du recueil et le Romance LXXXII ou Dos Passeios da Rainha Louca. Leur
insertion dans la partie finale du Romanceiro obéit une fois encore à des critères chronologiques :
après les romances évoquant le destin de tous les condamnés de l’Inconfidência, ces deux poèmes
présentent la Reine folle dans la ville de Rio où la conjuration n’est plus qu’un lointain souvenir.
Le Cenário en question comporte sept dizains d’heptasyllabes, dont le premier et le
dernier, inscrits au centre de la page, entre parenthèses et en caractères romains, ont chacun un
système propre de rimes dans les seuls vers pairs ; quant aux cinq strophes intermédiaires, en
italique, sur la partie droite de la page, elles constituent un romance traditionnel authentique puisque
les vers pairs s’ordonnent tout du long avec une assonance unique en e-a. Une telle disposition met
donc en évidence un cadre formel pris en charge par une première voix anonyme, et dans lequel
s’intègre la partie en italique où le discours relève d’un autre sujet poétique.
En fait, le distique initial porte l’écho d’un poème traditionnel, le Romance da Bela
Infanta2 qui attend le retour de son époux parti en croisade quelques années auparavant. En voici les
premiers vers :
La belle infante s’était
assise dans son jardin,
et un peigne d’or en main
elle coiffait ses cheveux.
Les yeux levés vers la mer
elle vit venir grande escadre.
Le chevalier qui y voguait
la dirigeait du regard.
Estando a bela infanta
no seu jardim assentada
com pente d’ouro na mão
seu cabelo penteava.
Deitou os olhos ao mar
viu vir uma grande armada.
Cavaleiro que nela vinha
c’os seus olhos a guiava.
Mais alors que la belle infante portugaise jouissant pleinement de sa raison, jette sur la mer
un regard chargé de l’espoir que la flotte qu’elle y aperçoit lui ramène son époux, dans l’œuvre de
Cecilia le narrateur déplore l’état mental d’une souveraine dont le cerveau a sombré dans une mer
de ténèbres :
(Assise elle était la reine,
assise dans sa folie.
Quelles ombres circulaient
dans cette obscure mémoire ?
Vagues écumes perdues
et noyées dans l’amertume…)
(Sentada estava a Rainha
sentada em sua loucura.
Que sombras ia passando,
naquela memória escura?
Vagas espumas incertas
sobre afogada amargura...)
1
La Cour partie de Lisbonne fin Novembre 2017, parvenait début Mars 1808 à Rio, où la Reine mourait le 20 Mars
1816.
2
Ce poème ouvrait le recueil que Almeida Garrett publiait à Lisbonne en 1843 sous le titre de Romanceiro ; ce recueil
est accessible sur Internet : http://www.unisantos.br/edul/public/pdf/romanceiro_vol2.pdf. Cf. aussi le romance de
Juliana de Mascarenhas, analysé plus loin dans le chapitre intitulé Les Amants Désunis.
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Et c’est alors la mémoire collective qui, comme dans les autres Cenários et Falas du
Romanceiro da Inconfidência, lance dans la séquence immédiate un regard panoramique sur
l’espace de Rio de Janeiro où s’était déroulé l’épisode final de la tragédie. La vision englobe
d’abord des rues imprécises pour se fixer sur les prisons qui barrent l’horizon, et ensuite suivre le
trajet emprunté par le Lieutenant le jour de son supplice :
Par ici on a dressé
des madriers en potence…
Dans les airs aux alentours
les glas des églises ont pleuré.
Du cortège et du bourreau,
les rues se souviennent encore.
Daquela lado elevaram
forca de grossas madeiras…
Choraram por estes ares
os sinos destas igrejas.
E houve séquito e carrasco...
E as ruas ainda se lembram.
Les détails retenus sont suffisamment évocateurs pour qu’il ne soit pas nécessaire de
donner un nom ni aux prisonniers dont les larmes auraient baigné les pierres des forteresses, ni à
celui qu’auraient pleuré les cloches des églises. L’élégie se poursuit jusqu’à atteindre un climax
soulignant la présence en effigie de la Reine lors des cérémonies religieuses organisées dans la
séquence de l’exécution :
Et le portrait de la Reine
Tout enluminé de cierges
planait sur l’effarement
de ces scènes d’agonie :
Elle - image de Justice !
Elle – image de Clémence !
E o retrato da Rainha,
por entre luzes acesas,
pairava sobre a agonia
daquelas inquietas cenas:
Ela - a imagem da Justiça!
Ela - a imagem da Clemência!
C’est encore une synthèse de données puisées dans l’ouvrage de Joaquim Norberto de
Souza Silva qui rapporte les illuminations ordonnées par les autorités durant les trois nuits suivant
le 21 avril, ainsi que les prières publiques d’action de grâce organisées le 25 dans l’église des
Carmélites dont la croisée portait en son centre un tableau allégorique où la Reine recevait
l’hommage de la ville de Rio (JNSS, 1873, Cap. XIX, p. 417-418); mais alors que l’historien voyait
dans cette allégorie une parodie de la devise proposée par Alvarenga pour le drapeau de la
conjuration, Cecilia y trouve l’occasion d’une protestation lyrique contre la symbolique d’une
dramaturgie qui contredirait les qualités essentielles de son héroïne. De plus, en qualifiant de
« scènes d’agonie » ces prières d’action de grâce, le sujet poétique invite le lecteur à mettre en
relation la folie de la Reine avec l’utilisation de son image et à son insu par un pouvoir politique
agissant en son nom.
Après ce climax, le regard se porte vers la haute mer, mais ce n’est pas dans l’espoir d’y
apercevoir une armada entrant dans la baie de Rio :
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Des nefs aux noms favorables,
navigant entre ces roches,
cherchaient des terres d’exil
dans des eaux lourdes de fièvre.
Les hommes qu’elles amenaient
partaient en éternelle absence.
Naus de nomes venturosos,
navegando entre essas penhas,
buscaram terras de exílios
com febres nas águas densas.
Homens que dentro levavam,
iam para eterna ausência.
C’est d’un départ sans retour pour les autres condamnés qu’il s’agit, sur des navires dont le
narrateur exagère la symbolique positive des noms1 comme il exagère le destin négatif des
condamnés : tous n’iraient pas mourir dans des terres de fièvre et certains reviendraient même au
Brésil2.
Quant aux montagnes de Minas qui clôturent ce tour d’horizon elles permettent une
ouverture sur l’histoire qui peut tout aussi bien renvoyer au passé qu’au présent, même
contemporain du lecteur :
Au-delà de ces collines,
par ces gisements immenses,
il y eut de l’or et des diamants…
- maintenant tout est décadence
dans les soupirs des forêts
et la tristesse des champs.
Por detrás daqueles morros,
por essas lavras imensas,
ouro e diamante houvera…
- e agora só decadência,
e florestas de suspiros,
e campinas de tristeza…
Dans de telles conditions, la silhouette de la Reine que la voix initiale du poème remet au
premier plan, est installée en un point géométrique central qui n’a plus grand chose à voir avec
l’espace-temps de l’humanité :
(Assise elle était la reine,
assise à regarder la ville.
Ça se passait quand tout ça ?
En quel lieu ? À quelle époque ?
Des vassaux, de quel royaume ?
Un royaume de quelle Majesté ?)
(Sentada estava a Rainha,
sentada a olhar a cidade.
Quando fora tudo aquilo?
Em que lugar? Em que idade?
Vassalos, mas de que reino?
Reino de que Majestade?)
La voici planant en chair et en os, comme planait son effigie au-dessus des prières d’action
de grâce censées lui rendre hommage après l’exécution de Tiradentes ; la voici désormais incapable
de trouver sa place dans cette confuse bataille dont parlait le Romance du Jeu de Cartes, et que
menaient d’autres personnages voués à l’exécration dans le poème qui suit sous le titre de Romance
LXXXI ou dos Ilustres Assassinos.
1
Selon José Lúcio dos Santos (op. cit. p. 528), Les navires en question portaient les noms suivants : Nossa Senhora de
Guadalupe, Nossa Senhora de Brota, Nossa Senhora da Conceição Princeza de Portugal, Santa Rita et Golphinho; à
l’exception de ce dernier qui se réfère à un gentil dauphin, tous les autres renvoient à des avatars de la Vierge, motif
suffisant dans le contexte pour les considérer comme de bon augure…
2
José Rezende Costa, le Père Rolim et deux autres membres du clergé d’après JLDS, op. cit. p. 535 et 540-545.
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Poursuivant sa plaidoirie en faveur de la Reine Maria, Cecilia y prononce une nouvelle
diatribe contre ceux qui, au sommet de la hiérarchie, n’auraient servi que leurs intérêts en utilisant
le nom de la souveraine. En cinq octaves d’heptasyllabes dont chaque strophe s’ordonne en un
système d’assonance unique dans les vers impairs et de rimes dans les vers pairs, la même voix qui
dénonçait auparavant la pusillanimité de leurs valets1, interpelle ces Illustres Assassins :
Vous les grands opportunistes
sur le papier inclinés
calculant le monde et la vie,
en argent, écus et doublons,
et traçant de vastes griffes
et paraphes entrelacés
de vos grandes plumes étroites
tout imbibées de péchés !
Ó grandes oportunistas,
sobre o papel debruçados,
que calculais mundo e vida
em contos, doblas, cruzados,
que traçais vastas rubricas
e sinais entrelaçados
com grandes penas esguias
embebidas em pecados !
Au-delà du traître Joaquim Silvério et des autres délateurs à l’écriture spécifique, cette
interpellation vise le Gouverneur Barbacena, ainsi que le banquier João Rodrigues de Macedo, tout
autant que les responsables de la politique d’outre-mer menée à Lisbonne. Les assimilant ensuite à
des paons faisant la roue, la voix anonyme, interprète du jugement de l’Histoire, les renvoie à leur
insignifiance :
Tout ce pouvoir que vous avez
vous fait perdre tout le sens :
la gloire que vous aimez
est à ceux que vous poursuivez.
(…)
Par vos sentences et décrets,
vous pourriez paraître divins :
et pour l’éternité vous n’êtes
que d’illustres assassins.
(…)
Vos morts sont les plus vivants ;
et sur vous, de loin, ils ouvrent,
de grands yeux méditatifs.
Todo esse poder que tendes
confunde os vossos sentidos :
a glória que amais, é desses
que por vós são perseguidos.
(...)
Por sentenças, por decretos,
pareceríeis divinos:
e hoje sois, no tempo eterno,
como ilustres assassinos.
(...)
Vossos mortos são mais vivos;
e sobre vós, de longe, abrem
grandes olhos pensativos.
C’est encore l’éternité du Grand Temps qui est censée établir les pôles essentiels d’ombre
et de lumière où les actes des hommes leur donneraient leur place définitive.
Dès lors, l’hymne à la Reine reprend avec le Romance LXXXII ou Dos Passeios da Rainha
Louca. Cette dernière étape de son calvaire met en scène ses déplacements dans la nouvelle capitale
du Royaume Uni que le prince régent avait instituée après l’installation de la Cour portugaise au
Brésil. Comme le Cenário qui la présentait surplombant la baie de Rio, ce poème compte sept
sizains d’heptasyllabes, mais intégralement imprimé en caractères romains sur la partie droite de la
page ; d’autre part chaque sizain est ordonné selon un système de rimes complexes : le premier et le
1
Cf. Supra le « Discours aux Pusillanimes » (Fala aos Pusilânimes).
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troisième vers sont blancs, le second et le quatrième assonancés différemment selon la strophe, et
enfin les dernier vers de chaque sizain présentent une rime unique, la même qui caractérisait la
dernière strophe du Cenário antérieur, dont ce Romance devient ainsi formellement la suite par son
évocation de l’état mental de la Reine.
Dans une ville qui, à en croire la première strophe aurait gardé le triste souvenir de la
pendaison du Lieutenant, c’est un cortège imposant qui accompagne la reine folle :
Des gardes et des laquais,
camérière, cavaliers,
tout le cortège s’avance
en étranges promenades
qu’au moins on pouvait souhaiter
heureuses pour Sa Majesté.
Batedores e lacaios,
camarista, cavaleiros,
segue toda a comitiva,
nesses estranhos passeios
que oxalá fossem felizes
para Sua Majestade.
Cette escorte reprend des détails fournis dans une chronique publiée à Rio, en 1924 dans la
Revista do Instituto Histórico e Geográfico1. Quant aux paysages à priori apaisants que le narrateur
met en avant, ils ne font que conforter des visions d’horreur et d’angoisse en un amalgame négatif
où au passé de Lisbonne s’ajoutent les condamnations des conjurés au Brésil :
Hélas, parents et ministres,
et nobles persécutés...
Hélas pauvres conjurés
si durement condamnés,
par une obscure sentence
étrangère à sa volonté !
Ai, parentes, ai, ministros,
ai perseguidos fidalgos…
Ai, pobres Inconfidentes,
duramente condenados
por que sombria sentença,
alheia à sua vontade !
Le souvenir des parents (le père, le mari, et les fils, tous décédés et que la folie de la reine
imaginait condamnés à l’enfer), et l’épisode des nobles poursuivis par Pombal (la famille des
Tavora que nous avons déjà vus dans deux romances antérieurs) s’ajoutent à une nouvelle allusion
aux sentences prononcées en son nom à Rio : le sujet poétique – et Cécilia bien entendu – y
trouvent une nouvelle occasion de l’exonérer de toute responsabilité.
Enfin, les trois derniers sizains s’ordonnent en fonction d’une crise dont le narrateur aurait
été le témoin, et qui reprend, au pied de la lettre, les paroles que, selon un autre chroniqueur2, la
reine aurait prononcées aux pires moments de son délire :
« C’est l’Enfer !» - murmure-t-elle.
« En Enfer! » - Non, que le Diable
ne me voit pas! »... – clame-t-elle.
(Sur des flammes de l’Enfer
sa voiture dorée roule
à une grande vitesse…)
“Vou para o Inferno !” – murmura.
“Já estou no Inferno!” “Não quero
que o Diabo me veja!”... – clama.
(É sobre chamas do Inferno
que rola a dourada sege,
com grande celeridade...)
1
Cf. José Vieira Fazenda, « Antiqualhas e Memórias do Rio de Janeiro », Revista do Instituto Histórico e Geográfico,
Rio, Imprensa Nacional, 1924 - apud Lúcia H. Manna, op. cit. p. 192.
2
Heitor Moniz, O Brasil de ontem, Rio, Leite Ribeiro, 1928, p. 275-76 - apud Lúcia H. Manna, op. cit. p. 192.
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Enfermée physiquement dans son carrosse et mentalement dans son idée fixe, le
personnage n’a de consistance que dans une apparence de majesté :
Dans sa robe toute noire
Les cheveux gris découverts,
cachée sous son éventail,
vieille et en larmes de peur
La Reine Marie Première
se promène par la ville.
Toda vestida de preto,
solto o grisalho cabelo,
escondida atrás do leque,
velhinha a chorar de medo,
Dona Maria Primeira
passeia pela cidade.
Dans son vêtement de veuve, sa promenade n’est que divagation dans un enfer imaginaire,
tandis que ses larmes - le seul détail original que Cecilia ait introduit dans l’image fournie par la
chronique - font augurer d’une disparition imminente.
3 - La Reine Morte
Le cycle dédié à la Reine Maria Ière prend fin avec le Romance LXXXIII ou Da Rainha
Morta, dans lequel un narrateur anonyme commente les honneurs funèbres rendus à la souveraine
décédée à Rio le 20 mars 1816 – une date non précisée dans le poème – à l’âge de 81 ans. Il s’agit
de cinquante-deux octosyllabes répartis en sept strophes (cinq octaves suivies de deux sizains), où
seuls les vers pairs présentent une rime riche propre à chaque strophe. Cecília y réutilise fidèlement
le matériel historique dont elle disposait : la longue description des funérailles de la souveraine qui
figure dans le tome II de l’ouvrage de Luís Gonçalves dos Santos Memórias para servir à História
do Reino do Brasil publié en 1943, chez Zélio Valverde, à Rio de Janeiro1.
La matière historique est synthétisée en trois grandes unités. Dans un premier ensemble de
douze vers - la strophe initiale et le quatrain ouvrant la strophe suivante – l’élégie débute sur un cri
de douleur :
Ah ! plus d’oraison ni de vœu
ni procession ni litanie :
rien que le cri du grand clocher
qui clame : « la Reine est morte ! »
Ah ! nem mais rogo nem promessa
nem procissão nem ladainha :
somente a voz do sino grande
que brada : “Está morta a Rainha!”
1
Il s’agit d’une suite de chroniques rédigées en 1821, dont la première édition avait été publiée en 1825 à Lisbonne sous
le sceau de l’Imprimerie Royale. Lúcia Helena Scaraglia Manna (op. cit, p. 194-96) fournit quelques extraits de
l’édition de 1943 illustrant cette provenance. Dans l’édition de 1825, accessible par Internet in
http://books.google.com.br/ , le récit relatif à la mort de Maria Ière occupe les pages 39 à 70, rédigées dans un langage
dont la flagornerie n’a d’égale que la minutie avec laquelle l’auteur accumule les détails. Son titre est d’ailleurs tout un
programme : MEMÓRIAS PARA SERVIR A HISTÓRIA DO REINO DO BRAZIL, DIVIDIDAS EM TRES EPOCAS
DA FELICIDADE, HONRA E GLORIA, ESCRIPTAS NA CORTE DO RIO DE JANEIRO NO ANNO DE 1821 E
OFFERECIDAS A S. MAGESTADE ELREI NOSSO SENHOR O SENHOR D. JOÃO VI.
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Le premier distique se réfère aux prières en procession qui selon Gonçalves dos Santos
avaient été organisées dans les rues de Rio le 19 mars 1816 ; conformément au modèle portugais, à
l’annonce du péril de mort touchant une personne de la famille royale qui venait de recevoir
l’extrême-onction, tous les organismes religieux de la ville avaient envoyé au Palais Royal une
délégation qui, tout au long du trajet de retour, récitait les litanies de la Vierge. Et le 20 mars, vers
onze heures un quart, la grande cloche de la Chapelle Royale avait sonné le glas confirmant que la
souveraine avait rendu l’âme dans des conditions qui, de l’avis du chroniqueur, ne laissaient aucun
doute sur son admission immédiate au séjour des bienheureux.
À ce glas qui sonnait aussi au début du Romance XXIII célébrant les obsèques de son fils le
Prince héritier D. José, les exclamations du quatrain suivant ajoutent la référence généalogique telle
qu’elle figurait dans le Romance de la Reine Prisonnière :
Ah, petite-fille de João Cinq !
Ah, fille de Marianinha !
Si usée par les ans, qu’à peine
elle tenait en folie amère.
Ai, a neta de D. João Quinto!
Ai, a filha de Marianinha!
Tão gasta pela idade, apenas
a amarga loucura a sustinha.
Ainsi se met en place le topique du sic transit gloria mundi répercuté à tous les échos par
les décharges d’artillerie, les drapeaux en bernes et autres manifestations publiques issues de la
chronique que l’élégie condense dans le quatrain suivant, avant de passer à une nouvelle unité qui,
en douze vers également, se concentre sur la chambre ardente où est exposé le cadavre royal. Dans
ce cadre, la description délimite d’abord un espace central, qui, s’il reprend les donnés de la source
historique, n’en contient pas moins des suggestions « poétiques » enrichissantes du point de vue de
la symbolique sous-jacente :
Sur l’autel, la croix bras ouverts
à la misère des grandeurs.
Autour du lit, les flambeaux
brûlant des torches de larmes.
No altar, a cruz a abrir os braços
para a miséria das grandezas.
Em redor da cama, os tocheiros,
com chorosas tochas acesas.
D’abord l’autel délimite la frontière horizontale entre le sacré et le profane ; sur cet autel,
confirmant la dimension verticale de cette frontière, le crucifix aux bras ouverts invite au
franchissement possible par le biais du rédempteur, et souligne la convergence des deux dimensions
de l’espace terrestre. Au pied de cet autel, le lit inscrit sa perpendiculaire ; quant à la dépouille
mortelle elle se détache dans la quadrature d’un cercle de feu où les flambeaux dessinent en plus
leurs propres verticales ; enfin, la combustion de ces luminaires, projette simultanément vers le haut
et vers le bas des pleurs soulignés par les fricatives et les sifflantes des termes qui les identifient.
Ainsi se multiplient dans les trois dimensions du tableau les références à la Coincidentia
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Oppositorum de la tradition Hermétique, identifiable encore dans l’oxymore qui illustre le lieu
commun fondamental de « la misère des grandeurs ».
En ce qui concerne le cadavre lui-même les détails choisis convergent vers la même
symbolique. Les trois insignes des ordres de chevalerie dont la souveraine était Grand-Maître, se
détachent sur le fond noir de la robe, recouverte à son tour d’un manteau de velours cramoisi garni
d’étoiles d’or1 : cette succession de couleurs suggère le passage du plus dense de la matière au plus
subtil de l’esprit – de l’Œuvre au Noir à l’Œuvre au Rouge.
Il en va de même pour le baisemain protocolaire, emprunté aussi à Gonçalves dos Santos
qui, en précisant que la cérémonie se serait déroulée le lendemain 21 Mars, décrivait la position
exacte des bras de la défunte sans pour autant en donner une interprétation symbolique :
Le bras gauche sur la poitrine,
l’autre étendu dans les soieries :
et toute la cour prosternée
dans l’émoi de ce baisemain.
O braço esquerdo, sobre o peito,
o outro nas sedas estendido :
e toda a corte prosternada,
nesse beija-mão comovido.
Isolée de la sorte, la main gauche de la défunte reçoit le dernier hommage des vivants. La
prosternation successive des courtisans, manifeste en un rituel macabre le lien entre le divin et
l’humain. La circulation de l’Un au Multiple et du Multiple à l’Un – c’est-à-dire le principe
fondamental de la tradition Hermétique – se trouve ainsi dramatisé et sanctionné par une émotion
d’ordre religieux, faite à la fois d'attraction et de répulsion, que nous avons identifiée
antérieurement sous le nom de thambos.
Une dernière étape s’ouvre alors avec la mise en bière que la chronique situait à dix heures
du soir de ce même 21 mars, tout en fournissant quantité de détails que le poème synthétise :
En cercueils lamés et en plomb,
son vieux corps fut enfermé.
Mille parfums le secourraient
pour que l’embaumement persiste.
Il restait en cordons et franges
Des galons de velours noir
où sceptre et couronne marquaient
la fin d’un règne tragique.
Em caixões de lhama e de chumbo,
foi seu velho corpo guardado.
Mil perfumes o socorriam,
para manter-se embalsamado.
E o resto eram franjas e borlas
e veludo preto agaloado
e o cetro e a coroa marcando
o fim de um trágico reinado.
Le chroniqueur distinguait trois cercueils encastrés l’un dans l’autre ; le premier était
fourré intérieurement de fin lamé blanc et extérieurement de velours noir ; le second, en plomb,
contenait des aromates sèches et en poudre, visant à ralentir la corruption mais sans embaumement
préalable du corps ; le troisième couvert de velours noir à l’extérieur était orné de galons d’or ; le
1
Cecilia a procédé à une simplification par rapport à l’accumulation qui caractérise sa source : Gonçalves dos Santos
mentionne en plus le cordon de l’Ordre de la Tour et de l’Épée - Ordem da Torre e Espada – la doublure de satin
blanc du manteau royal, et une couverture de damas d’or sur la partie inférieure du corps (Op. cit. 1825, p. 41-42).
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tout, supportant les emblèmes de la royauté bien en évidence, avait été exposé sur un socle
également recouvert d’une étoffe de velours galonné d’or. Toutefois, dans sa minutieuse
description, Gonçalves dos Santos se gardait bien d’émettre une opinion autre que des louanges
accumulées sur le règne de la souveraine.
Le lundi 23, un office solennel se déroulait au Palais Royal; le narrateur du poème en retient
les éléments d’un rituel dont le regard de la foule ne semble percevoir que l’agitation dans une mise
en scène désordonnée :
Le clergé, les nobles, le peuple
et, entre aspersions et répons,
étoles, révérences, cierges,
l’oscillation des encensoirs.
Era o clero, a nobreza, o povo
e, entre aspersões e responsórios,
estolas, reverências, velas,
a oscilação dos incensórios.
En fait, cette dramatisation s’ordonne selon une logique conforme à la tradition alchimique.
En manipulant le feu et l’eau symboliques, les membres du clergé activent depuis la périphérie la
dématérialisation du centre : l’eau bénite, les cierges et les encensoirs participent à la désagrégation
des restes mortels de la souveraine de façon à faciliter son passage dans le monde de l’Esprit.
Dans la nuit qui suivait, le cercueil était mené, toujours en grande pompe, jusqu’au couvent
de Nossa Senhora da Ajuda, où il prendrait place à côté de la tombe de la sœur de Maria Ière – une
sépulture que le narrateur du poème ne tient pas à identifier, Cecilia préférant évoquer une
disparition comparable à celle des fumées de l’encens :
Et des chevaux drapés de noir
menant en vagues territoires
un petit corps solitaire
perdu dans de royaux atours.
E cavalos de mantas pretas
levando a vagos territórios
um pequeno corpo sozinho
perdido em régios envoltórios.
La toile de fond nocturne constitue ainsi le décor propice dans lequel la mémoire collective fait
ressurgir les condamnés de la conjuration :
Restait la nuit, le souvenir
de cette main, posthume et pure,
cause d’exil et de mort
par sa brève signature,
et qui après lava son geste
en feu d’éternelle folie.
O resto era a noite, a lembrança
daquela mão, póstuma e pura,
que causara degredo e morte
com sua breve assinatura,
e logo lavara o seu gesto
no eterno fogo da loucura.
Cristallisant tout le règne de Maria Ière sur un geste unique attribué à une main qui
auparavant faisait le lien entre le monde d’en haut et le monde d’en bas, le porte-parole de cette
mémoire plaide pour l’absolution, avec un argument à nouveau fondé sur la tradition alchimique.
L’esprit de la Reine avait servi de creuset dans lequel réaliser la sublimation : elle y avait lavé son
geste dans le feu de la folie. Dans ce contexte, l’ultime stance ne fait pas que rapporter la marche de
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la procession dans les ténèbres conduisant une Reine au tombeau :
Des coches noirs dans les rues noires.
Le rythme lent de formes noires.
Le cortège solennel s’estompe.
Cachés dans l’énorme silence,
les pensées ravivaient des temps
et visages sans sépulture…
Coches negros nas ruas negras.
Lento ritmo de negros vultos.
Deslizava o enterro solene.
E, no enorme silêncio ocultos,
os pensamentos recordavam
tempos e rostos insepultos...
Elle illustre encore une Œuvre au Noir en cours d’élaboration dans le silence de l’Histoire.
Tandis que les restes mortels de la souveraine portugaise s’enfoncent avec tout son cortège dans la
nuit de l’oubli, des profondeurs de la pensée des hommes, la mémoire met en avant les temps et les
figures de l’Inconfidência qui désormais demeureront en syntonie avec les vivants : l’étymologie du
verbe recordar porte le latin cor, cordis, le cœur en tant que siège de l’intelligence, des sentiments
et de la volonté.
Le dernier voyage de la Reine Maria Ière annonçait la renaissance pour l’éternité des
victimes de la tragédie dont elle avait elle aussi subi les conséquences sans en avoir été l’instigatrice
au plus haut niveau du système social. Le Mystère de l’Inconfidência se révéle ainsi en partie autour
de sa personne ; mais d’autres questions demeurent en suspens, sur les aspects de la fatalité à
l’œuvre dans l’évocation des amours brisées que Cecília a choisi de mettre en scène dans le
Romanceiro.
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D - CŒURS BRISÉS
Autour de Tiradentes, de la Reine Maria, des illustres assassins et des valets pusillanimes,
les cartes de la tragédie sont distribuées à quantité d’autres personnages. Nous avons déjà analysé le
destin de bon nombre d’entre eux; il reste les cas des deux couples qui alors qu’ils étaient au
sommet de la hiérarchie sociale, ont vu leurs vies et leurs amours s’écrouler dans la tourmente.
Dans un premier temps nous nous intéresserons à Alvarenga et à Bárbara Eliodora qui au moment
de la conjuration avaient déjà constitué une famille, et se distinguaient dans leur domaine de la
région de São José do Rio das Mortes, l’actuelle ville de Tiradentes dans le sud de Minas Gerais.
Ensuite nous reviendrons à Vila Rica, pour analyser l’interprétation que donne Cecília du destin des
plus célèbres amants de la littérature brésilienne de la fin du XVIIIe siècle, Marília et Dirceu, dont le
couple se défaisait quelques jours avant la cérémonie du mariage.
I - LES FANTÔMES DE LA RIVIÈRE AUX MORTS
Le cycle dédié à Alvarenga et Bárbara s’ouvre sur un long poème de cent trente deux
heptasyllabes présentant une assonance unique en a-a dans les seuls vers pairs, et donc parfaitement
conforme au schéma traditionnel du romance ibérique. Son titre, Fala à Comarca do Rio das
Mortes, ne rend pas compte de cette conformité, et l’inscrit comme quatrième des cinq Discours
qui, en compagnie des quatre Cenários du recueil, marquent la progression du Romanceiro.
Censé s’adresser à un espace géographique dont le toponyme ne doit rien aux victimes de
l’Inconfidência1, ce quatrième Discours présente les caractéristiques d’un Décor2: un narrateur
anonyme y fait part de ce qu’il ressent en déambulant dans un paysage désertique qui débouche sur
une ville abandonnée, et non formellement identifiée ; cependant, la mise en avant du nom du
Vicaire, le Père Toledo, dont il avait été question antérieurement pour le rôle joué dans le choix du
drapeau de la conjuration3, permet de situer l’agglomération : il s’agit de l’ancienne São José del1
Le Rio das Mortes est un affluent de la rive droite du Rio Grande, dans le sud de Minas Gerais. Son nom serait
antérieur à 1711, date de l’édition à Lisbonne de l’œuvre de André João ANTONIL, Cultura e opulência du Brazil, por
suas drogas e minas, qui le mentionne dans le chapitre deux de sa troisième partie, en précisant « qu’il résultait de la
noyade de plusieurs individus tentant de traverser la rivière à la nage, ainsi que de la mort d’autres hommes qui s’étaient
entre-tués avec des espingoles, lors d’une dispute portant sur le partage d’indiens sauvages qu’ils ramenaient de
l’intérieur du pays » (cf. a qual paragem chamam a do rio das Mortes, por morrerem nela uns homens que o passaram
nadando, e outros que se mataram às pelouradas, brigando entre si sobre a repartição dos índios gentios que traziam
do sertão – ANTONIL, Op.cit. São Paulo, Melhoramentos, 1976, p. 164-165).
2
Il est d’ailleurs très proche du troisième Cenário, organisé autour de la maison de Gonzaga, que nous analysons plus
loin - cf. les Amants désunis, dans le chapitre suivant.
3
Cf. supra, le Romance da Bandeira da Inconfidência, in La Nouvelle Donne.
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Rei, aujourd’hui Tiradentes, depuis laquelle Alvarenga et le plus riche des membres du clergé de la
région auraient tenté d’organiser le soulèvement dans le sud de la capitainerie de Minas Gerais.
Église de Santo Antonio à São José do Rio das Mortes, aujourd’hui Tiradentes
Source : Wikipédia
1 - Les rêves du Vicaire et du Poète
Les deux premiers tiers de ce Discours à la Rivière aux Morts - quatre-vingt six de ses cent
trente-deux vers – sont imprimés en italique sur la partie gauche de la page. Sur le thème
conventionnel de l’ubi sunt1, le sujet poétique y développe une complainte scandant la question
lancinante dès la première strophe :
Où est le bétail qui broutait
Où sont les champs, et les récoltes ?
Où est la pomme reluisante
au clair soleil qui la dorait,
Où, les fines frises des eaux
pleines d’anciennes paroles ? (…)
Même les pierres des montagnes
ont l’air pourries et usés.
Les maisons tombent de tristesse
en se tenant embrassées.
Onde, o gado que pascia
e onde os campos, e onde, as searas?
Onde a maça reluzente,
ao claro sol que a dourava?
Onde, as crespas águas finas,
cheias de antigas palavras? (…)
Mesmo as pedras das montanhas
parecem podres e gastas.
As casa estão caindo,
muito tristes, abraçadas.
1
Cf. Étienne GILSON. « De la Bible à François Villon » in: École pratique des hautes études, Section des sciences
religieuses. Annuaire 1923-1924. 1922. pp. 3-24.
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Et lorsque ce même sujet poétique pénètre dans une résidence vide, il s’interroge sur le
même ton, au sujet de fantômes qui, dans un cadre auparavant somptueux, y auraient vécu des
événements que le visiteur aurait gardé en mémoire :
Où est le Vicaire Toledo
et ses autres camarades ?
Et les chaises de bois précieux
qu’on voyait dans cette salle ?
Et leurs damas lumineux
aux ramages écarlates ?
Où sont les fêtes ? les vins ?
Les déclarations téméraires ?
Onde o Vigário Toledo
com seus vários camaradas ?
E as cadeiras de cabiúna
que se viam nesta sala?
E os seus brilhantes damascos,
de ramagens encarnadas?
Onde as festas? Onde, os vinhos?
Onde as temerárias falas?
Autour de Carlos Correia Toledo, l’autorité ecclésiastique ainsi identifiée, il est fait allusion
à des réunions et à des festivités bien arrosées dont les circonstances ne sont pas précisées. Le
lecteur intéressé reconnaîtra dans les références aux « camarades » anonymes les rencontres qui se
seraient déroulées chez le Vicaire Toledo, ou chez Alvarenga dans leurs demeures respectives, aussi
bien à São José qu’à São João del Rei, ornées de meubles et tapisseries de luxe tels qu’ils figurent
sur les listes des biens séquestrés après l’arrestation de leurs propriétaires. Quant aux fêtes bien
arrosées suivies de déclarations téméraires, elles relèvent d’un contexte précis que certains
témoignages recueillis lors des enquêtes sur la conjuration datent du 8 octobre 1788. Ce jour-là,
avaient été baptisés à São José, par le Vicaire Toledo, deux des fils d’Alvarenga et de Bárbara
Eliodora; la cérémonie s’était poursuivie par un banquet au domicile des parents à São João del-Rei,
en présence de nombreux invités parmi lesquels Gonzaga ; et la beuverie qui s’en était suivie aurait
délié les langues. À en croire les dépositions de deux des accusés compromis dans l’Inconfidência1,
Alvarenga se serait flatté d’être bientôt Roi et son épouse Reine, et le Vicaire Toledo, évêque ou
Pontife, ce qui donne dans le Discours du Romanceiro :
« Qui de nous va être Reine ? »
« Et qui de nous va être Pape ? »
Où sont les dagues brillantes ?
Où les fameuses bravades ?
« Qual de nós vai ser Rainha ?”
“E qual de nós vai ser Papa?”
Onde os brilhos dos fagotes?
Onde as famosas bravatas?
Mais les appels réitérés du sujet poétique aux fantômes du lieu, demeurent sans réponse.
Dans l’obscurité de plus en plus dense, seuls perdurent à l’extérieur les lueurs des vers luisants et
les chants des oiseaux nocturnes multipliant leurs solitudes sur des montagnes lointaines. Et la
1
Inácio Correia Pamplona et João Diaz da Mota dont les témoignages figurent dans le premier volume de l’édition de
1936 des Autos de devassa... Cecília a donc pu y prendre les détails des « paroles téméraires »… D’ailleurs l’étrange
question posée sur le brilho dos fagotes renvoie directement à une expression de João Dias da Mota qui prétendait que
Alvarenga aurait menacé de couper la tête du Gouverneur avec une arme qui ne pouvait guère être un instrument de
musique : proferiu que com o fagote que trazia à cinta, havia de cortar a cabeça do General - apud José CRUX
RODRIGUES VIEIRA, A Inconfidência diante da História , Belo Horizonte, 2° Cliché, 1993, Tome 2.1, p. 373.
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tentative de communication prend fin sur un dernier décor : à l’intérieur d’une église « enchantée »
les regards des statues des saints, seraient désormais perdus entre des murs « d’or pur » et des
tentures assimilées à de « longues franges de larmes ».
Résidence du Padre Toledo à São José do Rio das Mortes
(aujourd’hui Musée de la ville de Tiradentes)
photo : Daniel Mansur /divulgação in http://danielmansur.com.br/
Alors s’ouvre la deuxième partie du Discours, différenciée par sa présentation au milieu de
la page, en caractères romains et entre parenthèses : conservant le système initial d’assonance
propre à la tradition du romance hispanique, trente heptasyllabes reviennent sur le personnage du
Vicaire, imaginé en train de dormir dans le riche mobilier de sa chambre :
(C’était une soierie rouge
qui couvrait son ciel de lit :
sur sa couche au chevet doré
et décorée de peintures,
le Père Toledo dormait...
(Era de seda vermelha
o sobrecéu que o velava :
no seu catre com pinturas
de cabeceira dourada,
dormia o padre Toledo...
Ces détails sont mot pour mot empruntés à la liste des biens mis sous séquestre lors de l’arrestation
du Vicaire1. Mais sous les yeux du sujet poétique il ne subsiste rien de ce lit à baldaquin ; c’est à
peine si le narrateur prétend reconnaître la vague permanence d’une atmosphère pouvant servir de
cadre aux rêves de l’ancien maître des lieux :
La même fontaine chantait,
dans le ciel la même lune
– en grande couronne d’argent.
A mesma fonte cantava,
O céu tinha a mesma lua,
- grande coroa de prata.
1
Cf. MANNA, 1985, p. 175 où l’auteur renvoie aux Autos de devassa, et Helcia DIAS, O mobíliário dos Inconfidentes,
Revista do IPHAN (Instituto do Patrimônio Histórico e Artístico de Minas Gerais), n°3, 1939, p. 163-173. Cet article
donne le détail des meubles du Vicaire mis sous séquestre, et précise qu’il s’agit de biens d’une très grande valeur ; il
est disponible in http://www.docvirt.com/WI/.
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Il y a deux siècles il dormait.
Il y a deux siècles il rêvait.
Há dois séculos dormia.
Há dois séculos sonhava...
Et à ces rêves, le narrateur prétend avoir accès. Ainsi, dans un environnement fantastique,
s’enfonçant dans l’intérieur des mines, le corps du Père Toledo se confondrait avec les gisements
d’or et de diamant – tout comme Sainte Iphigénie que nous avons vue se matérialiser pour aller
travailler dans les mines auprès des esclaves, ses frères noirs :
Des yeux pour lire l’Évangile
au fond des mines s’enfonçaient;
des mains pour les sacrifices,
descendaient dans les gisements…
Des fleuves d’or et de diamants
par ses épaules glissaient…
Olhos de ler o Evangelho,
pelas minas se alongavam;
mãos de tocar sacrifícios
desciam pelas gupiaras...
Rios de ouro e de diamantes
pelos seus ombros deslizavam...
Commentant cette transmutation, le sujet poétique se réfère aux motivations qui auraient
justifié de tels rêves :
- Il avait l’orgueil de São Paulo,
des gens de haute lignée ;
maçon, en homme de son temps,
une allégorie illustrait
avec les lois des Cinq Sens
les plafonds de sa maison.
- Que era paulista soberbo,
paulista de grande raça,
mação, conforme o seu tempo,
e a alegoria pintara
das leis dos Cinco Sentidos
nos tetos de sua casa...
Sala dos Cinco Sentidos
Maison-Musée de Carlos Toledo à Tiradentes
http://www.viaggiando.com.br/2010/07/tiradentes.html
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Quant à l’affiliation du Vicaire à la franc-maçonnerie – ce qu’aucun ouvrage historique ne
confirme1 - le Discours de Cecília en voit la preuve dans les cinq peintures illustrant effectivement
les plafonds d’une salle de sa résidence. La formulation renvoyant aux « lois » de cette « allégorie »
suppose une relation directe, qui effectivement peut être établie, en l’occurrence avec le grade de
« compagnon » pour lequel les cinq sens en particulier et le nombre cinq en général constituent le
fondement essentiel2. Le commentaire prêté au sujet poétique, laisse ainsi entendre que les rêves de
Carlos Correia de Toledo étaient ceux d’une classe sociale s’estimant supérieure par sa naissance,
définitivement implantée au Brésil, et portée par des idéaux de fraternité importés d’une certaine
Europe en rupture avec les principes monarchiques fondamentaux de la colonisation portugaise.
À cela s’ajoute une nouvelle image, elle-aussi quelque peu énigmatique :
- Quelles formes noires cassèrent
la fierté de ses grands rêves,
alors qu’il les chevauchait,
la croix du Christ sur sa poitrine
et des armes sous sa cape ?
- Que negros vultos cortaram
seus grandes sonhos altivos,
quando neles cavalgava,
de cruz de Cristo no peito
e armas debaixo da capa?
Quand sur leurs autels les saints,
d’un air pensif l’attendaient.)
Nos seus altares os santos,
pensativos, o esperavam.)
Ici encore les textes historiques des Autos de Devassa peuvent nous éclairer. Selon JNSS
qui se fonde sur les interrogatoires subis par le Vicaire, celui-ci se sachant menacé d’une arrestation
imminente, après avoir détruit le maximum de documents compromettants, avait abandonné son
domicile à São José. À minuit d’un certain samedi de mai, la poitrine ornée d’une grande croix, il
avait enfourché un alezan et était parti à la rencontre de Francisco Antônio de Oliveira Lopes avec
qui il avait un rendez-vous dans une fazenda relativement éloignée. Lors de leur entrevue, ce
dernier aurait été surpris par la croix pectorale qu’arborait le prêtre, l’interprétant comme un signe
évident de sa fuite3.
Tout ce contexte « historique » n’étant pas lisible dans le poème de Cecília, c’est à
l’imagination du lecteur qu’est laissé le loisir d’interpréter cette vision onirique, et, éventuellement,
d’y voir une assimilation du Vicaire à un champion de la chrétienté poursuivi victorieusement par
des ombres diaboliques… et cela d’autant plus que l’évocation se termine sur le regard des statues
1
Dans son chapitre qu’il consacre à la franc-maçonnerie, Márcio Jardim (op.cit. 1989, p. 311-343), tout en apportant
des preuves de l’affiliation à ce mouvement d’au moins deux personnages impliqués dans l’Inconfidência – José
Álvares Maciel et le Père Luís Vieira da Silva – ne cite jamais le Vicaire Toledo; l’historien reconnaît que de fortes
probabilités peuvent être admises en ce qui concerne le Père Rolim, Vicente Vieira da Mota et João Rodrigues de
Macedo, (qui échappa à toute poursuite), et précise que des loges maçonniques, à l’état embryonnaire, ont pu servir de
relais à Rio et à Vila Rica. Cecilia aurait-elle confondu le Père Toledo avec Luís Vieira da Silva ?
2
Cf. Oswald WIRTH, La Franc-Maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes – Le Compagnon, Paris, Dervy, 1977
(première édition : 1911).
3
Cf. JNSS, 1873, p. 267.
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des saints attendant de toute évidence le nouveau martyr au paradis, avec toutefois un doute sur les
qualités de serviteur de Dieu dont pourrait se targuer un tel personnage….
C’est sur ce mystérieux combat entre les forces de l’ombre et celles de la lumière que
Cecília termine l’unique portrait de ce membre du clergé, sans la moindre allusion ni à sa
condamnation ni à la clémence de la Reine Maria à son égard, parfaitement mise en scène par ses
ministres depuis Lisbonne. Comme dans le cas du Père Rolim, mais ici avec un personnage mis en
scène avec plus de sérieux, le sujet poétique insiste sur la non-contradiction entre les idéaux du
christianisme et ceux de la franc-maçonnerie, une convergence qui sous-tend le retour formel de la
thématique de l’ubi sunt - italiques comprises - dans le dernier quatrain du Discours :
Où sont passés ses vastes rêves
dis-moi ville abandonnée ?
D’où venaient-ils ? Où allaient-ils?
Que sont-ils donc devenus ?
Onde estão seus vastos sonhos
ó cidade abandonada?
De onde vinham? Para onde iam?
Por onde foi que passaram?
D’après le Romanceiro donc, les rêves du Père Toledo n’auraient pas été entachés par le
matérialisme qui disqualifiait la cupidité des portugais exploitant les mines du Brésil. Au contraire,
à l’instar de Tiradentes, le Vicaire de São José, animé par de vastes rêves et pourchassé par de noirs
démons, serait une émanation de la dynamique supérieure susceptible de transmuer en or et en
diamants de l’esprit les préoccupations des hommes sur la terre. À ses côtés, la représentation du
naufrage d’Ignacio Alvarenga, n’attribue pas la même aura à son compagnon d’infortune.
Le personnage d’Alvarenga a déja surgi, mais sans mention de son nom, dans les textes où il
était question des réunions des conjurés – et notamment dans le Romance XXIV ou da bandeira da
Inconfidência qui l’identifiait comme le Poète (avec majuscule initiale). Dans ce cycle de la Rivière
aux Morts, il figure dans l’ombre de son épouse, en personnage secondaire d’une tragédie qui le
concerne pourtant au premier chef.
Ainsi, le premier des poèmes du Romanceiro où son nom apparaît, le Romance LXXVI ou Do
Ouro Fala, s’ouvre sur une sorte d’invocation prononcée par une voix anonyme :
L’Or parle
L’or survient à fleur de terre,
Dona Bárbara Eliodora !
Comme les reines et les saintes,
vous êtes toute en or, madame !
Ouro fala
Ouro vem à flor da terra,
Dona Bárbara Eliodora !
Como as rainhas e as santas,
sois toda de ouro, senhora!
Cette voix s’exprime selon une versification qui n’a de commun avec la tradition du romance
que le mètre utilisé. Trente-quatre heptasyllabes sont répartis en six quatrains et cinq distiques
séparés/réunis par onze reprises de l’expression qui donne son titre au poème. La structure savante
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de cet ensemble est confortée par la combinaison des rimes qui relient les vers pairs de chaque
quatrain au second vers de chaque distique, de façon à construire au bout du compte quatre sextines
suivies d’un dizain final dont une rime unique réunit les vers pairs.
Ce choix formel, outre la relation manifeste avec les productions de l’Arcadie, porte
également la thématique allégorique correspondante. Jouant sur le nom de la principale mine d’or
dont Alvarenga était propriétaire dans les environs de l’actuelle ville de São Gonçalo de
Sapucaí1 - Cecília imagine les vaticinations d’une émule de la Pythie opérant dans une transposition
brésilienne de l’antre de Delphes sur le Mont Parnasse. Ce sont d’abord quelques flagorneries en
l’honneur de l’épouse d’Alvarenga qui rappellent les vers de circonstances que les poètes de
l’Arcadie élaboraient en l’honneur des puissants2. Outre le premier quatrain où nous l’avons vue
glorifiée d’emblée à l’égal des reines sur la terre et des saintes dans le ciel, la première moitié du
poème exalte la lumière qui émane de sa personne :
Voue êtes plus qu’Étoile du Nord
et que diadème de l’Aurore (…)
Sois mais que a do Norte Estrela
e que o diadema da Aurora (...)
Voyez dans ces grands miroirs
L’éclat de votre noblesse !
Mirai nos altos espelhos
vossa clara fidalguia!
Sous de hautains candélabres
vous scintillez (...)
Sob altivos candelabros
cintilais (...)
(Des rubans d’or aux oreilles,
au cou et à la ceinture.)
(Laços de ouro nas orelhas,
no pescoço e na cintura.)
Dans le premier distique, les lecteurs quelque peu familiarisés avec la production poétique
d’Alvarenga auront reconnu l’allusion au plus connu des hymnes qu’il aurait rédigé en prison à
l’intention de son épouse3, et dont voici la stance initiale :
Barbara belle
du Nord Étoile
qui es le guide
de mon destin ;
privé de toi
plein de tristesse,
mes heures passent
à soupirer.
Bárbara bela
Do Norte estrela,
Que o meu destino
Sabes guiar;
De ti ausente
Triste, somente
As horas passo
A suspirar.
1
La fazenda de Ourofalla (sic) est citée par JNSS (Brasileiras Célebres, Rio, Garnier, 1862, p. 184) parmi les terres
confisquées après l’arrestation d’Alvarenga. Selon JNSS “près de deux cents esclaves” travaillaient sur les propriétés du
poète. (Une édition de l’œuvre de JNSS est accessible par Internet in http://www2.senado.leg.br/bdsf/item/id/188343).
2
Comme le Canto Genetlíaco qu’Alvarenga rédigeait en 1780 lors du baptême de José Tomas de Meneses, fils du
gouverneur de la Capitainerie de Minas, ou encore le Chant de « congratulation avec le peuple portugais » que
Gonzaga élaborait en 1977 pour célébrer « l’acclamation de la très haute et très Puissante Souveraine Marie Ière».
3
Le poème (quatre stances de huit vers) figure in extenso dans les sources que Cecilia utilisait : JNSS, Brasileiras
Célebres, 1862, p. 169, et JLDS, A Inconfidência Mineira, 1927, p. 497. JNSS et LJDS considèrent que le poème date
de l’emprisonnement d’Alvarenga; selon Rodrigues Lapa, il serait antérieur (cf. la préface à Vida e Obra de Alvarenga
Peixoto, Rio de Janeiro: INL, 1960).
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Quant à la référence à la mine d’or d’Alvarenga elle devient explicite dans le deuxième
quatrain où le sujet poétique en rajoute un peu par rapport à JNSS qui estimait à « presque deux
cents » la totalité des esclaves employés dans toutes les propriétés du poète :
Dans les mines trois cents noirs
à peine le jour commence.
De grosses mains dans les cailloux
au milieu des torrents obscurs.
Trezentos negros nas catas
mal a manhã principia.
Grossas mãos entre o cascalho,
pela enxurrada sombria.
Mais dans cette image qui sonne en écho du Romance VII ou do Negro nas Catas, il n’y a
guère de considération pour la souffrance des esclaves, à l’inverse de la thématique développée
dans le cycle initial dédié à la genèse de l’or et du diamant. Ici, c’est l’intérêt matériel qui est mis en
avant et dénoncé dans la nocivité du discours de son porte-parole :
Dans les longs canaux ouverts,
l’or parle, et l’or délire…
du fait du discours de l’or,
plus de balance ni de lyre.
Nos longos canais abertos,
ouro fala, ouro delira...
Por causa da fala do ouro,
deixa-se a balança e a lira.
L’Or Parle
Ouro Fala
Dans les gisements d’Or qui Parle,
l’or parle et l’or conspire.
Mas, nas lavras do Ouro Fala,
o ouro fala e o ouro conspira.
Symboles de la Justice et des Muses, la balance et la lyre renvoient au Droit et à la Poésie
qu’Alvarenga aurait donc abandonnés pour s’adonner aux préoccupations terre-à-terre de
l’exploitation minière. Le sujet poétique lui reproche ainsi d’avoir dérivé du bon chemin (c’est le
sens étymologique du verbe délirer qui dans ce contexte permet aussi un jeu de mots sur les liras de
l’Arcadie). Au bout de cet égarement, en partie dicté par la séduction dont son épouse était le
support, s’annonce la marginalisation définitive, formulée dans les deux derniers quatrains :
interpellant le « Colonel Alvarenga » enfin identifié comme destinataire de l’oracle, deux figures
allégoriques situent le destin du poète au-delà de la prison et de l’exil. Ainsi, sous couvert de
l’obséquiosité initiale à l’égard de la figure féminine lumineuse du couple, c’était deux spectres qui
visaient d’abord le mari :
L’or parle… De l’or elles parlaient
de plus loin la Mort et la Peur…
Ouro fala… Ouro falavam
de mais longe a Morte e o Medo…
La thématique de la malédiction de l’or, fondement de la première partie du recueil, revient
donc à la surface du cycle consacré aux héros de la Rivière aux Morts. Empruntatnt son langage au
métal convoité, la Mort et la Peur signifiaient le malheur de qui s’était égaré en préférant le
matérialisme des mines à la Balance et à la Lyre de l’esprit. Et c’est d’ailleurs aussi la leçon qui
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ressort, de façon bien plus évidente, du Romance LXXVIII ou de Um Tal Alvarenga qui, dès son
titre, met le personnage au premier plan de la narration.
En huit sizains d’heptasyllabes présentant une assonance spécifique aux seuls vers pairs de
chaque strophe, un narrateur anonyme établit la biographie d’un personnage hors du commun. À la
simplicité formelle de cette structure caractéristique de la poésie populaire des chanteurs de foire du
sertão1 correspond la lisibilité immédiate d’un contenu qu’on peut interpréter comme la traduction
dans « la langue de tout le monde » de la symbolique qui sous-tend les autre poèmes du cycle.
Ainsi, le premier sizain explicite les références à la Balance et à la Lyre qui ornaient le Discours de
Ouro Fala :
Par une mer de tempêtes
il vint résider dans ces Mines :
poète et docteur il maniait
autant les Lois que les rimes.
Il épousa une demoiselle
qui était la fleur de ces terres.
Veio por mar tempestuoso
a residir nestas Minas:
poeta e doutor manejava
por igual as Leis e as rimas.
Desposara uma donzela
que era a flor destas campinas.
Cette double qualité se retrouve sous une formulation encore plus simple lorsque son
arrestation est rapportée dans la quatrième strophe :
Un homme de Lois et d’Art
fut arrêté pour ses rêves
portant sur la Liberté.
Um homem de Leis e de Arte,
foi preso só por ter sonhos
acerca da Liberdade.
De même, la deuxième stance tire des conclusions sur les effets négatifs d’une richesse
matérielle immodérée :
Il parcourait toutes ses mines
– elles étaient grandes et riches !
Mais l’or qui altère les hommes,
et qui inquiète leurs vies,
le menait sur ces montagnes
à rêver parmi ces Villes.
Andava por suas lavras
– como eram grandes e ricas!
Mas o ouro, que altera os homens,
deixa as vidas intranqüilas,
levava-o por esses montes,
a sonhar por essas Vilas.
Mais tant de simplicité n’en obéit pas moins à une dialectique des plus subtiles que nous nous
proposons de mettre en évidence. Ainsi, la vie du héros est d’abord présentée comme une fixation
dans la capitainerie des Mines après les tempêtes d’une traversée de l’Atlantique. Spirituellement
équilibré entre l’étude des lois et de la poésie dans sa nouvelle résidence (l’étymologie de ce
substantif repose sur le verbe latin sedere avec le sens de rester assis, être stabilisé, habiter), il y
vivait en parfaite syntonie avec la terre de Minas en raison de son mariage avec une jeune fille
1
Geir CAMPOS, Pequeno Dicionário da Arte Poética, São Paulo, Cultrix, 1978 à l’entrée sextilha (à ne pas confondre
avec la sextina qui relève au contraire de la poésie savante au plus haut niveau).
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présentée comme la quintessence de cet espace géographique – flor destas campinas. Ses
déplacements de mine en mine constituaient par conséquent la concrétisation d’une relation parfaite
entre le centre où il avait réussi à s’iplanter et la périphérie qu’il dominait. A partir du moment où
l’or l’altère – c’est-à-dire, modifie sa mentalité em provoquant une soif matérielle –, tout cet
équilibre bénéfique est rompu. Alvarenga perd toute stabilité : dans l’inquiétude d’une nouvelle vie,
il rêve et se met à divaguer dans un espace où les repères antérieurs ne sont plus perceptibles :
Par salles, rues, et chemins,
elles ont été dispersées,
les histoires dont il rêvait
- et on découvrait peu à peu
les plus lointaines paroles
de ses vagues discussions.
Em salas, ruas, caminhos,
foram ficando dispersas
as histórias que sonhava
– e iam sendo descobertas
as mais longínquas palavras
das suas vagas conversas.
Ne parvenant plus à faire converger sur sa personne un réseau positif que lui même
ordonnerait, le poète se heurte aux forces destructrices nommément identifiées : la confusion
l’envie, la haine et la perversité. Finalement immobilisé dans les fers de la prison – il perd la
lumière qui auparavant l’orientait sur les terres de Minas:
Et son épouse si belle,
et son épouse si noble,
Barbara qu’il disait être
pour lui l’Étoile du Nord,
ni ne dirigeait sa vie,
ni de la mort le sauvait.
E sua mulher tão bela,
e sua mulher tão nobre,
Bárbara – que ele dizia
a sua Estrela do Norte,
nem lhe dirigia a vida
nem o salvava da morte.
Privé de ce point d’appui d’où provenait son énergie initiale le voici réduit à un état purement
végétatif, sur une terre d’exil, et dans un environnement qui le méprise :
Et maintenant de tous ses biens,
il ne lui restait que la vie (…)
- d’une si triste lâcheté
qu’il n’en tirait que mépris.
E agora do que tivera,
a vida, só, lhe restava. (...)
- tão tristemente covarde
que só causava desprezo.
Alvarenga c’était son nom
son ancienne gloire éteinte,
il roulait au fond des cachots,
son destin persécuté.
De regrets il ferma les yeux,
donnant ce qu’il avait : sa vie.
Era ele o tal Alvarenga,
que apagada a glória antiga,
rolava em chãos de masmorra
sua sorte perseguida.
Fechou de saudade os olhos.
Deu tudo o que tinha: a vida.
Désorienté, loin de toute lumière, dans une errance perpétuelle de prison en prison, et
incapable de trouver un point fixe depuis lequel reconstituer un minimum d’harmonie, il finit par
perdre « la seule chose qui lui restait » pour reprendre la formule du gouverneur de l’Angola
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donnant ses instructions au commandant du camp d’Ambaca qui venait de lui communiquer la mort
du prisonnier1.
C’est encore une leçon occulte d’alchimie qui est soumise à la réflexion du lecteur : ayant
perdu l’orientation spirituelle de l’étoile polaire qui l’avait illuminée au Brésil, la Liberté dont il
s’était mis à rêver devenait l’instrument de sa perte. Après les tempêtes maritimes auxquelles il
avait échappé en s’ancrant dans les montagnes de Minas, la malédiction matérialiste de l’or le
précipitait vers la mort dans des terres d’exil. Et ce n’est certainement pas par hasard que Cecilia
insistait sur un nom porteur de mauvais augure – o tal Alvarenga ; le Dicionário de Morais Silva
précise bien :
Alvarenga:
1) espèce de grande chaloupe utilisée pour charger et
décharger les bateaux.
2) Territoire incertain.
Alvarenga :
1) espécie de lancha grande, que serve para
carga e descarga de navios.
2) Ant. Território incerto.
En irait-il de même pour Maria Ifigênia, la fille aînée du couple dont le nom figure sur le titre
de deux poèmes qui lui sont dédiés dans le Romanceiro ?
Bárbara Heliodora
auteur inconnu - Source: Wikipédia
Maria Ifigênia de Alvarenga
auteur inconnu - Source: Wikipédia
1
Cf. “O tal Alvarenga que acabou de perder a única cousa que lhe restava” (RODRIGUES LAPA Vida e Obra de
Alvarenga Peixoto, Rio, 1960; texte repris in Domício PROENÇA FILHO, A Poesia dos Inconfidentes, Nova Aguilar, Rio,
1996, p. 936). La coïncidence ne peut être fortuite : on peut supposer que Cecilia avait eu accès à la source de
Rodrigues Lapa, à savoir : RUELA POMBO, Inconfidência Mineira, Luanda, 1932.
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2 - Maria Ifigênia princesse déchue
Sous le titre de Romance LXXVII ou da Música de Maria Ifigênia, un premier romance
conforme à la tradition - quarante heptasyllabes répartis en cinq stances dont les vers pairs
présentant tout du long une assonance unique en a-o - met en scène une enfant s’exerçant au piano.
Une source possible réside dans l’œuvre de LJDS (1927, p. 202) qui évoque dans les termes
suivants deux témoignages rapportés par les Autos de Devassa :
Le onzième témoin entendu par les enquêteurs de
Minas, José Joaquim de Oliveira, avait rapporté
qu’alors qu’il se trouvait à Rio das Mortes, chez un
métis, professeur de musique, un certain José Manoel
Vieira, qui habitait une maison contiguë à celle
d’Alvarenga, celui-ci lui avait dit qu’il enseignait la
musique à Maria Ephigenia, fille d’Alvarenga.
Lorsque le témoin lui demanda si son élève faisait des
progrès, l’autre avait répondu que la petite ne pouvait
guère progresser « du fait des gâteries que lui
prodiguait sa mère » ; la traitant de princesse du Brésil
elle disait toujours que « si un jour ou l’autre ce
continent devait être gouverné par des nationaux non
assujettis à l’Europe, c’est à elle que cela reviendrait
vu l’ancienne implantation à São Paulo où sa famille
et sa maison étaient des premières ». Le témoin dit
qu’il n’avait accordé aucune importance à cela, mais
qu’il avait compris ensuite après les arrestations.
À son tour, José Manoel Xavier Vieira (48e.
témoin du procès en cours dans le Minas) lors de sa
déposition le 27 juillet 1789, avait confirmé en partie
ce témoignage, tout en rectifiant le point suivant : Da
Barbara lui avait recommandé de traiter Maria
Ephigenia de princesse, mais non pas de princesse du
Brésil.
A undécima testemunha ouvida nessa
Devassa, José Joaquim de Oliveira, narrou o
seguinte: achando-se no Rio das Mortes, em casa de
um pardo, mestre de música, por nome José Manoel
Vieira, que morava de paredes meias com a casa de
Alvarenga, disse-lhe este que estava ensinando
música a Da Maria Ephigenia, filha de Alvarenga.
Perguntando o depoente si estava a sua discipula
adiantada, respondeu-lhe o outro que a menina não
podia adiantar-se muito "por causa do mimo com
que a tratava sua May", que lhe dava o nome de
Princeza do Brasil, e dizia sempre que "si algum dia
este continente fosse governado por nacionaes sem
sujeição à Europa, a ella lhe pertencia por
antiguidade de paulistas, sendo sua família e sua
casa das primeiras". O depoente dize que não ligou
importancia a essa circunstancia, mas veiu a
comprehendel-a depois das prisões.
Por sua vez, José Manoel Xavier Vieira (48a.
testemunha da Devassa em Minas) em seu
depoimento a 27 de Julho de 1789, confirmou em
parte o que havia dito a testemunha referente,
rectificando, porem, o ponto seguinte: Da. Barbara
lhe recomendára que tratasse Maria Ephigenia
como princesa e não como princesa do Brazil.
La transposition poétique des allégations des voisins médisants repose sur une voix anonyme :
informée du destin qui attend la jeune fille, cette voix s’exprimant en un temps postérieur aux
événements auxquels elle se réfère, pourrait bien être la même qui émettait le Discours à la Contrée
de la Rivière aux Morts dont le toponyme s’inscrit d’ailleurs en leitmotiv dans chaque premier vers
des cinq strophes du poème.
S’adressant aux échos célestes censés avoir enregistré les exercices de l’enfant sur son piano1,
le sujet poétique installe d’emblée un environnement propre à la fiction de la pastorale, dans une
1
Née en 1779 (JLDS, 1927, p. 200), elle avait donc tout au plus dix ans au moment de l’arrestation de son père ; sans
citer de source, JLDS date le mariage de ses parents de 1778, alors que Rodrigues Lapa (Poesia dos Inconfidentes, p.
922), précise que le mariage avait été célébré en 1781, par le Vicaire Toledo et sur injonction de l’évêque de Mariana en
visite épiscopale à São João del Rei. Pour sa part, JNSS, (in Brasileiras Célebres) affirme que Maria Ifigênia avait
douze ans quand elle avait reçu le surnom de princesse du Brésil, et ne fournit aucune donnée sur le mariage de ses
parents.
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nébuleuse de connotations pouvant rappeler le mythe de la Nymphe Écho que la souffrance et la
solitude avaient fini par pétrifier :
Échos de la Rivière aux Morts,
répétez en un doux plaisir,
l’exercice mal assuré,
en marche sur ce clavier.
Deux toutes petites mains
cherchent de chaque côté,
le chemin secret qu’indique
la partition musicale.
Ah, comme tout à l’air juste !...
Et comme tout tourne à faux.
Ecos do Rio das Mortes,
repeti com doce agrado
o exercício mal seguro
que anda naquele teclado.
Duas mãozinhas pequenas
procuram de cada lado
o sigiloso caminho
que está na solfa indicado.
Ai, como parece certo!..
E como vai todo errado.
En s’efforçant de faire revivre un fantôme du passé, cette voix se comporte également en
interprète des augures qui planent au-dessus d’une enfant innocente ; elle ne parvient pas à maîtriser
le solfège, et la mélodie qu’elle produit préfigurerait le malheur qui d’abord frapperait ses parents :
Échos de la Rivière aux Morts,
cette musique en fausses notes,
la nervosité de ces doigts,
ont un destin défini.
Triste fillette qui étudie
si péniblement tendue…
Traitée comme une Princesse,
mais pour quel étrange règne ?
Elle verra sa mère folle,
et son père déporté…
Ecos do Rio das Mortes,
este som desafinado,
este nervoso manejo,
têm destino assinalado.
Triste menina, a que estuda
com tão penoso cuidado...
Tratada como Princesa,
para que estranho reinado?
Vai ver sua mãe demente,
vai ver seu pai degredado...
Les difficultés de la fillette peinant à reproduire l’harmonie inscrite sur le papier
répercuteraient ainsi la menace inscrite dans le toponyme de son royaume : les deux mains de
l’enfant exprimeraient un conflit latent dans l’environnement où elle vivrait en tant qu’héritière
d’un domaine dont le couple princier fondateur finirait exilé, physiquement et mentalement.
Pourtant, alentour, la nature réunit toutes les caractéristiques du locus amoenus propres à la
fiction pastorale adapté à la mode brésilienne, perroquets compris :
Échos de la Rivière aux Morts,
Ils sont plus heureux dans le pré,
le vent tout autour des fleurs
la lumière autour du bétail,
le ruisseau qui chante couché
les écumes sur ses pavés…
Et les blanches palombes rondes
sur les pentes de chaque toit :
et les perroquets bruyants
qui bégayent leurs messages…
Ecos do Rio das Mortes,
são mais felizes no prado,
o vento, em redor das flores,
a luz em redor do gado,
o arrio que canta espumas
em suas lajes deitado...
E os brancos pombos redondos,
em cada curvo telhado:
e os ruidosos papagaios
gaguejando seu recado...
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La nymphe qui devrait animer le centre musical de cette heureuse bucolique en est empêchée
par une sorte de péché originel que la voix anonyme déplore tout en s’avouant incapable de
l’identifier :
Doigts fragiles, poignets frêles,
par quoi auriez-vous péché ? (…)
Frágeis dedos, tênues pulsos,
qual será vosso pecado? (...)
Échos de la Rivière aux Morts,
dans ce piano du passé
gît une enfance perdue,
un travail inexpliqué.
Eco do Rio das Mortes,
nesse piano do passado,
fica uma infância perdida,
um trabalho inexplicado.
Et c’est une autre voix qui, dans un discours imprimé en italique au milieu de la page, conclut
par une sorte d’épitaphe anticipée qui intègre la fillette à l’ensemble des autres victimes d’un
contexte historique qui la dépasse :
Mains de Marie Iphigénie,
fantôme ailé et innocent...
Votre mesure s’est perdue
dans une époque de malheur…
(Ébène et ivoire, qu’étiez-vous ?
- un délicat cimetière.)
Mãos de Maria Ifigênia,
fantasma inocente e alado...
- Vosso compasso perdeu-se
por um tempo desgraçado...
(Ébano e marfim, que fostes?
- Cemitério delicado.)
L’innocence angélique de l’enfant ne bat pas à la mesure du tempo idéologique de l’Histoire
que l’ébène et l’ivoire du clavier portaient en présage du cimetière de la Rivière aux Morts, un
présage qui se confirme peu après.
Sous le titre de Romance LXXIX ou Da Morte de Maria Ifigênia, le deuxième poème dédié à
la jeune fille, se présente sous la forme de quatre strophes de cinq heptasyllabes chacune dont seuls
le second et le cinquième sont rimés. Ce schéma reprend celui du Romance XXV ou Do Aviso
Anônimo, dans lequel le sujet poétique évoque la panique qu’une lettre venue de loin aurait
provoquée dans la haute société de São João del Rei1 – c’est-à-dire de la ville de la province de la
Rivière aux Morts où Alvarenga avait occupé les plus hautes fonctions de la Magistrature. Dans ce
Romance XXV, sans citer le moindre nom, la voix anonyme annonçait le malheur général, et pointait
dans sa strophe finale les victimes innocentes en train de contempler le ciel depuis les balcons des
belles résidences :
Mais les enfants sont tout sourire
sur les balcons – presque orphelins –
Les yeux tournés vers les nuages,
comme les beaux anges d’or
des églises de São João.
1
Mas os meninos risonhos
pelas varandas estão
– quase órfãos – mirando as nuvens,
como os belos anjos de ouro
das igrejas de São João.
Cf. supra, Premières Coupes, in Cartes sur Table.
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L’allusion aux quatre enfants1 nés des amours d’Alvarenga et de Barbara n’y était perceptible
que pour les lecteurs bien informés.
Quant au Romance LXXIX, traitant de la mort de Maria Ifigênia il évoque dans une narration
succincte la chute de cheval qui lui aurait été fatale à l’âge de quinze ans2.
D’emblée, le poème reprend l’allusion à son surnom de princesse et l’inscrit sous le signe du
malheur :
Qu’il y eût au Brésil un royaume,
Et elle pouvait être princesse,
- car telle était sa lignée.
Mais ses terres étaient le deuil
et son règne la tristesse.
Se o Brasil fosse um reinado,
poderia ser princesa,
- tal era a sua linhagem.
Mas seu campo andava em luto,
e era seu reino a tristeza.
En contradiction radicale avec les rêves de grandeur de ses parents – et notamment de sa
3
mère , le narrateur avance une hypothèse qui relève du fantastique : la monture de Maria Ifigênia
aurait été prise d’une hallucination en rapport avec la terre d’exil en Angola où Alvarenga avait
péri :
Le cheval qui l’amenait
par des montagnes arrondies,
ses yeux d’effroi qu’ont-ils vu,
par les terres noires d’Ambaca,
sur des horizons de détresse ?
O cavalo que a levava
por arredondados montes,
que viu, nos olhos de espanto,
nas negras terras de Ambaca,
sobre exaustos horizontes ?
La référence explicite aux terres d’Ambaca, sans commentaire éclairant l’allusion, suppose
que le lecteur établisse seul la relation et puisse être en mesure d’identifier ce toponyme. Le destin
de la fille se trouve ainsi relié à celui du père, par le biais d’une question sans réponse à laquelle la
troisième strophe propose un premier commentaire :
(Plutôt que le malheur, la mort.
Plutôt que ce futur opaque.
Et de la vie à la mort, juste
un saut – de la terre de l’or
au grand ciel, pur et obscur.)
(Melhor que a desgraça é a morte.
Melhor que o opaco futuro.
E entre a vida e a morte, apenas
um salto, - da terra de ouro
ao grande céu, puro e obscuro.)
1
Lors de l’arrestation d’Alvarenga, Maria Ephigenia avait 10 ans, José Eleuthério 2 ans, João Damasceno, un peu plus
d’un an et Tristão quelques mois selon JLDS (1927, p. 202); l’historien adapte les données des Autos de Devassa qui, en
date du 2 mars 1791, précisaient l’âge de ces enfants : 12, 4, 3 et 2 ans respectivement (cf. RODRIGUES LAPA, As Cartas
Chilenas, Instituto Nacional do Livro, Rio, 1958, p. 163).
2
Elle aurait été enterrée le 10 mai 1794 sur le parvis de la chapelle de São Gonçalo do Sapucaí (Domingos CARVALHO
DA SILVA, Gonzaga e outros poetas, Rio, Orfeu, 1970, p. 54).
3
Le poème ne précise pas : Bárbara avait comme ancêtre Amador Bueno, le « bandeirante » de São Paulo, qui, dans la
séquence de la révolution portugaise aboutissant à la séparation définitive des couronnes d’Espagne et du Portugal, avait
été acclamé Roi du Brésil en 1641 - d’où son surnom de « o Aclamado ». Mais il s’était aussitôt rangé sous l’autorité de
la dynastie de Bragança, en faisant « acclamer » à son tour le Roi du Portugal, Dom Jõao IV (cf. CARVALHO DA SILVA,
1970, p. 176).
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Inscrit entre parenthèses, ce commentaire relèverait donc d’une réflexion à un autre niveau
selon laquelle la chute mortelle deviendrait un saut positif qui aurait libéré la jeune fille du malheur
– n’oublions pas que la condamnation de tous les conjurés de l’Inconfidência était assortie du
séquestre de leurs biens ainsi que de la déclaration d’infamie de leurs enfants et petits-enfants,
autant dire de leur mort sociale. Ainsi, au lieu d’être précipitée sur la terre ou l’avenir était sans
espoir, la fille d’Alvarenga et de Barbara était projetée vers le ciel et libéré de la malédiction de l’or.
La construction sans verbe des trois derniers vers de cette strophe complétée par
l’enjambement entre le quatrième et le cinquième, met en évidence la perspective de la
transcendance : l’obscurité de ce ciel incompréhensible pour la raison humaine, confirme la pureté
d’une immensité qui n’a rien de commun avec l’opacité de l’avenir sur la terre. C’est encore
l’Alchimie qui permet de résoudre la contradiction apparente : le Solve de la projection vers le haut
réfute le Coagula de l’or dans les ténèbres terrestres.
Um deuxième commentaire, direct, sans parenthèse, récuse enfin l’enfermement éventuel dans
le contexte historique où avait vécu Maria Ifigênia :
Et une petite amazone
en perd son humanité :
- loin des accusés et des crimes,
des sentences, des séquestres,
et aussi de la Liberté.
E uma pequena amazona
perde a sua humanidade:
- para além de réus e culpas,
de sentenças, de seqüestros,
e da própria Liberdade.
Émanation d’un univers dépassant les limites terrestres comme le suggère le qualificatif
d’amazone, elle retournait à l’empire fondamental dont son nom d’Iphigénie était porteur – du grec
iphi « avec force », Genos « race, famille, et en particulier la grande famille patriarcale »1. Par
l’intervention des forces de l’Esprit opérant sur sa part animale incarnée par sa monture, elle
rejoignait la monarchie des ombres de l’ailleurs qui s’étaient manifestée dans un éclair ouvert sur
l’espace angolais où son géniteur était désormais enseveli.
Instrument de la Diké, son cheval, archétype de ce monde à la fois chtonien et ouranien qu’il
portait dans ses yeux effrayés2, la réintégrait à l’hybris d’Alvarenga, dans une nouvelle version de la
tragédie antique où sa mère tenait le premier rôle. Cette monture indomptée prenait rang de la sorte,
par anticipation, dans l’immense cavalcade que Cecilia met en scène avec l’avant-dernier poème du
recueil : sous le titre de Romance LXXXIV ou dos Cavalos da Inconfidência, quatre-vingt quatre
octosyllabes – exactement le nombre sous lequel ce poème qui n’a de romance que les assonances
rimant séparément chacune de ses onze strophes – constituent un hymne à ces prétendus serviteurs
1
2
Junito BRANDÃO, Dicionário Mítico–Etimólogico, Petrópolis, Vozes, 1993.
Sur la symbolique du cheval : CHEVALIER / GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Robert Laffont, 1982.
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des hommes que le sujet poétique affirme « étrangers aux passions de leurs maîtres » et porteurs
d’un message supérieur :
Ils étaient nombreux les chevaux,
pour accomplir leur dur service.
Eles eram muitos cavalos,
cumprindo seu duro serviço.
La cendre de leurs cavaliers
sur eux apprit et temps et rythme,
et à monter aux pics du monde…
et à rouler dans les précipices…
A cinza de seus cavaleiros
neles aprendeu tempo e ritmo,
e a subir aos picos do mundo...
e a rolar pelos precipícios...
3 - L’étoile de Bárbara Eliodora
La figure principale de la tragédie de la Rivière aux Morts surgit pour la première fois dans
le quatrain qui termine la cinquième strophe de la Fala à Comarca do Rio das Mortes :
Dona Bárbara Eliodora,
parlez!... (Puissions-nous vous entendre !)
Dites-moi Étoile du Nord,
où êtes vous avec vos peines ?
Dona Bárbara Eliodora,
falai!... (Quem vos escutara!)
Dizei-me, do Norte Estrela,
onde assistem vossas mágoas!
En contre-point à l’allusion aux festivités d’octobre 1788 où elle était la « Reine » du
banquet lors du baptême de deux de ses enfants, cet appel déplorant son silence la situe au cœur de
la galerie des victimes à venir. Quant au fameux qualificatif d’Étoile du Nord, l’interpellation du
sujet poétique en signifie le peu de consistance, puisque ce point axial de l’univers ne serait plus
qu’un espace de souffrance, impossible à repérer. Elle ne sera plus cité dans ce Discours que nous
avons vu fonctionner à la manière d’un prologue où c’était plus particulièrement la personne du
Vicaire Toledo qui prenait corps dans l’espace du sud de Minas ; mais dès le premier poème du
cycle, c’est la position centrale qui revient à Bárbara Eliodora dès le titre du Romance LXXV qui
porte son nom.
Ce Romance LXXV ou de Dona Bárbara Eliodora est élaboré selon une métrique savante :
quarante deux heptasyllabes se répartissent en cinq huitains suivis d’un distique final ; les quatre
premiers huitains se composent d’un sizain présentant une rime unique dans les seuls vers pairs, et
complété par un distique où les deux vers riment en accord avec le nom de l’héroïne sur lequel se
conclut donc chaque strophe ; quant au dernier huitain, reprenant les rimes des vers pairs antérieurs,
il débouche sur l’ultime distique à part, construit à nouveau sur la rime fondée sur le nom de
Bárbara Eliodora qui ainsi couronne le poème.
De cette métrique recherchée qui renvoie aussi bien à la poésie lyrique galaïco-portugaise qu’à
la poésie baroque en général il ne résulte aucune difficulté de compréhension. En fait, la fluidité du
texte met en évidence le leitmotiv annoncé par le titre et repris cinq fois dans la position stratégique
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que nous avons signalée, suggérant de la sorte qu’une clef essentielle pourrait résider dans le nom
que porte l’héroïne.
Dans un cadre spatial réduit aux seuls topiques de la fiction pastorale, Bárbara Eliodora est
mise en scène en compagnie de deux autres femmes dont les noms pourraient très bien convenir à
deux bergères de l’Arcadie brésilienne :
Trois jeunes filles sont assises
dans un pré d’immense verdure.
Le ruisseau qui coule tout proche,
En un discours cristallin,
lance un sourire à Policène,
et baise les doigts d’Umbelina ;
devant la troisième, il pleure
car c’est Barbara Eliodora.
Há três donzelas sentadas
na verde imensa campina.
O arroio que passa perto,
com palavra cristalina,
ri-se para Policena,
beija os dedos de Umbelina;
diante da terceira, chora,
porque é Bárbara Eliodora.
En fait, il s’agit des prénoms des deux sœurs de Bárbara à qui Antonio Diniz Da Cruz e Silva
avait dédié un sonnet, lors de son déplacement au Brésil pour assister à la prise de fonction
d’Alvarenga à la plus haute magistrature - Ouvidor - de São João del Rei. De toute évidence Cecília
s’inspirait de ce poème de circonstance qui, dans l’édition du Tome I des œuvres complètes de ce
poète et magistrat portugais, figure sous la dédicace qui lui sert de titre : Ás Senhoras D. Bárbara
Eliodora Guilhermina da Silveira, D. Maria Inácia Policena da Silveira, D. Iria Claudiana
Umbelina da Silveira1.
1
Le poète de l’Arcadie portugaise y reprenait le mythe du jugement de Pâris chargé de désigner la plus belle des
trois déesses Héra, Athéna ou Aphrodite :
Préoccupé entre les trois déesses
Pâris doutait à remettre la pomme :
Sans voile, il les voyait toutes parfaites
Et plus il voyait, plus il hésitait.
Absorto entre as três deusas duvidava
Páris a qual o pomo entregava:
Sem véu, as perfeições de todas via
E quanto mais via, mais vacilava
D’en regarder une attentivement
lui faisait décider en sa faveur,
Mais il ne savait alors se résoudre
quand ensemble ensuite il les contemplait.
Se qualquer de per si attento olhava,
Em seu favor a lide decidia,
Mas logo resolver-se não sabia
Quando juntas depois as contemplava,
Enfin je ne sais quoi que la nature
Plus libérale avec Vénus offrit
Le pousse à donner le prix de beauté.
Em fim um não sei que, que a natureza
Mais liberal com Venus repartira,
O move a dar-lhe o premio da belleza.
Ah ! qu’entre vous un choix semblable advînt,
le même Pâris, plein d’incertitude,
Jamais ce grand débat n’eût décidé.
Ah! se igual entre vós lide se vira,
O mesmo Páris, cheo de incerteza,
Nunca a grande contenda decidira.
Cf. Poesias de Antonio Diniz da Cruz e Silva, na Arcadia de Lisboa Elpino Nonacriense, T. 1, Lisboa 1807, Typografia
Lacerdina, p. 155 (disponible sur Internet). Ce premier séjour de Cruz e Silva dans la capitainerie de Minas, précédait sa
participation en tant que magistrat au déroulement de l’enquête sur l’Inconfidência (CARVALHO DA SILVA, 1970, p. 4849).
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Entre ces trois déesses brésiliennes (dont l’une, Policena porte même le nom de la sœur
cadette de Pâris dans la mythologie grecque !), Cecilia attribue le rôle du berger troyen au ruisseau
coulant dans le pré. Mais au lieu d’hésiter indéfiniment face à Barbara, comme chez Cruz e Silva, le
voici qui se détourne en pleurant … et sans tenir compte des éloges que la voix narrative tisse dans
la strophe suivante en faveur de la belle qu’elle compare d’abord à un cygne, puis à une marguerite
et enfin à Flora, c’est-à-dire à la déesse de la végétation devant qui l’univers entier de l’Arcadie
devrait s’incliner.
Puis, dans la strophe suivante imprimée en italique au milieu de la page, ce même ruisseau
prophétise le malheur en se fondant sur une contradiction exprimée par l’oxymore relatif à la
lumière qui émane d’un tel visage :
Si grand était son lignage
et si rare sa beauté,
qu’elle n’aurait pas dû mériter
la douleur que lui réserve
la grande étoile funeste
qui illumine son visage.
(Donzela de tal prosápia,
de graça tão peregrina,
oxalá não merecera
a aflição que lhe destina
a grande estrela funesta
que sua face ilumina.
En jouant sur la polysémie du substantif étoile, l’augure renvoie subtilement à l’hybris inscrite
dans le nom de la belle : Bárbara, à la fois étrangère et hors norme - Hélios Doron, don du soleil,
ou offrande au soleil selon l’étymologie grecque. Et le ruisseau formule alors sa prédiction qu’il
conclut sur un aphorisme :
Et je vois cette triste dame
toute en larmes et en ruine
clamant aux cieux, dans sa folie
le malheur de son destin.
On perd tout ce que l’on adore
Dona Bárbara Eliodora!
E eu vejo a triste donzela
Toda em lágrimas e ruína
Clamando aos céus, em loucura
Sua desditosa sina.
Perde-se quanto se adora,
Dona Bárbara Eliodora!
Sous cette prétendue vérité générale1, la prophétie dénonce le déséquilibre que la Diké
sanctionne : l’excès humain se retourne contre qui en est responsable, en un préjudice d’autant plus
1
L’aphorisme sonne comme un écho d’une composition du poète portugais Antero de Quental qui, dans un poème daté
de 1860-62 et intitulé "A Fada Negra" - la Fée Noire –, remerciait la raison de lui avoir fait découvrir les deux
composantes de la lumière, avant de conclure en romantique bon teint :
Raison !vieille au regard aigu et cruel,
Et au souffle plus mortel que la peste !
Pour ce baiser glacé que de toi
J’ai reçu, Fée noire, bénie sois-tu !
Razão! velha de olhar agudo cru
E de hálito mortal mais do que a peste!
Pelo beijo de gelo que me deste,
Fada negra, bendita sejas tu!
Bénie sois-tu pour l’agonie causée
Par le deuil funéraire de cette heure
Où j’ai vu crouler tout ce qu’on adore,
et à quel point la nuit luit dans le jour !
Bendita sejas tu pela agonia
E o luto funeral daquela hora
Em que eu vi baquear quanto se adora,
Vi de que noite é feita a luz do dia!
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fort que l’excès dépasse la mesure, l’adoration ne pouvant être vouée qu’à la divinité ; cela
constitue également une référence discrète à la Loi Hermétique de la Voie du Milieu.
Réassumant alors la parole dans la strophe finale, en un texte imprimé à nouveau en caractères
romains sur la partie droite de la page, la voix narrative confirme la prédiction :
Elle était de l’excellence
la plus fine et délicate ;
elle était bague et couronne
elle était pierre en diamant...
des ombres sont tombées sur terre
brusquement comme un rideau.
Ela era a mais excelente
a mais delicada e fina.
Era o engaste, era a coroa
era a pedra diamantina...
Rolaram sombras na terra
como súbita cortina.
Accumulant ainsi les éloges dans un discours au passé, au-delà de l’assimilation à un bijou
ouvragé à partir des diamants de la terre de Minas, le sujet poétique évoque le rideau de la tragédie
retombant sur cette même terre. Nec plus ultra des demoiselles de Minas, Bárbara était bien une
incarnation féminine du plus précieux des béryls, cet héliodore couleur d’or et porteur de la lumière
solaire que son nom reflétait. Et tant de splendeur se perdait sur terre sous l’effet des ombres qui
l’occultaient tout en détruisant les chimères de l’Arcadie. Et selon cette logique, reprenant l’allusion
à l’étoile du nord du berger Alvarenga, l’ultime interpellation constate que l’étoile du matin s’est
brisée :
Partiu-se a estrela da aurora:
Dona Bárbara Eliodora!
La promesse des feux de l’aurore – aurea hora, l'heure d'or de la réalisation alchimique – ne
sera pas tenue sur la terre. Désormais, c’est à une autre mise en scène que Cecilia convie le lecteur
en évoquant la cérémonie funèbre qui clôture le cycle sous le titre de Romance LXXX ou Do
Enterro de Bárbara Eliodora.
Dans soixante heptasyllabes répartis en dix sizains ayant chacun une assonance propre dans
les vers pairs – c’est-à-dire le mètre populaire déjà utilisé dans le Romance LXXVIII de um tal
Alvarenga - un narrateur anonyme omniscient accompagne les derniers moments de cet enterrement
que les documents historiques auxquels Cecilia avait accès précisaient s’être déroulé dans la
Matrice de São Gonçalo de Sapucaí où les restes mortels de la protagoniste avaient été ensevelis
dans le chœur même de l’édifice1 :
1
José Lúcio dos Santos précise que Barbara était décédée à São Gonçalo le 24 Mai 1819, à l’âge de 60 ans (JLDS,
1927, p. 533). Le document officiel relatif à son enterrement a été publié par Aureliano LEITE, Influência de uma
Família Paulista do Século XVI nos Destinos do Brasil, S.Paulo, Bentivegna, 1949.
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Le vingt-quatre Mai mille huit cent dixneuf est décédée de phtisie Dona Bárbara
Guilhermina da Silveira, âgée de soixante ans, et
munie de tous les sacrements, elle a été conduite à
la sépulture par le Vicaire et huit autres prêtres
après une messe de corps présent et un office à
neuf lectures ; revêtue de l’habit de la confrérie du
Carmel elle a été ensevelie dans le chœur, toutes
les dépenses ayant été payées par son tuteur.
A vinte quatro de maio de mil oitocentos e
dezenove falecendo ethica Dona Bárbara
Guilhermina da Silveira da idade de cessenta annos
com todos os sacramentos foi levada a sepultura
pelo seu Reverendo Vigário e mais oito sacerdotes
que lhe disserão Missa de corpo presente e fizerão o
Officio de nove lissõens e envolta no hábito do
Carmo foi sepultada das grades para cima e pagou
tudo seu tutor.
La structure de cette composition n’est pas anodine : les dix stances se répartissent en trois
unités successives de trois sizains, le dixième fonctionnant comme une conclusion à part ; de plus,
chaque unité de trois et la strophe finale commencent par le même vers qui se réfère aux neufs
prêtres menant la dépouille mortelle dans l’espace sacralisé. Ainsi, Cecilia scandait la symbolique
du nombre neuf – c’est-à-dire du nombre qui ferme le cycle des unités et débouche sur le dix
marquant le cycle supérieur des dizaines. Et cela correspond au passage de la frontière que la
première stance met en exergue en insistant sur le déplacement des officiants à l’intérieur du
temple :
Neuf prêtres sont en prière
- et en quelle tristesse ils prient! –
derrière une forme frêle,
un corps chétif qu’ils mènent
par la nef, au-delà des grilles
et au pied du maître-autel enterrent.
Nove padres vão rezando
– e com que tristeza rezam !atrás de um pequeno vulto,
mirrado corpo, que levam
pela nave, além das grades,
e ao pé do altar-mor enterram.
Dans leur traversée trois fois trois serviteurs du divin ont donc conduit le corps jusqu’au
centre de l’espace sacré : depuis la porte de l’occident par le chemin horizontal de la nef centrale, ils
ont menée à l’orient la dépouille qu’ils avaient en charge : parvenus à la frontière de la verticalité
matérialisée par le maître-autel, résidence symbolique de la divinité puisque support du tabernacle,
ils ont atteint l’endroit idéal pour une sépulture, là où l’esprit pourra se libérer des entraves du
corps. Et cela d’autant plus que dans la langue portugaise la polysémie de l’expression « além das
grades », renvoie en même temps qu’au franchissement de la grille du chœur à un au-delà extérieur
aux barreaux des prisons - et donc aussi au-delà des cellules qui limitaient l’espace terrestre des
condamnés de l’Inconfidência.
Une fois le trajet rituel spécifié de la sorte, l’élégie se concentre sur le personnage de Bárbara,
pour déplorer d’abord la grandeur perdue - sic transit gloria mundi – d’une figure qui se distinguait
auparavant par la position centrale et verticale qu’elle occupait dans la caste supérieure. Désormais
elle est vouée à l’horizontalité de la tombe et à la périphérie de la mémoire des hommes mise en
scène dans un rituel qui aboutit à une assimilation avec le destin de son époux, illustrée par la
métaphore sur laquelle prend fin la troisième strophe :
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Elle part vers sa froide tombe,
sans nom, sans voix, ni substance,
parmi des phrases latines,
des cierges blancs, des voiles noirs,
- elle part vers les longues plages
du bannissement surhumain.
Lá vai para a fria campa,
já sem nome, voz nem peso
entre palavras latinas,
velas brancas, panos negros,
- lá vai para as longas praias
do sobre-humano degredo
Par une autre nef que celle qui avait conduit Alvarenga sur les plages d’Afrique, l’ultime
traversée de son épouse la mène à un exil que les détails du cérémonial confondent, en jouant sur
une nouvelle polysémie inscrite dans les substantifs velas (les voiles des vaisseaux et les cierges de
l’église), et panos (les voiles funèbres mais aussi maritimes, la langue portugaise ne distinguant pas
dans ce cas un masculin d’un féminin).
Quant à la deuxième unité – les stances quatre, cinq et six -, elle est organisée autour des
souffrances que l’héroïne aurait endurées à la suite de l’arrestation d’Alvarenga :
Des cachots froids et profonds,
ont dévoré son mari.
Quatre poignards dans son âme
pour le destin de chaque enfant.
Fundos calabouços frios
devoraram-lhe o marido.
Quatro punhais teve
n’alma na sorte de cada filho.
Et selon le clair de lune,
on vit sa folie furieuse
parler aux cloisons muettes
de sa maison désespérée,
implorer les Rois et les Reines,
clamer aux pierres d’Ambaca.
E conforme a cor da lua,
viram-na exaltada e brava,
falar às paredes mudas
da casa deseperada,
invocar Reis e Rainhas,
clamar às pedras de Ambaca.
Une fois son époux englouti par les monstres chtoniens, elle aurait donc souffert le calvaire de
la Vierge, transpercée non pas par les sept douleurs de la tradition, mais par les quatre poignards de
la fatalité qui aurait poursuivi ses enfants ; l’héroïne aurait ainsi sombré dans une folie déjà
évoquée dans le Romance LXXV et qui, selon les historiens, n’avait d’autre fondement que
l’imagination débridée de Joaquim Norberto de Souza Silva1.
Cecília choisissait donc l’hyperbole romantique : du pinacle du système social, Bárbara était
précipitée dans le pire désespoir où elle se désagrégeait physiquement et mentalement. Imputant les
crises de folie à l’influence délétère de la lune source d’exaltation mentale, le sujet poétique
interprétait la tuberculose comme manifestation du feu intérieur qui consumait son héroïne :
1
Cf JNSS, 1862, p. 194, qui ne lui faisait déplorer que la mort de son mari et de la seule Maria Ifigênia :
On la voyait sans coiffure, échevelée, les
vêtements lacérés et déchirés, le regard brillant
mais épouvanté, et elle parlait avec éloquence : sa
raison en délire s’exaltait ; on l’entendait alors
prononcer avec animation les noms chéris de son
époux et de sa fille adorée, et ensuite verser des
torrents de larmes.
Vião-na com os cabellos soltos, esparsos,
desgrenhados; com os vestidos delacerados e rotos;
com o olhar brilhante mas espavorido, e fallava
eloquentemente; a sua razão em delírio exaltava-se;
ouvião-na então pronunciar com animação os nomes
queridos de seu esposo e de sua adorada filha, e
depois derramar torrentes de lagrimas.
163
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C’était l’Étoile du Nord,
c’était Barbara la belle…
(La toux séchait sa poitrine
la fièvre brûlait son front.)
Voici qu’on la couche, épuisée,
sur un simple grabat de terre.
Ela era a Estrela do Norte,
ela era Bárbara a bela...
(Secava-lhe a tosse o peito
queimava-lhe a febre a testa.)
Agora deitam-na, exausta,
num simples colchão de terra.
Celle qui avait incarné un point fixe de l’espace lumineux, tout en haut, au firmament de la
beauté, se retrouvait au plus bas, dans sa sépulture terrestre, totalement vidée de sa substance - c’est
le sens étymologique de l’adjectif exausta. Et une fois le corps déposé dans cette nouvelle
résidence, la septième stance en termine avec le rituel religieux :
Neuf prêtres sont en prière
Sur la pâleur de son corps.
Enfin ces formes se retirent
la pierre couvre son sommeil,
voilà les missels fermés
et les cierges sèchent leurs pleurs.
Nove padres vão rezando
sobre o seu pálido corpo.
E os vultos já se retiram,
e a pedra cobre-lhe o sono,
e os missais já estão fechados
e as velas secam seu choro.
Après ces adieux du deuil terrestre la narration enchaîne sur une vision mettant en scène la
transmutation de la protagoniste :
Dona Bárbara Eliodora
reprend vie dans d’autres mondes.
Réclamant amis et parents
elle veut savoir où sont ses morts :
elle court d’église en bagne
et parle aux saints les plus obscurs.
Dona Bárbara Eliodora
toma vida noutros mundos.
Grita a amigos e parentes
quer saber de seus defuntos:
ronda igrejas e presídios,
fala aos santos mais obscuros.
La folie qui l’avait embrasée sur terre devient source d’énergie dans l’au-delà. À un autre
niveau, dans un espace qui embrasse les églises de Minas et les terres d’Afrique, un ange immatériel
entreprend de recomposer sa famille de fantômes, c’est-à-dire de reconstruire l’unité dont il était le
centre dans la phase terrestre antérieure :
Transparente d’eau et de lune,
poussière ancienne en rêve d’aile,
Dona Bárbara Eliodora
agite un fantôme fragile
entre la tombe et la mémoire :
papillon dans le vitrail.
Transparente de água e lua,
velha poeira em sonho de asa,
Dona Bárbara Eliodora
move seu débil fantasma
entre o túmulo e a memória:
mariposa na vidraça.
Dans cet au-delà, à la frontière de l’existence, Barbara n’en demeure pas moins un être céleste
condensé sous la forme d’un papillon crépusculaire : le substantif mariposa l’identifie au Brésil
comme appartenant à la nuit, la langue portugaise disposant d’un autre substantif – borboleta – pour
désigner le papillon évoluant à la lumière du soleil. En suspension dans la pénombre du temple
sinon intégrée à ses vitraux, à la fois dedans et dehors, son spectre dessine à la frontière du sacré et
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du profane, le symbole de l’infini dans les ailes ouvertes du sphinx de la nuit. Les alchimistes
diraient que l’œuvre au blanc succède à l’œuvre au noir, Jean et les Évangiles que le grain qui meurt
et tombe en terre porte beaucoup de fruits.
Enfin, avec la dixième stance le départ des neufs serviteurs du divin qui ont accompli leur
mission laisse l’espace sacré se refermer sur lui-même :
Et seul le silence pense,
sur la pierre, au-delà des grilles.
Fica o silêncio pensando,
nessa pedra, além das grades.
La porte et les clés de l’église sont aussi celles de l’énigme qui pèse sur le silence de la pierre
tombale – en français comme en portugais, les verbes penser et peser ont la même étymologie.
En dressant ainsi le mausolée d’une figure féminine relativement marginale de l’histoire du
Brésil, Cecilia reposait la question du « schéma surhumain de l’indicible conjonction » inscrite
jusque dans l’identité de son héroïne : Dona Bárbara Eliodora. Et elle la reposait dans un poème
auquel elle attribuait le nombre quatre-vingt, c’est-à-dire, le résultat de la multiplication par dix du
symbole de l’infini. C’est là aussi en filigrane la suggestion de la lemniscate des mathématiciens
dont le dessin évoque le mouvement permanent de retour au Centre – ou encore, selon la Tradition
d’Hermès Trismégiste, l’éternelle circulation de Solve en Coagula que l’Un détermine dans ses
perpétuelles manifestations.
Des fondements symboliques du même ordre sous-tendent la tragédie élaborée par Cecília
autour du Roi et de la Reine de Cœur de Vila Rica, comme nous pourrons le constater au cours de
l’ultime épisode de notre analyse de ce Grand Jeu de la fatalité.
II - GONZAGA ET MARÍLIA
À l’inverse des époux de la Rivière aux Morts, Le Romanceiro s’intéresse en premier lieu à
la composante masculine du couple de Vila Rica détruit alors que le plus brillant des mariages était
sur le point de le couronner : le nom de Marília, bien que cité à la fin du premier Cenário du recueil,
ne trouve de notoriété que dans l’ombre de Gonzaga, en tant que victime collatérale de la fatalité de
Mai sur laquelle Cecilia a choisi de construire son interprétation de la tragédie des amants désunis.
Et ce n’est qu’une fois le destin du poète définitivement réglé par la sentence déterminant sa
déportation à l’île de Mozambique que Marília accède au tout premier plan, protagoniste d’un
calvaire culminant avec les dernières élégies qui lui sont consacrées. C’est sur ces bases qu’est
élaboré l’ultime triptyque placé ainsi sous l’invocation du couple le plus célèbre de la littérature
brésilienne du XVIIIe siècle.
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1 - La fatalité de Mai
Les quatre Romances qui composent ce que nous qualifierons de mini-cycle de Mai
démarquent, de toute évidence, un poème anonyme de la tradition hispanique, le Romance del
Prisionero que Cecilia avait pu trouver dans la version de Flor Nueva de Romances Viejos publiée
en Argentine par Ramón Menéndez Pidal, em 1938, et dont voici le texte intégral :
En Mai, oui, c’était en Mai,
Lorsque la chaleur commence,
qu’en épis montent les blés,
et que les champs sont en fleur,
lorsque chante la calandre
et le rossignol répond,
lorsque ceux qui s’aiment vont
au service de l’amour ;
ici, seul, pauvre de moi,
je vis triste en ce cachot ;
ne sachant quand il fait jour,
ni quand la nuit est venue,
que par un petit oiseau
qui chantait pour moi à l’aube.
Un archer me l’a tué ;
que Dieu dûment le punisse.
Que por Mayo era por Mayo,
cuando hace la calor,
cuando los trigos encañan
y están los campos en flor,
cuando canta la calandria
y responde el ruiseñor,
cuando los enamorados
van a servir al amor;
sino yo, triste, cuitado,
que vivo en esta prisión;
que ni sé cuándo es de día
ni cuándo las noches son,
sino por una avecilla
que me cantaba al albor.
Matómela un ballestero;
déle Dios mal galardón.
À l’intérieur du grand cycle dominé par la figure de Tiradentes ce mini-cycle de Mai
s’ouvre sur le Romance XXXVII ou De Maio de 1789, où sont récapitulés les moments cruciaux de
l’échec de la conspiration, organisés en six mouvements construits sur un événement central :
l’arrestation de Tiradentes, le 10 mai de cette année-là, chez l’orfèvre Domingos Fernandes Cruz
qui l’avait accueilli à Rio. Autour de cette donnée historique (JNSS, 1873, p. 236), Cecília élabore
treize octaves d’heptasyllabes : à une introduction de trois strophes sans en-tête, succèdent cinq
unités de deux stances chacune, ordonnées chronologiquement : 1er Mai, 9 Mai, 10 Mai, Mi-Mai,
Fin Mai. L’introduction et chaque sous-ensemble a son propre système d’assonances des vers
pairs : le poème se lit donc comme un collage de miniatures dont la dimension réduite rappelle les
seize vers du romance castillan.
La cohérence thématique de cette composition annoncée par un titre apparemment neutre,
s’établit dans la négativité de l’hiver dès le premier distique :
Mai avec ses froides brumes,
Mai et ses grandes fatigues.
Les colonels soupirant,
sous de vagues lueurs de cire,
les poètes lisant des vers
et d’hypothétiques idées ;
Joaquim Silvério rêvant
argent, bénéfices, cordons.
Maio das frias neblinas,
maio das grandes canseiras.
Os coronéis suspirando
à vaga luz da candéias;
os poetas mirando versos
e hipotéticas idéias.
Joaquim Silvério sonhando
dinheiro, mercês, comendas.
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D’abord réduite à des espaces clos, l’agitation des hommes se propage à l’extérieur dans
une atmosphère d’inquiétude généralisée :
Ô Mai des grandes frayeurs
par ravins et par montagnes !
Alertes de toutes parts !
Ó maio dos grandes sustos
por barrancos e ladeiras!
Avisos a toda pressa!
Mystères et mots de passe.
Des soldats par les chemins.
Visages et plis suspects.
Aux oratoires des saints
de grands cierges allumés.
Dissimulações e senhas.
Soldados pelos caminhos.
Caras e cartas suspeitas.
Os oratórios dos santos
com altas velas acesas
Aux conditions naturelles insidieusement connotées, la voix du narrateur anonyme ajoute
une atmosphère de suspense angoissé qui se concentre sur la silhouette du Lieutenant Tiradentes
poursuivi dès le premier Mai sur la route de Rio par le traître Silvério :
(Que cet homme soit maudit :
sa vilenie de Judas
et son arrogance de Comte.)
(Maldito seja tal homem:
tem vilania de Judas
com arrogância de Conde.)
Et même en Semaine Sainte
Le voilà qui choisit les noms
de ceux qu’on allait poursuivre.
Il va par monts et par vaux
aux trousses d’un condamné
pour de près le dénoncer
(que le Temps tout en mémoire
de son ombre prenne peur.)
Mesmo na Semana Santa,
esteve escolhendo os nomes
dos que vão ser perseguidos.
E venceu vales e montes
no encalço de um condenado
para que de perto o aponte
(e o Tempo que é só memória,
com sua sombra se assombre).
Nommément assimilé à Judas, agent d’une dynamique qui le projette dans le contexte
biblique, Joaquim Silvério s’inscrit définitivement dans les ténèbres maléfiques que lui réserve la
dimension métaphysique du Temps, marquée par la majuscule.
Avec les deux strophes datées du 9 Mai, le lecteur est transporté dans la ville de Rio, où le
lieutenant apparaît en fugitif traqué à la recherche d’un refuge relativement sûr :
Des anges d’argent brisés
Regardaient son air éploré :
entre dagues et ceintures,
et bougeoirs et crucifix,
le voici – tristement humain,
tristement persécuté.
Il avait le monde en son âme
- et il mendiait un abri.
Quebrados anjos de prata
miraram seu rosto aflito :
entre espadins e fivelas
castiçais e crucifixos,
parou – tristemente humano,
tristement perseguido.
Tinha o mundo na alma
– e mendigava um abrigo.
Le Lieutenant qui portait en son âme l’énergie universelle se retrouve ainsi ravalé au rang
de l’humanité commune dans un décor marqué par les objets qui caractérisent la boutique de
l’orfèvre qui l’hébergeait. Ainsi, dans cette perspective manichéenne, propre à l’épopée
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traditionnelle, le mois de Mai s’inscrit en charnière où le versant négatif de la fatalité instaure le
pôle inexorable de ruine dont parlait Cecília dans la Fala inicial :
10 Mai
10 de Maio
Nuit obscure. Des pas lourds.
On sait bien qui est en prison.
Personne ne dort. Tous parlent,
Tous se signent dans la peur.
Des pas d’escortes dans les rues
- que de grands pas dans le Temps !
Noite escura. Duros passos .
Já se sabe quem foi preso.
Ninguém dorme. Todos falam,
todos se benzem de medo.
Passos de escolta nas ruas
– que grandes passos no Tempo!
Quant aux pensées de la victime expiatoire, le narrateur les imagine dans le seul passage du
poème inscrit entre parenthèses au milieu de la page :
- Minas de mon espérance,
Minas de mon désespoir !
Les soldats m’ont empoigné
comme un quelconque bandit.
Je venais travailler pour tous
et me voici abandonné.
Tous tremblent. Et tous s’enfuient.
Pour qui tout ce dévouement ?
- Minas da minha esperança,
Minas do meu desespero !
Agarraram-me os soldados,
como qualquer bandoleiro.
Vim trabalhar para todos,
e abandonado me vejo.
Todos tremem. Todos fogem.
A quem dediquei meu zelo?
Rappelant les paroles que le héros aurait prononcées à son départ de Vila Rica, ces pensées
portent également l’écho de la plainte de Jésus de Nazareth au jardin des Oliviers. Faisant alors le
point en date de la mi-Mai, le narrateur constate les effets de l’arrestation du Lieutenant dont la
nouvelle se propage, semant la peur dans la capitale de la capitainerie et dans les montagnes de
Minas. À la fin du mois de Mai, les lumières de l’Arcadie n’y sont plus que souvenir :
Fin Mai
Fim de maio
Les quatre provinces vivent
Dans une grande inquiétude :
Des soldats vont, des soldats viennent ;
les noirs et les blancs en tremblent.
On a emmené Gonzaga
et Alvarenga et Toledo !
Et Claudio reçoit des messages
disant de se cacher à temps !
(…)
Par ici brillait l’Arcadie
ses vers, ses fleurs, ses idylles…
(Que signifient les amours
aux oreilles des huissiers ?)
Andam as quatro comarcas
em grande desassossego:
vão soldados , vêm soldados;
tremem os brancos e os negros.
Se já levaram Gonzaga
e Alvarenga, mais Toledo !
Se a Claudio mandam recados
para que se esconda a tempo!
(...)
Por aqui brilhava a Arcádia,
com versos, flores, idílias...
(Que querem dizer amores,
aos ouvidos dos meirinhos?)
Les poètes – Gonzaga, Alvarenga et Claudio Manuel da Costa – tout comme Carlos
Correia Toledo, le Vicaire de São José del Rei dont il était question dans le Romance da Bandeira
da Inconfidência, sont pris dans le cataclysme.
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Ainsi, ce mois de Mai néfaste s’oppose au renouveau de la nature que chante la tradition
d’occident1. Alors que le prisonnier du romance castillan déplore de ne pouvoir participer au sacre
du printemps, le Mai de l’hémisphère sud prédit les ténèbres à venir – le règne des huissiers de
justice au détriment de l’Arcadie, dont Tomas Antonio Gonzaga, le plus éminent représentant,
ressurgit dix-sept poèmes plus loin, avec le Romance LIV ou Do Enxoval Interrompido, et alors
qu’il vient d’être arrêté.
À la vision épique qui caractérise l’ouverture du cycle de Mai, succède sur le ton mineur,
un tableau intimiste, en soixante pentasyllabes de quatorze redondilhas où revient aux vers pairs
une rime en –al. Sur ce mètre court caractéristique de la pastorale, un narrateur anonyme – Cecilia
dans les rues d’Ouro Preto face à la résidence de Gonzaga – fait surgir de la mémoire le chromo
perpétué par la tradition : le fiancé de la belle Marília en train de broder à l’aide d’une aiguille d’or
et d’un dé d’argent son propre costume de marié2.
Ici le fiancé
avec son aiguille,
et son dé brodait
l’habit du trousseau.
En Mai, oui en Mai
Un Mai fatidique ;
Les roses mouraient
dans sa closerie.
La route et le mont
en brouillard total.
La lune embuée
d’un nimbe mortel.
(Mais qui dans la brume
lit l’amer signal ?)
Aqui esteve o noivo,
de agulha e dedal,
bordando o vestido
de seu enxoval.
Em maio era em maio
num maio fatal;
feneciam rosas
pelo seu quintal.
Por estrada e monte,
neblina total.
No perfil da lua,
um nimbo mortal.
(Mas quem lê na névoa
o amargo sinal?)
La nuit dans la Ville
Est dense et glaciale.
A noite na Vila
é densa e glacial.
Ici aussi, la référence temporelle est fondée sur une donnée historique : Gonzaga était
arrêté à son domicile, à Vila Rica, le 22 mai 1789, pour être transféré immédiatement à Rio (JNSS,
1873, p. 252 ; LJSD, 1927, p. 462). Mais en lisant de sinistres augures dans la nuit, le sujet poétique
ne se contente pas de constater les faits. Sous l’influx lunaire présenté comme source d’effluves
1
Jean-Marie PELT, Fleurs, fêtes et saisons, Paris, Fayard, 1988, p. 139-150.
Augusto de LIMA JÚNIOR, O Amor infeliz de Marília e Dirceu, Belo Horizonte, Itatiaia, 1998, p 60 (première édition:
1936) prétend qu’il s’agissait du “manteau nuptial de la mariée”. Il se fonde probablement sur la Lira 34 où Dirceu en
prison, se voit en rêve, brodant l'habit de sa future épouse, aidé par un amour ailé qui s’occupe du fil d’or sur les
aiguilles (ed. RODRIGUES LAPA, p. 145).
Un dé en or figure effectivement dans la liste des biens de Gonzaga mis sous séquestre à Vila Rica le 23 mai 1789 (cf.
LIMA JÚNIOR, Op. cit, p. 146). Lors de l'interrogatoire qu'il subissait le 3 février 1790, à une question posée sur la
présence de certains conjurés chez lui, Gonzaga répondait qu’il pouvait très bien ne pas participer à leur conversation,
étant donné qu’il était occupé à broder um habit pour son mariage ; cf. José CRUX VIEIRA, Tiradentes: a Inconfidência
frente à História, Belo Horizonte, 2°clichê 1993, p. 820. Cet historien fait remarquer à ce sujet que le mot vestido
désigne à l'époque tout vêtement, masculin ou féminin.
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négatifs amplifiés par la brume1, le mois de Mai diffuse le malheur et la mort. Ainsi se trouve
détourné point par point le premier quatrain du Romance del Prisionero où il n’est question que de
la nature en train de renaître dans la chaleur printanière.
Dans ces circonstances, proposant sa propre interprétation du cliché, Cecilia laisse
entendre que Gonzaga se serait assoupi sur sa broderie. Alors, une voix, différenciée du discours du
narrateur par l’italique et le décalage au centre de la page, impose sa vision du rêve : remontant des
margelles de tous les puits, elle interroge une bergère sur le destin d’un berger aux cheveux blonds
qu’un infâme chacal poursuit de ses calomnies auprès du maître du troupeau. Lorsqu’au petit matin,
les chaînes de la prison viennent interrompre dans le rêve la broderie poétique du berger, le
narrateur constate que l’aiguille d’or et le dé d’argent sont brisés. L’allégorie, bien dans le style des
productions de l’Arcadie, est on ne peut plus claire. Dénoncé au pouvoir royal par l’abominable
chacal Silvério qui s’est ensuite réfugié sous le trône royal, le berger Gonzaga emprisonné, disparaît
avec les broderies de son madrigal et de son trousseau :
Le sanglot des eaux
coule de la source.
Et sur des tissus
de soie et corail
roule la tristesse
d’un sel de rosée.
Soluçam as águas
em seu manacial.
E em sedas que foram
de seda e coral,
vai rolando um triste
orvalho de sal.
« Savez-vous bergère
où en est ce pâtre
qui ne brode plus
son riche trousseau ? »
“Sabéis ó pastora,
daquele zagal,
que agora não borda
seu rico enxoval?”
.
Définitivement séparé, le couple de bergers répond en négatif au « service d’amour » des
amants du Mai castillan. Il ne manque plus que la référence à l’alouette et au rossignol qui revient
en leitmotiv dans le troisième romance de ce cycle de Mai.
Ce Romance LXVIII ou de Outro Maio Fatal établit le bilan des trois années qui ont suivi
l’arrestation de Gonzaga à Vila Rica. Sur cent-vingt-trois vers2 d’un romance classique à assonance
unique (la voyelle -o à tous les vers pairs) - c’est-à-dire le schéma, assonance comprise, du poème
castillan dont elle est en partie inspirée - cette composition s’ordonne en trois grands actes d’une
dramaturgie toujours fondée sur des faits historiquement attestés : l’arrestation de Gonzaga à Vila
Rica en mai 1789, son incarcération en forteresse à Rio, et enfin son départ pour l’exil au
Mozambique, en mai 1792. Chacun de ces actes est scandé par la double mention du mois de
1
Question de point de vue : la lune pourrait aussi bien être considérée comme réceptacle d’énergies et matrice de vie.
Le poème présente des irrégularités de versification : la cinquième strophe compte neuf vers avec assonance aux vers
trois, cinq, sept et neuf. On retrouve une variation du même ordre deux strophes plus bas, où, dans un ensemble de huit
vers cette fois, l’assonance revient aux vers trois, cinq et huit.
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Mai - huit reprises régulièrement réparties tout au long du poème, dont six sous forme d’un distique
incluant
comme
second
vers
l’expression
déplorant
l’absence
des
deux
oiseaux
emblématiques - sem calhandra ou rouxinol. De plus, trois de ces distiques, les deux premiers et le
dernier, sont suivis d’une subordonnée temporelle introduite par quando, écho évident de
l’enchaînement grammatical sur lequel est fondée l’unité de toute la première moitié du romance
castillan modèle.
Ainsi les huit vers de l’incipit du Romance LXVIII détournent-ils les six premiers du
Romance del Prisionero:
C’était en mai, oui en mai,
sans calandre ni rossignol,
quand prend fin dans les campagnes,
le violet couleur du carême,
et que sur le froid noir des monts
le soleil lentement s’élève,
caché sous la brume fine,
sans le moindre rougeoiement.
Era em maio, foi em maio,
sem calhandra ou rouxinol,
quando se acaba nos campos
da roxa quaresma a cor,
e às negras montanhas frias
vagaroso sobe o sol,
embuçado em névoa fina,
sem vestígio de arrebol.
En opposition à la résurrection que la fin du Carême implique pour la chrétienté, le
narrateur ne perçoit dans la nature que des signes impliquant la victoire des ténèbres. Aucune
lumière pascale ne réchauffe ni n’illumine la campagne où le violet mystique de la végétation
s’efface au bénéfice de la froide noirceur des montagnes. Dans cet univers hostile, le soleil
n’apporte aucune aurore vers laquelle s’élancerait l’alouette au terme d’une nuit qu’aurait charmée
le chant du rossignol. La brume voile le ciel du même signe amer que le sujet poétique déchiffrait
dans la nuit glaciale où brodait le poète du Romance LIV.
Cependant, à l’instar du prisonnier castillan dont le chant d’un oiseau adoucissait le
malheur, le berger d’Arcadie emportait avec lui la quintessence musicale de son bonheur perdu,
inscrite dans le murmure des fontaines de Vila Rica :
C’était en mai, oui en mai
quand chez toi pauvre berger,
ils sont venus t’encercler
et donner l’ordre de prison.
Les fontaines coulaient encore
comme toujours au beau temps :
mais leurs sanglots sous les lichens
devaient te sembler plus grand,
et venir dans tes oreilles
comme des soupirs d’amour.
(…)
C’était en mai, oui en mai,
sans calandre ni rossignol :
seules les fontaines coulaient
dans de grands bassins de douleur,
entre les mots des amis
Era em maio, foi por maio,
quando a ti pobre pastor,
te vieram cercar a casa,
de prisão dando-te voz.
Iguais corriam as fontes,
como em dia de primor:
mas seu chorar, sob os líquens,
pareceria maior,
e em teus ouvidos iria
como suspiro de amor
(...)
Era em maio, foi por maio,
sem calhandra ou rouxinol:
somente o correr das fontes
nos tanques largos da dor,
entre a fala dos amigos
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et ceux que disait le traître.
Ah, le murmure de l’eau,
sur les pierres humides, où
les yeux des chevaux se posent
comme des fleurs délicates.
e as palavras do traidor.
Saudoso sussurro d’água
nas pedras úmidas, por
onde os olhos dos cavalos
pousam como branda flor.
Et ce premier acte prend fin en deux octaves successives où les adieux de Gonzaga à sa
ville, en style direct, sonnent en écho négatif de ceux du Lieutenant Tiradentes en Mars de la même
année, plein d’optimisme lors de son départ pour Rio de Janeiro.
Dans le second acte ayant pour décor la forteresse de Rio, c’est la violence de la mer qui se
substitue à la douce musique des fontaines de Vila Rica, en une expression dont on ne sait si elle
relève du prisonnier ou de la voix anonyme qui le met en scène :
Ah comme au pied de ces roches
la mer roule et écume, triste,
la bouche toute en douleur.
Ai como ao pé destas penhas
roda o mar e escuma, triste
com boca cheia de dó.
Cette évocation du séjour en prison se poursuit selon le même schéma dramatique, le
discours de Gonzaga alternant et/ou se confondant avec celui du narrateur. En particulier, la plainte
du condamné constatant sa déchéance physique dans un miroir, répercute certains poèmes écrits
dans sa cellule par le personnage historique, notamment la Lira numéro quatre de la première partie
de l’édition de Rodrigues Lapa1 dont voici le premier quatrain :
Voici déjà, Marilia que blanchissent
les cheveux blonds qui entourent mon front ;
et ceux-là même qui ont blanchi, tombent,
et il m’en reste peu.
Já, já me vai, Marília branquejando
loiro cabelo que circula a testa;
este mesmo que alveja, vai caindo,
e pouco já me resta.
En revanche, Cecília ne met pas dans la bouche de son prisonnier, des vers réels de
Gonzaga qui allaient à la rencontre de ceux du prisonnier castillan : dans la forteresse de Rio,
Dirceu suppliait un oiseau d’aller transmettre par delà les montagnes, son message d’amour à la
belle Marília en un poème dont voici le premier et le dernier quatrain2 :
Mon petit oiseau sonore
si tu connais mon tourment
et veux me donner en chantant
un bien doux contentement,
(…)
Va donc dire à son oreille
que c’est bien moi qui t’envoie,
moi qui vis dans ce cachot
sans remède pour ma peine.
1
2
Meu sonoro passarinho,
se sabes do meu tormento,
e buscas dar-me cantando,
um doce contentamento,
(...)
Chega então ao seu ouvido,
dize que sou quem te mando,
que vivo nesta masmorra,
mas sem alívio penando.
Marília de Dirceu, Lisboa, Sá da Costa, 1961, p. 85 (première édition: 1937).
Cf.: Lira n° 37, in Marília de Dirceu, 1961, p. 150-151.
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Dans le Romanceiro, la cohérence tragique du destin du poète récuse toute compensation à la
douleur : le Mai brésilien demeurera privé d’alouette et de rossignol.
Quant au troisième acte, justifiant le qualificatif d’Autre Mai fatal retenu dans le titre du
Romance LXVIII sur une base historique – Gonzaga quittait Rio pour l’île de Mozambique le 23
Mai 17921 - il accumule les pires augures. C’est d’abord la toute récente exécution de Tiradentes :
C’était em mai, oui em mai,
sans calandre ni rossignol
après la potence et la fête,
avec des soldats alentour.
Era em maio, foi por maio,
sem calhandra ou rouxinol,
depois da forca e da festa,
com soldados em redor.
C’est aussi le départ sous l’impulsion d’un vent qui n’est pas celui dont Dirceu rêvait dans ses vers,
lorsqu’il s’imaginait partant avec Marília vers Lisbonne2 :
Tu verras, tu verras en poupe
souffler doucement le vent ;
tourner le gouvernail, la nef glisser,
les dauphins suivre le déplacement
qu’entraîne dans sa course
le navire pavoisé.
verás, verás d’alheta
soprar o brando vento;
mover-se o leme, desrizar-se o linho
seguirem os delfins o movimento,
que leva na carreira
o empavesado pinho.
Dans la solitude du romance, Gonzaga partait en direction d’un Orient sans espoir :
Voici la nef sur les mers,
sans adieux et sans clameur.
(C’était ce vent-là en poupe ?
Qui aurait pu supposer !)
Quel port attend en Orient,
le condamné seul à bord,
son silence dans la poitrine
et l’angoisse de sa perte ?
Lá vai a nau pelos mares,
sem adeuses nem clamor.
(Este era o vento da alheta?
Quem o pudera supor!)
Que porto espera no Oriente
o réu que navega só,
com seu silêncio no peito,
e a angústia do que se foi?
C’est encore la négation du « service d’amour » dont parle le romance castillan, puisqu’ici encore le
mois de Mai sépare les amants :
C’était en mai, au mois de mai,
sans calandre ni rossignol :
quand pleurent celles qu’on aime
et plastronne le délateur.
Quand les vagues se succèdent
ornant de leurs broderies,
la quille de la nef qui emporte
vers l’exil le Procureur.
Era em maio, foi por maio,
sem calhandra ou rouxinol:
quando choram as amadas
e blasona o delator.
Quando as ondas vão passando
e broslam com seu lavor,
a quilha da nau que leva
para o degredo o Ouvidor.
1
Le détail est attesté par JNSS qui outre la date, fournit le nom du navire - Nossa Senhora da Conceição Princesa do
Brasil – et celui des sept condamnés à la déportation : Gonzaga, José Aires, Vicente Vieira, João da Costa Rodrigues,
Antônio de Oliveira Lopes, Vitoriano Veloso et Salvador do Amaral (1873, p. 421).
2
: Marília de Dirceu, 1961, p. 176, 3e partie, Lira 7.
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Et après un ultime regard sur quelques images de la terre perdue - les fontaines de Vila
Rica, les sculptures baroques des églises, le profil des femmes et les mensonges des hommes – tout
se confond dans la mer de l’exil sur laquelle navigue maintenant Gonzaga, tel le divin supplicié audessus de la foule lors des processions de la Semaine Sainte dans la capitale de Minas :
C’était en mai ! Au mois de mai !
En un monde sans ressort…
Qui pourrait encore te sauver !
Ah ! même Dieu ne t’a sauvé…
Des yeux d’eau… l’eau des fontaines…
L’eau de la mer… amertume.
Semaine Sainte à Vila Rica.
Le Martyr en procession…
Em maio! Fora por maio!
Mundo de fraco valor...
Quem de novo te salvara!
Mas ah! nem Deus te salvou...
Olhos d’água... fonte d’água...
Água do mar... Amargor.
Semana Santa na Vila.
O Mártir no seu andor...
(Sur cette mer d’agonie
moi je porte aussi ma croix)
(Por este mar de agonia
com minha cruz também vou)
Avec ce dernier distique porteur de l’ultime réflexion du condamné, le temps de Mai
s’achève sur le temps de la Passion - du Christ, de Tiradentes, de Gonzaga, de toutes les victimes
expiatoires. Sous le signe de l’écartèlement en croix, l’éventuelle promesse de résurrection demeure
informulée, dans le hors-texte culturel pour ainsi dire... Et pourtant, c’était vers l’Orient que le
condamné embarquait dans ces derniers jours de Mai, un Orient inscrit dans le titre de ce Romance
LXXII ou de Maio no Oriente qui clôture le cycle.
A priori, la référence au point de l’espace d’où surgit la lumière pourrait passer pour un
signe d’espoir en réponse à la question posée sur la destination de Gonzaga dans le précédent
poème. Au-delà de la simple indication géographique – la ville de Mozambique destination de
l’exilé se trouve bien en Afrique orientale -, la nef voguant en direction du soleil levant pouvait
susciter bien des connotations positives.
Effectivement, bien que replacés sous l’invocation lancinante d’un mois de mai dont le
caractère funeste ne s’était jamais démenti jusqu’alors, les cinquante-huit heptasyllabes à assonance
unique en -o dans tous les vers pairs de cette ultime composition (encore le schéma du Romance del
Prisionero), débutent sur une rupture par rapport au passé :
En mai, de nouveau en mai,
après tant d’années de terreur ;
Plus de gardes ni de chaînes,
sur ordre du Gouverneur ;
ni à travers monts et forêts
de longs chemins de douleur ;
ni plus de cachots obscurs,
ni plus de questions de bourreau ;
ni plus de nef pour l’exil,
ni plus le temps antérieur.
Em maio, outra vez em maio,
depois de anos de terror.
Não mais guardas nem correntes
de ordem do Governador;
não mais por serras e bosques,
longo caminho de dor;
não mais escuras masmorras,
não mais perguntas de algoz;
não mais a nau do degredo,
não mais o tempo anterior.
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Soulignée par la construction en une litanie qui démarque à nouveau les subordonnées
temporelles du romance castillan, cette récapitulation d’événements révolus pourrait s’ouvrir sur
une perspective faste. En fait, l’anaphore débouche sur une simple constatation, à priori objective,
qui fonde la logique fatale de mai sur la date de publication des bans de mariage du poète exilé1:
- Juliana de Mascarenhas
épouse l’ancien Procureur.
- Juliana de Mascarenhas
desposa o antigo Ouvidor.
Cependant, en contre-point de cette narration apparemment neutre, s’élève un chœur qui
accompagne la cérémonie nuptiale de commentaires rappelant les vers que Gonzaga adressait à la
belle Marília, et dénonçant l’inconstance du berger d’Arcadie. Cette censure typographiquement
décalée en italique et au centre de la page par rapport au discours du narrateur premier explore le
champ sémantique de l’apparence et de l’illusion :
Dans l’église de Mozambique
on murmure à demi voix :
« Il n’a pas aimé… Jamais…
Une folie qui a passé.
Rien que des rêves d’Arcadie,
illusions de la vie en fleur…
Des mots pour faire des vers,
la douceur d’une mélodie…
Pela Sé de Moçambique
murmuram a meia voz:
“Não tinha amor... Nunca o teve...
Loucura que já passou.
Tudo eram sonho de Arcádia,
ilusões da vida em flor...
Palavras postas em verso,
doce, melodioso som...
A tel point que le narrateur prenant sa part de la vox populi s’interroge à son tour :
(Sûr qu’aujourd’hui le voilà
un autre qu’il n’était pas.
Ce cœur qu’on lui a ôté
où donc le lui a-t-on mis ?)
(É certo que hoje está sendo
alguém que outrora não foi.
O coração que já teve,
quem lho tirou e onde o pôs?)
Et après avoir redonné la parole à la médisance insistant sur l’habit qu’il brodait dans
l’attente de ses noces mais aboutissant à dénoncer les mièvreries d’un poète expert en broderies
inconsistantes que le vent a emportées, ce même narrateur finit par s’exclamer :
En mai, de nouveau en mai,
quand le monde est tout amour !
Em maio, outra vez em maio,
quando o mundo é todo amor!
Ainsi pour la première et unique fois dans ce cycle de mai, la perspective positive du
Romance del prisionero sert de référence ; mais c’est pour dénigrer la versatilité des sentiments
humains, et non pour célébrer la résurrection de la nature. Alors le chœur des médisants et le
narrateur se retrouvent pour conclure sur la leçon de Mai :
1
Ces bans étaient effectivement publiés le 9 Mai 1793, le mariage étant célébré le 10 Août de la même année (Cf.
Rodrigues Lapa, dans l’introduction à Marília de Dirceu, 1961, p. XXIV).
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Mai qui vas et qui reviens
combien de temps a passé !
Dans ce pays trompeur de Minas
qui doit pleurer de douleur ?
Dressez-vous noires montagnes,
Océan agrandis-toi !
- Thomas Antonio Gonzaga,
loin, en exil, s’est marié.
Maio que vais e que voltas,
quanto tempo já passou!
Pelas Minas enganosas,
quem soluçará de dor?
Levantai-vos negros montes,
faze-te oceano maior!
- Tomás Antônio Gonzaga,
longe, no exílio, casou.
À les en croire donc, quand le modèle des bergers d’Arcadie trahit ses anciennes amours,
tout l’univers devrait protester d’horreur. Mais en fait, ce sont encore les hommes qui projettent leur
soif de permanence dans un espace-temps où le retour de Mai signifie aussi que la seule stabilité est
celle du changement. Dans la fatalité proclamée qui poursuivait Gonzaga, le mois de Mai inclut,
subtilement, la leçon de la Maya d’Orient, ce “pouvoir d’illusion créé par le monde des apparences
et qui cache le jeu divin”1.
Admiratrice de la civilisation de l’Inde, auteur d’une Élégie à la mort de Gandhi,
traductrice entre autres de Rabindranath Tagore et des contes des mille et une nuits, Cecília
Meireles transposait dans le Romanceiro, sous couvert de lieux communs et à partir du destin du
poète par excellence de l’Arcadie brésilienne, un concept métaphysique fondamental de cette
sagesse orientale qu’elle considérait comme l’une des racines essentielles de sa poésie2 :
Le poète peut difficilement « raisonner » sur sa propre
poésie ; c’est le travail du critique, intermédiaire dans
le message artistique. En tout cas, s’il est possible de
considérer comme « racines spirituelles » les choses
que j’aime le plus, ou qui ont sur moi le plus d’impact,
je mentionnerai l’orient classique et les grecs ; tout le
moyen âge ; les classiques de toutes les langues ; les
romantiques anglais ; les symbolistes français et
allemands. Et principalement la littérature populaire du
monde entier, et les livres sacrés.
o poeta pode dificilmente “raciocinar” sobre a sua
própria poesia. Essa é a função do crítico,
intermediário na mensagem artística. Em todo caso,
se for possível considerar “raízes espirituais” aquilo
de que mais gosto, ou que mais repercute em mim,
lembrarei o oriente clássico e os gregos; toda a
idade média; os clássicos de todas as línguas; os
românticos ingleses; os simbolistas franceses e
alemães. E principalmente a literatura popular do
mundo inteiro, e os livros sagrados.
Le cycle de mai du Romanceiro da Inconfidência est donc construit sur un réseau d’échos
qui se répondent d’un poème à l’autre, en un enchaînement dont le démarquage de la première
moitié du Romance del prisionero représente l’un des éléments fondamentaux. Nous avons pu
constater comment s’élabore ce démarquage dans la succession des quatre compositions : il
s’annonce par la seule reprise lancinante de la référence temporelle dans le premier romance, puis
se développe dans les trois suivants, selon un schéma formel qui est, mutatis mutandis, celui de la
source castillane. Les emprunts au Romance del prisionero, remodelés et enrichis de fragments pris
dans les écrits du Gonzaga historique, s’intègrent à une matière originale dont certaines données se
1
2
Louis Frédéric, Dictionnaire de la Civilisation Indienne, Paris, Laffont, 1987, p. 736.
Entrevue à Haroldo Maranhão, publiée à Belém (Pará) le 10 Avril 1949 dans le Journal A Folha do Norte.
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retrouvent d’un poème à l’autre. De cette sorte de palimpseste à plusieurs étages, se dégage une
dominante tragique qui, dans le sillage de Tiradentes, nimbe d’un halo mythique le personnage
« réel » de Gonzaga. Sous l’effet de la même fatalité concrétisée par l’action du traître Silvério
l’homme d’action réduit à l’impuissance et le poète reniant ses amours idéales se retrouvent sous le
signe de mai dans le même échec de l’homme, en un temps où les ténèbres l’emportent sur la
lumière, où l’Arcadie se meurt sous les coups des huissiers.
Et même si Cecília prend prétexte pour étayer cette fatalité du fait que l’hémisphère austral
s’ajoutant à l’altitude des montagnes de Minas, peut assimiler le mai brésilien au début de l’hiver
des régions tempérées d’Europe, il est clair que l’essentiel se situe à un autre niveau. Il est dans le
choix de la répétition, néfaste pour les hommes, du temps de la Passion amputé de son
aboutissement lumineux dans la résurrection de Pâques. Il est dans le détournement de Mai au
bénéfice de Maya.
Ainsi les racines ibériques de ce cycle de Mai trouvent-elles une vigueur nouvelle dans
cette conjugaison de l’Occident et de l’Orient susceptible d’éclairer l’une des faces métaphysiques
du mystère de la condition humaine dont ici, en particulier, les amours de Marília et de Dirceu
constituaient, sinon la seule, du moins une grande part.
2 - Les amants désunis
Les noms de trois pseudonymes attribués aux bergères que chantaient les poètes d’une
Arcadie importée dans les montagnes de Minas sont cités dès le deuxième poème du Romanceiro1.
Dans la 34e de ses 39 terza rima le sujet poétique se dit attiré par des profils féminins censés surgir
de la brume du petit matin et sur lesquels s’inscrivent des prénoms :
Nise, Anarda, Marília... – je cherche qui?
Qui donc répond à cet appel posthume ?
Nise, Anarda, Marília... – Quem procuro?
Quem responde a esta póstuma chamada?
Qui seraient donc ces fantômes susceptibles d'établir avec Cecília un dialogue par delà la
mort ? Le lecteur familiarisé avec l'Arcadie de Minas aura reconnu dans Nise l'anagramme
d'Inés - souvenir possible de António Ferreira et de sa pièce sur Inés de Castro -, une anagramme
sous laquelle Cláudio Manuel da Costa célébrait sa bergère idéale. Gonzaga lui-même désigne sous
le nom de Nise l'une de ses premières concubines, Maria Joaquina Anselma de Figueiredo, dont il
eut un fils et qu'il met en scène dans la sixième des Cartas Chilenas, alors qu'elle est sur le point de
1
Cf. supra, le premier Cenário analysé dans l’unité intitulée Le Fil d’Ariane
177
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devenir la maîtresse du gouverneur Luis da Cunha e Menezes1. Par ailleurs, Gonzaga a aussi
attribué dans ses Liras le nom de Marília à cette même Maria Joaquina avant de s'en servir pour
désigner Maria Dorotéia Seixas qui restera dans la mémoire collective comme l'archétype de la
fiancée abandonnée2. Enfin, Alvarenga, le troisième poète de l'Inconfidência a chanté lui aussi une
Marília dans ses vers. Quant à Anarda présente dans les sonnets de Cláudio Manuel da Costa, elle
doit surtout sa renommée aux sonnets publiés à Lisbonne en 1705 par Manuel Botelho de Oliveira
sous le titre de Música do Parnasso. Évidemment aucune de ces précisions n’est fournie dans le
Romanceiro.
Le Romance XX do País da Arcádia reprend ces trois pseudonymes, dans les fioritures
aériennes dessinées par l’éventail qui sert de base à tout le poème3 :
Des noms apparaissent
en rubans qui voltigent :
Marília, Glauceste,
Dirceu, Nise, Anarda...
La forêt frémit :
Dans les ruisseaux boivent
De blanches brebis.
Nomes aparecem
nas fitas que esvoaçam
Marília, Glauceste
Dirceu, Nise, Anarda
- O bosque estremece
nos arroios, claras
ovelhinhas bebem.
Cette fois reliés à ceux de leurs bergers - Dirceu (Gonzaga) et Glauceste (Cláudio Manuel da
Costa), ils s'inscrivent en cristallisations dans des phylactères d'un tableau bucolique, à la manière
des peintures baroques ornant les églises ou les salons de la bonne société de Minas. Mais ce
tableau se limite à annoncer les drames des amours contrariées, sans autre détail que la fin du locus
amoenus sous des nuées de larmes.
Les pseudonymes de ces trois bergères reviennent encore dans la dernière strophe de la
mosaïque constituée par l'énumération chaotique du Romance XXI ou das Idéias :
Calomnies. Satires. Avec
ce penchant de médiocrité
qui dans l’ombre s’exaspère.
Et les vers aux ailes d’or
Qui apportent et emportent l’amour…
Anarda, Nise, Marilia…
Les vérités et les chimères.
Calúnias. Sátiras. Essa
paixão da mediocridade
que na sombra se exaspera
E os versos de asas douradas
que amor trazem e amor levam…
Anarda. Nise. Marília…
As verdades e as quimeras.
Ils illustrent ici, globalement, le thème de la poésie chantant l'amour en contre-point aux
réalités de la médiocrité quotidienne. Dans la luminosité aérienne des vers qui les transporteraient
1
Cf. Joaci PEREIRA FURTADO, 1995, Cartas Chilenas, São Paulo, Companhia das Letras p. 134; Adelto GONÇALVES,
1999, Gonzaga um poeta do Iluminismo, Rio, Nova Fronteira, pp. 168, 184, 257).
2
Cela peut expliquer, dans une perspective réaliste, les contradictions que l'on n'a pas manqué de constater dans ces
Liras sur la chevelure parfois blonde parfois brune de Marília de Dirceu ; Cf. Claude MAFFRE, 1980, « Marília de
Dirceu : de l’académisme au pré-romantisme » in Hommage au Prof. Aquarone, Paris, Gulbenkian, pp. 665-692.
3
Cf . supra, l’analyse de ce romance dans l’unité intitulée Nouvelle Donne.
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sur leurs ailes, ces noms renvoient à l'Idéal platonicien (Les Idées) compensateur du mal qui lui, se
condenserait dans l'ombre (exasperar : rendre plus rugueux, plus rocailleux - du latin asper : rude,
grossier). C'est à ces quelques vagues allusions que se limite l'évocation d’éventuels moments de
bonheur qu'auraient pu connaître les amants au cours de leurs idylles, réelles ou imaginaires.
Plus avant dans le recueil, le Romance LIV ou Do Enxoval interrumpido, que nous avons
analysé dans le cadre de la fatalité de Mai, se situe dans le contexte négatif des arrestations de Mai
1789. Et la bergère qu'une voix surgie du rêve de Gonzaga interroge sur le sort du berger au dé d'or
demeure anonyme. Quant aux questions qui lui sont posées – et auxquelles elle n'apporte aucune
réponse – elles élaborent d’abord une allégorie signifiant la victoire du mal sous les espèces du
chacal avec, pour conséquence, la dissolution de l'Arcadie.
Dans la séquence immédiate, le Romance LV ou de um Preso Chamado Gonzaga, poursuit
dans le même contexte historique. Le tercet qui en constitue l’ouverture, renvoie en effet au poète
en train de préparer sa défense, dans les premiers temps de son incarcération à Rio :
Qui sait ce qu’en prison il pense
lui qui connaît toutes les lois
et n’a toujours pas de défense !
Quem sabe o que pensa o preso
que todas as leis conhece,
e continua indefeso !
Ce tercet d’heptasyllabes imprimé en italique au centre de la page et rimé en ABA est suivi
en caractères romains et sur la partie droite d’un sizain d’hexasyllabes dont tous les vers pairs sont
assonancés en e-o ; ce même schéma est repris deux fois, de telle sorte que l’ensemble des sizains à
assonance unique construit un monologue reprenant en leitmotiv dans chaque dernier vers, une
expression empruntée à une strophe de la Lira finale de la deuxième partie de l’édition de Marília
de Dirceu, où Gonzaga écrivait1 :
d’ici pas question d’or ;
je ne veux emporter que mes amours.
daqui nem ouro quero;
quero levar somente os meus amores.
Dans le monologue du romance, le prisonnier s’en prend à la versatilité d’une opinion
publique qui après l’avoir considéré comme un magistrat digne et austère, ne voit plus en lui qu’un
criminel indigne. Dans ces conditions, il estime inutile de tenter de dialoguer avec des gens
incapables d’entendre autre chose que ce qu’ils ont arbitrairement décidé d’entendre :
1
Dans cette Lira n°38, le poète s’adresse à la déesse Astrée qui l’écoute sous les traits de l’allégorie traditionnelle de la
Justice, les yeux bandés, la balance dans une main et l’épée dans l’autre. Gonzaga y démontre qu’il n’avait aucun intérêt
à participer à un mouvement subversif, et précise qu’il n’attendait qu’une chose de Minas : le départ vers son nouveau
poste de Juge à Salvador de Bahia en compagnie de la belle qu’il devait épouser. Mais la Justice, bien qu’apparemment
touchée par ses arguments, lui tournait le dos sans rien dire -Marília de Dirceu, édition de RODRIGUES LAPA, 1961, p.
156.
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Innocent ? Coupable?
Mensonger? Sincère?
Quels que soient mes aveux,
l’amour sera perdu.
Et alors, vous, les sourds,
d’ici pas question d’or.
Inocente ? Culpado ?
Enganoso ? Sincero?
Por muito que o confesse,
o amor não recupero.
No entanto, ó surda gente,
daqui nem ouro quero.
Plus avant, une fois close la geste de Tiradentes, le troisième Cenário du recueil inaugure
une série de romances centrée sur les déportations en Afrique d’autres condamnés, et dans lequel le
destin de Gonzaga occupe le premier plan. Ce nouveau Décor est organisé en quarante sept
octosyllabes, imprimés en italique et répartis en strophes inégales sans aucun schéma identifiable de
rimes ou d’assonances. Le sujet poétique y met en scène, au présent de narration, une visite dans ce
qu’il identifie comme l’ancienne résidence du poète à Ouro Preto, et dans laquelle il aurait accédé
par un jardin à l’abandon :
Des épines sauvages croissent,
destin unique de ces arbres
à qui le printemps fait défaut,
desséchés sur la terre ingrate
en cendre pour l’herbe inutile
que les pieds du passant soulèvent.
Os espinhos selvagens crescem,
única sorte destas árvores
destituídas de primavera,
secas, na seca terra ingrata,
que é uma cinza de inúteis ervas
solta sob os pés de quem passa.
Planant sur cet espace où la nature se désagrège, cette voix anonyme identifie un silence
chargé des restes négatifs de l’histoire de l’Inconfidência et habité par des fantômes aveugles et
sourds. Ils auraient cependant laissé leur empreinte à l’intérieur des pièces vides où le visiteur
pénétrerait sous l’emprise des ses propres hallucinations auditives et visuelles :
Nul ne voit aucun livre ouvert.
Nul ne voit sur aucune main
des fils d’or dressant sur le monde
une broderie sans destin,
improbable et incompréhensible,
finition d’un habit guindé…
Ninguém vê nenhum livro aberto.
Ninguém vê mão nenhuma erguida,
com fios de ouro sobre o mundo,
para um bordado sem destino,
improvável e incompreensível
remate de fátuo vestido...
Là-bas prend forme le chromo que nous connaissons. Figé dans la posture du brodeur ayant
entrepris un ouvrage qui n’aboutira pas, le fantôme du poète n’a rien à proposer au visiteur, lequel
poursuit son exploration à la recherche d’un éventuel interlocuteur :
Tout juste un rameau de ces roses
qui naissent pâles et fanées,
habite un recoin solitaire,
et veut parler car c’est le prix
de vieilles larmes conservées
sur un sol sans or ni diamant.
Apenas um cacho de rosas,
que nascem pálidas e murchas,
habita um desvão solitário,
quer falar, porque veio a custo
de antigas lágrimas guardadas
num chão sem ouro nem diamantes...
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Un dialogue pourrait donc s’établir par l’intermédiaire de ces roses curieusement conservées
dans un recoin de grenier1, et dont l’apparence les situe à la limite de l’existence concrète. Mais là
encore aucune explication ne vient :
Mais à l’après-midi, au vent,
il s’incline et meurt sans rien dire
comme un visage inerme et triste
sous le fardeau de sa pensée,
- comme il arrive entre amants.
Mas inclina-se à tarde, ao vento,
e como um rosto humano morre,
sem dizer nada, inerme e triste,
ao peso de seu pensamento,
- como acontece entre os amantes.
Le mystère persiste enfermé dans ce rameau assimilé à un visage de moribond non identifié.
Ainsi perdu dans un tréfonds de la mémoire (le substantif desvão renvoie à un espace à part qui
n’est pas forcément dans les hauteurs d’une maison), ce reste de roses symbolise une relation
amoureuse sublimée dans le silence de l’Histoire. Le Décor qui lui est dédié s’est ainsi épuré à
partir d’un jardin d’épineux implanté sur une terre en cendres : de la Nigredo à la Rose d’Hermès
diraient les alchimistes.
Dans la séquence immédiate, le Romance LXV ou Dos Maldizentes est encore centré sur
Gonzaga, qui tenterait un ultime recours avant l’accomplissement de la sentence le condamnant à
l’exil. En quarante-quatre heptasyllabes (six strophes de sept vers couronnées par un distique) rimés
en
ABABCDC,
des voix partisanes dénigrent l'ancien représentant de la justice royale, désormais
obligé de trouver des arguments pour sa propre défense :
- Tu entends sur le papier la plume ?
C’est les arguments qu’accumule
sur la sentence qui le frappe
cet homme qui auparavant,
dans ses charges au plus haut niveau
faisait de la moindre idée
son profit du Trésor Royal.
- Ouves no papel a pena ?
Agora acumula embargos
à sentença que o condena
o que outrora, em altos cargos,
pelo mais breve conceito
as rendas do real Erário
revertia em seu proveito.
Globalement, ces diffamations caractérisent des tenants du système monarchique portugais
qui retournent contre Gonzaga les dénonciations que dans les Cartas Chilenas2 il avait formulées
contre l’ancien Gouverneur de Minas, Luis da Cunha e Meneses. Accusé à son tour de
prévarication, le responsable politique aurait aussi appartenu à une coterie s’exprimant en vers, et
utilisant des noms codés pour jouer les amoureux transis :
1
La source est probablement dans l’œuvre de Augusto de LIMA JR où il est question d’un rameau de roses que Gonzaga
aurait offert à Marília le jour de la célébration de leurs fiançailles, et sur lequel des années durant elle aurait versé des
larmes avec pour seul résultat la conservation des seules épines (Op. cit. p. 135)…
2
Cf. la conclusion de la 9e de ces Cartas Chilenas où Gonzaga qualifie Luis da Cunha de « brute qui ne cherche à tout
prix qu’à engranger sordidement de l’argent » (um bruto que só quer, a todo custo, entesourar o sórdido dinheiro –
Cartas Chilenas, org. de Joaci PEREIRA FURTADO, São Paulo, Companhia das letras, 1995, p. 197).
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Un amoureux tout bouffi !
Et maintenant s’il se regarde
il voit un pauvre misérable
(comme le dit un poème).
S’il se regardait dans l’eau
il verrait sa tête chauve,
et sa face fripée et pâle.
Tanto impou de namorado
E agora quando se mira,
Vê-se um mísero coitado
(como là diz uma lira)
Se nas aguas se mirasse,
veria ralo o cabelo
e murcha e pálida a face.
Le contenu de ces critiques laisse supposer que ceux qui les émettent avaient pu prendre
connaissance des poèmes écrits par Gonzaga en prison puisqu’il y est question des plaintes sur sa
propre décrépitude physique qui caractérisent notamment la Lira que l’édition de Rodrigues Lapa
classait sous le numéro 4 de sa deuxième partie1.
Dans ce contexte, la figure de Marília trouve une petite place, puisque, même si c’est sans la
nommer, on l’accuse d'ingratitude à l'encontre du poète dont les vers lui assureraient une réputation
pour l’éternité :
Il lui manque les égards
de sa tendre bergère à qui…
- elle devrait le secourir
- il donnera gloire éternelle.
Ah, ces riches libertins !
Tout était France et Angleterre,
et autour des vers latins.
Falta-lhe aquele desvelo
da sua pastora terna…
- Deveria socorrê-lo
- …a quem dará glória eterna.
- Ai que ricos libertinos!
Tudo era Inglaterra e França,
e em redor versos latinos…
Avec le poème qui suit sous le titre de Romance LXVI ou De Outros Maldizentes, le tableau
s’élargit. Cet authentique romance présentant une assonance unique en a-a au long de ses quatrevingt-dix-huit heptasyllabes, est introduit par un quatrain qui le situe dans le cadre de la vente aux
enchères d’une paire d’éperons d’argent ayant appartenu à Gonzaga2 :
La nef qui mène à l’exil
tout juste quitte le port
qu’on met en vente les objets
laissés par les déportés.
A nau que leva ao degredo
apenas do porto larga,
já põem a pregão os trastes
que os desterrados deixaram.
Chronologiquement donc, un pas aurait été franchi par rapport au poème antérieur. Dans ce
nouveau cadre spatio-temporel, quantité de voix sont censées commenter le déroulement des
enchères. Leurs paroles sont rapportées selon une mise en page variée au maximum – italiques au
centre de la feuille, caractères romains sur la partie droite, sans parenthèses et entre parenthèses, et
tout type de strophes allant du vers isolé au dizain. Il en résulte une impression de foule émettant
1
Cf. supra, l’analyse du Romance LXVIII ou de Outro Maio Fatal, dans l’unité intitulée : La Fatalité de Mai.
Il s’agirait d’éperons mis sous séquestre à Rio, et non à Ouro Preto - cf. Lúcia H. S. MANNA, Op.Cit. p. 154. Une autre
paire d’éperons figure dans la liste des biens du lieutenant Tiradentes mis aux enchères dans les mêmes conditions - cf.
supra, Romance LVI, da Arrematação dos Bens do Alferes in Le martyr Tiradentes.
2
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des opinions hétéroclites contrebalancées par le discours cohérent d’une voix favorable à Gonzaga,
dont les dires sont transcrits en caractères romains et entre parenthèses.
Parmi les détracteurs se détachent ceux qui tournent en dérision un couple cette fois bien
identifié, tout en élargissant leurs sarcasmes à l'ensemble des bergers d'Arcadie :
Il vivait parmi des bergers
à l’ombre de son aimée ;
il lui disait : « Marilia ! »
Et elle balbutiait « Dirceu »
Entre pastores vivia
à sombra de sua amada.
Ele dizia: "Marília!"
Ela : "Dirceu" balbuciava…
Qui connaît plus stupide histoire?
Qui a vu des gens plus idiots ?
Já se ouviu mais tola história?
Já se viu gente mais parva?
(…)
- Tanto amor, tanto desejo…
Desfez-se o fumo da fábula,
que isso de amores de poetas
são tudo aéreas palavras…"
- Tant d’amour, tant de désir…
La fable est partie en fumée,
car ces amours de poètes,
ne sont que paroles en l’air…
Cependant, en accusant ces voix anonymes d’être infatigables dans le colportage de
mensonges aux quatre coins des places publiques, le défenseur de Gonzaga valorise implicitement
ceux qui servent de cibles à leurs ragots.
À l’opposé des moqueries visant l’Arcadie et le cavalier sans éperons qui désormais
chevauche la mer en direction de l’Afrique, le dernier dizain adresse directement ses vœux au poète
menacé par de nouveaux dangers :
(Pauvre de toi qui es aujourd’hui
sur l’étrier des eaux salées !
Tiens bon les rennes de l’écume
Tomas Antonio Gonzaga.
Tu as échappé ici à la corde,
à la corde et aux langues dures ;
vois à te sauver des fièvres,
qui se dressent sur les vagues,
et qui suivent le navire
de leurs miasmes scintillants.
(Ai de ti que hoje te firmas
no arção das ondas salgadas!
Segura a rédea de espuma,
Tomás Antonio Gonzaga.
Escapaste aqui da forca,
da forca e das línguas bravas;
vê se te livras das febres,
que se levantam nas vagas,
e vão seguindo o navio
com seus cintilantes miasmas...)
En fait, ce seront d’autres compagnons d’infortune de Gonzaga qui seront frappés par les
fièvres et la mort dans un désespoir dressé en toile de fond sur l’image de l’Afrique que dessine le
poème suivant sous le titre de Romance LXVII ou Da África de Setecentos.
Entre cinq quatrains composés chacun d’un distique d’hexasyllabes suivi d’un autre
d’heptasyllabes, s’intercalent quatre distiques d’hexasyllabes tous entre parenthèses, et dont le
premier vers reprend systématiquement celui qui débute la strophe précédente ; cette structure
rythmique syncopée est unifiée au niveau des rimes : une assonance unique en e-o accompagne de
bout en bout tous les vers pairs. De cette structure complexe, il résulte un effet musical évoquant les
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rythmes des danses et chants africains importés au Brésil par les esclaves ; mais cette fois, la
déportation frappe dans les deux sens :
Ah, terres noires d’Afrique,
aux ports de désespoir…
- qui s’en va part prisonnier ;
- qui arrive vient en exil.
Ai, terras negras d’África,
portos de desespero…
- quem parte, já vai cativo;
- quem chega, vem por desterro.
(Ah, terres noires d’Afrique
ah, littoral de toutes peurs…)
(Ai, terras negras d’África!
ai litoral dos medos...)
Entièrement rédigé au présent historique, la complainte ne fait pas de distinction entre les
condamnés :
Ici l’audace succombe
et la mort survient très tôt :
les fièvres sont de grandes barques
mues par des rames embrasées.
Aqui falece a audácia
e chega a morte cedo:
que as febres são grandes barcas
movendo esbraseados remos...
(Ici l’audace succombe,
aucun appel n’aboutit…)
(Aqui falece a audácia,
finda qualquer apelo...)
C’est bien la mort de l’esprit et du corps qui les attendrait tous :
Au loin des larmes versées
vers un horizon tout noir :
Saudade – peine de mort
à purger en déportation.
Rolam de longe lágrimas
para o horizonte negro:
Saudade - pena de morte
para cumprir-se em degredo.
(Au loin des larmes versées…
Vous en voulez savoir le poids ?)
(Rolam de longe lágrimas…
Quereis saber seu peso ?)
Ah terres noires d’Afrique,
ciel d’angoisse et de secret :
une dalle d’ombre écroulée
sur le soupir des prisonniers.
Ai, terras negras d’África,
céu de angústia e segredo:
laje de sombra caída
sobre o suspiro dos presos!…
Quant au poids des regrets et des larmes qui les auraient accompagnés dans leur voyage vers
cet horizon de mort, il est évalué en deux temps : d’abord du point de vue du poète déporté avec le
Romance LXIX ou do Exílio de Moçambique, ensuite, avec le Romance LXX ou Do Lenço do Exílio,
du point de vue de l’aimée restée à Ouro Preto.
Le Romance LXIX est fondé sur une versification des plus complexes : cinq strophes (quatre
de huit vers et une de sept1) dont la première et la dernière sont en caractères romains sur la partie
droite de la page, alors que les trois autres figurent au centre et en italique ; elles reproduisent toutes
le même schéma : à un premier heptasyllabe succède un vers de trois pieds, suivi de quatre
1
Il s’agit de la quatrième strophe qui doit être une erreur de versification de la part de Cecília : elle apparaît dans toutes
les éditions du Romanceiro dont nous disposons. À moins qu’il ne s’agisse d’une omission volontaire de l’auteur, visant
à renforcer la suggestion du désordre mental susceptible de régner dans l’esprit de Gonzaga.
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heptasyllabes dont le dernier se termine sur un proparoxyton puis d’un nouveau vers de trois pieds,
le tout couronné par un heptasyllabe final - à l’exception de la quatrième strophe où fait
défaut l’heptasyllabe au proparoxyton final; enfin deux rimes riches se font jour : l’une est
spécifique à chaque strophe, entre le premier et le dernier vers, l’autre s’enchaîne sur tous les avantderniers vers de chaque strophe. Il en résulte une impression de désordre organique qui peut
appuyer la suggestion de la folie qui se serait emparée de Gonzaga peu après son installation dans la
presqu’île de Moçambique, tout au nord du pays qui porte aujourd’hui ce nom. Cette pieuse fable,
déjà lancée par JNSS1 était étayée par Augusto de Lima Júnior dans son ouvrage publié en 1936 à
l’occasion du rapatriement au Brésil des restes mortels de Gonzaga qu’il avait organisé sous la
tutelle de Getúlio Vargas2. Inscrite dans une logique valorisant l’image d’un amour idéalisé, cette
folie n’a pas grand rapport avec la réalité vécue par celui qui deviendrait vite l’un des principaux
hommes de lois de la ville de Moçambique : épousant, dans l’année qui suivait son débarquement,
l’une des plus riches héritières locales, l’ancien berger de l’Arcadie brésilienne passerait les dix-sept
dernières années de sa vie – de juillet 1792 à février 1810, selon Rodrigues Lapa3 - à asseoir sa
situation au plus haut sommet de la hiérarchie politico-financière de cette colonie portugaise.
Cecília opte pour la version romantique en mettant en scène, dès la première strophe du
Romance LXIX un somnambule errant sans but ni chapeau – un détail qui devait à l’époque
connoter le désordre mental. Dans la séquence s’inscrit alors la partie en italique qui développe la
vision censée hanter cette tête sans protection contre le soleil de l’Afrique :
Entre des monts noirs et tristes,
la maison,
ouvre en rêves sa fenêtre
d’où surgit le beau visage
tant aimé et tant chanté.
Et au bruit des eaux s’estompent
ténuement,
églises, chevaux et ponts.
Entre negros, tristes montes,
a morada
abre em sonhos a janela
e surge o semblante belo
que fora amado e cantado.
E, ao som das águas esfumam-se
tenuemente,
igrejas, cavalos, pontes…
1
Joaquim Norberto de SOUZA SILVA, Brasileiras Célébres, Rio, Garnier, 1862, p. 179-80. JNSS ne fait même pas
mention du mariage avec Juliana de Mascarenhas.
2
Cf. Augusto DE LIMA JÚNIOR, O Amor Infeliz de Marília e de Dirceu, Itatiaia, Belo Horizonte, 1998 (1e édition,
1936); dans cet ouvrage dithyrambique l’auteur ne cite aucune source sur la “folie” de Gonzaga.
3
Dans son introduction à Marília de Dirceu e outras poesias dont la première édition remonte à 1937, et que Cecília ne
pouvait donc ignorer, Rodrigues Lapa récuse ce qu’il qualifie de « mystère romantique » selon lequel « le pauvre poète,
loin de Marília, aurait perdu l’esprit et aurait fini sa vie en déambulations de somnambule par les rues de la ville ». En
1942 – donc aussi à une date antérieure à la rédaction du Romanceiro - Rodrigues Lapa publiait à Rio (Editora
Nacional), les Oeuvres Complètes de Gonzaga avec une introduction plus largement documentée (p. XXXIV-XLIII) qui
ne laisse aucun doute sur le caractère imaginaire de son aliénation. Cette introduction est reprise dans l’anthologie
organisée par Domício PROENÇA FILHO publiée en 1996 sous le titre de A Poesia dos Inconfidentes (Nova Aguilar, Rio,
pp. 550-555).
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Ainsi, c’est sur une maison d’Ouro Preto que s’ouvre le souvenir de l’aimée dominant un
mélange confus d’images et de sons issus du passé brésilien du poète. Dans cette confusion, se met
en place un monologue où, sur un fond lunaire, de concert avec le sujet poétique, la pensée de
Gonzaga déplore l’inconstance du sentiment amoureux :
Dis-moi, Amour, jusqu’à quand ?
Qui fait confiance au futur ?
Entre les mains des jours blafards,
tout nous ment.
Il n’y a plus d’étoile sûre.
Dize, Amor, qual é teu prazo ?
Quem se fia no futuro?
Entre as mãos dos dias pálidos,
tudo mente.
Acabou-se a estrela certa.
Cette étoile qui aurait disparu d’un ciel brésilien où s’est imposée la clarté de la lune, renvoie
au leitmotiv que Dirceu reprenait sept fois, à la fin de chacun des sept dizains de sa toute première
Lira :
Merci belle Marília,
merci à mon étoile !
Graças Marília bela,
graças à minha estrela!
Dans le romance de Cecília, il n’est plus question d’associer la belle aux remerciements
adressés à un ciel prodigue en instants de bonheur. Le sujet poétique y reprend la parole pour
évoquer la folie de l’homme seul perdu en Afrique :
Et il se pourrait qu’il demeure,
exilé,
pour toujours, errant et calme,
tel un homme qui n’a plus rien,
et que tue le souvenir
qui le fait encore vivre
sur la terre de Mozambique.
E pode ser que se fique
exilado
para sempre, errante e calmo,
como um homem já sem nada,
que vai matando a memória,
que ainda o alente,
por terras de Moçambique.
Quel est dans cette strophe le sujet du verbe matar ? L’homme qui oublie, ou le souvenir qui
conduit à la mort tout en étant le seul motif de survie ?? La construction grammaticale des deux
propositions relatives (le pronom portugais que peut aussi bien être sujet que complément d’objet)
autorise une interprétation ambiguë que la traduction française ne peut rendre. Ainsi le conflit entre
l’appel du passé et le silence du présent contribue à l’aliénation du personnage. Quant à l’ultime
image de la lune à Ouro Preto, elle s’inscrit dans un contexte tout aussi négatif :
Au loin la lune traverse,
les églises,
et la Ville d’or qui effraie…
… ah, plus personne n’y chante
ses amours et ses désirs…
C’est une nuit blanche et limpide !
Mais à l’Orient,
C’est quel jour noir qui commence ?
E a lua longe atravessa,
entre igrejas,
a Vila de ouro e de espanto...
... ah, por onde ninguém canta
seus amores e desejos...
Assim branca a noite, e límpida!
Mas no Oriente,
que negro dia começa?
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Sa lumière est celle d’un cauchemar fantastique, l’astre des nuits ne faisant que présager un
jour pire encore, et en contradiction totale avec la magie symbolique dont pourrait être porteur dans
l’absolu le terme même d’Orient.
Le point de vue de l’aimée surgit dans la séquence immédiate, avec le Romance LXX ou Do
Lenço do Exílio. Marília, enfin dotée de la première personne, y est représentée en train de broder
un mouchoir en guise d’adieux. Sur ce thème déjà plus longuement traité dans un recueil antérieur
au Romanceiro1, Cecília élabore un poème en heptasyllabes – donc le mètre du romance
traditionnel -, mais présentant une structure originale : six strophes de cinq vers rimant selon le
schéma ABABA, et dans un choix où ce sont les rimes riches qui dominent. Une telle option pour une
poésie savante, ajoutée au fait que c'est la voix de l'aimée qui se plaint, porte l'écho des cantigas
d'amigo des troubadours portugais.
Par ailleurs, chaque strophe s'organise en un quatrain que prolonge un vers imprimé à part,
sur le centre de la page et entre parenthèses. Cette présentation met en évidence chacun des six vers
détachés à la fin de chaque strophe, tout en invitant le lecteur à interpréter leur contenu comme
autant d'informations décalées par rapport à celles qui sont transmises par les quatrains. De la sorte,
ce que le discours de la protagoniste prétendrait occulter - le texte entre parenthèses - se trouve en
même temps au premier plan du fait de la mise en page.
S'adressant à un Gonzaga qui ne sera jamais désigné autrement que par la deuxième
personne du pluriel, Marília brode sur un mouchoir recueillant des larmes discrètes, la fleur qui
matérialise sa douleur. Mais cette prise de parole est limitée par une autocensure que la première
parenthèse signifie et que confirme le repli sur soi inscrit dans la seconde :
(Si vous entendiez mes pensées !)
(Ai se ouvísseis o que penso !)
Si vous entendiez mes paroles
ici entre ces quatre murs…
Mais le temps est votre ami,
vous ne m’entendez ni voyez.
Ai, se ouvísseis o que digo
entre estas quatro paredes…
Mas o tempo é vosso amigo,
que não me ouvis nem me vedes.
(Ma douleur n’est que pour moi.)
(Minha dor é só comigo.)
Même si le soliloque n'a aucune chance d'être perçu par qui que ce soit étant donné la
situation de celle qui le formule et l'éloignement du destinataire, la souffrance du sujet n'est
exprimée que par des allusions et des soupirs : trois exclamations discrètes et trois séries de points
1
. Cf. "Este é o lenço", composition publiée en 1945 dans le recueil intitulé Mar Absoluto e outros Poemas. Il se
présente sous la forme de 74 vers en majorité heptasyllabes de temps à autre entrecoupés de vers plus courts, et avec
une assonance unique en a-o de bout en bout dans les vers pairs. Il s'agit donc d'une variation sur le schéma du romance
ibérique traditionnel. Le thème de la broderie dans l'œuvre de Cecilia Meireles a été étudié par Ruth CAVALIERI, Cecilia
Meireles : o ser e o tempo na imagem refletida, Rio, Achiamé, 1984, p. 47-57.
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de suspension fonctionnent comme autant de marques de la difficulté à juguler le désespoir.
Parallèlement à cette contention volontaire, elle s'accuse de pusillanimité :
Vous irez par ces mers, je sais.
Je rêverai votre exil
sans sortir de ces endroits,
par faiblesse, honte, peur,
Sei que ireis por esses mares.
Sonharei vosso degredo,
sem sair destes lugares
por fraqueza, pejo, medo,
(et obligations de famille).
(e imposições familiares).
Je broderai tristement
un mouchoir qui me rappelle…
La douleur de votre absence
devient la fleur que je brode.
Hei de bordar tristemente
um lenço com o que recordo…
A dor de vos ter ausente
muda-se na flor que bordo.
(une fleur semence d’angoisse.)
(flor de angustiosa semente.)
Tout en dénonçant à mi-voix son environnement socioculturel, l'héroïne tenterait de
compenser son enfermement physique et psychologique par le rêve et la broderie. L'emploi sans
complément du verbe recordar dont l’étymologie renvoie au cœur en tant que centre vital et source
des sentiments, suggère une dynamique par laquelle la douleur de l'absence est transmutée en
souvenir positif : de la semence d'une angoisse réductrice (du latin angere: resserrer, rendre plus
étroit) et enfouie au plus profond de l'être, surgit l'épanouissement visible de la fleur. Même sans
confidente – les portugaises esseulées des cantigas d'amigo pouvaient, elles, s'épancher auprès de
leur mère ou d'autres femmes de leur âge –, la protagoniste de ce Romance parvient à sublimer le
mal d'amour. Sous le romantisme apparent de l'image, pointe la leçon alchimique d'Hermès
Trismégiste.
Dès lors l'espoir d'une communion entre les amants séparés redevient possible :
Très loin, en terre étrangère
si vous pleurez Vila Rica,
sur ce mouchoir de fine toile
pensez aux larmes qui restent
Muito longe, em terra estranha
se chorais por Vila Rica,
neste lenço de bretanha
pensai no pranto que fica
(à l’ombre de ces montagnes !)
(à sombra desta montanha!)
Le mouchoir que jamais Gonzaga ne pourra avoir en mains, devient un lien concret : mettant
en contact immédiat les larmes éventuelles du poète exilé et le tissu de la brodeuse, la construction
de la strophe associe leurs souffrances respectives, même si, grammaticalement, la seule
interprétation correcte consiste à rapporter le mouchoir aux sanglots de celle qui est restée à Vila
Rica. De plus la dernière parenthèse relative aux montagnes de Minas ne peut s'interpréter comme
expression de la seule douleur rentrée de Marília. Elle constitue une invitation à situer le poème à
un autre niveau : par delà le drame personnel d'une jeune femme prisonnière de cette terre
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brésilienne à qui les pensées de l'être aimé l'associeraient, c'est de la saudade en tant que lien tissé
entre tout exilé quel qu'il soit et la terre de ses origines qu'il s'agit. C'est bien d'ailleurs ce
qu'annonce ce titre de Romance LXX ou Do Lenço do Exílio.
Dans la séquence immédiate, le Romance LXXI ou de Juliana de Mascarenhas - soixantehuit heptasyllabes à assonance unique en –a dans les seuls vers pairs - tout en renvoyant Marília au
second plan, permet un saut dans le temps et dans l’espace :
Juliana de Mascarenhas,
perdue si loin dans tes pensées
lève ton visage brun,
lance tes yeux sur la mer
car déjà a franchi la barre
un grand et puissant navire,
l’Immaculée Conception,
Princesse du Portugal.
Vers l’exil s’en va un homme
que bientôt tu rencontreras.
Juliana de Mascarenhas
que andas tão longe, a cismar,
levanta o rosto moreno,
lança teus olhos ao mar,
que já saiu barra afora,
grande poderosa nau,
Senhora da Conceição,
Princesa de Portugal.
Vai para o degredo um homem
que breve irás encontrar.
Ce romance conforme à la versification classique rappelle le Romance da Bela Infanta qui
dans la tradition portugaise met en scène au bord de la mer une noble dame attendant le retour de
son époux1. Mais si l’infante portugaise attendait le père de ses enfants parti en croisade, ici c’est
une voix brésilienne qui prédit à une belle aux yeux noirs sa rencontre avec son futur mari :
Juliana de Mascarenhas,
lointaine rose orientale,
ouvre tout grand tes yeux noirs
sur ces plages de la mer :
regarde si va descendre
regarde si déjà descend
d’entre les voiles, et les cordes
et les échelles de la nef,
celui qui vient de si loin,
celui que le destin amène
- peut-être que pour ton bien
- peut-être que pour son mal.
Juliana de Mascarenhas,
distante rosa oriental,
estende os teus olhos negros
por essas praias do mar:
vê se já não vai baixando,
vê se já não vai baixar,
dentre as velas, dentre as cordas,
dentre as escadas da nau,
aquele que vem de longe,
aquele que a sorte traz
- quem sabe para teu bem
- quem sabe para seu mal.
Cette prédiction ambiguë persiste dans l’hypothèse de l’aliénation du poète. Et alors que
Marília appartient au passé, une autre femme se dresse maintenant à l'horizon de l'exil :
1
Juliana de Mascarenhas
Dieu toujours sait ce qu’il fait (…)
Juliana de Mascarenhas
Deus sempre sabe o que faz (…)
Plus que la belle Marília
tu pourras ici briller.
Viens voir cet homme tranquille
qu’ils ont envoyé en exil.
Mais do que Marília a bela
poderás aqui brilhar.
Vem ver este homem tranqüilo
que mandaram degredar.
Cf. supra, le troisième Cenário du Romanceiro, qui renvoie aussi au Romance da Bela Infanta.
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En porte-parole de la volonté divine, le sujet poétique invite Juliana à s’y conformer en
jouant le rôle de substitut lumineux de la belle Marília. Et l’accomplissement de ce destin se déroule
dans le cadre de la fatalité de mai avec le Romance LXXII ou de Maio no Oriente que nous avons
déjà analysé, et auquel nous renvoyons après avoir rappelé que dans ce poème seuls les
commentaires des mauvaises langues se souviennent de Marília. Quant à Gonzaga il ne
réapparaîtrait plus au premier plan du Romanceiro, l’hypothèse de son aliénation mentale
demeurant la seule valable dans un contexte où son mariage prend des allures de parjure
incompréhensible :
Et sur les Saints Évangiles,
l’ancien fiancé a juré.
(Sûr qu’aujourd’hui le voilà
un autre qu’il n’était pas.
Son cœur on le lui a ôté
et où le lui a-t-on mis ?)
Sobre os Santos Evangelhos,
o antigo noivo jurou.
(É certo que hoje está sendo
alguém que outrora não foi.
O coração que já teve,
quem lho tirou e onde o pôs?)
Désormais la souffrance de l’amante esseulée occupe le devant de la scène, auprès d’autres
victimes de la tragédie de l’Inconfidência.
3 - Le Calvaire de Marília
Sous le titre de Imaginária Serenata, la parole est redonnée à Marília en un discours transcrit
en italiques, et au caractère fondamentalement lyrique qui explique l’abandon de la référence au
terme de romance. Quatre ensembles de huit pentasyllabes, dans une combinaison savante de rimes
–
ABCDABCD
– renvoient à la tradition populaire que le terme de sérénade suppose, à savoir un
concert vocal ou instrumental donné lors d’une promenade nocturne ou sous les fenêtres d’une
femme. À cette définition1, nous pouvons ajouter les précisions suivantes :
Nous avions les sérénades amoureuses, avec chants
accompagnés à la guitare entonnés aux portes de
l’aimée, ainsi que les hommages sociaux rendus par
un groupe en signe d’admiration. Jusqu’aux
premières décades du XXe siècle la sérénade était
une institution sociale. Les nuits de lune, elle
parcourait les résidences des amis, en chansons et
repas, jusqu’au lever du jour. Le protocole exigeait
que les portes et fenêtres soient fermées pour ne
s’ouvrir qu’une fois la première aubade chantée.
Tínhamos as serenatas amorosas, canções e
modinhas entoadas à porta da namorada, como
também as homenagens sociais, prestadas por um
grupo que desta forma significava a admiração. Até
às primeiras décadas do séc. XX a serenata era uma
instituição social. Nas noites de luar, percorria as
residências dos amigos, cantando e repetindo ceias,
até o amanhecer. Mandava o protocolo que as
portas e janelas estivessem fechadas e fossem
abertas depois de cantada a primeira modinha2.
1
Cf. concerto vocal ou instrumental que se dá de noite em passeio noturno ou debaixo das janelas de mulher
(Dicionário de MORAIS E SILVA).
2
Luis da CÂMARA CASCUDO, Dicionário do Folclore Brasileiro, São Paulo, Melhoramentos, 1979, p. 707-708.
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En fait, si dans le poème de Cecília, la nuit et la lune règnent bien sur un décor où une rue,
une maison et une fenêtre se dessinent sur l'horizon vague d'une agglomération, au lieu d’un chant
d'amour masculin c'est une voix féminine qui s'exprime de bout en bout. Et cette voix féminine
rapporte des hallucinations organisées selon six occurrences du verbe ver, dont quatre dans la
combinaison vejo-te qui ouvre le poème sur un tutoiement qu’en temps normal une jeune fille de
bonne famille aurait soigneusement écarté, même pour s’adresser à son futur époux :
Je te vois passer
dans cette rue-là
avec cet ami
qu’on a trouvé mort.
Et je me demande
Quand je serai tienne
si tu viens à moi
d’un port aussi noir ?
Vejo-te passando
por aquela rua
mais aquele amigo
que encontraram morto.
E pergunto quando
poderei ser tua
se vens ter comigo
de tão negro porto?
Ces hallucinations débutent donc sur l’arrestation de Gonzaga en compagnie de Manuel da
Costa, l’ami qu’on trouverait mort dans sa prison d’Ouro Preto. Elles s'inscrivent en parallèle à
celles que nous avons vu gagner le personnage de Gonzaga dans le Romance LXIX ou do Exílio de
Moçambique, où, depuis l’Afrique, le poète s'abandonnait à une vision nocturne découpant le visage
de l'aimée dans l'embrasure d'une fenêtre, et sous l’éclat d'une lune porteuse de la lumière perdue en
contraste avec les ténèbres imposées par le destin.
De plus, elles font écho aux tourments que, dans la Lira 12 qu’il écrivait en captivité,
Gonzaga suppose accabler la femme aimée1. Notamment un rapprochement s'impose avec la
cinquième strophe dudit poème :
Quand passera dans la rue
mon honorable compagnon
sans qu’avec lui tu me voies
cheminant auprès de lui,
tu pourras dire : le destin
n’a pas frappé que moi seule,
il a aussi cassé, inhumain,
l’union la plus fidèle.
Tu enverras aux dieux sourds
de nouveaux soupirs en vain.
Quando passar pela rua
o meu companheiro honrado,
sem que me vejas com ele
caminhar emparelhado,
tu dírás: Não foi tirana
somente comigo a sorte;
também cortou desumana
a mais fiel união.
Mandarás aos surdos deuses
novos suspiros em vão.
Quant au tutoiement que maintenant Marília reprend au fiancé qu’elle vouvoyait dans le
discours du Lenço do Exílio, il ne fait qu’accentuer l’éloignement qui les sépare :
Ah, qui met des chaînes
aussi à mes bras ?
Qui mon âme effraie
Ah, quem põe cadeias
também nos meus braços?
Quem minha alma assombra
1
. Lira 12, édition de RODRIGUES LAPA deuxième partie. La relation entre cette lira et la serenata du Romanceiro a été
signalée par Sílvia PARAENSE, in Cecília Meireles, Mito e Poesia, UFSM, Santa Maria, 1999, p. 108.
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de tant de danger ?
En rêves tu entoures
mes pas obscurcis.
ton ombre entend-elle
ce qu’au loin je dis ?
com tanto perigo?
Em sonhos rodeias
meus ocultos passos
Ouve a tua sombra
o que, longe, digo?
Le fantôme de Gonzaga, est associé à une menace pesant autant sur le corps que sur l'âme de
celle qui ne parvient pas à établir le dialogue, et qui, lorsqu'elle perçoit les paroles de l'aimé,
constate qu'elle est absente de l'espace qu'il occupe :
Je te vois à l’église
Je te vois au pont,
dans la pièce ici…
Pour mon châtiment
je ne me vois pas
aussi à l’horizon.
Et j’entends ta voix
sans être avec toi.
Vejo-te na igreja,
vejo-te na ponte,
vejo-te na sala…
Todo o meu castigo
é que não me veja,
também no horizonte.
Que ouça a tua fala
sem me ver contigo.
Abusé par la vue et par l'ouïe, aux frontières de la folie, alors que la lumière lunaire se pose sur sa
fenêtre, le sujet poétique doit se rendre à l’évidence en constatant son incapacité à trouver le repos
dans le sommeil. Et pourtant, brusquement, l'influx de la lune devient bénéfique et transmute
l'obsession cauchemardesque en un nouveau rêve positif :
Par la belle nuit,
l’amour continue.
Avec lui je suis
aux pieds de son maître.
Pela noite bela,
o amor continua.
Deita-me consigo
aos pés do seu dono.
Alors que le délire onirique a atteint un climax, ces quatre derniers vers, en opposition totale
avec tout ce qui précède, mettent en place une nouvelle hallucination, cette fois euphorisante, sur
une image où l’allégorie de l’amour réunit les amants jusqu’alors séparés. Mais cette hallucination
n'a de sens dans le contexte que si la beauté subite de cette nuit relève d'une dimension qui n'est
plus celle de l'espace-temps des hommes : aux pieds de son amant, l'aimée gît désormais dans
l'éternité, là où l'amour s'installe dans une continuité que le temps chronologique ne menace plus.
Au bout du compte, la chute de cette Sérénade Imaginaire ne nous semble pas la meilleure
des réussites du Romanceiro - et nous ne pouvons souscrire à l'interprétation à l'eau de rose selon
laquelle une lune de happy end serait devenue « un moyen de transport qu'utiliserait Cupidon entre
Minas et l'île de Mozambique » pour mettre un terme aux tourments de l'héroïne1.
C'est encore un cauchemar qui sert de trame à l'anecdote sur laquelle est construit le
Romance LXXIII ou Da Inconformada Marília, premier des trois uniques poèmes où le nom de la
1
. Cf. "Assim transforma-se o amor num meio de transporte que a conduz até Moçambique, onde pode, então, estar
junto dele" (Lúcia H. MANNA, Op. cit. p. 164).
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protagoniste figure dans le titre même de la composition. Élaboré en 42 heptasyllabes à assonance
unique en a/o, c'est un des romances entièrement conforme au schéma traditionnel, d'autant plus
que la présence d'un narrateur y est maintenue de bout en bout, en tant que commentateur d’une
révision de l’Arcadie :
Marília, la belle, en tourment
subissait la noirceur d’un rêve :
son corps survolait au loin,
au loin un pré étranger.
En cherchant l’amour perdu,
L’ancien discours de l’aimé.
Pungia a Marília, a bela,
negro sonho atormentado :
voava seu corpo longe,
longe por alheio prado.
Procurava o amor perdido,
a antiga fala do amado.
Ce nouveau cauchemar de l'héroïne se déroule tout au long de trois unités de quatorze vers,
couronnées chacune par la reprise d'un distique où les variantes signifient le contexte dans lequel
l'obsession lancinante acquiert une formulation. La première fois, il s'agit d'une réaction
inconsciente, contre la voix d’un « oracle » perçu en rêve et lui enjoignant d'oublier :
Et elle, en dormant, gémissait
« Rien que s’il était aliéné ! »
E ela dormindo, gemia
"Só se estivesse alienado!"
C’est donc à Marília qu’incombe maintenant la charge de donner de la consistance à
l’aliénation mentale du poète qu’elle inscrit à trois reprises dans son discours.
La deuxième fois, c'est une protestation consciente à l'encontre d'autres voix qui la
poursuivent dans son délire de ce côté-ci du sommeil :
Parmi les larmes se dressait
son clair visage éveillé.
Elle tournait les yeux à la ronde,
et alors de chaque côté,
des voix navrées et discrètes
transmettaient le même message (…)
La belle, pourtant, gémissait :
« Rien que s’il était aliéné ! »
Entre lágrimas se erguia
seu claro rosto acordado.
Volvia os olhos em roda,
e logo, de cada lado,
piedosas vozes discretas
davam-lhe o mesmo recado (…)
A bela, porém, gemia:
"Só se estivesse alienado!"
La troisième et dernière fois, c'est contre sa propre conviction exprimée dans son for
intérieur en écho aux voix du dehors :
Pourtant son cœur lui disait
– son cœur en proie au malheur –
« Peut-être a-t-il oublié…
Peut-être est-il marié… »
Ses lèvres pourtant gémissaient :
« Rien que s’il était aliéné ! »
Bem que o coração dizia
- coração desventurado "Talvez se tenha esquecido…
Talvez se tenha casado…"
Seu lábio, porém, gemia:
"Só se estivesse alienado!"
Ainsi s’expose le conflit qui hanterait l'héroïne en une obsession où les frontières entre
conscient et inconscient ne seraient pas clairement établies :
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Et la brume du soir venait
de son voile si délicat,
couvrir la tour, la montagne,
la fontaine, la toiture…
Ah, que de brume dans le temps
longuement accumulée.
E a névoa da tarde vinha
com seu véu tão delicado
envolver a torre, o monte,
o chafariz, o telhado…
Ah, quanta névoa de tempo
longamente acumulado…
Comme le brouillard qui se lève sur Vila Rica, la désintégration menace l'esprit de Marília
obnubilé par la trahison de Gonzaga. D'ailleurs, la référence à la fin de l'après-midi de Minas vient
conférer au cauchemar initial un caractère supplémentaire d'anormalité – ce n'est pas l'heure du
sommeil, le sujet poétique divague en plein jour. L'aliénation supposée de Gonzaga devient aussi
celle de Marília, enfermée dans un conflit dont elle ne trouvera d'issue que dans la mort.
Les deux derniers poèmes consacrés à Marília sont totalement détachés de tout rapport avec
Gonzaga. Le Retrato de Marília em Antonio Dias sert de clôture au troisième grand cycle du
Romanceiro, alors que l'héroïne survit encore à la tragédie qui s'est abattue sur l'autre couple majeur
– Alvarenga et Bárbara Eliodora que nous analyserons plus loin. Enfin, dans le dernier Romance du
recueil – LXXXV ou do Testamento de Marília -, l’héroïne est censée prendre congé de la société,
avant que la Fala aos Inconfidentes Mortos ne propose une tentative de bilan dans laquelle la
mémoire collective tirerait les leçons de l'Histoire – avec un grand H.
Le dernier portrait de Marília la met en scène dans un poème non défini en tant que romance
et qui, à la fois en italique et entre parenthèses, la situe donc doublement ailleurs, bien qu’il s’agisse
d’un espace limitée à la rue et à l'église de son quartier d'Antonio Dias à Ouro Preto. En un texte de
construction savante - cinq quatrains d'octosyllabes aux rimes embrassées (ABBA /
CDDC,
etc) se
terminant sur un distique qui referme le système en le suspendant sur lui-même par la reprise des
deux rimes de l'ultime strophe (JKKJ /
JK)
– un narrateur anonyme invite à accompagner ce qui
pourrait être le dernier déplacement de l'héroïne jusqu'à sa fixation définitive dans la mort. Après
les cauchemars des premiers temps de la séparation d'avec Gonzaga, la consolation éventuelle de la
religion ? Une consolation dont nous ne saurons rien, puisque le narrateur n'a accès au for intérieur
de son personnage que pour y constater qu'elle est quasiment privée de toute activité psychique.
Ainsi, les deux premières strophes dessinent-elles une silhouette cheminant péniblement vers le
temple de Vila Rica :
(Celle-ci qui monte lentement
par la côte de son église,
bien qu’elle ne le soit déjà plus,
était claire rose de nacre.
Et sa chevelure sans tresse
aux lueurs d’aurore d’amour,
n’était pas l’argent d’aujourd’hui
mais un noir velours ondulé.
(Essa que sobe vagarosa
a ladeira da sua igreja,
embora já não mais o seja,
foi clara, nacarada rosa.
E seu cabelo destrançado,
ao clarão da amorosa aurora
não era esta prata de agora,
mas negro veludo ondulado.
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L'évocation de ce déplacement vers les hauteurs où se dresse le but du voyage - l'église,
espace sacré intermédiaire entre le ciel et la terre – permet au narrateur d'opposer la luminosité du
passé à la réalité présente. Dans ce cliché rebattu nous retrouvons les lieux communs de la
littérature baroque, conjuguant l'Arcadie de sic transit en ubi sunt.
Une fois à l'intérieur du temple, la silhouette se fige dans une pose significative :
Celle qui s’incline si pensive
et sur la messe a les yeux clos,
elle n’appartient plus à la terre :
elle ne vit plus que dans la mort.
A que se inclina pensativa
e sobre a missa os olhos cerra,
já não pertence mais à terra:
é só na morte que está viva.
L'inclinaison physique et le recueillement marqué par la fermeture des yeux sont aussitôt
interprétés comme signes avant coureurs de la mort. Et alors que se déroule la cérémonie, Marília
devient le centre de tous les regards :
Et toutes les femmes contemplent,
la tranquillité de ses ruines,
soutenue par des mots latins
de requiem et de miserere.
Contemplam todas as mulheres
a mansidão das sus ruínas,
sustentada em vozes latinas
de réquiens e de misereres.
C'est bien en son honneur qu'un office funèbre se déroule :
Le corps quasiment sans pensée
dans un linceul de soie obscure
aux lèvres de cendre murmure
« memento, memento, memento…»
agenouillé sur le pavé
qui deviendra sa sépulture.
Corpo quase sem pensamento
amortalhado em seda escura,
com lábios de cinza murmura
"memento, memento, memento…"
ajoelhada no pavimento
que vai ser sua sepultura.)
Elle-même participe au rituel en répétant le premier mot de la prière des morts, qui est
aussi celui qui ouvre la formule consacrée de l'office du Mercredi des Cendres1:
Sur ses lèvres, ce triple memento, expression possible de ses dernières paroles, ajoute une
résonance supplémentaire à la suggestion de la formule rituelle, puisque, dans le Romanceiro, toute
la vie de Marília pourrait se résumer par le retour lancinant du souvenir, avec en prime, le rappel
possible de la mort de Gonzaga. Quant à son vêtement de deuil enserrant un corps réduit à un
minimum de densité physique et d'activité psychique – dans le contexte le terme de pensamento
retrouve l'étymon pensare : peser - il est considéré comme l’équivalent d’un linceul. Enfin, dans
l'attitude qui lui est attribuée par le dernier distique, elle occupe l'espace qui effectivement reviendra
à la dépouille du personnage historique, jusqu'au 20 avril 19382, date à laquelle ses restes seront
1
. Memento homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.
Selon l’acte d’exhumation, le registre des sépultures de la Matrice d’Antonio Dias mentionnait que la tombe de Maria
Dorotéia se trouvait au maître-autel, sous le numéro 11 (Augusto de LIMA Jr, 1998, Op. cit. p 158).
2
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transférés dans la salle contiguë au mausolée d'Ouro Preto1. Ainsi le déroulement du poème
suggère-t-il que ce dernier voyage de Marília équivaut à un rituel de passage grâce auquel le
personnage entrerait définitivement dans l'espace sacré qui lui était réservé hors du monde profane
où elle n'avait pas trouvé sa place.
Quant au Romance LXXXVIII, ou Do Testamento de Marília, c'est de la mort sociale de
Maria Dorotéia de Seixas qu'il traite en évoquant la protagoniste occupée à la transmission de ses
richesses terrestres.
Daté du 2 octobre 1836 le testament historique de Maria Dorotéia Joaquina de Seixas, était
donc antérieur de presque dix-sept ans à son décès. Le texte in-extenso publié en 1932 par un de ses
descendants2 a été repris en 1936 par Augusto de Lima Jr. (Op. cit., 1998, p. 154-55). Il s’agit d’un
document très succinct : après s'être identifiée, la testatrice désigne ses légataires, sa nièce, Dona
Francisca de Paula Manso de Seixas - fille naturelle de son frère Francisco de Paulo Mayrinck, elle
résidait chez Marília -, et un certain Anacleto Teixeira de Queiroga, résidant, sans autre précision, à
Rio de Janeiro. A ces éléments s'ajoutent les dispositions relatives aux funérailles et la répartition de
sommes d'argent en messes pour le repos de l’âme de la signataire.
De ce document historique le poème ne reprend aucune donnée précise : le narrateur se
limite à des allusions qui vaudraient pour n'importe quel testament de n'importe quel personnage
disposant d'une certaine fortune. En particulier, ce narrateur passe sous silence les noms des
héritiers. Il évite ainsi la question de l'éventuelle infidélité de l'héroïne : en effet, selon des
historiens disposant d'arguments sérieux3, Anacleto Teixeira de Queiroga serait le fils illégitime
qu'elle aurait eu de Manoel Teixeira Queiroga, un personnage ridiculisé sous le pseudonyme de
Roquério dans la troisième des Cartas Chilenas, mais que la liste de ses biens mis sous séquestre à
Ouro Preto en 1794, et notamment celle des ouvrages de sa bibliothèque, permet de classer parmi
les personnages cultivés de la bonne société de l’époque4.
1
. Vila Rica changeait de nom du vivant de Marília, par décret impérial du 24 février 1823 conférant à la ville le nom de
« Cité impériale d’Ouro Preto » - cf. Waldemar de ALMEIDA BARBOSA, Dicionário Histórico-Geográfico de Minas
Gerais, Belo Horizonte, Saterb, 1971, p. 330.
2
Tomaz BRANDÃO, Marília de Dirceu, Belo Horizonte, Guimarães, 1932, p. 411-413.
3
Les tenants de l'hagiographie (LIMA Jr, op. cit, p. 134, José CRUX VIEIRA, op. cit, p. 743-46) conservent l'image de la
vierge inconsolée, contre Richard BURTON Viagens aos planaltos do Brasil, São Paulo, Editora Nacional, 1941, T II,
Cap. XXXVI, p.78-84 (accessible sur Internet in http://www.brasiliana.com.br) et contre les historiens qui optent pour
l'oubli et les faiblesses de la chair - Adelto GONÇALVES, 1999, p 272, Eduardo FRIEIRO, O diabo na livraria do Cônego,
Itatiaia, Belo Horizonte, 1981, p. 117, et RODRIGUES LAPA, qui à ses publications antérieures rajoutait une dernière
main, avec un article du Suplemento Literário de Minas Gerais en date du 8 mars 1975 ; sous le titre de Os Amores de
Marília e Dirceu, il entendait même démontrer, à partir de certaines des Liras de Gonzaga, que la belle Marília n’avait
guère résisté sexuellement au poète et que c’était elle qui aurait pris l’initiative de rompre avant que lui ne soit
condamné à l’exil (article accessible sur le site de la biblioteca on-line de l’Université Fédérale de Minas Gerais, in
http://www.letras.ufmg.br).
4
Cf. Laura de Mello e Souza, “O ouro das estantes”, Revista do Arquivo Público Mineiro, Belo Horizonte, 2012 Vol.
48, p. 54-63 -http://www.siaapm.cultura.mg.gov.br/acervo/rapm_pdf/2012D04.pdf
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C’est donc sur une anecdote conforme à l’hagiographie mise en place antérieurement que
Cecília élabore une composition en heptasyllabes de six strophes de six vers chacune présentant une
combinaison complexe de rimes en
ABCBDB.
À partir du mètre traditionnel du romance, il s’agit
d'une construction savante, adaptation relativement simplifiée de la fameuse sextine des
troubadours remontant à Arnault Daniel et au XIIe siècle, une composition complexe que Pétrarque
réutilisait un siècle et demi plus tard1.
Accumulant exclamations, interpellations et interrogations lyriques, un narrateur anonyme
lance sa protestation personnelle contre le pouvoir néfaste de l'or. Dès les premiers mots de la
première strophe, ce narrateur, jouant sur la polysémie dont est porteur le mot pena, accuse la
plume que tiendrait Marília de ne servir qu'à de médiocres calculs :
Triste plume, triste plume
qui glisses sur le papier ! –
que de lettres tu n’as écrites,
- que de vers tu n’improvises
qu’entre chiffres tu te débats
Et en chiffres t’immortalises.
Triste pena, triste pena
que pelo papel deslizas!
– que cartas não escreveste,
- que versos não improvisas
- que entre cifras te debates
e em cifras te imortalizas...
C'est ensuite la polysémie de la « fortune » qui sert de point de départ à une diatribe contre
les richesses matérielles dénoncées comme sources du mal :
Prix offert à tant de traîtres
douleur de tant de condamnés!
Prêmio de tantos traidores
dor de tantos condenados!
Quant à la protagoniste c'est une figure que le narrateur voit s'entêter paradoxalement sur la
frontière de l'existence, dans l'accomplissement d'une tâche dérisoire la reliant encore au système
social qui pourtant ne lui laisse d'autre issue que la mort :
Marília écrit, elle écrit
son tout petit testament ;
en vérité, pourquoi vit-elle,
si la mort est son aliment ?
si elle chemine vers la mort
sur la chaise lente du temps ?
Escreve Marília, escreve
seu pequeno testamento;
na verdade, por que vive,
se a morte é o seu alimento?
se para a morte caminha,
na sege do tempo lento?
Contre cette image d'une femme résignée en train de faire des adieux conformes aux bonnes
règles d'une société policée, l'indignation du narrateur se fait jour dans une nouvelle série
d'interpellations contre l'or :
1
. La sextina est en décasyllabes, et se termine sur un tercet. Les rimes consistent en la reprise des six mots figurant à la
fin de chaque vers de la première strophe et replacés dans des positions différentes dans chacune des cinq strophes
suivantes. Enfin, on doit retrouver ces mêmes six mots dans le tercet final : trois à l'hémistiche, trois à la rime (Geir
CAMPOS, Pequeno Dicionário da Arte Poética, São Paulo, Cultrix, 1978 p. 149).
On peut également voir dans le choix de la sextina l'écho de certaines des liras de Gonzaga rédigées en l'honneur de
Marília, notamment les n° 20, 29, 30 de la deuxième partie de l'édition de Rodrigues Lapa.
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Qu’êtes-vous donc, or de Minas
dans l’Océan de Dieu, si grand ?
Partagez-vous, partagez-vous,
or de tant de convoitises…
(tant d’amour rompu par vous
en injures et injustices !
Et maintenant on vous compte
pour dire de pieuses messes !)
Que sois vós, ouro das Minas
no Oceano de Deus, tão fundo?
Reparti-vos, reparti-vos,
ouro de tantas cobiças…
(tanto amor que separastes
entre injúrias e injustiças!
E agora que sois contado
para a piedade das missas!)
Matière infime en comparaison de l'infini du divin – remarquons au passage l'écho de la
tradition alchimique dans cette image de l'Océan de Dieu dissolvant l'or de la terre – les richesses
des hommes sont dénoncées dans le mal qu'elles provoquent. Et comble d'ironie, ce mal est
« recyclé » dans la liturgie du christianisme qui se voudrait compensatrice des souffrances terrestres
provoquées justement par la soif des richesses matérielles.
Enfin, une dernière strophe couronne le poème par le bilan de toute une vie qui dénonce le
caractère dérisoire des ultimes dispositions du testament en cours de rédaction :
Triste plume, triste plume...
Triste Marília qui écrit ;
Un âge si grand à souffrir
pour une vie aussi brève.
Bien des messes… bien des messes…
(que la terre lui soit légère.)
Triste pena, triste pena…
Triste Marília que escreve.
Tão longa idade sofrida,
para uma vida tão breve.
Muitas missas … Muitas missas…
(Que a terra lhe seja leve.)
En y opposant âge et vie le narrateur confère à ce dernier terme le sens positif qui mesure la
brièveté du temps des amours. Et la dernière parenthèse dans la banalité d’un poncif, renvoie à la
résignation dont le sceau marque définitivement l'image de Marília.
Ainsi donc, Cecília propose dans le Romanceiro une image de Marília conforme à la
tradition romantique soucieuse de fournir à la mémoire collective brésilienne un couple susceptible
d'être élevé au niveau des grands mythes de la littérature occidentale. Et cette image est construite
dans des compositions où nous avons pu déceler les échos des traditions ibériques – la poésie
savante des troubadours du moyen âge, les formes populaires du romancero et celles plus récentes
héritées de la pastorale baroque.
Le choix de Cecilia a consisté à inscrire d'abord le nom de Marília dans la constellation d'une
Arcadie brésilienne liée aux poètes de l'Inconfidência et vouée à disparaître en même temps
qu'échouerait la conjuration. En n'individualisant progressivement son héroïne qu'une fois terminée
la tentative de soulèvement contre le pouvoir en place, Cecília la confinait dans le rôle de victime
d'un système socioculturel contre lequel elle ne réagissait que par le repli sur soi. Il est
symptomatique de constater que le Romanceiro ne se situe jamais dans la perspective positive du
temps des amours heureuses. Il en déplore uniquement la perte irrécupérable, en renvoyant le
bonheur des hommes au niveau des chimères de la pastorale.
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Quant aux quelques poèmes où le rôle de protagoniste est attribué à Marília, ils ne lui
laissent d'échappatoires que dans la solitude des travaux d'aiguille d'abord, puis dans le rêve
hallucinatoire débouchant sur une forme d'aliénation mentale. Face à un destin qui se résume à
l'ascension de la côte conduisant à l'église où sa sépulture l'attend, elle apparaît comme une autre
espèce de martyr, condamnée par une société où les voix féminines ne peuvent pas s'exprimer.
Victime elle aussi de la malédiction de l'or réduit à sa seule matérialité, la Marília du Romanceiro
ne parvient à sublimer le malheur qu'en brodant la fleur de la saudade sur le mouchoir des adieux et
en franchissant la frontière qui la libère des limites de l'espace-temps des hommes par un rituel de
mort célébré symboliquement dans l'église de son quartier - une église dont le Romanceiro omet la
qualité de Matrice et la référence à Nossa Senhora da Conceição sous l'invocation de laquelle elle
se trouve en réalité, pour ne conserver que le nom d'Antônio Dias, le bandeirante fondateur de Vila
Rica, et, de ce fait, à l'origine de la funeste destinée de toutes les victimes de l'or, dont Marília, la
principale figure aux côtés de la Reine Maria Ia et de Barbara Eliodora dans la galerie des femmes
sacrifiées élaborée par Cecília.
ÉPILOGUE : LA TROISIÈME RIVE DE LA MÉMOIRE
Dans le Discours Initial1 nous avons pu constater comment Cecília invite le lecteur à
interpréter la dynamique de l’Histoire comme une indicible conjonction dont elle illustrait le
mystère en concluant le poème sur une image soulignée par une exclamation :
Ô versants silencieux
par lesquels se précipitent
d’inexplicables torrents,
en éternelle obscurité !
Ó silenciosas vertentes
por onde se precipitam
inexplicáveis torrentes,
por eterna escuridão!
Or, cette même image, référence au système de lavage de l’or et du diamant dans les
gisements du XVIIIe siècle sert de base au tout dernier Discours – Fala aos Inconfidentes Mortos –
qui clôture le recueil par quarante-sept tétrasyllabes sans rime ni assonance.
Imprimé en italique de bout en bout, ce poème, que le titre annonce comme une ultime
élégie, débute sur un paysage nocturne :
Nuit de ténèbres,
laineuse cape
sur les épaules
courbes des monts
agglomérés…
1
Treva da noite,
lanosa capa
nos ombros curvos
dos altos montes
aglomerados…
Cf. Chapitre II, Le fil d’Ariane.
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Maintenant tout
gît en silence :
amour, envie,
haine, innocence,
au temps immense
toujours se lavent.
Agora, tudo
jaz em silêncio:
amor inveja,
ódio, inocência,
no imenso tempo
se estão lavando.
La métaphore de l’orpaillage s’y inscrit dans la dimension de l’éternité : mais dans les hautes
montagnes que la brume recouvre, ce sont les sentiments humains qui se sont agglomérés en
gisements dans lesquels le temps opérerait son œuvre de décantation. En d’autres termes, le magma
historique accumulé par les affrontements des intérêts matériels a constitué une matière première
désormais en cours de désagrégation :
Grosse rocaille
de vie humaine…
Et noirs orgueils,
naïve audace
et faux semblants
(et faux semblants !)
et lâchetés,
l’immense temps
tourne et retourne
– l’eau implacable
du temps immense,
les décompose,
roulant leur rude
misère à nu.
Grosso cascalho
da humana vida…
Negros orgulhos,
ingênua audácia,
e fingimentos
e covardias
(e covardias!)
vão dando voltas
no imenso tempo
– à agua implacável
do tempo imenso,
rodando soltos,
com sua rude
miséria exposta.
La dynamique irrésistible de la mémoire collective y met en jeu ses forces de dissolution
aquatiques, en les conjuguant, comme le stipule la troisième stance, à des énergies aériennes tout
aussi invincibles et agissant à long terme :
Nuit en suspens,
haut dans la brume :
non, nul ne voit
les lits profonds…
Mais l’horizon
de la mémoire
d’éternité,
bout sous le choc,
d’heures d’antan,
de faits d’antan,
d’hommes d’antan.
Parada noite,
suspensa em bruma :
não, não se avistam
os fundos leitos...
Mas no horizonte
do que é memória
da eternidade,
referve o embate
de antigas horas,
de antigos fatos,
de homens antigos.
Et ces mêmes énergies sont aussi portées par le feu comme le signifie le verbe referver
évoquant un bouillonnement tel celui qui se produit dans les cornues des alchimistes s’ingéniant à
faire surgir l’or en transmutations successives, de Solve en Coagula. Ainsi, la dépuration censée en
découler met en évidence ces pôles de ruine et d’exaltation dont la voix poétique du Discours
Initial disait ne pas comprendre le mystère :
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Et nous voilà
en contrition,
prêtant l’oreille
au cours difforme
noyé de brume
de ce torrent
du purgatoire…
E aqui ficamos
todos contritos,
a ouvir na névoa
o desconforme,
submerso curso
dessa torrente
do purgatório...
Qui dans le crime
tombe épuisé
et qui s’élève
purifié ?
Quais os que tombam,
Em crime exaustos,
quais os que sobem,
purificados?
Le vocabulaire retenu dans cette conclusion ne fait pas que renvoyer aux dogmes du
catholicisme romain : outre l’éventuel sentiment de culpabilité des contemporains du sujet poétique,
la contrition mesure la tension mentale centripète correspondant à l’intensité de leur réflexion ;
quant au torrent du purgatoire il signifie surtout la purification en cours dans les batées de la
mémoire, une purification clairement explicitée dans le quatrain final.
Ainsi, le code symbolique sur lequel se fonde cet épilogue est en totale adéquation avec celui
du prologue centré sur l’exécution de Tiradentes au midi d’un vingt-un avril dont le caractère
sinistre se trouve ici rectifié par la rédemption annoncée. Sous-jacente à la métaphore aurifère et au
lexique religieux, c’est de la tradition d’Hermès Trismégiste telle qu’elle est portée par l’Alchimie
occidentale qu’il s’agit, et en particulier de l’Œuvre au Noir, étape essentielle de la transmutation de
la matière première immonde en or spirituel. Et c’est bien cette tradition qui constitue la fibre
essentielle du fil d’Ariane permettant l’exploration de l’atroce labyrinthe où Cecilia se disait
prisonnière dans la Chambre Centrale où se dresse l’échafaud du Lieutenant Joaquim José da Silva
Xavier.
En accompagnant les chants supposés des multiples aèdes auxquels la parole est donnée tout
au long du recueil, nous avons pu identifier systématiquement les moules formels dans lesquels le
poète les as coulés, tout autant que l’idéologie qui sous-tend la réélaboration de la matière
historique issue des documents dont elle pouvait disposer.
Ces moules formels, ne se limitent pas à une simple reprise des schémas hérités de la
tradition épico-lyrique du romancero ibérique. Leur analyse systématique a permis de constater la
variété d’un choix ouvert sur la préciosité d’une poésie savante alternant avec des références
populaires caractérisées – et notamment le fait que l’identification sous le titre de romance retenue
pour la majorité des poèmes correspond stricto sensu à un nombre réduit de productions : les
romances authentiques ne dépassent guère un sixième du total. Aux côtés de ces romances et des
sizains d’heptasyllabes à rimes simples du type
ABCBDB
caractéristiques de la poésie des chanteurs
populaires du sertão, le Romanceiro reprend des schémas propres à la poésie du Moyen Âge et de la
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Renaissance, cette dernière illustrée notamment par la terza rima du premier Cenário reprise de la
Divine Comédie ; en syntonie également avec les œuvres des poètes compromis dans
l’Inconfidência, bon nombre d’emprunts à l’Arcadie baroque y ont été identifiés ; quelques essais
plus libres émaillent également le recueil, comme la versification irrégulière qui sert de base à la
grandiloquence de la diatribe dénonçant les Pusillanimes, ou, avec plus de réussite, les sept
quatrains d’énnéasyllabes du Romance IX ou de Vira-e-Sai dédié à Santa Ifigênia.
Dans le cadre de cette analyse formelle, un jeu subtil a pu aussi être mis en évidence dans
l’utilisation de la symbolique des nombres ; nous rappellerons ici à titre d’exemple les
« coïncidences » les plus significatives :
- les 77 heptasyllabes du Romance XII ou de Nossa Senhora da Ajuda servant de base à un
tableau où l’enfant Joaquim José occupe la position centrale entre ses six frères et sœurs au pied de
la Vierge du Bon Secours ;
- le Romance XXIII ou das Exéquias do Príncipe fondé sur sept dizains d’heptasyllabes
d’une élégie lamentant la perte d’un Centre autour duquel aurait pu se constituer une société
nouvelle, et cela en l’an 88 dont le graphisme figure en chiffres à la fin de la première et de la
dernière stance ;
- le Romance LXIV ou de uma Pedra Crisólita dont les huit sizains d’octosyllabes ferment le
cycle de Tiradentes sur la Pierre d’Or que le héros n’aurait pu faire lapider, une authentique Pierre
Philosophale que l’Histoire se chargerait d’identifier avec le temps ;
- le Romance XLVIII ou do Jogo de Cartas où dans les sept quintils d’heptasyllabes sept fois
de suite l’Unité du premier vers se dédouble dans la Dualité du Pair et de l’Impair en une
conjugaison de rimes reconstruisant systématiquement le nombre sept ;
- le Romance LXXX ou Do Enterro de Bárbara Eliodora, clôturant le cycle de la Rivière aux
Morts en soixante heptasyllabes répartis en dix sizains et placé sous l’invocation du nombre quatrevingt résultant de la multiplication par dix du symbole de l’infini.
Bien entendu, de telles subtilités ne sont à la portée que d’un très petit nombre de lecteurs
susceptibles d’être familiarisés avec cette symbolique : elles n’en demeurent pas moins fondatrices
de la structure rythmique de la poésie du Romanceiro, et contribuent à sa projection à d’autres
niveaux au-delà de la conscience rationnelle.
Pour ce qui est de l’idéologie à laquelle renvoie le Romanceiro, les analogies évidentes avec
l’iconographie et les dogmes du catholicisme romain sont facilement repérables pour un lecteur
disposant d’une culture quelque peu approfondie du christianisme d’occident. Nous estimons avoir
démontré qu’en ce qui concerne le personnage de Tiradentes, à partir des données fondamentales
des « mystères » de l’Incarnation et de l’Eucharistie, Cecília nationalise le sacrifice d’un Christ
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civique fondateur d’une ère nouvelle sous le signe d’une Liberté susceptible de fédérer la mémoire
collective – tout au moins dans la perspective de l’indépendance par rapport à la monarchie
portugaise. Dans ce contexte, une fois consommé le temps de la Passion terrestre, la figure
messianique du Lieutenant habité par l’énergie du Père, pourrait ressusciter comme fondement
d’une nationalité, en tant que victime expiatoire irradiant la force du Verbe proclamée en vain
durant sa traversée du monde des hommes. En somme, il s’agit d’une apologie porteuse d’un
mécanisme de manipulation de l’imaginaire adapté à l’héritage culturel de la classe dominante.
Toutefois, ces analogies patentes plongent leurs racines plus profondément que la
dramaturgie imaginée par la tradition religieuse reçue du colonisateur portugais. Au-delà du
sacrifice du bouc émissaire qui déjà en soi dépasse la simple référence à la tradition judéochrétienne, notre analyse a mis en exergue une autre liaison incluant un double héritage : celui de la
philosophie grecque combinée au Grand Œuvre Hermétique caractéristique de l’Alchimie
d’occident.
En ce qui concerne la philosophie grecque, ses échos se font entendre sous la forme de
présages et d’oracles qui émaillent quantité de poèmes à commencer par le discours de la cassandre
d’Ouro Podre du Romance V, et par celui du narrateur du Romance XII évoquant l’enfant qui prie au
pied de l’autel de Notre-Dame du Bon Secours; ces mêmes échos s’inscrivent, entre autres, dans la
voix du Romance XLVIII interprétant l’Histoire comme un jeu de cartes que les humains ne peuvent
contrôler, ainsi que dans la voix du Romance LIV qui anime le rêve de Gonzaga brodant son habit,
et dans celle du ruisseau du Romance LXXV pleurant aux pieds de Bárbara Eliodora, ou encore dans
celle du Romance LXXVI où le malheur d’Alvarenga est prédit par la mine d’Ouro Fala, la bien
nommée.
Avec plus de subtilité, ce rapport avec la tradition antique transparaît aussi dans les signes
dont seraient porteurs les noms mêmes des personnages : les nombreux Domingos qui auraient
accompagné la destinée de Tiradentes, l’interprétation de la généalogie de la Reine Maria Ière, la
« dérive » d’Alvarenga inscrite dans son identité, tout comme la contradiction entre la lumière
solaire imprimée dans le deuxième prénom de son épouse et la réalité de sa chute dans les ténèbres.
Nomen, Omen, Numen disaient les philosophes de l’Antiquité, bien avant les Grecs d’ailleurs,
notamment à Babylone, en Égypte et dans la Kabbale hébraïque1.
Mais l’héritage de la Grèce s’est avéré beaucoup plus complexe pour interpréter le Jeu de
Cartes censé avoir déterminé la destinée des protagonistes de l’Inconfidência. Ainsi, si le cas du
1
Cf. CONTENEAU, Georges, "la pensée mésopotamienne" in La Vie Quotidienne à Babylone, Paris, Hachette, 1950,
ainsi que CASCUDO, Luis da C, Anubis e Outros Ensaios, Rio, O Cruzeiro 1951 (p. 16 et 141-46) et "O Nome tem
poder" in Civilização e Cultura, MEC, Rio 1973, (Tomo II, p. 368-377).
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couple Alavarenga-Barbara relève effectivement de la perspective tragique de l’hybris, nous avons
démontré qu’il n’en va pas de même ni pour Tiradentes, ni pour les autres personnages féminins
autres que Barbara. En effet, les jeunes filles anonymes des premiers temps de la minération, tout
comme Chica da Silva, Marília et la Reine Maria Ia ne se distinguent guère par un comportement
passible de la sanction de la Diké. Victimes du système social, écrasées par le machisme qui régente
la culture ambiante, elles illustrent le versant moderne d’une tragédie où la confrontation entre les
valeurs « féminines » et « masculines » ne débouche jamais sur une harmonie heureuse. L’image de
la Reine est significative de ce point de vue : bien que présentée comme irresponsable de la
sentence de mort qui frappe le Lieutenant, elle n’en est pas moins l’agent de la toute puissance du
Père qui l’emporte sur la miséricorde de la Grande Mère.
Quant au Grand Œuvre alchimique il prédomine dans le Romanceiro depuis le Discours
Initial jusqu’à l’ultime Discours aux Morts. Détenteur occulte de la Pierre Philosophale – tout
comme Chico-Rei, Sainte Iphigénie ou le noir anonyme de Serro Frio porteur du Diamant Égaré –
le lieutenant Tiradentes illustre au Centre du recueil la philosophie de l’Histoire qui en sous-tend la
globalité. Passé au crible d’Hermès Trismégiste le magma « réaliste » de l’historiographie officielle
acquiert une cohérence spirituelle supérieure. L’or et les diamants de Minas Gerais y deviennent les
supports de transmutations réalisées dans le Grand Temps, bénéfiques pour les élus qui valorisent
l’esprit, maléfiques pour une majorité obsédée par la soif de richesses matérielles.
Parallèlement, dans ce contexte idéologique, nous avons pu constater que des allusions
précises à la tradition orientale se faisaient jour, notamment dans le cycle de Mai : bien que
clairement relié à une source ibérique irréfutable, le traitement du thème de la fatalité y prend une
tout autre dimension à la lumière du concept de Maya emprunté à l’hindouisme avec lequel Cecília
était familiarisée1. De même, nous avons identifié dans le discours prêté au gitan – Romance XXXIII
ou do Cigano que viu chegar o Alferes - la référence directe au symbole taoïste du Yin/Yang – un
symbole en parfaite adéquation avec la dialectique qui sert de fondement à la complémentarité des
contraires que l’Hermétisme met en avant.
Enfin, il importe de rappeler que, dans un cadre historique fondamentalement négatif, le
beau rôle est réservé aux esclaves noirs : mis en scène surtout dans les poèmes du premier quart du
recueil, en tant que porteurs de valeurs de solidarité, ils sont différenciés des oppresseurs blancs qui
animent une société caractérisée par l’enfermement dans un système ségrégationniste. En fait, ce
regard porté sur les descendants des africains déportés au Brésil demeure un regard extérieur soustendu par un sentiment de culpabilité : il est symptomatique qu'aucun des personnages noirs du
1
Cf. Ana Maria LISBOA DE MELLO, “Reflexos da Cultura Indiana na poesia de Cecília Meireles”, in Oriente e Ocidente
na poesia de Cecília Meireles, Libretos, Porto Alegre, 2006.
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Romanceiro ne porte la moindre trace de négativité – par exemple, Chica da Silva que les historiens
représentent comme le prototype de l’esclave noire affranchie faisant tout pour s’intégrer dans la
classe dominante et bénéficier au maximum de cette intégration en tant que maîtresse du plus riche
des blancs portugais, devient dans le Romanceiro un personnage sympathique servant, entre autres,
à carnavaliser les valeurs du colonisateur ; de même, à un autre niveau, Capitania, le bourreau
chargé de l’exécution de Tiradentes – et bourreau parce que criminel - , bénéficie de l'aura de sa
victime dont le contact le transfigure. D’autre part, les voix captées par Cecília ignorent jusqu'au
terme de quilombo porteur d'une solidarité moins folklorique que le cas de Chico-Rei (lequel, au
bout du compte, constitue l'illustration exceptionnelle d'un détournement pacifique du système
esclavagiste). Et pourtant les quilombos étaient une réalité non négligeable dans le Minas du XVIIIe
siècle1. La mémoire collective portée par le Romanceiro était bien conditionnée par les écrits d’une
classe dominante intéressée à se donner des héros dans lesquels se reconnaître, tout en prétendant
parler au nom des exclus de l'Histoire.
À la décharge de Cecília, il importe de rappeler que le choix de l'Inconfidência comme
thème central ne pouvait guère permettre davantage : si les esclaves ont joué un rôle important dans
le peuplement et la formation de la richesse éphémère de Minas Gerais au XVIIIe siècle, ils n'ont eu
aucun droit de cité dans le déroulement d’une conjuration menée par une élite socio-économique en
révolte contre le fisc portugais, et pour qui l'abolition de l'esclavage n'était guère à l'ordre du jour.
Ainsi, plus que comme composante essentielle du peuple brésilien et moteur éventuel de son
histoire, le Noir s’intègre dans le recueil comme élément de la dialectique de la Lumière et des
Ténèbres, dans le cadre de la Loi Hermétique de la complémentarité des contraires.
En élaborant avec le Romanceiro da Inconfidência une mosaïque où se cristallisent des
« vibrations » qu’elle prétendait avoir captées sur la troisième rive de la mémoire collective, Cecília
contribuait à la consolidation d’un tissu mythique susceptible d’asseoir le sentiment de l’identité
brésilienne : en ce sens, le Romanceiro prend place dans ce qu’on peut qualifier de « poésie
sociale », avec le risque d’être récupéré par la classe dominante parmi les accessoires religieux de
l’imaginaire. Mais au-delà de cette sublimation d’événements sélectionnés dans l’historiographie,
sous l’apparence d’un langage simple supposé accessible à tous, c’est aussi la puissance du Verbe
qui est en cause dans sa capacité à transmettre des paraboles lourdes d’interrogations sur le destin
de l’Humanité.
1
João José REIS / Flávio Dos SANTOS GOMES, Liberdade por um fio, História dos Quilombos no Brasil, São Paulo,
Companhia das Letras, 1996.
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ANNEXES
I -CHRONOLOGIE
1689 - Antônio Dias découvre de l’or dans les eaux du Rio das Velhas.
Dans les premiers temps, l’or est extrait du lit des fleuves par des orpailleurs (faiscadores)
qui pratiquent individuellement le lavage du minerai à la batée. À partir de 1702, de grands
investissements devenant indispensables pour les travaux les plus pénibles le système
s’organise sous la direction de propriétaires d’esclaves.
1709 – Création de la Capitainerie de São Paulo e Minas.
1711 – Division du territoire des Mines en régions (comarcas) placées sous l’autorité d’un Ouvidor.
Création des communes (vilas) de Ribeirão do Carmo (Mariana), Vila Rica de Ouro Preto,
Nossa Senhora da Conceição do Sabará.
1713-1718 – Création des vilas de São João del Rei, Vila do Príncipe, Vila Nova da Rainha (Caeté),
São José del Rei, Minas Novas de Araçuaí.
1719 - Création des fonderies (Casas de Fundição) à Vila Rica, Sabará, São João del Rei et Serro.
Tout l’or extrait des mines doit être fondu, transformé en barres et frappé du sceau royal; un
impôt de 20% (o quinto) est prélevé pour la Couronne du Portugal. L’utilisateur d’or qui ne
porterait pas le sceau royal risque la confiscation de ses biens et la déportation en Afrique.
1720 – Création de la Capitainerie de Minas Gerais, indépendante de São Paulo.
- Rébellion de Vila Rica: exécution de Filipe dos Santos.
1729 – Découverte des gisements de diamants à Serro Frio.
Extraction de pierres précieuses dans les cours d’eau du nord de Minas.
1734 – Création du « Distrito Diamantino » autour de Tejuco (aujourd’hui Diamantina).
L’exploitation des pierres précieuses est limitée au fleuve Jequitinhonha. Démarqué et séparé
du reste de la colonie, ce District est administré par un Intendant doté de pouvoirs fiscaux,
judiciaires et administratifs; il est autonome par rapport au Gouverneur de Minas Gerais ainsi
que par rapport au Vice-Roi qui siège à Salvador de Bahia.
1740 – Début du régime de Contrat (Contratação) pour l’exploitation des diamants du District. De
1740 à 1747 João Fernandes de Oliveira bénéficie des deux premiers contrats, le troisième
revenant à Felisberto Caldeira Brant qui est arrêté en 1752, renvoyé à Lisbonne après avoir
perdu tous ses biens mis sous séquestre.
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1735-1750 – Période de plus grande production d’or dans le Minas Gerais.
L’or est aussi exploité dans d’autres régions, notamment de Bahia, Goiás et Mato Grosso. Tous les
produits de consommation, à l’exception de quelques denrées agricoles doivent être importés du
Portugal. Malgré l’importance de la contrebande, la production d’or du Brésil permet au Portugal de
compenser le déficit de la balance commerciale avec l’Angleterre.
1750 - Mort du Roi du Portugal João V; José Ier lui succède et confie le pouvoir au marquis de
Pombal.
La couronne portugaise fixe le rendement annuel de l’impôt sur l’or (le quinto) à 100 arrobes (une
arrobe équivaut à peu près à 15 kilos). Si cette quantité ne parvient pas à Lisbonne, la différence
devra être couverte par un impôt spécifique, la « répartition » (a derrama) qui sera exigé de chaque
habitant, qu’il soit propriétaire ou non d’une mine, sur la base d’une estimation de ses biens.
1756 – le marquis de Pombal, premier ministre du Roi José Ier, crée la Compagnie Générale du
Grão-Pará et du Maranhão, en vue de stimuler les intérêts commerciaux du Portugal.
1759 – Attentat contre le Roi José Ier à Lisbonne.
Pombal utilise cette tentative de régicide pour écraser l’opposition des aristocrates (le Duc
d’Aveiro et la famille Távora) et pour ordonner l’expulsion des Jésuites du territoire portugais
– (et donc du Brésil) tout en procédant à l’expropriation des biens de la Compagnie de Jésus.
1763 – Le siège de la Vice-Royauté est transféré de Salvador à Rio de Janeiro, surtout pour des
raisons stratégiques.
1770 – Le Comte de Valadares, Gouverneur de la Capitainerie des Mines est envoyé à Tejuco par le
Marquis de Pombal pour ordonner à l’Intendant des diamants de rentrer à Lisbonne pour y rendre
des comptes sur sa gestion du Contrat d’exploitation dont il est titulaire. João Fernandes obéit, et
sans parvenir à se disculper, meurt à Lisbonne en 1799.
Avec l’emprisonnement de João Fernandes de Oliveira, prend fin le système du Contrat; les
diamants sont désormais exploités directement par la couronne selon un Règlement spécifique
(Regimento Diamantino) qui contrôle les entrées et les sortie du District, et prévoit, entre autres
mesures, un système de primes pour qui dénoncerait les contrebandiers (par exemple, tout esclave
fournissant des informations pourrait être affranchi).
Dans le dernier quart du siècle, Minas Gerais compte environ 320000 habitants, dont la moitié sont
des esclaves noirs (ce qui représenterait 20% de la totalité de l’Amérique portugaise, indiens non
compris1). La majorité des blancs est originaire du nord du Portugal, de rares émigrés proviennent
de Lisbonne ou du sud du pays. Tous les ordres religieux ayant été expulsés de la zone minière par
décision de Pombal, dans la deuxième partie du XIXe siècle les « fraternelles » et les « tiers ordres »
(irmandades et ordens terceiras) assument des positions dominantes dans la vie sociale. Le racisme
régente ce type d’association (par exemple, à Vila Rica, le « Tiers ordre » de São Francisco rejette
les « mulâtres, juifs, maures, hérétiques et leurs descendants jusqu’à la quatrième génération »).
Quant aux noirs, ils peuvent adhérer à des fraternités spécifiques (c’est le cas à Vila Rica, de la
Fraternité de Notre-Dame du Rosaire - Irmandade de Nossa Senhora do Rosário).
1
Cf. Kenneth MAXWELL, A devassa da devassa, Rio, Paz e Terra, 1977, p. 109.
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1776 – Déclaration de l’indépendance des États Unis d’Amérique du Nord, en date du 4 Juillet; la
guerre d’indépendance prend fin avec le traité de Versailles, en 1783.
L’événement a une grande répercussion en Europe où de jeunes brésiliens, fils de familles
aristocratiques, font leurs études.
1777 - Mort de José Ier; Maria Ie Reine du Portugal.
Éloignement de Pombal.
Le gouvernement portugais impose une politique coloniale de plus en plus rigide.
Décadence de la production d’or et de diamant ; en revanche, croissance de l’agriculture et de
l’élevage qui dominent l’économie à partir des années 1780.
1783-88 – Le gouverneur Luís da Cunha Meneses prend des mesures qui provoquent l’hostilité
générale des habitants de Minas contre le système portugais et ses représentants.
1785 – Décret de la Reine interdisant les manufactures au Brésil.
1788 -Le Vicomte de Barbacena, nouveau Gouverneur de Minas, arrive à Vila Rica avec l’ordre de
lancer l’impôt par répartition (la derrama) : il s’agit de la reprise d’un système remontant aux
années 1750 : le rendement annuel de l’impôt sur l’or (le quinto) étant jugé insuffisant, la différence
doit être couverte par un impôt spécifique, exigé de chaque habitant, qu’il soit propriétaire ou non
d’une mine, sur la base d’une estimation de ses biens.
Premières réunions des futurs « inconfidents» à Vila Rica. Le Roi étant le représentant de Dieu sur la
terre, l’« inconfidence » (infidélité vis-à-vis des décisions du souverain) est le pire des crimes, et est
passible de la peine de mort, bien entendu.
1789 - Avril-Mai – Arrestation des “conjurés” dans les villes de Minas, et transfert à Rio.
1792 - João VI assume la régence en conséquence de la folie de la Reine.
La révolte des esclaves dans la colonie française de Saint Domingue provoque une immense
crainte dans tous les territoires où le système esclavagiste est en vigueur.
21 Avril 1792 – Exécution de Tiradentes à Rio de Janeiro.
1798 – Soulèvement à Salvador (Inconfidência Baiana), réprimé dans le sang.
1807 – Fuyant les troupes de Napoléon, la Cour abandonne Lisbonne et s’installe à Rio en Mars
1808.
1816 – La reine Maria meurt à Rio de Janeiro, le 20 mars.
Le couronnement officiel de son fils, sous le nom de João VI ne se déroule à Rio que le 6 février
1818.
7 Septembre 1822 - Indépendance du Brésil. Pedro Ier Empereur.
1853 - Maria Dorotéia Joaquina de Seixas (Marília de Dirceu), meurt à Vila Rica.
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II – PRINCIPAUX PERSONNAGES DE l’Inconfidência
Joaquim José da Silva Xavier alias Tiradentes
Lieutenant du régiment de Dragons de Vila Rica
Exécuté à Rio de Janeiro le 21/4/1792.
Francisco de Paula Freire de Andrade
(1756-1809)
Commandant du régiment de cavalerie de la
Capitainerie de Minas Gerais
Beau-frère de José Álvares Maciel.
Déporté et mort en Angola.
José Álvares Maciel (1761-1805?)
Fis du Capitaine Général de Vila Rica.
Étudiant en chimie à l’Université de Coimbra et
collègue de José Joaquim da Maia.
Beau-frère de Francisco de Paula Freire de Andrade.
Précepteur des enfants du gouverneur Barbacena.
Déporté et mort en Angola.
Carlos Correia de Toledo e Melo (1730-1803)
Vicaire de São José del Rei, la paroisse la plus riche
de Minas Gerais.
Ami de Gonzaga, Cláudio Manuel da Costa et
Alvarenga.
Condamné à mort, puis grâcié, remis aux autorités
ecclésiastiques et renvoyé au Portugal.
Mort à Lisbonne.
José da Silva de Oliveira Rolim (1749-1835)
Le plus riche des conjurés.
Prêtre, il vivait avec femme et enfants à Tejuco.
Chargé de fournir des chevaux et de la poudre.
Condamné à mort, grâcié, puis remis aux autorités
ecclésiastiques, il revint de Lisbonne en 1805, et
mourut au Brésil.
Luis Vieira da Silva (1735-1805)
Principal meneur de la conjuration avec Gonzaga.
Professeur de philosophie à Vila do Carmo et
chanoine de la cathédrale de cette ville.
Propriétaire d’une bibliothèque monumentale.
Considéré comme accusé secondaire, et remis aux
autorités ecclésiastiques, exilé au Portugal, il revint
au Brésil en 1805.
Tomáz Antônio Gonzaga (1749-1807)
Ouvidor (le plus haut magistrat) de Vila Rica.
Ami de Cláudio Manuel da Costa et de Alvarenga,
membre de l’Arcadie sous le nom d’Alceste.
Déporté au Mozambique, il y épousa une riche
héritière et y résida jusqu’à sa mort, en occupant des
postes politiques au plus haut niveau.
Ignácio José de Alvarenga (1744-1793)
Riche propriétaire du Rio das Mortes ayant occupé
les fonctions de Ouvidor de cette région.
Poète, ami de Gonzaga et de Cláudio Manuel da
Costa.
Époux de Bárbara Heliodora.
Déporté et mort en Angola.
Cláudio Manuel da Costa (1729-1789)
Magistrat, poète et historien.
Membre de l’Arcadie sous le nom de Glauceste
Satúrnio.
Secrétaire du Gouverneur de Minas jusqu’en 1773.
Arrêté et interrogé le 2 juillet 1789, il dénonça tous
ses amis.
Retrouvé pendu dans son lieu de détention à Ouro
Preto, le 4 juillet 1789.
Luíz Vaz de Toledo Piza (1740-1807?)
Frère de Carlos Correia de Toledo.
Propagandiste actif aux côtés de son frère vicaire.
Déporté et mort en Angola.
Domingos Vidal Barbosa (1761-180?)
Médecin formé à Montpellier et Bordeaux.
Il aurait assisté à la rencontre de José Joaquim da
Maia avec Thomas Jefferson à Nîmes.
Déporté et mort au Cap Vert.
Francisco Antônio de Oliveira Lopes
(1750-1800)
Riche propriétaire, beau-frère de Domingos Vidal
Barbosa; obèse il avait une réputation de stupidité
d’où son surnom de « come-lhe-os-milhos »
Déporté et mort en Angola.
Domingos de Abreu Vieira (1724-1792)
Commerçant
Lieutenant-colonel du régiment d’auxiliaires à Vila
Rica
Voisin de Gonzaga à Vila Rica, il aurait été chargé
de fournir de la poudre.
Déporté en Angola, il y mourut dès son arrivée.
Salvador Carvalho do Amaral Gurgel
(1762-1813)
Médecin et Chirurgien
Rédacteur de lettres de recommandation pour
Tiradentes.
Déporté et mort au Mozambique.
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José Aires Gomes (1734-1796)
Vicente Vieira da Mota (1733-1798)
Le plus grand propriétaire terrien de Minas.
Comptable de João Rodrigues de Macedo.
Rédacteur d’une lettre de dénonciation datée du 7/8/89. Déporté et mort au Mozambique.
Arrêté en 1791, déporté et mort en Angola.
Vitoriano Gonçalves Velloso (1738-1803)
Métis, chargé de remettre une lettre à Francisco de
José de Resende Costa (1728-1798)
Riche propriétaire terrien.
Paula Freire de Andrade, sans y parvenir.
Déporté et mort au Cap Vert.
Condamné à être fouetté en public puis déporté et
mort au Mozambique.
José de Resende Costa Filho (1765-1841)
Éudiant et fils de José de Resende.
Manuel da Costa Capanema
Condamné à dix ans de déportation au Cap Vert.
Cordonnier, il aurait souhaité em public que les
De retour au Brésil il siègea à l’Assemblée
Portugais soient expulsés du Brésil.
Constituante de 1827.
Amnistié compte tenu du temps d’emprisonnement.
João da Costa Rodrigues (1748 - ?)
Propriétaire de l’auberge de Varginha sur la route de
Rio de Janeiro.
Dénoncé pour avoir prononcé des paroles en faveur
de l’indépendance.
Déporté et probablement mort au Mozambique.
João Rodrigues de Macedo
Banquier, propriétaire de la Casa dos Contos, le
plus grand palais de Vila Rica.
Il acheta le silence de l’un des juges et probablement
celui du Gouverneur Barbacena.
N’a pas été poursuivi.
LES DÉLATEURS
Joaquim Silvério dos Reis
(1756-1819)
Commerçant portugais, originaire de Leiria, endetté envers le trésor public.
Lettre de dénonciation datée de mars 1789.
Emprisonné puis libéré, em décembre 1789.
Reparti à Lisbonne en 1794, il revint au Brésil em 1795, sous um autre nom par crainte de représailles de la
population.
Il abandonna Vila Rica pour s’installer au Maranhão où il mourut.
Basílio de Brito Malheiro.
Lettre de dénonciation datée d’avril 1789.
Il fut chargé d’espionner les conjurés, en particulier Cláudio Manuel da Costa et le chanoine Vieira.
Ignácio Correia Pamplona
Riche propriétaire jouissant d’un grand prestige.
Il échappa aux poursuites grâce à la protection du gouverneur Barbacena.
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BIBLIOGRAPHIE
ALMEIDA BARBOSA, Waldemar de, Dicionário Histórico-Geográfico de Minas Gerais, Belo
Horizonte, Saterb, 1971.
ALMEIDA GARRETT, Romanceiro, Imprensa nacional, Lisboa, 1943 (accessible sur Internet)
ALMEIDA, Lúcia Machado de, Passeio a Ouro Preto, São Paulo, 1971.
ANTONIL, André João, Cultura e opulência du Brazil, por suas drogas e minas, São Paulo,
Melhoramentos, 1976 ( première édition: Lisbonne, 1711).
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BEIRÃO, Caetano, D. Maria Ieira (1777-1792) Subsídios para a Revisão da História do seu
Reinado, Lisboa, Empresa Nacional de Publicidade, 1934.
BRANDÃO, Junito, Dicionário Mítico–Etimólogico, Petrópolis, Vozes, 1993.
BRANDÃO, Tomaz, Marília de Dirceu, Belo Horizonte, Guimarães, 1932.
BURTON, Richard Viagens aos planaltos do Brasil, São Paulo, Editora Nacional, 1941
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TABLE DES MATIÈRES
A - GENÈSE D’OR ET DE DIAMANT ............................................................................................. 4
I – LA MALÉDICTION DE L’OR ...................................................................................................... 4
1 – L’honneur des demoiselles ......................................................................................................... 4
2 - Les dragons de l’Apocalypse .................................................................................................... 11
3 - La transmutation à rebours........................................................................................................ 17
II – L’ŒUVRE AU NOIR ................................................................................................................. 22
1 - La trilogie de Chico-Rei............................................................................................................ 22
2 - Les diamants de Chica da Silva ................................................................................................ 32
3 - La Pierre de lumière .................................................................................................................. 39
B -LE MARTYR TIRADENTES ...................................................................................................... 44
I – LE GRAND VOYAGE................................................................................................................. 45
1 – Le fil d’Ariane .......................................................................................................................... 45
2 – Les adieux du Lieutenant ......................................................................................................... 52
3 - Le parcours du monde d’en bas ................................................................................................ 58
II - L’ÉTOILE FLAMBOYANTE ..................................................................................................... 63
1 – Les oracles ................................................................................................................................ 63
2 – Le Chemin de Croix ................................................................................................................. 71
3 – L’apothéose .............................................................................................................................. 80
C – LE GRAND JEU ......................................................................................................................... 93
I – CARTES SUR TABLE................................................................................................................. 93
1 - La nouvelle donne ..................................................................................................................... 93
2 - Premières coupes .................................................................................................................... 106
3 - Les valets pusillanimes ........................................................................................................... 115
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II - HYMNE À LA REINE .............................................................................................................. 122
1 - La Reine Prisonnière ............................................................................................................... 123
2 - La Reine Folle ......................................................................................................................... 131
3 - La Reine Morte ....................................................................................................................... 136
D - CŒURS BRISÉS ....................................................................................................................... 141
I - LES FANTÔMES DE LA RIVIÈRE AUX MORTS .................................................................. 141
1 - Les rêves du Vicaire et du Poète ............................................................................................. 142
2 - Maria Ifigênia princesse déchue ............................................................................................. 153
3 - L’étoile de Bárbara Eliodora ................................................................................................... 158
II - GONZAGA ET MARÍLIA ........................................................................................................ 165
1 - La fatalité de Mai .................................................................................................................... 166
2 - Les amants désunis ................................................................................................................. 177
3 - Le Calvaire de Marília ............................................................................................................ 190
ÉPILOGUE : LA TROISIÈME RIVE DE LA MÉMOIRE ............................................................. 199
A N N E X E S ................................................................................................................................. 206
I -CHRONOLOGIE ......................................................................................................................... 206
II – PRINCIPAUX PERSONNAGES DE l’Inconfidência .............................................................. 209
BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................... 211
TABLE DES MATIÈRES ............................................................................................................... 214
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