le romanceiro da inconfidência
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le romanceiro da inconfidência
1 25/11/2014 LE ROMANCEIRO DA INCONFIDÊNCIA : Au-delà du Christianisme Au Brésil, l'historiographie officielle considère comme repère fondateur de la nationalité la conjuration remontant à 1789 et passé à la postérité sous l'étiquette infamante de Inconfidência Mineira. Dans ce qui était alors la Capitania de Minas Gerais, comme dans tout le reste du territoire soumis à la monarchie portugaise de droit divin, le crime d'inconfidencia - trahison à la foi due au souverain - constituait un sacrilège passible de la peine capitale. Cette conspiration connaissait son point fort au cours de la semaine sainte de 1789, lors de réunions clandestines à Vila Rica, l'actuelle Ouro Preto, résidence du Gouverneur portugais. Mais elle ne débouchait sur rien de concret, les conjurés étant dénoncés par l’un des leurs, avant d’avoir pu organiser grand-chose. Et elle aboutissait, après trois ans de procès, à l'exécution le samedi 21 avril 1792, à Rio de Janeiro, siège de la Vice-Royauté portugaise, du lieutenant Joaquim José da Silva Xavier, alias Tiradentes – « l'arracheur de dents » – que la sentence érigeait en meneur d'une rébellion dont la dimension demeure controversée. La proclamation de l'indépendance en 1822 et l'instauration d'un empire sous l'autorité du petit-fils de la Reine Maria Ière du Portugal, tenue pour responsable de l’exécution de Tiradentes, ne permettait guère la réhabilitation du condamné. En revanche, à partir de 1870, les mouvements républicains hostiles à l’empire l'érigeraient en figure de proue censée incarner les aspirations de la nation à la liberté1 – d'une nation globalement aussi peu impliquée dans les mouvements élitistes qui avaient conduit à l'indépendance que dans ceux qui aboutissaient à l'implantation du régime républicain en 1889. Ainsi, dès 1890, le 21 avril était décrété férié national et le processus fondateur d’un mythe identitaire s’enclenchait2 jusqu'à la promulgation en 1965 d'une loi proclamant le « martyr » Tiradentes « patron civique » de la nation et stipulant la présence obligatoire de son effigie dans les locaux officiels. Parmi les productions littéraires qui ont pu contribuer à consolider ce mythe identitaire du « martyr » Tiradentes, figure en bonne place le Romanceiro da Inconfidência publié à Rio en 1953 par Cecília Meireles. Cet ouvrage se rattache formellement à la tradition hispanique et portugaise de la poésie populaire surgie dans le sillage de l'épopée. Élaboré par un auteur unique, il ne correspond cependant pas à ce que les historiens de la littérature définissent comme romanceiro, à savoir le 1 Cf José Murilo de Carvalho,“Tiradentes um herói para a República”, in A Formação das Almas, Rio, Companhia das Letras 1990. 2 Le choix du 21 avril 1960 pour l’inauguration de Brasilia par le Président Juscelino Kubitschek de Oliveira, originaire de l’État de Minas Gerais, en constitue l’une des références les plus marquantes. 1 2 25/11/2014 résultat d'une compilation réunissant, autour d'une thématique spécifique, des compositions anonymes que la mémoire collective aurait pérennisées. Il s'inscrit dans la ligne de la rénovation de ce genre d'origine populaire, entreprise en Espagne par Federico Garcia Lorca avec les dix-huit poèmes du Romancero Gitano, publié en 1928 ; cependant, le recueil de Cecília Meireles présente une tout autre envergure, puisqu'il en comporte quatre-vingt seize. En fait, quatre-vingt cinq d'entre eux portent le titre générique de Romance, et sont systématiquement identifiés par une numérotation en chiffres romains et un intitulé spécifique censé en annoncer le contenu anecdotique. En fait, le « romance » hispanique traditionnel obéit à une structure formelle précise que nous pouvons synthétiser comme suit : - Il s’agit d’une composition courte en vers heptasyllabiques (selon le système portugais) et octosyllabiques (selon le système castillan) ; ce pourrait être l'écho de l'origine savante, du fait de la fragmentation par moitié du mètre long caractéristique de l'épopée initiale ; la distinction entre heptasyllabe portugais et octosyllabe castillan relève tout simplement des conventions propres au décompte des pieds dans la versification de chaque langue : en fait, l'heptasyllabe portugais est un octosyllabe castillan et vice-versa ; du point de vue de la rime, tous les vers pairs présentent une assonance unique pour le romance tout entier ; - quant au fond anecdotique, deux sources semblent se conjuguer : d'une part, les récits épiques, organisables en « cycles » ; d'autre part, les contes et ballades anonymes, propres aux traditions orales des cultures en question. En ce qui concerne l’œuvre de Cecília, seuls vingt-deux poèmes sont en conformité avec le schéma formel rappelé ci-dessus1 ; ils se répartissent, sans critère reconnaissable, dans l'ensemble du recueil. En revanche, le Romanceiro da Inconfidência est ordonné selon une succession où l’on peut retrouver des cycles rappelant la tradition du genre. Notamment, on y découvre sans grande difficulté des critères chronologiques qui ordonnent la distribution des poèmes dans le recueil en fonction de l’histoire du Brésil depuis la découverte de l’or et des diamants, au tout début du XVIIIe siècle jusqu’à la première moitié du XIXe. Ainsi, l’architecture de cette œuvre peut, dans ses grandes lignes, s’établir comme suit : - une ouverture - Fala Inicial et Cenário - où le sujet poétique, Cecília de toute évidence, installée dans son propre présent historique et confrontée à des messages mystérieux en provenance du passé, y apparaît en interprète de la mémoire collective; 1 Il s'agit des Romances I, IV, VI, XXI, XXIII, XXIV, XXX, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXVII, XLV, XLVII, XLIX, LIII, LXV, LXVIII, LXXI, LXXII, LXXIII, LXXVII ; l’un d’entre, n’est pas identifié comme romance, mais porte uniquement le titre de Fala à Comarca do Rio das Mortes – Discours à la contrée de la Rivière aux Morts. 2 3 25/11/2014 - un ensemble de dix-neufs romances, dont le contenu historique recouvre la quasi-totalité du XVIIIe siècle, et s’ordonne en deux cycles : le cycle de l’or regroupant les dix premiers poèmes et se rapportant à la première partie de ce siècle dans l’espace géographique de Vila Rica, l’actuelle Ouro Preto, ancienne capitale de l’actuel État de Minas Gerais ; et le cycle du diamant mis en scène dans les neuf romances suivants et situé autour de Tejuco et du Distrito Diamantino, au nord-ouest de ce même État ; - le cœur même du recueil, doté d’une nouvelle double ouverture – Cenário et Fala à Antiga Vila Rica – et réunissant une cinquantaine de pièces ; dominée par la figure de Tiradentes, cette unité centrale évoque, avec la conjuration de l’Inconfidencia, les événements de 1789-92, jusqu’à l’exécution du héros, le 21 Avril de cette dernière année. - une troisième unité s’ouvrant sur un troisième Cenário et composée d’une trentaine de poèmes ; Tiradentes en est absent, et l’ensemble est centré sur le destin des autres acteurs principaux du drame : la Reine Maria Ière, Alvarenga et Bárbara Eliodora, Gonzaga et Marília, notamment ; - enfin, l’ultime composition – Fala aos Inconfidentes Mortos - où l’on retrouve l’italique de bout en bout, dans laquelle la même voix de l’ouverture, fait une sorte de bilan de l’expérience poétique, et reprend sa place, ici-bas, dans l’anonymat d’un nous s’interrogeant encore sur l’alchimie de l’Histoire. En nous fondant sur la perspective chronologique qui guide de toute évidence l’architecture du recueil, notre analyse débute sous le titre de « Genèse d’or et de diamant », par la vision des premiers temps de l’exploitation des mines à Vila Rica, au sud de la capitainerie, et à Tejuco et Serro Frio, au nord. Le deuxième chapitre - « Le Martyr Tiradentes » - est consacré à l’étude de l’image du héros ; quant au troisième chapitre - « Cartes sur table » - il est centré sur la représentation de la tourmente socio-politique qui selon Cecilia emportait dans les dernières années du XVIIIe siècle les grandes figures du système monarchique en place au Brésil ; enfin, le quatrième chapitre, prend en charge la tragédie des « Cœurs brisés » dont les amours subissaient le contrecoup de cette même tourmente. 3 4 25/11/2014 A - GENÈSE D’OR ET DE DIAMANT I – LA MALÉDICTION DE L’OR Le contenu anecdotique de l’ensemble des dix premiers romances du recueil porte la trace de l'ouvrage pionnier publié en 1904 par Diogo de Vasconcelos, sous le titre de História Antiga das Minas Gerais1. La confrontation entre les sources fournies par cet ouvrage et l’interprétation qui en est donnée dans le Romanceiro constitue la meilleure base à partir de laquelle envisager le passage de la perspective du chroniqueur à celle du poète. 1 – L’honneur des demoiselles Sous le titre de Tragédia doméstica, Diogo de Vasconcelos (p. 348-350) évoque le crime d’un noble portugais, le colonel Antonio de Oliveira Leitão, époux de Dona Branca de Alvarenga dont il avait une fille qu’il assassinait à Vila Rica en décembre 1720 dans les circonstances suivantes : Orgueilleux et hautain, le colonel Leitão avait une fille unique, adorable, d’une beauté extrême, et qu’il surveillait outre mesure, de façon à ce que, vu son âge, elle n’ait pas d’inclination envers un jeune homme qui ne serait pas son égal, ce qui s’avérait fort rare. Il n’admettait alors pas le moindre doute quant au fait que sa fille soit exempte de toute passion amoureuse : mais finalement il commença à la suspecter de quelque sentiment envers un jeune homme de moindre qualité. Torturé par le doute il se mit à espionner la jeune fille, et un jour, la vielle de Noël 1720, alors qu’elle était sortie dans le jardin, et y secouait un mouchoir pour l’étendre au soleil, le père s’imagina qu’il s’agissait d’un signal convenu ; il descendit aussitôt l’escalier, et la retrouvant dans une pièce du rez-de-chaussée, il lui planta un couteau dans le cœur. Elle mourut à l’instant. Dona Branca sortit comme folle, en poussant des cris dans la rue ; les gens se précipitèrent, et l’amoureux furieux, avec ses compagnons, attaqua la maison que les amis du colonel défendirent, certains lui donnant raison, de préférer voir sa fille morte plutôt que mariée à qui ne la méritait pas, selon les préjugés de l’époque. Orgulhoso e altivo, o coronel Leitão tinha uma filha única adorável, donzela de extrema formosura, e de quem tinha desmedido zelo, na idade em que ela estava, para não se inclinar por moço que não fosse igual, o que bem raro se achava. Não admitia até então a mínima dúvida sobre a filha estar isenta de qualquer paixão: mas por fim começou a suspeitar de sugestões por um rapaz de somenos qualidade. Torturado de dúvidas pôs-se a espreitar a moça, e um dia, véspera de Natal de 1720, em que ela saiu ao quintal, estando a sacudir um lenço para estendêlo ao sol, o pai entendeu ser aquilo um sinal convencionado; desceu precipitadamente a escada, e encontrando-se num quarto têrreo da casa, cravou-lhe uma faca no coração. Morreu instantaneamente. D. Branca saiu como louca, em gritos pela rua; o povo acudiu ao lugar, e o namorado enfurecido com seus companheiros atacou a casa, que os amigos do coronel defenderam, não faltando quem lhe desse razão, em antes querer a filha morta, que casada com quem não na merecia, segundo os preconceitos da época. 1 Cet ouvrage a été réédité en 1948 (époque où Cecília travaillait à l’élaboration du Romanceiro) puis en 1999 par Itatiaia. Nos références de pagination renvoient à cette dernière édition. 4 5 25/11/2014 L’enterrement de la fille eut lieu dans ce tumulte, à tel point que le Comte d’Assumar1 dut accourir depuis Vila do Carmo pour éviter les pires conséquences. Le colonel emprisonné, qui aurait pu se justifier par un accès de folie, fut ensuite envoyé par le Comte à Bahia, où le Tribunal suprême le condamna à mort ; et comme on ne pouvait pendre un criminel de si noble lignée, on dressa un grand échafaud sur lequel il monta et fut décapité le 16 juin 1721. Ce que l’on raconte sur Dona Branca, relève de la légende, et ce n’est que de ce point de vue que nous pourrions le rapporter ici. Pleine de résignation en femme vraiment chrétienne, mais toujours en proie à une infinie tristesse, elle devint, sinon fondatrice, du moins perpétuelle protectrice de la chapelle du Bon Jésus des Pardons. La fille innocente n’avait nul besoin de ce souvenir ; il n’empêche que voilà la pauvre veuve aux pieds de qui aurait pu pardonner au mari qui avait fait son malheur, mais qu’elle avait tant aimé et à qui elle croyait encore pouvoir être utile dans la douleur inconsolable de ses derniers jours. O enterro da moça foi feito neste tumulto, sendo preciso que o conde de Assumar viesse da Vila do Carmo a toda pressa para evitar maiores conseqüências. Preso o coronel, que se poderá justificar por um acesso de loucura, o conde o enviou para ser julgado na Bahia, onde a Relação o condenou à morte; e como não podia ser enforcado réu de nobre condição, ergueram-lhe um alto cadafalso a que subiu, e nele foi decapitado aos 16 de junho de 1721. O mais que se conta a respeito de D. Branca, pertence aos domínios da lenda, e só como tal, poderíamos aqui reproduzi-lo. Entregue às resignações de mulher verdadeiramente cristã, mas dominada sempre de infinita tristeza, foi, senão a fundadora, a perpétua zeladora da capela do senhor Bom Jesus dos Perdões. A filha inocente não carecia dessa lembrança; e pois, aí temo-la a pobre viúva aos pés de quem poderia perdoar o próprio homem, que a desgraçou; mas a quem ela tanto havia amado, e a quem ainda cuidava ser útil na dor inconsolável de seus derradeiros dias Dans ce récit, où l’auteur se veut narrateur objectif de faits attestés, figurent les circonstances de lieu et de temps, le nom des parents de la victime, mais pas celui de leur fille ; replacé dans son contexte social, l’événement comporte l’intervention de la justice et l’exécution du criminel. Le lecteur de Vasconcelos trouve donc une unité bien construite, où le chroniqueur ajoute un commentaire personnel : il trouve des excuses à ce père jaloux de l’honneur familial menacé de mésalliance, et s’apitoie sur le sort de la mère, Dona Branca, dont il exalte la résignation chrétienne opportunément récupérée par le culte d’un sanctuaire local. C’est l’interprétation d’un adepte du catholicisme, et partisan de la monarchie. Face à un canevas proposant la perspective masculine du père et lui trouvant des circonstances atténuantes, Cecília choisit le point de vue féminin de la victime : la tragédie domestique devient Romance Da Donzela Assassinada. Et tout au long de cet authentique romance - quatre-vingt heptasyllabes où les vers pairs se répondent en une assonance unique, la seule voyelle a - la parole demeure l’apanage exclusif de cette jeune fille. La restriction de champ qui en résulte refuse l’énonciation historique : c’est au lecteur qu’incombe de construire le contenu anecdotique du poème, à partir des éléments fournis par la plainte d’un spectre supposé errer de nos jours sur les lieux du drame. Prétendant reconnaître à peine l’endroit, elle aurait même oublié jusqu’à son nom – ce qui reprend subtilement l’omission de cette identité dans le récit de Diogo de Vasconcelos. De plus, tout en énonçant une référence temporelle - au mois de Décembre, à l’époque de Noël - le témoignage de la victime n’en précise pas l’année. En premier lieu, elle déplore la fragilité d’un simple bonheur terrestre individuel qui lui était refusé à cause de sa position sociale : 1 Dom Pedro de Almeida, Comte d’Assumar, Gouverneur de la Capitania de São Paulo e Minas de ouro, de 1717 à 1721 résidait à Vila do Carmo, aujourd’hui Mariana, à quelques kilomètres d’Ouro Preto. 5 6 25/11/2014 Je me sentais si heureuse de voir les nuées dans les airs, de voir le soleil et les fleurs, dans les arbustes du jardin, avec au loin, de mon balcon, un visage à regarder ! Tão feliz que me sentia vendo as nuvenzinhas no ar, vendo o sol e vendo as flores, nos arbustos do quintal, tendo ao longe, na varanda, um rosto para mirar! À l’appui des exclamations qui renforcent le lyrisme de l’énonciation, tout un jeu de répétitions incantatoires tend à envelopper le lecteur-auditeur dans un réseau d’échos sonores reliant les principaux thèmes de l’énoncé : un mouchoir, le jardin et son balcon, la semaine de Noël, une bassine de corail et le poignard que le père aurait planté dans le dos de sa fille (et non de face en plein cœur comme l’affirmait Diogo de Vasconcelos). Toutefois, à cette mise en scène mélodramatique à souhait, Cecília ajoutait son interprétation de la folie du meurtrier, en la différenciant d’un « fait divers » significatif des mentalités de l’époque : Je suis morte à cause de l’or – il était en or ce poignard que m’a planté dans le dos la dure main de mon père - (…) que morri por culpa do ouro - que era de ouro esse punhal que me enterrou pelas costas a dura mão de meu pai - (...) Hélas, mines de Vila Rica Sainte Vierge du Pilier ! C’était dit-on des mines d’or… pour moi, des mines d’arsenic, pour moi, demoiselle tuée par l’orgueil de mon père. (Hélas pauvre main en folie, Qui a tué par amour !) Regardez donc la blessure que m’a causée son poignard ; sa lame d’or, son manche d’or, personne ne peut l’arracher ! Depuis si longtemps je suis morte ! Et je continue à souffrir. Ai, minas de Vila Rica Santa Virgem do Pilar! dizem que eram minas de ouro... para mim, de rosalgar, para mim, donzela morta pelo orgulho de meu pai. (Ai pobre mão de loucura, que mataste por amar!) Reparai nesta ferida que me fez o seu punhal: gume de ouro, punho de ouro, ninguém o pode arrancar! Há tanto tempo estou morta! E continuo a penar. Le spectre impute ainsi le crime à la malédiction résultant de la découverte de l’or pour une ville dont la « richesse » se limite au seul toponyme. Et la jeune fille assassinée dénonce l’universalité du mal sur lequel se concluait sous le titre de Da Revelação do Ouro le premier poème du recueil portant le nom de Romance, et présentant effectivement la structure traditionnelle de cent-six heptasyllabes aux vers pairs assonancés tout du long en a-o: Car la soif d’or est incurable, et par elle subjugués, les hommes se tuent et meurent, ils meurent, jamais rassasiés. (Hélas Ouro Preto, Ouro Preto, c’est cela ta révélation !) Que a sede de ouro é sem cura, e por ela subjugados, os homens matam-se e morrem, ficam mortos, mas não fartos. (Ai, Ouro Preto, Ouro Preto, e assim foste revelado!) 6 7 25/11/2014 Au-delà du nom de Vila Rica, c’était celui d’Ouro Preto – Or Noir – qui se profilait à l’horizon d’une agglomération destinée à devenir le symbole des cataclysmes à venir, autrement dit d’une apocalypse dans son sens étymologique de « révélation ». Par la suite, avec la Donzelinha Pobre du Romance X - dix-huit vers en trois sextilhas d’heptasyllabes présentant chacune une rime unique pour les seuls vers pairs, c’est-à-dire, non pas la métrique propre au romance, mais la strophe caractéristique de la poésie des cantadores du sertão1 -, Cecília donne à la demoiselle assassinée une sœur jumelle plus discrète. Au contraire du fantôme du Romance IV, cette nouvelle victime n’a pas droit à la parole : Ô gentille demoiselle, toi qui as de grands yeux sombres, tes parents marchent au loin, par les monts, par les rivières, cherchant fortune dans les creux de ravins qui sont déjà vides ! Donzelinha, donzelinha dos grandes olhos sombrios teus parentes andam longe, pelas serras, pelos rios, tentando a sorte nas catas, em barrancos já vazios! Interpellée par une voix anonyme que la tristesse de son regard a subjuguée, cette autre incarnation de la souffrance féminine clôture ainsi le premier cycle du Romanceiro en confirmant la dénonciation de tout un système oppresseur. Au bas cette fois de l’échelle sociale, la jeune fille pauvre, dont à notre connaissance, Cecília n’a trouvé de modèle que dans sa propre imagination, ne s’entend proposer d’autre alternative que le mysticisme : Demoiselle, demoiselle regarde les saints des autels, qui signalent pleins de pitié, tous ces espaces célestes où deviennent or et diamant toutes les larmes que tu verses ! Donzelinha, donzelinha mira os santos nos altares, que apontam compadecidos, para celestes lugares, onde são de ouro e diamante quantas lágrimas chorares ! Ici le sujet poétique prend à son compte une « réciproque » de la démonstration menée par la jeune fille assassinée : la demoiselle pauvre est quant à elle condamnée à la mort lente par le même système social où la même folie gouverne la cupidité des hommes. Demoiselle, demoiselle, Ferme donc ces grands yeux sombres, Les montagnes sont si hautes ! Les rivières sont si froides ! Le règne de Dieu si loin, des hommes et de leurs folies ! Donzelinha, donzelinha fecha esses olhos sombrios. As montanhas são tão altas! Os ribeiros são tão frios! O reino de Deus tão longe dos humanos desvarios! La tragédie féminine aux deux visages marque ainsi sur le seuil du Romanceiro la dimension métaphysique du mythe en cours d’élaboration : sur la frontière de l’existence, le regard tourné vers 1 Geir Campos, Pequeno Dicionário de Arte Poética, São Paulo, Cultrix, 1978, (article sextilha). 7 8 25/11/2014 la terre, un spectre de l’au-delà, projection du passé dans le monde actuel, pleure son bonheur perdu par la folie de l’or ; inversement, une voix anonyme s’exprimant au présent, envisage la métamorphose en or et diamants des larmes de qui aurait tourné ses regards vers le ciel au mépris des richesses de la terre. Dans cette alchimie de la douleur, complémentaires et opposées, ces deux figures féminines dénoncent les préoccupations matérialistes de leurs pères et de leurs frères, instruments aveugles de leur malheur commun. Avec le Romance XI ou Do Punhal e da Flor, une troisième figure féminine, appartenant à la classe dominante vient compléter le tableau dans une nouvelle dimension spatio-temporelle que seul le lecteur informé du contexte historique est en mesure d’apprécier, à partir de deux données fournies par le discours du narrateur : le titre de Contratador attribué à l’un des protagonistes et la référence à la ville de Tejuco – aujourd’hui Diamantina - présente dans la dernière strophe. Il s’agit de la région diamantifère de la haute vallée du fleuve Jequitinhonha, au nord-est de l’actuel État de Minas Gerais. L’exploitation des gisements de diamant y était négociée par la monarchie portugaise qui laissait toute liberté à des intendants à charge pour eux de fournir un rendement déterminé selon un contrat formel – d’où ce titre de contratador qui faisait de ces concessionnaires d’authentiques maîtres d’un pouvoir économique et politique pratiquement en concurrence avec celui du gouverneur des Mines. Et c’est dans un ouvrage dédié à l’histoire de cette région les Memórias do Distrito Diamantino publiées par Joaquim Felício dos Santos en 1868 (Rio, Typografia Americana)1, que Cecília en avait puisé la source. Quant à la narration, elle rapporte un scandale que dans le chapitre dix de son ouvrage, J. F. dos Santos date de 17522 et qui serait survenu dans l’église de Santo Antonio, à Tejuco, en présence des plus hautes autorités locales, pendant une cérémonie de la semaine sainte. Selon J. F. dos Santos, le juge Bacelar, récemment arrivé d’Europe « imbu des idées du philosophisme (sic) alors à la mode », et au cours du rituel, séduit par la beauté d’une jeune fille, lui aurait lancé une fleur qu’elle aurait « écarté dans un geste plein de dignité ». L’incident outre un « murmure général d’indignation » aurait entraîné la réaction d’un parent de la jeune fille, Felisberto Caldeira Brant, l’un des plus éminents personnages de la ville en sa qualité de contratador des diamants. Réputé pour son caractère irascible, après avoir parlé à l’oreille du juge, ledit Felisberto l’attendrait sur le parvis de l’église, où l’office terminé, une altercation les opposait. Il frappait alors Bacelar d’un coup de poignard qui glissait sur un bouton du manteau du juge, et les dragons du roi durent intervenir pour séparer les partisans de l’un et de l’autre, prêts à en découdre. Finalement le curé 1 L’édition originale est accessible in http://books.google.fr de même que sur le site http://www2.senado.leg.br; une deuxième édition a été publiée en 1924, suivie de plusieurs autres, postérieures à la publication du Romanceiro da Inconfidência . 2 Dans l’édition originale : p. 87. 8 9 25/11/2014 brandissant un crucifix réussit à calmer les esprits : mais l’affaire dégénéra en conflit qui prit fin au détriment de Felisberto. La voix narrative du Romance XI synthétise le récit de l’historien, en insistant sur le cadre religieux de l’événement en question : La jeune fille priait elle priait devant l'autel. Et comme on voyait bien sur elle Les yeux du Juge Bacelar ! C'était la Semaine Sainte. Et l’endroit était sacré. Rezando estava a donzela rezando diante do altar. E como a viam mirada pelo Ouvidor Bacelar! Foi pela Semana Santa. E era sagrado o lugar. Porte-parole de l’opinion publique dont l’indignation est sous-entendue dans le seul fait d’insister sur la sacralité pour ainsi dire maximale de l’espace (au pied même de l’autel) et du temps (la Semaine Sainte, climax du calendrier du catholicisme romain), cette voix commence par dénoncer la concupiscence des regards que l’homme lançait sur la jeune vierge recueillie. Et lorsque l’agressivité de ces regards se traduit en acte, le témoin du sacrilège avance une explication : Les hommes oublient beaucoup, sous le charme de l’amour. En rêve, de la demoiselle, le Magistrat amoureux. Et en langage d’amant il lui lança une fleur. Muito se esquecem os homens, quando se encantam de amor. Mirava em sonho, a donzela, o enamorado Ouvidor. E em linguagem de amoroso arremessou-lhe uma flor. En qualifiant de charme la cause qui aurait déclenché le geste impie, le sujet poétique suppose une magie a priori connotée positivement ; mais aussitôt, sous l’effet de la rose, autant dire d’un archétype de la beauté végétale, une sorcellerie maléfique se condense dans les airs : La fleur tomba sur ses épaules. Le mal dans l’air tourbillonna. Felisberto, plein de rage, son parent, vient protester. Et c'était la Semaine Sainte. Et ils étaient devant l'autel. Caiu-lhe a rosa no colo. Girou malícia pelo ar. Vem raivoso Felisberto, seu parente, protestar. E era na Semana Santa. E estavam diante do altar. La figure féminine sans nom - tout comme les deux autres jeunes filles des Romances IV et X -, est érigée par le comportement de son parent en dépositaire de l’honneur de la famille. Le poème ne lui attribue même pas de réaction personnelle, au point qu’on pourrait même s’interroger sur ce qu’elle pensait du geste du jeune Bacelar. Très belle était la jeune fille; très belle aussi était la fleur. Mais le malheur va toujours de pair avec la beauté. Voyez ce poignard qui brille dans la main de l’Intendant ! Mui fermosa era a donzela. E mui fermosa era a flor. Mas sempre vai desventura onde formosura for. Vede que punhal rebrilha na mão do Contratador! 9 10 25/11/2014 Cette lamentation sur les malheurs inhérents à la beauté concerne bien la belle, et on pourrait en déduire que le poignard de Felisberto la menaçait effectivement… Et cela d’autant plus qu’une ambiguïté avait surgi auparavant, lorsque dans la deuxième strophe il était question d’un rêve : l’inversion du sujet dans Mirava em sonho, a donzela, / o enamorado Ouvidor peut très bien signifier qu’elle aussi rêvait d’amour. Mais au bout du compte, ce rêve impossible est sanctionné dans une violence qui ne vise pas directement la jeune fille : La troupe monte par la rue bien vite on l’a appelée. C’était aux portes de l’église, et après la fin de l’office. Voyez cette main qui était contrite devant l'autel! Sobe pela rua a tropa que já se mandou chamar. E era à saída da igreja, depois do ofício acabar. Vede a mão que há pouco esteve contrita diante do altar! Sur un bouton glisse le fer : ainsi le Juge est sauvé ; Tejuco tout entier murmure, - qui de haine, et qui d’amour. Qu'un poignard se dresse dans l'air, pour la chute d’une fleur ! Num botão resvala o ferro: e assim se salva o Ouvidor. Todo o Tejuco murmura, - uns por ódio, uns por amor. Subir um punhal nos ares, por ter descido uma flor! À la porte du temple, une fois le rituel terminé, une tentative d’assassinat se situe donc sur un espace-temps frontière par où se matérialise la dualité profane en deux pôles antagonistes. Mais alors que dans son récit J. F. dos Santos prend parti pour Felisberto et accuse l’autre camp d’agir par pur intérêt, le sujet poétique du Romance choisit une répartition d’ordre sentimental, laissant encore supposer que les amours contrariées du Juge et de la belle pouvaient avoir suscité la sympathie d’une bonne moitié de leurs contemporains. L’héroïne n’en demeurait pas moins reléguée au rôle d’objet sexuel dont la virginité devait être préservée de tout soupçon en vue du mariage. Quant au distique final, il couronne en une image symbolique une composition lyrique finement ciselée en six strophes de six heptasyllabes, où tous les vers pairs des strophes impaires sont rimés en -ar, tandis que ceux des strophes paires le sont en -or 1 : l’érection du poignard masculin en contre-point de la chute de la fleur féminine illustre en point d’orgue l’irruption des forces d’en bas – de l’amour humain et de la sexualité - dans le domaine des forces d’en haut où on célébrait l’amour divin en un temps annonciateur de la Résurrection du Christ. Le « charme » profane de l’amour qui règne parmi les hommes suscitait un ferment de discorde dans l’espacetemps sacré de l’Un. L’harmonie du Cosmos orienté vers Dieu se trouvait confronté au Chaos diabolique. 1 On y retrouve ainsi en alternance les voyelles toniques des deux mots qui constituent le titre du poème. 10 11 25/11/2014 2 - Les dragons de l’Apocalypse Avec le Romance V ou Da Destruição de Ouro Podre, Cecília revient à Diogo de Vasconcelos et à son História Antiga das Minas Gerais. Sous le titre de Sedição em Vila Rica l’historien y analyse (p. 351-382), le dernier et le plus grave des conflits qu’eut à résoudre le représentant de la couronne portugaise, Dom Pedro de Almeida, ce Comte d’Assumar, dont nous avons déjà parlé, Gouverneur de la capitainerie depuis le 1er Décembre 1717 (Vasconcelos, p. 328). Ce conflit provenait de l’opposition des potentats locaux - parmi lesquels figurait le plus riche exploitant des mines de Vila Rica, Pascoal da Silva Guimarães1 -, à l’institution des Casas de Fundição décidée depuis Lisbonne pour contrôler la circulation de l’or et assurer la perception du prélèvement du Quinto (un cinquième) destiné au trésor royal. Le 2 juillet 1720, le Comte d’Assumar signait dans sa propre résidence à Vila do Carmo, un document par lequel il acceptait toutes les conditions dictées par les insurgés ; le 20 juillet, il reprenait le contrôle de la situation et faisait incendier Ouro Podre2 - Or Pourri -, le fief de Pascoal da Silva à Vila Rica ; le lendemain, après une parodie de jugement, il faisait exécuter Filipe dos Santos, que Diogo de Vasconcelos (p. 376) présente comme le seul véritable héros populaire et désintéressé d’une révolte qui sans lui, n’aurait pas mérité de passer à la postérité3. Résidence du Comte d’Assumar à Mariana (Vila do Carmo) Photo de Guto Magalhães http://www.skyscrapercity.com/showthread.php?t=587235 1 Selon Vasconcelos (p. 200-202), cet habile administrateur agissait dans l’ombre sans qu’Assumar soit dupe. D’après Vasconcelos (p. 149), ce nom viendrait de la grande quantité de métal précieux trouvé sur place, et qui aurait entraîné, en 1705, la première ruée vers l’or qui entrainerait le peuplement de la région. 3 Qualifié de « plebeu de Antônio Dias » Filipe dos Santos, n’appartenait donc pas à la noblesse et résidait dans ce qui est aujourd’hui un quartier d’Ouro Preto, dont le nom perpétue celui du fondateur de la cité, Antônio Dias. 2 11 12 25/11/2014 A partir de l’importante matière historique que proposait sur ce sujet l’ouvrage de Vasconcelos, Cecília construit cet unique poème - De la destruction d’Ouro Podre - centré sur l’épisode final de l’incendie, et auquel elle choisit de donner un titre où résonnent des connotations négatives dépassant la simple référence au nom que portait le domaine de Pascoal da Silva incendié par les dragons du gouverneur. Et dans ce Romance V, en seize sextilhas d’heptasyllabes présentant dans les vers pairs une assonance différente suivant la strophe, et donc plus proche des compositions des cantadores du sertão que du romance proprement dit, c’est une nouvelle voix féminine qui monopolise la parole. Identifiée dès le premier vers par une formule de berceuse qui sera reprise en leitmotiv rythmant la progression de son discours, une mère anonyme prend en charge la narration : Dors mon petit enfant, dors, voici venir la fin du monde. Des chevaux de feu ont surgi : ils sont au Comte d’Assumar. Dans ce village d’Ouro Podre le feu commence à se répandre. Dorme meu menino, dorme, que o mundo vai se acabar. Vieram cavalos de fogo: são do Conde de Assumar. Pelo Arraial de Ouro Podre começa o fogo a lavrar. Témoin d’un événement censé s’être déroulé récemment, et qu’elle assimile à une vision d’apocalypse, la mère s’érige en procureur dénonçant les agissements du gouverneur qui n’aurait pas respecté la parole donnée : Le Comte à Vila do Carmo jura de ne frapper personne. (Voyez donc sur la colline À quel point il tient parole !) O Conde jurou no Carmo não fazer mal a ninguém. (Vede agora pelo morro que palavra o Conde tem!) Cette accusation fait référence au document signé le 2 juillet par le Comte d’Assumar dans sa résidence de Vila do Carmo (aujourd’hui Mariana), un document que Cecília a trouvé in extenso dans l’ouvrage de Diogo de Vasconcelos1 et qu’elle utilise donc pour camper d’emblée la figure négative de l’oppresseur. Mais le lecteur-auditeur non informé, se trouve dans l’obligation de procéder par recoupements et suppositions pour parvenir à un minimum de compréhension sur ce qui peut être reproché au représentant de la couronne. Le réquisitoire se focalise alors sur la personne de Dom Pedro d’Almeida d’abord subtilement assimilé à Néron en train de contempler l’incendie de Rome : 1 História Antiga, pp. 393-350. Le 12ème des 15 articles de l’accord, exigeait notamment que tous les insurgés bénéficient d’un pardon général, consigné sur un document portant le sceau royal, enregistré dans tous les lieux officiels du gouvernorat, et diffusé au son des tambours dans tous les lieux publics. Ce détail en dit long sur la confiance dont jouissait le représentant du Vice-Roi. 12 13 25/11/2014 Don Pedro d’une terrasse a vu tout le bourg se défaire. Comte c’est grande vilenie, que tu commets pour ton mal. Dom Pedro de uma varanda viu desfazer-se o arraial. Grande vilania, Conde, cometes para teu mal. Le manichéisme propre à la perspective épique ravale le gouverneur au niveau des Ganelons et autres traîtres des chansons de geste, dans une interpellation qui fait augurer d’un proche châtiment. Au regard de l’accusatrice supposé observer les progrès de l’incendie, s’ajoutent les appels lancés à la cantonade, comme autant d’incitations à condamner le responsable de telles horreurs : (Maisons, murs, gens éplorés, s’abîment au milieu du feu !) (...) (Voyez les ombres des soldats, entre la poudre et le goudron ! Sainte Iphigénie sauve-nous ! - Et c’est cela être chrétien !) (Casas, muros, gente aflita, pelo fogo rolando vêm!) (...) (Vede as sombras dos soldados entre pólvora e alcatrão1! Valha-nos Santa Ifigênia! - E isto é ser povo cristão!) Le romance conjoint donc grandiloquence épique et procédés de la poésie lyrique, pour stigmatiser les agissements de qui, au-delà de son individualité, devient émanation de l’archétype de la force brutale sur laquelle reposeraient tous les despotismes : Mais pour maintenir les couronnes, Il y a toujours l’épée brutale. Mas o que agüenta as coroas é sempre a espada brutal. Par le biais d’une expression ayant valeur de vérité générale, c’est une leçon intemporelle que l’on prétend dégager de l’exemple d’Ouro Podre ; ainsi celle qui la profère accède au statut d’interprète des lois supérieures qui régiraient les sociétés humaines. Et nous avons là une des clefs de la structure profonde de ce Romance V, construit sur le passage du cas particulier contingent, à l’aphorisme donné comme porteur de l’essentiel. Cette première « vérité » énoncée au cœur du premier ensemble de quatre sextilhas, est complétée dans le mouvement suivant centré sur l’évocation du supplice de Filipe dos Santos. Une fois reprise l’incantation appelant son enfant au sommeil, la mère retrouve le souffle épique pour souligner l’horreur qu’inspire l’écartèlement de la dépouille du héros : On l’attacha à des chevaux qui en frémissant de douleur, traînaient son corps derrière eux, ensanglanté, dans la poussière. Cavalos a que o prenderam, estremeciam de dó, por arrastarem seu corpo ensangüentado, no pó. L’exagération qui prête aux chevaux la compassion humaine, débouche d’abord sur un aphorisme somme toute banal : 1 Le détail des explosions vient de Diogo de Vasconcelos, qui précise (p. 375) que la maison de Pascoal da Silva était si solide que les soldats avaient dû faire exploser des tonneaux de poudre et de goudron pour la détruire. 13 14 25/11/2014 Les foules c’est pour les vivants : mais celui qui meurt, s’en va seul. Há multidões para os vivos: porém quem morre, vai só. Mais partant de ce lieu commun, la voix enchaîne sur un contenu bien moins transparent : Dans le temps il y a du temps, sur le rouet de l’ambition se met en place la toile des châtiments à venir : échafaud et supplice attendent, les petits-fils de la traîtrise. Dentro do tempo há mais tempo e, na roca da ambição, vai-se preparando a teia dos castigos que virão: há mais forcas, mais suplícios para os netos da traição. Cette transposition du mythe des Parques filant la destinée humaine sous-tend une prédiction, tout aussi mystérieuse que précise, relative au châtiment que la justice immanente réserverait à la descendance du Comte d’Assumar. En fait, Cecília avait beau jeu à doter la protagoniste de ce poème d’une nouvelle facette, en en faisant une pythie capable de prophétiser les supplices de Luis Bernardo et José Maria de Távora, petits-neveux et non descendants directs du gouverneur de Minas Gerais1. Injustement impliqués dans l’attentat contre le roi du Portugal D. José Ier, ils seraient exécutés à Lisbonne en 1759, avec leur père et leur mère, sur ordre du marquis de Pombal à qui le Roi avait confié l’entière responsabilité du gouvernement, et qui en profitait pour régler ses comptes avec l’aristocratie portugaise. Quant à D. João de Almeida, second marquis d’Alorna et fils du Comte d’Assumar, il passerait 20 ans en prison au Portugal, et ne serait libéré que sur ordre de la Reine Maria Ière, dans le mois qui suivit la mort de Pombal en 1777. L’établissement d’un tel rapport de cause à effet entre le supplice de Filipe dos Santos et la mort infamante infligée dans d’horribles souffrances deux générations plus tard à des innocents, relève de la perspective poétique, et d’une philosophie de l’histoire que la biographie de Cecília (son intérêt pour la pensée orientale entre autres) permet de mieux appréhender. Rien de semblable ne transparaît dans les écrits de Diogo de Vasconcelos qui, d’ailleurs, à aucun moment ne s’intéresse au destin des descendants du Comte d’Assumar. A cette première vaticination, la voyante de Vila Rica ajoute une nouvelle version de sa protestation contre la force de l’épée mise au service d’un pouvoir injuste : Sous la terre et au dessus d’elle, l’or un jour va se finir. À chaque cri que pousse un juste, un bourreau vient le faire taire. Qui ne vaut rien a la vie sauve ; les gens biens, ils les font tuer. Embaixo e em cima da terra, o ouro um dia vai secar. Toda vez que um justo grita, um carrasco o vem calar. Quem não presta fica vivo; quem é bom, mandam matar. 1 D. João de Almeida, fils du Comte d’Assumar, avait épousé la fille de Francisco et de Leonor Távora, tous deux exécutés en place publique en 1759 à Lisbonne, avec leurs fils, Luís Bernardo et José Maria. Les Távora qui périssaient dans d’atroces supplices n’étaient donc pas les petits-enfants de Dom Pedro. 14 15 25/11/2014 Martelée sur quatre vers au rythme identique de 3/7, cette autre protestation impose son manichéisme sans nuance, au climax du deuxième mouvement du Romance, comme le cri dans l’absolu du porte-parole des opprimés de tous les temps1. Le troisième mouvement débute sur le retour à la situation initiale de la mère berçant son enfant, alors que commenceraient à se dissiper les fumées de l’incendie d’Ouro Podre. Mais la contemplation des ruines de ce qui désormais portera dans son nom de Morro da Queimada le rappel du feu destructeur, aboutit à la dénonciation de la cause fondamentale : et moi je pleure sur toi : sur tes maisons écroulées, et sur tes jardins noircis, sur les cœurs qui ont brûlé dans la fatalité des flammes – sur cette soif avide d’or qui a embrasé toutes les mines. ponho-me a chorar por ti: por tuas casas caídas, pelos teus negros quintais, pelos corações queimados em labaredas fatais - por essa cobiça de ouro que ardeu nas minas gerais. En fait, les cœurs des hommes étaient ravagés par des flammes immatérielles, dont celles qui détruisaient les édifices n’étaient que manifestation visible sur la terre. D’autre part, rapportée à l’irrationnel d’une fatalité supérieure à la seule volonté humaine, la destruction d’Ouro Podre relève d’un démon exterminateur agissant au mépris des valeurs de la noblesse : Ce fut une nuit d’épouvante, une nuit sans aucun pardon. Le Comte a dit : « vous êtes libres. » et a ordonné la prison. Cela Dom Pedro d’Almeida C’est pure et simple vilenie. Foi numa noite medonha numa noite sem perdão. Dissera o Conde “estais livres.” E deu ordem de prisão. Isso dom Pedro de Almeida é o que faz qualquer vilão. Cette puissance des ténèbres renvoyait au chaos originel le monde qu’elle avait reçu mission d’administrer : Tant de fumée dans les airs ! Les rues se sont confondues toute chose a perdu sa place ! Que fumo subiu pelo ar! As ruas se misturaram tudo perdeu seu lugar! S’assimilant alors au juge suprême, la voix accusatrice exige des explications : Qui vous a donné ce pouvoir, Monsieur le Comte d’Assumar ? Quem vos deu poder tamanho, Senhor Conde de Assumar? « Je n’avais point juridiction pour autant, Sire, je sais bien… » “Jurisdição para tanto não tinha, Senhor, bem sei...” Ce dialogue est l’écho, pour ainsi dire miniaturisé, de la lettre que le gouverneur des Mines 1 Ce n’est par hasard que ces quatre vers sonnaient comme un défi à l’encontre de la dictature militaire dans le montage du Romanceiro da Inconfidência réalisé par Chico Buarque de Holanda et présenté sous forme de drame musical, à la fin des années 60 à Rio de Janeiro. 15 16 25/11/2014 envoyait au Roi João V, le 21 juillet 1720, pour se justifier de l’exécution sommaire de Filipe dos Santos, lettre dont Diogo de Vasconcelos (p. 376) cite l’extrait suivant : « Je sais que je n’avais ni compétence ni juridiction pour procéder de façon si sommaire… mais il y a une différence entre vivre une chose et l’entendre dire ; la situation était si grave qu’il n’y avait pas un instant à perdre » “Sei que não tinha competência nem jurisdição para proceder tão sumariamente... mas uma coisa é experimentá-lo, outra ouvilo; porque o aperto era tão grande, que não havia instante que perder”. Cecília a donc retenu mot pour mot l’aveu de l’abus de pouvoir (mais non les excuses invoquées), et a formulé cet aveu en y introduisant un vocatif, Senhor, dont l’ambiguïté dans la langue portugaise, permet une extension que la traduction en français n’autorise pas : au-delà du titre réservé au Roi, il inclut une allusion à la puissance divine que le souverain représente sur la terre selon les fondements du droit monarchique. La parenthèse qui suit immédiatement, renvoie d’ailleurs clairement à cette connotation en faisant remarquer : (Voyez ces petits tyrans qui se croient plus que le Roi ! Où la source de l’or coule, pourrit la fleur de la Loi !) (Vede os pequenos tiranos que mandam mais do que o Rei! Onde a fonte do ouro corre, apodrece a flor da Lei!) Le pouvoir royal se justifie ici comme référence à la Loi archétype (doublement signifiée par la sublimation que sous-entend l’image de la fleur, et par l’emploi de la majuscule). D’ailleurs, cela correspond à l’étymologie : Rex, celui qui indique la ligne, celui qui fait la séparation entre le sacré et le profane1. Face à la légitimité du Roi, les tyrans qui imposent à leur niveau une autre loi, deviennent des agents du mal opérant au détriment de la floraison de l’esprit. L’or recherché pour satisfaire des désirs d’ordre matériel dégrade et détruit : dans le verbe apodrecer, résonne l’écho négatif du nom d’Ouro Podre que portait le Morro da Queimada avant l’incendie. Pourtant, dans cette perspective métaphysique centrée sur une Putréfaction destructrice, la berceuse commencée sur une vision d’apocalypse prend fin sur un pronostic optimiste : Dors mon petit enfant, dors, - que Dieu t’enseigne la leçon de ceux qui souffrent dans ce monde de violence et persécution. Felipe dos Santos est mort : d’autres, cependant, naîtront. Dorme meu menino, dorme, - que Deus te ensine a lição dos que sofrem neste mundo violência e perseguição. Morreu Felipe dos Santos: outros, porém, nascerão. Entre les tyrans et Dieu, l’humanité demeurerait donc capable d’assimiler les leçons de l’Histoire et de susciter en son propre sein les héros incarnant la pérennité d’une énergie supérieure contraire aux forces d’en bas. Bien évidemment, dans ce contexte, la sédition de 1720 s’inscrit 1 Dictionnaire Historique de la Langue française, Le Robert, Paris, 1993. 16 17 25/11/2014 comme le signe précurseur de la conjuration de 1789, et le sacrifice de Filipe dos Santos le bien nommé, s’entend comme prémonitoire de celui de Tiradentes. Ainsi, face au caractère transitoire des pouvoirs terrestres qui prétendent se maintenir par la violence, ces héros, même abattus, gravent dans l’Histoire un message du même ordre que celui des pierres dont la voix du Romance V proclame la permanence au milieu des ruines d’Ouro Podre : Il n’y a Comte, ni échafaud, ni couronne d’aucun roi, plus solides que ces maisons, que les pierres de cette ville, de cette Ville d’Ouro Podre qui était à Maître Pascal. Não há Conde, não há forca, não há coroa real mais seguros que estas casas, que estas pedras do arraial, deste Arraial do Ouro Podre que foi de Mestre Pascoal. Finalement, les pierres qui ont résisté au feu dévastateur témoignent symboliquement d’un espoir de résurrection : cet espoir que portait le prénom du Maître d’Ouro Podre : Pascoal. Le Romance V ouvre donc sur une perspective positive : la destruction par le feu des constructions humaines issues de la fièvre de l’or et des valeurs matérialistes, conduit à la révélation de l’immutabilité des pierres fondamentales, sur lesquelles d’autres édifices pourront s’élever, à condition que les générations à venir, représentées par cet enfant encore au berceau auquel le discours du je poétique est à priori destiné, prennent en compte les leçons du passé. Dans ce sens, les dragons du Comte d’Assumar étaient bien les cavaliers de l’Apocalypse – c’est-à-dire de la Révélation d’un passé négatif susceptible d’annoncer d’autres Pâques. Mais encore faudrait-il subir longtemps les revers d’une alchimie néfaste. 3 - La transmutation à rebours La quête des alchimistes est censée débuter par une longue phase que la tradition identifie sous l’étiquette d’Œuvre au Noir, et au cours de laquelle la matière première spirituelle doit subir l’épreuve de la Putréfaction. Mutatis mutandis, si l’on en croit le sujet poétique du Romance II ou Do Ouro incansável, les orpailleurs des Mines n’auraient pas été capables de franchir cette étape et se seraient enlisés sur terre : Mille batées sont secouées Sur des rivières obscures ; sur la terre on voit s’ouvrir des sillons interminables ; d’infinies galeries pénètrent sous de profondes montagnes. Mil batéias vão rodando sobre córregos escuros ; a terra vai sendo aberta por intermináveis sulcos; infinitas galerias penetram morros profundos. De sa cachette tranquille, l’or arrive ingénu, docile, il devient poudre, feuille, barre, prestige, pouvoir, domaine… De seu calmo esconderijo, o ouro vem, dócil e ingênuo; torna-se pó, folha, barra, prestígio, poder, engenho... 17 18 25/11/2014 Tant de lumière ! – il brouille tout : L’honneur, l’amour et les idées. É tão claro! – e turva tudo: honra, amor e pensamento. Dans cet ensemble de huit sextilhas d’heptasyllabes dont les vers pairs présentent une assonance différente suivant la strophe (c’est-à-dire à nouveau un mètre caractéristique de la poésie des cantadores du sertão), la versatilité initiale de l’or devient un dynamisme dominateur dont la lumière séduit aux dépens des relations humaines : Sur les rivières s’épuisent des noirs secouant les batées ; On meurt de fièvre et de faim sur la richesse de la terre : les uns pour des métaux brillants, les autres des pierres à tailler. (…) Haine, cupidité, envie, tracent la route de l’enfer. Les rois veulent leurs tributs – mais il n’y a plus de vassaux. Mille batées sont secouées, mille batées sans repos. Pelos córregos definham negros a rodar bateias. Morre-se de febre e fome sobre a riqueza da terra: uns querem metais luzentes, outros as redradas pedras. (...) Por ódio, cobiça, inveja, vai sendo o inferno traçado. Os reis querem seus tributos - mas não se encontram vassalos. Mil bateias vão rodando, mil bateias sem cansaço. La richesse matérielle des uns se paie en misère des autres, accrue par la déperdition infernale des valeurs spirituelles. Quant au mouvement incessant des tamis des orpailleurs, outre l’infatigable entêtement des hommes, il signifie l’impossible changement de cap que le substantif cansaço porte dans sa racine étymologique : le latin campso (doubler un cap), que le français fatigue ou repos ne peut rendre. Et c’est bien cette racine que le titre du poème met en avant avec incansável en l’appliquant, non pas aux hommes, mais à l’or auquel les hommes se soumettent sans manifester le désir ni l’intention de le faire changer de cap pour que cette œuvre au Noir débouche sur une avancée spirituelle. Dans cette nuit désormais généralisée, les métaux supposés précieux deviennent matériel de prison : Des spectres descendent des monts, et des âmes des cimetières ; tous demandent or et argent, et tendent des poings sévères, mais alors on leur fabrique, d’innombrables chaînes de fer. Descem fantasmas dos morros, vêm almas dos cemitérios; todos pedem ouro e prata, e estendem punhos severos, mas vão sendo fabricadas muitas algemas de ferro. À cette complainte globalisante vient s’ajouter peu après, avec le Romance VI ou Da Transmutação dos Metais, une illustration spécifique dont Cecília trouvait les fondements historiques dans cette même História Antiga das Minas Gerais de Diogo de Vasconcelos qui nous a déjà servi de repère. En effet, cet ouvrage se termine sur un certain nombre d’additifs, dont le dernier (et le plus long) se rapporte à Bartolomeu Bueno da Silva, aliás Anhanguera. Ce personnage 18 19 25/11/2014 de légende découvrait en 1725 des filons aurifères dans les territoires actuels des États de Mato Grosso et de Goiás, alors sous la juridiction du gouverneur de la Capitainerie de São Paulo, Rodrigo César de Menezes. Ce dernier, qui avait demandé au Roi du Portugal d’être remplacé pour raisons de santé, terminerait néanmoins sa mission au Brésil par un voyage à Cuiabá, l’actuelle capitale de l’État de Mato Grosso, pour y vérifier la qualité des filons récemment découverts. De là-bas il ferait parvenir à São Paulo le prélèvement des 20% que la Loi destinait au trésor royal, une ponction détournée comme le confirme Diogo de Vasconcelos dans ce qu’il qualifie d’énorme scandale : Huit arrobes d’or destinées à la Cour au titre de l’Impôt dû à Sa Majesté, furent envoyés à São Paulo depuis Cuiabá où se trouvait encore Dom Rodrigo de Menezes. Lorsque le précieux colis parvint à Lisbonne, le roi Jõao V ne voulut pas l’ouvrir sans organiser une fête. En monarque fastueux il invita donc des nobles à se délecter du spectacle de cette montagne d’or. La caisse une fois ouverte, le roi et les nobles tombèrent des nues ! C’était du plomb1. Selon l’historien la substitution était l’œuvre du contrôleur Fernandes do Rego avec la complicité du nouveau gouverneur, Antonio Pimentel, qui récemment installé à São Paulo, tenterait en vain d’imputer le crime à son prédécesseur. Ce scandale également commenté par Washington Luís dans son livre consacré à Rodrigo César de Menezes2, est mis en scène dans Os Irmãos Leme3, roman historique de Paulo Setúbal daté de 1933 ; il fait aussi l’objet d’une analyse très documentée dans le livre de Afonso de Taunay, Os Primeiros Anos de Cuiabá e Mato Grosso (São Paulo, Imprensa Oficial, 1949). Il n’est pas impossible qu’au moment de rédiger son Romance VI, Cecília ait eu en mains ces divers écrits. Ainsi, la référence aux épousailles princières que le Romance VI place dès le début au cœur des préoccupations du souverain portugais, pourrait provenir d’Afonso de Taunay lorsqu’il signale (p. 223) que le gouverneur Pimentel parcourait les agglomérations de la Capitainerie pour récolter les contributions exigées des résidents en vue de la constitution de la dot que le Brésil offrirait au mariage « de deux infants portugais avec d’autres infants d’Espagne ». Cependant, seul un lecteur informé de l’histoire de la péninsule ibérique est en mesure d’identifier ces « infants » comme étant d’une part D. José, futur Roi du Portugal et sa future épouse Mariana Vitória fille de 1 Enviadas para São Paulo a seguirem para a Corte, vieram de Cuiabá, estando ainda lá Dom Rodrigo, oito arrobas de ouro pertencentes aos quintos de Sua Majestade. Chegando a Lisboa o precioso volume, não quis D. João V mandar abri-lo sem festas. Rei faustoso e pois convidou fidalgos ao deleite de verem o monte de ouro. Aberta, porém, a tampa do caixão, rei e fidalgos caíram das nuvens! Aquilo era chumbo (p. 423-424). 2 Washington Luís, Capitania de São Paulo, Governo de Rodrigo César de Menezes, São Paulo, Editora Nacional, 1938. Il s’agit du Volume 111, série 5, de la collection Brasiliana. La première édition, datée de 1918 est accessible sur Internet à : http://archive.org/details/capitaniadesop00washuoft. 3 São Paulo, Editora Nacional, collection Brasiliana. Paulo Setúbal suit de très près les sources historiques de ses romans - sources qu’il se fait même scrupule de citer dans le texte. Cet ouvrage sur les frères Leme fait une large part à la biographie de Sebastião Fernandes do Rego qui y est présenté comme un aventurier prêt à tout pour faire fortune. L’épisode de la substitution de l’or royal par du plomb de munition est mis en scène sous le titre “Três caixões de ouro”. Cf. http://www.dominiopublico.gov.br 19 20 25/11/2014 Philippe V d’Espagne, et d’autre part l’infante portugaise Maria Bárbara, promise à D. Fernando futur Roi d’Espagne. Sur le plan littéraire, une structure duelle est mise en place dès le premier des huit dizains d’heptasyllabes de ce Romance VI ou da Transmutação dos Metais dont tous les vers pairs sont rimés en -ados1 : On prépare déjà les fêtes pour ces grandes épousailles qui seront célébrées sous peu entre Portugal et Espagne. Aïe, que de lettres et d’accords sont rédigés et paraphés ! Aïe, que de questions confuses posent aux Rois leurs royaumes… Aïe, combien d’ambassadeurs pour d’aussi importants messages ! Já se preparam as festas para os famosos noivados que entre Portugal e Espanha breve serão celebrados. Ai, quantas cartas e acordos redigidos e assinados! Ai, que confusos assuntos são para os Reis, seus reinados... Ai, quantos embaixadores para tamanhos recados! Dans le quatrain initial une voix neutre prend la narration en charge ; et les six vers suivants émettent des commentaires subjectifs en exclamations systématiquement introduites par la même onomatopée. Ainsi, les cinq premières strophes évoquent la Cour de Lisbonne dans l’attente de la livraison du chargement d’or brésilien : le Roi João V y est qualifié à deux reprises de Rei faustoso - une expression utilisée par Diogo de Vasconcelos (p. 424) - et accusé de dilapider les richesses de sa colonie en monuments ostentatoires. Au climax de cette attente, la narration inscrit la stupéfaction générale lors de l’ouverture des caisses remplies de plomb, tandis que la voix qui commente annonce les représailles à venir. Quant aux trois derniers dizains, ils mettent en scène les échos de l’événement au Brésil : Ceux de Cuiabá et São Paulo, nobles, esclaves, soldats, discutent par les chemins sur les impôts falsifiés. - Aïe, c’est Don Rodrigo César (un noble des plus honorables)… - Aïe, c’est Sébastien Fernandes (qui a commis tant de crimes) ! Aïe, le Roi est à la recherche, de ceux qui seront punis. Cuiabanos e paulistas, nobres, escravos, soldados, discutem pelos caminhos os quintos falsificados. - Ai, que é D. Rodrigo César (fidalgo dos mais honrados)... - Ai, que é Sebastião Fernandes (com muitos crimes passados)! Ai, que o Monarca procura os que vão ser castigados. Énoncés selon le schéma initial, ces commentaires s’avèrent d’abord ambigus, au contraire des conclusions très claires des historiens qui disculpaient D. Rodrigo et rejetaient la responsabilité du crime sur Sébastien Fernandes avec la complicité de Pimentel, le nouveau gouverneur que le 1 C’est donc bien un romance, mais plus riche que le schéma traditionnel qui exige seulement une assonance unique tout au long des vers pairs. 20 21 25/11/2014 Romance ne mentionne pas. Mais dans la séquence le poème reprend les remarques de Washington Luís et de Taunay sur l’implication supposée de la Providence1 : (Et un homme dit que l’échange, au-dedans des caisses fermées, était l’œuvre de la Providence contre le Roi et ses péchés… Aïe que tant d’arrobes d’or ont exténué le sertão… Aïe qu’on est fort loin de tout et les yeux des rois sont fermés... Aïe que la Providence parle au nom des hommes malheureux…) (E diz um homem que a troca, dentro dos caixões fechados, obra foi da Providência contra o Rei, mais seus pecados... Ai que tanta arroba de ouro deixa os sertões extenuados... Ai que tudo é muito longe, e os reis têm olhos fechados... Ai, que a Providência fala pelos homens desgraçados...) C’est une fois encore l’occasion pour Cecília de déplorer la malédiction de l’or, tout en incriminant le pouvoir royal et ses affidés, occupés à détourner pour leur bénéfice matériel les richesses extorquées à la terre et au peuple du Brésil. Enfin, l’ultime dizain, imprimé au milieu de la page et en italique dénonce un unique scélérat comme réalisateur de cette alchimie négative : Sébastien Fernandes Rego parcourait tous les villages, et de son grand regard sévère, poursuivait tous les malfaiteurs. Aïe, mais il ne poursuivait que des bandits pleins d’argent… Aïe, il connaissait les secrets des coffres bardés de fer… Et aïe ! en plomb il a changé l’or dans les caisses scellées… Sebastião Fernandes Rego andara pelos povoados com grandes olhos severos, sempre a perseguir malvados. Ai, porém só perseguia bandidos endinheirados... Ai, conhecia os segredos dos cofres aferrolhados... E ai! trocara em grãos de chumbo o ouro, nos caixões selados... La voix historique du quatrain aura donc maintenu jusqu’au bout son apparente impartialité d’observateur extérieur, laissant à la voix populaire impliquée dans les événements le soin de dévoiler les clefs de la mystification - Vox Populi, vox Dei? En fait, sur le plan symbolique, le contenu de ce Romance VI s’inscrit en contradiction des connotations positives que son titre comporte : Transmutation des Métaux s’entend, à priori, comme écho de la démarche alchimique par laquelle l’adepte de l’Art Royal, progressant sur la voie de la 1 Le peuple, dans son ingénuité, n’y vit que l’intervention de la Divine Providence transformant l’or en plomb pour le châtiment de ceux qui, dans le but de flatter le monarque et d’en recevoir des grâces, extorquaient aux pauvres misérables en larmes les rendements et les esclaves susceptibles d’augmenter les impôts royaux. O povo, o ingênuo povo, só viu no facto a intervenção da Divina Providência, transformando o ouro em chumbo, em castigo daquelles que, para lisonjear o monarcha e grangear-lhe as graças, extorquiam dos pobres miseráveis em lágrimas as fazendas e escravos com que engrossassem os quintos reaes. W. Luís, op. cit, p. 265-266. Ce jugement est repris presque mot pour mot par Taunay (p. 223) qui utilise l’expression de « transmutation de l’or en plomb » et précise les sources qui ne figurent pas chez W. Luís, à savoir la chronique de José Barbosa de Sá, Relação das povoações do Cuiabá e Mato Grosso de seus principios até os presentes tempos, datée de 1775. 21 22 25/11/2014 réalisation spirituelle, avec du plomb fabrique de l’or. Ici, la folie matérielle de l’or qui frappe le souverain, conduit à l’inversion des valeurs, et l’or, apanage royal, se manifeste sous les apparences du plomb aux regards de João V et de sa cour. Faustoso, c’est-à-dire fastueux sans doute, mais aussi émule du Docteur Faust, le Roi du Portugal qui transmuait en festins, cadeaux, monastère de Mafra et autres dépenses somptuaires la souffrance des hommes dans ses terres lointaines du Brésil, méritait effectivement un avertissement de la Providence, au nom des opprimés. Dans ce contexte Sebastião Fernandes Rego, tout criminel qu’il fût aux yeux de la justice d’en bas, n’en devient pas moins l’agent de la Diké à l’œuvre dans un avatar poétique de la tragédie grecque. Pour ce faire, Cecília modifiait à sa manière le témoignage des historiens sur les dires du peuple : pour eux, la naïveté foncière faisait affirmer que cette transmutation faussée signifiait le châtiment divin s’abattant sur les fonctionnaires de la Couronne au Brésil - et non sur le Roi, dont les péchés auraient aussi justifié une telle punition, comme le prétend, sans être taxée de sottise, la vox populi du Romance VI. Sur ce climax exemplaire prend fin l’évocation de la malédiction de l’or dans un premier cycle de poèmes qui toutefois ne se limite pas à la seule perspective moralisante de la sanction d’une Putréfaction qui ne déboucherait pas sur l’Œuvre au Noir régénératrice. II – L’ŒUVRE AU NOIR 1 - La trilogie de Chico-Rei Le sort des esclaves noirs travaillant dans les mines, fait l’objet d’une unité dont la première composante, le Romance VII, ou Do Negro nas Catas (Du Noir dans les Mines) se présente a priori comme une élégie déplorant le traitement des africains déportés dans les gisements de diamant et forcés à travailler avant le lever du jour dans les lits des rivières : On entend chanter le noir mais le jour est loin encore. Est-ce pour l’étoile de l’aube et ses rayons d’allégresse ? Est-ce pour quelque diamant, brûlant en si froide aurore ? Já se ouve cantar o negro mas inda vem longe o dia. Será pela estrela d’alva, com seus raios de alegria? Será por algum diamante a arder, na aurora tão fria? En cinq sextilhas d’heptasyllabes dont seuls les vers pairs ont une assonance spécifique à chaque strophe - c’est-à-dire à nouveau le mètre qu’utilisent de préférence les cantadores du sertão – une voix anonyme s’interroge sur les mélopées manifestant dès l’aube, dans un espace géographique non déterminé et sur les versants d’une montagne sans nom, l’existence d’un univers 22 23 25/11/2014 où s’opposent oppresseurs et opprimés : On entend chanter le noir, dans l’agreste immensité. Ses maîtres dorment encore : qui peut savoir de quoi ils rêvent ! Mais les intendants surveillent, les yeux rivés sur le sol. Já se ouve cantar o negro, pela agresta imensidão. Seus donos estão dormindo: quem sabe o que sonharão! Mas os feitores espiam, de olhos pregados no chão. La référence aux cantilènes inscrite en leitmotiv dans le premier vers de chacune des cinq strophes suggère le caractère fédérateur des chants qui rythment le travail. Au-delà du détail folklorique, ces vissungos1, avec l’appel à la lumière promise par l’étoile du matin, pourraient servir de support à un espoir d’un autre ordre : que les feux de l’aurore qui s’annonce en haut (aurea hora : l'heure d'or de la réalisation), se concrétisent en bas dans la splendeur d’un diamant, sous le regard des acolytes que les maîtres ont délégué pour veiller à ce qu’aucune pierre ne soit détournée. Et cet espoir anime des êtres en situation de désintégration physique et psychologique : On entend chanter le noir. Quelle nostalgie dans les monts ! Les corps ici dans ces eaux, - les âmes en terre lointaine. Et dans chaque vie d’esclave quelle sourde guerre perdue ! Já se ouve cantar o negro. Que saudade pela serra! Os corpos naquelas águas, - as almas por longe terra. Em cada vida de escravo que surda perdida guerra! Apparemment vaincus en ce milieu pourtant dressé vers le ciel, les corps des opprimés résistent à la désagrégation en consacrant la nostalgie de l’ailleurs qui les maintient unis, à la recherche des pierres de lumière dont la vertu les délivrerait : On entend chanter le noir. Où est-ce qu’on les trouvera ces étoiles sans défaut qui libèrent de l’esclavage, ces pierres qui, mieux que les hommes, portent la lumière au cœur ? Já se ouve cantar o negro. Por onde se encontrarão essas estrelas sem jaça que livram da escravidão, pedras que, melhor que os homens, trazem luz no coração? On entend chanter le noir. La brume pleure, voici l’aube. Une petite pierre, rien : la liberté, c’est une grande… Já se ouve cantar o negro. Chora neblina, a alvorada. Pedra miúda não vale: liberdade é pedra grada... La brume annonciatrice de la blancheur de l’aube signifierait-elle la compassion de la nature accompagnant de ses larmes les espoirs voués une fois de plus à l’échec ? À moins que, depuis ce magma de terre et d'eau où les esclaves s'activent et que la pluie de lumière vient 1 Le vissungo se compose d’une partie en solo (le boiado) à la charge de celui qui dirige les travaux, suivi de la réponse en chœur de ses compagnons (le dobrado) qui peut être rythmé ou non par l’accompagnement des outils utilisés durant le travail. Cf. Aires da Mata Machado Filho, O negro e o garimpo em Minas Gerais, Belo Horizonte, Itatiaia, 1985, p. 65, et le numéro spécial du Suplemento Literário de Minas Gerais, Octobre 2008, in : http://www.cultura.mg.gov.br/images/documentos/2008-outubro-especial.pdf. 23 24 25/11/2014 féconder, au climax même de la dissolution, les mélopées ne rythment la sublimation de la souffrance ? (La terre toute triturée ; et toute l’eau dessus dessous… (A terra toda mexida; a água toda revirada… Dieu du ciel, est-ce donc possible, de tant souffrir et n’avoir rien !) Deus do céu, como é possível penar tanto e não ter nada!) Agent et matière de sa propre alchimie, en se décantant dans la boue de la Nigredo où gisent les pierres précieuses, l’esclave noir chante sa possible rédemption par la Pierre de la Liberté, promise par les lueurs de l’aube – de l’Albedo. Alors la protestation finale du sujet poétique sollicitant l’intervention de la Divinité sonnerait comme un point d’orgue sur lequel pourrait s’enclencher l’étape positive. A ce niveau, le titre du poème se charge de connotations métaphysiques : ce noir singulier n'est plus un collectif porteur de signification raciale ; et le terme brésilien de Catas, par delà la référence aux gisements diamantifères, révèle son étymologie latine – captare : prendre, fixer, sur laquelle se greffe l'écho du préfixe grec Kata : de bas en haut. L'esclavage dans les mines de diamant sert de support à une parabole de l'Œuvre au Noir. Dans la ligne de toutes les quêtes spirituelles, au-delà de l'héritage platonicien du christianisme, cette parabole assimilant la lumière à la Liberté concerne l'humanité tout entière. Ainsi présentée dans le Romance VII sous les apparences de sa seule perspective négative, cette même parabole se développe et révèle sa positivité dans le Romance VIII, do Chico-Rei (Du Roi Francisco) où la parole est donnée de bout en bout à un personnage que Cecília a emprunté à nouveau à Diogo de Vasconcelos. En effet, toujours dans son História Antiga das Minas Gerais, alors qu’il dressait un bilan sans concession de l’exploitation de la main d’œuvre esclave, l’historien rapportait ce qu’il qualifiait de « légende poétique » répandant « une immense lumière sur les tableaux de cette sombre époque ». Et il ajoutait que cet exemple avait paru si dangereux à la Couronne que le Roi du Portugal (mais il ne précise pas lequel) aurait pris les mesures pour contrôler les affranchissements d’esclaves afin qu’un pouvoir noir ne puisse s’établir au Brésil. À l’en croire donc, Chico (hypocoristique de Francisco), un chef de tribu capturé en Afrique, aurait été déporté avec tous les siens dans les mines d’Ouro Preto ; il y aurait réussi à acheter la liberté de son fils d’abord, ensuite celle d’un compagnon et la sienne propre, et finalement celle de toute sa tribu, grâce au rendement de la mine d’or qu’il exploitait (mais Diogo de Vasconcelos ne donne aucune information sur la manière dont elle aurait été acquise). Et dans le 24 25 25/11/2014 cadre d’une Confrérie religieuse, Chico-Rei aurait construit une sorte d’État africain dont il était le monarque, en authentique précurseur de ce que le chroniqueur qualifiait de « socialisme chrétien »1. Dans l’œuvre de Cecília, Le Romance de Chico-Rei, que rien ne qualifie de légende, peut être interprété comme la transcription d’un de ces vissungos sur lesquels s’interrogeait le sujet poétique du poème précédent. Sept sextets - un distique de pentasyllabes, suivi d’un quatrain alternant un vers de huit et un vers de cinq syllabes -, caractérisés par une syntaxe simpliste et des sonorités susceptibles d’évoquer les danses africaines, développent le discours du roi noir : il s’adresse collectivement aux siens, en détachant systématiquement à la fin du troisième vers de chaque strophe le vocatif povo qui rythme la composition sur les sept reprises de ce leitmotiv constituant la seule rime du poème. Ainsi se trouve mis en valeur le charisme du chef source de la solidarité sur laquelle cristallise le succès d’une entreprise reposant sur des valeurs autres que celles qui fondaient le système d’exploitation colonial. Voici d’abord, en négatif, le souverain portugais, sous l’apparence d’un Léviathan réclamant son tribut : Un Tigre rugit sur les bords de mer. Allons creuser la terre, ô peuple, entrer dans les eaux ; le Roi veut davantage d’or, toujours, pour le Portugal. Tigre está rugindo nas praias do mar. Vamos cavar a terra, povo, entrar pelas águas; o Rei pede mais ouro, sempre, para Portugal. Sur des plages non localisées, qui pourraient aussi bien être celles du Brésil où arrivaient les navires négriers que celles d’Afrique d’où embarquaient les captifs, face à l’appétit de ce monstre insatiable, l’ex-monarque du Congo en une série d’impératifs diversifiés invite à l’action solidaire : Le trône est de lune, étoile et soleil. On va ouvrir la boue, mon peuple, fouiller dans les cailloux, négresse enferme en ta tignasse, ce voile de poussière d’or ! O trono é de lua, de estrela e de sol. Vamos abrir a lama, povo, remexer o cascalho, guarda na carapinha, negra, o véu do ouro em pó! Dans les mines des montagnes à l’écart des espaces où règne la lumière royale des astres du jour et de la nuit, ces impératifs rythment le travail à la recherche d’un trésor enfoui dans une terre hostile. Reprenant au récit de Vasconcelos le détail des noires se lavant la tête dans le bénitier à l’entrée de l’Église du Rosaire pour y déposer la poudre d’or dissimulée dans leur chevelure, l’objurgation du Roi oriente le comportement des femmes au bénéfice de la communauté. 1 História Antiga, 1999, note 19, p. 344. Sous le titre de Chico Rei, nem História e nem Lenda: é só uma Nota de Rodapé, cette version est disqualifiée par Tarcísio José Martins, in: http://www.mgquilombo.com.br/Artigos/pesquisas-escolares. 25 26 25/11/2014 Bien loin à Luanda, il faisait bon vivre ; Frappe et pioche avec moi, mon peuple, descend dans les grottes ! Là-bas où coule le Congo, moi aussi j’ai été Roi. Muito longe em Luanda, era bom viver. Bate a enxada comigo, povo, desce pelas grotas! Lá na banda em que corre o Congo eu também fui Rei. Le monarque déchu s’impliquant dans la reconstruction d’un prétendu bonheur, la nostalgie de l’Angola perdu dynamise la descente sous la terre. Et le premier résultat surgit : Toute la terre est mine : l’or s’y ouvre en fleur… Voici mon fils libre, mon peuple, - venez nous affranchir, vous, mon Prince, qui étiez captif, et désormais libre ! Toda a terra é mina: o ouro se abre em flor... Já está livre o meu filho, povo, - vinde libertar-nos, que éreis, meu Príncipe, cativo, e ora forro sois! C’est là le processus de récupération évoqué par Diogo de Vasconcellos : avant même d’obtenir son propre affranchissement, Francisco assurerait d’abord la liberté à son fils, garantissant de la sorte la pérennité de la monarchie pour la génération à venir. La descente aux enfers menait ainsi au rameau d’or, source de liberté. Dans le vocatif par lequel le Père proclame l’avènement du Fils - meu Príncipe -, la langue portugaise révèle le Principe supérieur de l’égrégore1, le centre du dynamisme porteur de la transmutation promise à la totalité de la nation. Le monarque réduit en esclavage avait conservé intact le pouvoir de guide spirituel chargé d’indiquer la ligne droite auquel renvoie l’étymologie de son titre de Roi. Dès lors, son chant relève du niveau métaphysique et la rédemption collective n'est que question de temps : Plus d’or, et plus d’or, encore ils en veulent. Tête basse espère, mon peuple, la captivité déjà glisse de nos épaules, et ne pèse plus. Mais ouro, mais ouro ainda vêm buscar. Dobra a cabeça e espera, povo, que este cativeiro já nos escorrega dos ombros, já não pesa mais. Les exigences des oppresseurs deviennent les stimulants d’une espérance aux effets déjà sensibles, et la fête ne tarde guère à couronner la communion dans l’unité maintenant manifestée dans la lumière aux yeux de tous : Regarde la fête : elle est rouge et bleu. Chante et danse ça y est, mon peuple, maintenant tous libres ! Louée la Vierge du Rosaire, vêtue de lumière. Olha a festa armada: é vermelha e azul. Canta e dança agora, meu povo, livres somos todos! Louvada a Virgem do Rosário, vestida de luz. 1 Égrégore: entité spirituelle collective, récepteur-diffuseur d'influences bénéfiques, à la fois bouclier protecteur et source d'énergie pour ceux qui y participent (cf. Michel Mirabail, Dictionnaire de l’Ésotérisme, Privat, Toulouse, 1981). 26 27 25/11/2014 Ainsi à l’opposé du Roi du Portugal et des ses affidés qui transformaient en plomb l’or du Brésil, le poème érige-t-il le Roi noir d’Ouro Preto galvanisant les énergies des siens, en agent de la transmutation faisant de la fièvre de l’or un moyen de libération. Désormais, Francisco peut organiser les réjouissances d’un peuple qui n’a plus rien à craindre d’un Léviathan désormais tourné contre les anciens oppresseurs : Un Tigre rugit sur les bords de mer… Désormais, c’est les blancs, mon peuple, les pauvres captifs ! Vierge du Rosaire, laissez-nous reposer en paix. Tigre está rugindo nas praias do mar... Hoje, os brancos também, meu povo, são tristes cativos! Virgem do Rosário, deixai-nos descansar em paz. Après la nigredo du Romance VII, le Romance VIII de Chico-Rei ouvre bien la voie du Grand Œuvre, par le Rameau d'Or et sous les auspices de la Vierge du Rosaire – c’est-à-dire sous le signe de la Rose alchimique, dans la célébration du culte de la lumière retrouvée. La malédiction s’est transmuée en bénédiction, car le Roi Chico avait su également choisir outre la protection d’un avatar de la Grande Mère celle d’une autre de ses suivantes : Sainte Iphigénie. Originaire de Nubie – la haute vallée du Nil dans l’actuel Soudan réputée pour être au temps des Pharaons un important centre de gisements aurifères1 - cette vierge noire, cause du martyre de Saint Mathieu2, s’offrait dans le panthéon catholique en patronne idéale à laquelle pouvaient avoir recours Francisco et ses frères. Diogo de Vasconcellos s’y référait dans sa fameuse note de pied de page : Étant donné qu’à cette époque toute Confrérie était liée au concept religieux de saint patron, celle-ci se plaça sous le patronage de Sainte Iphigénie, dont l’intercession fut si utile ; et de cet exemple naquit l’ardeur du culte voué encore de nos jours à la statue miraculeuse du quartier du Alto da Cruz ; les membres de la Confrérie construisirent le beau temple qui existe là-bas sous l’invocation de la Vierge du Rosaire; le 6 janvier, le monarque, la reine et les princes, revêtus de leurs habits royaux, étaient conduits à l’église en bruyantes fêtes africaines pour assister à la messe chantée ; puis ils parcouraient les rues dans leurs danses caractéristiques rythmées par des instruments indigènes d’Afrique. C’était le Royaume du Rosaire, une fête imitée dans toutes les localités de Minas. Como naquele tempo toda Irmandade estava unida à idéia religiosa de um santo patrono, tomou esta o patronato de Santa Ifigênia, cuja intercessão foi-lhes tão útil; e deste exemplo nasceu o culto ardente que se vota ainda à milagrosa imagem do Alto da Cruz. Os irmãos erigiram o belo templo que existe sob a invocação do Rosário. No dia 6 de janeiro o rei, a rainha, e os príncipes, vestidos como tais, eram conduzidos em ruidosas festas africanas à igreja para assistirem à missa cantada; e depois percorriam em danças características, tocando instrumentos músicos indígenas da África, pelas ruas. Era o Reinado do Rosário, festas que se imitaram em todos os povoados de Minas3. 1 Parmi les hypothèses avancées sur l’origine du nom même de cette région figure Nébou le terme qui en égyptien désigne l’or, et dont pourrait dériver le nom de la ville de Pnoubs, située dans les régions aurifères de Koush-nord, au niveau de la troisième cataracte du Nil. Cf. http://nubie-international.fr/. 2 St Mathieu aurait été assassiné sur ordre du Roi Hirtacus qui avait du renoncer à épouser Iphigénie après un sermon où le saint démontrait que, vouée au Roi des Cieux, elle ne pouvait donner sa virginité à un souverain de la terre. 3 Selon Tarcísio José Martins, Vasconcellos confond le Reisado (fête des Rois Mages, le 6 janvier, instituée au Brésil à la fin du XVIIIe s. (donc bien après le prétendu règne de Xico) avec le Reinado do Rosário (consacré au Royaume de la Vierge du Rosaire) célébré de la fin juillet au 15 août. Cf. http://www.mgquilombo.com.br/Artigos/pesquisas-escolares. 27 28 25/11/2014 Et c’est en compagnie de sainte Iphigénie qu’avec le Romance IX ou de Vira-e-Sai, ultime poème de cette trilogie sur l’esclavage, Cecília met en scène une incursion de la sainte dans la mine de Chico-Rei. Santa Efigênia - Capela do Rosário dos Pretos – Ouro Preto La statue arbore une représentation de son couvent sauvé par St Mathieu de l’incendie que le Roi Hirtacus avait fait allumer; par miracle les flammes s’étaient retournées pour consumer le palais royal. http://www.asminasgerais.com.br 28 29 25/11/2014 La structure formelle du poème s'établit sur sept quatrains d’enéasyllabes non rimés. Avec ce mètre plutôt rare, et que Cecília n’utilise que deux fois dans le Romanceiro, nous sommes loin du romance en particulier et de la poésie populaire en général, même si le lexique et la syntaxe donnent l’impression d’un langage peu élaboré. Dans un premier temps, la dramatisation comporte le voyage aller de la vierge noire pour travailler dans la mine auprès de ses protégés : Sainte Iphigénie princesse nubienne, descend les montagnes et vient travailler, au milieu des pierres, au milieu des eaux, avec son pouvoir surnaturel. Santa Ifigênia, princesa núbia, desce as encostas, vem trabalhar, por entre as pedras, por entre as águas com seu poder sobrenatural. Sainte Iphigénie brandit son flambeau ; elle cherche la mine du Roi Francisco : si noirs au fond de la montagne noire, que la sainte noire à peine les voit. Santa Ifigênia levanta o facho; procura a mina do Chico-Rei: negros tão dentro da serra negra que a santa negra quase os não vê. Sa catabase la conduit du ciel à ces enfers de terre et d'eau évoqués dans les romances antérieurs. Là-bas, son pouvoir surnaturel est matérialisé par le feu qu'elle dresse vers le ciel pour d’abord y distinguer ses frères de couleur, et ensuite opérer en catalyseur des énergies dispersées à l'intérieur opaque du monde minéral : Pitié pour ces hommes princesse nubienne, Quand ils débroussaillent ils pensent à vous ! Car tous vos bijoux et toutes vos fleurs Se gagnent ici en fer et sueur ! Ai destes homens, princesa núbia, rompendo as brenhas, pensando em vós! Que as vossas jóias, que as vossas flores aqui se ganham com ferro e suor! Les gnomes chtoniens qui s'agitent dans ces profondeurs n'en sont pas moins unis dans une dynamique dont la Sainte est l'inspiratrice et la bénéficiaire, par le biais du culte qui lui est rendu en offrandes. Et lorsque, en un deuxième temps, elle entre sur le territoire de Chico-Rei, elle y coagule sur son propre corps la végétation significative de la fleur d'or : Sainte Iphigénie princesse nubienne, marche dans la mine du Roi Francisco. Des feuillages d’or, des racines d’or dans ses vêtements viennent se coller. Santa Ifigênia, princesa núbia pisa na mina do Chico Rei. Folhagens de ouro, raízes de ouro nos seus vestidos se vêm prender. Ce miracle cristallise sur l’entité divine la poudre des gisements aurifères de la province d’Afrique d’où elle est censée provenir. Et au centre de la dynamique qu'elle dirige, la transmutation atteint son apogée : Sainte Iphigénie demeure invisible, tout le long du jour parmi les esclaves. On entend les noirs chanter leur bonheur. Toute la montagne se fait poudre d’or. Santa Ifigênia fica invisível, entre os escravos, de sol a sol. Ouvem-se os negros cantar felizes. Toda a montanha faz-se ouro em pó. 29 30 25/11/2014 Les chants qui rythment le travail forcé du lever au coucher du soleil signifient désormais, non plus une réaction contre une exploitation harassante, mais une harmonie spirituelle jubilatoire accompagnant l'ultime étape de la réalisation alchimique. Principe féminin de la libération des noirs – une réalité inscrite dans l'étymologie de son titre historique de princesse de Nubie repris en leitmotiv à la rime du premier vers de cinq des sept quatrains – Iphigénie redouble l'œuvre fédératrice du Roi Francisco et de son prince de fils mis en scène antérieurement. Quant à l'assomption finale de la vierge africaine, elle transpose dans le sacré le geste que selon Diogo de Vasconcelos, les noires accomplissaient à l'entrée de l'église du Rosário de Vila Rica en déposant dans le bénitier l’offrande de la poudre d’or de leurs chevelures : Sainte Iphigénie princesse nubienne, monte sur la pente et presqu’en dansant. Elle secoue tout l’or des pieds, du manteau, appelle ses anges, se retourne et part. Santa Ifigênia, princesa núbia, sobe a ladeira quase a dançar. O ouro sacode dos pés, do manto, chama seus anjos, e vira-e-sai. La sainte patronne des esclaves prend donc congé des siens et de la terre, en une révérence clôturant son intervention sur l’amorce d’un pas de danse, signature culturelle caractéristique des « nations » africaines. Cecília adaptait de la sorte la légende des Vira Saias qui attaquaient les convois d’or destinés à la Couronne portugaise, et dont la mémoire s’est perpétuée à Ouro Preto dans ce nom de Vira-Saia sous lequel est toujours connue la rue en pente de Santa Ifigênia menant au lieu-dit du Alto da Cruz, où s’élève le sanctuaire de la Vierge du Rosaire des Noirs1. Oratoire de Vira-saia à Ouro Preto Photo de Rubens Almeida http://www.panoramio.com/ 1 Les Vira-Saias attaquaient les convois d’or en utilisant le signal convenu avec Antonio Alves, un commerçant d’Ouro Preto qui orientait la statue de la Vierge de l’oratoire au carrefour du Alto da Cruz en fonction des informations dont il disposait, suivant que le convoi empruntait un chemin ou l’autre ; d’où l’expression vira e sai (tourne et s’en va) déformée en Vira Saia (tourne juppe) (Lúcia Machado de Almeida, Passeio a Ouro Preto, São Paulo, 1971 : p. 78-85). Et attribué à la rue de cette ville portant officiellement le nom de Santa Ifigênia. 30 31 25/11/2014 Nossa Senhora do Rosário dos pretos à Ouro Preto Photo de Rodrigo Motta http://www.flickr.com/photos/rmotta/2058593346/sizes/o/in/photostream/ Dans la séquence du chant de Chico-Rei, l’apparition de Santa Ifigênia et son action illustrent le pouvoir surnaturel résultant de la conjonction des énergies du peuple noir autour d’une Image de la Grande Mère d’Afrique enrichie des qualités habituellement attribuées au seul Archétype paternel. Au-delà de l’apparente naïveté d’une religiosité de patronage, la mise en scène de ce prodige relève de la perspective métaphysique dans laquelle la Poésie manifeste la puissance d’un égrégore. Alors que dans le Romance XII, de Nossa Senhora da Ajuda, Notre-Dame du Bon Secours, Vierge Blanche figée dans sa niche de la chapelle de Pombal ne pourra rien pour sauver le futur Tiradentes de l’échafaud qui l’attend, la Vierge Noire, elle, descend du ciel et partage la lutte de ses frères qui l'ont élue comme icône de leurs aspirations à la liberté. Munie du flambeau de la lumière d'en haut elle anime la transmutation alchimique d'en bas, de telle sorte que l'or matériel exigé par les maîtres et produit par les esclaves, devienne l'instrument de leur libération dans le cadre même du système imaginé par les exploiteurs pour motiver les exploités. Dépourvue des insignes d'une royauté fallacieuse, sans le sceptre, ni le manteau ni la couronne qui ornent la statue chrétienne et néanmoins impuissante de la chapelle de Pombal, La Grande Mère Africaine est descendue sur le territoire des blancs conjuguer son ardeur féminine à la vigueur masculine de Chico-Rei, illustrant de la sorte la signification de la racine grecque de son nom : Iphigénie, "née 31 32 25/11/2014 avec le pouvoir"1. En fait, la réussite de son protégé, le roi Francisco, n’est qu’une exception rarissime dans un contexte historique négatif où seule une légende peut servir de base à une interprétation poétique. Et cela d’autant plus que le cas de Chico-rei met en exergue un processus par lequel un « bon noir » se serait adapté au système, sans le combattre dans la révolte : ce roi noir n’était pas le chef d’un quilombo, mais le dirigeant d’une confrérie religieuse fondée sur les valeurs du christianisme dominant. Au bout du compte, les trois romances que nous venons d’analyser forment un ensemble cohérent : ils dénoncent la cupidité individualiste des oppresseurs blancs sur qui la richesse de la terre s’est retournée en malédiction ; ils lui opposent la solidarité des opprimés, et en se fondant sur la symbolique de la tradition Hermétique, ils reprennent la dimension historique de l’esclavage pour déboucher sur une parabole prônant la toute puissance de l’esprit sur la matière. Une cohérence d’un autre ordre se fait jour dans le cycle des sept romances qui évoquent la fin du « règne » d’un couple hors-norme sur les terres du diamant. 2 - Les diamants de Chica da Silva À la source de ce nouveau cycle nous retrouvons les Memórias do Distrito Diamantino de Joaquim Felício dos Santos, qui, une fois Felisberto Caldeira Brant évincé de son poste de contratador, évoquait l’immense richesse dont faisaient étalage son successeur le portugais João Fernandes de Oliveira et sa concubine, Chica da Silva, une esclave affranchie avec qui il vivait depuis 17532. Sur le plan formel, trois de ces poèmes (les Romances XIV, XVIII et XIX) présentent chacun une structure spécifique, et peuvent être lus comme autant d’interventions de porte-paroles de l’opinion publique - à la manière du chœur de la tragédie antique - commentant a postériori les faits dramatisés par la voix unique qui s’exprime dans les quatre autres. En effet ceux-ci (XIII, XV, XVI et XVII), sont construits sur un schéma identique : il s’agit d’heptasyllabes organisés en strophes de douze vers, dont chacune présente une assonance unique dans tous les vers pairs. C’est donc une variation du type traditionnel qui, lui, exige une assonance unique dans tous les vers pairs tout au long du poème. De plus, si le nombre de strophes diffère, la structure narrative est unique : une voix anonyme rapporte les événements, et se prétend en mesure de citer, non seulement les paroles des personnages mis en scène dans son discours mais encore d’avoir accès à leurs pensées. 1 Cf. Rosário F. Mansur Guérios, Dicionário Etimológico de nomes e sobrenomes, ed. Ave Maria, São Paulo, 1973. Entre 1753 et 1770, année de son départ de Tejuco, João Fernandes aurait eu treize enfants de Chica, et les aurait tous reconnus, ce qui constituait une remarquable exception dans le système social en place (Júnia Ferreira Furtado, Chica da Silva e o Contratador dos diamantes, São Paulo, 2003, p. 121). 2 32 33 25/11/2014 Ce narrateur omniscient aurait donc versifié un épisode de l’histoire de Minas, à la manière des ménestrels divulguant dans leur errance les fragments de chansons de geste qu’ils pouvaient connaître - ou dans un contexte purement brésilien, à la manière des poètes récitant dans les foires leurs œuvres inspirées par des récits issus de la chronique locale - à la différence toutefois que la langue de Cecília n’a pas de commune mesure avec le parler populaire des bardes du sertão. Ainsi donc, sous le titre de Romance XIII do Contratador João Fernandes, un premier acte met en scène l’arrivée du Comte de Valadares, Gouverneur de Minas dans la résidence du magnat portugais au lieu-dit de Serro Frio, dans l’agglomération de Tejuco. Selon J. F. dos Santos, à la fin de l’année 1770, ledit Valadares, aurait fait irruption à Tejuco muni d’un ordre royal exigeant le retour à Lisbonne du contratador pour y rendre des comptes ; et il aurait gardé le document secret un certain temps, de façon à tirer le maximum de profit de la situation en extorquant au contratador une aide financière conséquente1. Une première strophe, in media res, met en place l’espace et les protagonistes, sans préciser de date et de telle manière que seul un lecteur-auditeur quelque peu informé est en mesure de comprendre le contexte historique. Les titres ronflants du Comte de Valadares ne l’identifie pas comme Gouverneur de Minas ; de plus, le qualificatif de « grand ministre » appliqué à celui qui serait le commanditaire de la mission confiée à Valadares n’évoque le marquis de Pombal ministre tout puissant du Roi du Portugal que pour qui connaît les dessous de l’affaire ; et il en va de même pour les prédécesseurs de João Fernandes à la tête du contrat, ces Brantes (la famille Caldeira Brant) qu’un pluriel quelque peu déroutant identifie comme victimes antérieures de la fièvre de l’or. En revanche, les strophes qui suivent développent en détail les dialogues au cours desquels João Fernandes aurait multiplié ses offres à un interlocuteur cupide et fourbe, jouant la comédie du noble ruiné selon la ligne manichéenne qui caractérise le récit de J. F. dos Santos. Construite selon une progression qui met en évidence la naïveté de João Fernandes accumulant généreusement les cadeaux, la mise en scène permet en même temps d’illustrer la richesse hors-norme du nabab de Serro Frio qui parvient enfin à dérider son hôte en lui faisant servir au terme d’un copieux festin un dessert pour le moins surprenant : Mais après fruits et gâteaux, on met en face du Comte une terrine ample et profonde, Mas depois de fruta e doce, colocam diante do conde uma terrina ampla e funda, 1 Cf. le début du Chapitre XV de Memórias do Distrito Diamantino, et notamment les pages 143 à 145 de l’édition de 1868. D’après Júnia Ferreira (op. cit. p. 219-220), le déplacement du Comte de Valadares à Tejuco, tout comme son comportement hostile à l’encontre de João Fernandes, serait une invention de J. F. dos Santos. João Fernandes serait retourné à Lisbonne de son plein gré, pour y régler la succession de son père mort en septembre 1770 ; lui-même décédait au Portugal en 1779 sans jamais revenir au Brésil, mais en continuant à s’occuper des intérêts de Chica et de leurs enfants. 33 34 25/11/2014 pour y distraire ses doigts de tant d’angoisses et regrets… Et cette fois le jeune noble détend son masque retors : entre soupir et sourire, il manipule et évalue les lamelles d’or, ce qui calme le malheur qu’il simulait. para que os dedos distraia de saudades e angústias... Agora o jovem fidalgo descerra a máscara astuta: entre suspiro e sorriso, toma nas mãos e calcula os folhelhos de ouro, e acalma a fingida desventura. Et le rideau de ce premier acte tombe sur une parenthèse dans laquelle le metteur en scène introduit son commentaire où se détache une fois encore la malédiction de l’or : (Hélas, or noir des broussailles, hélas or noir des rivières… Pour toi travaillent les pauvres, pour toi les riches pâtissent. Pour toi, et aussi pour ces pierres dont l’éclat est si limpide qu’elles changent la face du monde, et font l’inquiétude des rois ! Sur d’amples tables solennelles les ministres vont rédiger lettres, règlements et décrets qui fabriquent des délits.) (Ai, ouro negro das brenhas, ai ouro negro dos rios... Por ti trabalham os pobres, por ti padecem os ricos. Por ti, mais por essas pedras que, com seu límpido brilho, mudam a face do mundo, tornam os reis intranqüilos! Em largas mesas solenes, vão redigindo os ministros cartas, alvarás, decretos, e fabricando delitos.) Sur ce point d’orgue, le suspense reste entier ; le lecteur-auditeur-spectateur peut encore s’interroger sur les suites de la mission de Valadares et sur le destin de João Fernandes face au décret de Pombal dont le gouverneur n’a pas révélé l’existence. Ce premier acte nommait à peine Chica da Silva : c’était dans le discours de João Fernandes la seule femme qu’il se réservait tout en offrant généreusement à son hôte autant de noires et mulâtresses qu’il pourrait souhaiter. En revanche, dans la séquence immédiate, le Romance XIV ou Da Chica da Silva la représente à l’apogée de sa splendeur - mais d’une splendeur dont le caractère provisoire est proclamé dès le tercet qui ouvre le poème sur le mode des contes de fées : (C’était une fois là-bas à Tejuco où les diamants ruisselaient dans les cailloux) Quel est ce beau palanquin là-haut sur ce balcon ? C’est Chica da Silva : Chica-la-patronne ! (Isso foi là para os lados do Tejuco, onde os diamantes transbordavam do cascalho) Que andor se atavia naquela varanda? É a Chica da Silva: é a Chica-que-manda! Emprunté à Joaquim Felício dos Santos, ce surnom négatif de Chica-que-manda, en leitmotiv tout au long du poème, pointe le scandale désormais inscrit au centre de l'espace social. Et il suscite des commentaires imprimés en italique dans des parenthèses que la mise en page décale systématiquement : 34 35 25/11/2014 Couleur de nuit son visage, et couleur d’étoiles ses yeux. Les gens viennent de loin pour voir comment elle est. (Sous la perruque, elle avait la tête rasée et on dit même qu’elle était laide.) Cara cor de noite, olhos cor de estrela. Vem gente de longe para conhecê-la. (Por baixo da cabeleira, tinha a cabeça rapada e até dizem que era feia.) Les critiques malveillantes sur l’apparence physique de Chica sont reprises au pied de la lettre de la chronique de Joaquim Felício dos Santos ; en revanche les commentaires favorables relèvent du sujet poétique qui la dépeint en astre solaire animant ici-bas la chorégraphie céleste du zodiaque : (Autour d’elle douze noires - comme les heures, aux horloges. Elle, au milieu, le soleil !) Les pierres resplendissent De tous côtés (…) (C’étaient des diamants, sans défaut, même si beaucoup voulaient dire que c’étaient de fausses pierres.) (Doze negras em redor - Como as horas, nos relógios. Ela, no meio, era o sol!) Esplendem as pedras por todos os lados (...) (Diamantes eram, sem jaça, por mais que muitos quisessem dizer que eram pedras falsas.) Irradiant la lumière des diamants qui la couvrent, elle bénéficie de la déférence hypocrite de la classe dominante : Et des nobles tout farauds s’inclinent servilement sous l’incroyable lumière de sa fête de diamants. E curvam-se humildes, fidalgos farfantes, à luz dessa incrível festa de diamantes. À cette hypocrisie répond la dérision de l’ancienne esclave qui traite ouvertement les portugais de fripouilles - marotinhos (détail emprunté à une anecdote divulguée par Joaquim Felício dos Santos). Cette Vénus noire comparée à la Reine de Saba et à Sainte Iphigénie, et qui traite de blafardes - branquinhas - les épouses des portugais, impulse ainsi un carnaval qui se concrétise, entre autres, dans un épisode des Memórias do districto diamantino où l’historien dénonce un caprice que le maître de Serro Frio se serait empressé de complaire : Et sur un étang incroyable, fait voile le navire, de la maîtresse du maître des monts de Serro Frio. (Dix hommes en équipage, pour que la négresse comprenne comment naviguent les bateaux.) E em tanque de assombro veleja o navio da dona do dono do Serro do Frio. (Dez homens o tripulavam, para que a negra entendesse como andam os barcos nas águas.) 35 36 25/11/2014 Mais comme toute fête des fous, ce carnaval n’est qu’une subversion provisoire qui reproduit au fond le système contre lequel cette hétaïre brésilienne est censée affirmer le primat de la liberté. Entourée d’esclaves et de majordomes, déguisée à la mode portugaise - vêtue de soie, de satin, et de lin de Hollande – paradigme d’une réussite sociale acquise par le pouvoir délétère de la sensualité qui serait l'apanage des femmes de race noire1, elle reflète parfaitement l'image sur laquelle s'est fondée l'exploitation de ses frères et sœurs de couleur. Malgré la résonance des noms qui semblent se répondre à une génération de distance, l'aventure éphémère de Chica da Silva n'est qu'en apparence le pendant au Tejuco de celle de Chico-Rei à Vila Rica. En fait, elle n’a pas grand chose à voir avec la dynamique spirituelle mise en scène dans les romances qui évoquent la légende du Roi noir de la capitale de Minas travaillant sous l’égide de Sainte Iphigénie à la rédemption terrestre de ses sujets. Après ce tableau, sous le titre de Romance XV ou Das Cismas de Chica da Silva (Des Soucis de Chica da Silva) le narrateur initial reprend la parole pour évoquer dans un cadre intimiste les préoccupations dont l’héroïne aurait fait part à son amant quant aux motivations du gouverneur de Minas en visite chez eux. Intuitivement elle aurait jaugé la cupidité et les intentions malveillantes du Comte de Valadares. Dès lors, la supériorité psychologique de cette femme s’affirme face à la puérilité du maître de Tejuco : Les hommes, en pleine lumière, regardent mais ne voient guère : à l’intérieur de quatre murs les femmes, elles, savent tout. Dieu me pardonne, mais le Comte Est venu pour d’autres affaires. Os homens, à luz do dia, olham bem mas não vêem muito: dentro de quatro paredes, as mulheres sabem tudo. Deus me perdoe mas o Conde vem cá por outros assuntos. Chica murmurait ainsi. Et les femmes ne se trompent pas. João Fernandes l’écoutait plus naïf qu’un petit enfant. Assim murmurava a Chica. E as mulheres não se enganam. João Fernandes escutava-a mais simples que uma criança. Ainsi Chica da Silva est-elle érigée en archétype de la féminité, par delà les différences ethniques. Et c'est en tant que femme qu'elle tient son rôle dans la tragédie de l’Histoire, tout en illustrant la fonction sociale du Carnaval, cette réponse des opprimés à une domination dont ils ne 1 Um poncif que le cinéma et la télévision n’ont pas manqué d’exploiter : Cacá Diegues avec son film qui en 1976 a consacré l’orthographe du mythe - Xica désormais avec X – et surtout Walcyr Carrasco, alias Adamo Angel, dans la telenovela diffusée en 1997 sur le réseau Manchete, un feuilleton qui, selon les termes de Júnia Ferreira Furtado (op. cit. p. 283-84) : « dépassa les limites de l’érotisme et du mauvais goût, sans la moindre préoccupation pour la réalité du XVIIIe siècle » et dont « l’intrigue confuse, adaptée aux fluctuations des indices d’audience, intégra l’italienne Cicciolina, icône de la pornographie contemporaine et transporta sur les montagnes de Minas Gerais le drame de Romeo et Juliette assaisonné de poisons et autres morts-vivants » . 36 37 25/11/2014 peuvent modifier la pesanteur qu’en s’y adaptant. Cependant, le metteur en scène anonyme de ce Romance XV prête à son héroïne au moins une protestation d’ordre socio-économique : Chica da Silva répond (elle le pensait à ce qu’on dit): - ces fripouilles du Portugal ne viennent ici dans ces mines que pour y cueillir le fruit des grottes et de la rocaille. Ils dépensent à la Cour, et la Mort dans les gisements fait s’écrouler les ravins sous d’énormes inondations. Responde a Chica da Silva (assim dizem que pensava): - Estes marotos do Reino só chegam por estas lavras para recolher o fruto das grotas e das grupiaras. Eles gastando na corte, e a Morte pelas catas, desmoronando barrancos, engrossando as enxurradas... Cette allusion à des victimes emportées par des éboulements se rapporte à la catastrophe du lieu dit de « la fin du monde » (o Acaba-mundo) que J. F. dos Santos mentionnait à la fin du Chapitre XV de son ouvrage (p. 138-142 de l’édition de 1868). Le lecteur non averti pourra la considérer comme non étayée par des faits précis, d’autant plus que, selon le sujet poétique, cet argument destiné en principe à João Fernandes pourrait très bien ne pas avoir été expressément formulé (elle le pensait disait-on). Nous remarquerons toutefois que le rôle dévolu à Chica da Silva dans ce romance s’avère d’une originalité totale par rapport à la chronique dont Cecília s’inspirait, y compris, bien entendu, dans la manière dont l’auteur suspendait une fois de plus le discours du narrateur sur une note pessimiste laissant augurer un incendie ravageur : Les batées viraient sans cesse, la richesse en abondance, les gisements grandissaient, les bras, pioches et leviers, dans la terre retournée jetaient des semis de flammes où les forêts trouveraient les incendies à venir. Iam girando as bateias, ia crescendo a abundância, iam subindo as gupiaras: braço almocafre, alavanca reviravam pela terra a sementeira de chamas para as futuras florestas de fogo que se levantam... La catastrophe prévisible s’abat enfin dans le dernier acte réparti en deux romances - XVI ou da Traição do Conde, XVII ou das lembranças do Tejuco. En une mise en scène rapide, le premier poème précipite les événements : l’irruption d’un messager porteur de l’ordre exigeant le retour de João Fernandes à Lisbonne, justifie les craintes de Chica : en plaçant son héroïne au cœur de ce dénouement, Cecília se démarque des sources historiques, tout comme elle s’en démarque dans le second poème, au long duquel les imprécations du sujet poétique fustigent l’or et les diamants dont la malédiction venait encore de frapper : Avec ses douze suivantes, Chica n’était que soupirs (…) Com suas doze mucamas, ficava a Chica em suspiros (…) 37 38 25/11/2014 Maudit soit le Comte et maudit cet or fabriquant d’esclaves, cet or fabriquant de chaînes, qui dresse des murs épais pour les grilles des prisons, qui érige les échafauds, rédige d’injustes sentences, et traîne par les chemins des victimes écartelées. Maldito o Conde, e maldito esse ouro que faz escravos, esse ouro que faz algemas, que levanta densos muros para as grades das cadeias, que arma nas praças as forcas, lavra as injustas sentenças, arrasta pelos caminhos vítimas que se esquartejam. L’imprécation finale, sonne ici en prophétie sur le destin des inconfidents en général et de Tiradentes en particulier, victimes à venir de cette même malédiction. Quant aux deux derniers poèmes du cycle – XVIII dos Velhos do Tejuco et XIX dos maus presságios, ils font fonction d’épilogue et de transition vers d’autre temps tout aussi tragiques : au chœur des vieillards qui se lamentent sur le thème rebattu du sic transit gloria mundi répond la voix anonyme déplorant les mauvais présages qu’elle a perçu dans les événements rapportés. La structure formelle de ce dernier romance est en soi tout un programme pour les férus de numérologie : quatre strophes de sept heptasyllabes répartis symétriquement, chaque strophe comptant un quatrain suivi d’un tercet, et le tout ne comportant qu’une seule assonance en a-e reprise au deuxièmes, quatrièmes et septième vers. Dans ce cadre d’une poésie on ne peut plus savante, c’est la voix d’une Sybille vaticinant le malheur qui attend cette fois le règne d’une souveraine dont le nom n’est pas dévoilé : Mais c’est là la marche du temps… Les revers brutaux de la vie appauvrissent ceux qui travaillent et enrichissent les arrogants les nobles et les pillards qui règnent plus que la Reine sur ces mines si lointaines ! Mas é a direção do tempo… E a vida em severos lances, empobrece a quem trabalha e enriquece os arrogantes fidalgos e flibusteiros que reinam mais que a Rainha por estas minas distantes ! Reine du Portugal à partir du 24 février 1777, Maria Ière que nous retrouverons plus avant, sombrait dans la démence en 1791 et c’était son fils le futur Jõao VI qui assurait la régence dès 1792. En se référant à son règne sur les mines du Brésil, le sujet poétique invitait donc à un saut dans le temps au-delà de la vie à Tejuco du couple Chica-João Fernandes. Mais peu après ce saut dans le temps le thème des diamants reparaît avec le Romance XXII ou do Diamante Extraviado. 38 39 25/11/2014 3 - La Pierre de lumière Sur le plan formel les quarante-quatre vers de ce Romance XXII appartiennent à la catégorie des compositions les plus sophistiquées du recueil : - imprimé en caractères romains sur la partie gauche de la page, un premier quatrain irrégulier - trois heptasyllabes suivis d’un tétrasyllabe - introduit le protagoniste du poème ; il est complété par un tercet d’heptasyllabes imprimé cette fois au centre de la page, en italique et entre parenthèses ; - une strophe de douze vers, composée de trois unités reprenant le système du quatrain initial est imprimé à nouveau sur la partie gauche, et complété au centre de la page par un nouveau tercet reprenant les caractéristiques du tercet antérieur - un nouvel ensemble reprend cette strophe de douze vers suivie du tercet et avec la même disposition d’impression; - enfin la conclusion retrouve le schéma de l’introduction en un seul quatrain suivi d’un tercet selon la même mise en page ; - en ce qui concerne les rimes, les tercets centraux en italique se distinguent par la reprise dans les vers impairs d'une rime propre à chacun d'eux, alors que le second vers est blanc ; quant aux strophes en caractères romains, elles débutent toutes par le même vers – Um negro desceu do Serro, en un leitmotiv qui introduit l’assonance en e-o que l’on retrouve dans tous leurs vers impairs, tandis que les vers pairs alternent les rimes en -ado, et en -ante. Quant aux données historiques utilisées comme support de l'anecdote, le lecteur ne peut y avoir accès qu'au terme d'une recherche dans les pièces du procès – Autos da Incinfidência Mineira - où figure une lettre de dénonciation visant à incriminer deux personnes qui auraient acheté des diamants de contrebande1. Datée du 29 janvier 1790, cette dénonciation disait entre autres que les deux individus en question avaient acheté le matin même un lot de pierres précieuses à un Noir de haute taille, et que ce contrebandier pourrait être arrêté à Vila Rica où il devait encore se trouver, en train de faire des achats avec le produit de sa vente illicite2. 1 L’achat de pierres de contrebande était passible de la déportation en Afrique (cf. Laura de Mello e Souza, Desclassificados do ouro: a pobreza mineira no século XVIII, Rio de Janeiro: Edições Graal, 1986, p. 209). 2 “os ditos suplicados se repartiram hoje, pelas dez horas da manhã uma partida de diamantes que compraram a um negro do Serro, alto bastante, com uma vestimenta de encerado com foro de vaqueta azul (...), cujo negro depois de os ter vendido me veio descobrir porque mos tinha vindo oferecer primeiro. V. Exa, julgo que se mandar pelas estalagens dessa Vila o poderá pegar ainda (...) Eram os diamantes quatorze vinténs de peso que os pesei. (Lúcia H. Scaraglia Manna, Pelas Trilhas do Romanceiro da Inconfidência, Niteroi, UFF, 1985, p. 63). 39 40 25/11/2014 Ce garimpeiro1 noir selon l'appellation infamante de l'époque, non identifié par le délateur n'est pas sans rappeler le « martyr » Isidoro que J. F. dos Santos évoque longuement dans ses Memórias do Distrito Diamantino (p. 333-339). On y lit notamment que cet esclave marron avait constitué un groupe d’une cinquantaine de fugitifs avec qui il se livrait à l’extraction illégale de diamants revendus ensuite à des gens importants de Tejuco avec qui il avait des relations commerciales suivies. Autrement dit, Isidoro est un représentant exemplaire de ces quilombos – communautés d’esclaves fugitifs – que l’histoire officielle du Brésil a longtemps ignorés. Corpulent et de haute taille, il circulait sans être inquiété malgré les récompenses promises pour sa capture. Arrêté, torturé et assassiné en juin 1809 par le Gouverneur Manuel Ferreira da Câmara Bittencourt, il aurait été vénéré dans la région comme un saint authentique pendant de longues années. Construit sur la reprise des données fournies par le texte de la dénonciation cité plus haut, le Romance du Diamant Égaré est centré sur la figure du contrebandier noir dont l'apparition dans la ville constitue un défi au système esclavagiste. En fait, dès les premiers vers, le personnage est doté d’un statut qui dépasse la constatation objective de son seul aspect physique: Un noir est descendu de Serro. (C’était un noir de haute taille) et ce noir portait en lui un certain diamant. (Comme en la nuit noire une planète lumineuse arrêtée dans ses ténèbres). Um negro desceu do Serro. (E era um negro alto bastante.) Vinha escondido no negro certo diamante. (Como a noite negra leva um luminoso planeta parado na sua treva.) Dans la parenthèse qui commente son irruption dans le monde d’en bas, ce porteur anonyme d'un diamant unique (alors que la dénonciation se référait à "un lot de diamants") acquiert la dimension cosmique où s'inscrit la conjonction des ténèbres et de la lumière. D'un lieu-dit bien réel situé au nord de Tejuco - O Serro - mais dont le toponyme suggère la frontière où le ciel et la terre se rejoignent2, ce visiteur à la peau noire ramène la pierre de lumière archétype, source de scandale ici-bas car l’énergie qu’elle émet est capable d'inverser les valeurs qui ont cours dans l’univers esclavagiste où elle se manifeste : (Mais qui donc a le courage de faire arrêter ce noir en ce scandaleux voyage?) (Mas quem é que tem coragem de fazer parar o negro nessa escandalosa viagem ?) 1 « Nome com que se apelida os que mineram furtivamente as terras diamantinas e que assim são chamados por viverem e andarem escondidos pelas grimpas das serras ». José Viera Couto, Memória sobre as Minas da Capitania de Minas Gerais, cité par Aires da Mata Machado, p. 85. 2 O Serro (forme masculine de a serra : la montagne) renvoie au toponyme de Serro do Príncipe que portait au XVIIIes. une agglomération située dans les espaces montagneux du nord de la ville actuelle de Diamantina. 40 41 25/11/2014 Quant à l'étrange sentiment de crainte qui empêche les oppresseurs de faire appliquer leur loi, il porte les caractéristiques du thambos - la stupeur faite à la fois d'attraction et de répulsion où l'homme se trouve plongé quand il entre en contact avec le surnaturel1: Un noir est descendu de Serro. Toute la Ville aux aguets a vu que sur le noir brillait Un certain diamant. Um negro desceu do Serro. Toda a Vila vigilante, viu que brilhava no negro certo diamante. Si ce noir l’apporte de Serro On devrait le condamner. Mais tout le monde en a peur et se tait. Se o negro o trouxe do Serro, devia ser condenado. Mas todo o mundo tem medo e está calado. Car ce noir est descendu de Serro plus arrogant que les blancs. Il vend sa pierre sans s’en faire Et va de l’avant. Que o negro desceu do Serro, mas que os brancos arrogante. Vende a pedra com sossego e passa adiante. Le monde entier – l’expression tout le monde est à prendre au pied de la lettre - fasciné par l'idée de la lumière émanant de ce noir se fige extérieurement dans la peur tout en s'agitant intérieurement sous l’aiguillon pervers de la convoitise : (Et plus personne dans la Ville à cause de cette pierre égarée ne peut plus vivre tranquille) (E mais ninguém, lá na Vila, por essa pedra extraviada, pode ter vida tranqüila!) Un noir est descendu de Serro superbe sur sa monture. Personne ne dort plus, en proie à la convoitise. Um negro desceu do Serro, soberbamente montado. Ninguém dorme, com o desejo alvoroçado. Quant aux êtres pusillanimes qui peuplent ce monde contingent ils ne sont capables de réagir que par une lettre de dénonciation où ils en appellent à l'autorité : (De leurs grandes plumes d’oie, les plus envieux préparent leur minutieux rapport…) (Com grandes penas de pato, os mais invejosos fazem seu minucioso relato…) Mais nul ne serait en mesure d'arrêter ce contrebandier de l'absolu véhiculant le Diamant de l'Ailleurs : « égaré » car soustrait par un marginal transgressant la loi coloniale bien sûr, mais tout aussi bien « égaré » d’en haut dans le monde contingent d’en bas. La voix poétique ne choisit pas pour rien ni la référence à la brebis biblique, ni l’adjectif montado dont la polysémie évoque aussi la remontée vers les hautes sphères. Dès lors, ce hors-la-loi non identifié ouvrant le cycle de l’Inconfidencia préfigure le Tiradentes que nous retrouverons dans le Romance LXIV qui sous le titre de Romance de uma Pedra 1 André-Jean Festugière, La Sainteté, PUF, 1949, p. 3. 41 42 25/11/2014 Crisólita clôt l’unité centrale du Romanceiro. Pour l’instant, nous nous limiterons à une rapide anticipation pour constater que le noir au diamant égaré descend parmi les hommes en plein jour, et y manifeste la puissance de la lumière alors que le lieutenant blanc du régiment des dragons de Minas, dressant sa silhouette solitaire dans la nuit de Rio, en remportera sa pierre d'or non lapidée. Tandis que le contrebandier noir repart sans être inquiété par les habitants de la ville réduits à l'impuissance par la terreur sacrée, le héros de l'Inconfidência, arrêté dans la cité des hommes y subira le supplice expiatoire infligé selon un rituel qui fera de cet être d’exception un autre Rédempteur dont la mort inaugure les temps nouveaux. Au terme de notre analyse, nous pouvons donc retenir que, dans le premier chapitre du Romanceiro da Inconfidência, Cecília fonde une perspective éminemment tragique de l’Histoire, orientée par la malédiction que l’or et le diamant auraient lancée sur une société obnubilée par l’exploitation matérialiste des richesses de la terre. Dans un système répercutant les inégalités héritées de l’occident chrétien, une espérance pouvait cependant surgir de la masse des opprimés, incarnée par un héros blanc préfigurant Tiradentes – Filipe dos Santos – et par des ombres noires dont quelques figures emblématiques seraient susceptibles de servir de référence identitaire - ChicoRei, et les valeurs de solidarité qui caractériseraient la communauté noire, Chica-da-Silva animatrice d’une carnavalisation contestataire mais finalement dérisoire, le contrebandier de Serro Frio porteur de lumière et précurseur de l’ère nouvelle que le lieutenant des dragons de Minas viendrait instaurer. Et ce n’était pas sans intention que Cecília inscrivait au cœur de ce premier ensemble de poèmes le Romance XII où s’annonce le destin tragique de Joaquim José da Silva, sous les traits d’un enfant priant aux pieds de la Vierge, dans la chapelle de la fazenda paternelle. Quant aux sources historiques, nous avons pu constater comment elles fournissaient à Cecília, - selon les termes qu’elle utilisait en présentant son œuvre dans une conférence donnée à Ouro Preto le 20 Avril 1955 - « les chemins antérieurs qu’il fallait illuminer de façon à suivre les traces de l’or qui, tel le fil d’un collier relie les scènes et les personnages jusqu’à devenir une lourde chaîne qui capture et immobilise dans un douloureux destin »1 Par ailleurs, si sur le plan formel, un nombre réduit de poèmes correspond rigoureusement aux critères métriques du romance traditionnel, en revanche, leur contenu rappelle d’assez près les caractéristiques des compositions narratives qui en sont le modèle dans la littérature de la péninsule ibérique – notamment, la fragmentation et la simplification manichéenne des faits, l’implication systématique du lecteur-auditeur par divers moyens dont l’interpellation directe ou le choix de 1 cf. “Como escrevi o Romanceiro da Inconfidência”, texte intégral disponible dans l'introduction à l'édition de poche du Romanceiro chez L&PM Pocket (2008). 42 43 25/11/2014 détails visant à susciter l’émotion, les restrictions de champ donnant la parole aux protagonistes, ou encore la multiplication des interventions de voix secondaires. Ainsi l’énonciation historique prétendant à une objectivé de façade subit-elle pour le moins une transmutation fondamentale. Enfin, certaines particularités ont pu être mises au jour, comme l’importance accordée aux personnages féminins, la vision à la fois tragique et optimiste de l’Histoire (dans la mesure où y est supposé la capacité humaine à susciter, dans les pires moments d’oppression, des héros porteurs de messages supérieurs dont l’interprétation relève de la sagacité du lecteur), l’utilisation d’une symbolique qui fonde la Poésie sur la métaphysique : en fait, la clef de cette Poésie est suggérée par le leitmotiv de l’ambivalence de l’or et du diamant reflétant la dialectique de la lumière et des ténèbres - de l’esprit et de la matière -, et renvoyant au concept de transmutation alchimique issu pour l’essentiel de la tradition d’Hermès Trismégiste. Sur le seuil du Romanceiro s’annoncent ainsi les thèmes du Grand Œuvre libérateur, dont Tiradentes apparaît, au centre du recueil, comme l’agent et la principale victime. 43 44 25/11/2014 B -LE MARTYR TIRADENTES Le 20 Avril 1955, présentant le Romanceiro da Inconfidência dans l’ancienne capitale de Minas, Cecília confirmait s’être rendue à Ouro Preto une première fois en 1941, en vue d’y réaliser un reportage sur la semaine sainte. Elle y aurait alors vécu une authentique projection dans le passé : ce n’était plus ses contemporains qu’elle côtoyait dans les rues et monuments de l’ancienne Vila Rica, mais les « fantômes » de la conjuration, qui avaient connu en ces lieux leur propre calvaire lors de la semaine sainte de 1789. Et elle y interprétait l’aventure du lieutenant Tiradentes comme l’épisode primordial d’une authentique tragédie : De mille endroits divers, le nom du Lieutenant, le sang du Lieutenant, criaient, clamaient – non pas son malheur –, mais l’énormité de cette tragédie qui s’était déroulée entre le Minas et Rio, forte, violente, inexorable, comme les plus parfaites d’autres temps, des temps de la Grèce antique, que les hellènes ont fixé par écrit, et qui jusqu’à nos jours servent de leçon au plus haut niveau, pour achever d’humaniser les hommes. De mil pontos diversos, o nome do Alferes, o sangue do Alferes gritavam, clamavam - não a sua desgraça -, mas a enormidade daquela tragédia desenrolada entre Minas e o Rio, forte, violenta, inexorável como as mais perfeitas de outros tempos, dos tempos antigos da Grécia, e que os helenos fixaram por escrito, e que até hoje servem de alta lição, para acabar de humanizar os homens. Et ces « fantômes » auraient continué à la hanter dès son retour à Rio, en se manifestant sur les lieux mêmes de l'emprisonnement et du supplice du chef de la conjuration. Le poète se définissait de la sorte comme médium captant des messages émis par la mémoire collective dans des espaces imprégnés par l'Histoire. Confrontée à l’urgence de cet « appel », elle se consacrait alors à la tâche de décryptage et de mise en forme des messages ainsi captés, de telle sorte que l’œuvre littéraire se démarque du travail de l’historien : C’est ici qu’on découvre la distance qui sépare le relevé historique de l’invention poétique : le premier fixe certaines vérités qui servent à expliquer les faits ; la seconde, pour sa part, anime ces vérités en leur donnant une force émotionnelle qui ne se limite pas à rapporter des faits, mais oblige le lecteur à une participation intense, en l'emportant dans son mécanisme de symboles vers les répercussions les plus inattendues (…) L’œuvre d’art n’est pas faite de tout – mais uniquement de quelques choses essentielles. C’est la recherche de cet essentiel expressif qui constitue le travail de l’artiste. Nesse ponto descobrem-se as distâncias que separam o registro histórico da invenção poética: o primeiro fixa determinadas verdades que servem à explicação dos fatos; a segunda, porém, anima essas verdades de uma força emocional que não apenas comunica fatos, mas obriga o leitor a participar intensamente deles, arrastado no seu mecanismo de símbolos, com as mais inesperadas repercussões (...) A obra de arte não é feita de tudo - mas apenas de algumas coisas essenciais. A busca desse essencial expressivo é que constitui o trabalho do artista. En faisant fond sur ces informations, nous orienterons notre enquête sur ce « mécanisme de symboles » par lequel, selon Cecília, le mythe de Tiradentes rejoindrait la tragédie antique. 44 45 25/11/2014 I – LE GRAND VOYAGE 1 – Le fil d’Ariane Le Discours Initial (Fala Inicial) ouvre le recueil sur une structure qui n’emprunte au romance traditionnel que l’heptasyllabe utilisé pour la totalité de ses soixante-cinq vers. Imprimé en italique de bout en bout sur la partie droite de la page, Il est découpé en huit strophes inégales : quatre quatrains pour la première, un quatrain réuni à un quintet pour la seconde, quatre autres quatrains dans la troisième, un seul quatrain pour chacune des quatrième, cinquième et sixième, un quatrain enchaînant sur un tercet pour la septième, et enfin un seul quatrain en conclusion. Pour ce qui est de la rime, seize mots terminés par la nasale -ão martèlent chaque fin de phrase (et par la même occasion chaque fin de tercet, quatrain ou quintet) à la manière d’un roulement de tambour qui accompagnerait la marche à l’échafaud et le rituel de l’exécution du condamné à mort que le sujet poétique anonyme évoque en toile de fond de sa réflexion. Cette réflexion porte d’emblée une référence à la Grèce antique du fait que ce sujet poétique - Cecília de toute évidence - se proclame tétanisé par la perception d’un espace qualifié d’atroce labyrinthe : Je ne peux pas me déplacer dans cet atroce labyrinthe fait d’oubli et d’aveuglement où haines et amours cheminent. - car je perçois le son des cloches, Je sens murmurer les prières, je vois le frisson de la mort au ban de la condamnation ; Não posso mover meus passos por esse atroz labirinto de esquecimento e cegueira em que amores e ódios vão. - pois sinto bater os sinos, percebo o roçar das rezas, vejo o arrepio da morte, à voz da condenação; En proie ainsi au thambos - la stupeur faite à la fois d'attraction et de répulsion qui frapperait l'être humain en contact soudain avec le surnaturel1 -, cette voix évoque une hallucination qui s’imposerait à sa vue et à son ouïe : dans la chambre centrale de ce labyrinthe où s’agitent des ombres, se déroule sur un échafaud hors normes l’exécution d’un condamné qui n’est pas nommé. La référence à un 21 Avril, sans plus, suppose que le destinataire du discours est informé du contexte auquel renvoient les autres détails évoqués auparavant, notamment la mention d’une proclamation faite par un Général sans nom2 en l’honneur d’une reine elle aussi non identifiée : 1 Cf. André-Jean Festugière, O. P., La Sainteté, Paris, PUF, 1942. La proclamation du Général Pedro Álvares de Andrada est reproduite in extenso par Lúcio José dos Santos in A Inconfidência Mineira, São Paulo, Lyceu Coração de Jesus, 1927, p. 524-525 - dorénavant cet ouvrage sera identifié sous la référence suivante : LJDS, 1927. 2 45 46 25/11/2014 Des chevaux frappent le sol. Des soldats immobiles suent. En face des oratoires, qu’est ce qui vaut plus que la prière ? La voix du Général prévaut, au-dessus du peuple et des troupes, à glorifier l’auguste Reine – déjà folle et hors du trône – au long de sa proclamation. Batem patas de cavalos. Suam soldados imóveis. Na frente dos oratórios, que vale mais a oração? Vale a voz do Brigadeiro sobre o povo e sobre a tropa, louvando a augusta rainha, - já louca e fora do trono – na sua proclamação. Si la mention de la force militaire au service d’un monarque disqualifié par la folie correspond à la réalité historique, on peut s’interroger sur le nombre de lecteurs au courant de ce « détail » : depuis Février 1792, Maria Ière atteinte de folie furieuse n’était que Reine du Portugal en titre, c’était son fils le futur roi João VI qui assumait les responsabilités du pouvoir au moment où la sentence de mort concernant Tiradentes était exécutée à Rio1. Dans le poème, la vision se concentre en un instant frontière où tout est censé se confondre et y faire surgir la question motivant la quête qui va orienter la totalité du Romanceiro : Ô midi de confusion, ô vingt-et-un avril sinistre, des intrigues d’or et de rêve, t’ont fait ainsi prendre forme ? Ó meio-dia confuso, ó vinte-e-um de abril sinistro, que intrigas de ouro e de sonho, houve em tua formação? Dès lors, la vision s’estompe et le sujet poétique constate l’incapacité de la raison humaine à faire le tri dans un passé désormais enfoui sous des cendres inextricables : Qui ordonne juge et punit ? Qui est coupable et innocent ? Dans la même fosse du temps tombent châtiment et pardon. L’encre de la sentence meurt comme le sang des suppliciés… - les lyres, les épées, les croix ne sont plus maintenant que cendres. Dans la même fosse gisent, les mots, les pensées secrètes, les couronnes et les haches, le mensonge et la vérité. Quem ordena julga e pune ? Quem é culpado e inocente? Na mesma cova do tempo cai o castigo e o perdão. Morre a tinta das sentenças e o sangue dos enforcados... - liras, espadas e cruzes pura cinza agora são. Na mesma cova, as palavras, o secreto pensamento, as coroas e os machados, mentira e verdade estão. En s’interrogeant de la sorte sur le mécanisme qui a pu mettre en branle tout un passé révolu, Cecília conclut sur l'incapacité de la raison à comprendre ce qu'elle qualifie de mystère : Nous pleurons sur ce mystère, sur ce schéma surhumain, la force, le jeu, l'accident Choramos esse mistério, esse esquema sobre-humano, a força, o jogo, o acidente 1 Dans son évocation de l’exécution de Tiradentes (História da conjuração mineira, Rio, Garnier, 1873, Chapitre XIX), Joaquim Norberto de Souza Silva précise seulement que la proclamation a été lue après l’exécution de Tiradentes. Il ne fait pas mention dans ce chapitre de la folie de la souveraine. Cet ouvrage accessible sur Internet à : http://www.brasiliana.usp.br, sera identifié dorénavant sous la référence suivante : JNSS, 1873. 46 47 25/11/2014 de l'indicible conjonction qui ordonne les vies et les mondes en pôles inexorables de ruine et d'exaltation. da indizível conjunção que ordena vidas e mundos em pólos inexoráveis de ruína e de exaltação. Ce terme de « mystère » confirme le sacré déjà impliqué par la référence au « labyrinthe ». Et les commentaires qui le définissent, interprètent la dynamique de l'Histoire comme un jeu d'oppositions apparemment dualistes mais finalement complémentaires : les « pôles inexorables » de cette « indicible conjonction », renvoient à la coincidentia oppositorum que maître Eckart au début du XIVe siècle puis Nicolas de Cuse1 un siècle plus tard, avaient empruntée aux néoplatoniciens et à la gnose des alchimistes adeptes d'Hermès Trismégiste - un concept qu'au XXe siècle Ernst Cassirer, Mircéa Eliade et Carl Gustav Jung2 remettraient en avant dans leurs domaines respectifs. L’inaccessibilité de ce mystère à la raison humaine est à nouveau déplorée dans le climax d’exclamation lyrique qui marque le dernier quatrain de ce Discours Initial – ou, en d’autres termes, de ce premier temps initiatique du prologue de la tragédie : Ô versants silencieux par lesquels se précipitent d’inexplicables torrents, en éternelle obscurité ! Ó silenciosas vertentes por onde se precipitam inexplicáveis torrentes, por eterna escuridão! Le prologue se poursuit sur un deuxième temps cette fois hors de l’espace confiné du labyrinthe où la mémoire du sujet poétique n’avait pas trouvé d’issue. S’exprimant encore en médium hanté par les messages de la mémoire collective, ce même sujet poétique rapporte sous le titre de Cenário (Décor), un voyage où l’on reconnaît la réalité géographique des montagnes de Minas Gerais. Imprimé en italique sur la partie droite de la page, ce poème est organisé en trenteneuf tercets rimés selon le mètre de la Divine Comédie - la terza rima en ABA-BCB-CDC-DED etc., y compris le tout dernier vers isolé, mais à ce détail près qu’il est détaché de la strophe précédente et non totalement à part comme à la fin de chaque chant de l’œuvre de Dante. Le lecteur y est convié à accompagner une conscience flottant sur la frontière du rêve et de la réalité, et captant des signaux en provenance de la nature autant que des édifices construits par les hommes : Tout me parle et je comprends; j’écoute les roses et les tournesols de ces jardins qui un jour avaient été terres et sables de douleur (…) Tudo me fala e entendo; escuto as rosas e os girassóis destes jardins que um dia foram terras e areias dolorosas (...) 1 Dans notamment : De docta Ignorantia (1440). Trois nouvelles traductions sont parues récemment à Paris (Bibliothèque Rivages, 2008, trad. De Hervé Pasqua -, Cerf, 2010, coll. « Sagesses chrétiennes », trad. de Jean-Claude Lagarrigue - GF Flammarion, 2013 trad. Pierre Caye, David Larre, Pierre Magnard et Frédéric Vengeon.) 2 Cf notamment C.G. Jung, Mysterium Conjunctionis, 1971, Walter verlag, AG, Olten ; version française, 1980, Albin Michel ;version brésilienne, 1997, Petrópolis, Vozes. 47 48 25/11/2014 J’écoute les fondations que le passé a colorié d’incendie ; la voix de ces ruines aux murs d’or en feu évaporé (…) De hautes chapelles me content de divines fables. Des tours, des saints et des croix dressées Me signalent montagnes et brouillards. (…) Tout m’appelle : la porte, l’escalier, les murs, les dalles sur des morts encore vivants, dans l’incertitude de leurs propres histoires. (…) Et toutes ces choses sont quelques moments de fantasmagories qui se dissipent – en un jeu de fuites et d’apparitions. Escuto os alicerces que o passado tingiu de incêndio; a voz dessas ruinas de muros de ouro em fogo evaporado (...) Altas capelas contam-me divinas fábulas. Torres, santos e cruzeiros Apontam-me altitudes e neblinas. (...) Tudo me chama: a porta, a escada, os muros, as lajes sobre mortos ainda vivos, dos seus próprios assuntos inseguros. (...) E são todas as coisas uns momentos de perdulária fantasmagoria, - jogo de fugas e aparecimentos. Ces appels composent un ensemble de vibrations auxquelles le sujet poétique pourrait donner un sens. Et c’est effectivement ce qui se produit lorsque de la poussière de la terre, par la grâce de la mémoire instamment sollicitée, surgissent certaines figures sur lesquelles s’inscrivent même des prénoms féminins - Isabel, Dorotéia, Éliodora, Anarda, Nise, Marilia - que les poètes plus ou moins liés à la conjuration, chantaient dans ces montagnes où ils croyaient vivre une nouvelle Arcadie importée de l’au-delà des mers. Mais bien qu’en syntonie naturelle avec ces fantômes féminins, Cecília, enfermée dans la linéarité du temps du fait de son humanité, n’aura pas la capacité d’entamer le dialogue avec ces bergères de l’ailleurs. Cependant, les interrogations qu’a suscitées la tentative, ne demeurent pas sans réponse, puisqu’un signe s’inscrit dans le ciel : Le passé n'ouvre pas sa porte et ne peut comprendre notre peine. Mais dans ces terres sans fin que le rêve traverse, O passado não abre a sua porta e não pode entender a nossa pena. Mas nos campos sem fim que o sonho corta, je vois monter dans l’air une forme sereine: une vague forme, en dehors du temps. La main du Lieutenant, qui de loin me fait signe. vejo uma forma no ar subir serena: vaga forma, do tempo desprendida. É a mão do Alferes, que de longe acena. Éloquence de qui simplement prend congé : « Adieu car je m’en vais travailler pour vous tous ! » Eloqüencia da simples despedida: “Adeus que vou trabalhar para todos!” (Cet adieu fait trembler toute ma vie) (Esse adeus estremece a minha vida) Et ce signe perçu sur le seuil de la conscience, échappe aux limitations humaines, puisque hors espace et hors temps. La vision est alors interprétée en message de l’au-delà reproduisant des paroles que le Lieutenant Tiradentes aurait prononcées à Vila Rica lors de son départ pour Rio où il serait exécuté1. Ainsi mis en scène comme un prodige céleste, l'adieu du héros sonne comme une 1 Selon le texte de la sentence, reproduit par Lúcio J. Dos Santos (pp. 587-620) Tiradentes se serait flatté, devant Joaquim Silvério dos Reis au moment de son départ de Vila Rica pour Rio en mars 1789, « d’aller là-bas travailler pour 48 49 25/11/2014 déclaration altruiste de fraternité destinée à l’ensemble des Brésiliens - sinon à l’humanité tout entière. Mais pour que ces adieux prennent tout leur sens, le lecteur devra d’abord parcourir la totalité de la première unité du recueil que nous avons identifiée sous le titre de Genèse d’or et de diamant ; une fois cette étape franchie, un nouveau porche s’ouvrira sur le voyage de Tiradentes, élément essentiel du fil d’Ariane susceptible de conduire à la chambre centrale du labyrinthe initial et éventuellement de guider vers sa sortie. Ce deuxième porche reprend en les inversant les deux titres de l’introduction générale du Romanceiro ; ainsi en premier le titre de Cenário n’annonce aucun contenu particulier, tandis que le discours propre au second contient une précision géographique : Fala à Antiga Vila Rica. Le Cenário, douze décasyllabes en italique organisés en six distiques où chacun est rimé selon sa propre assonance, met en place un décor sous le regard d’un voyageur qui le découvrirait au fur et à mesure de son approche. Le premier distique évoque un paysage érigé en archétype par l’emploi systématique de l’article défini : Voici la route, le pont et la montagne Sur qui se détache la blanche église. Eis a estrada, eis a ponte, eis a montanha sobre a qual se recorta a igreja branca. Bien qu’aucun toponyme n’identifie ce cliché de carte postale, le lecteur quelque peu familiarisé avec la ville d’Ouro Preto en reconnaîtra le cadre, et mettra sur cette église blanche le nom du Padre Faria fondateur de l’antique Vila Rica. Quant à la forme poétique, elle rappelle un sonnet de Claudio Manuel da Costa qui débute par le quatrain suivant1 : Voici le fleuve et voici la montagne, Voici les troncs et voici les rochers ; Ce sont encore les mêmes bouquets d’arbres ; Et c’est la même et rustique forêt. Este é o rio, a montanha é esta, Estes os troncos, estes os rochedos; São estes inda os mesmos arvoredos; Esta é a mesma rustica floresta. Dans ce décor, le lecteur est invité à se déplacer jusqu’à une résidence depuis laquelle, tout en se livrant à une tâche particulière, le regard d’un être inconnu se serait porté dans une certaine direction. S’agirait-il de la résidence d’un autre poète, Gonzaga, qui en brodant son habit de noces aurait tourné ses regards du côté de la maison de Marília, dans le quartier d’Antonio Dias ? Gonzaga dont la voix aurait laissé dans l’air un écho sonore qu’avec la fin du jour la brume des montagnes transforme en message de douleur ? tous » - une expression qui, selon Joaquim Norberto, n’aurait concerné que le seul Silvério « je vais là-bas travailler pour toi » (cá vou trabalhar para você ; JNSS, 1873, p. 172). 1 Nous retrouverons ce personnage parmi les dirigeants de la conjuration ; le sonnet en question, sans titre, se trouve dans le Volume 2 de l’ouvrage de João Manuel Pereira da Silva, Os varões illustres do Brazil, Paris, Garnier, 1858, acessible in http://www2.senado.gov.br/bdsf. 49 50 25/11/2014 Chapelle du Padre Faria à Ouro Preto (également identifiée sous le nom de Na Senhora do Rosário dos Brancos) http://www.cprm.gov.br/estrada_real/30.html Et voici que la brume enveloppe les rues, construisant l’illusion des temps et des figures E eis a névoa que chega, envolve as ruas, move a ilusão de tempos e figuras. - La brume qui se condense et forme peu à peu des royaumes voilés de regrets et de larmes. - A névoa que se adensa e vai formando nublados reinos de saudade e pranto. Quant au discours à l’ancienne capitale de Minas - trente-trois tétrasyllabes également en italique, où apparaissent des assonances en échos irréguliers, organisés en une strophe de dix vers suivie d’une autre de vingt-trois – il ne comporte que trois phrases. Elles découlent l’une de l’autre comme le ferait l’eau des fontaines de l’ancienne capitale de Minas, et que la voix poétique pose en image de base de l’allégorie sur laquelle est construite la première strophe : Tels ces visages sur les fontaines vos yeux se sont couverts de voiles de boue, de mousse et de lichens, paralysés au froid du temps et hors des ombres sous le soleil. Como estes rostos dos chafarizes, foram cobertos os vossos olhos de véus de limo, de musgo e liquens, paralisados no frio tempo, fora das sombras que o sol regula. 50 51 25/11/2014 Utilisant ainsi le rythme et la syntaxe de certaines des liras en tétrasyllabes que sous le nom de Dirceu le même poète Gonzaga dédiait à sa belle Marília, Cecilia déplore d’abord son incapacité à interpréter le langage des fontaines : Hélas ! Votre langue ne parle pas comme ces fontaines - en paroles d’eau, rapides, claires précipitées, interminables. Mas ai! Não fala a vossa língua como estas fontes – palavras d’água, rápidas, claras, precipitadas, intermináveis. Supposées porteuses du langage perdu des ombres qui auraient joué leur destin dans ce cadre géographique, les fontaines pourraient leur rendre la parole de telle sorte que le poète s’en fasse l’interprète auprès des autres humains qui leur ont succédé ici-bas : Fontaine à Ouro Preto http://sergiomsrj.blogspot.fr/2011/01/maria-tomas-marilia-de-dirceu-vida-com.html Elle parle ? Et seule notre oreille en terre sourde où vont les hommes, ne comprend plus votre long et triste discours, - ombres aimables qui avez joué ici votre destinée, dans l’obligation du pari total que parfois des vies en secret ont fait par surhumaines fatalités ? Ou fala? E apenas o nosso ouvido, na terra surda que os homens pisam, já nada entende do vosso longo triste discurso, - amáveis sombras que aqui jogastes vosso destino, na obrigatória, total aposta que às vezes fazem secretas vidas, por sobre-humanas fatalidades ? 51 52 25/11/2014 Support de ce nous attentif aux messages d’êtres venus du passé et dont elle perçoit la présence, la voix du poète s’offre pour décrypter les secrets de la tragédie jouée en ces lieux, par ces ombres entre lesquelles se détache le Lieutenant dont l’exécution se déroulait dans la chambre centrale du labyrinthe initial. 2 – Les adieux du Lieutenant L’emblème et la devise inscrits en point d’orgue sur le final du premier Cenário trouvent leur illustration dans le Romance XXVII, do animoso Alferes (du vaillant Lieutenant), le plus long de tous les poèmes du recueil : cent-soixante-dix pentasyllabes présentant tout du long une assonance unique dans les vers pairs. Plus rapide que l’heptasyllabe du romance traditionnel, ce mètre met en forme un récit entrecoupé de huit parenthèses de longueur variable, qui sont autant d’interventions de voix off. Ce récit est fondé sur un fait historique, consigné dans les documents officiels du procès - les Autos de Devassa - qui aboutirait à la condamnation à mort du héros, à savoir le voyage entrepris par Tiradentes en mars 1789, depuis Vila Rica et les montagnes de Minas jusqu'à Rio de Janeiro. Il s'agissait de son deuxième voyage à Rio après l’échec d’un premier séjour en 1788, au cours duquel, tout en nouant des contacts utiles pour la conjuration qui se tramait à Vila Rica, le lieutenant aurait tenté d'améliorer sa fortune personnelle en obtenant des autorités portugaises la concession de travaux d'adduction d'eau dans la capitale de la vice-royauté. Joaquim Norberto de Souza e Silva1 détracteur de Tiradentes, souligne dans ce deuxième voyage le comportement d'un aigri mécontent d'une carrière militaire où son avancement était sans cesse retardé ; en s'appuyant sur les témoignages consignés dans les pièces du procès, l'historien concluait que le lieutenant tenait tout au long de son parcours des propos outranciers qui lui valaient les railleries des gens rencontrés au hasard de la route (JNSS, 1873, Capítulo XI). A l'opposé, Lúcio José Dos Santos voit dans ces voyages et dans le comportement du héros, les indices d'une mission de propagande en faveur de la conjuration et considère les projets d'adduction d'eau à Rio comme autant de preuves de l'ingéniosité de Tiradentes (LJDS, 1927, p. 130-135 et 445-458). Sur ces données, Cecília construit l’évocation d’un voyage unique. Après une introduction in medias res, où une silhouette de cavalier se découpe sur fond de paysage de montagne, le héros est identifié sous son sobriquet de Tiradentes et le qualificatif de animoso Alferes, dont notre traduction par vaillant permet d’éviter en partie la limitation au seul courage physique2. Reprenant à son 1 2 JNSS, 1873, Chapitre XI, pp. 205-228. La langue portugaise différencie animoso qui renvoie à l’âme, de corajoso qui porte la référence au cœur. 52 53 25/11/2014 compte la réputation de guérisseur que l'Histoire attribue au lieutenant1, la voix principale le montre en sympathie avec les représentants des milieux sociaux les plus divers qui le saluent sur son passage - esclaves et maîtres, propriétaires terriens, prêtres et muletiers. Et lorsqu'il est question des projets personnels qui motiveraient le départ, ceux-ci apparaissent comme une illustration du dynamisme du héros : Adieux et adieux car il s’en va vite, déplacer les rivières, installer des moulins et fréter des bateaux, loin là-bas, là-bas, le vaillant Lieutenant. Adeuses e adeuses que rápido segue, a mover os rios, a botar moínhos e barcos a frete, lá longe, lá longe o animoso Alferes. Une fois établie l’aura positive du Lieutenant, la narration se développe sur le thème de la chevauchée. En direction de l’est (donc du soleil levant), cette chevauchée le conduit sur la frontière du merveilleux par le biais d’une allusion aux richesses du sous-sol d’un nouvel eldorado, mais qui ne profite pas à ceux qui y vivent : D'eaux charriant l’or pur, son cheval s'abreuve. Entre écume et soif, les diamants bouillonnent. (La terre si riche Et – ces âmes inertes ! – Le peuple si pauvre… Et nul ne proteste ! S’ils étaient comme lui, à rêver aussi haut !) Águas de ouro puro Seu cavalo bebe. Entre sede e espuma, Os diamantes fervem. (A terra tão rica e – ó almas inertes! o povo tão pobre… Ninguém que proteste! Se fossem como ele, a alto sonho entregue!) Quant au voyage, annoncé comme devant prendre dix jours, il se déroule en deux étapes, dont seule la première connait l’alternance du jour et de la nuit obligeant le cavalier à prendre un minimum de repos, tandis que le Père divin écrit dans les cieux son destin révolutionnaire. Sur la terre, en revanche, Tiradentes n'aurait aucun appui, marginalisé tel un fou ou une taupe stupide. Ainsi, dès l'aube, en harmonie avec l’énergie de la lumière qui relance l’activité de la nature, le cavalier repart pour une destination céleste : Adieux et adieux… Qui sait s’il reviendra. (Mais quelle voix étrange vers l'avant le pousse ?) Chevauchant les nues pour d’autres il pâtit. Il s'agrippe au vent… Se perd dans les airs… Adeuses e adeuses… Talvez não regresse. (Mas que voz estranha para a frente o impele?) Cavalga nas nuvens. Por outros padece. Agarra-se ao vento... Nos ares se perde... 1 JNSS (1873, p. 234) rapporte le témoignage d’une guérison quasiment miraculeuse : grâce à « une eau mystérieuse » il aurait sauvé la fille d’une veuve qui souffrait d’une plaie incurable à un pied. 53 54 25/11/2014 C’est bien dans une ascension qu’un dynamisme supérieur l’entraîne, tel le rédempteur prenant en charge les maux de l'humanité ; et cette assimilation trouve son complément dans une nouvelle parenthèse : (Et un noir démon reconnaît ses pas : il flaire son rêve et poursuit dans l’ombre l’audacieux, courageux, et vaillant Lieutenant.) (E um negro demônio seus passos conhece: fareja-lhe o sonho e em sombra persegue o audaz, o valente, o animoso Alferes.) La symbolique est claire : cette image du mal sous l’apparence d’un démon flairant le rêve du cavalier en train de s’envoler vers la lumière céleste, par delà le traître Joaquim Silvério dos Reis que les historiens disaient espionner Tiradentes sur le chemin de Rio, c’est un séide de Satan sur les traces d’une émanation du divin. A ce niveau, la narration fait place à des considérations sur le peu d’importance des contingences et des interventions humaines, des considérations que vient appuyer la septième parenthèse confirmant la dimension métaphysique du voyage du lieutenant: (Il va de l'avant, Celui qui s’offre en sacrifice pour la cause qu'il sert. Il va pour toujours le vaillant Lieutenant !) (Lá vai para a frente o que se oferece para o sacrifício, na causa que serve. Lá vai para sempre O animoso Alferes!) Victime consentante, clairement assimilée à un Christ civique, le héros s’avance vers une destination qui n’est plus de ce monde, car sans limite ni spatiale ni temporelle – « de l'avant, pour toujours ». Le sens de ses adieux à l’univers, s’inscrit dans la reprise du geste emblématique qui concluait le premier Cenário du recueil : De loin le regardent les humbles humains. Et dans l'air il lève la main sans retour qui un jour les libérera. Olham-no de longe os homens humildes. E nos ares ergue a mão sem retorno que um dia os liberte. Reliée aux hommes par une promesse interprétable sur le plan social, cette main appartient au monde de l’Esprit comme celui qui l’agite avant de réintégrer la sphère du divin – de l’à Dieu. Ce que corrobore la huitième et dernière parenthèse en développant le paradoxe qui consiste à appeler à l’action soldats, huissiers de justice et autres bourreaux ; incarnations des forces inférieures ils sont en mesure d’emprisonner l’homme Tiradentes et de séquestrer ses biens matériels. Mais ils n'ont aucun pouvoir sur l'énergie supérieure qui habite son âme : 54 55 25/11/2014 Viennent les soldats, le capturer vite ; viennent les huissiers séquestrer ses biens ; qu’ils viennent, viennent, viennent… - son âme surpasse, greffiers, bourreaux, juges, chanceliers, moines, soldats, malédictions et prières ! Venham já soldados, que a prender se apressem ; venham já meirinhos que os bens lhe sequestrem ; venham, venham, venham... - que sua alma excede escrivães, carrascos, juízes, chanceleres, frades, brigadeiros, maldições e preces! Et dans ce retour à la terre, le cavalier retrouve l'espace-temps des hommes inscrit dans une réalité géographique négative, sans commune mesure avec les célestes parages où il s'était ressourcé et dont ses yeux à l’étrange regard ont gardé l'empreinte : Les yeux effarés Il descend de cheval. Terre de lagunes ici l'eau croupit. De olhos espantados, Do rosilho desce. Terra de lagoas onde a água apodrece. Dès lors, face à la machine judiciaire qui le menace, le héros réagit en somnambule appelant de ses vœux le sort que lui réserve la justice des hommes : Interrogatoires, cachots sentence… Il accepte tout au-delà du monde… Perguntas, masmorras, sentença… Recebe tudo além do mundo… Et en rêve il remercie, audacieux, courageux, le vaillant Lieutenant. E em sonho agradece, o audaz, o valente, o animoso Alferes. Il revient au lecteur de tirer les conclusions de ce voyage couronné par le bizarre comportement du héros à la fin d’un parcours dont le dernier acte est encore en suspens. De quoi Tiradentes pouvait-il bien « remercier » ses juges, si ce n’est de le renvoyer à cet « au-delà » dont son excursion hors du monde profane aurait éveillé la nostalgie ? Voué à la dynamique de l'Esprit, une fois remplie sa mission ici-bas, le lieutenant retournerait à cette énergie supérieure, porteur de « l'indicible conjonction » entre humanité et divinité à laquelle se référait le sujet poétique du Discours Initial. En fait, ce Romance do animoso Alferes fonctionne comme une grande ouverture épique qui trouve un complément essentiel dans les trois poèmes entièrement consacrés au personnage indispensable du traître. Les deux premiers se situent dans la séquence immédiate, avec d’abord le Romance XXVIII ou da Denúncia de Joaquim Sílvério. En sept sizains d’heptasyllabes présentant chacun une assonance spécifique dans les vers pairs, un narrateur non identifié ébauche une figure abominable 55 56 25/11/2014 qui s’applique à mettre par écrit le texte de sa dénonciation ; adressée au gouverneur de Minas, elle se caractérise par une calligraphie comparée à une toile d’araignée, et une orthographe déficiente censée dénaturer la vérité. Bien entendu le principal objectif censé motiver la délation relève de l’intérêt le plus sordide : Les terres qu’il possédait valaient bien plus qu’un duché. De cadeaux en flatteries, il remportait des contrats. Et vendre un soulèvement peut donner un gros bénéfice. As terras de que era dono valiam mais que um ducado. Com presentes e lisonjas, arrematava contratos. E delatar um levante pode dar lucro bem alto. Cette caricature manichéenne répond en négatif à l’exaltation qui caractérise le Lieutenant chevauchant sur la route de Rio. Joaquim Silvério devient ainsi le parangon des dénonciateurs à l’opposé de celui qui incarne la totalité de ses victimes : (Dans le grand miroir du temps, chaque vie a son portrait : les héros dans leur exil ou morts en place publique ; - les délateurs, encaissant le prix de leurs écritures.) (No grande espelho do tempo, cada vida se retrata: os heróis em seus degredos ou mortos em plena praça; - os delatores, cobrando o preço de suas cartas...) Ainsi, selon le sujet poétique, la sanction de l’Histoire remettra les uns et les autres à la place que leur assigne leur comportement. La même condamnation est reprise et complétée par le poème suivant qui, sous le titre de Romance XXIX ou das Velhas Piedosas, met en scène cette fois Silvério à cheval porteur de messages qu’il remettra lui-même aux autorités de Rio. Quatre ensembles de deux sizains de pentasyllabes ayant chacun une assonance propre aux troisième et sixième vers commentent la chevauchée du traître sur la route de la capitale. Le discours de ces vieilles femmes apitoyées reprend notamment les allusions à l’orthographe déficiente de Silvério et réutilise l’image de la toile d’araignée engluant toutes ses victimes : Le papier accepte ce que les hommes tracent… Et la main ennemie comme une araignée Tend dans ses fils d’encre les toiles de la trame. O papel aceita o que os homens traçam… E a mão inimiga como aranha estende com fios de tinta as teias da intriga. Et se trouvent pris, au piège visqueux, prêtres et poètes, savants et nantis, et autres, enviés pour motifs secrets. E aí ficam presos, na viscosa trama, os padres, os poetas, os sábios, os ricos, e outros, invejados por causas secretas. 56 57 25/11/2014 Ces sizains redoublés alternent avec quatre quatrains d’heptasyllabes qui scandent entre parenthèses et en italique au centre de la page des variations sur un refrain dont le premier distique stigmatise l’immobilisme général, et le second signale les étapes de l’entreprise de celui dont le tout dernier vers dénonce systématiquement la traîtrise : (Malheur à qui dans sa maison reste enfermé sans supposer ce qu’un jour de Vendredi-Saint peut écrire la main d’un traître !) (Ai de quem na sua casa se deixa estar, sem supor o que em Sexta-feira Santa escreve a mão de um traidor!) La référence au vendredi-saint porte d’emblée dans la première strophe l’assimilation à Judas, et sous-entend le supplice que déclenchera la chevauchée de Silvério que personne n’aura osé perturber. Cette assimilation devient explicite quelques poèmes plus loin, dans le Romance XXXIV ou de Joaquim Silvério, où le sujet poétique force juste un peu la dose : Meilleure affaire que Judas, tu fais, toi Joaquim Silvério : lui a trahi Jésus-Christ, et toi un simple lieutenant. Il a reçu trente deniers… toi tu demandes force choses : une pension pour toute la vie, la remise de toutes tes dettes, une décoration pour ton cou, honneurs, gloires et privilèges. Et tu sais si bien réclamer que tu reçois presque tout ! Melhor negócio que Judas fazes tu, Joaquim Silvério: que ele traiu Jesus Cristo, tu trais um simples alferes. Recebeu trinta dinheiros... - e tu muitas coisas pedes: pensão para toda a vida, perdão para quanto deves, comenda para o pescoço, honras, glórias, privilégios. E andas tão bem na cobrança que quase tudo recebes! Dans ce romance conforme à la tradition ibérique - vingt-quatre heptasyllabes à assonance unique dans les vers pairs - le comportement de Silvério résonne en écho des Évangiles et fait du Lieutenant l’émule du Christ vendu à ses bourreaux par un Judas qui n’aurait pas la moindre repentance : au lieu de se suicider plein de remords pour son forfait, il ne cesserait de réclamer et d’obtenir le prix de sa trahison. Une éventualité si peu accréditée par les historiens, que Cecilia ressentait le besoin d’introduire à la fin de cette première strophe une restriction frôlant la plaisanterie : Silvério n’aurait reçu en récompense que « presque tout »… Quant à la deuxième strophe, tout en déplorant qu’aucun remords ne se soit emparé de ce nouveau Judas, la voix anonyme en appelle encore à la mémoire collective pour vouer définitivement le traître aux gémonies de l’Histoire : (De par les chemins du monde, aucun destin ne se perd : Il y a les grands rêves des hommes et la sourde force des vers.) (Pelos caminhos do mundo, nenhum destino se perde: há os grandes sonhos dos homens, e a surda força dos vermes.) 57 58 25/11/2014 Et c’est en quelque sorte de concert que le héros porteur de lumière et le délateur manipulateur des ténèbres poursuivent leur parcours dans le monde d’en bas, depuis leur départ de Vila Rica. 3 - Le parcours du monde d’en bas Les premières rencontres du Lieutenant sur la route de Rio concernent des muletiers à qui les Romances XXX et XXXI donnent la parole. La matière narrative de ces poèmes provient de l’ouvrage de Joaquim Norberto de Souza Silva (1873, p. 212) où l’historien reprenait une dénonciation figurant dans les textes officiels du procès. Entre la Rocinha do Fagundes et la Fazenda das Cebolas1, le héros avait rencontré des muletiers qui se moquaient de lui en l’entendant parler de la proclamation de la République et de l’indépendance vis-à-vis du Portugal. Sur cette base, Cecília met en poème deux rencontres successives : la première, sous le titre de Riso dos Tropeiros repose sur huit quatrains d’heptasyllabes ; deux rimes dans les seuls vers pairs alternent : -ar pour les strophes impaires, -al pour les strophes paires. Ce romance à la versification plus sophistiqué que dans la tradition hispanique, rapporte le témoignage à la première personne du pluriel d’un premier groupe de muletiers, et insiste sur leur rire motivé par le discours d’un fou non identifié, mais juché sur une monture à la robe reconnaissable - un détail lui aussi emprunté à JNSS (1873, p. 73 note 7) qui précise même le prix auquel l’animal avait été évalué lors du séquestre des biens de Tiradentes : C’était un fou à cheval (…) Passou um louco montado (...) Monté sur un châtain clair. Sans arrêter l’animal, il attaquait le pouvoir, et les lois du Portugal (…) Passou num macho rosilho. E sem parar o animal, falava contra o governo, contra as leis de Portugal (…) Montrant la montagne il disait que c’était terre sans égale, qu’au dessous de ces prairies tout est du riche métal… Mostrando os montes dizia que isto é terra sem igual, que debaixo destes pastos é tudo rico metal... C’était pour ça qu’on riait, Qu’on riait sans s’arrêter, car certaines gens n’ont pas, la tête bien à sa place. Por isso é que assim nos rimos, que nos rimos sem parar, pois há gente que não leva a cabeça no lugar. Cependant, à la fin du poème, ces mêmes hommes laissaient entendre, après s’en être bien moqués, que l’action de ce fou aurait pu leur être bénéfique : 1 Fagundes (sous ce nom), et l’ancienne fazenda de Santana das Sebollas (sous le nom de Inconfidência) sont deux localités de la municipalité de Paraíba do Sul, dans l’État de Rio de Janeiro, à 110 km au nord-ouest de la capitale de l’État). http://www.rdvetc.com/2012/sebollas-alhos-e-o-tempero-de-inconfidencia. 58 59 25/11/2014 C’est pour ça qu’on a bien ri… Mais quand il reviendra ici, notre pays sera libre, - sauf si par quelque malheur Por isso é que rimos tanto… Mas quando ele aqui tornar, teremos a terra livre, - salvo se por um desar, ils le mettent au cachot, et par sentence royale, ils l’envoient à l’échafaud pour y subir mort naturelle. o metem numa enxovia, e , por sentença real, o fazem subir à forca, para morte natural. Quant aux muletiers de la seconde rencontre imaginée par le poète – Romance XXXI ou de Mais Tropeiros - leur discours se développe selon une versification encore plus recherchée : quinze quatrains se succèdent jusqu’au distique final où apparaît une variante du leitmotiv qu’on retrouve au début de chacune des première, quatrième, septième et dixième strophe ; par ailleurs, si la majorité des quatrains sont composés d’heptasyllabes, les derniers vers de neuf d’entre eux comptent quatre ou cinq pieds, tandis que dans le onzième quatrain c’est le second vers qui est un tétrasyllabe ; enfin, indépendamment de cette irrégularité rythmique, dans chaque quatrain tous les vers pairs présentent une rime riche spécifique à la strophe. Il s’agit d’un des pseudos romances les plus travaillés du recueil. Ici les commentaires s’avèrent beaucoup plus nuancés et mettent en exergue les paroles prononcées par le cavalier à la monture châtain : Il disait nul ne connaît plus grand pays ! Dizia : não se conhece país tamanho ! « De Caeté à Vila Rica, Tout en or et en cuivre! Ils prennent ce qui est à nous… Et le peuple est toujours pauvre ! » “Do Caeté a Vila Rica tudo ouro e cobre! O que é nosso vão levando... E o povo aqui sempre pobre!” « À mon retour – affirmait-il Quelqu’un d’autre commandera. Tout ça va être chamboulé, et je serai grand ! ». “Quando eu voltar – afirmava outro haverá que comande. Tudo isto vai levar volta, e eu serei grande!” Ces paroles ne sont que des extraits condensés de celles qui sont attribuées à Tiradentes dans les divers témoignages de son procès. Au fur et à mesure que le poème avance, le rire initial est rejeté comme une erreur d’appréciation qui ne tient guère face aux imprécations de celui qui n’est plus qualifié de fou, mais devient un messager porteur d’espérance : « Nous ferons la même chose qu’a fait l’Amérique Anglaise ! » Et il criait : « Elle sera nôtre cette richesse ! » “Faremos a mesma coisa que fez a América Inglesa !” E bradava: “Há de ser nossa tanta riqueza!” Par ici passait un homme - et comme les gens riaient ! – Por aqui passava um homem – e como o povo se ria! – 59 60 25/11/2014 « La Liberté même en retard » il promettait. “Liberdade ainda que tarde” nos prometia. Et ainsi, par dessus la palinodie des muletiers, s’élève une voix soulignant la malédiction qui s’abat sur qui ne bénéficie pas à priori d’un statut social privilégié : Il est parti par ces montagnes, cet homme aux yeux effarés, pour répandre de l’espérance de tous côtés. (…) Lá se foi por esses montes, o homem de olhos espantados, a derramar esperanças por todos os lados. (...) On aurait dit de la folie, mais c’était bien la vérité ; la vérité qui peut la dire, sans déplaire ? (…) Pois parecia loucura, mas era mesmo verdade; quem pode ser verdadeiro, sem que desagrade? (...) (Malheur à celui qui rêve de faire le bien – quelle audace – s’il n’est rien qu’un Lieutenant de cavalerie !) (Pobre daquele que sonha fazer bem - grande ousadia quando não passa de Alferes de cavalaria!) C’est donc en s’apitoyant sur le sort du Lieutenant que la voix off fustige surtout le système social, et gomme d’éventuels aspects négatifs de l’image du héros. Un processus comparable transparaît dans le Romance XXXII ou das Pilatas1, - un romance authentique de quarante heptasyllabes à assonance unique en a-a dans les vers pairs. Faisant ses adieux à sa couturière de Vila Rica, le lieutenant se flatte des protections dont il bénéficierait en haut lieu. Cette jactance répercute sur le mode mineur, l’image de hâbleur en situation d’échec et sans cesse hanté par le désir de réussite sociale que mettait systématiquement en avant JNSS (1873, Chap. IV notamment). Cependant, cet aspect défavorable est contrebalancé par les arguments d’une autre voix anonyme rapportée en italique et entre parenthèse au milieu de la page, alors que l’absence de nouvelles confirme l’échec définitif du lieutenant. Dans son ultime intervention qui conclut le poème, plutôt que la vanité de Joaquim José, c’est le système social que cette voix dénonce, à l’instar de la voix off du Romance précédent : (Pour moi, on l’a poursuivi. Pour moi, il va finir là-bas. Rêver n’est pas pour les pauvres Les pauvres ne valent rien. Si rêver pour les pauvres est crime, plus encore le moindre mot !) (Para mim, foi perseguido. Para mim por lá se acaba. Não deve sonhar o pobre que o pobre não vale nada. Se o sonho do pobre é crime, quanto mais qualquer palavra!) La relative humanisation de la silhouette mythique qui d’emblée se projetait dans le ciel du 1 Ces “Pilatas” - dont on ne trouve pas trace chez JNSS - étaient trois couturières des officiers du régiment des dragons à Vila Rica. Leur témoignage sur les projets de leur client à Rio figure dans les Autos da Devassa où Cecília a pu s’inspirer directement (témoins n° 17 18 et 19). Leur sobriquet signifierait qu’il s’agissait de femmes de petite vertu : pilata renverrait au bénitier (a pila) où « tout le monde plonge la main ». (Cf. Autos de Devassa da Inconfidência Mineira, Vol. 1, Brasilia-Belo Horizonte, 1976, p. 185-188). 60 61 25/11/2014 Romance du vaillant Lieutenant est aussi sensible dans l’expression de la souffrance morale qu’expriment les soupirs du Romance XXXV ou Do Suspiroso Alferes. Ainsi, de l’enthousiasme de l’Animoso Alferes au découragement du Suspiroso il y a la distance du ciel à la terre que suggère le début de ce Romance XXXV: Terre de tant de lagunes ! Terra de tant de collines ! Au fond des eaux croupies, le règne trouble des fièvres… « Ah si je pouvais être à Minas… » Terra de tantas lagoas! Terra de tantas colinas! No fundo das águas podres, o turvo reino das febres... “Ah se eu me apanhasse em Minas...” Ce dernier vers se détache systématiquement au milieu de la page et en italique à la fin de chacun des huit quintets d’heptasyllabes du poème ; il porte la seule rime en –inas qui répond systématiquement à chaque second vers de chaque strophe. Il ne s’agit donc pas d’un romance, mais d’une sorte de complainte construite sur la base d’une phrase que Tiradentes aurait prononcée à la fin de son séjour à Rio : les historiens que Cecilia consultait – notamment JNSS (1873, p. 230), et JLDS (1927, p. 360) la tenaient d’un témoignage consigné dans les Autos de Devassa, et qui signifiait surtout l’impatience du Lieutenant désireux de retourner à Vila Rica pour y animer la sédition prétendument en cours. Toutefois, les connotations « suprahumaines » persistent. Les voici, intégrées aux soupirs de ce Romance XXXV où, au cœur du poème, détachée par les parenthèses, une voix off lance : (Le rachat des hommes est au prix de pesants carnages ! Qui meurt pour donner la vie ? Qui veut risquer son sang ?) (O humano resgate custa pesadas carnificinas! Quem morre para dar vida? Quem quer arriscar seu sangue?) Le lexique renvoie à la victime expiatoire en général et au mystère chrétien de la Rédemption en particulier. Et c’est bien en solitaire poursuivi par des judas en puissance que les deux dernières strophes soulignent l’inutilité des soupirs en détourant les regrets de ne pas pouvoir retourner à Minas : Où se trouvent tes amis ? Qui te protège ? Qui te sauve, même à Minas? Même à Minas ? Onde estão os teus amigos ? Quem te ampara ? Quem te salva, mesmo em Minas ? mesmo em Minas ? Il en va de même dans la séquence immédiate, avec le Romance XXXVI ou das Sentinelas, construit selon une versification encore plus élaborée : trois strophes de huit pentasyllabes en écriture romane sont suivies de quatre distiques d’heptasyllabes imprimés au milieu de la page, en italique et entre parenthèse ; enfin une dernière strophe reprend le schéma des trois premières ; du point de vue des rimes, les quatre stances de pentasyllabes s’enchaînent en rimes riches présentes 61 62 25/11/2014 dans les seuls vers pairs (-ados pour la première, -ente pour la seconde, à nouveau -ados pour la troisième et -ente pour la dernière), et les quatre distiques reprennent dans les vers pairs la seule assonance de la nasale –ão. Dans ce cadre très éloigné de la littérature populaire, c’est d’abord l’inquiétude de l’homme traqué par deux sentinelles qui est mise en exergue et développée tout au long des trois premières strophes : La nuit et le jour, de tous les côtés, cheminent deux hommes, qui sont déguisés, car des grenadiers, - ce sont des soldats et on les autorise moustaches rasées. De noite e de dia, por todos os lados, caminham dois homens, que vão disfarçados, pois são granadeiros e - sendo soldados alguém lhes permite bigodes rapados. Ces espions proviennent de l’ouvrage de JNSS (1873, p. 224) où on retrouve, entre autres, le détail précisant qu’un soldat ne pouvait se raser la moustache que sur ordre supérieur. L’angoisse du héros atteint son climax, dans les quatre distiques qui, en italique et au milieu de la page, accumulent les interrogations que le Lieutenant multiplierait à l’adresse du traître Silvério qu’il croirait toujours de son côté : (ces ombres qui me poursuivent, Joaquim Silvério, qui est-ce ? (Esses vultos que me seguem, Joaquim Silvério, quem são? Ce seraient les sentinelles qui m’arrêteront demain ? Devem ser as sentinelas que amanhã me prenderão? Qui les a mis sur mes pas ? Qui commet cette trahison ? Quem as pôs sobre os meus passos? Quem comete essa traição ? Réponds Joaquim Silvério, qui nous mène à notre perte ?) Responde Joaquim Silvério, quem nos leva à perdição?) Cependant, cette angoisse humaine se trouve détournée dans le commentaire final : À un désert sourd il clame inutilement, le vaillant Lieutenant… - lui seul - présent. A um deserto surdo clama inutilmente, o animoso Alferes... - Só ele - presente. Demeurant sans réponse, l’interpellation du traître Silvério permet une assimilation discrète à Jean-Baptiste clamant dans le désert. Mais ces clameurs inutiles comparées à celles du Précurseur dans le Nouveau Testament1, par delà la symbolique chrétienne et son appropriation du 1 Selon l’Évangile de Jean (I, 19-23) le Baptiste aurait répondu aux lévites juifs qui lui demandaient qui il était : « Je suis une voix qui crie dans le désert : aplanissez le chemin du Seigneur, comme a dit le prophète Isaïe » 62 63 25/11/2014 mythe de la victime expiatoire, relèvent-elles, comme le prétendait Cecilia dans sa conférence d’Ouro Preto, des seuls mécanismes qui caractérisent la tragédie grecque ? II - L’ÉTOILE FLAMBOYANTE La tragédie grecque repose sur le concept selon lequel tout homme a sa part dans l’ordre cosmique - sa Moïra - et doit employer son énergie à la réaliser pleinement. S’il transgresse les limites de cette Moïra, la faute d’orgueil ainsi commise - l’Hybris - sera corrigée sous l’effet d’une folie temporaire - l’Ate - qui aveugle sa victime et la conduit au désastre ; dès lors le monde retrouve son harmonie troublée par la démesure temporaire de l’un de ses éléments1 Un tel schéma s’applique-t-il entièrement au héros du Romanceiro que nous venons de voir érigé en agent de la volonté divine face à un système social figé ? Et d’un héros dont le sacrifice, au sens étymologique du terme, est censé déboucher sur la libération de tout un peuple et non pas sur la sanction de la Diké grecque rétablissant l’ordre universel un instant menacé ? 1 – Les oracles C’est au centre du cycle initial du Romanceiro, centré en gros sur la première partie du XVIIIe siècle et étudié précédemment sous le titre de Genèse d’Or et de Diamant, que surgit la première image de celui qui deviendra le Lieutenant Tiradentes. Sous le titre de Romance XII ou de Nossa Senhora da Ajuda (de Notre-Dame du Bon Secours), un poème de soixante dix-sept vers présente le héros sous les traits d'un enfant en prière dans une chapelle. Le choix de Cecilia s’appuie sur la chronologie, puisque Tiradentes était né en 1746, au lieu-dit de Pombal, sur le territoire de l’actuelle ville de Tiradentes, à l’époque São José-del-Rei, où son père exerçait les fonctions officielles d’almotacé - une sorte de contrôleur des prix, des poids et mesures également chargé de la distribution des aliments2. La versification repose sur une architecture complexe combinant quatre ensembles qui se succèdent suivant le même schéma : en caractères romains imprimés sur la partie droite de la page, trois quintets d’heptasyllabes dont les seuls deuxième et cinquième vers sont assonancés sont suivis d’une stance de pentasyllabes en italique, entre parenthèse et au milieu de la page ; ces pentasyllabes sont organisés en quatrains aux 1 2 Cf. Mircéa Éliade, Histoire des Croyances et des Idées Religieuses, Payot, 1976, Tome 1, pp. 274-275. Márcio Jardim, A Inconfidência mineira, Rio, Biblioteca do Exército, 1989, p. 62. 63 64 25/11/2014 vers pairs assonancés, sauf les derniers qui, eux, sont au nombre de cinq, et assonancés au deuxième et cinquième vers ; ce détail n’est pas fortuit : il permet en effet de compléter la totalité du poème en soixante-dix-sept vers, avec pour couronner le tout une dernière stance de cinq pentasyllabes –la numérologie souligne ainsi subtilement le contenu ésotérique de l’oracle que nous allons analyser. Dans un tableau apparemment naïf, la voix poétique en charge de la narration met d'abord en place comme décor l'intérieur de la chapelle de la fazenda de Pombal, placée sous l'invocation de la Vierge1, et dont la simplicité rustique est soulignée par le premier quatrain au centre de la page : (De petites statues de peu de valeur les Saints, la Vierge, et Notre Seigneur.) (Pequenas imagens De pouco valor, Os santos, a Virgem e Nosso Senhor.) Ces vers mettent ainsi en exergue les représentations symboliques de La Mère et du Fils selon la tradition du catholicisme romain. Quant au Père, bien que non matérialisé, il n’en est pas moins suggéré, dans la parure de la Vierge qui exhibe manteau et sceptre royaux : Ce qui avait le plus de valeur dans la chapelle du Colombier, c’était la Dame du Bon Secours, avec son sceptre, son manteau, et avec ses yeux de cristal. Aquilo que mais valia na capela do Pombal era a Senhora da Ajuda, com seu cetro, com seu manto, com seus olhos de cristal. L’espace une fois défini, la narration se focalise sur six frères et sœurs répartis de part et d'autre d'un septième enfant, tous recueillis devant la Mère de Miséricorde : Sept enfants, dans la chapelle, dans l’ardeur de la foi priaient la grande la belle Sainte. Ils étaient trois de part et d’autre, les enfants du contrôleur. Sete crianças, na capela, rezavam cheias de fé, à grande Santa formosa. Eram três de cada lado, os filhos do almotacé. Ces sept enfants supplient la Sainte Qu’elle les délivre du mal. Ce sont trois filles, et trois garçons. Et il règne un grand silence Dans la chapelle du Colombier. Suplicam as sete crianças que a Santa as livre do mal. Três meninas, três meninos. E um grande silêncio reina na capela do Pombal. Cette répartition, fondée sur la réalité historique, Joaquim José était bien le quatrième d’une fratrie de sept2, appelle l’attention sur celui se tient au milieu. Depuis ce centre il communie avec ses frères et sœurs dans la prière qui, adressée à la Grande Mère, utilise pourtant les paroles finales du Notre Père – délivrez-nous du mal… Mais lui s’en différencie, par sa capacité à dialoguer 1 L’acte de baptême de Tiradentes précise que, initialement sous le patronage de la Vierge, la chapelle était en 1746 dédiée à St Sébastien (LJDS, 1927, p. 118). Le choix de Cecília conforte la symbolique de la Mère. 2 L’information figure avec de nombreux détails sur la famille du héros dans l’ouvrage de LJDS (p. 120-121) qui, citant l’acte de baptême de Tiradentes (p. 118), signale l’absence de marraine. 64 65 25/11/2014 avec l’entité divine qui lui demande son nom. Et la communication de cette identité déclenche la constatation de la solitude sans recours qui menace cet enfant : Hélas ils n’ont guère de force les doux pouvoirs dont elle dispose ! Lui il n'a pas d'Ange Gardien, ni d’étoile, ni de marraine… Que la main de Dieu le protège ! Ah ! como ficam pequenos os doces poderes seus ! Este é sem Anjo da Guarda, sem estrela, sem madrinha... Que o proteja a mão de Deus! En face de ce solitaire, dans la chapelle du Colombier, Notre-Dame du Bon Secours est une grande statue triste, loin de ce monde mortel. Diante deste solitário, na capela do Pombal, Nossa Senhora da Ajuda é uma grande imagem triste, longe do mundo mortal. Illustrant l’impuissance de la Vierge, une première série de trois parenthèses – deux en caractères romains encadrant une troisième en italique - intègrent des vaticinations sur le supplice qui attend cet innocent. La troisième au centre de la page adresse des supplications à la Mère de Miséricorde dont les pouvoirs sont sollicités, en faisant fond à nouveau sur les attributs du Père tout-puissant qui revêtent la statue mariale, couronne comprise : (Sauvez-le, Madame par votre pouvoir, du triste destin qui va le frapper!) (…) Sept enfants maintenant se lèvent, tous les sept debout regardent, la belle Sainte et son sceptre, son manteau et sa couronne. - Au milieu, Joaquim José. (Salvai-o, Senhora com o vosso poder, do triste destino que vai padecer!) (...) Sete crianças se levantam, todas sete estão de pé, fitando a Santa formosa, de cetro, manto e coroa. - No meio, Joaquim José. Le narrateur laisse au lecteur tirer les conclusions utiles : si Notre Dame dont l’intercession est acquise dans les cieux pour tous les hommes lors du jugement dernier, ne peut rien pour sauver Joaquim José d’une mort infamante, c’est que cet enfant relève de l’autre puissance dont relevait aussi le propre fils de Marie, le seul pour qui Elle n’a rien pu sur la terre - si ce n’est l’accompagner jusqu’au pied de la Croix comme le précise l’Évangile de Jean (XIX, 25). Cette analogie se poursuit jusqu’à l’ultime supplique adressée à Marie en vue au moins d’un dernier geste de compassion : (Un garçon s'en va entre ses six frères. Dame au Bon Secours, Vous qui avez ce nom, tendez-lui les mains!) (Lá vai um menino entre seis irmãos Senhora da Ajuda, pelo vosso nome, estendei-lhe as mãos!) Par delà ces mains tendues s'inscrit la rencontre sur le chemin du Golgotha du Condamné et de sa Mère, une rencontre qu’aucun des Évangiles ne mentionne, et que pourtant la tradition 65 66 25/11/2014 ibérique intègre à la procession du vendredi saint1. Et peut-être le lecteur s’en souviendra-t-il, lorsque, dans le Romance LX où le condamné chemine vers l’échafaud, surgira une bannière, celle de la Confrérie de la Miséricorde, dont une voix lui aura expliqué la signification2 : (Voici la bannière de la Miséricorde ; Pleine de pitié. S’il tombait vivant, si la corde cassait, elle le protégerait, la sainte Bannière de la Miséricorde !) (Caminha a Bandeira da Misericórdia. Caminha piedosa. Caísse o réu vivo, rebentasse a corda, que o protegeria a santa Bandeira Da Misericórdia!) (...) La Mère de Miséricorde aura donc, comme Marie son fils, accompagné Tiradentes jusqu’à la mort, représentée par la bannière de la Confrérie placée sous son invocation, et dont Cecília soulignait la fonction dans le cortège du condamné. Ainsi, selon le Romanceiro, l’enfant innocent avait-il commencé, face à la Vierge de Pombal, son apprentissage de victime expiatoire réclamée par le Père, semblable en cela à ce Jésus dont le message muet emplissait l’humble chapelle : Saint François et Saint Antoine, Le regard tourné vers Jésus qui leur expliquait nuit et jour du seul fait de sa présence, l’apprentissage de la croix. São Francisco, Santo Antônio olhavam para Jesus que explicava noite e dia com a sua simples presença, aprendizagem da cruz. Et dans un tel contexte, le toponyme de Pombal – le Colombier – sonne comme une allusion implicite à la représentation traditionnelle de la troisième personne de la Trinité. C'est donc bien un oracle que la voix poétique du Romance XII prononce et inscrit dans un contexte culturel populaire où le catholicisme romain occupe le premier plan. Cependant, dans l’arrière-plan de ce tableau naïf transparaît une symbolique fondamentale : sous le signe de la plénitude inscrit dans la versification - le nombre sept et la symbolique de la Ménora hébraïque, complétée par celle de l’étoile à cinq branches suggérée par le nombre cinq dans les vers imprimés en italique - , c’est dans un sanctuaire (espace frontière où le monde des hommes et celui des dieux sont censés communiquer), face aux représentations des Archétypes du Père (Notre Seigneur) et de la Mère (Notre-Dame), en un point central entre trois filles et trois garçons (le Féminin et le Masculin incarnés), que prend forme la première illustration du mythe de Joaquim José. C’est-àdire une symbolique qui remonte aux racines de l’inconscient, et dont le judéo-christianisme propose sa variante historique. Et c’est probablement là que réside la clef de cette « invention 1 Selon Moisés Espírito Santo : Origens Orientais da Religião Popular Portuguesa, Lisboa, Assírio e Alvim, 1988, pp. 66-75, il s’agirait d’une survivance de la culture judaïque dans le monde hispanique. 2 Cf. infra, l’analyse du Romance LX dans le chapitre intitulé L’apothéose. 66 67 25/11/2014 poétique » que Cecília dans sa conférence initiale prétendait en mesure de communiquer cette « force émotionnelle » qui obligeait le lecteur « à une participation intense, en l'emportant dans son mécanisme de symboles vers les répercussions les plus inattendues ». Longtemps après ce Romance de Notre Dame de Bon Secours, où nous avons repéré un substrat irrationnel antérieur aux symboles de la religion dominante, un nouvel oracle est mis en scène, alors que Joaquim José maintenant adulte, termine son voyage de Minas à Rio. Apparemment posté aux portes de la capitale de la Vice-royauté, un gitan inconnu qui donne son nom au Romance XXXIII ou Do Cigano que viu chegar o Alferes aurait observé l’arrivée du Lieutenant à Rio. Censé consulter les augures pour son propre compte, ce personnage issu de l'imagination du poète1 n’a pas d’interlocuteur identifié dans le texte, et c’est donc le lecteur qui se trouve impliqué en tant que destinataire direct de ses prédictions. À ce niveau, on pourrait se demander dans quelle intention Cecília confiait ce rôle à un homme, alors que la tradition veut que ce soient les gitanes qui disent la bonne aventure... Les vaticinations d’un homme seraient-elles moins sujettes à caution que celles d’une femme ? Pour ce qui est de la forme, cette composition entre dans la catégorie des romances traditionnels : quarante-deux heptasyllabes répartis en quatre strophes irrégulières, sans aucune autre originalité typographique, comportent toutefois un enrichissement du système des rimes puisque, à l'assonance unique en a-o des vers pairs, s'ajoute la reprise systématique d'une autre assonance unique en i-o dans les vers impairs. In medias res, le discours du gitan fournit deux détails qui l’intègrent à la chronologie du voyage entrepris par le héros : la référence à la monture au pelage clair (ce rosilho qui figure dans tous les poèmes antérieurs évoquant la chevauchée vers Rio), et le fait que, dans son sillage, se déplaçait également le traître Joaquim Silvério. Bien que non identifié nommément, ce dernier est reconnaissable dans les vers qui dénoncent un être démoniaque opérant dans les ténèbres : Il monte un cheval châtain clair, mais derrière lui, l’ennemi chevauche l’ombre, en silence. No rosilho vem montado, mas atrás dele, o inimigo cavalga em sombra, calado. Ainsi, le gitan constate en premier lieu que des contradictions s'affichent tant dans le comportement que dans l'aura du cavalier : Le cheval ne vaut pas lourd : mais cet homme qui le monte, en dépit de son sourire, est marqué par le malheur. (…) Il parle et pense comme un vivant, 1 Não vale muito o rosilho: mas o homem que vem montado, embora venha sorrindo, traz sinal de desgraçado. (...) Fala e pensa como um vivo, Aucune rencontre de ce type n’est rapportée par qui que ce soit, ni ne figure dans les actes du procès. 67 68 25/11/2014 mais ce doit être un condamné ; quelque chose est dans sa tête, sans pour autant qu’il soit fou. mas deve estar condenado. Tem qualquer coisa no juízo, mas sem ser um desvairado. Et en astrologue expérimenté il dessine un horoscope, mais un horoscope à double face qui demande à être interprété : L'étoile de son destin a une forme irrégulière : moitié en grande lumière et moitié en sombre nuée; et plus un côté s'obscurcit, plus l'autre est illuminé. A estrela do seu destino leva o desenho estropiado : metade com grande brilho, a outra de brilho nublado : quanto mais fica um sombrio, mais se ilumina o outro lado. La symbolique utilisée ici sous couvert de divination, renvoie à l’aporie fondamentale de l’unification des opposés. L’étoile que le gitan voit flamboyer dans le destin de Tiradentes et dont il interprète négativement la composition contrastée, n'en porte pas moins l’image de la complémentarité des contraires, puisque l’intensité de la lumière y varie en raison inverse de celle de l’ombre et réciproquement. Dans ce jeu subtil se dessine en filigrane, superposé à la suggestion de l'étoile de David de la tradition judaïque, le cercle Yin/Yang de l'Orient taoïste. Quant aux visions qui viennent immédiatement donner un contenu à cet horoscope abstrait, elles ne sont contradictoires que dans une lecture superficielle : Je doute beaucoup, je doute que son fatum se révèle. Je vois qu'il sera blessé et qu'il sera glorifié : en même temps solitaire et de foules entouré : qu'il courra un grand danger pour brusquement s’élever : ou sur un astre divin, ou à la potence pendu. Duvido muito, duvido, que se deslinde o seu fado. Vejo que vai ser ferido e vai ser glorificado: ao mesmo tempo sozinho, e de multidões cercado; correndo grande perigo, e de repente elevado: ou sobre um astro divino ou num posto de enforcado. À l’encontre des doutes du devin, les derniers moments de Tiradentes et son destin post mortem constituent la preuve que la face d’ombre et la face lumineuse de l’étoile flamboyante peuvent effectivement se rejoindre : ainsi se trouveront vérifiées toutes les prédictions du gitan, y compris et ensemble, les deux hypothèses finales que l’oracle présente comme alternatives. En outre, la conjonction de ces deux hypothèses prélude à une autre vision où le contexte culturel du christianisme retrouve droit de cité : Je vois, là haut, fiel et épines et la main du Crucifié. Ah ! ce cavalier perdu, sans avoir fauté ni péché… Vejo, no alto, o fel e o espinho e a mão do Crucificado. Ah! cavaleiro perdido, sem ter culpa nem pecado. 68 69 25/11/2014 Sous les références à la Passion du Christ, le supplice de Tiradentes annoncé dans la strophe précédente tout comme son élévation sur la potence assimilable à celle de Jésus sur la Croix, renvoient au sacrifice de la victime expiatoire, d’autant plus significatif qu’il frappe un innocent. Mais dans ce contexte, le rapport au Crucifié – seule occurrence du terme dans le recueil – n’est qu’une donnée supplémentaire susceptible d’expliciter la fusion des contraires. Sur sa Croix, entre ciel et terre, le corps écartelé du divin supplicié exprimait en fait ce « mystère surhumain » sur lequel le sujet poétique du Discours Initial s'interrogeait dès l'ouverture du Romanceiro. Quant au lieutenant, pour l’instant aux portes de Rio, c’est au plus profond de son être qu’il porterait le signe que les dons de voyance permettent au gitan de déchiffrer : Le voici au galop, souriant comme qui apporte un message. Non pas sous forme d'écrit : mais en lui-même : - consommé. Vem galopando e sorrindo, como quem traz um recado ; Não que o traga por escrito: mas dentro em si: - consumado. Dans sa chair même (dentro em si selon l'expression portugaise) sont inscrits le sombre destin qui l’attend, autant que la plénitude lumineuse que ce destin comporte – consommé : parvenu à son terme, aspect éventuellement négatif, mais aussi complet, parfait, achevé au plus haut degré. Un adjectif polysémique qui rappelle les derniers mots de Jésus de Nazareth selon la Vulgate - Consummattum est (Jean, XIX, verset 30) – et, de façon plus subtile, cet achèvement dans la perfection que le Fils de l'Homme avait prophétisé en annonçant sa propre consomption le troisième jour (Luc, Chap. XIII, verset 32). Le pronostic du diseur de bonne aventure fait ainsi écho au sujet poétique de la chapelle du Colombier, en ajoutant à l’oracle initial un ensemble de données liées à la dialectique de l’ombre et de la lumière : il fait du destin de Tiradentes un cas particulier illustrant l’aporie de la Coincidentia Oppositorum, pierre de fondement de la tradition Hermétique d'occident1 mais tout aussi lisible dans la tradition orientale du taoïsme. L'énigme proposée au lecteur relevait donc d'une lecture métaphysique et religieuse qui, tout en reprenant l'assimilation de Tiradentes à un Christ civique, n'en comportait pas moins, par-delà l'imagerie et le discours du seul catholicisme romain, le dépassement en direction du mythe du bouc émissaire d'envergure universelle2. Et il n'est pas indifférent de constater que cette « ouverture » est attribuée à un gitan, c'est-à-dire à un membre d'une diaspora supposée porteuse de la tradition fondamentale antérieure aux religions du Livre. Plus loin, après l’accomplissement du destin terrestre du héros, cette aporie sera reprise par un autre marginal l’Ivrogne Mécréant (O Bêbedo Descrente) du Romance LXII. Dans un soliloque en cinq strophes de huit pentasyllabes dont les vers pairs sont rimés, ce témoin du supplice de 1 2 Cf. Carl-Gustav Jung, Mystérium Conjunctionnis, Albin Michel, 1980. René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982 – réédition, Livre de poche, 1986. 69 70 25/11/2014 Tiradentes s’étonne en relevant des détails qui pouvaient faire prendre pour une fête populaire le dernier voyage de ce « pénitent » dont l’image rappelle les processions de Semaine Sainte : J’ai vu le pénitent, et la corde au cou. Plus que sa mort c’était la cohue. Si mourir est triste, pourquoi tant de gens étaient dans la rue, avec l’air content ? (…) Vi o penitente de corda ao pescoço. A morte era o menos: mais era o alvoroço. Se morrer é triste, por que tanta gente vinha para a rua com cara contente? (…) Il semblait un saint, les mains attachées, au milieu de croix, d’épées et bannières. Parecia um santo, de mãos amarradas no meio de cruzes bandeiras e espadas. Bien que disqualifié à priori par son ivrognerie, cet individu s’interroge sur un événement où, à l’en croire, les bras chargés de paniers de fruit et de vin, la population serait venue réconforter le condamné. Sa marginalité justifie l’interrogation sur la signification de ce rite de mort ainsi que sur la volonté supérieure ordonnatrice de la cérémonie : C’était ni une fête. Ni un enterrement. Ni une vérité Ni une erreur non plus. Alors à quoi bon psaume et litanie, si c’est notre Reine qui a tout ordonné ? Não era uma festa. Não era um enterro. Não era verdade e não era erro. Então por que se ouvem salmo e ladainha, se tudo é vontade da nossa Rainha? Le sujet poétique pour sa part, confirme son incompréhension en cinq courtes interventions élaborées en heptasyllabes, et intercalées après chaque strophe – un tercet, puis trois vers uniques, enfin un dernier tercet, le tout imprimé en italique au centre de la page et entre parenthèses. – L’exclamation lyrique concluant le poème constitue, implicitement, encore une sollicitation invitant le lecteur à la réflexion : (Dieu, hommes, reines et rois… Pour moi mon plus grand malheur ! Jamais je ne vous comprendrai !) (Deus, homens, rainhas, reis... Que grande desgraça a minha! Nunca vos entenderei!). Et de cette réflexion pourraient surgir plusieurs constatations : - d’abord le refus de classer l’événement selon les catégories dualistes en vigueur parmi les hommes – vérité / erreur, mort / vie; - ensuite la suggestion d’un rapport entre pouvoir céleste et pouvoir terrestre, puisque les psaumes et les litanies sont évoqués en contre-point du pouvoir de la Reine, et que de plus, toute la parenthèse finale insiste encore sur cette relation déconcertante ; 70 71 25/11/2014 - enfin, l’importance de la féminité du souverain portugais ; cette importance à peine suggérée ici, sera mise en scène plus avant dans le Romanceiro avec les poèmes consacrés à une Reine assumant les responsabilités « masculines » du trône en contradiction avec la symbolique sous-entendue par son nom de Maria1. Entre-temps, la tragédie christianisée se sera déroulée sous des apparences empruntées aux récits des Évangiles. 2 – Le Chemin de Croix Les poèmes consacrés au destin du héros adulte s’ordonnent à partir du Romance XXVI ou de la Semaine Sainte de 1789 qui ouvre la chronologie de la conjuration elle-même. Cinq quatrains d’hexasyllabes présentant chacun une double assonance différente entre les vers pairs et les vers impairs, alternent avec cinq tercets d’heptasyllabes qui eux ont chacun une rime riche entre le premier et le troisième vers. Dans cette architecture dualiste équilibrée se développe une réinterprétation de la liturgie de la Passion, par l’intermédiaire de deux voix anonymes qui interpellent alternativement les conjurés en général. La première voix, identifiée en caractères romains et sur la partie droite de la page, invite les futurs condamnés à méditer sur certains points du rituel auquel ils étaient censés assister, alors que la seconde, en italique et au centre de la page, prophétise sur ce qui attend les futurs condamnés. Après que la voix du passé a constaté que sous les voilages violets imposés par la liturgie, les formes des statues s’estompent dans le souvenir, celle de l’avenir prédit la condensation du deuil et de la douleur en prison : (Un horizon voilé de deuil attend la froide fatigue de la pâleur de votre front.) (Lutuoso véu de horizonte aguarda a fria fadiga da vossa pálida fronte) Puis quand la première s'interroge en interprétant la souffrance comme une possible montée vers la lumière, la seconde annonce le mouvement inverse de l’enfermement : Souvenez-vous, dans l’air la blancheur de l’encens monte. Quels parages diaphanes atteindront ceux qui souffrent ? (Les plus pures des pensées frémiront emprisonnées dans des murs inébranlables.) 1 Recordai pelos ares o alvo incenso que sobe. Que diáfana paragem Atingirá quem sofre? (Os pensamentos mais puros Estremecerão fechados Por inabaláveis muros.) Cf. infra, Hymne à la Reine, in Cartes sur Table. 71 72 25/11/2014 En d'autres termes, c’est de transmutation alchimique qu’il s’agit : en se consumant l’encens révèle la spiritualité - l’essence libérée de la matière -, tandis que la force de gravité impose la fixation dans l’espace terrestre limité par les murs des prisons. Ainsi, en contre-point à la sublimation positive suggérée par l’encens du rituel s’élevant vers le ciel du sanctuaire ouvert vers le sacré, le futur immédiat menace les conjurés d’une « coagulation » spirituelle négative dans le monde d’en bas. Sans autre horizon que le deuil, physiquement enfermés dans les cachots de leurs crânes comme leurs corps dans les prisons, la souffrance de leur esprit ne leur ouvrira pas les frontières de la matérialité. Et même leurs prières ne parviendront pas à accompagner l’encens dans son élévation : Oh ! qu’elle est triste la chair, triste le sang, et la plainte où Dieu répartit son corps, de bonté incomprise. Oh ! como é triste a carne, e triste o sangue, e o pranto com que Deus se reparte, incompreendido e manso. (Telles des pierres sans bruit vos prières tomberont par des déserts sans écoute.) (Como pedras sem ruído cairão as vossa rezas por desertos sem ouvido.) Ici la liturgie de la Passion prophétise implicitement le démembrement de Tiradentes et la dispersion de ses restes dans l'espace de Minas en une nouvelle eucharistie ; et les conjurés, à l'instar de Jean-Baptiste prêchant dans le désert, deviennent des messagers du divin ignorés sur la terre par leurs contemporains. Enfin, la conclusion du poème visant l’ensemble des futurs condamnés, repose sur un lexique qui permet au lecteur d’établir la corrélation : (Gémissez sur ces Offices, car c'est la transfiguration de vos propres sacrifices). (Gemei sobre estes Ofícios, que eles são, transfigurados, vossos próprios sacrifícios). Du fait de la structure grammaticale de ce dernier tercet, la transfiguration dont il est question s’applique aussi bien aux rituels en cours qu’aux personnages qui y assistent. Mais tout cela devient clair par la suite, en particulier avec les poèmes qui assimilent le parcours terrestre de Tiradentes à celui de Jésus de Nazareth, à la différence près que, dans le Romanceiro, le chemin de croix de la principale victime expiatoire va de pair avec celui de ses compagnons d’infortune. Dans ces conditions, la condamnation du Lieutenant se dessine d’abord comme un des éléments du châtiment qui les frappera tous à la fin du procès. En premier lieu, dans le Romance LI ou das Sentenças une voix anonyme envisage les peines qui frapperont les conjurés. Quatre strophes de douze heptasyllabes dont chacune est un romance en soi puisque présentant une assonance spécifique dans les vers pairs, se succèdent avec en ouverture un distique qui fonctionne en leitmotiv à quatre variantes : 72 73 25/11/2014 Voici venir le poids du monde avec ses lourdes sentences (…) Já vem o peso do mundo com suas fortes sentenças (…) Voici venir le poids de la mort avec ses échafauds violets (…) Já vem o peso da morte com seus rubros cadafalsos (...) Voici venir le poids de l’usure, bien calculé et mesuré (…) Já vem o peso da usura, bem calculado e medido (...) Voici venir le poids de la vie, voici venir le poids du temps (…) Já vem o peso da vida, já vem o peso do tempo (...) Si la première strophe annonce les sentences d’exil au-delà des mers qui frapperont certains des compagnons du Lieutenant, la seconde est consacrée au supplice de Tiradentes, pendaison et écartèlement compris. Quant aux deux derniers couplets ils s’attaquent aux nantis qui eux, à en croire le sujet poétique échapperaient à toute condamnation : Vice-rois, et gouverneurs, ministres et chanceliers, étant de si bons vassaux, ne pensent plus aux amis : mais beaucoup de barres d’or sont secrètement en route ; mais les pierres, le bétail rendent tellement service que les coupables nantis ne sont jamais condamnés. Vice-reis, governadores, chanceleres e ministros, por serem tão bom vassalos não pensam mais nos amigos: mas há muitas barras de ouro, secretamente a caminho; mas há pedras, mas há gado prestando tanto serviço que os culpados com dinheiro sempre escampam aos castigos. Ce réquisitoire moralisateur laisse entendre que les conjurés auraient eu des complices au plus haut niveau, lesquels auraient acheté l’indulgence d’un système dont leurs protecteurs et affidés tenaient les commandes. Si Cecilia exagère la rumeur publique en incluant le Vice-roi dans sa liste, il n’empêche que les historiens avaient de fortes présomptions contre le gouverneur de Minas, le Vicomte de Barbacena qui aurait évité des problèmes notamment au banquier João Rodrigues de Macedo, comme nous le verrons plus loin en analysant le Romance XLVI consacré à Vicente Vieira da Mota. Et c’est à ce banquier que fait allusion la dernière strophe du poème : Voici le poids de la vie, et voici le poids du temps : il demande où sont les coupables qui ne seront pas inquiétés, et les noms cachés de ceux que jamais on n’a arrêtés. Face au sang de la potence et des bateaux de l’exil, c’est les Juges qui sont jugés, leurs balances et leurs prix. Et il écrit contre leurs crimes la sentence du mépris. Já vem o peso da vida, já vem o peso do tempo: pergunta pelos culpados que não passarão tormentos, e pelos nomes ocultos dos que nunca foram presos. Diante do sangue da forca e dos barcos do desterro, julga os donos da Justiça, suas balanças e preços. E contra os seus crimes lavra a sentença do desprezo. 73 74 25/11/2014 C’est donc finalement à l’Histoire et aux générations à venir qu’échoit l’ultime sanction à l’égard de ceux qui auraient manipulé à leur profit une Justice dont les balances symboliques se régleraient d’abord sur le poids de la corruption. Faisant écho à la voix anonyme que nous venons d’entendre, le poème suivant - Romance LII ou do Carcereiro - donne la parole au geôlier de la forteresse de Rio où le Lieutenant était détenu : il s’agit de pensées relativement décousus, portées par un monologue intérieur, ou à peine formulées à l’abri d’oreilles indiscrètes, comme le fait supposer l’enchaînement de la versification. Ainsi, un premier quatrain d’hexasyllabes dont les vers pairs sont assonancés attire d’abord l’attention sur un prisonnier anonyme ; ce dernier sera immédiatement reconnaissable à la prédiction le concernant inscrite dans le tercet qui suit, également en hexasyllabes : Lui ils le conduiront, le long des rues, la corde au cou et sous le ban. A esse é que levarão, pelas ruas afora, com baraço e pregão. Um nouveau tercet, mais composé de deux hexasyllabes suivis d’un seul mot de deux syllabes est lié au précédent par la reprise des rimes des deuxième et troisième vers : Jamais ils ne lui ont rien donné. Qui maintenant le gracierait ? Nunca lhe deram nada. Quem lhe daria agora perdão? Cette structure renforce le poids du dernier mot et le doute sur une éventuelle remise de peine. Um schéma identique d’un quatrain d’heptasyllabes suivi cette fois de deux tercets du même mètre et reprenant le système antérieur de rimes, sert de cadre à une critique du système judiciaire dont la fausseté foncière est dénoncée. Enfin, un ultime quatrain d’heptasyllabes dont seuls les vers pairs sont rimés tire une conclusion qui se veut une vérité générale : La roue tourne et retourne, et ne peut s’arrêter. Au fond gisent les fautes : les justes meurent, en l’air. A roda anda e desanda, e não pode parar. Jazem no fundo, as culpas: morrem os justos, no ar. On peut y percevoir une interprétation originale d’une double symbolique : celle de la Justice combinée à la Roue-de-Fortune, les Arcanes VIII et X du Tarot. Et ce ne sera pas simple coïncidence si, dans la séquence immédiate, Cecilia inscrit le Romance LIII ou Das Palavras Aéreas, où au nom de toutes les victimes, un sujet poétique s’exprimant maintenant dans un discours adressé au plus large public, établit une sorte de bilan de la puissance des paroles en l’air qui, de délation en délation, ont fini par projeter dans les airs justement, un supplicié exemplaire condamné à la potence. 74 75 25/11/2014 Ce long discours - soixante sept heptasyllabes, organisées en strophes inégales mais présentant une assonance unique en o-a dans tous les vers pairs (à l’exception de la seule première strophe où cette assonance est portée par les deuxième, troisième et cinquième vers) -, illustre une alchimie de l’Histoire définie dès la première strophe : Hélas, paroles, paroles, quelle étrange puissance la vôtre ! Hélas, paroles, paroles, faites de vent, le vent vous porte, le vent qui ne revient pas, et vous existez si vite, à former et transformer tout ! Ai, palavras, ai palavras, que estranha potência a vossa! Ai palavras, ai palavras, sois de vento, ides no vento, no vento que não retorna, e em tão rápida existência, tudo se forma e transforma! faites de vent, le vent vous porte, et votre sort se renouvelle ! Sois de vento, ides no vento, e quedais com sorte nova! Cette allégorie est renforcée par un leitmotiv qui scande le long du poème sept reprises de l’exclamation lyrique qui ouvre le romance - une exclamation qui, en quatre occasions est encore appuyée par la répétition du vers qui le suit. Il s’agit donc d’une complainte calquée sur le modèle du romance hispanique traditionnel, où le sujet poétique accuse les mots d’exercer un pouvoir irrationnel porteur tout autant du bien que du malheur des hommes : C’est tout le sens de la vie qui commence à votre porte ; le miel de l’amour cristallise son parfum dans votre rose ; vous êtes rêve et audace, calomnie, furie, déroute… Todo o sentido da vida principia a vossa porta ; o mel do amor cristaliza seu perfume em vossa rosa; sois o sonho e sois a audácia, calúnia, fúria, derrota... Hélas, la liberté des âmes, s’élabore avec des lettres… Et des poisons humains vous êtes le plus fin des alambics : en verre, fragile, fragile et plus que l’acier puissant ! Rois, empires, peuples, temps roulent sous votre impulsion... A liberdade das almas, ai! com letras se elabora... E dos venenos humanos sois a mais fina retorta : frágil, frágil como o vidro e mais que o aço poderosa ! Reis , impérios, povos, tempos, pelo vosso impulso rodam... C’est bien d’alchimie qu’il s’agit comme en atteste le lexique retenu, avec au départ la rose d’Hermès cristallisant dans l’alambic cosmique aussi bien les amours bénéfiques que les poisons maléfiques. Quant aux Rois et aux empires tourbillonnant dans ce magma, ce sont bien ceux qu’évoquait le jeu de cartes du Romance XLVIII manipulés au gré du vent soufflant sur les tables du palais de Queluz1. Une fois définie globalement la puissance de ces paroles, la complainte poétique s’intéresse directement au cas particulier des victimes brésiliennes de la tourmente en cours où les juges de 1 Cf. supra, le chapitre intitulé Cartes sur table. 75 76 25/11/2014 l’Inconfidence et leurs acolytes mettent en route le système répressif qui concrétise la souffrance, le désespoir et la mort - et cela jusqu’à une synthèse de l’exécution du 21 avril dont le déroulement sera évoqué dans des romances postérieurs : Hélas, paroles, paroles, quelle étrange puissance la vôtre ! Le pardon vous auriez pu être ! - vous êtes du bois qu’on coupe, - vous êtes vingt marches à monter, - vous êtes un morceau de corde… - vous êtes du monde aux fenêtres, cortège, bannières, soldats… Hélas, paroles, paroles, quelle étrange puissance la vôtre ! Vous étiez un souffle de brise… - vous êtes un homme qu’on pend ! Ai, palavras, ai palavras, que estranha potência a vossa! Perdão podíeis ter sido! - sois madeira que se corta, - sois vinte degraus de escada, - sois um pedaço de corda... - sois povo pelas janelas, cortejo, bandeiras, tropa... Ai, palavras, ai palavras, que estranha potência a vossa! Éreis um sopro na aragem... - sois um homem que se enforca! Le discours s’est donc ainsi épuré jusqu’à se concentrer en point d’orgue sur l’image du supplicié. Le chemin de croix de Tiradentes est alors suspendu, le temps de deux romances concernant le couple Gonzaga-Marília qui seront analysés plus loin1, pour reprendre plus proche du dénouement, avec le Romance LVI ou da Arrematação dos Bens do Alferes. Huit octaves de huit heptasyllabes s’ordonnent selon un système complexe de rimes qui font aussi de chaque strophe un ensemble de deux quatrains : en effet, on retrouve tout au long du poème, une assonance reprenant la nasale –ão à la fin de chaque quatrième et huitième vers ; de plus, chaque octave enchaîne son propre schéma de rimes construisant une unité spécifique entre les deux quatrains qui la composent ; du romance hispanique, seul subsiste donc l’heptasyllabe. Cette structure savante encadre le discours d’un crieur animant la vente aux enchères des biens du Lieutenant saisi par la justice. Outre le cheval châtain clair que nous connaissons, et dont le prix annoncé correspond exactement à l’information donnée par JNSS (1873, p. 73), une liste d’objets correspondant point par point à celle qui figure dans les textes du procès2 est offerte à un public imaginaire invité à enchérir par un impératif sans cesse répété ; la qualité de chaque objet est commentée et motive des appréciations relatives au destin de l’ancien propriétaire. Ainsi, le boniment sur les éperons peut passer pour une simple plaisanterie : Adjugez-vous ces éperons avec leur jeu de courroies ! Ainsi vous parcourrez le monde bien en selle quelle qu’elle soit à semer la furie furieuse de cette histoire de trahison. Arrematai as esporas com seu jogo de fivelas ! (...) E ireis pelo mundo afora aprumado em qualquer sela, propalando a sanha brava dessa história de traição. 1 Cf. supra, la Fatalité de Mai. Cf. Autos de devassa, Vol. VI/ 123 ; apud Luis Wanderley Torres, Tiradentes, a áspera estrada para a Liberdade, 1977, São Paulo, p. 295. 2 76 77 25/11/2014 Il peut en aller de même pour l’article faisant valoir les instruments du dentiste : Adjugez-vous en même temps ce petit sachet de pinces : pour moins de 3 cruzados, vous pourrez vous figurer qu’entre bave et hurlements, vous arrachez les dents dures de quelque monstre exécrable ou d’un dragon venimeux ! Arrematai, juntamente, esta bolsinha de ferros : por menos de 3 cruzados, ficareis tendo a ilusão de, por entre escuma e berro, arrancar os duros dentes a qualquer monstro execrando ou peçonhento dragão! Mais c’est bien à la compassion qu’appelle la mise en vente du miroir et d’une cravate dont l’utilité serait de rappeler et la pendaison et la décollation de Tiradentes : Et ce miroir, étonné de ne plus y voir la tête d’enthousiasme, douleur, frayeur de cet homme passionné ? Adjugé ! Un gémissement qu’on n’avait jamais entendu, et des gouttes troubles de larmes sont répandues sur sa glace. E este espelho, surpreendido por não sentir mais a cara de entusiasmo, dor e espanto daquele homem de paixão? Arrematai-o! Um gemido, que antes nunca se escutara, e turvas gotas de pranto em sua lâmina estão. Adjugez-vous cette cravate pour se mettre autour du cou, qui rappelle à tout jamais une épreuve définitive ! Sur elle sont imprimés l’endroit précis et le parcours par où le couteau et la corde accomplissent leur devoir. Arrematai a fivela de volta do pescocinho, que para sempre recorda definitiva aflição! Pois estão marcados nela o sítio certo e o caminho por onde cutelo e corda cumprem sua obrigação. Par ailleurs, une montre, avait été offerte dans la troisième strophe comme dotée de qualités hors normes ; à en croire le commissaire priseur elle serait en mesure d’éclairer sans faillir le parcours des hommes dans les ténèbres d’en bas1: Dans ce couloir de ténèbres où nous mèneront nos pas ? Heureux qui emportera sur lui un cadran pour le déchiffrer ! Adjugez-la! – rien ne l’arrête, cette montre de grande marque ! Neste corredor de trevas, nossos passos onde irão? Feliz aquele que leve um ponteiro que o decifre! Arrematai-o! – não falha, este relógio marcão. Et c’est pour marquer à tout jamais un temps situé en dehors de l’espace profane qu’elle sert à la conclusion des enchères dans la dernière strophe du poème : Adjugez-vous toutes les heures conservées par ces aiguilles, et arrachées à leur maître, Arrematai essas horas guardadas pelos ponteiros, arrancadas ao seu dono, 1 Cette montre de marque – S. Elliot – est aujourd’hui conservée au Museu da Inconfidência à Ouro Preto. On peut en voir une photographie sur le site Internet de cet organisme. 77 78 25/11/2014 priant que tout soit consommé ! Interrogez-les maintenant que les rois tremblent sur leurs trônes et que les anciens prisonniers sont de cendres et de gloire. rogando consumação! Interrogai-as, agora que os reis tremem nos seus tronos, e os antigos prisioneiros de cinzas e de glória são. Ce commissaire-priseur utilise de bien étranges arguments pour convaincre les acheteurs ! Et d’abord, qui donc priait pour que tout soit consommé : les heures de la montre du Lieutenant, ou Tiradentes lui-même ? La structure grammaticale autorise l’interprétation la plus ouverte, le sujet du gérondif rogando pouvant tout aussi bien s’entendre comme renvoyant à chacun des trois substantifs qui le précédent dans la phrase. Quoi qu’il en soit, il s’agit bien de la consommation des temps, c’est-à-dire d’une allusion à la fin du monde annoncée par la septième trompette de l’Apocalypse, tout autant qu’aux dernières paroles du Christ sur la croix - consummatum est – en une référence du même ordre que celle que nous avons identifiée dans le dernier vers du Romance XIII porteur de l’oracle du gitan aux portes de Rio. De plus, l’ultime objurgation de cette dernière enchère ne peut relever que d’un commissaire n’officiant plus dans le temps historique de la conjuration, puisqu’à l’entendre les monarchies du monde occidental sont confrontées à une contestation généralisée et que les cendres des condamnés de l’Inconfidência appartiennent désormais à la gloire de l’Histoire. Enfin, juste avant la mise en scène du rituel de mort, le Romance LVIII ou dos Vãos Embargos évoque le dernier acte de la comédie judiciaire assurant, par l’intermédiaire d’un avocat commis d’office, que les droits formels de la défense soient sauvegardés. Cette vaine plaidoirie annoncée par le titre condense l’argumentaire de l’avocat1 dans le recours présenté dans les vingtquatre heures suivant le prononcé de la sentence qui portait condamnation à mort de plusieurs des accusés2.Vingt-quatre hexasyllabes entre guillemets y sont répartis sur quatre strophes inégales et couronnées par un ultime tercet du même mètre, imprimé entre parenthèses, et sans guillemets ; dans chacune des quatre strophes entre guillemets, un jeu de rimes irrégulières s’organise autour de deux reprises de termes porteurs de la nasale finale –ão, et c’est sur cette même finale qu’une interrogation clôture le poème. Dans ce cadre alambiqué se déroule un discours réduit au seul cas de 1 Avocat de la Santa Casa de Misericórdia, José de Oliveira Fagundes avait défendu l’ensemble des accusés une première fois le 23 Novembre 1791, en une plaidoirie de 121 paragraphes occupant 54 pages ; selon Marcio Jardim, (A Inconfidência Mineira, Bibliex, 1989, p. 392) sa défense était un travail remarquable. Toujours d’après cet auteur l’ultime plaidoirie relevait aussi de l’exploit étant donné le délai dont il disposait. 2 Les commutations de peine ne seraient proclamées que le matin même de l’exécution de Tiradentes, dans la forteresse où les condamnés avaient été regroupés. Une telle mise en scène avait été préparée à Lisbonne dès juillet 1790 : le chancelier Sebastião Xavier de Vasconcellos Coutinho quittait en effet la capitale du Portugal à la mi-octobre 1790, en compagnie de deux autres juges ; il était muni du texte définitif relatif aux diverses commutations, un texte dont il était le seul à connaître le contenu, et dont il avait reçu l’ordre de ne révéler la teneur qu’au tout dernier moment de façon à ce que la monarchie portugaise bénéficie de l’impact que ne manquerait pas d’avoir une telle « clémence ». Ajoutons à cela qu’en octobre 1790, la reine Maria était dans l’incapacité totale de lire et d’écrire quoi que ce soit… Cf. Márcio Jardim, Op. Cit, p. 384-387. 78 79 25/11/2014 Tiradentes ; présenté sans explication, il peut être interprété comme le plaidoyer sans envergure d’un avocat au service du système : Voici l’homme loquace et sans réputation, sans crédits et sans biens qui le rendraient capable d’une telle action. « Este é o homem loquaz e sem reputação, sem créditos nem bens que o tornassem capaz de semelhante ação. Après avoir remarqué que le premier vers s’entend aussi comme l’écho des paroles de Pilate présentant Jésus de Nazareth à la foule - Ecce Homo (Jean, 19, 5) – nous ajouterons que dans de telles circonstances, pour tenter d’obtenir une remise de peine, le défenseur du Lieutenant ne pouvait qu’en brosser un portrait négatif d’irresponsable. En professionnel rompu aux astuces du métier, il devait plaider la folie pour solliciter la clémence, en se fondant sur la base d’une jurisprudence qui, à en croire son discours, remonterait à l’Empereur romain Théodose et à ses fils – dont les noms pompeux exigent une belle gymnastique de synalèphes et diérèses pour retomber sur les six pieds d’un hexamètre – une gymnastique qui peut fonctionner en portugais, mais qui n’aboutit guère en français : Car ainsi dit la Loi de ces empereurs Théodose, Arcadius, Honorius, - à l’égard de ceux qui disent du mal du Roi par furie de raison. Pois assim reza a Lei desses imperadores Teodósio, Arádio1, Honório, - quanto àqueles que vão maldizendo do Rei por fúria da razão. La conclusion de la synthèse élaborée par Cecilia apparaît en revanche comme une compensation au bénéfice de la stature du Lieutenant : C’était un homme loquace, qui voulut faire de Minas une grande Nation. » Era um homem loquaz, e quis fazer das Minas uma grande Nação.” (Nul ne fait ce qu’il veut, nul ne sait ce qu’il fait. Et les coupables, qui est-ce ?) (Ninguém faz o que quer, ninguém sabe o que faz. E os culpados, quem são?) La loquacité de Tiradentes qui était au départ un défaut devient ici une qualité au service d’un idéal. Quant au tercet entre parenthèses, il s’inscrit hors du plaidoyer de l’avocat : sous la forme d’une vérité générale, ce pourrait être une pensée non formulée de ce même avocat déplorant 1 Les éditions du Romanceiro que nous avons en mains – y compris celles qui figurent sur Internet - mentionnent Arádio : or, il ne peut s’agir que d’Arcádio (Arcadius) fils cadet de Théodose le Grand cité ici aux côtés de Honório (Honorius), fils aîné du dernier empereur romain ayant régné à la fois sur l’orient et sur l’occident. Ayant confié l’administration de l’orient à Arcadius et celle de l’occident à Honorius, cet empereur s’illustra dans l’histoire comme l’un des principaux instaurateurs du christianisme comme religion d’état. 79 80 25/11/2014 ses propres limites et incriminant les juges du tribunal, ou encore une référence de Cecilia aux forces tragiques de l’Histoire qu’aucun être humain ne serait en mesure ni d’évaluer, ni de maîtriser. Ainsi, le chemin de croix de la victime expiatoire s’était-il progressivement dégagé de celui de ses compagnons d’infortune, ouvrant la voix à l’apothéose qui se déroulerait au sommet de la potence. 3 – L’apothéose La marche au supplice de l’unique condamné à mort est dramatisée dans deux poèmes majeurs, le Romance LVIII ou da Grande Madrugada et le Romance LX ou Do Caminho da Forca, à la fois séparés et réunis par le Romance LIX ou da Reflexão dos Justos. La versification du Romance LVIII ou du Grand Matin porte une fois encore, la marque de la numérologie : soixante-quatre heptasyllabes sont répartis en huit ensembles composés d’un quintet imprimé en caractères romains sur la partie droite de la page suivi d’un tercet en italique sur la partie centrale ; chaque quintet présente un premier vers sans rime ni assonance puis quatre autres rimés en abba ; enfin les deux premiers vers de chaque tercet ont aussi leur propre rime, alors que le troisième vers reprend celle qui se fait entendre dans le deuxième et le cinquième vers du quintet précédent. C’est là une architecture savante qui met en paroles les harmoniques d’une musique susceptible de suggérer l’infini, avec en particulier, les variations autour du nombre huit et des nombres trois et cinq qui entrent dans sa composition – ce dont rend parfaitement compte la graphie VIII en chiffres romains. Dans cette symphonie, la voix poétique met d’abord en scène un tableau où les forces nocturnes seraient en lutte avec celles de la lumière : le personnage historique du bourreau, l’esclave Capitania, un criminel de race noire identifié sous ce nom dans les sources dont disposait Cecília1, sert de pôle négatif à ce conflit se déroulant dans la prison où le condamné à mort attend parmi ses compagnons. Face à l’exécuteur des hautes œuvres, le sujet poétique annonce le processus de mise à mort dont le bourreau est chargé d’assurer la bonne fin : C’est lui qui serre le cou des condamnés sans espoir… Et pour l’effroi de tout le monde, Il leur monte sur les épaules et dans les airs se balance. Este é o que aperta o pescoço aos réus faltos de esperança… E, para gerais assombros, ainda lhes cavalga os ombros, e nos ares se balança. Il met ensuite dans la bouche du « martyr », mot pour mot, les paroles que ce dernier aurait prononcées selon les écrits recueillis par JNSS : 1 Selon JNSS (1873, p. 413), le bourreau devait ce surnom au fait qu’il était originaire de la Capitainerie d’Espírito Santo, l’actuel état voisin de Rio de Janeiro. 80 81 25/11/2014 « Permets-moi de te baiser les pieds et les mains… Ne crains pas de m'arracher ce vêtement… Car aussi est mort nu en croix, celui qui sauve de la mort ! » “Ó permite que te beije Os pés e as mãos... Nem te importe arrancar-me este vestido… Pois também na cruz, despido, morreu quem salva da morte!” D’après l’historien tant de mansuétude aurait tiré une larme au bourreau, une larme que le sujet poétique exagère en mélodrame, à la manière d’un chanteur du sertão qui commenterait pour son public une représentation naïve de la scène : Voyez le bourreau à genoux qui tout en larmes baigné, se lamente sur son sort ! Vede o carrasco ajoelhado, todo em lágrimas lavado, lamentar a sua sorte ! Dans la séquence de ce tableau à l’intérieur de la forteresse, la narration dramatise la marche vers l'échafaud, en une procession à laquelle prennent part les autorités religieuses, civiles et militaires, le peuple « se pressant sur les collines et aux fenêtres », et les femmes en prière au bord de l'évanouissement. Les similitudes avec le rituel du vendredi-saint s’imposent. Tous les regards suivent ainsi le condamné jusqu'à une potence aux dimensions extraordinaires : Ah, que de marches dressées pour cette funeste allégresse de voir un mort tout en haut, et d’assister au sursaut de cette injurieuse agonie ! Ah, quantos degraus puseram para a fúnebre alegria, de ver um morto lá no alto, de assistir ao sobressalto dessa afrontosa agonia! Nouveau Christ au Golgotha, le héros vit cependant une élévation spécifique, puisque bourreau noir et victime blanche, en conjonction symbolique, tournoient unis dans les airs conformément au procédé de mise à mort rappelé une fois de plus1 : Et voir se dresser le bras, et voir s’élancer dans l’espace le noir Capitania ! E ver levantar-se o braço, e ver pular pelo espaço o negro Capitania! Enfin, le sujet poétique évoque la réaction de l'assistance – Cecilia reprenant le commentaire de JNSS qu’elle illustre d’un oxymore redoublé : Mais sur la grande place, c’est un silencieux tumulte : un cri de remords occulte, un sentiment du malheur… Mas, na grande praça há um silencioso tumulto : grito de remorso oculto, sentimento da desgraça... 1 Reprenant à son compte le témoignage laissé par le confesseur de Tiradentes, Joaquim Norberto de Souza Silva, en donnait l’interprétation suivante : « le bourreau poussa alors sa victime qui tomba projetée dans l’espace… Retenue par la corde elle tournoya vertigineusement et se tordit en convulsions quelques instants jusqu'à ce que l'exécuteur la chevauche… On vit ainsi pendant un moment l'homme-machine et l'homme-cadavre dans la lutte ignominieuse qui complétait l'assassinat judiciaire. Un cri immense, ou plutôt un gémissement sourd, rauque et prolongé surgit de la foule, et fut étouffé par le roulement des tambours » (JNSS, 1873, p. 415). 81 82 25/11/2014 Ce climax émotionnel de culpabilité fait écho à l'Évangile de Luc (23, verset 48) commentant l’attitude des témoins de la Crucifixion : les foules accourues pour assister à ce spectacle, voyant ce qui s'était passé, s'en retournaient en se frappant la poitrine. Le tout est couronné dans le dernier tercet du poème qui constate une mystérieuse suspension du temps : Le temps s'arrête, d’un coup. Le jour est devenu autre. Et alors la charrette passe. Pára o tempo, de repente. Fica o dia diferente. E agora a carreta passa. Il s'agit là aussi de la transposition à un niveau moindre des prodiges qui à en croire les Évangiles accompagnaient le dernier soupir du Christ sur la croix (Luc, 23 / Matthieu, 27). A Rio comme à Jérusalem, la linéarité du temps chronologique s’ouvrait sur l'éternel Présent, en une faille par où communiquaient le monde d'en haut et le monde d'en bas. La victime et l’exécuteur y précipitaient de conserve l'avènement d'une ère nouvelle pour le Brésil, en ce Grand Matin de la rédemption. Et la charrette dont le passage est censé marquer cette transition essentielle, emporte sur la terre le cadavre qui sera morcelé, en vue de l'exposition des restes du supplicié sur la route de Minas, prélude à une nouvelle eucharistie. Intercalé tel une pause avant un retour sur le chemin de la potence, le Romance LIX ou da Reflexão dos Justos donne la parole si l’on en croit le titre, à des observateurs dotés d’un point de vue digne de considération. Il se présente sous la forme de neuf sizains d’heptasyllabes imprimés en italique sur la partie droite de la page, et dont seuls les vers pairs comportent une rime spécifique à chaque strophe. Dans les cinq strophes de la première unité, ces Justes qui ont pris le parti du Lieutenant, dénoncent le comportement de leurs contemporains ; puis dans une deuxième unité – les quatre derniers sizains qui débutent sur la reprise du tout premier vers du poème – ils s’interrogent sur les générations à venir. Le bilan initial part de la déclaration de Tiradentes en route pour Rio : Il allait travailler pour tous… - et voyez ce qui lui arrive ! (…) - Le voilà simple Lieutenant et fou, – tout seul et perdu. Foi trabalhar para todos... - e vede o que lhe acontece ! (...) - E agora é um simples Alferes louco, – sozinho e perdido. Peut-être au cachot pleure-t-il, On peut pleurer sans être faible. Ou se souvient-il des membres de cette entreprise manquée? Ce doit être surtout pour eux qu’il soupire de tristesse. Talvez chore na masmorra, que o chorar não é fraqueza. Talvez se lembre dos sócios dessa malograda empresa. Por eles principalmente, suspirará de tristeza. Mettant en avant son altruisme foncier, les Justes déplorent ainsi la solitude du condamné, tout en lui prêtant des sentiments de compassion vis-à-vis de ceux qui l’auraient abandonné. Il s’agit 82 83 25/11/2014 donc d’une complainte en l’honneur d’une figure comparable à celle du Christ au Mont des Oliviers, comme le confirme le cinquième sizain : Pleurer n’est pas que pour les faibles, le plus courageux, le plus fort, un jour aussi s’interroge, en voyant le destin des hommes, si ces gens pour qui nous mourons méritent que pour eux on meure. Não choram somente os fracos, o mais destemido e forte, um dia também pergunta, contemplando a humana sorte, se aqueles por quem morremos merecerão nossa morte. La question de l’exemple pour les générations à venir se trouve ainsi posée, avec le risque que le courage héroïque ne devienne incitation à la lâcheté au bénéfice des seuls oppresseurs : Sous ce poids d’exemples naissent des générations opprimées. Qui se tue de rêves, efforts, mystères, veilles, contraintes ? Qui fait confiance à des amis ? Qui se fie à des promesses ? E, à sombra de exemplos graves, nascem gerações opressas. Quem se mata em sonho, esforço, mistérios, vigílias , pressas? Quem confia nos amigos? Quem acredita em promessas? Quels temps effrayants arrivent après une si dure épreuve ? Qui va savoir, à l’avenir quoi approuver et réprouver ? de quelle âme sera faite cette nouvelle humanité ? Que tempos medonhos chegam, depois de tão dura prova? Quem vai saber, no futuro, o que se aprova e reprova? De que alma é que vai ser feita essa humanidade nova? Le point de vue prêté à ces Justes – un qualificatif qui renvoie aussi à un contexte biblique – relève donc d’un pessimisme foncier sur la capacité des hommes à prendre en mains leur propre destin en se fondant sur le témoignage - c’est le sens premier du substantif « martyre » - des héros que l’Histoire suscite dans des moments exceptionnels. Et c’est sur cette réflexion attribuée à des Sages supposés dignes de foi, qu’une nouvelle allusion au sacrifice du Christ sert de fondement au second poème majeur mettant à nouveau en scène la marche à l’échafaud du Lieutenant, sous le titre de Romance LX ou Do Caminho da Forca. En quatre-vingt deux heptasyllabes à assonance unique en a-o, cet authentique romance, connaît, après cinquante-deux vers, un premier point d’orgue marqué par deux strophes de huit vers imprimées en italique et au centre de la page : la première octave répète le système du romance précédent ; la suivante est en pentasyllabes et met en exergue la bannière de la Confrérie de la Miséricorde, selon un système de rimes propres. La narration reprend avec la versification du romance antérieur, pour se conclure sur une reprise de la référence à la bannière de la Miséricorde, en huit pentasyllabes et selon les mêmes rimes. Cela donne un total de quatre-vingt dix-huit vers qui constituent une variation de la symphonie en huit qui sous-tend le Romance du Grand Matin. Pour ce qui est du contenu idéologique, le premier temps du poème met en évidence une énumération chaotique qui unit la foule des contemporains du héros présents sur le chemin du 83 84 25/11/2014 supplice en spectateurs passifs, alors que le martyr emporte dans son regard un magma d’images relatives aux événements vécus au long de son parcours terrestre : Il emporte tout dans ses yeux, dans ses grands yeux effarés, le Lieutenant qui s’avance vers cet immense échafaud, où il va mourir tout seul, pour tous les autres condamnés. Ah, solitude du destin ! Ah solitude du Calvaire… Tudo leva nos seus olhos, nos seus olhos espantados, o Alferes que vai passando para o imenso cadafalso, onde morrerá sozinho por todos os condenados. Ah, solidão do destino! Ah solidão do Calvário... C’est bien le mystère de la Rédemption qui s’inscrit dans ce destin, alors que toutes les cloches confondues sonnent le glas interprété comme l’émanation du silence des saints qui dans le ciel ne feraient pas chorus aux prières des hommes sur la terre : Moines et sœurs en prières. Et tous les saints silencieux. Frades e monjas rezando. Todos os santos calados. Un espoir subsiste encore : dans les airs, la bannière de la Confrérie de la Miséricorde, s’offre à tous les regards dans le sillage du condamné signifiant le salut de la dernière heure, au cas où la corde casserait sur la potence, rendant le supplicié à la vie, sous la protection de la Mère de Miséricorde. Les huit vers spécifiques consacrés à cet ultime espoir clôturent ce premier temps. Face à la Mère de Miséricorde accompagnant Tiradentes, le sujet poétique interpelle la Reine terrestre, qui porte elle aussi le nom de Maria, et dont la « clémence » s’était manifestée à l’égard des autres condamnés ; et elle l’interpelle, tout en l’exonérant de la responsabilité de la mort de Tiradentes, comme nous le verrons en étudiant l’image de la souveraine dans le Romanceiro1. Sur ce, la narration reprend, en fonction de l’idée initiale qui maintenant projette le regard du héros et sa mémoire dans une dimension concernant l’espace et l’histoire du Brésil tout entier : (Les eaux, les monts, les forêts, Les noirs épuisés dans les mines … - Chemins, vous auriez pu être de diamants tout carrelés…) - Il emporte tout en mémoire : dans l’étendue de terres vides, de tristes femmes vont cacher leurs enfants désemparés… Loin, au loin, au loin, au loin, dans le passé le plus profond… (…) Car maintenant c'est presque un mort, découpé en quatre morceaux 1 (Águas, montanhas, florestas, negros nas minas exaustos… - Bem podíeis ser, caminhos, de diamante ladrilhados...) - Tudo leva na memória: em campos longos e vagos, tristes mulheres que ocultam seus filhos desamparados... Longe, longe, longe, longe, no mais profundo passado... (...) Pois agora é quase um morto, partido em quatro pedaços, Cf. infra, le chapitre intitulé Hymne à la Reine. 84 85 25/11/2014 et – pour que Dieu le voit bien – posté sur de hauts madriers. e - para que Deus o aviste – levantado em postes altos. En se référant au regard de Dieu sur les restes du supplicié, la voix narrative illustre le statut de victime offerte à la divinité, d’une victime innocente dont le crime ne relève d’aucune hybris. Et elle renvoie au geste du prêtre élevant l'hostie en signe d'oblation, premier acte du rituel de la transsubstantiation dramatisée par la célébration de la messe dans la liturgie catholique1. Quant au dernier regard du Lieutenant supposé contempler la bannière de la Miséricorde depuis l’échafaud, il conclut le romance sur leur éventuelle conjonction par delà la mort : (Voici la bannière de la Miséricorde ; Pleine de pitié, Dressée dans les airs, plus haut que la troupe. De l’échafaud on voit La Sainte Bannière, De la Miséricorde. (Caminha a Bandeira da Misericórdia.) Caminha, piedosa, nos ares erguida, mais alta que a tropa. Da forca se avista a Santa Bandeira da Misericórdia. Une fois mise en scène cette apothéose en deux poèmes majeurs, l’exaltation du mythe de Tiradentes se prolonge avec trois nouveaux Romances qu’une lecture superficielle peut faire considérer comme synthétisant chacun à sa manière l’aventure humaine du martyr. D’abord sous le titre de Romance LXI Dos Domingos do Alferes - quatorze sizains comportant chacun cinq heptasyllabes non rimés et un vers spécifique réduit à la seule mention du terme de Domingos – le premier poème accumule des données de la vie du Lieutenant portant la référence à ce mot de Domingos qui, dans la langue portugaise, renvoie doublement au Seigneur par son étymologie de Dominicus : outre un prénom masculin courant, c’est l’équivalent du « dimanche » français. Dans le texte en question, titre compris, il compte trente-neuf occurrences. Le contenu de ce faux romance frise le ridicule de ce qu’on pourrait prendre pour un oracle a posteriori. Ainsi, dès les trois premières strophes la mère de Tiradentes, est placée sous l’égide du Seigneur du seul fait que le prénom de Domingos aurait été porté par son père et par son mari, et qu’ensuite elle l’aurait donné à son fils aîné… manque de chance dirons-nous, elle aurait pu le garder pour son quatrième enfant, même si Joaquim José peut s’interpréter comme un double équivalent puisque Joaquim (le nom du père de la Vierge Marie) porte le sens de Iahvé le conduit, et que José (le nom de l’époux de la même Marie) signifie que Dieu l’enrichisse2. Une autre mention, encore plus artificielle, retient que le corps du supplicié était salé un dimanche, ce qui 1 Cf . Carl Gustav Jung, « Le symbole de la transsubstantiation dans la messe », in Les Racines de la Conscience, Paris, Livre de poche, 1995, p. 243. 2 José Pedro Machado, Diconário Onomástico Etimólogico da Língua Portuguesa, Editorial Conflûencia, Lisboa, 1984. Bien entendu, ces étymologies ne sont pas mises à contribution dans le poème que nous analysons. 85 86 25/11/2014 revient à considérer comme secondaire que son exécution se soit produite la veille, un samedi. Mais lorsqu’on met en parallèle le Romance XII de Nossa Senhora da Ajuda et ce Romance dos Domingos, une autre dimension se fait jour : face à l’impuissance de la Mère de Miséricorde, c’est la toute puissance du Père qui se manifeste maintenant par l’omniprésence de ce terme de Domingos. Et le sujet poétique peut donc faire feu de tout bois, par exemple en introduisant dans sa litanie une question faisant allusion à un mot de passe que les conjurés de Vila Rica aurait décidé d’utiliser pour lancer la sédition dans la capitale de Minas : Ah, Domingos de Abreu Vieira qui baptisera mon fils ? Ah, Domingos de Abreu Vieira, quem batizará meu filho? Tiradentes avait bien un enfant dont Domingos de Abreu Vieira était le parrain, mais il s’agissait d’une fille déjà baptisée sous le nom de Joaquina (JNSS, 1873, p. 128) ; le fils à baptiser ne pouvait être que l’insurrection dont les conjurés fixeraient le jour en se référant à « la date du baptême » - un détail consigné par les historiens sur la base des Autos de Devassa qui en font état1. Finalement ce Romance dos Domingos do Alferes conforte le substrat métaphysique que nous connaissons : émanation de l’Archétype masculin, le lieutenant des dragons de Minas retournerait à lui, au terme d’une vie entièrement placée sous le signe du Père. La dernière voix commentant le dernier voyage confirme en attirant l’attention sur une ultime coïncidence qui place les restes de Tiradentes sous la responsabilité d’un fils du Seigneur : Le voilà coupé en morceaux qui s’avance vers les cimes… DOMINGOS Domingos Rodrigues Neves, avec les officiers de justice tranquillement le conduit. Lá vai cortado em pedaços, lá vai pela serra acima... DOMINGOS: Domingos Rodrigues Neves, com os oficiais de justiça, tranqüilamente o conduz. Ensuite, le Romance LXIII ou do Silêncio do Alferes se déroule en onze quintets d’heptasyllabes rimés en -ada dans les deuxièmes et cinquièmes vers ; les six premières strophes sont imprimées en caractères romains sur la partie droite de la page et les cinq dernières en italique, au centre et en une parenthèse unique. Ce faux romance apparaît à priori comme la récapitulation du voyage du lieutenant depuis Vila Rica jusqu’à la potence de Rio. Mais dès le début, c’est au niveau supérieur d’interprétation que le narrateur omniscient se situe, par une nouvelle allusion à la voix clamant dans le désert son message de fraternité : « Je vais travailler pour tous !» a dit la voix du haut de la route. Mais l’écho était si lointain ! “Vou trabalhar para todos !” - disse a voz no alto da estrada. Mas o eco andava tão longe ! 1 Selon JNSS, ce mot de passe – tal dia é o meu baptisado – n’était pas dû à Tiradentes, mais à Alvarenga Peixoto (JNSS, 1873, p. 122) ; le texte officiel de la sentence reprend la formule tal dia é o baptisado (JLDS, 1927, p. 595). 86 87 25/11/2014 Et les hommes qui étaient tout près, ne répercutaient rien… E os homens que estavam perto, não repercutiam nada... L’allusion, discrète dans cette première strophe, devient explicite au fur et à mesure que le poème se développe et martèle le mot nada en chute de chacune des onze strophes. Dans les six premières, le narrateur reprend les péripéties de l’odyssée déjà rapportées dans les poèmes antérieurs depuis le départ de Minas – la route, l’auberge, les muletiers, les espions, les soupirs de l’homme traqué à Rio – en se fondant sur les paroles qu’il aurait prononcées en chaque circonstance, et de sorte que la solitude se dégage comme thème majeur. Dans les cinq dernières c’est un commentateur qui prend le relais, pour, après avoir complété l’évocation par des références à la capture, au jugement et à l’exécution, conclure sur le silence imposé à cette voix humaine : (On lui ôte déjà la vie. On la lui a déjà ôtée. Il n’est plus que pur silence, réparti aux quatre vents, sans le souvenir de rien.) (Já lhe vão tirando a vida. Já tem a vida tirada. Agora é puro silêncio, repartido aos quatro ventos, já sem lembrança de nada.) La pureté de ce silence qui justifie le titre du romance, emplit paradoxalement et à tout jamais les quatre directions de l’espace. Ainsi est signifiée la réintégration de cette voix à la plénitude de l’énergie primordiale à laquelle les paroles du Lieutenant servaient de support ici-bas, sans pourtant être entendues. Parvenu à ce temps fort du Romanceiro, le lecteur pourrait estimer que la démonstration du « mécanisme victimaire » n’avait plus besoin d’illustration supplémentaire, et s’interroger sur l’intérêt du poème qui, sous le numéro LXIV et le titre de Romance de uma Pedra Crisólita pourrait passer pour un retour en arrière maladroit. En effet, cette ultime composition consacrée au héros revient à la situation de l’homme traqué par les espions du vice-roi dans les rues de Rio, avant son arrestation. La source historique en est un témoignage selon lequel Tiradentes aurait récupéré chez un joaillier de Rio une pierre brute1. Sur le plan formel, la composition comporte huit strophes de six octosyllabes; chaque strophe présente une assonance dans les vers impairs et une rime dans les vers pairs. C'est là le jeu subtil d’un système binaire à l’intérieur d’une structure où la symbolique des nombres suggère la relation entre l’unité (deux à la puissance trois) et la dualité (deux multiplié par trois). Dans ce cadre, un narrateur anonyme et omniscient s’intéresse à un diamant dont le nom est à lui seul tout un programme : une Chrysolithe, du grec Chrysolithos, pierre d’or. 1 Lúcia Helena Sgaraglia MANNA, Pelas trilhas do Romanceiro da Inconfidência, Niteroi, UFF, 1985, p. 148, qui renvoie aux Autos de Devassa, Vol. III, p. 269-270. 87 88 25/11/2014 Les quatre premières strophes évoquent la silhouette d’un homme surveillé par la police et disparaissant dans une rue où se tiendrait aujourd’hui le narrateur en train d’essayer de reconstituer la scène. Dans la mise en place du décor s’accumulent les références aux ténèbres, au sens propre et au figuré (nuit, obscurité, ombre, noires dénonciations, secrets, trame sourde, peurs). Quant à la chrysolithe ce n’est pas qu’une simple gemme qu’un orfèvre n’aurait pas eu le temps de polir : Il est parti par là-haut, seul, véhément, silencieux, avec sa chrysolithe froide renfermant en elle un soleil. Et il a pris ce coin de rue, de son pas déjà condamné. Caminhou por ali acima, sozinho, veemente, calado, com sua crisólita fria que tinha dentro um sol fechado. E seguiu por aquela esquina, com seu passo já condenado. Symbole à peine voilé de l’union des contraires, ce diamant froid chargé de la lumière par excellence, accompagne dans sa marche vers le haut le fantôme du lieutenant qui se dirige vers la mort. Et nul n’est besoin d’être initié aux mystères des sociétés dites secrètes pour identifier dans les caractéristiques de cette pierre brute et précieuse à la fois, une allusion à la symbolique de base de la Franc-Maçonnerie, à laquelle une tradition historique veut que Tiradentes fût affilié1 : Tout s’oublie, le temps passe… Mais cette chrysolithe, toujours, paraît un diamant sans défaut. Tudo se esquece, o tempo passa… Mas essa crisólita, sempre, parece diamante sem jaça. Ce n’était qu’une pierre obscure, et elle n’a pas été lapidée. Quand on parle d’elle, l'ombre comme les nuées se dissipe. Et elle illumine le visage de l’homme qui l’avait en main. E era uma simples pedra fosca, e ficou sem lapidação. Quando se fala nela, a sombra desfaz-se como cerração. E sua luz bate no rosto do homem que a levava na mão. Lumineuse par essence, mais aussi intégrant l’ombre - telle le Yin/Yang du Tao oriental - cette pierre est dotée de pouvoirs mystérieux. Par elle Tiradentes réintègre la plénitude de l’Un, en un point d’orgue où s’inscrit l’énergie de la lumière concentrée sur un visage définitivement installé en apothéose dans la mémoire des hommes. Et ce ne peut être un hasard si ce Romance d'une Pierre Chrysolithe porte le numéro LXIV, carré de huit et nombre symbolique de cet 1 Dans le Romanceiro Cecília fait quelques allusions discrètes à la Maçonnerie - par exemple dans le Romance XXIV, où le sujet poétique s’interroge sur l’origine du Triangle inscrit sur la bannière de l’Inconfidence : s’agirait-il de « choses de la Maçonnerie, du Paganisme ou de l’Église ? » ; ou encore en qualifiant le Père Rolim de « Padre de maçonaria » dans le Romance XLV qui lui est dédié. Elle s’y réfère également dans sa conférence du 20 avril 1955 lorsqu’elle parle de « luttes sanglantes pour la transformation du monde, en grande partie structurée par des institutions secrètes aux archives inviolables ». L’affiliation de Tiradentes est avancée à plusieurs reprises par Joaquim Felício dos Santos notamment dans le chapitre XXIII des Memórias do Distrito Diamantino (Rio, Typografia Americana, 1868) où il affirme, sans preuve, que dès le milieu du XVIIIe siècle le « grand orient maçonnique » était implanté dans l’État de Bahia et que Tiradentes, muté de cet État vers Minas en était venu porteur d’instructions secrètes destinées aux « patriotes » de sa nouvelle résidence. Joaquim Felício ajoutait que le premier initié avait été le Père Rolim, à Tijuco. 88 89 25/11/2014 accomplissement terrestre1 que le gitan avait lu dans l’aura du lieutenant franchissant les portes de Rio où allait se sceller son destin. Cecília a donc puisé largement dans les documents historiques dont elle disposait, et de telle sorte que l’image de Tiradentes construise un stéréotype héroïque auquel certains traits habilement réinterprétés, viennent conférer un minimum d’humanité. Ce mythe, nous l’avons vu se mettre en place dans le premier Cenário avec le geste emblématique des adieux, et s’élaborer dès les deux premiers romances consacrés au héros, autour d’un pôle négatif de prédestination au malheur et d’un pôle positif d’exaltation, de telle sorte que le personnage se détache à la fois comme un solitaire parmi les hommes et comme le capteur-diffuseur d’une énergie supérieure prônant dans son excursion sur terre entre Minas et Rio de Janeiro, un idéal de liberté et de fraternité. Cette sublimation de données historiques vérifiables, trouve son originalité dans sa présentation sous la forme fragmentaire de poèmes à priori indépendants mais reliés entre eux par des thèmes récurrents, et surtout dans son intégration à une nouvelle perspective tragique, dans laquelle notamment, le héros n’est pas châtié d’une hybris préjudiciable à l’ordonnancement du Cosmos dont la responsabilité relèverait uniquement des Dieux. Chaque poème constituant une unité en soi, le mythe se construit à l’intérieur de « cycles » comparables à un miroir brisé qui refléterait par fragments une image unique dont la cohérence peut être recomposée en fonction d’indices qu’il appartient au lecteur d’identifier. Cette participation active du lecteur est également sollicitée de l’intérieur des poèmes eux-mêmes, du fait de la technique des « voix entrecroisées » souvent porteuses d’interrogations qui sont autant d’invitations à la réflexion approfondie. Enfin, souvent placé dans la situation de destinataire d’un discours particulier, le lecteur est aussi amené à définir hors-texte sa propre position face à ce que rapportent les autres voix. À ces sollicitations superficielles, s’ajoutent les répercussions plus profondes qu’entraînent les analogies entre le destin du héros et la Passion du Christ, sous-tendues par des références aux grands mystères du christianisme - Incarnation, Rédemption, Eucharistie. Ce substrat judéo-chrétien coexiste avec une symbolique moins évidente, faisant fond sur un irrationnel plus archaïque et renvoyant essentiellement à la victime expiatoire par qui les sociétés antiques réglaient leurs contentieux. Toutefois ce bouc émissaire brésilien n'éveille pas la haine de ses contemporains 1 Cf. :« Le carré de huit est évidemment l'expression d'une totalité réalisée, parfaite. Il est complétude, plénitude, béatitude, mais aussi le champ clos d'un combat : ce qu'exprime l'échiquier aux soixante-quatre cases. Transporté de l'espace dans le temps, c'est le même symbole qui se déroule. » (Chevalier-Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Robert Laffont, 1982). 89 90 25/11/2014 comme c’est le cas dans le schéma mis en évidence par René Girard1 : il ne se heurte qu’à leur indifférence et au pire à leurs railleries. De la sorte, c’était au seul pouvoir colonial que revenait la responsabilité terrestre de son lynchage légal. Et en répercutant la confidence des fantômes du passé, la voix du poète ne réactualisait pas uniquement le « message éternel des oracles et des sibylles ». Elle évoquait aussi, en filigrane, une autre quête qui surgissait dans l’ultime mystère de la Chrysolithe : autour de Tiradentes le fil d’Ariane du labyrinthe initial était tissé depuis la Croix du Christ parfaitement visible jusqu’au secret de la Pierre Philosophale d’Hermès Trismégiste. Dans quelle mesure le destin des autres figures du Romanceiro serait-il aussi porteur de semblables mystères ? Bronze représentant Tiradentes Œuvre de Francisco Andrade à l’entrée du siège de l'Assemblée Législative de l’État de Rio-de-Janeiro http://www.turistaaprendiz.org.br/detalhe.php?idDado= 108 Effigie de Tiradentes sur un billet de banque émis en 1942 In Marcos FABER, História do dinheiro no Brasil www.historialivre.com Dans les premiers temps de la dictature militaire instaurée au Brésil en avril 1964, la loi n° 4 897 du 9 décembre 1965 proclamant le « martyr » Tiradentes « patron civique » de la nation stipulait la présence obligatoire de son effigie dans les locaux officiels ; le décret 58 168 du 11 avril 1966 fixait les normes de cette effigie sur le modèle de la sculpture de Francisco Andrade érigée à Rio en 1925, devant le Palais Tiradentes, siège de l'Assemblée législative de la Fédération - c'est-à-dire sous l'apparence d'un condamné dont le visage barbu rappelle l'iconographie traditionnelle du Christ au Golgotha. Le décret sur la représentation de Tiradentes a été abrogé en 1976, au nom de la liberté d’inspiration des artistes. Cf. Décret 78101 de 20/07/1976 in: http://legis.senado.gov.br/legislacao/ 1 René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset & Fasquelle, 1978. 90 91 25/11/2014 Praça Tiradentes à Belo Horizonte Bronze de Antonio Van der Weill (1963) Photo réalisée par Maria José VIEIRA, professeur à l’Alliance Française de Belo Horizonte. Tiradentes en tenue de lieutenant de la 6e Compagnie du Régiment des Dragons Peinture réalisée em 1940 par José Walhst Rodrigues Museu Histórico Nacional 91 92 25/11/2014 Tiradentes lieutenant des Dragons de Minas Bronze de José Synfronini, inauguré en 1993 Praça Dr. José Mendes Jr. à Belo Horizonte (face au Commandement de la PM de Minas) Photo figurant sur la thèse de Eduardo H. Cruvinel, soutenue en 2012, à l’École d’Architecture de l’UFMG sous le titre de : Monumentos, Memória e Cidade : Estudo de caso em Belo Horizonte http://www.bibliotecadigital.ufmg.br/dspace/handle/1843/MMMD95YS3X 92 93 25/11/2014 C – LE GRAND JEU Le 20 Avril 1955, à Ouro Preto, lors de sa conférence sur le Romanceiro da Inconfidência, Cecília partait d’une allégorie : un Génie ayant en charge le destin de Vila Rica manipulait au gré d’une inspiration supérieure les dés blancs des forces positives et les dés noirs des forces négatives. Dans ce grand jeu, Tiradentes et les autres protagonistes de la conjuration ne trouvaient leur place qu’en tant qu’objets dont les affrontements manifestaient la transcendance qui les régentait : le Brésil se trouvait ainsi projeté en exemple porteur du message que les dieux entendaient transmettre pour l’édification de l’humanité tout entière. Une allégorie du même ordre sert de base au poème qu’elle choisissait d’inclure sous le titre de Romance XLVIII ou do Jogo de Cartas, en plein centre du recueil avant que le sacrifice du héros principal n’ait été entièrement consommé. C’est en nous fondant sur cette invitation à interpréter les enchaînements de l’Histoire, que nous entendons maintenant poursuivre notre analyse d’une fatalité impliquant dans ce Jeu de Cartes la totalité des contemporains du Lieutenant, quel que soit le niveau auquel ils seraient intervenus et les fonctions que le système social était censé leur réserver. I – CARTES SUR TABLE 1 - La nouvelle donne Les poèmes antérieurs ayant évoqué les premières arrestations, le Romance XLVIII donne la parole à la voix d’un narrateur omniscient qui annonce pour ainsi dire la couleur : De grands jeux sont mis en place de la terre au firmament : de longues parties assombries, durant des mois et des jours, indépendamment du temps… Grandes jogos são jogados entre a terra e o firmamento : longas partidas sombrias, por anos meses e dias, independentes do tempo… Au niveau du Cosmos, hors des limites spatiaux-temporelles de la terre, cette voix anonyme s’exprimant au présent de l’indicatif, se pose en interprète d’une vérité universelle selon laquelle les êtres humains ne seraient que les figures de ces grands jeux : Des soldats et des marins, des paysans et des nobles, des ministres, des gens d’église il n’y a plus personne au dehors de ces vastes jeux de cartes. Soldados e marinheiros, camponeses e fidalgos, ministros, gente da Igreja, não há mais ninguém que esteja fora dos vastos baralhos. 93 94 25/11/2014 La métaphore est filée tout au long de sept quintils d’heptasyllabes ayant chacun ses rimes propres selon le schéma ABCCB : un premier vers blanc suivi de quatre vers se répondant deux à deux avec en B une simple assonance vocalique, et en C une combinaison voyelles-consonnes, sauf pour la première strophe où B et C ne présentent que des assonances. Il s’agit donc d’une versification très sophistiquée en contraste avec la simplicité de la syntaxe et du lexique. En fait, cette curiosité formelle cadre parfaitement avec le contenu idéologique du poème. Sous l’allégorie du jeu de cartes qui marie le hasard et la combinatoire des nombres, les principes fondamentaux de l’Hermétisme se font jour : sept fois de suite l’Unité du premier vers se dédouble dans la Dualité du Pair et de l’Impair - le deuxième vers rimant avec le cinquième, et le troisième avec le quatrième, en une conjugaison reconstruisant systématiquement le nombre sept. Référence occulte à la Table d’Émeraude qui précise que « toutes choses ont été et sont venues d’un par la médiation d’un », la métaphore renvoie à la loi d’Hermès prônant la complémentarité des forces de dissolution et de concentration – Solve et Coagula. Le conflit ainsi mis en forme répartit l’humanité en fonction des quatre unités du jeu de cartes : Voici des cœurs ensanglantés, voici des piques ténébreuses ; deniers et épées s’affrontent, les couronnes brisées tombent, et coupables et justes meurent. Lá vêm corações em sangue, lá vêm tenebrosos chuços; defrontam-se ouros e espadas, saltam coroas quebradas, morrem culpados e justos. Cœurs et Piques modernes ajoutés aux Deniers et Épées du Tarot ancien renvoient à la symbolique des quatre éléments opérant dans l’indicible conjonction des ténèbres et de la lumière dont parlait Cecilia dans la Fala Inicial du Romanceiro. Dès lors le destin particulier des protagonistes de la conjuration s’intègre à une vision universaliste qui fait des individus les adjuvants actifs et/ou passifs d’un ordre qui les dépasse : Nul ne voit qui bat les cartes De cette obscure bataille d’énigmes, chutes, alarmes. (…) De grands jeux sont mis en place. Et les silencieux partenaires, ne savent pas, à chaque pli, que le jeu est hors d’atteinte sous l’emprise d’autres doigts. Não se avista quem baralha esta confusa batalha de enigmas, quedas e assombros. (...) Grandes jogos são jogados. E os silenciosos parceiros não sabem, a cada lance, que o jogo fora de alcance, pertence a dedos alheios. Pourtant les cartes sont sur des tables situées au plus haut niveau social, redistribuées encore sous les couleurs du Tarot, et des deux côtés de l’Océan : Tables de Quéluz couvertes de deniers, bâtons, épées, coupes… (Minas, le sang, la souffrance…) Mesas de Queluz cobertas de ouros, paus, espadas, copas… (Minas, sangue, sofrimento...) 94 95 25/11/2014 Sur les cartes le vent souffle et le jeu poursuit d’autres voies. No baralho bate o vento e o jogo segue outras voltas. Sur les côtes du Portugal, à Sintra dans le palais de Quéluz, la toute récente résidence officielle de la famille royale, se joue le drame des montagnes brésiliennes de Minas où le vent qui balaie les cartes emportera aussi la Reine Maria Ière. Et ce grand jeu avait d’ailleurs connu une nouvelle donne, lorsqu’aux chimères de l’Arcadie s’étaient mêlés à Vila Rica les premiers rêves de Liberté. Avec le Romance XX ou do País da Arcádia le rideau se lève sur un décor baroque transplantant sur les terres de Minas une Arcadie en cours de dissolution : cinquante pentasyllabes répartis en six sizains suivis de deux strophes de sept vers, et présentant tout du long un jeu d’assonance unique - vers impairs en a-a, vers pairs en e-e - évoquent en premier lieu les fioritures dessinées dans les airs par un fragile éventail soumis à des forces supérieures à la volonté humaine : Le pays d’Arcadie gît dans un éventail : il existe ou prend fin selon que décide la Dame qui l’ouvre, le Sort qui le ferme. O país da Arcádia jaz dentro de um leque : existe ou se acaba conforme o decrete a Dona que o entreabra, a Sorte que o feche. Une allégorie éthérée y reprend les poncifs des idylles que la pastorale a ressassées sous l’égide de Cupidon décochant ses flèches dans un univers de guirlandes, on ne peut plus éloigné de la réalité géographique ambiante : La lumière est sans date. Des noms apparaissent en rubans qui voltigent : Marília, Glauceste, Dirceu, Nise, Anarda... La forêt frémit : Dans les ruisseaux boivent De blanches brebis. Musettes et flûtes lancent des soupirs. A luz é sem data. Nomes aparecem nas fitas que esvoaçam: Marília, Glauceste, Dirceu, Nise, Anarda... O bosque estremece: nos arroios, claras ovelhinhas bebem. Sanfonas e frautas suspiros repetem. Inscrits comme sur des frises brandies par les anges dans les peintures des églises baroques de Minas, des identités illusoires font revivre hors du temps les poètes Gonzaga et Claudio Manuel chantant sous des noms mythiques leurs aimées réelles et imaginaires. Et le locus amoenus d’amour et d’eau claire s’estompe sous les nuées présageant le désastre : Le pays d’Arcadie d’un coup, s’obscurcit, en nuée de larmes. Plus de pastorale, plus de joie dorée : en nuages bas, l’orage s’accroît. O país da Arcádia súbito, escurece, em nuvem de lágrimas. Acabou-se a alegre pastoral dourada: pelas nuvens baixas, a tormenta cresce. 95 96 25/11/2014 (Le temps est indélébile, mais il n’y a plus rien. En cendre s’endort la fête de nacre, l’impulsion céleste, du pays d’Arcadie, dans l’éventail cassé…) (O tempo é indelével, mas não há mais nada. Em cinza adormece a festa de nácar, o assomo celeste do país da Arcádia, no partido leque...) Ainsi, en italique, entre parenthèses et au centre de la page, une nouvelle voix constate la sanction du destin renvoyant à l’infini d’un temps qui n’est plus celui des hommes, la mémoire de l’éventail translucide désormais réduit en morceaux. À la miniature de ce drame suranné, succède un tableau construit sur la base d’une énumération chaotique qui, sous le titre de Romance XXI ou Das Idéias, suggère l’agitation d’un univers qui n’a plus grand chose en commun avec les préciosités galantes de la pastorale. Cette fois, c’est le romance traditionnel qui fournit le cadre formel : cent-vingt heptasyllabes présentant une assonance unique en e-a dans la totalité des vers pairs sont répartis en six strophes inégales qu’une originalité vient couronner avec le leitmotiv donnant son titre au poème. Condensé en trois mots d’un vers de trois syllabes - E as idéias – ce leitmotiv met en exergue le ferment censé agir en profondeur dans un système socio-culturel ébranlé par des idées subversives qui deviennent explicites au fur et à mesure que le tableau se développe. Dès les premiers vers d’ailleurs, le cadre géographique s’élargit, tant sur le plan horizontal que vertical : La vaste étendue des terres. La haute muraille des monts. Les gisements gorgés d’or. Les diamants entre les pierres. A vastidão destes campos. A alta muralha das serras. As lavras inchadas de ouro. Os diamantes entre as pedras. À cet élargissement spatial répond un élargissement historique qui résume le peuplement résultant de la richesse du sous-sol, et où sont même repris mot pour mot des expressions déjà utilisées dans les premiers romances du recueil. Une société hiérarchisée et organisée autour des rituels du catholicisme romain y apparaît en dépit du désordre verbal qui en suggère d’abord l’effervescence extérieure : Des autels couverts de cierges. Carrousels, et luminaires. Cloches. Processions. Promesses. Anges et saints mis au monde en mains de lèpre et gangrène. Fines musiques brodant les parures des chapelles. Altares cheios de velas. Cavalhadas, luminárias. Sinos. Procissões. Promessas. Anjos e santos nascendo em mãos de gangrena e lepra. Finas músicas broslando as alfaias das capelas. Nous y reconnaissons au passage la référence aux créations baroques élaborées par les mains difformes du sculpteur Antonio Francisco Lisboa, alias Aleijadinho, l’Estropié. Enfin, c’est 96 97 25/11/2014 avec sa rupture rythmique que le leitmotiv conclut cette première strophe par la référence à une nouvelle dynamique unitaire : Cours empierrées. Escaliers. Officines. Ponts. Discussions. Des gens qui viennent et qui passent. Et les idées. Pátios de seixos. Escadas. Boticas. Pontes . Conversas. Gente que chega e que passa. E as idéias. Nul n’est besoin d’être grand clerc pour identifier l’allusion aux idées importées d’Europe et d’Amérique du nord et circulant dans ces lieux sous le manteau. Selon la même structure, le regard du même narrateur omniscient pénètre ensuite à l’intérieur des résidences d’une aristocratie où les préjugés raciaux n’empêchent pas les mélanges de sang, et qui est agitée par de sourdes luttes d’influence. Ce regard remonte jusqu’au sommet d’une hiérarchie où se joue la comédie du pouvoir : Don José, Dona Maria. Grands feux. Mascarades. Fêtes. Naissances et baptêmes. Des mots que l’on interprète dans les discours, les santés… Visites. Sermons funèbres. Les étudiants qui s’en vont. Et les docteurs qui reviennent. (Toujours les grandes lumières sont entourés d’ombres perverses. De sinistres corbeaux épient par les fenêtres dorées.) D. José, D. Maria. Fogos. Mascaradas. Festas. Nascimentos. Batizados. Palavras que se interpretam nos discursos, nas saúdes... Visitas. Sermões de exéquias. Os estudantes que partem. Os doutores que regressam. (Em redor das grandes luzes, há sempre sombras perversas. Sinistros corvos espreitam pelas douradas janelas.) Sur ces « grandes lumières » symboliques dont seraient porteurs à leur retour d’Europe les héritiers de cette aristocratie, le sujet poétique reprend le lieu commun de la lutte contre les tenants des « ténèbres » tapis dans l’ombre. De plus, l’environnement naturel de cette classe dominante, comporte aussi bien des obstacles : en témoignent dans la quatrième strophe les langueurs et autres maladies auxquelles les familles sont confrontées, pêle-mêle avec les allusions à la culture africaine dont le système esclavagiste a favorisé l’implantation. Quant à l’évolution des opinions politiques, elle se précise dans la cinquième strophe avec la formulation claire et nette d’une aspiration à l’indépendance visà-vis du Portugal : Ah qu’il est loin d’ici le trône ! Si nous l’avions au Brésil ! Ah si Don José II pouvait ceindre la couronne ! Quelques hommes en Amérique, sur quelques plages désertes, ont bien libéré leur peuple de la puissante Angleterre ! Tão longe o trono se encontra ! Quem no Brasil o tivera! Ah se D. José II põe a coroa na testa ! Uns poucos de americanos, por umas praias desertas, já libertaram seu povo da prepotente Inglaterra! 97 98 25/11/2014 Dans ce contexte historique, le nom du prince héritier de la couronne portugaise, déjà référencé sous le titre qu’il porterait en cas de succession, en fait l’égal des Washington, Jefferson, Franklin, cités dans la séquence immédiate. Il annonce en fait la déploration qui fera l’objet du Romance XIII centré sur les cérémonies de ses obsèques. Concluant le poème, la sixième strophe revient sur les idylles de l’Arcadie, images d’un printemps idéalisé qui s’estompe dans la confrontation avec une réalité terre-à-terre : Douces inventions d’Arcadie ! Au printemps si délicat : pâtres, lyres et sonnets, sous les menaces austères de plus d’impôts et de taxes qu’on retarde ou qu’on récuse. Épousailles impossibles. Calomnies. Satires. Avec ce penchant de médiocrité qui dans l’ombre s’exaspère. Et les vers aux ailes d’or Qui apportent et emportent l’amour… Anarda, Nise, Marilia… Les vérités et les chimères. Doces invenções da Arcádia ! Delicada primavera: pastoras, sonetos, liras, entre as ameaças austeras de mais impostos e taxas que uns protelam e outros negam. Casamentos impossíveis. Calúnias. Sátiras. Essa paixão da mediocridade que na sombra se exaspera. E os versos de asas douradas que amor trazem e amor levam... Anarda, Nise, Marília... As verdades e as quimeras. La poésie de l’Arcadie se heurte aux lois qui renvoient à leur univers de chimères les amours des dames aux noms mythiques qui ornaient déjà le tout premier Cenário du recueil. Et de nouvelles utopies sociales et politiques se profilent dans un horizon où deux pôles antagonistes sont désormais à l’œuvre : D’autres lois, d’autres personnes. Un nouveau monde commence. Race nouvelle. Autre destin. Un projet d’ères meilleures. Et les ennemis attentifs, dont les yeux sinistres veillent. Les calomnies. Les délations. Et les idées. Outras leis, outras pessoas. Novo mundo que começa. Nova raça. Outro destino. Plano de melhores eras. E os inimigos atentos, que de olhos sinistros, velam. E os aleives. E as denúncias. E as idéias. L’évolution de ce conflit latent entre l’esprit – les idées – et la matière fait l’objet des romances qui suivent et mettent en scène les rêves des poètes, docteurs colonels chanoines et autres figures éminentes du clergé, emportés dans la tourmente qui en finirait avec l’Arcadie. Le premier d’entre eux, le Romance XXIII ou das Exéquias do Príncipe (un romance authentique où soixante-dix heptasyllabes sont répartis en sept dizains présentant une assonance unique en o-o dans tous les vers pairs) emprunte son titre à une cérémonie funèbre organisée à Vila Rica à la mi-mars 1789. Il s’agissait de rendre hommage dans la capitale de Minas au fils aîné de la Reine Maria, le Prince José, décédé à Lisbonne le 11 septembre 1788. Ces précisions sont fournies 98 99 25/11/2014 par Joaquim Norberto de Souza Silva dans son ouvrage sur la conjuration que Cecília utilisait à nouveau comme nous le verrons à certains autres détails. Une voix anonyme ouvre le poème sur un distique repris en leitmotiv au début de la cinquième strophe, et dont le premier vers, souligné par une exclamation, se retrouve aussi au début des troisième et septième strophes : Toutes les cloches sonnent le glas, pour le Prince qui est mort. Já plangem todos os sinos, pelo Príncipe que é morto. Le ton élégiaque ainsi donné, se répercute tout du long, enrichi de remarques censées exprimer les controverses qui agitent l’opinion publique. Ainsi est évoquée l’atmosphère supposée régner à Vila Rica, à une époque datée par les deux derniers vers de la première strophe et confirmée dans le distique qui conclut le dernier dizain : Triste année pour l’espérance, que cette année 88 ! (…) (L’opportunité s’est perdue en cette année 88 !) Triste ano para a esperança, este ano de 88! (...) (Perdeu-se a oportunidade neste ano de 88!) Cette graphie en chiffres arabes insiste donc sur l’année 88, alors que JNSS précisait que le deuil avait été décrété au Brésil en 1789. En faisant ce choix, Cecília utilise de façon subtile la graphie du huit rappelant la lemniscate de l’infini mathématique. Ce signal ajouté à la combinatoire des nombres sept et dix propre à la versification du poème1, renvoie à une symbolique qui dépasse la seule déploration : le glas de toutes les églises martelant dans le ciel la fin d’une espérance, ne pouvait-il en même temps être entendu comme présageant l’avènement d’une autre dynamique ? Le premier dizain met en avant des interrogations sur les causes de la mort d’un Prince relativement jeune, prétendu victime d’un empoisonnement2. Et, en s’apitoyant sur le destin de l’héritier du trône du Portugal, la voix de cette strophe prend parti pour ceux qui pouvaient attendre de ce personnage une rupture avec la politique de la souveraine3. 1 Cf. CHEVALIER et GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, entrées Sept, Huit et Dix Cecília reprenait une information donnée par Caetano Beirão : le prince héritier serait mort de la variole, sa mère « ancrée dans ses préjugés » s’étant opposée à ce qu’il soit vacciné ; quant à la rumeur d’empoisonnement, elle se serait répandue à partir de ce qui pouvait filtrer hors du palais royal sur les conflits opposant le prince aux conseillers de sa mère - BEIRÃO, D. Maria Ieira (1777-1792) Subsídios para a Revisão da História do seu Reinado, Lisboa, Empresa Nacional de Publicidade, 1934, p. 360. 3 Sur la base du témoignage du voyageur anglais William Beckford, Beirão (p. 357-58) donne un portrait négatif de D. José : « doté d’une intelligence vive, mais déséquilibrée, avec une tendance à exagérer la pose, et bourrée de tous les préjugés qui commençaient à être à la mode à l’époque. Prince-philosophe, conforme au type très répandu hors de chez nous, mais unique dans le Portugal d’alors (…) Les partisans de Pombal et ceux qui se nourrissaient des doctrines en provenance de France devaient mettre leur espérance dans ce prince, leur leader. D. José aurait pu être le trait d’union entre la politique de Pombal et la démocratie. C’est ainsi qu’il nous apparaît comme instrument probable entre ceux qui avaient abandonné le pouvoir et ceux qui le prendraient d’assaut » . Royaliste et partisan du salazarisme, Beirão réglait ici ses propres comptes avec le « siècle des lumières ». 2 99 100 25/11/2014 En revanche, c’est un point de vue conservateur qui est exprimé dans la deuxième strophe, où les partisans brésiliens du Prince sont condamnés, non sans quelque équivoque : Triste année en ces lieux de Minas où se trouvaient bien des fous, pour espérer que le Prince gouvernerait à leur goût : maçons de France et Angleterre, libertins sans retenue, des hommes aux idées modernes, colonels, vicaires, docteurs, fins ministres et poètes faiseurs de vers et voleurs. Triste ano por estas Minas, onde existem vários loucos que do Príncipe esperavam governo mais a seu gosto: mações de França e Inglaterra, libertinos sem decoro, homens de idéias modernas, coronéis, vigários, doutos, finos ministros e poetas que fazem versos e roubos. Ces partisans qui ont en commun d’appartenir à la classe dominante, incarnent pourtant des forces centrifuges dénoncées dans les deux strophes suivantes où l’un d’entre eux est identifié par ses fonctions officielles au plus haut niveau du clergé local : (Dieu sait pourquoi tant de larmes, et tous ces habits de deuil ! Ce prêtre qui lit Voltaire et s’en vient prêcher au peuple ! Terres de Minas trompeuses remplies de rêves mauvais. Plus personne n’est vassal. Tous se croient leurs propres maîtres !) (Deus sabe por que se chora, por que há vestidos de nojo! O padre que lê Voltério e que vem pregar ao povo! Estas Minas enganosas andam cheias de maus sonhos. Já ninguém quer ser vasalo. Todos se sentem seus donos!) Des messages dans les airs. Des rencontres mystérieuses. Le Vicomte dans son palais, à faire la sourde oreille. Qui sait les plans que préparent les mauvaises gens d’ici ? Correm avisos nos ares. Há mistérios em cada encontro. O Visconde em seu palácio, a fazer ouvidos moucos. Quem sabe o que andam planeando, pelas Minas os mazombos1? La menace de subversion représentée par ce lecteur de Voltaire – le chanoine Luís Vieira da Silva en charge du sermon des funérailles selon JNSS (1873, p. 175) – frapperait donc avec le clergé l’un des piliers les plus sûrs de la couronne portugaise. Quant au Vicomte à la sourde oreille - Barbacena, le Gouverneur de Minas -, s’agirait-il d’un complice potentiel ? Ainsi, la voix narrative s’avère à la fois « progressiste » et « conservatrice », dans une contradiction apparente susceptible d’être dépassée si on la considère d’un point de vue global. En fait, l’espérance ébranlée en cette année funeste de 88, pouvait demeurer vivante sous l’agitation horizontale que les « rêves mauvais » entretenaient contre la verticalité centripète du système politico-social toujours en vigueur. Les plans occultes ne pourraient-ils pas préparer un nouvel ordre en voie de cristallisation autour d’une parole symbolique : 1 . Ce terme péjoratif désignait les brésiliens par opposition aux « reinois », les portugais venus du Portugal et résidant au Brésil à titre plus ou moins provisoire. 100 101 25/11/2014 Et ce mot de Liberté Qui vit dans toutes les bouches : ou proclamé à grands cris, ou dans un souffle timide. A palavra Liberdade vive na boca de todos: quem não a proclama aos gritos, murmura-a em tímido sopro. Dans ce contexte, la mort du Prince signifierait simplement la perte d’un médiateur capable d’agréger les énergies encore éparses, comme l’exprime la déploration du narrateur : - L’opportunité est perdue de lancer quelque désordre. Qui aurait pu gouverner ce temps nouveau est parti! Et son pouvoir avec lui dans un monde sans retour ! - Perdida a oportunidade para qualquer alvoroço. Lá se foi quem poderia governar o tempo novo! Lá se foi com seus poderes para mundo sem retorno! Ah terres de Vila Rica, Nous vivons des temps troublés ! Dans ces âmes en révolte travaillent sages et fous. Ai terras de Vila Rica, Os tempos andam revoltos! Neste levante de almas, trabalham sábios e tolos. Cette symbolique se situe au-delà du cas historique. L’explosion spirituelle que les temps prépareraient relève d’une dynamique tragique supérieure à la volonté des seuls individus, puisqu’elle se construirait par la collaboration des contraires – des sages et des fous ; mais ce retour au chaos, ne serait-il pas aussi retour à la source primordiale, où la société brésilienne pourrait se recharger en énergies essentielles ? Et dans ce cas, la conclusion pessimiste du poème relèverait d’une interprétation limitée du moment historique : Au glas de toutes les cloches ! Que le violet couvre les monts ! Femmes et enfants, silence, votre mal est sans secours ! Ces obsèques d’aujourd’hui, seront les vôtres sous peu. Le Prince est mort, maintenant, tout est folie et discorde… Já plangem todos os sinos! Cobri-vos montes de roxo! Calai, mulheres e crianças, que o vosso mal é sem socorro! Exéquias hoje rezadas serão vossas dentro em pouco. Morto o Príncipe, já tudo é loucura e desacordo... La disparition du Prince, incarnation du Principe, de l’archétype du Père, le renvoyait à l’infini d’où il émanait selon le concept de monarchie de droit divin - à cet infini que la numérologie attribue à la lemniscate dessinée par le chiffre 8. Les obsèques, c’est-à-dire selon l’étymologie, la cérémonie accompagnant jusqu’à sa fin ce corps absent, ne mèneraient pas à un port comme le sous-entend la référence à l’opportunité perdue, et pouvaient signifier la discorde - la fin d’une harmonie régie par le cœur du système politique étranger. L’heure était donc venue où pouvait opérer le Solve alchimique porté par d’autres âmes, et en particulier celle du Lieutenant dont l’énergie se manifesterait dans les événements que les romances à venir mettent en scène. Le violet qui couvrirait les montagnes de sa couleur propre à la liturgie funèbre du catholicisme romain peut 101 102 25/11/2014 tout aussi bien présager la Résurrection sur laquelle débouchent toutes les processions de Semaine Sainte. Même si le Romance XXIII se limite à la perspective négative de la désorientation, en ciblant l’échec d’une éventuelle récupération des forces centrifuges de Minas par un représentant de la monarchie portugaise, le message occulte d’Hermès Trismégiste suggère que de l’intérieur du Brésil – et non par la volonté d’un Prince venu d’ailleurs - la folie constructive pouvait désormais opérer. Dans le vent du jeu de cartes un nouvel étendard pouvait surgir. Avec le Romance XXIV ou Da Bandeira da Inconfidência la folie constructive est mise en scène et en paroles dans un foyer central où l’on retrouve le lieu commun de la lutte des ténèbres contre les lumières déjà présent dans le Romance des Idées. D’ailleurs, c’est selon un schéma formel identique (quatre-vingt seize heptasyllabes avec la même assonance unique en e-a dans les vers pairs) que la même voix anonyme d’un narrateur omniscient pénètre dans un espace clos pour informer le lecteur de ce qui s’y passe. Elle synthétise ainsi en une composition unique les quelques réunions secrètes – les « conventicules » pour reprendre l’expression française équivalente à celle qu’utilisent les historiens brésiliens – qui s’étaient déroulées en plusieurs endroits de Minas, et notamment à Vila Rica dans les résidences de Francisco de Paula de Andrada, de Claudio Manuel da Costa, et de Gonzaga entre Noël 1788 et la Semaine Sainte suivante1. Dès le premier distique, un leitmotiv est mis en place, caractérisant des résidences privées d’où émane la lumière en permanence : À travers de grosses portes on sent briller des lumières. (…) par les fentes des fenêtres, et les lézardes des tentures l’envie et la médisance lancent leurs flèches aiguës. Des conjectures en l’air oscillent de stupéfaction, telles des araignées velues dans la gomme dense des toiles, rapides et vénéneuses, astucieuses et sournoises. Através de grossas portas sentem-se luzes acessas. (...) Pelas gretas das janelas, pelas frestas das esteiras, agudas setas atiram a inveja e a maledicência. Palavras conjeturadas oscilam no ar de surpresas, como peludas aranhas na gosma das teias densas, rápidas e envenenadas, engenhosas, sorrateiras. Elles apparaissent ainsi plus ou moins protégées contre les ténèbres de l’extérieur où un voisinage hostile épie et commente ce à quoi elle n’a pas accès ; quant aux métaphores forgées par la voix narrative elles dénoncent sans appel cette curiosité maléfique. Scandant l’approche du sujet poétique qui, lui, pénètre dans l’enceinte fermée, le leitmotiv se retrouve avec une variante plus concrète au début des deuxième, troisième et quatrième strophes : 1 JNSS, 1873, Cap. VI ; et LJDS, 1927, p.377-384; ce dernier discute les assertions de JNSS relatives à ces conciliabules, notamment en ce qui concerne la présence de Gonzaga. 102 103 25/11/2014 Derrière des portes closes, des chandelles allumées… Atrás de portas fechadas, à luz de velas acesas... Dans ce centre lumineux, le regard distingue d’abord des vêtements et des mains qui permettent de discriminer les catégories et les origines sociales des personnages présents. De plus, dans la diversité des arguments qui animent une conversation confuse, la pluralité converge vers un centre d’intérêts communs que la troisième strophe éclaire : Si le nouvel impôt tombe c’est la révolte à coup sûr. Se a derrama for lançada, há levante com certeza. Il s’agit donc d’un problème politique majeur dont les conséquences ne font pas de doute : et les questions qui en découlent visent à assumer la direction de cette révolte inéluctable, par des actes et sous l’égide de symboles susceptibles de fédérer les énergies. Toutes les suggestions demeurent anonymes et sous la forme d’interrogations multiples qui convergent finalement vers le choix apparemment essentiel d’un étendard et de sa devise. À mesure que les références se précisent, le lecteur informé des données retenues par les historiens pourrait mettre des noms derrière les propositions qui surgissent dans une mise en scène minimaliste. La quatrième strophe présente ainsi autour d’une table deux personnages centraux déterminant le choix de la sentence à inscrire sur cet étendard : Et le Vicaire au Poète : « écris-moi donc ce que dit ce petit vers de Virgile… » et il lui tend plume et papier. Et le Poète au Vicaire Dramatiquement prudent : « Coupez-moi les doigts avant qu’ils n’écrivent un tel vers… » LIBERTÉ MÊME TARDIVE, autour de la table on entend. E diz o Vigário ao Poeta: “escreva-me aquela letra do versinho de Vergílio...” e dá-lhe o papel e a pena. E diz o Poeta ao Vigário, com dramática prudência: “Tenha meus dedos cortados, antes que tal verso escrevam...” LIBERDADE AINDA QUE TARDE, ouve-se em redor da mesa. Aucun n’étant nommément identifié, ce n’est donc pas en tant que personnages de chair et d’os – le Père Carlos Correia Toledo et l’écrivain Alvarenga – mais en qualité de porte-voix d’entités supérieures qu’ils s’expriment : le Vicaire au nom du Divin comme le signifie l’étymologie du titre qu’il porte, et le Poète comme éventuel interprète du Verbe dans la lignée de Virgile dont il pérenniserait l’inspiration bucolique sur les terres de Minas. 103 104 25/11/2014 Le refus du Poète de mettre par écrit la parole qui lui est demandée correspond à une situation attestée par les textes officiels du procès et renvoie à une entrevue entre ces deux personnages qui se serait déroulée, non pas à Vila Rica, mais à São José (l’actuelle agglomération de Tiradentes) dans la résidence du Père Toledo, alors que l’impôt avait été suspendu par le Gouverneur et que la plupart des conjurés avaient déjà perdu tout espoir (JNSS, 1873, p. 184). Quant à la déclaration du Poète, reprise quasi mot pour mot des paroles qu’aurait prononcées Alvarenga chez Toledo, elle relève de son propre découragement plus que de la « prudence dramatique » que le narrateur du romance lui attribue. Ainsi dans le contexte poétique, aucun individu n’aura formulé la devise qui aurait circulé en langue portugaise autour de la table, comme émanation de l’esprit présidant à la dynamique du groupe – en d’autres termes comme émanation de l’égrégore des conjurés. Et la graphie en majuscules souligne cette apothéose qu’une image grandiose illustre aussitôt : Et voici l’étendard vivant dressé dans la nuit obscure. Et ses tristes inventeurs condamnés – ils ont osé parler de la Liberté (dont nul ne sait ce qu’elle peut être). E a bandeira já está viva, e sobe na noite imensa. E os seus tristes inventores já são réus – pois se atreveram a falar em Liberdade (que ninguém sabe o que seja). L’étendard hissé dans l’imaginaire, n’en condamne pas moins ses inventeurs puisque dans les ténèbres extérieures qui reviennent au premier plan de la dernière strophe s’accumulent les interrogations sur le secret des portes closes. Et cela même si, en contre-point, des exclamations enthousiastes exaltent des références historiques que le lecteur pourra mettre en relation avec les luttes pour l’Indépendance des États-Unis d’Amérique du Nord : 104 105 25/11/2014 (Les antiquités de Nîmes dans le ciel de Vila Rica ! Le cheval de La Fayette sautant de vastes frontières ! Ó victoires, fêtes et fleurs des luttes de l’Indépendance ! La Liberté – voilà ce mot dont le rêve humain se nourrit : nul ne saurait l’expliquer et tout le monde comprend !) (Antiguidades de Nîmes em Vila Rica suspensas ! Cavalo de La Fayette saltando vastas fronteiras! Ó vitórias, festas, flores das lutas da Independência! Liberdade – essa palavra que o sonho humano alimenta: que não há ninguém que explique, e ninguém que não entenda!) Imprimées entre parenthèses, et supposant donc une autre voix que celles qui dénoncent des accointances possibles avec des puissances étrangères, ces références renvoient à un décor de rêve – les vestiges de la Rome antique transplantées à Vila Rica, par l’intermédiaire de la ville française de Nîmes où, en 1787 José Joaquim da Maia, étudiant brésilien à la Faculté de Médecine de Montpellier, avait eu une entrevue avec Thomas Jefferson, alors Ambassadeur des États-Unis en France1 ; quant à l’image de La Fayette bondissant sur sa monture au-delà d’impossibles frontières, elle illustre les espoirs entretenus par ces jeunes partisans de l’indépendance du Brésil dans une aide éventuelle de la France. Toutefois, le dernier mot reste pour les spéculations négatives sur une conclusion jouant sur la polysémie du substantif sentence à la fois devise et condamnation : Et le voisinage en éveil : murmure, imagine, invente. Il n’y a rien sur l’étendard mais la sentence est écrite. E a vizinhança não dorme: murmura, imagina, inventa. Não fica bandeira escrita, mas fica escrita a sentença. Également renforcée par l’expression fataliste qui insiste sur l’écriture de l’aphorisme virgilien et suggère que le destin aurait d’avance sanctionné ses inventeurs, cette conclusion contredit l’espérance de Liberté lyriquement exaltée auparavant. À peine imaginé dans le projet d’inscrire une formule symbolique sur un étendard non concrétisé, le rêve collectif est voué à la tourmente qui commence par emporter quelques figures majeures et leurs comparses. 1 Chacon Vamireh, « Étudiants brésiliens à Montpellier et Révolution française », in: Annales historiques de la Révolution française. N° 282, 1990. pp. 485-492. Cf. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahrf_0003-4436_1990_num_282_1_1400# José Joaquim da Maia décédait de tuberculose à Coimbra, en février 1888, non sans avoir transmis des informations à ses collègues José Alvares Maciel et Vidal Barbosa, eux aussi étudiants à Coimbra et qui retourneraient au Brésil à temps pour participer à l’Inconfidence. La rencontre de Maia avec Jefferson est analysée en détail par LJDS, 1927, p. 93-109. 105 106 25/11/2014 2 - Premières coupes L’évocation de cette tourmente est encadrée par deux avertissements. Le premier rapporté par le Romance XXV ou do Aviso Anônimo, surgit à la périphérie, à São João del-Rei sous forme d’une lettre dont le narrateur ne connaît pas le rédacteur. Dans un cadre qui rappelle la poésie de l’Arcadie - dix couplets de cinq heptasyllabes dont seuls les deuxièmes et cinquièmes vers présentent une assonance particulière à chaque strophe – son contenu vise globalement les puissants du lieu. Seuls les lecteurs initiés pourront y reconnaître un écho des textes officiels du procès1 et éventuellement une allusion à Alvarenga, propriétaire de mines dans la région, dont les quatre enfants innocents seraient menacés d’être privés de leur père comme le prédit l’ultime quatrain : Mais les enfants sont tout sourire sur les balcons – presque orphelins – Les yeux tournés vers les nuages, comme les beaux anges d’or des églises de São João. Mas os meninos risonhos pelas varandas estão – quase órfãos – mirando as nuvens, como os belos anjos de ouro das igrejas de São João. Ainsi donc, c’est sur une image baroque empruntée aux églises de Minas que se conclut cette première alerte. Le second avertissement s’inscrit dans la séquence du premier cycle de romances consacrés à Tiradentes et prenant fin sur son arrestation à Rio. Donné cette fois à Vila Rica, en plein cœur de la conjuration, sa versification rappelle aussi les fioritures de la pastorale : sous le titre de Romance XXXVIII ou do Embuçado, neuf quatrains composés chacun d’un tercet d’heptasyllabes couronné par un vers de quatre pieds, présentent tout du long la seule rime en -ado dans les vers pairs, et de telle sorte que toutes les strophes impaires se terminent en leitmotiv par la référence à l’individu masqué qui donne son titre au poème. Accumulant les questions rapides et pour l’essentiel sans réponse, cette structure scande une angoisse généralisée d’autant plus pernicieuse qu’elle n’identifie aucun de ceux qui en seraient affligés, et en particulier le principal destinataire du message, Claudio Manuel da Costa. La source historique la plus ancienne de ce romance remonte à JNSS (1873, p. 248-253) qui donne une version très détaillée de l’irruption au début de la nuit du 17 au 18 mai 1789 dans les rues de Vila Rica d’un mystérieux personnage dont le narrateur de Cecilia reprend mot pour mot l’apparence extérieure : 1 Cf. L. H. Scaraglia Manna, Pelas Trilhas do Romanceiro da Inconfidência, p. 69; l’auteur cite un témoignage rapporté dans les Autos de Devassa da Inconfidência Mineira (Vol. III, p. 357) et confirmant qu’une lettre serait parvenue à São João del Rei, annonçant que dans les huit jours des nouveautés et des larmes allaient s’abattre sur la ville. JNSS, pour sa part, fait référence au témoignage d’un certain Antonio José Fernandes da Silva rapportant qu’il était de notoriété publique qu’un résidant de Vila Rica avait reçu une lettre de Gonzaga annonçant dans les mêmes termes les calamités à venir (JNSS, 1873, p. 176). 106 107 25/11/2014 Homme ou femme ? Quelqu’un savait ? Son chapeau était rabattu. Tout recouvert d’une cape. C’était le Masque. Homem ou mulher ? Quem soube? Tinha o chapéu desabado. A capa embrulhava-o todo. Era o Embuçado. Et ce personnage avait frappé à la porte de quelques-uns des conjurés en leur recommandant de détruire les papiers compromettants et de fuir s’ils ne voulaient pas être arrêtés, un message que, selon la sixième strophe du poème, l’inconnu aurait réduit à l’urgence de la fuite. Mais alors que JNSS (p. 250) insiste sur le fait que ce message avait été effectivement communiqué à Claudio Manuel da Costa, en personne et à son domicile, le Romance XXXVIII évoque d’autres détails non mentionnés dans cette source : Des clefs pendaient de ses doigts ? Il frappa d’un poing pressé ? Il vit la dame et l’enfant ? Il n’a rien dit ? Trazia chaves pendentes ? Bateu com o punho apressado ? Viu a dona com o menino ? Ficou calado? Ce n’était pas la maison ? Il vit qu’il s’était trompé ? L’enfant s’est mis à pleurer ? C’était le masque. A casa não era aquela? Notou que estava enganado ? Ficou chorando o menino? Era o embuçado. L’inconnu aurait donc fait une erreur en frappant à une porte où l’aurait accueilli une femme tenant un enfant dans ses bras… C’est exactement ce qu’affirme Diogo de Vasconcelos dans la note biographique qu’il consacre à son arrière grand-père Diogo Pereira de Vasconcelos chez qui l’inconnu se serait présenté, en croyant frapper à la porte de Domingos de Abreu Vieira qui résidait juste en face. Le détail des larmes du bébé figure dans le récit en question ainsi que la référence au tintement d’un trousseau de clef que l’inconnu – un homme déguisé en femme dans cette version – aurait laissé dans son sillage1 Ce deuxième avertissement débouche sur une suite de romances qui regroupe des personnages impliqués dans une conjuration qui ne les concernerait pas au premier chef. Voici d’abord le Romance XXXIX ou de Francisco Antônio dédié à un cavalier que ses deux prénoms renverraient a priori à la banalité du petit peuple. En fait, sept strophes de sept pentasyllabes où une assonance unique en a-o se répète aux deuxièmes, cinquièmes et septièmes vers, évoquent le trot d’une monture transportant un individu que sa corpulence et sa fatuité distinguent du commun des mortels : Si gros, oui, si gros, qu’il compte pour quatre, il va vers la Ville Tão gordo, tão gordo, que vale por quatro, lá vai para a Vila, 1 Cf. Diogo de Vasconcellos, História Média das Minas Gerais, Belo Horizonte, Itatiaia, 1999, p. 254 (première édition, 1917; deuxième édition, Rio, 1948, où l’épisode en question figure p. 381). 107 108 25/11/2014 sur sa belle selle et son grand cheval, c’est « Bouffe-lui les boules » splendide et repu. em sela formosa, em grande cavalo, o « Come-lhe os milhos » esplêndido e farto. De plus, le tout premier distique inscrit la démesure physique en quatre reprises qui se répondent symétriquement : d’abord au début du poème et en conclusion de la strophe trois, ensuite au début de la strophe cinq et tout à la fin de la sept. Ce leitmotiv provient d’une formule d’autodérision sinon d’autosatisfaction que JNSS (1873, p. 163) avait extrait des actes du procès, tout comme le surnom ridicule que le personnage devait à ses contemporains. Grand propriétaire terrien répondant à l’identité complète de Francisco Antonio de Oliveira Lopes, ce cavalier plein de lui était apparenté à tous les grands noms régnant sur les mines d’or et de diamant de la contrée, comme le précise la deuxième strophe, et il possédait une immense fortune, ce que confirme la troisième strophe. Quant à sa participation à la conjuration, elle est évoquée dans la strophe suivante, sans aucune référence concrète en dehors de son agitation apparente : Il part en montagne Commentant les faits : On aura l’impôt ? Le soulèvement ? Ses messages partent. Il conspire, ordonne, dans la frénésie. Lá vai para a serra, comentando fatos : Haverá derrama ? Haverá levante? Já mandou recados. Conspira, organiza, anda em sobressalto. Enfin les trois dernières strophes complètent le portrait, en citant des lieux communs et autres stupidités qui lui sont attribuées dans les Actes du procès (mais que ni JNSS, ni LJDS ne rapportent). Son imbécillité foncière couronne le poème sur une allusion à sa condamnation à la déportation en Afrique qui en fait un héros doublé de fourberie : Il confond, invente, héros faux jeton. C’est « Bouffe-lui les boules » Qui aura l’Angola Pour ronger son frein… (Si gros, oui, si gros, qu’il compte pour quatre !) Inventa, confunde, herói mas velhaco. É o “Come-lhe os milhos” que irá para Angola ruminar cuidados... (Tão gordo, tão gordo que vale por quatro!) Pour ce qui est de cette fourberie le poème n’en donne pas d’illustration : le lecteur soucieux de cette accusation en trouvera le fondement dans les textes historiques : peu avant son arrestation, et dans l’espoir de se tirer d’affaire, Francisco Antonio dénonçait par écrit Joaquim Silvério qui venait de dénoncer les autres conjurés (JNSS, 1873, p. 305). Le romance suivant, sous le nom du Lieutenant Vitoriano – Romance XL ou do Alferes Vitoriano - met en scène un autre cavalier qui s’identifie lui-même comme messager au service de 108 109 25/11/2014 Francisco Antonio, et dont l’intelligence s’avère du même niveau que celle de son chef. Cinq sizains d’heptasyllabes en caractères romains dans la partie droite du texte alternent avec quatre autres en italique et entre parenthèses imprimés au centre, chaque sizain ayant son propre système d’assonances à la fois dans les vers impairs et dans les vers pairs. Trois voix différentes sont censées s’y exprimer : un dialogue se développe dans la partie en caractères romains entre un personnage non identifié qui s’adresse en le tutoyant au lieutenant Vitoriano, lequel répond en vouvoyant et dans un langage marqué par une déférence suggérant qu’il s’adresse à un supérieur ; quant au texte en italique il est réservé à une voix anonyme qui commente ce dialogue au fur et à mesure. Dans les deux dernières stances, les deux voix anonymes se rejoignent pour souligner l’absurdité de la sanction qui s’est abattue sur le malheureux Vitoriano : (Personne pour lui éviter les trois tours de l’échafaud ; ni de gémir dans la ville, sous des coups de fouet sans fin ; ni de partir déporté en amer et long voyage.) (La lettre même pas remise ! Ni même le message écrit ! - Si léger sur son cheval ! Si perdu dans la prison… Que d’immenses larmes il boit, pour avoir rendu un service !) (Não houve quem o livrasse de dar três voltas à forca; de gemer pela cidade pena de açoites sem conta; nem de partir para a viagem de degredo, amargo e longa.) (E a carta nem fora entregue! Nem fora o recado escrito! - No seu cavalo tão leve! - Na masmorra tão perdido... Que imensas lágrimas bebe, por ter prestado um serviço!) Les détails de la mission inutile de Vitoriano Gonçalves Velloso proviennent de JNSS (1873, p. 262-65) y compris la peine infligée en plus de la déportation en Afrique, que l’historien ne fait que mentionner (p. 398), sans fournir d’explication1. Un autre cas, tout aussi significatif du peu de rationalité propre à un jeu de hasard, est mis en évidence par le Romance XLII ou do Sapateiro Capanema. La mésaventure de ce cordonnier est mise en paroles sous la forme d’un discours assimilable à sa propre défense, face à un juge chargé de déterminer la sentence applicable aux menaces qu’une nuit, sous l’emprise de la boisson, il aurait proférées à la porte d’une auberge dont la porte demeurait fermée. Ces menaces à l’encontre des portugais sont formulées en un quatrain d’heptasyllabes dont les vers pairs et impairs ont leurs propres rimes en assonance : « Ces petits blancs du Portugal, veulent nous prendre nos terres : Mais un de ces quatre matins c’est nous qui les foutrons dehors. » “Estes branquinhos do Reino, nos querem tomar a terra: porém mais tarde ou mais cedo, os deitamos fora dela.” 1 Elle est commentée par Marcio Jardim dans un ouvrage que Cecilia ne pouvait connaître – A Inconfidência Mineira, 1989, Rio, Bibliex, p. 200 : cette peine infamante lui était infligée parce qu’il n’était pas de race blanche ; il la subissait le 16 Mai 1792 en tournant trois fois autour de l’échafaud encore en place un mois après l’exécution de Tiradentes. 109 110 25/11/2014 Repris en leitmotiv à six reprises, et imprimé en italique au milieu de la page, ce quatrain alterne avec cinq strophes de quatorze heptasyllabes présentant dans les vers pairs une assonance unique en i-o, imprimés en caractères romains sur la partie droite de la page ; enfin, un ultime sizain d’heptasyllabes, doté d’une nouvelle assonance en a-a , termine le poème dans une parenthèse où un commentateur anonyme tire la morale de l’affaire ; cette versification constitue donc une variante du romance ibérique traditionnel. Le contenu factuel est encore emprunté à JNSS (1873, p. 312 et 363) qui évoque l’arrestation de Gustavo Capanema, suite à la dénonciation d’un de ses compagnons de voyage dont le témoignage correspond presque mot pour mot au leitmotiv du Romance XLII ; mais alors que l’historien confirme que le malheureux métis avait été finalement libéré après trois années de prison à Rio (JNSS, 1873, p. 398), Cecilia termine le poème sur les doutes de l’accusé s’interrogeant sur son destin : Depuis la porte d’une auberge, Du village de Matosinhos : j’ai fini dans une Prison, sans savoir ce qui m’attend. Celui qui a retenu mon nom n’était pas mon ennemi ! Probablement le Hasard cousant le cuir de mon destin. Des coups de fouet ? L’échafaud ? J’attends la sentence et je dis : « Ces petits blancs du Portugal, veulent nous prendre nos terres : Mais un de ces quatre matins Nous, nous les foutrons dehors. » (C’était dit-on les paroles de ce cordonnier métis. Ces quatre mots sont de lui ; le reste doit être faux… Quatre mots…– et ça a fait vite bien plus de quatre fois quatre…) Fui bater a uma taverna, no arraial de Matosinhos : vim parar numa Cadeia, para fim desconhecido. Quem se lembrou do meu nome, nem era meu inimigo! Devem ser pontos da Sorte, no couro do meu destino. Levo açoites? Subo à forca? Espero a sentença e digo: “Estes branquinhos do Reino, nos querem tomar a terra: porém mais tarde ou mais cedo, os deitamos fora dela.” (Assim dizem que falava o sapateiro mulato. As quatro razões são suas; o resto deve ser falso... Quatro disse – e logo foram mais de quatro vezes quatro...) Quant à la référence à un dénonciateur inconnu, elle donne consistance à la face ténébreuse de la galerie des agents du destin qui, sous l’intitulé de Délateurs, avait surgi avec le poème antérieur dont un des sizains faisait justement allusion aux propos de Capanema : Je dis ça – car j’ai entendu – que les Portugais, sous peu, on les mettra en prison. Que cela ait un sens ou non, oser dire cette chose mérite vérification. Eu digo – por ter ouvido – que os filhos do reino, em breve, cativos aqui serão. Tenha o não tenha sentido, quem a dizê-lo se atreve merece averiguação. 110 111 25/11/2014 Ainsi est dénoncée l’absurdité d’une justice qui se fonde sur des on-dit, tandis que se s’annonce la prédiction du Romance du Jeu de Cartes sur l’implication de toutes les classes sociales dans la bataille emportant indifféremment justes et coupables. Avec le destin de José da Silva e Oliveira Rolim, évoqué peu après dans le Romance XLIV, c’est au plus haut niveau de la conjuration que le Romanceiro s’intéresse cette fois : on y trouve en effet un portrait de l’un des membres du clergé qui, d’après les historiens, était fortement impliqué dans le projet de soulèvement1. Jouissant d’une grande fortune, ce personnage s’était engagé à recruter des cavaliers armés et à se procurer un chargement de poudre substantiel (JNSS, 1873, 117118). Figurant parmi ceux qui subirent le plus grand nombre d’interrogatoires (onze à Vila Rica, quatre à Rio), il fut remis aux autorités religieuses de Lisbonne qui lui infligèrent une réclusion de douze ans. Enfin, après quasiment quinze années d’emprisonnement il fut autorisé à revenir au Brésil en 1804 et mourut à Diamantina en 1835, donc après l’indépendance de son pays 2. Centré sur sa fuite rocambolesque telle que la rapporte en détail JNSS (1873, p. 278-286), le poème met en scène un épicurien peu scrupuleux, extravagant, et protéiforme, toujours soucieux d’échapper aux poursuites : Aux sept péchés capitaux il s’adonnait en souriant. Qu’il y en ait eu soixante-dix sept, il les aurait commis de même. Suite à des amours scandaleuses il s’était fait ordonner prêtre ; Dieu seul savait les limites entre son corps et son âme ! Ce prêtre aux mille aventures laissait ou non pousser sa barbe, suivant qui se trouvait en face, toujours à changer de visage. Prêtre et aussi franc-maçon, il rêvait et conspirait, et sa fabuleuse histoire courrait dans chaque province… Sete pecados consigo sorridente carregava. Se setenta e sete houvera, do mesmo modo os levara. Por escândalos de amores, sacerdote se ordenara ; só Deus sabia os limites entre seu corpo e sua alma ! Era um padre de aventuras que, tendo o não tendo barba, conforme o que houvesse em frente, mudava sempre de cara. Padre de maçonaria, que sonhava e conspirava, cuja história fabulosa corria cada comarca... Un prêtre aimable et glouton qui au blond poète Gonzaga envoyait de Serro des caisses de mangaba en confiture. Padre amável e guloso que ao louro poeta Gonzaga mandava caixas do Serro com docinho de mangaba. L’appartenance à la Maçonnerie de ce prêtre coureur de jupons n’est attestée ni par JNNS, ni par LJDS ; Cecilia l’a probablement empruntée à l’ouvrage de Joaquim Felicio dos Santos qui lui 1 Aires da MATA MACHADO FILHO, Arraial do Tijuco Cidade Diamantina, Belo Horizonte, Itatiaia, 1980, p. 90-93 (première édition: Rio de Janeiro, Ministério de Educação e Saúde, 1944). 2 Márcio JARDIM, op. cit. p. 299-300. 111 112 25/11/2014 servait de référence essentielle pour la première partie du Romanceiro1.Quant à la mention des confitures de mangaba, elle provient du document qui lui valut d’être poursuivi : une lettre, datée du 20 Avril 1789 et adressée à Domingos de Abreu Vieira, qui signifiait sa relation avec le lieutenant Tiradentes et avec d’autres inculpés de la première heure. Rolim y précisait que le porteur remettrait à Abreu Vieira une caissette de fruits confits destinée à Gonzaga2. Au bout du compte, le seul texte du Romanceiro où ce personnage historique soit nommé dévalorise l’image de l’un des protagonistes du jeu, en se fondant sur la rumeur publique qui aurait vu en lui un individu manipulé par des pulsions que la morale traditionnelle réprouve. À l’opposé de Rolim, une autre grande figure de la société de Minas, Claudio Manuel da Costa, n’a pas le loisir de chercher son salut dans la fuite. Avec le Romance XLIX portant son nom pour titre un premier poème aborde l’énigme de sa mort par une référence au romance do Embuçado, où le personnage n’avait pas été nommé : « Fuyez vite, fuyez vite… - le masque l’avait bien dit ! la prison ne tarderait pas, il était déjà condamné, les papiers, tous vite au feu… » Et voici le résultat : plus qu’arrêté, le voilà mort, sur une étagère incliné, et autour du cou attaché un cordon d’étoffe rouge. “ Que fugisse, que fugisse… - bem lhe dissera o embuçado ! que não tardava a ser preso, que já estava condenado, que os papéis, queimasse-os todos...” Vede agora o resultado: mas do que preso está morto, numa estante reclinado, e com o pescoço metido num nó de atilho encarnado. En soixante quatre heptasyllabes dont les vers pairs présentent une assonance unique en a-o – c’est-à-dire en totale adéquation avec le schéma du romance traditionnel -, le mystère du décès de celui qui passerait à la postérité littéraire sous le pseudonyme de Glauceste Satúrnio n’est pas élucidé. Donnant successivement la parole à six commentateurs anonymes, le poème reprend les hypothèses soulevées par Lúcio José dos Santos dans l’enquête qui le conduisait à conclure en faveur de la thèse officielle du suicide (LJDS, 1927, p. 246-278)3. Le sixième et dernier commentaire, imprimé en italique et au centre de la page, couronne le poème sur une version romanesque : 1 J. F. Dos Santos prétend sans donner la moindre preuve que José de Oliveira Rolim avait été initié dans la Maçonnerie par Tiradentes en personne (Cf . Memórias do Distrito Diamantino, 1868, p. 217). Marcio Jardim qui aborde la question de l’influence éventuelle de la Maçonnerie, reprend l’information selon laquelle Rolim aurait été revêtu des insignes de Maître Maçon lors de ses obsèques en 1835, mais insiste sur le fait qu’aucune preuve d’une éventuelle affiliation antérieure n’a jamais été découverte (op. cit. p. 329). 2 « um caixão com doce de mangabas secas que me fará mercê oferecê-lo ao Senhor Gonzaga em meu nome” Cf. Autos da devassa, vol.1, p. 130-132; la lettre en question est reproduite in extenso in Sérgio Faraco, O processo dos Inconfidentes, verdade ou versão, Petrópolis, Vozes, 1990, p. 68-69. 3 Pour sa part Joaquim Norberto de Sousa Silva rejetant les bruits divers sur la mort de Claudio avait opté également pour le suicide (JNSS, 1873, p. 371-373). 112 113 25/11/2014 Entre cette porte et ce pont s’est arrêté le mystère. Ici Glauceste Saturne, mort, ou vivant déguisé, a cessé d’exister au monde, emporté par la légende de l’Arcadie d’outre-mer enchevêtré en mille amours. Entre esta porta e esta ponte, ficou o mistério parado. Aqui, Glauceste Satúrnio, morto, ou vivo disfarçado, deixou de existir no mundo, em fábula arrebatado, como árcade ultramarino em mil amores enleado. Par le démonstratif signalant une porte, un pont et un endroit précis, Cecilia suggère une interprétation personnelle, reliée à son propre voyage à Ouro Preto : face à la Casa dos Contos, l’édifice où le corps du poète avait été retrouvé pendu le 4 juillet 1789, deux jours après son incarcération, elle propose une solution fabuleuse ou priment les chimères de la pastorale - par une transmutation irréversible sous l’égide de l’amour, Glauceste Saturne, le « mélancolique d’outremer », aurait confirmé l’augure inscrit dans son pseudonyme. Le poème suivant, sous le titre de Romance L ou de Inácio Pamplona, développe l’hypothèse selon laquelle Claudio aurait été exfiltré de sa prison de la Casa dos Contos1. Dans une structure relativement complexe (sept strophes de cinq heptasyllabes rimés en abacb, et dont le troisième vers reprend systématiquement le premier, de manière à suggérer le caractère insinuant des rumeurs colportées), ce poème rapporte le passage par un endroit non précisé d’Inacio Correia Pamplona l’un des trois principaux délateurs qui dès fin avril 1789 informait le Gouverneur de Minas de ce qui se tramait à Vila Rica et dénonçait notamment Carlos Correia Toledo, le Vicaire de São José del Rei qui lui avait fait confiance en lui proposant de participer au projet de soulèvement (JNSS, 1873, p. 157-160, et LJDS, 1927, p. 347-352). Casa dos Contos à Ouro Preto où Claudio Manoel da Costa a été retrouvé pendu Photo de Sgtrangel http://www.panoramio.com/ 1 Bien qu’évoquant cette hypothèse, JLDS (1927, p. 258) ne prenait même pas la peine de la discuter. 113 114 25/11/2014 Un témoin anonyme s’exprimant à la manière de celui qui commente le passage des muletiers du Romance XXXI y présente ledit Pamplona fier de lui, et se disant envoyé sur ordre dans un gisement d’or et de diamants, le 4 juillet jour de la découverte du cadavre de Claudio à Ouro Preto. Ce témoignage donne corps à la rumeur selon laquelle le poète vivant, aurait pu être reconduit dans les montagnes de Minas : Il est passé tel un fuyard, avec quelqu’un à ses côtés. Il est passé tel un fuyard : Et peut-être son compagnon caché, était le Dr. Claudio. Passou como um fugitivo, e levava ao lado um vulto. Passou como um fugitivo: e talvez seu companheiro fosse o Doutor Claudio, oculto. En fait, les textes officiels du procès font mention d’une mission dudit Pamplona envoyé par le Gouverneur dans la région diamantifère de la Serra da Canastra, à plus de cinq cent kms à l’ouest d’Ouro Preto. Selon JNSS (1873, p. 308), cette mission n’avait aucun fondement, Barbacena voulant éviter que son protégé soit soumis aux interrogatoires des enquêteurs venus de Lisbonne. C’est d’ailleurs ce que confirment les dernières strophes du romance en question : Pamplona est passé par ici, un homme fort et plein d’orgueil. Pamplona est passé par ici, il parlait de longs voyages ce jour du 4 juillet. Por aqui passou Pamplona, homem de força e de orgulho. Por aqui passou Pamplona, a falar em longas viagens, no dia 4 de julho. Mais il est resté tout près… Ni or, ni rudes montagnes… Mais il est resté tout près. Et la mort du docteur Claudio en ville nul ne l’expliquait. Mas ficara ali por perto... Nem ouro nem serra brava... Mas ficara ali por perto. E a morte do Doutor Claudio ninguém na Vila explicava. Cette exfiltration du poète par Pamplona n’est pas a priori sans fondement, puisque Claudio Manuel connaissait ledit Pamplona qu’il avait accompagné en 1769 dans une expédition contre des groupements d’esclaves marrons - des quilombos - sur la route de Goiás1. Ainsi Cecilia oriente la mémoire collective dans une perspective fabuleuse qui, tout en exonérant Pamplona de sa responsabilité historique, ne s’intéresse ni au rôle qu’aurait pu jouer Claudio dans la conjuration, ni à d’éventuels bénéficiaires de sa disparition. Pourtant, dans un certain nombre de poèmes antérieurs, tout au long de l’évocation de ces premiers temps de la tourmente plusieurs voix s’étaient élevées pour vouer aux gémonies des acteurs anonymes ou non considérés comme des valets au service de vils intérêts particuliers. 1 Cf. Laura de Mello e Souza, « Violência e práticas culturais no cotidiano de uma expedição contra quilombolas », in João José Reis e Flávio dos Santos Gomes, Liberdade por um fio, São Paulo, Companhia das Letras, 1996, p.193-212. L’historienne précise que Pamplona s’était également illustré en 1782 en massacrant les indiens caiapós encore installés sur ces terres occidentales de Minas. 114 115 25/11/2014 3 - Les valets pusillanimes La galerie des délateurs avait surgi avec le Romance XLI ou dos Delatores où il est question de menaces proférées à l’encontre des Portugais. Sept sizains d’heptasyllabes aux rimes riches et entrelacées (ABCABC) soulignent le verbiage filandreux d’une voix unique justifiant ses propres dénonciations fondées sur des rumeurs : Ma dénonciation sera brève, car je ne sais s’il y a délit, pas plus que conspiration. Mais si nul ne les écrit, moi je laisse sur ce papier, les noms que voici noir sur blanc. A minha denúncia é breve, pois nem sei se houve delito, nem se era conspiração. Mas se ninguém os escreve, aqui deixo por escrito, os nomes que adiante vão. Qu’il y ait ou pas de délit, je signale ces noms-là, et j’écris cette relation. Ce qui se dit, je le répète. Sur mon nom seul je fais silence, moi le plus fidèle vassal, hors de toute suspicion. Haja ou não haja delito, esses nomes assinalo, e escrevo esta relação. O que outros dizem repito. E apenas meu nome calo, por ser o mais fiel vassalo, acima de suspeição. Au nom de la fidélité à la monarchie, cette voix incarne une frange de la population qui recueillerait des paroles en l’air susceptibles d’êtres interprétées comme révélatrices d’une sédition en cours. Le poème inscrit donc le système socio-politique portugais dans une culture où tout individu se comporterait en espion éventuel au service du pouvoir en place. Et il amène, dans la séquence immédiate, le cas du cordonnier Capanema, ce métis que nous avons vu poursuivi pour ses allégations contre les blancs. Dans la même ligne, sous le titre de Romance XLIII ou das Conversas Indignadas, d’autres voix anonymes multiplient les protestations contre le pouvoir en place qui achèterait les témoignages de façon à protéger en priorité ses affidés. Sur quatre strophes de sept heptasyllabes où apparaît une assonance propre aux seuls second et septième vers de chaque stance, ces voix stigmatisent les connivences dont, à en croire les deux dernières strophes, elles seraient elles-aussi complices : (Les protégés, taisez-vous! Parents et amis, fuyez ! Nous raconterons cette histoire Suivant le prix que vous paierez ; et nous choisirons le plus faible pour recevoir au nom de tous la peine juste et exemplaire !) (Calem-se os apadrinhados ! Fujam parentes e amigos ! Contaremos esta história segundo o preço que paguem ; e ao mais fraco escolheremos para receber por todos o justo e exemplar castigo!) 115 116 25/11/2014 Inscrite au centre de la page, en italique et entre parenthèse cette récrimination serait censée porteuse d’une vérité synthétisant la situation. La référence au bouc émissaire qui s’y fait jour se retrouve explicitée en crescendo dans la strophe suivante, de telle sorte qu’en conclusion, l’aura de la victime expiatoire se concentre sur le seul Tiradentes qui n’aurait pas les moyens de s’intégrer au clientélisme ambiant : Celui-là que tous accusent, sans ami ni même parent, sans maison, ferme ni terre, pris dans ses rêves de fou, sauveur qui ne se sauve guère, pourra servir de rachat. Esse que todos acusam, sem amigo nem parente, sem casa, fazenda ou lavras, metido em sonhos de louco, salvador que não se salva, pode servir de resgate. C’est le Lieutenant Tiradentes. É o Alferes Tiradentes. Toujours selon cette finalité visant à étoffer la galerie des adjuvants du mal, le Romance XLIV ou da Testemunha Falsa donne encore la parole à une voix anonyme dont les propos entièrement rapportés en italique sur la partie droite de la page illustrent le plus haut degré de vilenie. Le long discours de ce faux témoin se développe sur soixante-dix sept heptasyllabes répartis en dix strophes inégales ; non rimées, elles font entendre cependant à intervalles irréguliers l’assonance en -em martelée à dix reprises par des mots accentués sur la dernière syllabe et concluant chaque strophe. Dans cette espèce de confession publique, ce faux témoin s’avoue capable de toutes les calomnies pour ne pas tomber entre les mains de la justice des puissants : Qu’importe ce qu’on peut dire ? Pour me libérer des chaînes, et de l’ombre du cachot, des greffiers et de leurs plumes, de la corde au cou et des bans, j’accuserais même mon père. Comment donc penser aux autres ? Je ne m’apitoie sur personne. Que importa quanto se diga ? Para livrar-me de algemas, da sombra do calabouço, dos escrivães e das penas, do baraço e do pregão, a meu pai acusaria. Como vou pensar nos outros? Não me aflijo por ninguém. Cet égoïsme foncier est justifié par la crainte explicite des châtiments qui seront effectivement infligés aux conjurés, selon des sentences écrites par des comparses d’autant plus redoutables que leurs plumes rédigent des condamnations - comme le suggère la polysémie du substantif portugais pena signifiant à la fois l’instrument qu’utilisent les greffiers et la peine qu’ils transcrivent. Je ne sais de quoi il retourne : mais je sais comment on punit. Si vous le voulez, je parle ; et même sans nécessité, Não sei bem de que se trata: mas sei como se castiga. Se querem que fale, falo; e mesmo sem ser preciso, 116 117 25/11/2014 je mens, suppose, et assure… Faites-moi savoir quels mots vous voulez de moi. – Si quelqu’un, doit souffrir de tant d’intrigues, que Dieu démêle l’embrouille et le sauve des conséquences, si possible, mais d’abord, qu’il me sauve moi aussi. minto, suponho, asseguro... É só saber que palavras desejam de mim. – Se alguém padecer, com tanta intriga, que Deus desmanche os enredos e o salve das consequências, se for possível: mas antes, salvando-me a mim, também. Le summum de l’hypocrisie consiste à s’en remettre à Dieu pour le salut des victimes éventuelles de racontars dont eux-mêmes sont les pourvoyeurs. D’ailleurs la pratique d’une religion purement formelle encourage ce type de comportement : Je dirai selon vos ordres : ce que je savais ou pas… Puis à genoux je supplie que mes péchés soient pardonnés, et les yeux fermés, j’oublie… - dans l’ombre, au-delà, tout tombe... Direi quanto me ordenarem : o que soube e o que não soube... Depois de joelho suplico perdão para os meus pecados, fecho meus olhos, esqueço... – cai tudo em sombra, além... Cette caricature de la lâcheté est couronnée par une ultime réfutation de la vie de l’esprit au seul bénéfice du corps en proie à une peur panique : Je dirai tout ce qu’il faudra, tout qui puisse m’innocenter… J’ai une âme ? J’ai mon corps! Et la peur m’a pris la poitrine... Et la peur m’enserre et me force… -Tout couvert de peur, je jure, Je mens, j’affirme, je signe. Je condamne. (Mais je suis sauf !) Je n’ai qu’une vérité c’est celle qui me convient. Direi quanto for preciso, tudo quanto me inocente… Que alma tenho ? Tenho corpo ! E o medo agarrou-me o peito… E o medo me envolve e obriga... - Todo coberto de medo, juro, minto, afirmo, assino. Condeno. (Mas estou salvo!) Para mim só é verdade aquilo que me convém. Dans ce contexte négatif et anonyme, Cecilia inclut, avec le Romance XLVI ou do Caixeiro Vicente, un personnage qui finirait pourtant condamné à la déportation en Afrique où il mourrait en 1798. Bénéficiant de la protection de João Rodrigues de Macedo - à l’époque le plus grand banquier de Minas Gerais qui avait à ce titre ses entrées chez le Gouverneur Barbacena - le comptable Vicente Vieira da Mota est ici accusé d’avoir dénigré Tiradentes pour tenter de s’exonérer de sa propre participation aux réunions qui s’étaient déroulées dans la résidence du banquier. Rimés selon un schéma relativement complexe (ABCBDB) huit sizains d’heptasyllabes filent une longue métaphore construite sur un détail emprunté à la déposition dudit Vicente Vieira qui avait déclaré que Tiradentes était venu chez Macedo à plusieurs reprises, et notamment pour lui implanter à lui, Vicente, « une dent en os »1. 1 Le détail ne figure ni chez LJDS ni chez JNSS ; Cecilia aurait donc puisé cette donnée directement dans les pièces du procès. 117 118 25/11/2014 Ma souffrance la plus grande si j’étais, moi, Tiradentes, serait sentir la morsure de qui a des dents grâce à moi. À quoi bon tout ce travail en bouche de médisants. À mim o que mais me doera, se eu fora o tal Tiradentes, era o sentir-me mordido por esse em quem pôs os dentes. Mal empregado trabalho, na boca dos maldizentes. Tout au long de son invective, cette voix de procureur assène ses imprécations, selon lesquelles le comptable, transi de peur, est comparé à un chien, puis à une vipère, et enfin à un carnassier s’acharnant à mordre le plus faible précisément avec les dents qu’il devait à sa victime : Tu l’as pris entre les dents comme animal carnassier, et son renom tu as mordu, - toi, complice et compagnon, sachant qu’il n’a pas de salut celui qui manque d’argent ! Entre os dentes o tomaste, como animal carniceiro, nome e fama lhe mordeste, - tú, cúmplice e companheiro, sabendo que não se salva quem não dispõe de dinheiro! Et les dents qui le frappaient c’étaient bien vraiment les dents que de ses mains diligentes il t’avait posées en bouche. (Ce dont j’aurais le plus souffert, si j’avais été Tiradentes !) E os dentes com que o ferias eram afinal, os dentes que na boca te puseram as suas mãos diligentes. (Isso é que a mim mais me doera, se eu fora o tal Tiradentes!) Cette image dégradante d’un individu sans scrupules s’attaquant à son bienfaiteur avec les dents dont il lui serait redevable – le pluriel outrancier exagérant la forfaiture – correspond à l’assimilation de Joaquim Silvério à un chacal poursuivant de sa vindicte les bergers d’Arcadie, tel que nous le verrons mis en scène plus loin dans le Romance LIV ou do Enxoval Interrompido. En fait, aucune des sources historiques dont disposait Cecilia n’autorise une telle assimilation, et notamment ni LJDS, ni JNSS : on trouve d’ailleurs chez ce dernier le portrait positif d’une victime qui, incarcéré plus d’un an après le Lieutenant, aurait fait l’erreur de trop parler lors des interrogatoires auxquels il était soumis quand la protection de son patron et du Gouverneur de Minas ne pouvaient plus lui garantir la liberté (1873, p. 123, 310 et 368)1. Dans le Romanceiro, la diatribe à son encontre nourrit le manichéisme susceptible de mieux mettre en valeur la victimisation du héros Tiradentes. Et cela d’autant plus qu’aucun autre poème ne fera allusion ni à Vicente Vieira, ni à sa déportation au Mozambique. Dans la séquence immédiate avec le Romance XLVII ou dos Seqüestros, aux côtés des délateurs, surgit une caricature d’autres valets du système, les huissiers dont la seule activité se borne à dresser les inventaires des biens séquestrés dès l’incarcération des premiers accusés. 1 En 1989, Márcio Jardim présente un portrait élogieux de ce personnage (Op. cit. p. 180-183) : défenseur zélé des intérêts de son patron que l’historien démontre responsable d’une Loge maçonnique fonctionnant dans son propre palais (la Casa dos Contos) à Vila Rica, et dont le comptable ne pouvait ignorer l’existence (p. 339). 118 119 25/11/2014 Cinquante-huit heptasyllabes présentant une assonance unique en i-o dans les vers pairs inscrivent donc dans la tradition hispanique une narration répartie selon trois reprises d’un leitmotiv synthétisant le comportement de ces agents de la loi : On a déjà donné les ordres, déjà se pressent les huissiers. As ordens já são mandadas, já se apressam os meirinhos. Il s’agit pour ces serviteurs zélés d’établir des relevés minutieux de vêtements, livres, et autres objets de luxe. En particulier, le sujet poétique attire l’attention sur des ouvrages qui pouvaient garnir la bibliothèque d’un des instigateurs de la conjuration : Tant de volumes d’Horace, de Jules César, d’Ovide… Des synthèses et dictionnaires, et des traités érudits, sur des peuples, sur des royaumes, des inventions et des Conciles… Et les suggestions dangereuses de France et des États-Unis, Mably, Voltaire et bien d’autres, qui sont tous des libertins. Tantos volumes de Horácio, de Júlio César, de Ovídio… Compêndios e dicionários, e tratados eruditos sobre povos, sobre reinos, sobre invenções e Concílios... E as sugestões perigosas de França e Estados Unidos, Mably, Voltaire e outros tantos, que são todos libertinos. Même sans identification du propriétaire, cette liste, est suffisamment explicite pour que les lecteurs informés y reconnaissent des éléments de la bibliothèque du Chanoine José Vieira da Silva, titulaire du diocèse de Mariana et professeur de philosophie au séminaire de cette ville, emprisonné le 22 juin 17891. Quant aux huissiers chargés de l’opération, dès le premier jour de l’incarcération du chanoine, le poème les présente comme des individus obtus et sans culture pour qui les livres et les manuscrits sont des objets comme les autres qu’il importe seulement de répertorier : Tant de cartes, tant de tableaux, tant de bas, tant de ceintures… (…) De pauvres figures odieuses courbées sur un vil service avec leurs plumes grossières qui étalent de gros gribouillis dédiant des heures et des heures à ce monotone exercice de l’exécution des séquestres dans le dur devoir de l’office. Les vers, les idées, les études sont des mots qui n’ont pas de sens. Tantos mapas, tantos quadros tantas meias, tantos cintos... (…) Pobres figuras odiosas, curvadas a um vil serviço com suas penas rombudas que estendem grossos rabiscos, horas e horas dedicados ao monótono exercício de executar os seqüestros, por duro dever de ofício. Versos, idéias, estudos são palavras sem sentido. 1 Par bonheur pour les historiens, l’huissier chargé d’enregistrer les ouvrages de cette bibliothèque, les relevait quasiment un par un dans une liste hétéroclite en date du 9 juillet 1789, comportant aussi les objets personnels du Chanoine. il aboutissait ainsi à 270 titres représentant environ 800 volumes, selon l’analyse publiée par Eduardo Frieiro (O Diabo na Livraria do Cônego, Belo Horizonte, Livraria Cultura brasileira) en 1945, autant dire au moment où Cecilia rédigeait le Romanceiro. On trouve notamment dans l’œuvre de Frieiro rééditée chez Itatiaia en 1981, la référence à Voltaire, Rousseau, Reynal, Montesquieu, Mably, (p. 31), et en particulier pour ce dernier les titres de trois de ses écrits (p. 54) : Droit Public de l’Europe, De l’étude de l’histoire, et Observations sur le gouvernement et les lois des États-Unis d’Amérique. 119 120 25/11/2014 Ces huissiers deviennent ainsi les fossoyeurs des biens qui s’étaient épanouis dans l’environnement culturel de leurs anciens propriétaires : Ce qui fut parure et beauté tombe dans la liste, sans gloire… Quel est donc le plus grand malheur : celui des prévenus, spoliés, ou celui des objets sans maître sur du papier de mort perdus ? O que foi gala e beleza tomba no rol, sem prestígio... Qual será maior desgraça: a dos réus, com seu prejuízo, ou a dos trastes sem dono em morto papel perdidos? Dans la séquence immédiate, avec le Discours aux Pusillanimes (Fala aos Pusilânimes), Cecilia inscrit une catilinaire grandiloquente condamnant tous ceux qui porteraient la responsabilité de la fin tragique des héros de la Liberté. Quatre-vingt dix-huit vers libres, y sont répartis en dix stances inégales, systématiquement ouvertes par un distique d’ennéasyllabes enchaînant sur des octosyllabes. De plus, la présentation en italique de bout en bout souligne le caractère solennel de cette diatribe où le sujet poétique accumule les archaïsmes grammaticaux et lexicaux - notamment les interpellations à la deuxième personne du pluriel et la reprise par dix fois du qualificatif diffamant gravé dans le titre du poème. Dans la première stance - dont le premier vers introduit l’accusation qui sera reprise sous la même forme en en-tête des trois strophes suivantes -, le réquisitoire présente des individus apparemment animés par un authentique désir de liberté qui aurait émané du cadre géographique où il leur était donné de vivre : Si vous n’étiez les pusillanimes, Vous vous rappelleriez les grands rêves que vous faisiez dans ces campagnes tels des royaumes grands et clairs ; vous raconteriez vos échanges sur ces lents chemins fleurissants, par lesquels les chevaux, heureux de l’air limpide et des eaux claires secouaient leurs crinières libres et se dilataient les narines en buvant les matins humides. Se vós não fôsseis os pusilânimes, recordaríeis os grandes sonhos que fizestes por esses campos, longos e claros como reinos; contaríeis vossas conversas nos lentos caminhos floreados, por onde os cavalos, felizes com o ar límpido, e a lúcida água, sacudiam as crines livres e dilatavam a narina, sorvendo a úmida madrugada! Revoici donc la pastorale, mais agrémentée d’une touche équestre qui l’émoustille d’un zeste épico-lyrique. La deuxième stance intègre à cette Arcadie idéalisée l’espoir qu’apporteraient à ses heureux bénéficiaires les richesses des gisements d’or et de diamant. Et pour les besoins de la cause, le procureur n’hésite pas à faire participer les indiens et les noirs à cette euphorie générale : leur joyeux vacarme ferait écho sur la terre aux cris de splendides oiseaux évoluant dans le ciel ! D’aucuns diraient qu’il vaut mieux entendre ça qu’être sourd et que seule une confiance aveugle dans la poésie peut accréditer un tel « message »… 120 121 25/11/2014 Le troisième couplet évoque les paroles échangées en conciliabules nocturnes dans des résidences campagnardes, tandis que le quatrième rapporte une ferveur religieuse déjà sujette à caution : Si vous n’étiez les pusillanimes, vous répéteriez à voix haute vos prières à deux genoux - suppliques face aux oratoires et promesses face aux autels , soupirs sur des ailes d’encens qui montaient au milieu des anges entrelacés sur les colonnes. Sous les yeux des saints stupéfaits, gisent vos cœurs livres ouverts à tout jamais - sur leur noirceur. Se vós não fôsseis os pusilânimes, hoje em voz alta repetiríeis rezas que fizestes de joelhos, - súplicas diante de oratórios, e promessas diante de altares, suspiros com asas de incenso que subiam por entre os anjos entrelaçados nas colunas. Aos olhos dos santos pasmados, para sempre jazem abertos vossos corações, - negros livros. Ainsi même le regard des statues dans les chapelles baroques dénoncerait par avance la pusillanimité intrinsèque de renégats en puissance censés leur adresser des oraisons intéressées. Avec la cinquième strophe l’imprécation prend une autre direction : deux nouvelles stances dénoncent la délation effective et ses conséquences. Il en résulte une reprise du lieu commun universel opposant les rêves de lumière aux agents des ténèbres qui opéreraient ici-bas depuis que le monde est monde : - du seul fait d’être pusillanimes, de la lignée des pusillanimes, traversant l’histoire du monde, par toutes les dates et races, comme veine de sang impur où les plus purs printemps se crament, et fléchit le rêve des hommes lorsque se déploient les aurores. - só por serdes os pusilânimes, os da pusilânime estirpe, que atravessa a história do mundo em todas as datas e raças, como veia de sangue impuro queimando as puras primaveras, enfraquecendo o sonho humano, quando as auroras desabrocham! Et enfin, les trois dernières strophes, couronnées par un tercet imprimé cette fois au milieu de la page, confirment à tout jamais le bannissement de ces personnages aux enfers de l’Histoire : « les pusillanimes » répète le passant succinct dans le monde, lorsqu’il la connaît votre histoire ! “os pusilânimes” repete o breve passante do mundo, quando conhece a vosssa história! Aux cieux éternels vibre le deuil de tout ce qui par vous s’est perdu… « Les pusillanimes ! » soupire Dieu. Et vous tout au fond de la mort, vous vous savez – pusillanimes. Et aucun feu ne vous consume, à jamais vous vous souviendrez ! Em céus eternos palpita o luto por tudo quanto desperdiçastes... “Os pusilânimes!” – suspira Deus. E vós no fundo da morte, sabeis que sois – os pusilânimes. E fogo nenhum vos extingue, para sempre vos recordardes! Ô vous qui ignorez l’Enfer, venez et voyez votre nom le voilà - PUSILLANIMITÉ. Ô vós, que não sabeis do Inferno, olhai, vinde vê-lo, o seu nome é só – PUSILANIMIDADE. 121 122 25/11/2014 Quant au sujet poétique tout autant que Cecilia identifiable dans ce « passant succinct dans le monde », il entend associer sa propre vindicte à cette condamnation sans appel. Ainsi prend fin provisoirement la galerie des valets de bas étage supposés illustrer les couleurs de leurs Rois et Reines respectifs entre lesquels figure quelqu’un qu’à priori on n’attendrait guère parmi les victimes innocentes : la Reine du Portugal. II - HYMNE À LA REINE Le 10 février 1792, le futur D. João VI, à l'époque Prince du Brésil, en sa qualité d'unique fils survivant des six mis au monde par la reine Maria Ieira signait à Lisbonne un décret dans lequel il déclarait assumer la direction des affaires publiques, du fait de l'état mental de la souveraine victime d'un accès de folie à la fin du mois de janvier (Beirão, 1934, p. 412). Le 21 Avril de la même année, à Rio de Janeiro, dans la séquence immédiate du supplice de Tiradentes, le général qui commandait les trois régiments chargés d'assurer l'ordre pendant l'exécution de la sentence lisait une proclamation dénonçant le crime de lèse-majesté que l'Inconfidência signifiait. Et il concluait son discours par une triple batterie d'acclamation en l'honneur de la reine dont voici la teneur : Chers Camarades, Messieurs les notables et vous tous habitants de ces États ; souvenons-nous à quel point est notoire l’amour et l’intérêt matériel que nous porte à tous notre Auguste, Pieuse et très fidèle Souveraine, elle qui a pardonné à ces impies qui ont désobéi et se sont comportés en indignes rebelles à leurs devoirs de sujets portugais, elle qui dans sa bienveillance a résolu de leur éviter à tous la peine capitale, à l’exception du détestable meneur de cette tentative de rébellion. Du fait de cette grâce spéciale jamais imaginée, nous, fidèles vassaux d’une si aimable Reine, nous devons insuffler dans nos cœurs et graver dans nos âmes la reconnaissance de son immense bonté, de telle sorte que, l’aimant et la respectant comme ses enfants, nous lui adressions ces vivats qu’elle mérite en lui vouant une perpétuelle fidélité. Amados Camaradas, Magnatas e Povos destes Estados; lembrando-nos quanto notório é a todos o amor e material cuidado da nossa Augusta, Pia e Fidelíssima Soberana, em ter perdoado aqueles ímpios, inobedientes e indignos rebeldes aos deveres de súbditos portugueses, foi tal a sua benevolência que resolveu fossem todos isentos da última pena, exceto aquele malvado cabeça da rebelião intentada. Por esta graça especial e nunca pensada todos como fiéis vassalos de uma tão amável Rainha, devemos influir nos nossos corações e gravar nos nossos ânimos o reconhecimento de sua imensa bondade para que, amando-a e respeitando-a como filhos, lhe demos aqueles vivas que merece, guardando-lhe perpétua fidelidade1. Les soldats et la foule auraient repris cette acclamation d'une seule voix2. Dans la Fala Inicial du Romanceiro, Cecilia soulignait déjà la tragique ironie que supposaient les louanges adressées à une souveraine que la folie avait définitivement privée de tout pouvoir3. Par la suite, lors de la mise en scène du cheminement du héros vers la potence, le narrateur du Romance LX ou Do 1 . Cf. LJDS 1927, p. 524-525. L'adhésion de la foule et des soldats aux vivats est attestée dans le texte anonyme intitulé Memória do êxito que teve a Conjuração de Minas qui sert de référence obligatoire à tous les historiens ; le texte de ce dernier document, absent de la première édition de JNSS, figure in-extenso en appendice de l’édition de 1948 où Cecilia a pu le consulter. 3 Cf. supra, Le Fil d’Ariane, in Le Martyr Tiradentes. 2 122 123 25/11/2014 Caminho da Forca établit une relation de cause à effet entre la folie de la Reine et la sentence de mort en cours de réalisation : Dona Maria I ceux qui ont été sauvés ne vous ôtent pas le remords du pardon à un seul refusé … (Pauvre Reine rattrapée par les intrigues du Palais, pauvre Reine dans la démence, et au regard convulsé, qui gémissait « Enfer… Enfer... » de ses lèvres sans péché). Dona Maria I, aqueles que foram salvos não vos livram do remorso deste que não foi perdoado... (Pobre Rainha colhida pelas intrigas do Paço, pobre Rainha demente, com os olhos em sobressalto, a gemer “Inferno... Inferno...” com seus lábios sem pecado). Cette interpellation formule directement une accusation aussitôt contrebalancée, entre parenthèses, par le commentaire qui met en cause le système politique dans lequel la Reine aurait été manipulée. Il ne s’agit donc pas d’accorder à la souveraine le bénéfice de circonstances atténuantes, mais purement et simplement de l’exonérer de toute faute : sa folie serait la sanction d’un remords injustifié. Et c’est cette argumentation qui est développée pour l’essentiel dans les trois Romances du recueil où Maria Ière est le personnage principal : ordonnés selon la chronologie, leurs titres successifs fourniront le cadre de notre analyse. 1 - La Reine Prisonnière Sous le titre de Romance LXXIV ou da Rainha Prisioneira, Cecilia élabore une interprétation de la biographie de Maria Ière, limitée à son règne au Portugal jusqu’au moment où elle perdait la raison. Pour certains historiens portugais - notamment Latino Coelho et Oliveira Marques1 – il s’agissait d’une bigote manipulée par son entourage clérical, et responsable de ce qui est resté dans l'historiographie du Portugal sous le nom de viradeira – à savoir le retour de l'Église et de la noblesse conservatrice au pouvoir. Selon eux, elle aurait mené une politique de réaction contre l'ouverture dans la ligne du « despotisme éclairée » due au gouvernement antérieur du Marquis de Pombal, à qui le roi D. José Ier avait confié la direction des affaires de 1750 à 1777. Contre cette vision négative, Caetano Beirão - adhérent du Movimento Integralista Lusitano, et partisan actif de la restauration de la monarchie au Portugal sous le régime salazariste – avait publié en 1934 à Lisbonne, sous le titre de D. Maria Ieira (1777-1792), Subsídios para a Revisão da História do seu Reinado, un ouvrage qui connaissait une nouvelle édition en 1944, et dans lequel, Cecília a puisé de nombreux détails à l'appui de la perspective apologétique qu'elle a adoptée. 1 José Maria Latino Coelho, História Política e Militar de Portugal desde os fins do século XVIII até 1814, Imprensa nacional, Lisboa, 1874-1885; A. H. de Oliveira Marques, História de Portugal, vol. II (Do Renascimento às revoluções liberais), première édition 1972. Cecília ne pouvait donc pas connaître les travaux de ce dernier au moment où elle travaillait à la rédaction du Romanceiro. 123 124 25/11/2014 Ce Romance LXXIV est structuré en neuf strophes de quatorze octosyllabes et dont chacune présente une rime unifiée dans les vers pairs. Dès le départ, le ton élégiaque s'impose, avec une série d'exclamations lyriques qui se succèdent comme autant de plaintes sans connexion grammaticale : Ah, la fille de Marianinha ! Petite-fille du Roi D. João ! - douce princesse aux mains jointes, resplendissante de prière… Les belles lettres dessinées par une main si délicate : la majesté des grandes droites la mansuétude des courbes ! MARIA – ce nom d’espérance MARIA – ce nom de pardon Ai, a filha da Marianinha! Ai, a neta do Rei D. João! - suave princesa de mãos postas, resplandecente de oração… Que lindas letras desenhava a sua delicada mão: grandes verticais majestosas, curvas de tanta mansidão! MARIA – nome de esperança, MARIA – nome de perdão, Ainsi, les deux premières exclamations retiennent dans la généalogie de la jeune princesse deux niveaux complémentaires : - en premier lieu sa mère Mariana – épouse du roi Dom José et fille du roi d'Espagne Felipe V1, et dont le diminutif accolé à son prénom accentue une féminité doublement présente dans la fusion des patronymes Maria et Ana qui étaient aussi tous deux portés par sa grand-mère par le sang, la Reine d’Espagne ; - en deuxième lieu son grand père paternel, le roi D. João V du Portugal, grande figure de l'absolutisme qui se voulait l'égal de Louis XIV dans le faste et la magnificence, constructeur entre autres de l'immense palais de Mafra ; d’après Caetano Beirão, (op. cit. p. 29). le 17 Décembre 1734, jour de la naissance de la princesse, le Roi D. João V l’aurait menée en compagnie du prince héritier à l’oratoire contigu à la chambre de sa mère pour la placer aussitôt sous la protection et l’invocation de la Vierge Marie. Héritière de ces deux lignées, la voici assimilée à l’image pieuse d’une princesse en prière, dans l'aura de la sainteté : resplendissante. Le conflit éventuel entre les deux composantes de sa généalogie est pour l'instant résorbé dans ce troisième niveau de la spiritualité supérieure. Et cette « solution » s'exprime dans le détail de sa calligraphie : les verticales majestueuses du Père ToutPuissant s'harmonisent parfaitement avec la mansuétude des courbes signifiant l’héritage de la Grande Mère. Dans un tel contexte, la référence à la calligraphie que Cecília empruntait aussi à Caetano Beirão2, est donc loin d’être un simple détail insolite. 1 Leurs noces font d'ailleurs l'objet d'une allusion dans un autre poème du premier cycle du Romanceiro, le Romance VI ou da Transmutação dos Metais (cf. supra, La Transmutation à Rebours, in La Malédiction de l’or) 2 Ces grandes verticales majestueuses sur lesquelles s'extasie la voix anonyme du Romance LXXIV caractérisent un facsimile d’une lettre en français en date du 26 décembre 1741, que la jeune princesse Maria adressait à sa grand-mère Isabelle d’Espagne (Cf. Beirão, op. cit. p. 41 et 421-22). 124 125 25/11/2014 Cependant la tension s'annonce, dans la mesure où en face du nom de MARIA (imprimé à deux reprises en majuscules, et explicitement rapporté à la Vierge Mère du catholicisme romain puisque défini comme porteur d’espérance et de pardon) - s'inscrit le destin qui l'attend : - la princesse mélancolique, libre de toute ostentation, qui doit s’asseoir sur un trône amer comme ils le sont tous. - a melancólica princesa livre de toda ostentação, que há de subir a um trono amargo como todos os tronos são. Cette mélancolie est un nouvel emprunt à Caetano Beirão (op. cit. p. 36) qui l’oppose au dynamisme et au caractère enjoué de sa mère, et l’explique, comme ici Cecilia, par ce qu’il qualifie de « pressentiment de la charge épineuse dont elle devait hériter ». Dans le contexte du romance que nous étudions, il s’agit d’un élément avant-coureur du conflit interne qui la conduira à la folie – et donnera tout son sens à l’étymologie grecque du terme (mélanos kolé : la bile noire), qui, soit dit en passant, renvoie également à l’Œuvre au Noir, étape fondamentale de la transmutation alchimique. Quant au trône, symbole de la puissance du Père archétype, il apparaît comme une menace contre la maternité essentielle inscrite dans le nom qu'elle avait reçu au baptême. La strophe suivante met en place une litanie fondée sur la reprise anaphorique d’un démonstratif qui en fait un être à part : Elle, éduquée dans les intrigues de favoris, nobles, valets, elle, qui parlait avec les saints, elle, qui détestait les péchés ! A que crescera entre as intrigas de validos, nobres, criados, a que conversara com os santos, a que detestara os pecados ! À en croire le début de cette litanie sans répons, la princesse éduquée dans un environnement négatif, n’en aurait pas moins manifesté dans son enfance une piété proche du mysticisme qui l’érigeait d’emblée en émule de la figure mariale. Quant aux événements marquants de sa jeunesse, le sujet poétique retient en premier lieu le supplice de la famille Tavora auquel elle aurait assisté en 1759 - alors qu’elle était âgée de 24 ans, un détail que le poème ne précise pas : Elle, qui connut tant de sang sur des échafauds haut dressés, lorsque succombait la noblesse des grands que l’on écartelait ! A que soube de tanto sangue, por engenhos de altos estrados, quando a nobreza sucumbia, nos fidalgos esquartejados! Comme d’habitude Cecilia se limite à une allusion à ce fait historique1, laissant au lecteur le soin de rechercher dans quel contexte précis pouvait s’inscrire la réaction de la jeune fille : 1 Ce même fait était évoqué dans le Romance V ou da Destruição de Ouro Podre, mais avec une perspective toute autre, puisqu’il s’agissait de prophétiser le supplice de la famille Tavora, punition réservée par la justice immanente aux descendants du Comte d’Assumar, responsable de la destruction du quartier d’Ouro Podre dans l’ancienne capitale de Minas Gerais (cf. supra, « Les Dragons de l’Apocalypse » in « La Malédiction de l’Or ».) 125 126 25/11/2014 Elle, entravée dans la révolte de ses silencieuses clameurs, en de grandes larmes ouvertes dans ses yeux tournés vers le ciel… A que amarrada em seus protestos, pusera silenciosos brados em grandes lágrimas abertas nos olhos, para o céu voltados… Présentée comme littéralement emprisonnée dans le silence et les larmes de qui ne pouvait qu’en appeler au ciel, elle s’avère dans la situation de la Vierge Marie assistant au supplice de son Fils, ou encore de la Vierge de Miséricorde accompagnant le Lieutenant Tiradentes sur le chemin de la potence. Le narrateur du romance retient ensuite un second événement, la cérémonie de l’« acclamation » qui, en Mai 1777 ferait d’elle le premier monarque portugais de sexe féminin1 . En insistant sur le regard distant que la nouvelle souveraine aurait jeté sur l’apparat qui l’entourait, le tableau l’exonère du péché d’orgueil : Elle, et son regard triste sur le décor, les faciès, la foule, sentant la tourbe hallucinée, en vains transports de délires, et sachant que rois et royaumes sont toujours des instants pénibles… A que de olhos tristes mirara paisagens, multidões, semblantes, sentindo a turba alucinada, em vãos transportes delirantes, sabendo que reis e reinados são sempre penosos instantes... Il s’agit ici encore d’une synthèse de ce que l’on peut lire dans l’ouvrage de Caetano Beirão, mais expurgé des explications que l’historien portugais fournissait quant à l’attitude de la souveraine. Selon lui, elle était triste parce qu’une bonne part de l’enthousiasme de la foule était motivé par une soif de vengeance à l’encontre de Pombal et de ses partisans : Tout indiquait qu’allait être inaugurée une ère de clémence, de paix et de bien-être. Mais malgré un tel contentement, la Reine était triste. C’est que des gens avaient pensé entacher cette journée de projets sanguinaires. D’abord, le bruit avait couru qu’on avait mis de la poudre sous la galerie improvisée, pour exciter encore plus les esprits contre Pombal, croyait-on ; la responsabilité en serait imputée à ses amis. Ensuite on avait préparé l’ambiance de sorte qu’au milieu de l’acclamation, le peuple demande la tête du tyran vaincu. Effectivement on entendait dans la foule des invectives contre lui, et si la manifestation ne prit pas de pires proportions, ce fut parce qu’un officier de l’armée, à la tête de son peloton de cavalerie, menaça d’appliquer des peines sévères aux manifestants s’ils continuaient à proférer le nom du Marquis. C’était pour cette raison que la Reine était triste. Tudo indicava que ia ser inaugurada uma era de clemência, de paz e de bem-estar. Mas apesar de tão grande contentamento, a Rainha estava triste. É que havia quem pensasse manchar aquele dia com propósitos sanguinários. Primeiro correra o ruído de que tinham posto pólvora por baixo da improvisada galeria, crê-se que para excitar ainda mais os ânimos contra Pombal; havia de se atribuir o feito aos seus amigos. Depois preparou-se o ambiente para que o povo, no meio da aclamação, pedisse a cabeça do tirano vencido. Efectivamente soavam por entre a multidão as invectivas contra Carvalho, e se a manifestação não tomou piores proporções foi porque um oficial do exército, à frente do seu pelotão de cavalaria, ameaçou castigar os manifestantes com severas penas se continuassem a proferir o nome do Marquês. Por isso a Rainha estava triste” (Beirão, op. cit. p. 123). 1 Gonzaga, qui en 1792 serait condamné à l’exil en Afrique pour sa participation à la conjuration, rédigeait à l’occasion de cette « acclamation » un poème de circonstance sous le titre de « Congratulação com o povo português na feliz aclamação da muito alta e muito poderosa soberana D. Maria Iera, Nossa Senhora ». 126 127 25/11/2014 En condensant en six vers cette interprétation où l’orientation politique de son auteur se fait jour – la restauration d’une reine absolutiste ne pouvait qu’être accompagnée de l’enthousiasme de la plèbe désireuse de tirer vengeance du gouvernement précédent, et cet enthousiasme de mauvais aloi ne pouvait être dominé que par l’intervention efficace d’une autorité militaire -, Cecilia conférait une dimension supérieure aux préoccupations de son héroïne, d’autant plus digne d’admiration qu’elle apparaît concentrée pour l’essentiel sur le rituel religieux et le contenu de son serment1 : Elle, qui avait posé la main sur le crucifix et le Livre et que tous entendaient jurer sous des étendards palpitants ! A que em missal e crucifixo a mão pousara, e aos circunstantes fizera ouvir seu juramento sob estandartes palpitantes! Dans les strophes quatre, cinq et six, c’est à un survol de son règne effectif au Portugal que le lecteur est convié. Ce survol se résume à une accumulation de points positifs : clémence et miséricorde vis-à-vis de ses sujets, maintien de la paix avec les autres puissances européennes qui, elles, ne cessent de se faire la guerre, et diffusion de la culture et des « lumières » alors que la violence révolutionnaire gagne le reste du monde. En particulier, contre le bellicisme des autres souverains européens, étrangère aux préoccupations des tyrans imposant par la violence masculine leurs solutions aux problèmes humains, elle aurait été hantée par un pacifisme fondamental : Elle, qui s’était préservée des mésaventures humaines : sans soldats et sans navires, au milieu des rois irascibles, d’Espagne, France et Angleterre, et les rebelles d’Amérique, - les yeux au-delà de ce monde, dans la fuite des méridiens incompréhensible aux ministres – et encore plus aux tyrans – de qui voit sur terre faillir toutes les erreurs des mortels… A que se preservara isenta sobre os desencontros humanos: sem soldados e sem navios, entre os irados soberanos de Espanha, de França e Inglaterra e os rebeldes americanos, - com os olhos além deste mundo, nessa evasão de meridianos que não compreendem os ministros – e muito menos os tiranos – de quem vê na terra a falência de todos os mortais enganos… 1 Selon Caetano Beirão (1934, p. 121), la Reine agenouillée sur un magnifique coussin de lustrine écarlate avait prêté serment sur un missel et un crucifix que lui tendait le Patriarche de Lisbonne ; elle avait alors prononcé à haute et intelligible voix la formule suivante : « Je jure et promets avec la grâce de Dieu de vous diriger et gouverner en bien, conformément au droit et de vous rendre justice, pour autant que la faiblesse humaine le permette; et de vous garantir les bonnes coutumes, privilèges, grâces, avantages, libertés et franchises qui, par les Rois mes prédécesseurs vous ont été donnés, accordés et confirmés ». Juro e prometo com a graça de Deus vos reger, e governar bem, e direitamente, e vos administrar justiça, quanto a humana fraqueza permite; e de vos guardar vossos bons costumes, privilégios, graças, mercês, liberdades, e franquezas, que pelos Reis Meus Predecessores vos foram dados, outorgados e confirmados. 127 128 25/11/2014 Dans sa recherche d'un absolu qui n'est pas de ce monde, elle est étrangère aux calculs politiques qui visent uniquement à dominer des territoires. Échappant à ces méridiens qui mesurent les ambitions terrestres des ministres et des tyrans obtus, elle serait en pleine adéquation avec son rôle de monarque intermédiaire entre ce qui est en haut et ce qui est en bas - accomplissant pleinement de la sorte la fonction inscrite dans l'étymologie du terme de Roi : Rex, celui qui indique le chemin de la rectitude, le regard tourné par essence vers le ciel. Toutefois, sa volonté ne suffirait pas à la maintenir à un tel niveau d'exemption : Elle qui se croyait libre Du moindre décret sanglant - quand les horizons propulsaient le vent violet en grandes ondes; - quand dans chaque livre s’ouvraient d’autres lois et d’autres préceptes ; - quand le temps de la royauté, sous un choc subit de violence, s’écroulait par les guillotines, en tempête de grosse mer. A que se acreditava livre de qualquer decreto sangrento - quando os horizontes moviam grandes ondas de roxo vento; - quando em cada livro se abriam outras leis e outro ensinamento; - quando o tempo da realeza, em súbito baque violento, desabava das guilhotinas, sobre um grosso mar de tormento. Ce serait ainsi une dynamique cosmique incontrôlable qui s'imposerait à sa liberté, dans un contexte historique révolutionnaire, et cela au point d'instrumentaliser comme agent de la violence du Père Tout-Puissant cette incarnation de la Grande Mère de Miséricorde : Elle, toute pitié et douceur par le pouvoir de l’infortune, exilait et tuait – au loin – avec sa claire signature. A que embora piedosa e meiga pelo poder da desventura, degredava e matava – longe – com sua clara assinatura. Sur les tables du palais de Quéluz c’était bien les vents contraires qui emporteraient par delà l’océan les décrets d’exil et de mort portant la signature d’une autre victime, et contre la nature d’une souveraine que les trois dernières strophes de ce Romance LXXIV montrent aux prises avec la folie dans la solitude nocturne de sa résidence. Son destin y est alors comparé à celui des conjurés de l’Inconfidência dans leurs prisons du Brésil. En réponse à la litanie qui exaltait les vertus féminines de l'avatar marial, s'impose désormais la constatation de son aliénation sur la terre. A l'instar de Caetano Beirão (1934 : 407), la voix narrative explique la démence de la souveraine par les contrecoups des deuils familiaux successifs et insiste sur la solitude foncière qui en est résultée : La voici, sans père, mari, fils confesseur – personne – debout dans son Palais, en pleine nuit, dressant sa voix désespérée, à demander où sont ses morts dans leur ardente résidence… Ei-la sem pai, marido, filhos confessor – ninguém – acordada em seu Palácio, à densa noite erguendo voz desesperada, perguntando pelos seus mortos, pela sua ardente morada… 128 129 25/11/2014 L’abandon dans lequel elle subsiste est rapporté à la défaillance d’appuis masculins, ce qui comporte au moins une entorse à la réalité historique : la reine avait toujours un fils vivant, le futur D. João VI qui l’amènerait au Brésil lors de l'invasion du Portugal par les troupes de Napoléon en 1807. D’autre part, en reprenant la généalogie de Maria Ière qui servait de point de départ au poème, la dernière strophe introduit une modification lourde de sens : Ah, petite-fille de João Cinq, fille de D. José Premier, dans des murs de folie furieuse, plus que tout autre prisonnière ! Ai, a neta de D. João Quinto, filha de D. José Primeiro, presa em muros de fúria brava, mais do que qualquer prisioneiro! Cette fois, ce sont les figures masculines du grand père et du père qui dominent, chacune portant les marques de la royauté dans l'ordinal qui les détermine. Quant à la figure de la mère qui ouvrait le premier distique du Romance LXXIV, elle est repoussée à l'arrière plan pour exprimer le désespoir de la femme de chair et de sang enfermée en elle-même : Ah, la fille de Marianinha gît vraiment dans une prison sans barreaux pour voir à travers l’espérance, le temps, une étoile… Ai, que a filha de Marianinha jaz em cárcere verdadeiro, sem grade por onde se aviste esperança, tempo, luzeiro... Instrumentalisée par l'Histoire, victime du conflit interne entre une féminité présentée comme essentielle et l'obligation de remplir les devoirs masculins de la royauté, D. Maria n'aurait pas eu d'échappatoire : l'aliénation couronnait la contradiction paradoxale entre le nom imposé sur les fonts baptismaux et un destin de souveraine prisonnière d'un contexte historique contraire au développement des valeurs féminines. Dans l'impossibilité de concilier la miséricorde de la Grande Mère avec la toute puissance du Père, Maria Ière s'exilait dans la démence qui la hanterait jusqu'à sa mort, au Brésil, sur la terre de ces Inconfidents qu'elle aurait condamnés sans avoir conscience de son acte. Elle prenait ainsi sa part du mystère – au sens étymologique de culte religieux réservé aux seuls initiés – sur lequel tout au long du Romanceiro s’interrogent bon nombre de porte-paroles de Cecilia, et entre autres, le sujet poétique du Romance LXII qui comme nous l’avons déjà vu, renchérissait par sa propre incompréhension sur les questions de l’ivrogne mécréant : (Dieu, hommes, reines et rois… Pour moi c’est mon plus grand malheur ! Jamais je ne vous comprendrai !) (Deus, homens, rainhas, reis... Que grande desgraça a minha! Nunca vos entenderei!). Avec cet autre cas particulier de la Coincidentia oppositorum, au-delà du dithyrambe visant à réhabiliter la figure féminine de la souveraine portugaise, le Romanceiro da Inconfidência illustre à nouveau la tragédie d'une nouvelle victime expiatoire innocente. Et cette tragédie recoupe l'interprétation du destin de Joaquim José da Silva Xavier que nous avons vu se dessiner dans la 129 130 25/11/2014 chapelle de Pombal face à Notre –Dame du Bon Secours tout autant que la rédemption des esclaves sous l'égide de Chico-Rei et de Sainte Iphigénie dans les mines d'or de Vila Rica, lors des premiers temps de la colonisation portugaise. Maria I, Reine du Portugal (Lisboa, 1734 – Rio de Janeiro, 1816). huile sur toile - auteur inconnu in André Figueiredo Rodrigues, Múltiplas faces da Devassa, Revista do Arquivo Público Mineiro, 2010. 130 131 25/11/2014 2 - La Reine Folle Le séjour de la Reine Maria au Brésil - huit ans1 - est évoqué dans deux compositions : l’ultime Cenário du recueil et le Romance LXXXII ou Dos Passeios da Rainha Louca. Leur insertion dans la partie finale du Romanceiro obéit une fois encore à des critères chronologiques : après les romances évoquant le destin de tous les condamnés de l’Inconfidência, ces deux poèmes présentent la Reine folle dans la ville de Rio où la conjuration n’est plus qu’un lointain souvenir. Le Cenário en question comporte sept dizains d’heptasyllabes, dont le premier et le dernier, inscrits au centre de la page, entre parenthèses et en caractères romains, ont chacun un système propre de rimes dans les seuls vers pairs ; quant aux cinq strophes intermédiaires, en italique, sur la partie droite de la page, elles constituent un romance traditionnel authentique puisque les vers pairs s’ordonnent tout du long avec une assonance unique en e-a. Une telle disposition met donc en évidence un cadre formel pris en charge par une première voix anonyme, et dans lequel s’intègre la partie en italique où le discours relève d’un autre sujet poétique. En fait, le distique initial porte l’écho d’un poème traditionnel, le Romance da Bela Infanta2 qui attend le retour de son époux parti en croisade quelques années auparavant. En voici les premiers vers : La belle infante s’était assise dans son jardin, et un peigne d’or en main elle coiffait ses cheveux. Les yeux levés vers la mer elle vit venir grande escadre. Le chevalier qui y voguait la dirigeait du regard. Estando a bela infanta no seu jardim assentada com pente d’ouro na mão seu cabelo penteava. Deitou os olhos ao mar viu vir uma grande armada. Cavaleiro que nela vinha c’os seus olhos a guiava. Mais alors que la belle infante portugaise jouissant pleinement de sa raison, jette sur la mer un regard chargé de l’espoir que la flotte qu’elle y aperçoit lui ramène son époux, dans l’œuvre de Cecilia le narrateur déplore l’état mental d’une souveraine dont le cerveau a sombré dans une mer de ténèbres : (Assise elle était la reine, assise dans sa folie. Quelles ombres circulaient dans cette obscure mémoire ? Vagues écumes perdues et noyées dans l’amertume…) (Sentada estava a Rainha sentada em sua loucura. Que sombras ia passando, naquela memória escura? Vagas espumas incertas sobre afogada amargura...) 1 La Cour partie de Lisbonne fin Novembre 2017, parvenait début Mars 1808 à Rio, où la Reine mourait le 20 Mars 1816. 2 Ce poème ouvrait le recueil que Almeida Garrett publiait à Lisbonne en 1843 sous le titre de Romanceiro ; ce recueil est accessible sur Internet : http://www.unisantos.br/edul/public/pdf/romanceiro_vol2.pdf. Cf. aussi le romance de Juliana de Mascarenhas, analysé plus loin dans le chapitre intitulé Les Amants Désunis. 131 132 25/11/2014 Et c’est alors la mémoire collective qui, comme dans les autres Cenários et Falas du Romanceiro da Inconfidência, lance dans la séquence immédiate un regard panoramique sur l’espace de Rio de Janeiro où s’était déroulé l’épisode final de la tragédie. La vision englobe d’abord des rues imprécises pour se fixer sur les prisons qui barrent l’horizon, et ensuite suivre le trajet emprunté par le Lieutenant le jour de son supplice : Par ici on a dressé des madriers en potence… Dans les airs aux alentours les glas des églises ont pleuré. Du cortège et du bourreau, les rues se souviennent encore. Daquela lado elevaram forca de grossas madeiras… Choraram por estes ares os sinos destas igrejas. E houve séquito e carrasco... E as ruas ainda se lembram. Les détails retenus sont suffisamment évocateurs pour qu’il ne soit pas nécessaire de donner un nom ni aux prisonniers dont les larmes auraient baigné les pierres des forteresses, ni à celui qu’auraient pleuré les cloches des églises. L’élégie se poursuit jusqu’à atteindre un climax soulignant la présence en effigie de la Reine lors des cérémonies religieuses organisées dans la séquence de l’exécution : Et le portrait de la Reine Tout enluminé de cierges planait sur l’effarement de ces scènes d’agonie : Elle - image de Justice ! Elle – image de Clémence ! E o retrato da Rainha, por entre luzes acesas, pairava sobre a agonia daquelas inquietas cenas: Ela - a imagem da Justiça! Ela - a imagem da Clemência! C’est encore une synthèse de données puisées dans l’ouvrage de Joaquim Norberto de Souza Silva qui rapporte les illuminations ordonnées par les autorités durant les trois nuits suivant le 21 avril, ainsi que les prières publiques d’action de grâce organisées le 25 dans l’église des Carmélites dont la croisée portait en son centre un tableau allégorique où la Reine recevait l’hommage de la ville de Rio (JNSS, 1873, Cap. XIX, p. 417-418); mais alors que l’historien voyait dans cette allégorie une parodie de la devise proposée par Alvarenga pour le drapeau de la conjuration, Cecilia y trouve l’occasion d’une protestation lyrique contre la symbolique d’une dramaturgie qui contredirait les qualités essentielles de son héroïne. De plus, en qualifiant de « scènes d’agonie » ces prières d’action de grâce, le sujet poétique invite le lecteur à mettre en relation la folie de la Reine avec l’utilisation de son image et à son insu par un pouvoir politique agissant en son nom. Après ce climax, le regard se porte vers la haute mer, mais ce n’est pas dans l’espoir d’y apercevoir une armada entrant dans la baie de Rio : 132 133 25/11/2014 Des nefs aux noms favorables, navigant entre ces roches, cherchaient des terres d’exil dans des eaux lourdes de fièvre. Les hommes qu’elles amenaient partaient en éternelle absence. Naus de nomes venturosos, navegando entre essas penhas, buscaram terras de exílios com febres nas águas densas. Homens que dentro levavam, iam para eterna ausência. C’est d’un départ sans retour pour les autres condamnés qu’il s’agit, sur des navires dont le narrateur exagère la symbolique positive des noms1 comme il exagère le destin négatif des condamnés : tous n’iraient pas mourir dans des terres de fièvre et certains reviendraient même au Brésil2. Quant aux montagnes de Minas qui clôturent ce tour d’horizon elles permettent une ouverture sur l’histoire qui peut tout aussi bien renvoyer au passé qu’au présent, même contemporain du lecteur : Au-delà de ces collines, par ces gisements immenses, il y eut de l’or et des diamants… - maintenant tout est décadence dans les soupirs des forêts et la tristesse des champs. Por detrás daqueles morros, por essas lavras imensas, ouro e diamante houvera… - e agora só decadência, e florestas de suspiros, e campinas de tristeza… Dans de telles conditions, la silhouette de la Reine que la voix initiale du poème remet au premier plan, est installée en un point géométrique central qui n’a plus grand chose à voir avec l’espace-temps de l’humanité : (Assise elle était la reine, assise à regarder la ville. Ça se passait quand tout ça ? En quel lieu ? À quelle époque ? Des vassaux, de quel royaume ? Un royaume de quelle Majesté ?) (Sentada estava a Rainha, sentada a olhar a cidade. Quando fora tudo aquilo? Em que lugar? Em que idade? Vassalos, mas de que reino? Reino de que Majestade?) La voici planant en chair et en os, comme planait son effigie au-dessus des prières d’action de grâce censées lui rendre hommage après l’exécution de Tiradentes ; la voici désormais incapable de trouver sa place dans cette confuse bataille dont parlait le Romance du Jeu de Cartes, et que menaient d’autres personnages voués à l’exécration dans le poème qui suit sous le titre de Romance LXXXI ou dos Ilustres Assassinos. 1 Selon José Lúcio dos Santos (op. cit. p. 528), Les navires en question portaient les noms suivants : Nossa Senhora de Guadalupe, Nossa Senhora de Brota, Nossa Senhora da Conceição Princeza de Portugal, Santa Rita et Golphinho; à l’exception de ce dernier qui se réfère à un gentil dauphin, tous les autres renvoient à des avatars de la Vierge, motif suffisant dans le contexte pour les considérer comme de bon augure… 2 José Rezende Costa, le Père Rolim et deux autres membres du clergé d’après JLDS, op. cit. p. 535 et 540-545. 133 134 25/11/2014 Poursuivant sa plaidoirie en faveur de la Reine Maria, Cecilia y prononce une nouvelle diatribe contre ceux qui, au sommet de la hiérarchie, n’auraient servi que leurs intérêts en utilisant le nom de la souveraine. En cinq octaves d’heptasyllabes dont chaque strophe s’ordonne en un système d’assonance unique dans les vers impairs et de rimes dans les vers pairs, la même voix qui dénonçait auparavant la pusillanimité de leurs valets1, interpelle ces Illustres Assassins : Vous les grands opportunistes sur le papier inclinés calculant le monde et la vie, en argent, écus et doublons, et traçant de vastes griffes et paraphes entrelacés de vos grandes plumes étroites tout imbibées de péchés ! Ó grandes oportunistas, sobre o papel debruçados, que calculais mundo e vida em contos, doblas, cruzados, que traçais vastas rubricas e sinais entrelaçados com grandes penas esguias embebidas em pecados ! Au-delà du traître Joaquim Silvério et des autres délateurs à l’écriture spécifique, cette interpellation vise le Gouverneur Barbacena, ainsi que le banquier João Rodrigues de Macedo, tout autant que les responsables de la politique d’outre-mer menée à Lisbonne. Les assimilant ensuite à des paons faisant la roue, la voix anonyme, interprète du jugement de l’Histoire, les renvoie à leur insignifiance : Tout ce pouvoir que vous avez vous fait perdre tout le sens : la gloire que vous aimez est à ceux que vous poursuivez. (…) Par vos sentences et décrets, vous pourriez paraître divins : et pour l’éternité vous n’êtes que d’illustres assassins. (…) Vos morts sont les plus vivants ; et sur vous, de loin, ils ouvrent, de grands yeux méditatifs. Todo esse poder que tendes confunde os vossos sentidos : a glória que amais, é desses que por vós são perseguidos. (...) Por sentenças, por decretos, pareceríeis divinos: e hoje sois, no tempo eterno, como ilustres assassinos. (...) Vossos mortos são mais vivos; e sobre vós, de longe, abrem grandes olhos pensativos. C’est encore l’éternité du Grand Temps qui est censée établir les pôles essentiels d’ombre et de lumière où les actes des hommes leur donneraient leur place définitive. Dès lors, l’hymne à la Reine reprend avec le Romance LXXXII ou Dos Passeios da Rainha Louca. Cette dernière étape de son calvaire met en scène ses déplacements dans la nouvelle capitale du Royaume Uni que le prince régent avait instituée après l’installation de la Cour portugaise au Brésil. Comme le Cenário qui la présentait surplombant la baie de Rio, ce poème compte sept sizains d’heptasyllabes, mais intégralement imprimé en caractères romains sur la partie droite de la page ; d’autre part chaque sizain est ordonné selon un système de rimes complexes : le premier et le 1 Cf. Supra le « Discours aux Pusillanimes » (Fala aos Pusilânimes). 134 135 25/11/2014 troisième vers sont blancs, le second et le quatrième assonancés différemment selon la strophe, et enfin les dernier vers de chaque sizain présentent une rime unique, la même qui caractérisait la dernière strophe du Cenário antérieur, dont ce Romance devient ainsi formellement la suite par son évocation de l’état mental de la Reine. Dans une ville qui, à en croire la première strophe aurait gardé le triste souvenir de la pendaison du Lieutenant, c’est un cortège imposant qui accompagne la reine folle : Des gardes et des laquais, camérière, cavaliers, tout le cortège s’avance en étranges promenades qu’au moins on pouvait souhaiter heureuses pour Sa Majesté. Batedores e lacaios, camarista, cavaleiros, segue toda a comitiva, nesses estranhos passeios que oxalá fossem felizes para Sua Majestade. Cette escorte reprend des détails fournis dans une chronique publiée à Rio, en 1924 dans la Revista do Instituto Histórico e Geográfico1. Quant aux paysages à priori apaisants que le narrateur met en avant, ils ne font que conforter des visions d’horreur et d’angoisse en un amalgame négatif où au passé de Lisbonne s’ajoutent les condamnations des conjurés au Brésil : Hélas, parents et ministres, et nobles persécutés... Hélas pauvres conjurés si durement condamnés, par une obscure sentence étrangère à sa volonté ! Ai, parentes, ai, ministros, ai perseguidos fidalgos… Ai, pobres Inconfidentes, duramente condenados por que sombria sentença, alheia à sua vontade ! Le souvenir des parents (le père, le mari, et les fils, tous décédés et que la folie de la reine imaginait condamnés à l’enfer), et l’épisode des nobles poursuivis par Pombal (la famille des Tavora que nous avons déjà vus dans deux romances antérieurs) s’ajoutent à une nouvelle allusion aux sentences prononcées en son nom à Rio : le sujet poétique – et Cécilia bien entendu – y trouvent une nouvelle occasion de l’exonérer de toute responsabilité. Enfin, les trois derniers sizains s’ordonnent en fonction d’une crise dont le narrateur aurait été le témoin, et qui reprend, au pied de la lettre, les paroles que, selon un autre chroniqueur2, la reine aurait prononcées aux pires moments de son délire : « C’est l’Enfer !» - murmure-t-elle. « En Enfer! » - Non, que le Diable ne me voit pas! »... – clame-t-elle. (Sur des flammes de l’Enfer sa voiture dorée roule à une grande vitesse…) “Vou para o Inferno !” – murmura. “Já estou no Inferno!” “Não quero que o Diabo me veja!”... – clama. (É sobre chamas do Inferno que rola a dourada sege, com grande celeridade...) 1 Cf. José Vieira Fazenda, « Antiqualhas e Memórias do Rio de Janeiro », Revista do Instituto Histórico e Geográfico, Rio, Imprensa Nacional, 1924 - apud Lúcia H. Manna, op. cit. p. 192. 2 Heitor Moniz, O Brasil de ontem, Rio, Leite Ribeiro, 1928, p. 275-76 - apud Lúcia H. Manna, op. cit. p. 192. 135 136 25/11/2014 Enfermée physiquement dans son carrosse et mentalement dans son idée fixe, le personnage n’a de consistance que dans une apparence de majesté : Dans sa robe toute noire Les cheveux gris découverts, cachée sous son éventail, vieille et en larmes de peur La Reine Marie Première se promène par la ville. Toda vestida de preto, solto o grisalho cabelo, escondida atrás do leque, velhinha a chorar de medo, Dona Maria Primeira passeia pela cidade. Dans son vêtement de veuve, sa promenade n’est que divagation dans un enfer imaginaire, tandis que ses larmes - le seul détail original que Cecilia ait introduit dans l’image fournie par la chronique - font augurer d’une disparition imminente. 3 - La Reine Morte Le cycle dédié à la Reine Maria Ière prend fin avec le Romance LXXXIII ou Da Rainha Morta, dans lequel un narrateur anonyme commente les honneurs funèbres rendus à la souveraine décédée à Rio le 20 mars 1816 – une date non précisée dans le poème – à l’âge de 81 ans. Il s’agit de cinquante-deux octosyllabes répartis en sept strophes (cinq octaves suivies de deux sizains), où seuls les vers pairs présentent une rime riche propre à chaque strophe. Cecília y réutilise fidèlement le matériel historique dont elle disposait : la longue description des funérailles de la souveraine qui figure dans le tome II de l’ouvrage de Luís Gonçalves dos Santos Memórias para servir à História do Reino do Brasil publié en 1943, chez Zélio Valverde, à Rio de Janeiro1. La matière historique est synthétisée en trois grandes unités. Dans un premier ensemble de douze vers - la strophe initiale et le quatrain ouvrant la strophe suivante – l’élégie débute sur un cri de douleur : Ah ! plus d’oraison ni de vœu ni procession ni litanie : rien que le cri du grand clocher qui clame : « la Reine est morte ! » Ah ! nem mais rogo nem promessa nem procissão nem ladainha : somente a voz do sino grande que brada : “Está morta a Rainha!” 1 Il s’agit d’une suite de chroniques rédigées en 1821, dont la première édition avait été publiée en 1825 à Lisbonne sous le sceau de l’Imprimerie Royale. Lúcia Helena Scaraglia Manna (op. cit, p. 194-96) fournit quelques extraits de l’édition de 1943 illustrant cette provenance. Dans l’édition de 1825, accessible par Internet in http://books.google.com.br/ , le récit relatif à la mort de Maria Ière occupe les pages 39 à 70, rédigées dans un langage dont la flagornerie n’a d’égale que la minutie avec laquelle l’auteur accumule les détails. Son titre est d’ailleurs tout un programme : MEMÓRIAS PARA SERVIR A HISTÓRIA DO REINO DO BRAZIL, DIVIDIDAS EM TRES EPOCAS DA FELICIDADE, HONRA E GLORIA, ESCRIPTAS NA CORTE DO RIO DE JANEIRO NO ANNO DE 1821 E OFFERECIDAS A S. MAGESTADE ELREI NOSSO SENHOR O SENHOR D. JOÃO VI. 136 137 25/11/2014 Le premier distique se réfère aux prières en procession qui selon Gonçalves dos Santos avaient été organisées dans les rues de Rio le 19 mars 1816 ; conformément au modèle portugais, à l’annonce du péril de mort touchant une personne de la famille royale qui venait de recevoir l’extrême-onction, tous les organismes religieux de la ville avaient envoyé au Palais Royal une délégation qui, tout au long du trajet de retour, récitait les litanies de la Vierge. Et le 20 mars, vers onze heures un quart, la grande cloche de la Chapelle Royale avait sonné le glas confirmant que la souveraine avait rendu l’âme dans des conditions qui, de l’avis du chroniqueur, ne laissaient aucun doute sur son admission immédiate au séjour des bienheureux. À ce glas qui sonnait aussi au début du Romance XXIII célébrant les obsèques de son fils le Prince héritier D. José, les exclamations du quatrain suivant ajoutent la référence généalogique telle qu’elle figurait dans le Romance de la Reine Prisonnière : Ah, petite-fille de João Cinq ! Ah, fille de Marianinha ! Si usée par les ans, qu’à peine elle tenait en folie amère. Ai, a neta de D. João Quinto! Ai, a filha de Marianinha! Tão gasta pela idade, apenas a amarga loucura a sustinha. Ainsi se met en place le topique du sic transit gloria mundi répercuté à tous les échos par les décharges d’artillerie, les drapeaux en bernes et autres manifestations publiques issues de la chronique que l’élégie condense dans le quatrain suivant, avant de passer à une nouvelle unité qui, en douze vers également, se concentre sur la chambre ardente où est exposé le cadavre royal. Dans ce cadre, la description délimite d’abord un espace central, qui, s’il reprend les donnés de la source historique, n’en contient pas moins des suggestions « poétiques » enrichissantes du point de vue de la symbolique sous-jacente : Sur l’autel, la croix bras ouverts à la misère des grandeurs. Autour du lit, les flambeaux brûlant des torches de larmes. No altar, a cruz a abrir os braços para a miséria das grandezas. Em redor da cama, os tocheiros, com chorosas tochas acesas. D’abord l’autel délimite la frontière horizontale entre le sacré et le profane ; sur cet autel, confirmant la dimension verticale de cette frontière, le crucifix aux bras ouverts invite au franchissement possible par le biais du rédempteur, et souligne la convergence des deux dimensions de l’espace terrestre. Au pied de cet autel, le lit inscrit sa perpendiculaire ; quant à la dépouille mortelle elle se détache dans la quadrature d’un cercle de feu où les flambeaux dessinent en plus leurs propres verticales ; enfin, la combustion de ces luminaires, projette simultanément vers le haut et vers le bas des pleurs soulignés par les fricatives et les sifflantes des termes qui les identifient. Ainsi se multiplient dans les trois dimensions du tableau les références à la Coincidentia 137 138 25/11/2014 Oppositorum de la tradition Hermétique, identifiable encore dans l’oxymore qui illustre le lieu commun fondamental de « la misère des grandeurs ». En ce qui concerne le cadavre lui-même les détails choisis convergent vers la même symbolique. Les trois insignes des ordres de chevalerie dont la souveraine était Grand-Maître, se détachent sur le fond noir de la robe, recouverte à son tour d’un manteau de velours cramoisi garni d’étoiles d’or1 : cette succession de couleurs suggère le passage du plus dense de la matière au plus subtil de l’esprit – de l’Œuvre au Noir à l’Œuvre au Rouge. Il en va de même pour le baisemain protocolaire, emprunté aussi à Gonçalves dos Santos qui, en précisant que la cérémonie se serait déroulée le lendemain 21 Mars, décrivait la position exacte des bras de la défunte sans pour autant en donner une interprétation symbolique : Le bras gauche sur la poitrine, l’autre étendu dans les soieries : et toute la cour prosternée dans l’émoi de ce baisemain. O braço esquerdo, sobre o peito, o outro nas sedas estendido : e toda a corte prosternada, nesse beija-mão comovido. Isolée de la sorte, la main gauche de la défunte reçoit le dernier hommage des vivants. La prosternation successive des courtisans, manifeste en un rituel macabre le lien entre le divin et l’humain. La circulation de l’Un au Multiple et du Multiple à l’Un – c’est-à-dire le principe fondamental de la tradition Hermétique – se trouve ainsi dramatisé et sanctionné par une émotion d’ordre religieux, faite à la fois d'attraction et de répulsion, que nous avons identifiée antérieurement sous le nom de thambos. Une dernière étape s’ouvre alors avec la mise en bière que la chronique situait à dix heures du soir de ce même 21 mars, tout en fournissant quantité de détails que le poème synthétise : En cercueils lamés et en plomb, son vieux corps fut enfermé. Mille parfums le secourraient pour que l’embaumement persiste. Il restait en cordons et franges Des galons de velours noir où sceptre et couronne marquaient la fin d’un règne tragique. Em caixões de lhama e de chumbo, foi seu velho corpo guardado. Mil perfumes o socorriam, para manter-se embalsamado. E o resto eram franjas e borlas e veludo preto agaloado e o cetro e a coroa marcando o fim de um trágico reinado. Le chroniqueur distinguait trois cercueils encastrés l’un dans l’autre ; le premier était fourré intérieurement de fin lamé blanc et extérieurement de velours noir ; le second, en plomb, contenait des aromates sèches et en poudre, visant à ralentir la corruption mais sans embaumement préalable du corps ; le troisième couvert de velours noir à l’extérieur était orné de galons d’or ; le 1 Cecilia a procédé à une simplification par rapport à l’accumulation qui caractérise sa source : Gonçalves dos Santos mentionne en plus le cordon de l’Ordre de la Tour et de l’Épée - Ordem da Torre e Espada – la doublure de satin blanc du manteau royal, et une couverture de damas d’or sur la partie inférieure du corps (Op. cit. 1825, p. 41-42). 138 139 25/11/2014 tout, supportant les emblèmes de la royauté bien en évidence, avait été exposé sur un socle également recouvert d’une étoffe de velours galonné d’or. Toutefois, dans sa minutieuse description, Gonçalves dos Santos se gardait bien d’émettre une opinion autre que des louanges accumulées sur le règne de la souveraine. Le lundi 23, un office solennel se déroulait au Palais Royal; le narrateur du poème en retient les éléments d’un rituel dont le regard de la foule ne semble percevoir que l’agitation dans une mise en scène désordonnée : Le clergé, les nobles, le peuple et, entre aspersions et répons, étoles, révérences, cierges, l’oscillation des encensoirs. Era o clero, a nobreza, o povo e, entre aspersões e responsórios, estolas, reverências, velas, a oscilação dos incensórios. En fait, cette dramatisation s’ordonne selon une logique conforme à la tradition alchimique. En manipulant le feu et l’eau symboliques, les membres du clergé activent depuis la périphérie la dématérialisation du centre : l’eau bénite, les cierges et les encensoirs participent à la désagrégation des restes mortels de la souveraine de façon à faciliter son passage dans le monde de l’Esprit. Dans la nuit qui suivait, le cercueil était mené, toujours en grande pompe, jusqu’au couvent de Nossa Senhora da Ajuda, où il prendrait place à côté de la tombe de la sœur de Maria Ière – une sépulture que le narrateur du poème ne tient pas à identifier, Cecilia préférant évoquer une disparition comparable à celle des fumées de l’encens : Et des chevaux drapés de noir menant en vagues territoires un petit corps solitaire perdu dans de royaux atours. E cavalos de mantas pretas levando a vagos territórios um pequeno corpo sozinho perdido em régios envoltórios. La toile de fond nocturne constitue ainsi le décor propice dans lequel la mémoire collective fait ressurgir les condamnés de la conjuration : Restait la nuit, le souvenir de cette main, posthume et pure, cause d’exil et de mort par sa brève signature, et qui après lava son geste en feu d’éternelle folie. O resto era a noite, a lembrança daquela mão, póstuma e pura, que causara degredo e morte com sua breve assinatura, e logo lavara o seu gesto no eterno fogo da loucura. Cristallisant tout le règne de Maria Ière sur un geste unique attribué à une main qui auparavant faisait le lien entre le monde d’en haut et le monde d’en bas, le porte-parole de cette mémoire plaide pour l’absolution, avec un argument à nouveau fondé sur la tradition alchimique. L’esprit de la Reine avait servi de creuset dans lequel réaliser la sublimation : elle y avait lavé son geste dans le feu de la folie. Dans ce contexte, l’ultime stance ne fait pas que rapporter la marche de 139 140 25/11/2014 la procession dans les ténèbres conduisant une Reine au tombeau : Des coches noirs dans les rues noires. Le rythme lent de formes noires. Le cortège solennel s’estompe. Cachés dans l’énorme silence, les pensées ravivaient des temps et visages sans sépulture… Coches negros nas ruas negras. Lento ritmo de negros vultos. Deslizava o enterro solene. E, no enorme silêncio ocultos, os pensamentos recordavam tempos e rostos insepultos... Elle illustre encore une Œuvre au Noir en cours d’élaboration dans le silence de l’Histoire. Tandis que les restes mortels de la souveraine portugaise s’enfoncent avec tout son cortège dans la nuit de l’oubli, des profondeurs de la pensée des hommes, la mémoire met en avant les temps et les figures de l’Inconfidência qui désormais demeureront en syntonie avec les vivants : l’étymologie du verbe recordar porte le latin cor, cordis, le cœur en tant que siège de l’intelligence, des sentiments et de la volonté. Le dernier voyage de la Reine Maria Ière annonçait la renaissance pour l’éternité des victimes de la tragédie dont elle avait elle aussi subi les conséquences sans en avoir été l’instigatrice au plus haut niveau du système social. Le Mystère de l’Inconfidência se révéle ainsi en partie autour de sa personne ; mais d’autres questions demeurent en suspens, sur les aspects de la fatalité à l’œuvre dans l’évocation des amours brisées que Cecília a choisi de mettre en scène dans le Romanceiro. 140 141 25/11/2014 D - CŒURS BRISÉS Autour de Tiradentes, de la Reine Maria, des illustres assassins et des valets pusillanimes, les cartes de la tragédie sont distribuées à quantité d’autres personnages. Nous avons déjà analysé le destin de bon nombre d’entre eux; il reste les cas des deux couples qui alors qu’ils étaient au sommet de la hiérarchie sociale, ont vu leurs vies et leurs amours s’écrouler dans la tourmente. Dans un premier temps nous nous intéresserons à Alvarenga et à Bárbara Eliodora qui au moment de la conjuration avaient déjà constitué une famille, et se distinguaient dans leur domaine de la région de São José do Rio das Mortes, l’actuelle ville de Tiradentes dans le sud de Minas Gerais. Ensuite nous reviendrons à Vila Rica, pour analyser l’interprétation que donne Cecília du destin des plus célèbres amants de la littérature brésilienne de la fin du XVIIIe siècle, Marília et Dirceu, dont le couple se défaisait quelques jours avant la cérémonie du mariage. I - LES FANTÔMES DE LA RIVIÈRE AUX MORTS Le cycle dédié à Alvarenga et Bárbara s’ouvre sur un long poème de cent trente deux heptasyllabes présentant une assonance unique en a-a dans les seuls vers pairs, et donc parfaitement conforme au schéma traditionnel du romance ibérique. Son titre, Fala à Comarca do Rio das Mortes, ne rend pas compte de cette conformité, et l’inscrit comme quatrième des cinq Discours qui, en compagnie des quatre Cenários du recueil, marquent la progression du Romanceiro. Censé s’adresser à un espace géographique dont le toponyme ne doit rien aux victimes de l’Inconfidência1, ce quatrième Discours présente les caractéristiques d’un Décor2: un narrateur anonyme y fait part de ce qu’il ressent en déambulant dans un paysage désertique qui débouche sur une ville abandonnée, et non formellement identifiée ; cependant, la mise en avant du nom du Vicaire, le Père Toledo, dont il avait été question antérieurement pour le rôle joué dans le choix du drapeau de la conjuration3, permet de situer l’agglomération : il s’agit de l’ancienne São José del1 Le Rio das Mortes est un affluent de la rive droite du Rio Grande, dans le sud de Minas Gerais. Son nom serait antérieur à 1711, date de l’édition à Lisbonne de l’œuvre de André João ANTONIL, Cultura e opulência du Brazil, por suas drogas e minas, qui le mentionne dans le chapitre deux de sa troisième partie, en précisant « qu’il résultait de la noyade de plusieurs individus tentant de traverser la rivière à la nage, ainsi que de la mort d’autres hommes qui s’étaient entre-tués avec des espingoles, lors d’une dispute portant sur le partage d’indiens sauvages qu’ils ramenaient de l’intérieur du pays » (cf. a qual paragem chamam a do rio das Mortes, por morrerem nela uns homens que o passaram nadando, e outros que se mataram às pelouradas, brigando entre si sobre a repartição dos índios gentios que traziam do sertão – ANTONIL, Op.cit. São Paulo, Melhoramentos, 1976, p. 164-165). 2 Il est d’ailleurs très proche du troisième Cenário, organisé autour de la maison de Gonzaga, que nous analysons plus loin - cf. les Amants désunis, dans le chapitre suivant. 3 Cf. supra, le Romance da Bandeira da Inconfidência, in La Nouvelle Donne. 141 142 25/11/2014 Rei, aujourd’hui Tiradentes, depuis laquelle Alvarenga et le plus riche des membres du clergé de la région auraient tenté d’organiser le soulèvement dans le sud de la capitainerie de Minas Gerais. Église de Santo Antonio à São José do Rio das Mortes, aujourd’hui Tiradentes Source : Wikipédia 1 - Les rêves du Vicaire et du Poète Les deux premiers tiers de ce Discours à la Rivière aux Morts - quatre-vingt six de ses cent trente-deux vers – sont imprimés en italique sur la partie gauche de la page. Sur le thème conventionnel de l’ubi sunt1, le sujet poétique y développe une complainte scandant la question lancinante dès la première strophe : Où est le bétail qui broutait Où sont les champs, et les récoltes ? Où est la pomme reluisante au clair soleil qui la dorait, Où, les fines frises des eaux pleines d’anciennes paroles ? (…) Même les pierres des montagnes ont l’air pourries et usés. Les maisons tombent de tristesse en se tenant embrassées. Onde, o gado que pascia e onde os campos, e onde, as searas? Onde a maça reluzente, ao claro sol que a dourava? Onde, as crespas águas finas, cheias de antigas palavras? (…) Mesmo as pedras das montanhas parecem podres e gastas. As casa estão caindo, muito tristes, abraçadas. 1 Cf. Étienne GILSON. « De la Bible à François Villon » in: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire 1923-1924. 1922. pp. 3-24. 142 143 25/11/2014 Et lorsque ce même sujet poétique pénètre dans une résidence vide, il s’interroge sur le même ton, au sujet de fantômes qui, dans un cadre auparavant somptueux, y auraient vécu des événements que le visiteur aurait gardé en mémoire : Où est le Vicaire Toledo et ses autres camarades ? Et les chaises de bois précieux qu’on voyait dans cette salle ? Et leurs damas lumineux aux ramages écarlates ? Où sont les fêtes ? les vins ? Les déclarations téméraires ? Onde o Vigário Toledo com seus vários camaradas ? E as cadeiras de cabiúna que se viam nesta sala? E os seus brilhantes damascos, de ramagens encarnadas? Onde as festas? Onde, os vinhos? Onde as temerárias falas? Autour de Carlos Correia Toledo, l’autorité ecclésiastique ainsi identifiée, il est fait allusion à des réunions et à des festivités bien arrosées dont les circonstances ne sont pas précisées. Le lecteur intéressé reconnaîtra dans les références aux « camarades » anonymes les rencontres qui se seraient déroulées chez le Vicaire Toledo, ou chez Alvarenga dans leurs demeures respectives, aussi bien à São José qu’à São João del Rei, ornées de meubles et tapisseries de luxe tels qu’ils figurent sur les listes des biens séquestrés après l’arrestation de leurs propriétaires. Quant aux fêtes bien arrosées suivies de déclarations téméraires, elles relèvent d’un contexte précis que certains témoignages recueillis lors des enquêtes sur la conjuration datent du 8 octobre 1788. Ce jour-là, avaient été baptisés à São José, par le Vicaire Toledo, deux des fils d’Alvarenga et de Bárbara Eliodora; la cérémonie s’était poursuivie par un banquet au domicile des parents à São João del-Rei, en présence de nombreux invités parmi lesquels Gonzaga ; et la beuverie qui s’en était suivie aurait délié les langues. À en croire les dépositions de deux des accusés compromis dans l’Inconfidência1, Alvarenga se serait flatté d’être bientôt Roi et son épouse Reine, et le Vicaire Toledo, évêque ou Pontife, ce qui donne dans le Discours du Romanceiro : « Qui de nous va être Reine ? » « Et qui de nous va être Pape ? » Où sont les dagues brillantes ? Où les fameuses bravades ? « Qual de nós vai ser Rainha ?” “E qual de nós vai ser Papa?” Onde os brilhos dos fagotes? Onde as famosas bravatas? Mais les appels réitérés du sujet poétique aux fantômes du lieu, demeurent sans réponse. Dans l’obscurité de plus en plus dense, seuls perdurent à l’extérieur les lueurs des vers luisants et les chants des oiseaux nocturnes multipliant leurs solitudes sur des montagnes lointaines. Et la 1 Inácio Correia Pamplona et João Diaz da Mota dont les témoignages figurent dans le premier volume de l’édition de 1936 des Autos de devassa... Cecília a donc pu y prendre les détails des « paroles téméraires »… D’ailleurs l’étrange question posée sur le brilho dos fagotes renvoie directement à une expression de João Dias da Mota qui prétendait que Alvarenga aurait menacé de couper la tête du Gouverneur avec une arme qui ne pouvait guère être un instrument de musique : proferiu que com o fagote que trazia à cinta, havia de cortar a cabeça do General - apud José CRUX RODRIGUES VIEIRA, A Inconfidência diante da História , Belo Horizonte, 2° Cliché, 1993, Tome 2.1, p. 373. 143 144 25/11/2014 tentative de communication prend fin sur un dernier décor : à l’intérieur d’une église « enchantée » les regards des statues des saints, seraient désormais perdus entre des murs « d’or pur » et des tentures assimilées à de « longues franges de larmes ». Résidence du Padre Toledo à São José do Rio das Mortes (aujourd’hui Musée de la ville de Tiradentes) photo : Daniel Mansur /divulgação in http://danielmansur.com.br/ Alors s’ouvre la deuxième partie du Discours, différenciée par sa présentation au milieu de la page, en caractères romains et entre parenthèses : conservant le système initial d’assonance propre à la tradition du romance hispanique, trente heptasyllabes reviennent sur le personnage du Vicaire, imaginé en train de dormir dans le riche mobilier de sa chambre : (C’était une soierie rouge qui couvrait son ciel de lit : sur sa couche au chevet doré et décorée de peintures, le Père Toledo dormait... (Era de seda vermelha o sobrecéu que o velava : no seu catre com pinturas de cabeceira dourada, dormia o padre Toledo... Ces détails sont mot pour mot empruntés à la liste des biens mis sous séquestre lors de l’arrestation du Vicaire1. Mais sous les yeux du sujet poétique il ne subsiste rien de ce lit à baldaquin ; c’est à peine si le narrateur prétend reconnaître la vague permanence d’une atmosphère pouvant servir de cadre aux rêves de l’ancien maître des lieux : La même fontaine chantait, dans le ciel la même lune – en grande couronne d’argent. A mesma fonte cantava, O céu tinha a mesma lua, - grande coroa de prata. 1 Cf. MANNA, 1985, p. 175 où l’auteur renvoie aux Autos de devassa, et Helcia DIAS, O mobíliário dos Inconfidentes, Revista do IPHAN (Instituto do Patrimônio Histórico e Artístico de Minas Gerais), n°3, 1939, p. 163-173. Cet article donne le détail des meubles du Vicaire mis sous séquestre, et précise qu’il s’agit de biens d’une très grande valeur ; il est disponible in http://www.docvirt.com/WI/. 144 145 25/11/2014 Il y a deux siècles il dormait. Il y a deux siècles il rêvait. Há dois séculos dormia. Há dois séculos sonhava... Et à ces rêves, le narrateur prétend avoir accès. Ainsi, dans un environnement fantastique, s’enfonçant dans l’intérieur des mines, le corps du Père Toledo se confondrait avec les gisements d’or et de diamant – tout comme Sainte Iphigénie que nous avons vue se matérialiser pour aller travailler dans les mines auprès des esclaves, ses frères noirs : Des yeux pour lire l’Évangile au fond des mines s’enfonçaient; des mains pour les sacrifices, descendaient dans les gisements… Des fleuves d’or et de diamants par ses épaules glissaient… Olhos de ler o Evangelho, pelas minas se alongavam; mãos de tocar sacrifícios desciam pelas gupiaras... Rios de ouro e de diamantes pelos seus ombros deslizavam... Commentant cette transmutation, le sujet poétique se réfère aux motivations qui auraient justifié de tels rêves : - Il avait l’orgueil de São Paulo, des gens de haute lignée ; maçon, en homme de son temps, une allégorie illustrait avec les lois des Cinq Sens les plafonds de sa maison. - Que era paulista soberbo, paulista de grande raça, mação, conforme o seu tempo, e a alegoria pintara das leis dos Cinco Sentidos nos tetos de sua casa... Sala dos Cinco Sentidos Maison-Musée de Carlos Toledo à Tiradentes http://www.viaggiando.com.br/2010/07/tiradentes.html 145 146 25/11/2014 Quant à l’affiliation du Vicaire à la franc-maçonnerie – ce qu’aucun ouvrage historique ne confirme1 - le Discours de Cecília en voit la preuve dans les cinq peintures illustrant effectivement les plafonds d’une salle de sa résidence. La formulation renvoyant aux « lois » de cette « allégorie » suppose une relation directe, qui effectivement peut être établie, en l’occurrence avec le grade de « compagnon » pour lequel les cinq sens en particulier et le nombre cinq en général constituent le fondement essentiel2. Le commentaire prêté au sujet poétique, laisse ainsi entendre que les rêves de Carlos Correia de Toledo étaient ceux d’une classe sociale s’estimant supérieure par sa naissance, définitivement implantée au Brésil, et portée par des idéaux de fraternité importés d’une certaine Europe en rupture avec les principes monarchiques fondamentaux de la colonisation portugaise. À cela s’ajoute une nouvelle image, elle-aussi quelque peu énigmatique : - Quelles formes noires cassèrent la fierté de ses grands rêves, alors qu’il les chevauchait, la croix du Christ sur sa poitrine et des armes sous sa cape ? - Que negros vultos cortaram seus grandes sonhos altivos, quando neles cavalgava, de cruz de Cristo no peito e armas debaixo da capa? Quand sur leurs autels les saints, d’un air pensif l’attendaient.) Nos seus altares os santos, pensativos, o esperavam.) Ici encore les textes historiques des Autos de Devassa peuvent nous éclairer. Selon JNSS qui se fonde sur les interrogatoires subis par le Vicaire, celui-ci se sachant menacé d’une arrestation imminente, après avoir détruit le maximum de documents compromettants, avait abandonné son domicile à São José. À minuit d’un certain samedi de mai, la poitrine ornée d’une grande croix, il avait enfourché un alezan et était parti à la rencontre de Francisco Antônio de Oliveira Lopes avec qui il avait un rendez-vous dans une fazenda relativement éloignée. Lors de leur entrevue, ce dernier aurait été surpris par la croix pectorale qu’arborait le prêtre, l’interprétant comme un signe évident de sa fuite3. Tout ce contexte « historique » n’étant pas lisible dans le poème de Cecília, c’est à l’imagination du lecteur qu’est laissé le loisir d’interpréter cette vision onirique, et, éventuellement, d’y voir une assimilation du Vicaire à un champion de la chrétienté poursuivi victorieusement par des ombres diaboliques… et cela d’autant plus que l’évocation se termine sur le regard des statues 1 Dans son chapitre qu’il consacre à la franc-maçonnerie, Márcio Jardim (op.cit. 1989, p. 311-343), tout en apportant des preuves de l’affiliation à ce mouvement d’au moins deux personnages impliqués dans l’Inconfidência – José Álvares Maciel et le Père Luís Vieira da Silva – ne cite jamais le Vicaire Toledo; l’historien reconnaît que de fortes probabilités peuvent être admises en ce qui concerne le Père Rolim, Vicente Vieira da Mota et João Rodrigues de Macedo, (qui échappa à toute poursuite), et précise que des loges maçonniques, à l’état embryonnaire, ont pu servir de relais à Rio et à Vila Rica. Cecilia aurait-elle confondu le Père Toledo avec Luís Vieira da Silva ? 2 Cf. Oswald WIRTH, La Franc-Maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes – Le Compagnon, Paris, Dervy, 1977 (première édition : 1911). 3 Cf. JNSS, 1873, p. 267. 146 147 25/11/2014 des saints attendant de toute évidence le nouveau martyr au paradis, avec toutefois un doute sur les qualités de serviteur de Dieu dont pourrait se targuer un tel personnage…. C’est sur ce mystérieux combat entre les forces de l’ombre et celles de la lumière que Cecília termine l’unique portrait de ce membre du clergé, sans la moindre allusion ni à sa condamnation ni à la clémence de la Reine Maria à son égard, parfaitement mise en scène par ses ministres depuis Lisbonne. Comme dans le cas du Père Rolim, mais ici avec un personnage mis en scène avec plus de sérieux, le sujet poétique insiste sur la non-contradiction entre les idéaux du christianisme et ceux de la franc-maçonnerie, une convergence qui sous-tend le retour formel de la thématique de l’ubi sunt - italiques comprises - dans le dernier quatrain du Discours : Où sont passés ses vastes rêves dis-moi ville abandonnée ? D’où venaient-ils ? Où allaient-ils? Que sont-ils donc devenus ? Onde estão seus vastos sonhos ó cidade abandonada? De onde vinham? Para onde iam? Por onde foi que passaram? D’après le Romanceiro donc, les rêves du Père Toledo n’auraient pas été entachés par le matérialisme qui disqualifiait la cupidité des portugais exploitant les mines du Brésil. Au contraire, à l’instar de Tiradentes, le Vicaire de São José, animé par de vastes rêves et pourchassé par de noirs démons, serait une émanation de la dynamique supérieure susceptible de transmuer en or et en diamants de l’esprit les préoccupations des hommes sur la terre. À ses côtés, la représentation du naufrage d’Ignacio Alvarenga, n’attribue pas la même aura à son compagnon d’infortune. Le personnage d’Alvarenga a déja surgi, mais sans mention de son nom, dans les textes où il était question des réunions des conjurés – et notamment dans le Romance XXIV ou da bandeira da Inconfidência qui l’identifiait comme le Poète (avec majuscule initiale). Dans ce cycle de la Rivière aux Morts, il figure dans l’ombre de son épouse, en personnage secondaire d’une tragédie qui le concerne pourtant au premier chef. Ainsi, le premier des poèmes du Romanceiro où son nom apparaît, le Romance LXXVI ou Do Ouro Fala, s’ouvre sur une sorte d’invocation prononcée par une voix anonyme : L’Or parle L’or survient à fleur de terre, Dona Bárbara Eliodora ! Comme les reines et les saintes, vous êtes toute en or, madame ! Ouro fala Ouro vem à flor da terra, Dona Bárbara Eliodora ! Como as rainhas e as santas, sois toda de ouro, senhora! Cette voix s’exprime selon une versification qui n’a de commun avec la tradition du romance que le mètre utilisé. Trente-quatre heptasyllabes sont répartis en six quatrains et cinq distiques séparés/réunis par onze reprises de l’expression qui donne son titre au poème. La structure savante 147 148 25/11/2014 de cet ensemble est confortée par la combinaison des rimes qui relient les vers pairs de chaque quatrain au second vers de chaque distique, de façon à construire au bout du compte quatre sextines suivies d’un dizain final dont une rime unique réunit les vers pairs. Ce choix formel, outre la relation manifeste avec les productions de l’Arcadie, porte également la thématique allégorique correspondante. Jouant sur le nom de la principale mine d’or dont Alvarenga était propriétaire dans les environs de l’actuelle ville de São Gonçalo de Sapucaí1 - Cecília imagine les vaticinations d’une émule de la Pythie opérant dans une transposition brésilienne de l’antre de Delphes sur le Mont Parnasse. Ce sont d’abord quelques flagorneries en l’honneur de l’épouse d’Alvarenga qui rappellent les vers de circonstances que les poètes de l’Arcadie élaboraient en l’honneur des puissants2. Outre le premier quatrain où nous l’avons vue glorifiée d’emblée à l’égal des reines sur la terre et des saintes dans le ciel, la première moitié du poème exalte la lumière qui émane de sa personne : Voue êtes plus qu’Étoile du Nord et que diadème de l’Aurore (…) Sois mais que a do Norte Estrela e que o diadema da Aurora (...) Voyez dans ces grands miroirs L’éclat de votre noblesse ! Mirai nos altos espelhos vossa clara fidalguia! Sous de hautains candélabres vous scintillez (...) Sob altivos candelabros cintilais (...) (Des rubans d’or aux oreilles, au cou et à la ceinture.) (Laços de ouro nas orelhas, no pescoço e na cintura.) Dans le premier distique, les lecteurs quelque peu familiarisés avec la production poétique d’Alvarenga auront reconnu l’allusion au plus connu des hymnes qu’il aurait rédigé en prison à l’intention de son épouse3, et dont voici la stance initiale : Barbara belle du Nord Étoile qui es le guide de mon destin ; privé de toi plein de tristesse, mes heures passent à soupirer. Bárbara bela Do Norte estrela, Que o meu destino Sabes guiar; De ti ausente Triste, somente As horas passo A suspirar. 1 La fazenda de Ourofalla (sic) est citée par JNSS (Brasileiras Célebres, Rio, Garnier, 1862, p. 184) parmi les terres confisquées après l’arrestation d’Alvarenga. Selon JNSS “près de deux cents esclaves” travaillaient sur les propriétés du poète. (Une édition de l’œuvre de JNSS est accessible par Internet in http://www2.senado.leg.br/bdsf/item/id/188343). 2 Comme le Canto Genetlíaco qu’Alvarenga rédigeait en 1780 lors du baptême de José Tomas de Meneses, fils du gouverneur de la Capitainerie de Minas, ou encore le Chant de « congratulation avec le peuple portugais » que Gonzaga élaborait en 1977 pour célébrer « l’acclamation de la très haute et très Puissante Souveraine Marie Ière». 3 Le poème (quatre stances de huit vers) figure in extenso dans les sources que Cecilia utilisait : JNSS, Brasileiras Célebres, 1862, p. 169, et JLDS, A Inconfidência Mineira, 1927, p. 497. JNSS et LJDS considèrent que le poème date de l’emprisonnement d’Alvarenga; selon Rodrigues Lapa, il serait antérieur (cf. la préface à Vida e Obra de Alvarenga Peixoto, Rio de Janeiro: INL, 1960). 148 149 25/11/2014 Quant à la référence à la mine d’or d’Alvarenga elle devient explicite dans le deuxième quatrain où le sujet poétique en rajoute un peu par rapport à JNSS qui estimait à « presque deux cents » la totalité des esclaves employés dans toutes les propriétés du poète : Dans les mines trois cents noirs à peine le jour commence. De grosses mains dans les cailloux au milieu des torrents obscurs. Trezentos negros nas catas mal a manhã principia. Grossas mãos entre o cascalho, pela enxurrada sombria. Mais dans cette image qui sonne en écho du Romance VII ou do Negro nas Catas, il n’y a guère de considération pour la souffrance des esclaves, à l’inverse de la thématique développée dans le cycle initial dédié à la genèse de l’or et du diamant. Ici, c’est l’intérêt matériel qui est mis en avant et dénoncé dans la nocivité du discours de son porte-parole : Dans les longs canaux ouverts, l’or parle, et l’or délire… du fait du discours de l’or, plus de balance ni de lyre. Nos longos canais abertos, ouro fala, ouro delira... Por causa da fala do ouro, deixa-se a balança e a lira. L’Or Parle Ouro Fala Dans les gisements d’Or qui Parle, l’or parle et l’or conspire. Mas, nas lavras do Ouro Fala, o ouro fala e o ouro conspira. Symboles de la Justice et des Muses, la balance et la lyre renvoient au Droit et à la Poésie qu’Alvarenga aurait donc abandonnés pour s’adonner aux préoccupations terre-à-terre de l’exploitation minière. Le sujet poétique lui reproche ainsi d’avoir dérivé du bon chemin (c’est le sens étymologique du verbe délirer qui dans ce contexte permet aussi un jeu de mots sur les liras de l’Arcadie). Au bout de cet égarement, en partie dicté par la séduction dont son épouse était le support, s’annonce la marginalisation définitive, formulée dans les deux derniers quatrains : interpellant le « Colonel Alvarenga » enfin identifié comme destinataire de l’oracle, deux figures allégoriques situent le destin du poète au-delà de la prison et de l’exil. Ainsi, sous couvert de l’obséquiosité initiale à l’égard de la figure féminine lumineuse du couple, c’était deux spectres qui visaient d’abord le mari : L’or parle… De l’or elles parlaient de plus loin la Mort et la Peur… Ouro fala… Ouro falavam de mais longe a Morte e o Medo… La thématique de la malédiction de l’or, fondement de la première partie du recueil, revient donc à la surface du cycle consacré aux héros de la Rivière aux Morts. Empruntatnt son langage au métal convoité, la Mort et la Peur signifiaient le malheur de qui s’était égaré en préférant le matérialisme des mines à la Balance et à la Lyre de l’esprit. Et c’est d’ailleurs aussi la leçon qui 149 150 25/11/2014 ressort, de façon bien plus évidente, du Romance LXXVIII ou de Um Tal Alvarenga qui, dès son titre, met le personnage au premier plan de la narration. En huit sizains d’heptasyllabes présentant une assonance spécifique aux seuls vers pairs de chaque strophe, un narrateur anonyme établit la biographie d’un personnage hors du commun. À la simplicité formelle de cette structure caractéristique de la poésie populaire des chanteurs de foire du sertão1 correspond la lisibilité immédiate d’un contenu qu’on peut interpréter comme la traduction dans « la langue de tout le monde » de la symbolique qui sous-tend les autre poèmes du cycle. Ainsi, le premier sizain explicite les références à la Balance et à la Lyre qui ornaient le Discours de Ouro Fala : Par une mer de tempêtes il vint résider dans ces Mines : poète et docteur il maniait autant les Lois que les rimes. Il épousa une demoiselle qui était la fleur de ces terres. Veio por mar tempestuoso a residir nestas Minas: poeta e doutor manejava por igual as Leis e as rimas. Desposara uma donzela que era a flor destas campinas. Cette double qualité se retrouve sous une formulation encore plus simple lorsque son arrestation est rapportée dans la quatrième strophe : Un homme de Lois et d’Art fut arrêté pour ses rêves portant sur la Liberté. Um homem de Leis e de Arte, foi preso só por ter sonhos acerca da Liberdade. De même, la deuxième stance tire des conclusions sur les effets négatifs d’une richesse matérielle immodérée : Il parcourait toutes ses mines – elles étaient grandes et riches ! Mais l’or qui altère les hommes, et qui inquiète leurs vies, le menait sur ces montagnes à rêver parmi ces Villes. Andava por suas lavras – como eram grandes e ricas! Mas o ouro, que altera os homens, deixa as vidas intranqüilas, levava-o por esses montes, a sonhar por essas Vilas. Mais tant de simplicité n’en obéit pas moins à une dialectique des plus subtiles que nous nous proposons de mettre en évidence. Ainsi, la vie du héros est d’abord présentée comme une fixation dans la capitainerie des Mines après les tempêtes d’une traversée de l’Atlantique. Spirituellement équilibré entre l’étude des lois et de la poésie dans sa nouvelle résidence (l’étymologie de ce substantif repose sur le verbe latin sedere avec le sens de rester assis, être stabilisé, habiter), il y vivait en parfaite syntonie avec la terre de Minas en raison de son mariage avec une jeune fille 1 Geir CAMPOS, Pequeno Dicionário da Arte Poética, São Paulo, Cultrix, 1978 à l’entrée sextilha (à ne pas confondre avec la sextina qui relève au contraire de la poésie savante au plus haut niveau). 150 151 25/11/2014 présentée comme la quintessence de cet espace géographique – flor destas campinas. Ses déplacements de mine en mine constituaient par conséquent la concrétisation d’une relation parfaite entre le centre où il avait réussi à s’iplanter et la périphérie qu’il dominait. A partir du moment où l’or l’altère – c’est-à-dire, modifie sa mentalité em provoquant une soif matérielle –, tout cet équilibre bénéfique est rompu. Alvarenga perd toute stabilité : dans l’inquiétude d’une nouvelle vie, il rêve et se met à divaguer dans un espace où les repères antérieurs ne sont plus perceptibles : Par salles, rues, et chemins, elles ont été dispersées, les histoires dont il rêvait - et on découvrait peu à peu les plus lointaines paroles de ses vagues discussions. Em salas, ruas, caminhos, foram ficando dispersas as histórias que sonhava – e iam sendo descobertas as mais longínquas palavras das suas vagas conversas. Ne parvenant plus à faire converger sur sa personne un réseau positif que lui même ordonnerait, le poète se heurte aux forces destructrices nommément identifiées : la confusion l’envie, la haine et la perversité. Finalement immobilisé dans les fers de la prison – il perd la lumière qui auparavant l’orientait sur les terres de Minas: Et son épouse si belle, et son épouse si noble, Barbara qu’il disait être pour lui l’Étoile du Nord, ni ne dirigeait sa vie, ni de la mort le sauvait. E sua mulher tão bela, e sua mulher tão nobre, Bárbara – que ele dizia a sua Estrela do Norte, nem lhe dirigia a vida nem o salvava da morte. Privé de ce point d’appui d’où provenait son énergie initiale le voici réduit à un état purement végétatif, sur une terre d’exil, et dans un environnement qui le méprise : Et maintenant de tous ses biens, il ne lui restait que la vie (…) - d’une si triste lâcheté qu’il n’en tirait que mépris. E agora do que tivera, a vida, só, lhe restava. (...) - tão tristemente covarde que só causava desprezo. Alvarenga c’était son nom son ancienne gloire éteinte, il roulait au fond des cachots, son destin persécuté. De regrets il ferma les yeux, donnant ce qu’il avait : sa vie. Era ele o tal Alvarenga, que apagada a glória antiga, rolava em chãos de masmorra sua sorte perseguida. Fechou de saudade os olhos. Deu tudo o que tinha: a vida. Désorienté, loin de toute lumière, dans une errance perpétuelle de prison en prison, et incapable de trouver un point fixe depuis lequel reconstituer un minimum d’harmonie, il finit par perdre « la seule chose qui lui restait » pour reprendre la formule du gouverneur de l’Angola 151 152 25/11/2014 donnant ses instructions au commandant du camp d’Ambaca qui venait de lui communiquer la mort du prisonnier1. C’est encore une leçon occulte d’alchimie qui est soumise à la réflexion du lecteur : ayant perdu l’orientation spirituelle de l’étoile polaire qui l’avait illuminée au Brésil, la Liberté dont il s’était mis à rêver devenait l’instrument de sa perte. Après les tempêtes maritimes auxquelles il avait échappé en s’ancrant dans les montagnes de Minas, la malédiction matérialiste de l’or le précipitait vers la mort dans des terres d’exil. Et ce n’est certainement pas par hasard que Cecilia insistait sur un nom porteur de mauvais augure – o tal Alvarenga ; le Dicionário de Morais Silva précise bien : Alvarenga: 1) espèce de grande chaloupe utilisée pour charger et décharger les bateaux. 2) Territoire incertain. Alvarenga : 1) espécie de lancha grande, que serve para carga e descarga de navios. 2) Ant. Território incerto. En irait-il de même pour Maria Ifigênia, la fille aînée du couple dont le nom figure sur le titre de deux poèmes qui lui sont dédiés dans le Romanceiro ? Bárbara Heliodora auteur inconnu - Source: Wikipédia Maria Ifigênia de Alvarenga auteur inconnu - Source: Wikipédia 1 Cf. “O tal Alvarenga que acabou de perder a única cousa que lhe restava” (RODRIGUES LAPA Vida e Obra de Alvarenga Peixoto, Rio, 1960; texte repris in Domício PROENÇA FILHO, A Poesia dos Inconfidentes, Nova Aguilar, Rio, 1996, p. 936). La coïncidence ne peut être fortuite : on peut supposer que Cecilia avait eu accès à la source de Rodrigues Lapa, à savoir : RUELA POMBO, Inconfidência Mineira, Luanda, 1932. 152 153 25/11/2014 2 - Maria Ifigênia princesse déchue Sous le titre de Romance LXXVII ou da Música de Maria Ifigênia, un premier romance conforme à la tradition - quarante heptasyllabes répartis en cinq stances dont les vers pairs présentant tout du long une assonance unique en a-o - met en scène une enfant s’exerçant au piano. Une source possible réside dans l’œuvre de LJDS (1927, p. 202) qui évoque dans les termes suivants deux témoignages rapportés par les Autos de Devassa : Le onzième témoin entendu par les enquêteurs de Minas, José Joaquim de Oliveira, avait rapporté qu’alors qu’il se trouvait à Rio das Mortes, chez un métis, professeur de musique, un certain José Manoel Vieira, qui habitait une maison contiguë à celle d’Alvarenga, celui-ci lui avait dit qu’il enseignait la musique à Maria Ephigenia, fille d’Alvarenga. Lorsque le témoin lui demanda si son élève faisait des progrès, l’autre avait répondu que la petite ne pouvait guère progresser « du fait des gâteries que lui prodiguait sa mère » ; la traitant de princesse du Brésil elle disait toujours que « si un jour ou l’autre ce continent devait être gouverné par des nationaux non assujettis à l’Europe, c’est à elle que cela reviendrait vu l’ancienne implantation à São Paulo où sa famille et sa maison étaient des premières ». Le témoin dit qu’il n’avait accordé aucune importance à cela, mais qu’il avait compris ensuite après les arrestations. À son tour, José Manoel Xavier Vieira (48e. témoin du procès en cours dans le Minas) lors de sa déposition le 27 juillet 1789, avait confirmé en partie ce témoignage, tout en rectifiant le point suivant : Da Barbara lui avait recommandé de traiter Maria Ephigenia de princesse, mais non pas de princesse du Brésil. A undécima testemunha ouvida nessa Devassa, José Joaquim de Oliveira, narrou o seguinte: achando-se no Rio das Mortes, em casa de um pardo, mestre de música, por nome José Manoel Vieira, que morava de paredes meias com a casa de Alvarenga, disse-lhe este que estava ensinando música a Da Maria Ephigenia, filha de Alvarenga. Perguntando o depoente si estava a sua discipula adiantada, respondeu-lhe o outro que a menina não podia adiantar-se muito "por causa do mimo com que a tratava sua May", que lhe dava o nome de Princeza do Brasil, e dizia sempre que "si algum dia este continente fosse governado por nacionaes sem sujeição à Europa, a ella lhe pertencia por antiguidade de paulistas, sendo sua família e sua casa das primeiras". O depoente dize que não ligou importancia a essa circunstancia, mas veiu a comprehendel-a depois das prisões. Por sua vez, José Manoel Xavier Vieira (48a. testemunha da Devassa em Minas) em seu depoimento a 27 de Julho de 1789, confirmou em parte o que havia dito a testemunha referente, rectificando, porem, o ponto seguinte: Da. Barbara lhe recomendára que tratasse Maria Ephigenia como princesa e não como princesa do Brazil. La transposition poétique des allégations des voisins médisants repose sur une voix anonyme : informée du destin qui attend la jeune fille, cette voix s’exprimant en un temps postérieur aux événements auxquels elle se réfère, pourrait bien être la même qui émettait le Discours à la Contrée de la Rivière aux Morts dont le toponyme s’inscrit d’ailleurs en leitmotiv dans chaque premier vers des cinq strophes du poème. S’adressant aux échos célestes censés avoir enregistré les exercices de l’enfant sur son piano1, le sujet poétique installe d’emblée un environnement propre à la fiction de la pastorale, dans une 1 Née en 1779 (JLDS, 1927, p. 200), elle avait donc tout au plus dix ans au moment de l’arrestation de son père ; sans citer de source, JLDS date le mariage de ses parents de 1778, alors que Rodrigues Lapa (Poesia dos Inconfidentes, p. 922), précise que le mariage avait été célébré en 1781, par le Vicaire Toledo et sur injonction de l’évêque de Mariana en visite épiscopale à São João del Rei. Pour sa part, JNSS, (in Brasileiras Célebres) affirme que Maria Ifigênia avait douze ans quand elle avait reçu le surnom de princesse du Brésil, et ne fournit aucune donnée sur le mariage de ses parents. 153 154 25/11/2014 nébuleuse de connotations pouvant rappeler le mythe de la Nymphe Écho que la souffrance et la solitude avaient fini par pétrifier : Échos de la Rivière aux Morts, répétez en un doux plaisir, l’exercice mal assuré, en marche sur ce clavier. Deux toutes petites mains cherchent de chaque côté, le chemin secret qu’indique la partition musicale. Ah, comme tout à l’air juste !... Et comme tout tourne à faux. Ecos do Rio das Mortes, repeti com doce agrado o exercício mal seguro que anda naquele teclado. Duas mãozinhas pequenas procuram de cada lado o sigiloso caminho que está na solfa indicado. Ai, como parece certo!.. E como vai todo errado. En s’efforçant de faire revivre un fantôme du passé, cette voix se comporte également en interprète des augures qui planent au-dessus d’une enfant innocente ; elle ne parvient pas à maîtriser le solfège, et la mélodie qu’elle produit préfigurerait le malheur qui d’abord frapperait ses parents : Échos de la Rivière aux Morts, cette musique en fausses notes, la nervosité de ces doigts, ont un destin défini. Triste fillette qui étudie si péniblement tendue… Traitée comme une Princesse, mais pour quel étrange règne ? Elle verra sa mère folle, et son père déporté… Ecos do Rio das Mortes, este som desafinado, este nervoso manejo, têm destino assinalado. Triste menina, a que estuda com tão penoso cuidado... Tratada como Princesa, para que estranho reinado? Vai ver sua mãe demente, vai ver seu pai degredado... Les difficultés de la fillette peinant à reproduire l’harmonie inscrite sur le papier répercuteraient ainsi la menace inscrite dans le toponyme de son royaume : les deux mains de l’enfant exprimeraient un conflit latent dans l’environnement où elle vivrait en tant qu’héritière d’un domaine dont le couple princier fondateur finirait exilé, physiquement et mentalement. Pourtant, alentour, la nature réunit toutes les caractéristiques du locus amoenus propres à la fiction pastorale adapté à la mode brésilienne, perroquets compris : Échos de la Rivière aux Morts, Ils sont plus heureux dans le pré, le vent tout autour des fleurs la lumière autour du bétail, le ruisseau qui chante couché les écumes sur ses pavés… Et les blanches palombes rondes sur les pentes de chaque toit : et les perroquets bruyants qui bégayent leurs messages… Ecos do Rio das Mortes, são mais felizes no prado, o vento, em redor das flores, a luz em redor do gado, o arrio que canta espumas em suas lajes deitado... E os brancos pombos redondos, em cada curvo telhado: e os ruidosos papagaios gaguejando seu recado... 154 155 25/11/2014 La nymphe qui devrait animer le centre musical de cette heureuse bucolique en est empêchée par une sorte de péché originel que la voix anonyme déplore tout en s’avouant incapable de l’identifier : Doigts fragiles, poignets frêles, par quoi auriez-vous péché ? (…) Frágeis dedos, tênues pulsos, qual será vosso pecado? (...) Échos de la Rivière aux Morts, dans ce piano du passé gît une enfance perdue, un travail inexpliqué. Eco do Rio das Mortes, nesse piano do passado, fica uma infância perdida, um trabalho inexplicado. Et c’est une autre voix qui, dans un discours imprimé en italique au milieu de la page, conclut par une sorte d’épitaphe anticipée qui intègre la fillette à l’ensemble des autres victimes d’un contexte historique qui la dépasse : Mains de Marie Iphigénie, fantôme ailé et innocent... Votre mesure s’est perdue dans une époque de malheur… (Ébène et ivoire, qu’étiez-vous ? - un délicat cimetière.) Mãos de Maria Ifigênia, fantasma inocente e alado... - Vosso compasso perdeu-se por um tempo desgraçado... (Ébano e marfim, que fostes? - Cemitério delicado.) L’innocence angélique de l’enfant ne bat pas à la mesure du tempo idéologique de l’Histoire que l’ébène et l’ivoire du clavier portaient en présage du cimetière de la Rivière aux Morts, un présage qui se confirme peu après. Sous le titre de Romance LXXIX ou Da Morte de Maria Ifigênia, le deuxième poème dédié à la jeune fille, se présente sous la forme de quatre strophes de cinq heptasyllabes chacune dont seuls le second et le cinquième sont rimés. Ce schéma reprend celui du Romance XXV ou Do Aviso Anônimo, dans lequel le sujet poétique évoque la panique qu’une lettre venue de loin aurait provoquée dans la haute société de São João del Rei1 – c’est-à-dire de la ville de la province de la Rivière aux Morts où Alvarenga avait occupé les plus hautes fonctions de la Magistrature. Dans ce Romance XXV, sans citer le moindre nom, la voix anonyme annonçait le malheur général, et pointait dans sa strophe finale les victimes innocentes en train de contempler le ciel depuis les balcons des belles résidences : Mais les enfants sont tout sourire sur les balcons – presque orphelins – Les yeux tournés vers les nuages, comme les beaux anges d’or des églises de São João. 1 Mas os meninos risonhos pelas varandas estão – quase órfãos – mirando as nuvens, como os belos anjos de ouro das igrejas de São João. Cf. supra, Premières Coupes, in Cartes sur Table. 155 156 25/11/2014 L’allusion aux quatre enfants1 nés des amours d’Alvarenga et de Barbara n’y était perceptible que pour les lecteurs bien informés. Quant au Romance LXXIX, traitant de la mort de Maria Ifigênia il évoque dans une narration succincte la chute de cheval qui lui aurait été fatale à l’âge de quinze ans2. D’emblée, le poème reprend l’allusion à son surnom de princesse et l’inscrit sous le signe du malheur : Qu’il y eût au Brésil un royaume, Et elle pouvait être princesse, - car telle était sa lignée. Mais ses terres étaient le deuil et son règne la tristesse. Se o Brasil fosse um reinado, poderia ser princesa, - tal era a sua linhagem. Mas seu campo andava em luto, e era seu reino a tristeza. En contradiction radicale avec les rêves de grandeur de ses parents – et notamment de sa 3 mère , le narrateur avance une hypothèse qui relève du fantastique : la monture de Maria Ifigênia aurait été prise d’une hallucination en rapport avec la terre d’exil en Angola où Alvarenga avait péri : Le cheval qui l’amenait par des montagnes arrondies, ses yeux d’effroi qu’ont-ils vu, par les terres noires d’Ambaca, sur des horizons de détresse ? O cavalo que a levava por arredondados montes, que viu, nos olhos de espanto, nas negras terras de Ambaca, sobre exaustos horizontes ? La référence explicite aux terres d’Ambaca, sans commentaire éclairant l’allusion, suppose que le lecteur établisse seul la relation et puisse être en mesure d’identifier ce toponyme. Le destin de la fille se trouve ainsi relié à celui du père, par le biais d’une question sans réponse à laquelle la troisième strophe propose un premier commentaire : (Plutôt que le malheur, la mort. Plutôt que ce futur opaque. Et de la vie à la mort, juste un saut – de la terre de l’or au grand ciel, pur et obscur.) (Melhor que a desgraça é a morte. Melhor que o opaco futuro. E entre a vida e a morte, apenas um salto, - da terra de ouro ao grande céu, puro e obscuro.) 1 Lors de l’arrestation d’Alvarenga, Maria Ephigenia avait 10 ans, José Eleuthério 2 ans, João Damasceno, un peu plus d’un an et Tristão quelques mois selon JLDS (1927, p. 202); l’historien adapte les données des Autos de Devassa qui, en date du 2 mars 1791, précisaient l’âge de ces enfants : 12, 4, 3 et 2 ans respectivement (cf. RODRIGUES LAPA, As Cartas Chilenas, Instituto Nacional do Livro, Rio, 1958, p. 163). 2 Elle aurait été enterrée le 10 mai 1794 sur le parvis de la chapelle de São Gonçalo do Sapucaí (Domingos CARVALHO DA SILVA, Gonzaga e outros poetas, Rio, Orfeu, 1970, p. 54). 3 Le poème ne précise pas : Bárbara avait comme ancêtre Amador Bueno, le « bandeirante » de São Paulo, qui, dans la séquence de la révolution portugaise aboutissant à la séparation définitive des couronnes d’Espagne et du Portugal, avait été acclamé Roi du Brésil en 1641 - d’où son surnom de « o Aclamado ». Mais il s’était aussitôt rangé sous l’autorité de la dynastie de Bragança, en faisant « acclamer » à son tour le Roi du Portugal, Dom Jõao IV (cf. CARVALHO DA SILVA, 1970, p. 176). 156 157 25/11/2014 Inscrit entre parenthèses, ce commentaire relèverait donc d’une réflexion à un autre niveau selon laquelle la chute mortelle deviendrait un saut positif qui aurait libéré la jeune fille du malheur – n’oublions pas que la condamnation de tous les conjurés de l’Inconfidência était assortie du séquestre de leurs biens ainsi que de la déclaration d’infamie de leurs enfants et petits-enfants, autant dire de leur mort sociale. Ainsi, au lieu d’être précipitée sur la terre ou l’avenir était sans espoir, la fille d’Alvarenga et de Barbara était projetée vers le ciel et libéré de la malédiction de l’or. La construction sans verbe des trois derniers vers de cette strophe complétée par l’enjambement entre le quatrième et le cinquième, met en évidence la perspective de la transcendance : l’obscurité de ce ciel incompréhensible pour la raison humaine, confirme la pureté d’une immensité qui n’a rien de commun avec l’opacité de l’avenir sur la terre. C’est encore l’Alchimie qui permet de résoudre la contradiction apparente : le Solve de la projection vers le haut réfute le Coagula de l’or dans les ténèbres terrestres. Um deuxième commentaire, direct, sans parenthèse, récuse enfin l’enfermement éventuel dans le contexte historique où avait vécu Maria Ifigênia : Et une petite amazone en perd son humanité : - loin des accusés et des crimes, des sentences, des séquestres, et aussi de la Liberté. E uma pequena amazona perde a sua humanidade: - para além de réus e culpas, de sentenças, de seqüestros, e da própria Liberdade. Émanation d’un univers dépassant les limites terrestres comme le suggère le qualificatif d’amazone, elle retournait à l’empire fondamental dont son nom d’Iphigénie était porteur – du grec iphi « avec force », Genos « race, famille, et en particulier la grande famille patriarcale »1. Par l’intervention des forces de l’Esprit opérant sur sa part animale incarnée par sa monture, elle rejoignait la monarchie des ombres de l’ailleurs qui s’étaient manifestée dans un éclair ouvert sur l’espace angolais où son géniteur était désormais enseveli. Instrument de la Diké, son cheval, archétype de ce monde à la fois chtonien et ouranien qu’il portait dans ses yeux effrayés2, la réintégrait à l’hybris d’Alvarenga, dans une nouvelle version de la tragédie antique où sa mère tenait le premier rôle. Cette monture indomptée prenait rang de la sorte, par anticipation, dans l’immense cavalcade que Cecilia met en scène avec l’avant-dernier poème du recueil : sous le titre de Romance LXXXIV ou dos Cavalos da Inconfidência, quatre-vingt quatre octosyllabes – exactement le nombre sous lequel ce poème qui n’a de romance que les assonances rimant séparément chacune de ses onze strophes – constituent un hymne à ces prétendus serviteurs 1 2 Junito BRANDÃO, Dicionário Mítico–Etimólogico, Petrópolis, Vozes, 1993. Sur la symbolique du cheval : CHEVALIER / GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Robert Laffont, 1982. 157 158 25/11/2014 des hommes que le sujet poétique affirme « étrangers aux passions de leurs maîtres » et porteurs d’un message supérieur : Ils étaient nombreux les chevaux, pour accomplir leur dur service. Eles eram muitos cavalos, cumprindo seu duro serviço. La cendre de leurs cavaliers sur eux apprit et temps et rythme, et à monter aux pics du monde… et à rouler dans les précipices… A cinza de seus cavaleiros neles aprendeu tempo e ritmo, e a subir aos picos do mundo... e a rolar pelos precipícios... 3 - L’étoile de Bárbara Eliodora La figure principale de la tragédie de la Rivière aux Morts surgit pour la première fois dans le quatrain qui termine la cinquième strophe de la Fala à Comarca do Rio das Mortes : Dona Bárbara Eliodora, parlez!... (Puissions-nous vous entendre !) Dites-moi Étoile du Nord, où êtes vous avec vos peines ? Dona Bárbara Eliodora, falai!... (Quem vos escutara!) Dizei-me, do Norte Estrela, onde assistem vossas mágoas! En contre-point à l’allusion aux festivités d’octobre 1788 où elle était la « Reine » du banquet lors du baptême de deux de ses enfants, cet appel déplorant son silence la situe au cœur de la galerie des victimes à venir. Quant au fameux qualificatif d’Étoile du Nord, l’interpellation du sujet poétique en signifie le peu de consistance, puisque ce point axial de l’univers ne serait plus qu’un espace de souffrance, impossible à repérer. Elle ne sera plus cité dans ce Discours que nous avons vu fonctionner à la manière d’un prologue où c’était plus particulièrement la personne du Vicaire Toledo qui prenait corps dans l’espace du sud de Minas ; mais dès le premier poème du cycle, c’est la position centrale qui revient à Bárbara Eliodora dès le titre du Romance LXXV qui porte son nom. Ce Romance LXXV ou de Dona Bárbara Eliodora est élaboré selon une métrique savante : quarante deux heptasyllabes se répartissent en cinq huitains suivis d’un distique final ; les quatre premiers huitains se composent d’un sizain présentant une rime unique dans les seuls vers pairs, et complété par un distique où les deux vers riment en accord avec le nom de l’héroïne sur lequel se conclut donc chaque strophe ; quant au dernier huitain, reprenant les rimes des vers pairs antérieurs, il débouche sur l’ultime distique à part, construit à nouveau sur la rime fondée sur le nom de Bárbara Eliodora qui ainsi couronne le poème. De cette métrique recherchée qui renvoie aussi bien à la poésie lyrique galaïco-portugaise qu’à la poésie baroque en général il ne résulte aucune difficulté de compréhension. En fait, la fluidité du texte met en évidence le leitmotiv annoncé par le titre et repris cinq fois dans la position stratégique 158 159 25/11/2014 que nous avons signalée, suggérant de la sorte qu’une clef essentielle pourrait résider dans le nom que porte l’héroïne. Dans un cadre spatial réduit aux seuls topiques de la fiction pastorale, Bárbara Eliodora est mise en scène en compagnie de deux autres femmes dont les noms pourraient très bien convenir à deux bergères de l’Arcadie brésilienne : Trois jeunes filles sont assises dans un pré d’immense verdure. Le ruisseau qui coule tout proche, En un discours cristallin, lance un sourire à Policène, et baise les doigts d’Umbelina ; devant la troisième, il pleure car c’est Barbara Eliodora. Há três donzelas sentadas na verde imensa campina. O arroio que passa perto, com palavra cristalina, ri-se para Policena, beija os dedos de Umbelina; diante da terceira, chora, porque é Bárbara Eliodora. En fait, il s’agit des prénoms des deux sœurs de Bárbara à qui Antonio Diniz Da Cruz e Silva avait dédié un sonnet, lors de son déplacement au Brésil pour assister à la prise de fonction d’Alvarenga à la plus haute magistrature - Ouvidor - de São João del Rei. De toute évidence Cecília s’inspirait de ce poème de circonstance qui, dans l’édition du Tome I des œuvres complètes de ce poète et magistrat portugais, figure sous la dédicace qui lui sert de titre : Ás Senhoras D. Bárbara Eliodora Guilhermina da Silveira, D. Maria Inácia Policena da Silveira, D. Iria Claudiana Umbelina da Silveira1. 1 Le poète de l’Arcadie portugaise y reprenait le mythe du jugement de Pâris chargé de désigner la plus belle des trois déesses Héra, Athéna ou Aphrodite : Préoccupé entre les trois déesses Pâris doutait à remettre la pomme : Sans voile, il les voyait toutes parfaites Et plus il voyait, plus il hésitait. Absorto entre as três deusas duvidava Páris a qual o pomo entregava: Sem véu, as perfeições de todas via E quanto mais via, mais vacilava D’en regarder une attentivement lui faisait décider en sa faveur, Mais il ne savait alors se résoudre quand ensemble ensuite il les contemplait. Se qualquer de per si attento olhava, Em seu favor a lide decidia, Mas logo resolver-se não sabia Quando juntas depois as contemplava, Enfin je ne sais quoi que la nature Plus libérale avec Vénus offrit Le pousse à donner le prix de beauté. Em fim um não sei que, que a natureza Mais liberal com Venus repartira, O move a dar-lhe o premio da belleza. Ah ! qu’entre vous un choix semblable advînt, le même Pâris, plein d’incertitude, Jamais ce grand débat n’eût décidé. Ah! se igual entre vós lide se vira, O mesmo Páris, cheo de incerteza, Nunca a grande contenda decidira. Cf. Poesias de Antonio Diniz da Cruz e Silva, na Arcadia de Lisboa Elpino Nonacriense, T. 1, Lisboa 1807, Typografia Lacerdina, p. 155 (disponible sur Internet). Ce premier séjour de Cruz e Silva dans la capitainerie de Minas, précédait sa participation en tant que magistrat au déroulement de l’enquête sur l’Inconfidência (CARVALHO DA SILVA, 1970, p. 4849). 159 160 25/11/2014 Entre ces trois déesses brésiliennes (dont l’une, Policena porte même le nom de la sœur cadette de Pâris dans la mythologie grecque !), Cecilia attribue le rôle du berger troyen au ruisseau coulant dans le pré. Mais au lieu d’hésiter indéfiniment face à Barbara, comme chez Cruz e Silva, le voici qui se détourne en pleurant … et sans tenir compte des éloges que la voix narrative tisse dans la strophe suivante en faveur de la belle qu’elle compare d’abord à un cygne, puis à une marguerite et enfin à Flora, c’est-à-dire à la déesse de la végétation devant qui l’univers entier de l’Arcadie devrait s’incliner. Puis, dans la strophe suivante imprimée en italique au milieu de la page, ce même ruisseau prophétise le malheur en se fondant sur une contradiction exprimée par l’oxymore relatif à la lumière qui émane d’un tel visage : Si grand était son lignage et si rare sa beauté, qu’elle n’aurait pas dû mériter la douleur que lui réserve la grande étoile funeste qui illumine son visage. (Donzela de tal prosápia, de graça tão peregrina, oxalá não merecera a aflição que lhe destina a grande estrela funesta que sua face ilumina. En jouant sur la polysémie du substantif étoile, l’augure renvoie subtilement à l’hybris inscrite dans le nom de la belle : Bárbara, à la fois étrangère et hors norme - Hélios Doron, don du soleil, ou offrande au soleil selon l’étymologie grecque. Et le ruisseau formule alors sa prédiction qu’il conclut sur un aphorisme : Et je vois cette triste dame toute en larmes et en ruine clamant aux cieux, dans sa folie le malheur de son destin. On perd tout ce que l’on adore Dona Bárbara Eliodora! E eu vejo a triste donzela Toda em lágrimas e ruína Clamando aos céus, em loucura Sua desditosa sina. Perde-se quanto se adora, Dona Bárbara Eliodora! Sous cette prétendue vérité générale1, la prophétie dénonce le déséquilibre que la Diké sanctionne : l’excès humain se retourne contre qui en est responsable, en un préjudice d’autant plus 1 L’aphorisme sonne comme un écho d’une composition du poète portugais Antero de Quental qui, dans un poème daté de 1860-62 et intitulé "A Fada Negra" - la Fée Noire –, remerciait la raison de lui avoir fait découvrir les deux composantes de la lumière, avant de conclure en romantique bon teint : Raison !vieille au regard aigu et cruel, Et au souffle plus mortel que la peste ! Pour ce baiser glacé que de toi J’ai reçu, Fée noire, bénie sois-tu ! Razão! velha de olhar agudo cru E de hálito mortal mais do que a peste! Pelo beijo de gelo que me deste, Fada negra, bendita sejas tu! Bénie sois-tu pour l’agonie causée Par le deuil funéraire de cette heure Où j’ai vu crouler tout ce qu’on adore, et à quel point la nuit luit dans le jour ! Bendita sejas tu pela agonia E o luto funeral daquela hora Em que eu vi baquear quanto se adora, Vi de que noite é feita a luz do dia! 160 161 25/11/2014 fort que l’excès dépasse la mesure, l’adoration ne pouvant être vouée qu’à la divinité ; cela constitue également une référence discrète à la Loi Hermétique de la Voie du Milieu. Réassumant alors la parole dans la strophe finale, en un texte imprimé à nouveau en caractères romains sur la partie droite de la page, la voix narrative confirme la prédiction : Elle était de l’excellence la plus fine et délicate ; elle était bague et couronne elle était pierre en diamant... des ombres sont tombées sur terre brusquement comme un rideau. Ela era a mais excelente a mais delicada e fina. Era o engaste, era a coroa era a pedra diamantina... Rolaram sombras na terra como súbita cortina. Accumulant ainsi les éloges dans un discours au passé, au-delà de l’assimilation à un bijou ouvragé à partir des diamants de la terre de Minas, le sujet poétique évoque le rideau de la tragédie retombant sur cette même terre. Nec plus ultra des demoiselles de Minas, Bárbara était bien une incarnation féminine du plus précieux des béryls, cet héliodore couleur d’or et porteur de la lumière solaire que son nom reflétait. Et tant de splendeur se perdait sur terre sous l’effet des ombres qui l’occultaient tout en détruisant les chimères de l’Arcadie. Et selon cette logique, reprenant l’allusion à l’étoile du nord du berger Alvarenga, l’ultime interpellation constate que l’étoile du matin s’est brisée : Partiu-se a estrela da aurora: Dona Bárbara Eliodora! La promesse des feux de l’aurore – aurea hora, l'heure d'or de la réalisation alchimique – ne sera pas tenue sur la terre. Désormais, c’est à une autre mise en scène que Cecilia convie le lecteur en évoquant la cérémonie funèbre qui clôture le cycle sous le titre de Romance LXXX ou Do Enterro de Bárbara Eliodora. Dans soixante heptasyllabes répartis en dix sizains ayant chacun une assonance propre dans les vers pairs – c’est-à-dire le mètre populaire déjà utilisé dans le Romance LXXVIII de um tal Alvarenga - un narrateur anonyme omniscient accompagne les derniers moments de cet enterrement que les documents historiques auxquels Cecilia avait accès précisaient s’être déroulé dans la Matrice de São Gonçalo de Sapucaí où les restes mortels de la protagoniste avaient été ensevelis dans le chœur même de l’édifice1 : 1 José Lúcio dos Santos précise que Barbara était décédée à São Gonçalo le 24 Mai 1819, à l’âge de 60 ans (JLDS, 1927, p. 533). Le document officiel relatif à son enterrement a été publié par Aureliano LEITE, Influência de uma Família Paulista do Século XVI nos Destinos do Brasil, S.Paulo, Bentivegna, 1949. 161 162 25/11/2014 Le vingt-quatre Mai mille huit cent dixneuf est décédée de phtisie Dona Bárbara Guilhermina da Silveira, âgée de soixante ans, et munie de tous les sacrements, elle a été conduite à la sépulture par le Vicaire et huit autres prêtres après une messe de corps présent et un office à neuf lectures ; revêtue de l’habit de la confrérie du Carmel elle a été ensevelie dans le chœur, toutes les dépenses ayant été payées par son tuteur. A vinte quatro de maio de mil oitocentos e dezenove falecendo ethica Dona Bárbara Guilhermina da Silveira da idade de cessenta annos com todos os sacramentos foi levada a sepultura pelo seu Reverendo Vigário e mais oito sacerdotes que lhe disserão Missa de corpo presente e fizerão o Officio de nove lissõens e envolta no hábito do Carmo foi sepultada das grades para cima e pagou tudo seu tutor. La structure de cette composition n’est pas anodine : les dix stances se répartissent en trois unités successives de trois sizains, le dixième fonctionnant comme une conclusion à part ; de plus, chaque unité de trois et la strophe finale commencent par le même vers qui se réfère aux neufs prêtres menant la dépouille mortelle dans l’espace sacralisé. Ainsi, Cecilia scandait la symbolique du nombre neuf – c’est-à-dire du nombre qui ferme le cycle des unités et débouche sur le dix marquant le cycle supérieur des dizaines. Et cela correspond au passage de la frontière que la première stance met en exergue en insistant sur le déplacement des officiants à l’intérieur du temple : Neuf prêtres sont en prière - et en quelle tristesse ils prient! – derrière une forme frêle, un corps chétif qu’ils mènent par la nef, au-delà des grilles et au pied du maître-autel enterrent. Nove padres vão rezando – e com que tristeza rezam !atrás de um pequeno vulto, mirrado corpo, que levam pela nave, além das grades, e ao pé do altar-mor enterram. Dans leur traversée trois fois trois serviteurs du divin ont donc conduit le corps jusqu’au centre de l’espace sacré : depuis la porte de l’occident par le chemin horizontal de la nef centrale, ils ont menée à l’orient la dépouille qu’ils avaient en charge : parvenus à la frontière de la verticalité matérialisée par le maître-autel, résidence symbolique de la divinité puisque support du tabernacle, ils ont atteint l’endroit idéal pour une sépulture, là où l’esprit pourra se libérer des entraves du corps. Et cela d’autant plus que dans la langue portugaise la polysémie de l’expression « além das grades », renvoie en même temps qu’au franchissement de la grille du chœur à un au-delà extérieur aux barreaux des prisons - et donc aussi au-delà des cellules qui limitaient l’espace terrestre des condamnés de l’Inconfidência. Une fois le trajet rituel spécifié de la sorte, l’élégie se concentre sur le personnage de Bárbara, pour déplorer d’abord la grandeur perdue - sic transit gloria mundi – d’une figure qui se distinguait auparavant par la position centrale et verticale qu’elle occupait dans la caste supérieure. Désormais elle est vouée à l’horizontalité de la tombe et à la périphérie de la mémoire des hommes mise en scène dans un rituel qui aboutit à une assimilation avec le destin de son époux, illustrée par la métaphore sur laquelle prend fin la troisième strophe : 162 163 25/11/2014 Elle part vers sa froide tombe, sans nom, sans voix, ni substance, parmi des phrases latines, des cierges blancs, des voiles noirs, - elle part vers les longues plages du bannissement surhumain. Lá vai para a fria campa, já sem nome, voz nem peso entre palavras latinas, velas brancas, panos negros, - lá vai para as longas praias do sobre-humano degredo Par une autre nef que celle qui avait conduit Alvarenga sur les plages d’Afrique, l’ultime traversée de son épouse la mène à un exil que les détails du cérémonial confondent, en jouant sur une nouvelle polysémie inscrite dans les substantifs velas (les voiles des vaisseaux et les cierges de l’église), et panos (les voiles funèbres mais aussi maritimes, la langue portugaise ne distinguant pas dans ce cas un masculin d’un féminin). Quant à la deuxième unité – les stances quatre, cinq et six -, elle est organisée autour des souffrances que l’héroïne aurait endurées à la suite de l’arrestation d’Alvarenga : Des cachots froids et profonds, ont dévoré son mari. Quatre poignards dans son âme pour le destin de chaque enfant. Fundos calabouços frios devoraram-lhe o marido. Quatro punhais teve n’alma na sorte de cada filho. Et selon le clair de lune, on vit sa folie furieuse parler aux cloisons muettes de sa maison désespérée, implorer les Rois et les Reines, clamer aux pierres d’Ambaca. E conforme a cor da lua, viram-na exaltada e brava, falar às paredes mudas da casa deseperada, invocar Reis e Rainhas, clamar às pedras de Ambaca. Une fois son époux englouti par les monstres chtoniens, elle aurait donc souffert le calvaire de la Vierge, transpercée non pas par les sept douleurs de la tradition, mais par les quatre poignards de la fatalité qui aurait poursuivi ses enfants ; l’héroïne aurait ainsi sombré dans une folie déjà évoquée dans le Romance LXXV et qui, selon les historiens, n’avait d’autre fondement que l’imagination débridée de Joaquim Norberto de Souza Silva1. Cecília choisissait donc l’hyperbole romantique : du pinacle du système social, Bárbara était précipitée dans le pire désespoir où elle se désagrégeait physiquement et mentalement. Imputant les crises de folie à l’influence délétère de la lune source d’exaltation mentale, le sujet poétique interprétait la tuberculose comme manifestation du feu intérieur qui consumait son héroïne : 1 Cf JNSS, 1862, p. 194, qui ne lui faisait déplorer que la mort de son mari et de la seule Maria Ifigênia : On la voyait sans coiffure, échevelée, les vêtements lacérés et déchirés, le regard brillant mais épouvanté, et elle parlait avec éloquence : sa raison en délire s’exaltait ; on l’entendait alors prononcer avec animation les noms chéris de son époux et de sa fille adorée, et ensuite verser des torrents de larmes. Vião-na com os cabellos soltos, esparsos, desgrenhados; com os vestidos delacerados e rotos; com o olhar brilhante mas espavorido, e fallava eloquentemente; a sua razão em delírio exaltava-se; ouvião-na então pronunciar com animação os nomes queridos de seu esposo e de sua adorada filha, e depois derramar torrentes de lagrimas. 163 164 25/11/2014 C’était l’Étoile du Nord, c’était Barbara la belle… (La toux séchait sa poitrine la fièvre brûlait son front.) Voici qu’on la couche, épuisée, sur un simple grabat de terre. Ela era a Estrela do Norte, ela era Bárbara a bela... (Secava-lhe a tosse o peito queimava-lhe a febre a testa.) Agora deitam-na, exausta, num simples colchão de terra. Celle qui avait incarné un point fixe de l’espace lumineux, tout en haut, au firmament de la beauté, se retrouvait au plus bas, dans sa sépulture terrestre, totalement vidée de sa substance - c’est le sens étymologique de l’adjectif exausta. Et une fois le corps déposé dans cette nouvelle résidence, la septième stance en termine avec le rituel religieux : Neuf prêtres sont en prière Sur la pâleur de son corps. Enfin ces formes se retirent la pierre couvre son sommeil, voilà les missels fermés et les cierges sèchent leurs pleurs. Nove padres vão rezando sobre o seu pálido corpo. E os vultos já se retiram, e a pedra cobre-lhe o sono, e os missais já estão fechados e as velas secam seu choro. Après ces adieux du deuil terrestre la narration enchaîne sur une vision mettant en scène la transmutation de la protagoniste : Dona Bárbara Eliodora reprend vie dans d’autres mondes. Réclamant amis et parents elle veut savoir où sont ses morts : elle court d’église en bagne et parle aux saints les plus obscurs. Dona Bárbara Eliodora toma vida noutros mundos. Grita a amigos e parentes quer saber de seus defuntos: ronda igrejas e presídios, fala aos santos mais obscuros. La folie qui l’avait embrasée sur terre devient source d’énergie dans l’au-delà. À un autre niveau, dans un espace qui embrasse les églises de Minas et les terres d’Afrique, un ange immatériel entreprend de recomposer sa famille de fantômes, c’est-à-dire de reconstruire l’unité dont il était le centre dans la phase terrestre antérieure : Transparente d’eau et de lune, poussière ancienne en rêve d’aile, Dona Bárbara Eliodora agite un fantôme fragile entre la tombe et la mémoire : papillon dans le vitrail. Transparente de água e lua, velha poeira em sonho de asa, Dona Bárbara Eliodora move seu débil fantasma entre o túmulo e a memória: mariposa na vidraça. Dans cet au-delà, à la frontière de l’existence, Barbara n’en demeure pas moins un être céleste condensé sous la forme d’un papillon crépusculaire : le substantif mariposa l’identifie au Brésil comme appartenant à la nuit, la langue portugaise disposant d’un autre substantif – borboleta – pour désigner le papillon évoluant à la lumière du soleil. En suspension dans la pénombre du temple sinon intégrée à ses vitraux, à la fois dedans et dehors, son spectre dessine à la frontière du sacré et 164 165 25/11/2014 du profane, le symbole de l’infini dans les ailes ouvertes du sphinx de la nuit. Les alchimistes diraient que l’œuvre au blanc succède à l’œuvre au noir, Jean et les Évangiles que le grain qui meurt et tombe en terre porte beaucoup de fruits. Enfin, avec la dixième stance le départ des neufs serviteurs du divin qui ont accompli leur mission laisse l’espace sacré se refermer sur lui-même : Et seul le silence pense, sur la pierre, au-delà des grilles. Fica o silêncio pensando, nessa pedra, além das grades. La porte et les clés de l’église sont aussi celles de l’énigme qui pèse sur le silence de la pierre tombale – en français comme en portugais, les verbes penser et peser ont la même étymologie. En dressant ainsi le mausolée d’une figure féminine relativement marginale de l’histoire du Brésil, Cecilia reposait la question du « schéma surhumain de l’indicible conjonction » inscrite jusque dans l’identité de son héroïne : Dona Bárbara Eliodora. Et elle la reposait dans un poème auquel elle attribuait le nombre quatre-vingt, c’est-à-dire, le résultat de la multiplication par dix du symbole de l’infini. C’est là aussi en filigrane la suggestion de la lemniscate des mathématiciens dont le dessin évoque le mouvement permanent de retour au Centre – ou encore, selon la Tradition d’Hermès Trismégiste, l’éternelle circulation de Solve en Coagula que l’Un détermine dans ses perpétuelles manifestations. Des fondements symboliques du même ordre sous-tendent la tragédie élaborée par Cecília autour du Roi et de la Reine de Cœur de Vila Rica, comme nous pourrons le constater au cours de l’ultime épisode de notre analyse de ce Grand Jeu de la fatalité. II - GONZAGA ET MARÍLIA À l’inverse des époux de la Rivière aux Morts, Le Romanceiro s’intéresse en premier lieu à la composante masculine du couple de Vila Rica détruit alors que le plus brillant des mariages était sur le point de le couronner : le nom de Marília, bien que cité à la fin du premier Cenário du recueil, ne trouve de notoriété que dans l’ombre de Gonzaga, en tant que victime collatérale de la fatalité de Mai sur laquelle Cecilia a choisi de construire son interprétation de la tragédie des amants désunis. Et ce n’est qu’une fois le destin du poète définitivement réglé par la sentence déterminant sa déportation à l’île de Mozambique que Marília accède au tout premier plan, protagoniste d’un calvaire culminant avec les dernières élégies qui lui sont consacrées. C’est sur ces bases qu’est élaboré l’ultime triptyque placé ainsi sous l’invocation du couple le plus célèbre de la littérature brésilienne du XVIIIe siècle. 165 166 25/11/2014 1 - La fatalité de Mai Les quatre Romances qui composent ce que nous qualifierons de mini-cycle de Mai démarquent, de toute évidence, un poème anonyme de la tradition hispanique, le Romance del Prisionero que Cecilia avait pu trouver dans la version de Flor Nueva de Romances Viejos publiée en Argentine par Ramón Menéndez Pidal, em 1938, et dont voici le texte intégral : En Mai, oui, c’était en Mai, Lorsque la chaleur commence, qu’en épis montent les blés, et que les champs sont en fleur, lorsque chante la calandre et le rossignol répond, lorsque ceux qui s’aiment vont au service de l’amour ; ici, seul, pauvre de moi, je vis triste en ce cachot ; ne sachant quand il fait jour, ni quand la nuit est venue, que par un petit oiseau qui chantait pour moi à l’aube. Un archer me l’a tué ; que Dieu dûment le punisse. Que por Mayo era por Mayo, cuando hace la calor, cuando los trigos encañan y están los campos en flor, cuando canta la calandria y responde el ruiseñor, cuando los enamorados van a servir al amor; sino yo, triste, cuitado, que vivo en esta prisión; que ni sé cuándo es de día ni cuándo las noches son, sino por una avecilla que me cantaba al albor. Matómela un ballestero; déle Dios mal galardón. À l’intérieur du grand cycle dominé par la figure de Tiradentes ce mini-cycle de Mai s’ouvre sur le Romance XXXVII ou De Maio de 1789, où sont récapitulés les moments cruciaux de l’échec de la conspiration, organisés en six mouvements construits sur un événement central : l’arrestation de Tiradentes, le 10 mai de cette année-là, chez l’orfèvre Domingos Fernandes Cruz qui l’avait accueilli à Rio. Autour de cette donnée historique (JNSS, 1873, p. 236), Cecília élabore treize octaves d’heptasyllabes : à une introduction de trois strophes sans en-tête, succèdent cinq unités de deux stances chacune, ordonnées chronologiquement : 1er Mai, 9 Mai, 10 Mai, Mi-Mai, Fin Mai. L’introduction et chaque sous-ensemble a son propre système d’assonances des vers pairs : le poème se lit donc comme un collage de miniatures dont la dimension réduite rappelle les seize vers du romance castillan. La cohérence thématique de cette composition annoncée par un titre apparemment neutre, s’établit dans la négativité de l’hiver dès le premier distique : Mai avec ses froides brumes, Mai et ses grandes fatigues. Les colonels soupirant, sous de vagues lueurs de cire, les poètes lisant des vers et d’hypothétiques idées ; Joaquim Silvério rêvant argent, bénéfices, cordons. Maio das frias neblinas, maio das grandes canseiras. Os coronéis suspirando à vaga luz da candéias; os poetas mirando versos e hipotéticas idéias. Joaquim Silvério sonhando dinheiro, mercês, comendas. 166 167 25/11/2014 D’abord réduite à des espaces clos, l’agitation des hommes se propage à l’extérieur dans une atmosphère d’inquiétude généralisée : Ô Mai des grandes frayeurs par ravins et par montagnes ! Alertes de toutes parts ! Ó maio dos grandes sustos por barrancos e ladeiras! Avisos a toda pressa! Mystères et mots de passe. Des soldats par les chemins. Visages et plis suspects. Aux oratoires des saints de grands cierges allumés. Dissimulações e senhas. Soldados pelos caminhos. Caras e cartas suspeitas. Os oratórios dos santos com altas velas acesas Aux conditions naturelles insidieusement connotées, la voix du narrateur anonyme ajoute une atmosphère de suspense angoissé qui se concentre sur la silhouette du Lieutenant Tiradentes poursuivi dès le premier Mai sur la route de Rio par le traître Silvério : (Que cet homme soit maudit : sa vilenie de Judas et son arrogance de Comte.) (Maldito seja tal homem: tem vilania de Judas com arrogância de Conde.) Et même en Semaine Sainte Le voilà qui choisit les noms de ceux qu’on allait poursuivre. Il va par monts et par vaux aux trousses d’un condamné pour de près le dénoncer (que le Temps tout en mémoire de son ombre prenne peur.) Mesmo na Semana Santa, esteve escolhendo os nomes dos que vão ser perseguidos. E venceu vales e montes no encalço de um condenado para que de perto o aponte (e o Tempo que é só memória, com sua sombra se assombre). Nommément assimilé à Judas, agent d’une dynamique qui le projette dans le contexte biblique, Joaquim Silvério s’inscrit définitivement dans les ténèbres maléfiques que lui réserve la dimension métaphysique du Temps, marquée par la majuscule. Avec les deux strophes datées du 9 Mai, le lecteur est transporté dans la ville de Rio, où le lieutenant apparaît en fugitif traqué à la recherche d’un refuge relativement sûr : Des anges d’argent brisés Regardaient son air éploré : entre dagues et ceintures, et bougeoirs et crucifix, le voici – tristement humain, tristement persécuté. Il avait le monde en son âme - et il mendiait un abri. Quebrados anjos de prata miraram seu rosto aflito : entre espadins e fivelas castiçais e crucifixos, parou – tristemente humano, tristement perseguido. Tinha o mundo na alma – e mendigava um abrigo. Le Lieutenant qui portait en son âme l’énergie universelle se retrouve ainsi ravalé au rang de l’humanité commune dans un décor marqué par les objets qui caractérisent la boutique de l’orfèvre qui l’hébergeait. Ainsi, dans cette perspective manichéenne, propre à l’épopée 167 168 25/11/2014 traditionnelle, le mois de Mai s’inscrit en charnière où le versant négatif de la fatalité instaure le pôle inexorable de ruine dont parlait Cecília dans la Fala inicial : 10 Mai 10 de Maio Nuit obscure. Des pas lourds. On sait bien qui est en prison. Personne ne dort. Tous parlent, Tous se signent dans la peur. Des pas d’escortes dans les rues - que de grands pas dans le Temps ! Noite escura. Duros passos . Já se sabe quem foi preso. Ninguém dorme. Todos falam, todos se benzem de medo. Passos de escolta nas ruas – que grandes passos no Tempo! Quant aux pensées de la victime expiatoire, le narrateur les imagine dans le seul passage du poème inscrit entre parenthèses au milieu de la page : - Minas de mon espérance, Minas de mon désespoir ! Les soldats m’ont empoigné comme un quelconque bandit. Je venais travailler pour tous et me voici abandonné. Tous tremblent. Et tous s’enfuient. Pour qui tout ce dévouement ? - Minas da minha esperança, Minas do meu desespero ! Agarraram-me os soldados, como qualquer bandoleiro. Vim trabalhar para todos, e abandonado me vejo. Todos tremem. Todos fogem. A quem dediquei meu zelo? Rappelant les paroles que le héros aurait prononcées à son départ de Vila Rica, ces pensées portent également l’écho de la plainte de Jésus de Nazareth au jardin des Oliviers. Faisant alors le point en date de la mi-Mai, le narrateur constate les effets de l’arrestation du Lieutenant dont la nouvelle se propage, semant la peur dans la capitale de la capitainerie et dans les montagnes de Minas. À la fin du mois de Mai, les lumières de l’Arcadie n’y sont plus que souvenir : Fin Mai Fim de maio Les quatre provinces vivent Dans une grande inquiétude : Des soldats vont, des soldats viennent ; les noirs et les blancs en tremblent. On a emmené Gonzaga et Alvarenga et Toledo ! Et Claudio reçoit des messages disant de se cacher à temps ! (…) Par ici brillait l’Arcadie ses vers, ses fleurs, ses idylles… (Que signifient les amours aux oreilles des huissiers ?) Andam as quatro comarcas em grande desassossego: vão soldados , vêm soldados; tremem os brancos e os negros. Se já levaram Gonzaga e Alvarenga, mais Toledo ! Se a Claudio mandam recados para que se esconda a tempo! (...) Por aqui brilhava a Arcádia, com versos, flores, idílias... (Que querem dizer amores, aos ouvidos dos meirinhos?) Les poètes – Gonzaga, Alvarenga et Claudio Manuel da Costa – tout comme Carlos Correia Toledo, le Vicaire de São José del Rei dont il était question dans le Romance da Bandeira da Inconfidência, sont pris dans le cataclysme. 168 169 25/11/2014 Ainsi, ce mois de Mai néfaste s’oppose au renouveau de la nature que chante la tradition d’occident1. Alors que le prisonnier du romance castillan déplore de ne pouvoir participer au sacre du printemps, le Mai de l’hémisphère sud prédit les ténèbres à venir – le règne des huissiers de justice au détriment de l’Arcadie, dont Tomas Antonio Gonzaga, le plus éminent représentant, ressurgit dix-sept poèmes plus loin, avec le Romance LIV ou Do Enxoval Interrompido, et alors qu’il vient d’être arrêté. À la vision épique qui caractérise l’ouverture du cycle de Mai, succède sur le ton mineur, un tableau intimiste, en soixante pentasyllabes de quatorze redondilhas où revient aux vers pairs une rime en –al. Sur ce mètre court caractéristique de la pastorale, un narrateur anonyme – Cecilia dans les rues d’Ouro Preto face à la résidence de Gonzaga – fait surgir de la mémoire le chromo perpétué par la tradition : le fiancé de la belle Marília en train de broder à l’aide d’une aiguille d’or et d’un dé d’argent son propre costume de marié2. Ici le fiancé avec son aiguille, et son dé brodait l’habit du trousseau. En Mai, oui en Mai Un Mai fatidique ; Les roses mouraient dans sa closerie. La route et le mont en brouillard total. La lune embuée d’un nimbe mortel. (Mais qui dans la brume lit l’amer signal ?) Aqui esteve o noivo, de agulha e dedal, bordando o vestido de seu enxoval. Em maio era em maio num maio fatal; feneciam rosas pelo seu quintal. Por estrada e monte, neblina total. No perfil da lua, um nimbo mortal. (Mas quem lê na névoa o amargo sinal?) La nuit dans la Ville Est dense et glaciale. A noite na Vila é densa e glacial. Ici aussi, la référence temporelle est fondée sur une donnée historique : Gonzaga était arrêté à son domicile, à Vila Rica, le 22 mai 1789, pour être transféré immédiatement à Rio (JNSS, 1873, p. 252 ; LJSD, 1927, p. 462). Mais en lisant de sinistres augures dans la nuit, le sujet poétique ne se contente pas de constater les faits. Sous l’influx lunaire présenté comme source d’effluves 1 Jean-Marie PELT, Fleurs, fêtes et saisons, Paris, Fayard, 1988, p. 139-150. Augusto de LIMA JÚNIOR, O Amor infeliz de Marília e Dirceu, Belo Horizonte, Itatiaia, 1998, p 60 (première édition: 1936) prétend qu’il s’agissait du “manteau nuptial de la mariée”. Il se fonde probablement sur la Lira 34 où Dirceu en prison, se voit en rêve, brodant l'habit de sa future épouse, aidé par un amour ailé qui s’occupe du fil d’or sur les aiguilles (ed. RODRIGUES LAPA, p. 145). Un dé en or figure effectivement dans la liste des biens de Gonzaga mis sous séquestre à Vila Rica le 23 mai 1789 (cf. LIMA JÚNIOR, Op. cit, p. 146). Lors de l'interrogatoire qu'il subissait le 3 février 1790, à une question posée sur la présence de certains conjurés chez lui, Gonzaga répondait qu’il pouvait très bien ne pas participer à leur conversation, étant donné qu’il était occupé à broder um habit pour son mariage ; cf. José CRUX VIEIRA, Tiradentes: a Inconfidência frente à História, Belo Horizonte, 2°clichê 1993, p. 820. Cet historien fait remarquer à ce sujet que le mot vestido désigne à l'époque tout vêtement, masculin ou féminin. 2 169 170 25/11/2014 négatifs amplifiés par la brume1, le mois de Mai diffuse le malheur et la mort. Ainsi se trouve détourné point par point le premier quatrain du Romance del Prisionero où il n’est question que de la nature en train de renaître dans la chaleur printanière. Dans ces circonstances, proposant sa propre interprétation du cliché, Cecilia laisse entendre que Gonzaga se serait assoupi sur sa broderie. Alors, une voix, différenciée du discours du narrateur par l’italique et le décalage au centre de la page, impose sa vision du rêve : remontant des margelles de tous les puits, elle interroge une bergère sur le destin d’un berger aux cheveux blonds qu’un infâme chacal poursuit de ses calomnies auprès du maître du troupeau. Lorsqu’au petit matin, les chaînes de la prison viennent interrompre dans le rêve la broderie poétique du berger, le narrateur constate que l’aiguille d’or et le dé d’argent sont brisés. L’allégorie, bien dans le style des productions de l’Arcadie, est on ne peut plus claire. Dénoncé au pouvoir royal par l’abominable chacal Silvério qui s’est ensuite réfugié sous le trône royal, le berger Gonzaga emprisonné, disparaît avec les broderies de son madrigal et de son trousseau : Le sanglot des eaux coule de la source. Et sur des tissus de soie et corail roule la tristesse d’un sel de rosée. Soluçam as águas em seu manacial. E em sedas que foram de seda e coral, vai rolando um triste orvalho de sal. « Savez-vous bergère où en est ce pâtre qui ne brode plus son riche trousseau ? » “Sabéis ó pastora, daquele zagal, que agora não borda seu rico enxoval?” . Définitivement séparé, le couple de bergers répond en négatif au « service d’amour » des amants du Mai castillan. Il ne manque plus que la référence à l’alouette et au rossignol qui revient en leitmotiv dans le troisième romance de ce cycle de Mai. Ce Romance LXVIII ou de Outro Maio Fatal établit le bilan des trois années qui ont suivi l’arrestation de Gonzaga à Vila Rica. Sur cent-vingt-trois vers2 d’un romance classique à assonance unique (la voyelle -o à tous les vers pairs) - c’est-à-dire le schéma, assonance comprise, du poème castillan dont elle est en partie inspirée - cette composition s’ordonne en trois grands actes d’une dramaturgie toujours fondée sur des faits historiquement attestés : l’arrestation de Gonzaga à Vila Rica en mai 1789, son incarcération en forteresse à Rio, et enfin son départ pour l’exil au Mozambique, en mai 1792. Chacun de ces actes est scandé par la double mention du mois de 1 Question de point de vue : la lune pourrait aussi bien être considérée comme réceptacle d’énergies et matrice de vie. Le poème présente des irrégularités de versification : la cinquième strophe compte neuf vers avec assonance aux vers trois, cinq, sept et neuf. On retrouve une variation du même ordre deux strophes plus bas, où, dans un ensemble de huit vers cette fois, l’assonance revient aux vers trois, cinq et huit. 2 170 171 25/11/2014 Mai - huit reprises régulièrement réparties tout au long du poème, dont six sous forme d’un distique incluant comme second vers l’expression déplorant l’absence des deux oiseaux emblématiques - sem calhandra ou rouxinol. De plus, trois de ces distiques, les deux premiers et le dernier, sont suivis d’une subordonnée temporelle introduite par quando, écho évident de l’enchaînement grammatical sur lequel est fondée l’unité de toute la première moitié du romance castillan modèle. Ainsi les huit vers de l’incipit du Romance LXVIII détournent-ils les six premiers du Romance del Prisionero: C’était en mai, oui en mai, sans calandre ni rossignol, quand prend fin dans les campagnes, le violet couleur du carême, et que sur le froid noir des monts le soleil lentement s’élève, caché sous la brume fine, sans le moindre rougeoiement. Era em maio, foi em maio, sem calhandra ou rouxinol, quando se acaba nos campos da roxa quaresma a cor, e às negras montanhas frias vagaroso sobe o sol, embuçado em névoa fina, sem vestígio de arrebol. En opposition à la résurrection que la fin du Carême implique pour la chrétienté, le narrateur ne perçoit dans la nature que des signes impliquant la victoire des ténèbres. Aucune lumière pascale ne réchauffe ni n’illumine la campagne où le violet mystique de la végétation s’efface au bénéfice de la froide noirceur des montagnes. Dans cet univers hostile, le soleil n’apporte aucune aurore vers laquelle s’élancerait l’alouette au terme d’une nuit qu’aurait charmée le chant du rossignol. La brume voile le ciel du même signe amer que le sujet poétique déchiffrait dans la nuit glaciale où brodait le poète du Romance LIV. Cependant, à l’instar du prisonnier castillan dont le chant d’un oiseau adoucissait le malheur, le berger d’Arcadie emportait avec lui la quintessence musicale de son bonheur perdu, inscrite dans le murmure des fontaines de Vila Rica : C’était en mai, oui en mai quand chez toi pauvre berger, ils sont venus t’encercler et donner l’ordre de prison. Les fontaines coulaient encore comme toujours au beau temps : mais leurs sanglots sous les lichens devaient te sembler plus grand, et venir dans tes oreilles comme des soupirs d’amour. (…) C’était en mai, oui en mai, sans calandre ni rossignol : seules les fontaines coulaient dans de grands bassins de douleur, entre les mots des amis Era em maio, foi por maio, quando a ti pobre pastor, te vieram cercar a casa, de prisão dando-te voz. Iguais corriam as fontes, como em dia de primor: mas seu chorar, sob os líquens, pareceria maior, e em teus ouvidos iria como suspiro de amor (...) Era em maio, foi por maio, sem calhandra ou rouxinol: somente o correr das fontes nos tanques largos da dor, entre a fala dos amigos 171 172 25/11/2014 et ceux que disait le traître. Ah, le murmure de l’eau, sur les pierres humides, où les yeux des chevaux se posent comme des fleurs délicates. e as palavras do traidor. Saudoso sussurro d’água nas pedras úmidas, por onde os olhos dos cavalos pousam como branda flor. Et ce premier acte prend fin en deux octaves successives où les adieux de Gonzaga à sa ville, en style direct, sonnent en écho négatif de ceux du Lieutenant Tiradentes en Mars de la même année, plein d’optimisme lors de son départ pour Rio de Janeiro. Dans le second acte ayant pour décor la forteresse de Rio, c’est la violence de la mer qui se substitue à la douce musique des fontaines de Vila Rica, en une expression dont on ne sait si elle relève du prisonnier ou de la voix anonyme qui le met en scène : Ah comme au pied de ces roches la mer roule et écume, triste, la bouche toute en douleur. Ai como ao pé destas penhas roda o mar e escuma, triste com boca cheia de dó. Cette évocation du séjour en prison se poursuit selon le même schéma dramatique, le discours de Gonzaga alternant et/ou se confondant avec celui du narrateur. En particulier, la plainte du condamné constatant sa déchéance physique dans un miroir, répercute certains poèmes écrits dans sa cellule par le personnage historique, notamment la Lira numéro quatre de la première partie de l’édition de Rodrigues Lapa1 dont voici le premier quatrain : Voici déjà, Marilia que blanchissent les cheveux blonds qui entourent mon front ; et ceux-là même qui ont blanchi, tombent, et il m’en reste peu. Já, já me vai, Marília branquejando loiro cabelo que circula a testa; este mesmo que alveja, vai caindo, e pouco já me resta. En revanche, Cecília ne met pas dans la bouche de son prisonnier, des vers réels de Gonzaga qui allaient à la rencontre de ceux du prisonnier castillan : dans la forteresse de Rio, Dirceu suppliait un oiseau d’aller transmettre par delà les montagnes, son message d’amour à la belle Marília en un poème dont voici le premier et le dernier quatrain2 : Mon petit oiseau sonore si tu connais mon tourment et veux me donner en chantant un bien doux contentement, (…) Va donc dire à son oreille que c’est bien moi qui t’envoie, moi qui vis dans ce cachot sans remède pour ma peine. 1 2 Meu sonoro passarinho, se sabes do meu tormento, e buscas dar-me cantando, um doce contentamento, (...) Chega então ao seu ouvido, dize que sou quem te mando, que vivo nesta masmorra, mas sem alívio penando. Marília de Dirceu, Lisboa, Sá da Costa, 1961, p. 85 (première édition: 1937). Cf.: Lira n° 37, in Marília de Dirceu, 1961, p. 150-151. 172 173 25/11/2014 Dans le Romanceiro, la cohérence tragique du destin du poète récuse toute compensation à la douleur : le Mai brésilien demeurera privé d’alouette et de rossignol. Quant au troisième acte, justifiant le qualificatif d’Autre Mai fatal retenu dans le titre du Romance LXVIII sur une base historique – Gonzaga quittait Rio pour l’île de Mozambique le 23 Mai 17921 - il accumule les pires augures. C’est d’abord la toute récente exécution de Tiradentes : C’était em mai, oui em mai, sans calandre ni rossignol après la potence et la fête, avec des soldats alentour. Era em maio, foi por maio, sem calhandra ou rouxinol, depois da forca e da festa, com soldados em redor. C’est aussi le départ sous l’impulsion d’un vent qui n’est pas celui dont Dirceu rêvait dans ses vers, lorsqu’il s’imaginait partant avec Marília vers Lisbonne2 : Tu verras, tu verras en poupe souffler doucement le vent ; tourner le gouvernail, la nef glisser, les dauphins suivre le déplacement qu’entraîne dans sa course le navire pavoisé. verás, verás d’alheta soprar o brando vento; mover-se o leme, desrizar-se o linho seguirem os delfins o movimento, que leva na carreira o empavesado pinho. Dans la solitude du romance, Gonzaga partait en direction d’un Orient sans espoir : Voici la nef sur les mers, sans adieux et sans clameur. (C’était ce vent-là en poupe ? Qui aurait pu supposer !) Quel port attend en Orient, le condamné seul à bord, son silence dans la poitrine et l’angoisse de sa perte ? Lá vai a nau pelos mares, sem adeuses nem clamor. (Este era o vento da alheta? Quem o pudera supor!) Que porto espera no Oriente o réu que navega só, com seu silêncio no peito, e a angústia do que se foi? C’est encore la négation du « service d’amour » dont parle le romance castillan, puisqu’ici encore le mois de Mai sépare les amants : C’était en mai, au mois de mai, sans calandre ni rossignol : quand pleurent celles qu’on aime et plastronne le délateur. Quand les vagues se succèdent ornant de leurs broderies, la quille de la nef qui emporte vers l’exil le Procureur. Era em maio, foi por maio, sem calhandra ou rouxinol: quando choram as amadas e blasona o delator. Quando as ondas vão passando e broslam com seu lavor, a quilha da nau que leva para o degredo o Ouvidor. 1 Le détail est attesté par JNSS qui outre la date, fournit le nom du navire - Nossa Senhora da Conceição Princesa do Brasil – et celui des sept condamnés à la déportation : Gonzaga, José Aires, Vicente Vieira, João da Costa Rodrigues, Antônio de Oliveira Lopes, Vitoriano Veloso et Salvador do Amaral (1873, p. 421). 2 : Marília de Dirceu, 1961, p. 176, 3e partie, Lira 7. 173 174 25/11/2014 Et après un ultime regard sur quelques images de la terre perdue - les fontaines de Vila Rica, les sculptures baroques des églises, le profil des femmes et les mensonges des hommes – tout se confond dans la mer de l’exil sur laquelle navigue maintenant Gonzaga, tel le divin supplicié audessus de la foule lors des processions de la Semaine Sainte dans la capitale de Minas : C’était en mai ! Au mois de mai ! En un monde sans ressort… Qui pourrait encore te sauver ! Ah ! même Dieu ne t’a sauvé… Des yeux d’eau… l’eau des fontaines… L’eau de la mer… amertume. Semaine Sainte à Vila Rica. Le Martyr en procession… Em maio! Fora por maio! Mundo de fraco valor... Quem de novo te salvara! Mas ah! nem Deus te salvou... Olhos d’água... fonte d’água... Água do mar... Amargor. Semana Santa na Vila. O Mártir no seu andor... (Sur cette mer d’agonie moi je porte aussi ma croix) (Por este mar de agonia com minha cruz também vou) Avec ce dernier distique porteur de l’ultime réflexion du condamné, le temps de Mai s’achève sur le temps de la Passion - du Christ, de Tiradentes, de Gonzaga, de toutes les victimes expiatoires. Sous le signe de l’écartèlement en croix, l’éventuelle promesse de résurrection demeure informulée, dans le hors-texte culturel pour ainsi dire... Et pourtant, c’était vers l’Orient que le condamné embarquait dans ces derniers jours de Mai, un Orient inscrit dans le titre de ce Romance LXXII ou de Maio no Oriente qui clôture le cycle. A priori, la référence au point de l’espace d’où surgit la lumière pourrait passer pour un signe d’espoir en réponse à la question posée sur la destination de Gonzaga dans le précédent poème. Au-delà de la simple indication géographique – la ville de Mozambique destination de l’exilé se trouve bien en Afrique orientale -, la nef voguant en direction du soleil levant pouvait susciter bien des connotations positives. Effectivement, bien que replacés sous l’invocation lancinante d’un mois de mai dont le caractère funeste ne s’était jamais démenti jusqu’alors, les cinquante-huit heptasyllabes à assonance unique en -o dans tous les vers pairs de cette ultime composition (encore le schéma du Romance del Prisionero), débutent sur une rupture par rapport au passé : En mai, de nouveau en mai, après tant d’années de terreur ; Plus de gardes ni de chaînes, sur ordre du Gouverneur ; ni à travers monts et forêts de longs chemins de douleur ; ni plus de cachots obscurs, ni plus de questions de bourreau ; ni plus de nef pour l’exil, ni plus le temps antérieur. Em maio, outra vez em maio, depois de anos de terror. Não mais guardas nem correntes de ordem do Governador; não mais por serras e bosques, longo caminho de dor; não mais escuras masmorras, não mais perguntas de algoz; não mais a nau do degredo, não mais o tempo anterior. 174 175 25/11/2014 Soulignée par la construction en une litanie qui démarque à nouveau les subordonnées temporelles du romance castillan, cette récapitulation d’événements révolus pourrait s’ouvrir sur une perspective faste. En fait, l’anaphore débouche sur une simple constatation, à priori objective, qui fonde la logique fatale de mai sur la date de publication des bans de mariage du poète exilé1: - Juliana de Mascarenhas épouse l’ancien Procureur. - Juliana de Mascarenhas desposa o antigo Ouvidor. Cependant, en contre-point de cette narration apparemment neutre, s’élève un chœur qui accompagne la cérémonie nuptiale de commentaires rappelant les vers que Gonzaga adressait à la belle Marília, et dénonçant l’inconstance du berger d’Arcadie. Cette censure typographiquement décalée en italique et au centre de la page par rapport au discours du narrateur premier explore le champ sémantique de l’apparence et de l’illusion : Dans l’église de Mozambique on murmure à demi voix : « Il n’a pas aimé… Jamais… Une folie qui a passé. Rien que des rêves d’Arcadie, illusions de la vie en fleur… Des mots pour faire des vers, la douceur d’une mélodie… Pela Sé de Moçambique murmuram a meia voz: “Não tinha amor... Nunca o teve... Loucura que já passou. Tudo eram sonho de Arcádia, ilusões da vida em flor... Palavras postas em verso, doce, melodioso som... A tel point que le narrateur prenant sa part de la vox populi s’interroge à son tour : (Sûr qu’aujourd’hui le voilà un autre qu’il n’était pas. Ce cœur qu’on lui a ôté où donc le lui a-t-on mis ?) (É certo que hoje está sendo alguém que outrora não foi. O coração que já teve, quem lho tirou e onde o pôs?) Et après avoir redonné la parole à la médisance insistant sur l’habit qu’il brodait dans l’attente de ses noces mais aboutissant à dénoncer les mièvreries d’un poète expert en broderies inconsistantes que le vent a emportées, ce même narrateur finit par s’exclamer : En mai, de nouveau en mai, quand le monde est tout amour ! Em maio, outra vez em maio, quando o mundo é todo amor! Ainsi pour la première et unique fois dans ce cycle de mai, la perspective positive du Romance del prisionero sert de référence ; mais c’est pour dénigrer la versatilité des sentiments humains, et non pour célébrer la résurrection de la nature. Alors le chœur des médisants et le narrateur se retrouvent pour conclure sur la leçon de Mai : 1 Ces bans étaient effectivement publiés le 9 Mai 1793, le mariage étant célébré le 10 Août de la même année (Cf. Rodrigues Lapa, dans l’introduction à Marília de Dirceu, 1961, p. XXIV). 175 176 25/11/2014 Mai qui vas et qui reviens combien de temps a passé ! Dans ce pays trompeur de Minas qui doit pleurer de douleur ? Dressez-vous noires montagnes, Océan agrandis-toi ! - Thomas Antonio Gonzaga, loin, en exil, s’est marié. Maio que vais e que voltas, quanto tempo já passou! Pelas Minas enganosas, quem soluçará de dor? Levantai-vos negros montes, faze-te oceano maior! - Tomás Antônio Gonzaga, longe, no exílio, casou. À les en croire donc, quand le modèle des bergers d’Arcadie trahit ses anciennes amours, tout l’univers devrait protester d’horreur. Mais en fait, ce sont encore les hommes qui projettent leur soif de permanence dans un espace-temps où le retour de Mai signifie aussi que la seule stabilité est celle du changement. Dans la fatalité proclamée qui poursuivait Gonzaga, le mois de Mai inclut, subtilement, la leçon de la Maya d’Orient, ce “pouvoir d’illusion créé par le monde des apparences et qui cache le jeu divin”1. Admiratrice de la civilisation de l’Inde, auteur d’une Élégie à la mort de Gandhi, traductrice entre autres de Rabindranath Tagore et des contes des mille et une nuits, Cecília Meireles transposait dans le Romanceiro, sous couvert de lieux communs et à partir du destin du poète par excellence de l’Arcadie brésilienne, un concept métaphysique fondamental de cette sagesse orientale qu’elle considérait comme l’une des racines essentielles de sa poésie2 : Le poète peut difficilement « raisonner » sur sa propre poésie ; c’est le travail du critique, intermédiaire dans le message artistique. En tout cas, s’il est possible de considérer comme « racines spirituelles » les choses que j’aime le plus, ou qui ont sur moi le plus d’impact, je mentionnerai l’orient classique et les grecs ; tout le moyen âge ; les classiques de toutes les langues ; les romantiques anglais ; les symbolistes français et allemands. Et principalement la littérature populaire du monde entier, et les livres sacrés. o poeta pode dificilmente “raciocinar” sobre a sua própria poesia. Essa é a função do crítico, intermediário na mensagem artística. Em todo caso, se for possível considerar “raízes espirituais” aquilo de que mais gosto, ou que mais repercute em mim, lembrarei o oriente clássico e os gregos; toda a idade média; os clássicos de todas as línguas; os românticos ingleses; os simbolistas franceses e alemães. E principalmente a literatura popular do mundo inteiro, e os livros sagrados. Le cycle de mai du Romanceiro da Inconfidência est donc construit sur un réseau d’échos qui se répondent d’un poème à l’autre, en un enchaînement dont le démarquage de la première moitié du Romance del prisionero représente l’un des éléments fondamentaux. Nous avons pu constater comment s’élabore ce démarquage dans la succession des quatre compositions : il s’annonce par la seule reprise lancinante de la référence temporelle dans le premier romance, puis se développe dans les trois suivants, selon un schéma formel qui est, mutatis mutandis, celui de la source castillane. Les emprunts au Romance del prisionero, remodelés et enrichis de fragments pris dans les écrits du Gonzaga historique, s’intègrent à une matière originale dont certaines données se 1 2 Louis Frédéric, Dictionnaire de la Civilisation Indienne, Paris, Laffont, 1987, p. 736. Entrevue à Haroldo Maranhão, publiée à Belém (Pará) le 10 Avril 1949 dans le Journal A Folha do Norte. 176 177 25/11/2014 retrouvent d’un poème à l’autre. De cette sorte de palimpseste à plusieurs étages, se dégage une dominante tragique qui, dans le sillage de Tiradentes, nimbe d’un halo mythique le personnage « réel » de Gonzaga. Sous l’effet de la même fatalité concrétisée par l’action du traître Silvério l’homme d’action réduit à l’impuissance et le poète reniant ses amours idéales se retrouvent sous le signe de mai dans le même échec de l’homme, en un temps où les ténèbres l’emportent sur la lumière, où l’Arcadie se meurt sous les coups des huissiers. Et même si Cecília prend prétexte pour étayer cette fatalité du fait que l’hémisphère austral s’ajoutant à l’altitude des montagnes de Minas, peut assimiler le mai brésilien au début de l’hiver des régions tempérées d’Europe, il est clair que l’essentiel se situe à un autre niveau. Il est dans le choix de la répétition, néfaste pour les hommes, du temps de la Passion amputé de son aboutissement lumineux dans la résurrection de Pâques. Il est dans le détournement de Mai au bénéfice de Maya. Ainsi les racines ibériques de ce cycle de Mai trouvent-elles une vigueur nouvelle dans cette conjugaison de l’Occident et de l’Orient susceptible d’éclairer l’une des faces métaphysiques du mystère de la condition humaine dont ici, en particulier, les amours de Marília et de Dirceu constituaient, sinon la seule, du moins une grande part. 2 - Les amants désunis Les noms de trois pseudonymes attribués aux bergères que chantaient les poètes d’une Arcadie importée dans les montagnes de Minas sont cités dès le deuxième poème du Romanceiro1. Dans la 34e de ses 39 terza rima le sujet poétique se dit attiré par des profils féminins censés surgir de la brume du petit matin et sur lesquels s’inscrivent des prénoms : Nise, Anarda, Marília... – je cherche qui? Qui donc répond à cet appel posthume ? Nise, Anarda, Marília... – Quem procuro? Quem responde a esta póstuma chamada? Qui seraient donc ces fantômes susceptibles d'établir avec Cecília un dialogue par delà la mort ? Le lecteur familiarisé avec l'Arcadie de Minas aura reconnu dans Nise l'anagramme d'Inés - souvenir possible de António Ferreira et de sa pièce sur Inés de Castro -, une anagramme sous laquelle Cláudio Manuel da Costa célébrait sa bergère idéale. Gonzaga lui-même désigne sous le nom de Nise l'une de ses premières concubines, Maria Joaquina Anselma de Figueiredo, dont il eut un fils et qu'il met en scène dans la sixième des Cartas Chilenas, alors qu'elle est sur le point de 1 Cf. supra, le premier Cenário analysé dans l’unité intitulée Le Fil d’Ariane 177 178 25/11/2014 devenir la maîtresse du gouverneur Luis da Cunha e Menezes1. Par ailleurs, Gonzaga a aussi attribué dans ses Liras le nom de Marília à cette même Maria Joaquina avant de s'en servir pour désigner Maria Dorotéia Seixas qui restera dans la mémoire collective comme l'archétype de la fiancée abandonnée2. Enfin, Alvarenga, le troisième poète de l'Inconfidência a chanté lui aussi une Marília dans ses vers. Quant à Anarda présente dans les sonnets de Cláudio Manuel da Costa, elle doit surtout sa renommée aux sonnets publiés à Lisbonne en 1705 par Manuel Botelho de Oliveira sous le titre de Música do Parnasso. Évidemment aucune de ces précisions n’est fournie dans le Romanceiro. Le Romance XX do País da Arcádia reprend ces trois pseudonymes, dans les fioritures aériennes dessinées par l’éventail qui sert de base à tout le poème3 : Des noms apparaissent en rubans qui voltigent : Marília, Glauceste, Dirceu, Nise, Anarda... La forêt frémit : Dans les ruisseaux boivent De blanches brebis. Nomes aparecem nas fitas que esvoaçam Marília, Glauceste Dirceu, Nise, Anarda - O bosque estremece nos arroios, claras ovelhinhas bebem. Cette fois reliés à ceux de leurs bergers - Dirceu (Gonzaga) et Glauceste (Cláudio Manuel da Costa), ils s'inscrivent en cristallisations dans des phylactères d'un tableau bucolique, à la manière des peintures baroques ornant les églises ou les salons de la bonne société de Minas. Mais ce tableau se limite à annoncer les drames des amours contrariées, sans autre détail que la fin du locus amoenus sous des nuées de larmes. Les pseudonymes de ces trois bergères reviennent encore dans la dernière strophe de la mosaïque constituée par l'énumération chaotique du Romance XXI ou das Idéias : Calomnies. Satires. Avec ce penchant de médiocrité qui dans l’ombre s’exaspère. Et les vers aux ailes d’or Qui apportent et emportent l’amour… Anarda, Nise, Marilia… Les vérités et les chimères. Calúnias. Sátiras. Essa paixão da mediocridade que na sombra se exaspera E os versos de asas douradas que amor trazem e amor levam… Anarda. Nise. Marília… As verdades e as quimeras. Ils illustrent ici, globalement, le thème de la poésie chantant l'amour en contre-point aux réalités de la médiocrité quotidienne. Dans la luminosité aérienne des vers qui les transporteraient 1 Cf. Joaci PEREIRA FURTADO, 1995, Cartas Chilenas, São Paulo, Companhia das Letras p. 134; Adelto GONÇALVES, 1999, Gonzaga um poeta do Iluminismo, Rio, Nova Fronteira, pp. 168, 184, 257). 2 Cela peut expliquer, dans une perspective réaliste, les contradictions que l'on n'a pas manqué de constater dans ces Liras sur la chevelure parfois blonde parfois brune de Marília de Dirceu ; Cf. Claude MAFFRE, 1980, « Marília de Dirceu : de l’académisme au pré-romantisme » in Hommage au Prof. Aquarone, Paris, Gulbenkian, pp. 665-692. 3 Cf . supra, l’analyse de ce romance dans l’unité intitulée Nouvelle Donne. 178 179 25/11/2014 sur leurs ailes, ces noms renvoient à l'Idéal platonicien (Les Idées) compensateur du mal qui lui, se condenserait dans l'ombre (exasperar : rendre plus rugueux, plus rocailleux - du latin asper : rude, grossier). C'est à ces quelques vagues allusions que se limite l'évocation d’éventuels moments de bonheur qu'auraient pu connaître les amants au cours de leurs idylles, réelles ou imaginaires. Plus avant dans le recueil, le Romance LIV ou Do Enxoval interrumpido, que nous avons analysé dans le cadre de la fatalité de Mai, se situe dans le contexte négatif des arrestations de Mai 1789. Et la bergère qu'une voix surgie du rêve de Gonzaga interroge sur le sort du berger au dé d'or demeure anonyme. Quant aux questions qui lui sont posées – et auxquelles elle n'apporte aucune réponse – elles élaborent d’abord une allégorie signifiant la victoire du mal sous les espèces du chacal avec, pour conséquence, la dissolution de l'Arcadie. Dans la séquence immédiate, le Romance LV ou de um Preso Chamado Gonzaga, poursuit dans le même contexte historique. Le tercet qui en constitue l’ouverture, renvoie en effet au poète en train de préparer sa défense, dans les premiers temps de son incarcération à Rio : Qui sait ce qu’en prison il pense lui qui connaît toutes les lois et n’a toujours pas de défense ! Quem sabe o que pensa o preso que todas as leis conhece, e continua indefeso ! Ce tercet d’heptasyllabes imprimé en italique au centre de la page et rimé en ABA est suivi en caractères romains et sur la partie droite d’un sizain d’hexasyllabes dont tous les vers pairs sont assonancés en e-o ; ce même schéma est repris deux fois, de telle sorte que l’ensemble des sizains à assonance unique construit un monologue reprenant en leitmotiv dans chaque dernier vers, une expression empruntée à une strophe de la Lira finale de la deuxième partie de l’édition de Marília de Dirceu, où Gonzaga écrivait1 : d’ici pas question d’or ; je ne veux emporter que mes amours. daqui nem ouro quero; quero levar somente os meus amores. Dans le monologue du romance, le prisonnier s’en prend à la versatilité d’une opinion publique qui après l’avoir considéré comme un magistrat digne et austère, ne voit plus en lui qu’un criminel indigne. Dans ces conditions, il estime inutile de tenter de dialoguer avec des gens incapables d’entendre autre chose que ce qu’ils ont arbitrairement décidé d’entendre : 1 Dans cette Lira n°38, le poète s’adresse à la déesse Astrée qui l’écoute sous les traits de l’allégorie traditionnelle de la Justice, les yeux bandés, la balance dans une main et l’épée dans l’autre. Gonzaga y démontre qu’il n’avait aucun intérêt à participer à un mouvement subversif, et précise qu’il n’attendait qu’une chose de Minas : le départ vers son nouveau poste de Juge à Salvador de Bahia en compagnie de la belle qu’il devait épouser. Mais la Justice, bien qu’apparemment touchée par ses arguments, lui tournait le dos sans rien dire -Marília de Dirceu, édition de RODRIGUES LAPA, 1961, p. 156. 179 180 25/11/2014 Innocent ? Coupable? Mensonger? Sincère? Quels que soient mes aveux, l’amour sera perdu. Et alors, vous, les sourds, d’ici pas question d’or. Inocente ? Culpado ? Enganoso ? Sincero? Por muito que o confesse, o amor não recupero. No entanto, ó surda gente, daqui nem ouro quero. Plus avant, une fois close la geste de Tiradentes, le troisième Cenário du recueil inaugure une série de romances centrée sur les déportations en Afrique d’autres condamnés, et dans lequel le destin de Gonzaga occupe le premier plan. Ce nouveau Décor est organisé en quarante sept octosyllabes, imprimés en italique et répartis en strophes inégales sans aucun schéma identifiable de rimes ou d’assonances. Le sujet poétique y met en scène, au présent de narration, une visite dans ce qu’il identifie comme l’ancienne résidence du poète à Ouro Preto, et dans laquelle il aurait accédé par un jardin à l’abandon : Des épines sauvages croissent, destin unique de ces arbres à qui le printemps fait défaut, desséchés sur la terre ingrate en cendre pour l’herbe inutile que les pieds du passant soulèvent. Os espinhos selvagens crescem, única sorte destas árvores destituídas de primavera, secas, na seca terra ingrata, que é uma cinza de inúteis ervas solta sob os pés de quem passa. Planant sur cet espace où la nature se désagrège, cette voix anonyme identifie un silence chargé des restes négatifs de l’histoire de l’Inconfidência et habité par des fantômes aveugles et sourds. Ils auraient cependant laissé leur empreinte à l’intérieur des pièces vides où le visiteur pénétrerait sous l’emprise des ses propres hallucinations auditives et visuelles : Nul ne voit aucun livre ouvert. Nul ne voit sur aucune main des fils d’or dressant sur le monde une broderie sans destin, improbable et incompréhensible, finition d’un habit guindé… Ninguém vê nenhum livro aberto. Ninguém vê mão nenhuma erguida, com fios de ouro sobre o mundo, para um bordado sem destino, improvável e incompreensível remate de fátuo vestido... Là-bas prend forme le chromo que nous connaissons. Figé dans la posture du brodeur ayant entrepris un ouvrage qui n’aboutira pas, le fantôme du poète n’a rien à proposer au visiteur, lequel poursuit son exploration à la recherche d’un éventuel interlocuteur : Tout juste un rameau de ces roses qui naissent pâles et fanées, habite un recoin solitaire, et veut parler car c’est le prix de vieilles larmes conservées sur un sol sans or ni diamant. Apenas um cacho de rosas, que nascem pálidas e murchas, habita um desvão solitário, quer falar, porque veio a custo de antigas lágrimas guardadas num chão sem ouro nem diamantes... 180 181 25/11/2014 Un dialogue pourrait donc s’établir par l’intermédiaire de ces roses curieusement conservées dans un recoin de grenier1, et dont l’apparence les situe à la limite de l’existence concrète. Mais là encore aucune explication ne vient : Mais à l’après-midi, au vent, il s’incline et meurt sans rien dire comme un visage inerme et triste sous le fardeau de sa pensée, - comme il arrive entre amants. Mas inclina-se à tarde, ao vento, e como um rosto humano morre, sem dizer nada, inerme e triste, ao peso de seu pensamento, - como acontece entre os amantes. Le mystère persiste enfermé dans ce rameau assimilé à un visage de moribond non identifié. Ainsi perdu dans un tréfonds de la mémoire (le substantif desvão renvoie à un espace à part qui n’est pas forcément dans les hauteurs d’une maison), ce reste de roses symbolise une relation amoureuse sublimée dans le silence de l’Histoire. Le Décor qui lui est dédié s’est ainsi épuré à partir d’un jardin d’épineux implanté sur une terre en cendres : de la Nigredo à la Rose d’Hermès diraient les alchimistes. Dans la séquence immédiate, le Romance LXV ou Dos Maldizentes est encore centré sur Gonzaga, qui tenterait un ultime recours avant l’accomplissement de la sentence le condamnant à l’exil. En quarante-quatre heptasyllabes (six strophes de sept vers couronnées par un distique) rimés en ABABCDC, des voix partisanes dénigrent l'ancien représentant de la justice royale, désormais obligé de trouver des arguments pour sa propre défense : - Tu entends sur le papier la plume ? C’est les arguments qu’accumule sur la sentence qui le frappe cet homme qui auparavant, dans ses charges au plus haut niveau faisait de la moindre idée son profit du Trésor Royal. - Ouves no papel a pena ? Agora acumula embargos à sentença que o condena o que outrora, em altos cargos, pelo mais breve conceito as rendas do real Erário revertia em seu proveito. Globalement, ces diffamations caractérisent des tenants du système monarchique portugais qui retournent contre Gonzaga les dénonciations que dans les Cartas Chilenas2 il avait formulées contre l’ancien Gouverneur de Minas, Luis da Cunha e Meneses. Accusé à son tour de prévarication, le responsable politique aurait aussi appartenu à une coterie s’exprimant en vers, et utilisant des noms codés pour jouer les amoureux transis : 1 La source est probablement dans l’œuvre de Augusto de LIMA JR où il est question d’un rameau de roses que Gonzaga aurait offert à Marília le jour de la célébration de leurs fiançailles, et sur lequel des années durant elle aurait versé des larmes avec pour seul résultat la conservation des seules épines (Op. cit. p. 135)… 2 Cf. la conclusion de la 9e de ces Cartas Chilenas où Gonzaga qualifie Luis da Cunha de « brute qui ne cherche à tout prix qu’à engranger sordidement de l’argent » (um bruto que só quer, a todo custo, entesourar o sórdido dinheiro – Cartas Chilenas, org. de Joaci PEREIRA FURTADO, São Paulo, Companhia das letras, 1995, p. 197). 181 182 25/11/2014 Un amoureux tout bouffi ! Et maintenant s’il se regarde il voit un pauvre misérable (comme le dit un poème). S’il se regardait dans l’eau il verrait sa tête chauve, et sa face fripée et pâle. Tanto impou de namorado E agora quando se mira, Vê-se um mísero coitado (como là diz uma lira) Se nas aguas se mirasse, veria ralo o cabelo e murcha e pálida a face. Le contenu de ces critiques laisse supposer que ceux qui les émettent avaient pu prendre connaissance des poèmes écrits par Gonzaga en prison puisqu’il y est question des plaintes sur sa propre décrépitude physique qui caractérisent notamment la Lira que l’édition de Rodrigues Lapa classait sous le numéro 4 de sa deuxième partie1. Dans ce contexte, la figure de Marília trouve une petite place, puisque, même si c’est sans la nommer, on l’accuse d'ingratitude à l'encontre du poète dont les vers lui assureraient une réputation pour l’éternité : Il lui manque les égards de sa tendre bergère à qui… - elle devrait le secourir - il donnera gloire éternelle. Ah, ces riches libertins ! Tout était France et Angleterre, et autour des vers latins. Falta-lhe aquele desvelo da sua pastora terna… - Deveria socorrê-lo - …a quem dará glória eterna. - Ai que ricos libertinos! Tudo era Inglaterra e França, e em redor versos latinos… Avec le poème qui suit sous le titre de Romance LXVI ou De Outros Maldizentes, le tableau s’élargit. Cet authentique romance présentant une assonance unique en a-a au long de ses quatrevingt-dix-huit heptasyllabes, est introduit par un quatrain qui le situe dans le cadre de la vente aux enchères d’une paire d’éperons d’argent ayant appartenu à Gonzaga2 : La nef qui mène à l’exil tout juste quitte le port qu’on met en vente les objets laissés par les déportés. A nau que leva ao degredo apenas do porto larga, já põem a pregão os trastes que os desterrados deixaram. Chronologiquement donc, un pas aurait été franchi par rapport au poème antérieur. Dans ce nouveau cadre spatio-temporel, quantité de voix sont censées commenter le déroulement des enchères. Leurs paroles sont rapportées selon une mise en page variée au maximum – italiques au centre de la feuille, caractères romains sur la partie droite, sans parenthèses et entre parenthèses, et tout type de strophes allant du vers isolé au dizain. Il en résulte une impression de foule émettant 1 Cf. supra, l’analyse du Romance LXVIII ou de Outro Maio Fatal, dans l’unité intitulée : La Fatalité de Mai. Il s’agirait d’éperons mis sous séquestre à Rio, et non à Ouro Preto - cf. Lúcia H. S. MANNA, Op.Cit. p. 154. Une autre paire d’éperons figure dans la liste des biens du lieutenant Tiradentes mis aux enchères dans les mêmes conditions - cf. supra, Romance LVI, da Arrematação dos Bens do Alferes in Le martyr Tiradentes. 2 182 183 25/11/2014 des opinions hétéroclites contrebalancées par le discours cohérent d’une voix favorable à Gonzaga, dont les dires sont transcrits en caractères romains et entre parenthèses. Parmi les détracteurs se détachent ceux qui tournent en dérision un couple cette fois bien identifié, tout en élargissant leurs sarcasmes à l'ensemble des bergers d'Arcadie : Il vivait parmi des bergers à l’ombre de son aimée ; il lui disait : « Marilia ! » Et elle balbutiait « Dirceu » Entre pastores vivia à sombra de sua amada. Ele dizia: "Marília!" Ela : "Dirceu" balbuciava… Qui connaît plus stupide histoire? Qui a vu des gens plus idiots ? Já se ouviu mais tola história? Já se viu gente mais parva? (…) - Tanto amor, tanto desejo… Desfez-se o fumo da fábula, que isso de amores de poetas são tudo aéreas palavras…" - Tant d’amour, tant de désir… La fable est partie en fumée, car ces amours de poètes, ne sont que paroles en l’air… Cependant, en accusant ces voix anonymes d’être infatigables dans le colportage de mensonges aux quatre coins des places publiques, le défenseur de Gonzaga valorise implicitement ceux qui servent de cibles à leurs ragots. À l’opposé des moqueries visant l’Arcadie et le cavalier sans éperons qui désormais chevauche la mer en direction de l’Afrique, le dernier dizain adresse directement ses vœux au poète menacé par de nouveaux dangers : (Pauvre de toi qui es aujourd’hui sur l’étrier des eaux salées ! Tiens bon les rennes de l’écume Tomas Antonio Gonzaga. Tu as échappé ici à la corde, à la corde et aux langues dures ; vois à te sauver des fièvres, qui se dressent sur les vagues, et qui suivent le navire de leurs miasmes scintillants. (Ai de ti que hoje te firmas no arção das ondas salgadas! Segura a rédea de espuma, Tomás Antonio Gonzaga. Escapaste aqui da forca, da forca e das línguas bravas; vê se te livras das febres, que se levantam nas vagas, e vão seguindo o navio com seus cintilantes miasmas...) En fait, ce seront d’autres compagnons d’infortune de Gonzaga qui seront frappés par les fièvres et la mort dans un désespoir dressé en toile de fond sur l’image de l’Afrique que dessine le poème suivant sous le titre de Romance LXVII ou Da África de Setecentos. Entre cinq quatrains composés chacun d’un distique d’hexasyllabes suivi d’un autre d’heptasyllabes, s’intercalent quatre distiques d’hexasyllabes tous entre parenthèses, et dont le premier vers reprend systématiquement celui qui débute la strophe précédente ; cette structure rythmique syncopée est unifiée au niveau des rimes : une assonance unique en e-o accompagne de bout en bout tous les vers pairs. De cette structure complexe, il résulte un effet musical évoquant les 183 184 25/11/2014 rythmes des danses et chants africains importés au Brésil par les esclaves ; mais cette fois, la déportation frappe dans les deux sens : Ah, terres noires d’Afrique, aux ports de désespoir… - qui s’en va part prisonnier ; - qui arrive vient en exil. Ai, terras negras d’África, portos de desespero… - quem parte, já vai cativo; - quem chega, vem por desterro. (Ah, terres noires d’Afrique ah, littoral de toutes peurs…) (Ai, terras negras d’África! ai litoral dos medos...) Entièrement rédigé au présent historique, la complainte ne fait pas de distinction entre les condamnés : Ici l’audace succombe et la mort survient très tôt : les fièvres sont de grandes barques mues par des rames embrasées. Aqui falece a audácia e chega a morte cedo: que as febres são grandes barcas movendo esbraseados remos... (Ici l’audace succombe, aucun appel n’aboutit…) (Aqui falece a audácia, finda qualquer apelo...) C’est bien la mort de l’esprit et du corps qui les attendrait tous : Au loin des larmes versées vers un horizon tout noir : Saudade – peine de mort à purger en déportation. Rolam de longe lágrimas para o horizonte negro: Saudade - pena de morte para cumprir-se em degredo. (Au loin des larmes versées… Vous en voulez savoir le poids ?) (Rolam de longe lágrimas… Quereis saber seu peso ?) Ah terres noires d’Afrique, ciel d’angoisse et de secret : une dalle d’ombre écroulée sur le soupir des prisonniers. Ai, terras negras d’África, céu de angústia e segredo: laje de sombra caída sobre o suspiro dos presos!… Quant au poids des regrets et des larmes qui les auraient accompagnés dans leur voyage vers cet horizon de mort, il est évalué en deux temps : d’abord du point de vue du poète déporté avec le Romance LXIX ou do Exílio de Moçambique, ensuite, avec le Romance LXX ou Do Lenço do Exílio, du point de vue de l’aimée restée à Ouro Preto. Le Romance LXIX est fondé sur une versification des plus complexes : cinq strophes (quatre de huit vers et une de sept1) dont la première et la dernière sont en caractères romains sur la partie droite de la page, alors que les trois autres figurent au centre et en italique ; elles reproduisent toutes le même schéma : à un premier heptasyllabe succède un vers de trois pieds, suivi de quatre 1 Il s’agit de la quatrième strophe qui doit être une erreur de versification de la part de Cecília : elle apparaît dans toutes les éditions du Romanceiro dont nous disposons. À moins qu’il ne s’agisse d’une omission volontaire de l’auteur, visant à renforcer la suggestion du désordre mental susceptible de régner dans l’esprit de Gonzaga. 184 185 25/11/2014 heptasyllabes dont le dernier se termine sur un proparoxyton puis d’un nouveau vers de trois pieds, le tout couronné par un heptasyllabe final - à l’exception de la quatrième strophe où fait défaut l’heptasyllabe au proparoxyton final; enfin deux rimes riches se font jour : l’une est spécifique à chaque strophe, entre le premier et le dernier vers, l’autre s’enchaîne sur tous les avantderniers vers de chaque strophe. Il en résulte une impression de désordre organique qui peut appuyer la suggestion de la folie qui se serait emparée de Gonzaga peu après son installation dans la presqu’île de Moçambique, tout au nord du pays qui porte aujourd’hui ce nom. Cette pieuse fable, déjà lancée par JNSS1 était étayée par Augusto de Lima Júnior dans son ouvrage publié en 1936 à l’occasion du rapatriement au Brésil des restes mortels de Gonzaga qu’il avait organisé sous la tutelle de Getúlio Vargas2. Inscrite dans une logique valorisant l’image d’un amour idéalisé, cette folie n’a pas grand rapport avec la réalité vécue par celui qui deviendrait vite l’un des principaux hommes de lois de la ville de Moçambique : épousant, dans l’année qui suivait son débarquement, l’une des plus riches héritières locales, l’ancien berger de l’Arcadie brésilienne passerait les dix-sept dernières années de sa vie – de juillet 1792 à février 1810, selon Rodrigues Lapa3 - à asseoir sa situation au plus haut sommet de la hiérarchie politico-financière de cette colonie portugaise. Cecília opte pour la version romantique en mettant en scène, dès la première strophe du Romance LXIX un somnambule errant sans but ni chapeau – un détail qui devait à l’époque connoter le désordre mental. Dans la séquence s’inscrit alors la partie en italique qui développe la vision censée hanter cette tête sans protection contre le soleil de l’Afrique : Entre des monts noirs et tristes, la maison, ouvre en rêves sa fenêtre d’où surgit le beau visage tant aimé et tant chanté. Et au bruit des eaux s’estompent ténuement, églises, chevaux et ponts. Entre negros, tristes montes, a morada abre em sonhos a janela e surge o semblante belo que fora amado e cantado. E, ao som das águas esfumam-se tenuemente, igrejas, cavalos, pontes… 1 Joaquim Norberto de SOUZA SILVA, Brasileiras Célébres, Rio, Garnier, 1862, p. 179-80. JNSS ne fait même pas mention du mariage avec Juliana de Mascarenhas. 2 Cf. Augusto DE LIMA JÚNIOR, O Amor Infeliz de Marília e de Dirceu, Itatiaia, Belo Horizonte, 1998 (1e édition, 1936); dans cet ouvrage dithyrambique l’auteur ne cite aucune source sur la “folie” de Gonzaga. 3 Dans son introduction à Marília de Dirceu e outras poesias dont la première édition remonte à 1937, et que Cecília ne pouvait donc ignorer, Rodrigues Lapa récuse ce qu’il qualifie de « mystère romantique » selon lequel « le pauvre poète, loin de Marília, aurait perdu l’esprit et aurait fini sa vie en déambulations de somnambule par les rues de la ville ». En 1942 – donc aussi à une date antérieure à la rédaction du Romanceiro - Rodrigues Lapa publiait à Rio (Editora Nacional), les Oeuvres Complètes de Gonzaga avec une introduction plus largement documentée (p. XXXIV-XLIII) qui ne laisse aucun doute sur le caractère imaginaire de son aliénation. Cette introduction est reprise dans l’anthologie organisée par Domício PROENÇA FILHO publiée en 1996 sous le titre de A Poesia dos Inconfidentes (Nova Aguilar, Rio, pp. 550-555). 185 186 25/11/2014 Ainsi, c’est sur une maison d’Ouro Preto que s’ouvre le souvenir de l’aimée dominant un mélange confus d’images et de sons issus du passé brésilien du poète. Dans cette confusion, se met en place un monologue où, sur un fond lunaire, de concert avec le sujet poétique, la pensée de Gonzaga déplore l’inconstance du sentiment amoureux : Dis-moi, Amour, jusqu’à quand ? Qui fait confiance au futur ? Entre les mains des jours blafards, tout nous ment. Il n’y a plus d’étoile sûre. Dize, Amor, qual é teu prazo ? Quem se fia no futuro? Entre as mãos dos dias pálidos, tudo mente. Acabou-se a estrela certa. Cette étoile qui aurait disparu d’un ciel brésilien où s’est imposée la clarté de la lune, renvoie au leitmotiv que Dirceu reprenait sept fois, à la fin de chacun des sept dizains de sa toute première Lira : Merci belle Marília, merci à mon étoile ! Graças Marília bela, graças à minha estrela! Dans le romance de Cecília, il n’est plus question d’associer la belle aux remerciements adressés à un ciel prodigue en instants de bonheur. Le sujet poétique y reprend la parole pour évoquer la folie de l’homme seul perdu en Afrique : Et il se pourrait qu’il demeure, exilé, pour toujours, errant et calme, tel un homme qui n’a plus rien, et que tue le souvenir qui le fait encore vivre sur la terre de Mozambique. E pode ser que se fique exilado para sempre, errante e calmo, como um homem já sem nada, que vai matando a memória, que ainda o alente, por terras de Moçambique. Quel est dans cette strophe le sujet du verbe matar ? L’homme qui oublie, ou le souvenir qui conduit à la mort tout en étant le seul motif de survie ?? La construction grammaticale des deux propositions relatives (le pronom portugais que peut aussi bien être sujet que complément d’objet) autorise une interprétation ambiguë que la traduction française ne peut rendre. Ainsi le conflit entre l’appel du passé et le silence du présent contribue à l’aliénation du personnage. Quant à l’ultime image de la lune à Ouro Preto, elle s’inscrit dans un contexte tout aussi négatif : Au loin la lune traverse, les églises, et la Ville d’or qui effraie… … ah, plus personne n’y chante ses amours et ses désirs… C’est une nuit blanche et limpide ! Mais à l’Orient, C’est quel jour noir qui commence ? E a lua longe atravessa, entre igrejas, a Vila de ouro e de espanto... ... ah, por onde ninguém canta seus amores e desejos... Assim branca a noite, e límpida! Mas no Oriente, que negro dia começa? 186 187 25/11/2014 Sa lumière est celle d’un cauchemar fantastique, l’astre des nuits ne faisant que présager un jour pire encore, et en contradiction totale avec la magie symbolique dont pourrait être porteur dans l’absolu le terme même d’Orient. Le point de vue de l’aimée surgit dans la séquence immédiate, avec le Romance LXX ou Do Lenço do Exílio. Marília, enfin dotée de la première personne, y est représentée en train de broder un mouchoir en guise d’adieux. Sur ce thème déjà plus longuement traité dans un recueil antérieur au Romanceiro1, Cecília élabore un poème en heptasyllabes – donc le mètre du romance traditionnel -, mais présentant une structure originale : six strophes de cinq vers rimant selon le schéma ABABA, et dans un choix où ce sont les rimes riches qui dominent. Une telle option pour une poésie savante, ajoutée au fait que c'est la voix de l'aimée qui se plaint, porte l'écho des cantigas d'amigo des troubadours portugais. Par ailleurs, chaque strophe s'organise en un quatrain que prolonge un vers imprimé à part, sur le centre de la page et entre parenthèses. Cette présentation met en évidence chacun des six vers détachés à la fin de chaque strophe, tout en invitant le lecteur à interpréter leur contenu comme autant d'informations décalées par rapport à celles qui sont transmises par les quatrains. De la sorte, ce que le discours de la protagoniste prétendrait occulter - le texte entre parenthèses - se trouve en même temps au premier plan du fait de la mise en page. S'adressant à un Gonzaga qui ne sera jamais désigné autrement que par la deuxième personne du pluriel, Marília brode sur un mouchoir recueillant des larmes discrètes, la fleur qui matérialise sa douleur. Mais cette prise de parole est limitée par une autocensure que la première parenthèse signifie et que confirme le repli sur soi inscrit dans la seconde : (Si vous entendiez mes pensées !) (Ai se ouvísseis o que penso !) Si vous entendiez mes paroles ici entre ces quatre murs… Mais le temps est votre ami, vous ne m’entendez ni voyez. Ai, se ouvísseis o que digo entre estas quatro paredes… Mas o tempo é vosso amigo, que não me ouvis nem me vedes. (Ma douleur n’est que pour moi.) (Minha dor é só comigo.) Même si le soliloque n'a aucune chance d'être perçu par qui que ce soit étant donné la situation de celle qui le formule et l'éloignement du destinataire, la souffrance du sujet n'est exprimée que par des allusions et des soupirs : trois exclamations discrètes et trois séries de points 1 . Cf. "Este é o lenço", composition publiée en 1945 dans le recueil intitulé Mar Absoluto e outros Poemas. Il se présente sous la forme de 74 vers en majorité heptasyllabes de temps à autre entrecoupés de vers plus courts, et avec une assonance unique en a-o de bout en bout dans les vers pairs. Il s'agit donc d'une variation sur le schéma du romance ibérique traditionnel. Le thème de la broderie dans l'œuvre de Cecilia Meireles a été étudié par Ruth CAVALIERI, Cecilia Meireles : o ser e o tempo na imagem refletida, Rio, Achiamé, 1984, p. 47-57. 187 188 25/11/2014 de suspension fonctionnent comme autant de marques de la difficulté à juguler le désespoir. Parallèlement à cette contention volontaire, elle s'accuse de pusillanimité : Vous irez par ces mers, je sais. Je rêverai votre exil sans sortir de ces endroits, par faiblesse, honte, peur, Sei que ireis por esses mares. Sonharei vosso degredo, sem sair destes lugares por fraqueza, pejo, medo, (et obligations de famille). (e imposições familiares). Je broderai tristement un mouchoir qui me rappelle… La douleur de votre absence devient la fleur que je brode. Hei de bordar tristemente um lenço com o que recordo… A dor de vos ter ausente muda-se na flor que bordo. (une fleur semence d’angoisse.) (flor de angustiosa semente.) Tout en dénonçant à mi-voix son environnement socioculturel, l'héroïne tenterait de compenser son enfermement physique et psychologique par le rêve et la broderie. L'emploi sans complément du verbe recordar dont l’étymologie renvoie au cœur en tant que centre vital et source des sentiments, suggère une dynamique par laquelle la douleur de l'absence est transmutée en souvenir positif : de la semence d'une angoisse réductrice (du latin angere: resserrer, rendre plus étroit) et enfouie au plus profond de l'être, surgit l'épanouissement visible de la fleur. Même sans confidente – les portugaises esseulées des cantigas d'amigo pouvaient, elles, s'épancher auprès de leur mère ou d'autres femmes de leur âge –, la protagoniste de ce Romance parvient à sublimer le mal d'amour. Sous le romantisme apparent de l'image, pointe la leçon alchimique d'Hermès Trismégiste. Dès lors l'espoir d'une communion entre les amants séparés redevient possible : Très loin, en terre étrangère si vous pleurez Vila Rica, sur ce mouchoir de fine toile pensez aux larmes qui restent Muito longe, em terra estranha se chorais por Vila Rica, neste lenço de bretanha pensai no pranto que fica (à l’ombre de ces montagnes !) (à sombra desta montanha!) Le mouchoir que jamais Gonzaga ne pourra avoir en mains, devient un lien concret : mettant en contact immédiat les larmes éventuelles du poète exilé et le tissu de la brodeuse, la construction de la strophe associe leurs souffrances respectives, même si, grammaticalement, la seule interprétation correcte consiste à rapporter le mouchoir aux sanglots de celle qui est restée à Vila Rica. De plus la dernière parenthèse relative aux montagnes de Minas ne peut s'interpréter comme expression de la seule douleur rentrée de Marília. Elle constitue une invitation à situer le poème à un autre niveau : par delà le drame personnel d'une jeune femme prisonnière de cette terre 188 189 25/11/2014 brésilienne à qui les pensées de l'être aimé l'associeraient, c'est de la saudade en tant que lien tissé entre tout exilé quel qu'il soit et la terre de ses origines qu'il s'agit. C'est bien d'ailleurs ce qu'annonce ce titre de Romance LXX ou Do Lenço do Exílio. Dans la séquence immédiate, le Romance LXXI ou de Juliana de Mascarenhas - soixantehuit heptasyllabes à assonance unique en –a dans les seuls vers pairs - tout en renvoyant Marília au second plan, permet un saut dans le temps et dans l’espace : Juliana de Mascarenhas, perdue si loin dans tes pensées lève ton visage brun, lance tes yeux sur la mer car déjà a franchi la barre un grand et puissant navire, l’Immaculée Conception, Princesse du Portugal. Vers l’exil s’en va un homme que bientôt tu rencontreras. Juliana de Mascarenhas que andas tão longe, a cismar, levanta o rosto moreno, lança teus olhos ao mar, que já saiu barra afora, grande poderosa nau, Senhora da Conceição, Princesa de Portugal. Vai para o degredo um homem que breve irás encontrar. Ce romance conforme à la versification classique rappelle le Romance da Bela Infanta qui dans la tradition portugaise met en scène au bord de la mer une noble dame attendant le retour de son époux1. Mais si l’infante portugaise attendait le père de ses enfants parti en croisade, ici c’est une voix brésilienne qui prédit à une belle aux yeux noirs sa rencontre avec son futur mari : Juliana de Mascarenhas, lointaine rose orientale, ouvre tout grand tes yeux noirs sur ces plages de la mer : regarde si va descendre regarde si déjà descend d’entre les voiles, et les cordes et les échelles de la nef, celui qui vient de si loin, celui que le destin amène - peut-être que pour ton bien - peut-être que pour son mal. Juliana de Mascarenhas, distante rosa oriental, estende os teus olhos negros por essas praias do mar: vê se já não vai baixando, vê se já não vai baixar, dentre as velas, dentre as cordas, dentre as escadas da nau, aquele que vem de longe, aquele que a sorte traz - quem sabe para teu bem - quem sabe para seu mal. Cette prédiction ambiguë persiste dans l’hypothèse de l’aliénation du poète. Et alors que Marília appartient au passé, une autre femme se dresse maintenant à l'horizon de l'exil : 1 Juliana de Mascarenhas Dieu toujours sait ce qu’il fait (…) Juliana de Mascarenhas Deus sempre sabe o que faz (…) Plus que la belle Marília tu pourras ici briller. Viens voir cet homme tranquille qu’ils ont envoyé en exil. Mais do que Marília a bela poderás aqui brilhar. Vem ver este homem tranqüilo que mandaram degredar. Cf. supra, le troisième Cenário du Romanceiro, qui renvoie aussi au Romance da Bela Infanta. 189 190 25/11/2014 En porte-parole de la volonté divine, le sujet poétique invite Juliana à s’y conformer en jouant le rôle de substitut lumineux de la belle Marília. Et l’accomplissement de ce destin se déroule dans le cadre de la fatalité de mai avec le Romance LXXII ou de Maio no Oriente que nous avons déjà analysé, et auquel nous renvoyons après avoir rappelé que dans ce poème seuls les commentaires des mauvaises langues se souviennent de Marília. Quant à Gonzaga il ne réapparaîtrait plus au premier plan du Romanceiro, l’hypothèse de son aliénation mentale demeurant la seule valable dans un contexte où son mariage prend des allures de parjure incompréhensible : Et sur les Saints Évangiles, l’ancien fiancé a juré. (Sûr qu’aujourd’hui le voilà un autre qu’il n’était pas. Son cœur on le lui a ôté et où le lui a-t-on mis ?) Sobre os Santos Evangelhos, o antigo noivo jurou. (É certo que hoje está sendo alguém que outrora não foi. O coração que já teve, quem lho tirou e onde o pôs?) Désormais la souffrance de l’amante esseulée occupe le devant de la scène, auprès d’autres victimes de la tragédie de l’Inconfidência. 3 - Le Calvaire de Marília Sous le titre de Imaginária Serenata, la parole est redonnée à Marília en un discours transcrit en italiques, et au caractère fondamentalement lyrique qui explique l’abandon de la référence au terme de romance. Quatre ensembles de huit pentasyllabes, dans une combinaison savante de rimes – ABCDABCD – renvoient à la tradition populaire que le terme de sérénade suppose, à savoir un concert vocal ou instrumental donné lors d’une promenade nocturne ou sous les fenêtres d’une femme. À cette définition1, nous pouvons ajouter les précisions suivantes : Nous avions les sérénades amoureuses, avec chants accompagnés à la guitare entonnés aux portes de l’aimée, ainsi que les hommages sociaux rendus par un groupe en signe d’admiration. Jusqu’aux premières décades du XXe siècle la sérénade était une institution sociale. Les nuits de lune, elle parcourait les résidences des amis, en chansons et repas, jusqu’au lever du jour. Le protocole exigeait que les portes et fenêtres soient fermées pour ne s’ouvrir qu’une fois la première aubade chantée. Tínhamos as serenatas amorosas, canções e modinhas entoadas à porta da namorada, como também as homenagens sociais, prestadas por um grupo que desta forma significava a admiração. Até às primeiras décadas do séc. XX a serenata era uma instituição social. Nas noites de luar, percorria as residências dos amigos, cantando e repetindo ceias, até o amanhecer. Mandava o protocolo que as portas e janelas estivessem fechadas e fossem abertas depois de cantada a primeira modinha2. 1 Cf. concerto vocal ou instrumental que se dá de noite em passeio noturno ou debaixo das janelas de mulher (Dicionário de MORAIS E SILVA). 2 Luis da CÂMARA CASCUDO, Dicionário do Folclore Brasileiro, São Paulo, Melhoramentos, 1979, p. 707-708. 190 191 25/11/2014 En fait, si dans le poème de Cecília, la nuit et la lune règnent bien sur un décor où une rue, une maison et une fenêtre se dessinent sur l'horizon vague d'une agglomération, au lieu d’un chant d'amour masculin c'est une voix féminine qui s'exprime de bout en bout. Et cette voix féminine rapporte des hallucinations organisées selon six occurrences du verbe ver, dont quatre dans la combinaison vejo-te qui ouvre le poème sur un tutoiement qu’en temps normal une jeune fille de bonne famille aurait soigneusement écarté, même pour s’adresser à son futur époux : Je te vois passer dans cette rue-là avec cet ami qu’on a trouvé mort. Et je me demande Quand je serai tienne si tu viens à moi d’un port aussi noir ? Vejo-te passando por aquela rua mais aquele amigo que encontraram morto. E pergunto quando poderei ser tua se vens ter comigo de tão negro porto? Ces hallucinations débutent donc sur l’arrestation de Gonzaga en compagnie de Manuel da Costa, l’ami qu’on trouverait mort dans sa prison d’Ouro Preto. Elles s'inscrivent en parallèle à celles que nous avons vu gagner le personnage de Gonzaga dans le Romance LXIX ou do Exílio de Moçambique, où, depuis l’Afrique, le poète s'abandonnait à une vision nocturne découpant le visage de l'aimée dans l'embrasure d'une fenêtre, et sous l’éclat d'une lune porteuse de la lumière perdue en contraste avec les ténèbres imposées par le destin. De plus, elles font écho aux tourments que, dans la Lira 12 qu’il écrivait en captivité, Gonzaga suppose accabler la femme aimée1. Notamment un rapprochement s'impose avec la cinquième strophe dudit poème : Quand passera dans la rue mon honorable compagnon sans qu’avec lui tu me voies cheminant auprès de lui, tu pourras dire : le destin n’a pas frappé que moi seule, il a aussi cassé, inhumain, l’union la plus fidèle. Tu enverras aux dieux sourds de nouveaux soupirs en vain. Quando passar pela rua o meu companheiro honrado, sem que me vejas com ele caminhar emparelhado, tu dírás: Não foi tirana somente comigo a sorte; também cortou desumana a mais fiel união. Mandarás aos surdos deuses novos suspiros em vão. Quant au tutoiement que maintenant Marília reprend au fiancé qu’elle vouvoyait dans le discours du Lenço do Exílio, il ne fait qu’accentuer l’éloignement qui les sépare : Ah, qui met des chaînes aussi à mes bras ? Qui mon âme effraie Ah, quem põe cadeias também nos meus braços? Quem minha alma assombra 1 . Lira 12, édition de RODRIGUES LAPA deuxième partie. La relation entre cette lira et la serenata du Romanceiro a été signalée par Sílvia PARAENSE, in Cecília Meireles, Mito e Poesia, UFSM, Santa Maria, 1999, p. 108. 191 192 25/11/2014 de tant de danger ? En rêves tu entoures mes pas obscurcis. ton ombre entend-elle ce qu’au loin je dis ? com tanto perigo? Em sonhos rodeias meus ocultos passos Ouve a tua sombra o que, longe, digo? Le fantôme de Gonzaga, est associé à une menace pesant autant sur le corps que sur l'âme de celle qui ne parvient pas à établir le dialogue, et qui, lorsqu'elle perçoit les paroles de l'aimé, constate qu'elle est absente de l'espace qu'il occupe : Je te vois à l’église Je te vois au pont, dans la pièce ici… Pour mon châtiment je ne me vois pas aussi à l’horizon. Et j’entends ta voix sans être avec toi. Vejo-te na igreja, vejo-te na ponte, vejo-te na sala… Todo o meu castigo é que não me veja, também no horizonte. Que ouça a tua fala sem me ver contigo. Abusé par la vue et par l'ouïe, aux frontières de la folie, alors que la lumière lunaire se pose sur sa fenêtre, le sujet poétique doit se rendre à l’évidence en constatant son incapacité à trouver le repos dans le sommeil. Et pourtant, brusquement, l'influx de la lune devient bénéfique et transmute l'obsession cauchemardesque en un nouveau rêve positif : Par la belle nuit, l’amour continue. Avec lui je suis aux pieds de son maître. Pela noite bela, o amor continua. Deita-me consigo aos pés do seu dono. Alors que le délire onirique a atteint un climax, ces quatre derniers vers, en opposition totale avec tout ce qui précède, mettent en place une nouvelle hallucination, cette fois euphorisante, sur une image où l’allégorie de l’amour réunit les amants jusqu’alors séparés. Mais cette hallucination n'a de sens dans le contexte que si la beauté subite de cette nuit relève d'une dimension qui n'est plus celle de l'espace-temps des hommes : aux pieds de son amant, l'aimée gît désormais dans l'éternité, là où l'amour s'installe dans une continuité que le temps chronologique ne menace plus. Au bout du compte, la chute de cette Sérénade Imaginaire ne nous semble pas la meilleure des réussites du Romanceiro - et nous ne pouvons souscrire à l'interprétation à l'eau de rose selon laquelle une lune de happy end serait devenue « un moyen de transport qu'utiliserait Cupidon entre Minas et l'île de Mozambique » pour mettre un terme aux tourments de l'héroïne1. C'est encore un cauchemar qui sert de trame à l'anecdote sur laquelle est construit le Romance LXXIII ou Da Inconformada Marília, premier des trois uniques poèmes où le nom de la 1 . Cf. "Assim transforma-se o amor num meio de transporte que a conduz até Moçambique, onde pode, então, estar junto dele" (Lúcia H. MANNA, Op. cit. p. 164). 192 193 25/11/2014 protagoniste figure dans le titre même de la composition. Élaboré en 42 heptasyllabes à assonance unique en a/o, c'est un des romances entièrement conforme au schéma traditionnel, d'autant plus que la présence d'un narrateur y est maintenue de bout en bout, en tant que commentateur d’une révision de l’Arcadie : Marília, la belle, en tourment subissait la noirceur d’un rêve : son corps survolait au loin, au loin un pré étranger. En cherchant l’amour perdu, L’ancien discours de l’aimé. Pungia a Marília, a bela, negro sonho atormentado : voava seu corpo longe, longe por alheio prado. Procurava o amor perdido, a antiga fala do amado. Ce nouveau cauchemar de l'héroïne se déroule tout au long de trois unités de quatorze vers, couronnées chacune par la reprise d'un distique où les variantes signifient le contexte dans lequel l'obsession lancinante acquiert une formulation. La première fois, il s'agit d'une réaction inconsciente, contre la voix d’un « oracle » perçu en rêve et lui enjoignant d'oublier : Et elle, en dormant, gémissait « Rien que s’il était aliéné ! » E ela dormindo, gemia "Só se estivesse alienado!" C’est donc à Marília qu’incombe maintenant la charge de donner de la consistance à l’aliénation mentale du poète qu’elle inscrit à trois reprises dans son discours. La deuxième fois, c'est une protestation consciente à l'encontre d'autres voix qui la poursuivent dans son délire de ce côté-ci du sommeil : Parmi les larmes se dressait son clair visage éveillé. Elle tournait les yeux à la ronde, et alors de chaque côté, des voix navrées et discrètes transmettaient le même message (…) La belle, pourtant, gémissait : « Rien que s’il était aliéné ! » Entre lágrimas se erguia seu claro rosto acordado. Volvia os olhos em roda, e logo, de cada lado, piedosas vozes discretas davam-lhe o mesmo recado (…) A bela, porém, gemia: "Só se estivesse alienado!" La troisième et dernière fois, c'est contre sa propre conviction exprimée dans son for intérieur en écho aux voix du dehors : Pourtant son cœur lui disait – son cœur en proie au malheur – « Peut-être a-t-il oublié… Peut-être est-il marié… » Ses lèvres pourtant gémissaient : « Rien que s’il était aliéné ! » Bem que o coração dizia - coração desventurado "Talvez se tenha esquecido… Talvez se tenha casado…" Seu lábio, porém, gemia: "Só se estivesse alienado!" Ainsi s’expose le conflit qui hanterait l'héroïne en une obsession où les frontières entre conscient et inconscient ne seraient pas clairement établies : 193 194 25/11/2014 Et la brume du soir venait de son voile si délicat, couvrir la tour, la montagne, la fontaine, la toiture… Ah, que de brume dans le temps longuement accumulée. E a névoa da tarde vinha com seu véu tão delicado envolver a torre, o monte, o chafariz, o telhado… Ah, quanta névoa de tempo longamente acumulado… Comme le brouillard qui se lève sur Vila Rica, la désintégration menace l'esprit de Marília obnubilé par la trahison de Gonzaga. D'ailleurs, la référence à la fin de l'après-midi de Minas vient conférer au cauchemar initial un caractère supplémentaire d'anormalité – ce n'est pas l'heure du sommeil, le sujet poétique divague en plein jour. L'aliénation supposée de Gonzaga devient aussi celle de Marília, enfermée dans un conflit dont elle ne trouvera d'issue que dans la mort. Les deux derniers poèmes consacrés à Marília sont totalement détachés de tout rapport avec Gonzaga. Le Retrato de Marília em Antonio Dias sert de clôture au troisième grand cycle du Romanceiro, alors que l'héroïne survit encore à la tragédie qui s'est abattue sur l'autre couple majeur – Alvarenga et Bárbara Eliodora que nous analyserons plus loin. Enfin, dans le dernier Romance du recueil – LXXXV ou do Testamento de Marília -, l’héroïne est censée prendre congé de la société, avant que la Fala aos Inconfidentes Mortos ne propose une tentative de bilan dans laquelle la mémoire collective tirerait les leçons de l'Histoire – avec un grand H. Le dernier portrait de Marília la met en scène dans un poème non défini en tant que romance et qui, à la fois en italique et entre parenthèses, la situe donc doublement ailleurs, bien qu’il s’agisse d’un espace limitée à la rue et à l'église de son quartier d'Antonio Dias à Ouro Preto. En un texte de construction savante - cinq quatrains d'octosyllabes aux rimes embrassées (ABBA / CDDC, etc) se terminant sur un distique qui referme le système en le suspendant sur lui-même par la reprise des deux rimes de l'ultime strophe (JKKJ / JK) – un narrateur anonyme invite à accompagner ce qui pourrait être le dernier déplacement de l'héroïne jusqu'à sa fixation définitive dans la mort. Après les cauchemars des premiers temps de la séparation d'avec Gonzaga, la consolation éventuelle de la religion ? Une consolation dont nous ne saurons rien, puisque le narrateur n'a accès au for intérieur de son personnage que pour y constater qu'elle est quasiment privée de toute activité psychique. Ainsi, les deux premières strophes dessinent-elles une silhouette cheminant péniblement vers le temple de Vila Rica : (Celle-ci qui monte lentement par la côte de son église, bien qu’elle ne le soit déjà plus, était claire rose de nacre. Et sa chevelure sans tresse aux lueurs d’aurore d’amour, n’était pas l’argent d’aujourd’hui mais un noir velours ondulé. (Essa que sobe vagarosa a ladeira da sua igreja, embora já não mais o seja, foi clara, nacarada rosa. E seu cabelo destrançado, ao clarão da amorosa aurora não era esta prata de agora, mas negro veludo ondulado. 194 195 25/11/2014 L'évocation de ce déplacement vers les hauteurs où se dresse le but du voyage - l'église, espace sacré intermédiaire entre le ciel et la terre – permet au narrateur d'opposer la luminosité du passé à la réalité présente. Dans ce cliché rebattu nous retrouvons les lieux communs de la littérature baroque, conjuguant l'Arcadie de sic transit en ubi sunt. Une fois à l'intérieur du temple, la silhouette se fige dans une pose significative : Celle qui s’incline si pensive et sur la messe a les yeux clos, elle n’appartient plus à la terre : elle ne vit plus que dans la mort. A que se inclina pensativa e sobre a missa os olhos cerra, já não pertence mais à terra: é só na morte que está viva. L'inclinaison physique et le recueillement marqué par la fermeture des yeux sont aussitôt interprétés comme signes avant coureurs de la mort. Et alors que se déroule la cérémonie, Marília devient le centre de tous les regards : Et toutes les femmes contemplent, la tranquillité de ses ruines, soutenue par des mots latins de requiem et de miserere. Contemplam todas as mulheres a mansidão das sus ruínas, sustentada em vozes latinas de réquiens e de misereres. C'est bien en son honneur qu'un office funèbre se déroule : Le corps quasiment sans pensée dans un linceul de soie obscure aux lèvres de cendre murmure « memento, memento, memento…» agenouillé sur le pavé qui deviendra sa sépulture. Corpo quase sem pensamento amortalhado em seda escura, com lábios de cinza murmura "memento, memento, memento…" ajoelhada no pavimento que vai ser sua sepultura.) Elle-même participe au rituel en répétant le premier mot de la prière des morts, qui est aussi celui qui ouvre la formule consacrée de l'office du Mercredi des Cendres1: Sur ses lèvres, ce triple memento, expression possible de ses dernières paroles, ajoute une résonance supplémentaire à la suggestion de la formule rituelle, puisque, dans le Romanceiro, toute la vie de Marília pourrait se résumer par le retour lancinant du souvenir, avec en prime, le rappel possible de la mort de Gonzaga. Quant à son vêtement de deuil enserrant un corps réduit à un minimum de densité physique et d'activité psychique – dans le contexte le terme de pensamento retrouve l'étymon pensare : peser - il est considéré comme l’équivalent d’un linceul. Enfin, dans l'attitude qui lui est attribuée par le dernier distique, elle occupe l'espace qui effectivement reviendra à la dépouille du personnage historique, jusqu'au 20 avril 19382, date à laquelle ses restes seront 1 . Memento homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Selon l’acte d’exhumation, le registre des sépultures de la Matrice d’Antonio Dias mentionnait que la tombe de Maria Dorotéia se trouvait au maître-autel, sous le numéro 11 (Augusto de LIMA Jr, 1998, Op. cit. p 158). 2 195 196 25/11/2014 transférés dans la salle contiguë au mausolée d'Ouro Preto1. Ainsi le déroulement du poème suggère-t-il que ce dernier voyage de Marília équivaut à un rituel de passage grâce auquel le personnage entrerait définitivement dans l'espace sacré qui lui était réservé hors du monde profane où elle n'avait pas trouvé sa place. Quant au Romance LXXXVIII, ou Do Testamento de Marília, c'est de la mort sociale de Maria Dorotéia de Seixas qu'il traite en évoquant la protagoniste occupée à la transmission de ses richesses terrestres. Daté du 2 octobre 1836 le testament historique de Maria Dorotéia Joaquina de Seixas, était donc antérieur de presque dix-sept ans à son décès. Le texte in-extenso publié en 1932 par un de ses descendants2 a été repris en 1936 par Augusto de Lima Jr. (Op. cit., 1998, p. 154-55). Il s’agit d’un document très succinct : après s'être identifiée, la testatrice désigne ses légataires, sa nièce, Dona Francisca de Paula Manso de Seixas - fille naturelle de son frère Francisco de Paulo Mayrinck, elle résidait chez Marília -, et un certain Anacleto Teixeira de Queiroga, résidant, sans autre précision, à Rio de Janeiro. A ces éléments s'ajoutent les dispositions relatives aux funérailles et la répartition de sommes d'argent en messes pour le repos de l’âme de la signataire. De ce document historique le poème ne reprend aucune donnée précise : le narrateur se limite à des allusions qui vaudraient pour n'importe quel testament de n'importe quel personnage disposant d'une certaine fortune. En particulier, ce narrateur passe sous silence les noms des héritiers. Il évite ainsi la question de l'éventuelle infidélité de l'héroïne : en effet, selon des historiens disposant d'arguments sérieux3, Anacleto Teixeira de Queiroga serait le fils illégitime qu'elle aurait eu de Manoel Teixeira Queiroga, un personnage ridiculisé sous le pseudonyme de Roquério dans la troisième des Cartas Chilenas, mais que la liste de ses biens mis sous séquestre à Ouro Preto en 1794, et notamment celle des ouvrages de sa bibliothèque, permet de classer parmi les personnages cultivés de la bonne société de l’époque4. 1 . Vila Rica changeait de nom du vivant de Marília, par décret impérial du 24 février 1823 conférant à la ville le nom de « Cité impériale d’Ouro Preto » - cf. Waldemar de ALMEIDA BARBOSA, Dicionário Histórico-Geográfico de Minas Gerais, Belo Horizonte, Saterb, 1971, p. 330. 2 Tomaz BRANDÃO, Marília de Dirceu, Belo Horizonte, Guimarães, 1932, p. 411-413. 3 Les tenants de l'hagiographie (LIMA Jr, op. cit, p. 134, José CRUX VIEIRA, op. cit, p. 743-46) conservent l'image de la vierge inconsolée, contre Richard BURTON Viagens aos planaltos do Brasil, São Paulo, Editora Nacional, 1941, T II, Cap. XXXVI, p.78-84 (accessible sur Internet in http://www.brasiliana.com.br) et contre les historiens qui optent pour l'oubli et les faiblesses de la chair - Adelto GONÇALVES, 1999, p 272, Eduardo FRIEIRO, O diabo na livraria do Cônego, Itatiaia, Belo Horizonte, 1981, p. 117, et RODRIGUES LAPA, qui à ses publications antérieures rajoutait une dernière main, avec un article du Suplemento Literário de Minas Gerais en date du 8 mars 1975 ; sous le titre de Os Amores de Marília e Dirceu, il entendait même démontrer, à partir de certaines des Liras de Gonzaga, que la belle Marília n’avait guère résisté sexuellement au poète et que c’était elle qui aurait pris l’initiative de rompre avant que lui ne soit condamné à l’exil (article accessible sur le site de la biblioteca on-line de l’Université Fédérale de Minas Gerais, in http://www.letras.ufmg.br). 4 Cf. Laura de Mello e Souza, “O ouro das estantes”, Revista do Arquivo Público Mineiro, Belo Horizonte, 2012 Vol. 48, p. 54-63 -http://www.siaapm.cultura.mg.gov.br/acervo/rapm_pdf/2012D04.pdf 196 197 25/11/2014 C’est donc sur une anecdote conforme à l’hagiographie mise en place antérieurement que Cecília élabore une composition en heptasyllabes de six strophes de six vers chacune présentant une combinaison complexe de rimes en ABCBDB. À partir du mètre traditionnel du romance, il s’agit d'une construction savante, adaptation relativement simplifiée de la fameuse sextine des troubadours remontant à Arnault Daniel et au XIIe siècle, une composition complexe que Pétrarque réutilisait un siècle et demi plus tard1. Accumulant exclamations, interpellations et interrogations lyriques, un narrateur anonyme lance sa protestation personnelle contre le pouvoir néfaste de l'or. Dès les premiers mots de la première strophe, ce narrateur, jouant sur la polysémie dont est porteur le mot pena, accuse la plume que tiendrait Marília de ne servir qu'à de médiocres calculs : Triste plume, triste plume qui glisses sur le papier ! – que de lettres tu n’as écrites, - que de vers tu n’improvises qu’entre chiffres tu te débats Et en chiffres t’immortalises. Triste pena, triste pena que pelo papel deslizas! – que cartas não escreveste, - que versos não improvisas - que entre cifras te debates e em cifras te imortalizas... C'est ensuite la polysémie de la « fortune » qui sert de point de départ à une diatribe contre les richesses matérielles dénoncées comme sources du mal : Prix offert à tant de traîtres douleur de tant de condamnés! Prêmio de tantos traidores dor de tantos condenados! Quant à la protagoniste c'est une figure que le narrateur voit s'entêter paradoxalement sur la frontière de l'existence, dans l'accomplissement d'une tâche dérisoire la reliant encore au système social qui pourtant ne lui laisse d'autre issue que la mort : Marília écrit, elle écrit son tout petit testament ; en vérité, pourquoi vit-elle, si la mort est son aliment ? si elle chemine vers la mort sur la chaise lente du temps ? Escreve Marília, escreve seu pequeno testamento; na verdade, por que vive, se a morte é o seu alimento? se para a morte caminha, na sege do tempo lento? Contre cette image d'une femme résignée en train de faire des adieux conformes aux bonnes règles d'une société policée, l'indignation du narrateur se fait jour dans une nouvelle série d'interpellations contre l'or : 1 . La sextina est en décasyllabes, et se termine sur un tercet. Les rimes consistent en la reprise des six mots figurant à la fin de chaque vers de la première strophe et replacés dans des positions différentes dans chacune des cinq strophes suivantes. Enfin, on doit retrouver ces mêmes six mots dans le tercet final : trois à l'hémistiche, trois à la rime (Geir CAMPOS, Pequeno Dicionário da Arte Poética, São Paulo, Cultrix, 1978 p. 149). On peut également voir dans le choix de la sextina l'écho de certaines des liras de Gonzaga rédigées en l'honneur de Marília, notamment les n° 20, 29, 30 de la deuxième partie de l'édition de Rodrigues Lapa. 197 198 25/11/2014 Qu’êtes-vous donc, or de Minas dans l’Océan de Dieu, si grand ? Partagez-vous, partagez-vous, or de tant de convoitises… (tant d’amour rompu par vous en injures et injustices ! Et maintenant on vous compte pour dire de pieuses messes !) Que sois vós, ouro das Minas no Oceano de Deus, tão fundo? Reparti-vos, reparti-vos, ouro de tantas cobiças… (tanto amor que separastes entre injúrias e injustiças! E agora que sois contado para a piedade das missas!) Matière infime en comparaison de l'infini du divin – remarquons au passage l'écho de la tradition alchimique dans cette image de l'Océan de Dieu dissolvant l'or de la terre – les richesses des hommes sont dénoncées dans le mal qu'elles provoquent. Et comble d'ironie, ce mal est « recyclé » dans la liturgie du christianisme qui se voudrait compensatrice des souffrances terrestres provoquées justement par la soif des richesses matérielles. Enfin, une dernière strophe couronne le poème par le bilan de toute une vie qui dénonce le caractère dérisoire des ultimes dispositions du testament en cours de rédaction : Triste plume, triste plume... Triste Marília qui écrit ; Un âge si grand à souffrir pour une vie aussi brève. Bien des messes… bien des messes… (que la terre lui soit légère.) Triste pena, triste pena… Triste Marília que escreve. Tão longa idade sofrida, para uma vida tão breve. Muitas missas … Muitas missas… (Que a terra lhe seja leve.) En y opposant âge et vie le narrateur confère à ce dernier terme le sens positif qui mesure la brièveté du temps des amours. Et la dernière parenthèse dans la banalité d’un poncif, renvoie à la résignation dont le sceau marque définitivement l'image de Marília. Ainsi donc, Cecília propose dans le Romanceiro une image de Marília conforme à la tradition romantique soucieuse de fournir à la mémoire collective brésilienne un couple susceptible d'être élevé au niveau des grands mythes de la littérature occidentale. Et cette image est construite dans des compositions où nous avons pu déceler les échos des traditions ibériques – la poésie savante des troubadours du moyen âge, les formes populaires du romancero et celles plus récentes héritées de la pastorale baroque. Le choix de Cecilia a consisté à inscrire d'abord le nom de Marília dans la constellation d'une Arcadie brésilienne liée aux poètes de l'Inconfidência et vouée à disparaître en même temps qu'échouerait la conjuration. En n'individualisant progressivement son héroïne qu'une fois terminée la tentative de soulèvement contre le pouvoir en place, Cecília la confinait dans le rôle de victime d'un système socioculturel contre lequel elle ne réagissait que par le repli sur soi. Il est symptomatique de constater que le Romanceiro ne se situe jamais dans la perspective positive du temps des amours heureuses. Il en déplore uniquement la perte irrécupérable, en renvoyant le bonheur des hommes au niveau des chimères de la pastorale. 198 199 25/11/2014 Quant aux quelques poèmes où le rôle de protagoniste est attribué à Marília, ils ne lui laissent d'échappatoires que dans la solitude des travaux d'aiguille d'abord, puis dans le rêve hallucinatoire débouchant sur une forme d'aliénation mentale. Face à un destin qui se résume à l'ascension de la côte conduisant à l'église où sa sépulture l'attend, elle apparaît comme une autre espèce de martyr, condamnée par une société où les voix féminines ne peuvent pas s'exprimer. Victime elle aussi de la malédiction de l'or réduit à sa seule matérialité, la Marília du Romanceiro ne parvient à sublimer le malheur qu'en brodant la fleur de la saudade sur le mouchoir des adieux et en franchissant la frontière qui la libère des limites de l'espace-temps des hommes par un rituel de mort célébré symboliquement dans l'église de son quartier - une église dont le Romanceiro omet la qualité de Matrice et la référence à Nossa Senhora da Conceição sous l'invocation de laquelle elle se trouve en réalité, pour ne conserver que le nom d'Antônio Dias, le bandeirante fondateur de Vila Rica, et, de ce fait, à l'origine de la funeste destinée de toutes les victimes de l'or, dont Marília, la principale figure aux côtés de la Reine Maria Ia et de Barbara Eliodora dans la galerie des femmes sacrifiées élaborée par Cecília. ÉPILOGUE : LA TROISIÈME RIVE DE LA MÉMOIRE Dans le Discours Initial1 nous avons pu constater comment Cecília invite le lecteur à interpréter la dynamique de l’Histoire comme une indicible conjonction dont elle illustrait le mystère en concluant le poème sur une image soulignée par une exclamation : Ô versants silencieux par lesquels se précipitent d’inexplicables torrents, en éternelle obscurité ! Ó silenciosas vertentes por onde se precipitam inexplicáveis torrentes, por eterna escuridão! Or, cette même image, référence au système de lavage de l’or et du diamant dans les gisements du XVIIIe siècle sert de base au tout dernier Discours – Fala aos Inconfidentes Mortos – qui clôture le recueil par quarante-sept tétrasyllabes sans rime ni assonance. Imprimé en italique de bout en bout, ce poème, que le titre annonce comme une ultime élégie, débute sur un paysage nocturne : Nuit de ténèbres, laineuse cape sur les épaules courbes des monts agglomérés… 1 Treva da noite, lanosa capa nos ombros curvos dos altos montes aglomerados… Cf. Chapitre II, Le fil d’Ariane. 199 200 25/11/2014 Maintenant tout gît en silence : amour, envie, haine, innocence, au temps immense toujours se lavent. Agora, tudo jaz em silêncio: amor inveja, ódio, inocência, no imenso tempo se estão lavando. La métaphore de l’orpaillage s’y inscrit dans la dimension de l’éternité : mais dans les hautes montagnes que la brume recouvre, ce sont les sentiments humains qui se sont agglomérés en gisements dans lesquels le temps opérerait son œuvre de décantation. En d’autres termes, le magma historique accumulé par les affrontements des intérêts matériels a constitué une matière première désormais en cours de désagrégation : Grosse rocaille de vie humaine… Et noirs orgueils, naïve audace et faux semblants (et faux semblants !) et lâchetés, l’immense temps tourne et retourne – l’eau implacable du temps immense, les décompose, roulant leur rude misère à nu. Grosso cascalho da humana vida… Negros orgulhos, ingênua audácia, e fingimentos e covardias (e covardias!) vão dando voltas no imenso tempo – à agua implacável do tempo imenso, rodando soltos, com sua rude miséria exposta. La dynamique irrésistible de la mémoire collective y met en jeu ses forces de dissolution aquatiques, en les conjuguant, comme le stipule la troisième stance, à des énergies aériennes tout aussi invincibles et agissant à long terme : Nuit en suspens, haut dans la brume : non, nul ne voit les lits profonds… Mais l’horizon de la mémoire d’éternité, bout sous le choc, d’heures d’antan, de faits d’antan, d’hommes d’antan. Parada noite, suspensa em bruma : não, não se avistam os fundos leitos... Mas no horizonte do que é memória da eternidade, referve o embate de antigas horas, de antigos fatos, de homens antigos. Et ces mêmes énergies sont aussi portées par le feu comme le signifie le verbe referver évoquant un bouillonnement tel celui qui se produit dans les cornues des alchimistes s’ingéniant à faire surgir l’or en transmutations successives, de Solve en Coagula. Ainsi, la dépuration censée en découler met en évidence ces pôles de ruine et d’exaltation dont la voix poétique du Discours Initial disait ne pas comprendre le mystère : 200 201 25/11/2014 Et nous voilà en contrition, prêtant l’oreille au cours difforme noyé de brume de ce torrent du purgatoire… E aqui ficamos todos contritos, a ouvir na névoa o desconforme, submerso curso dessa torrente do purgatório... Qui dans le crime tombe épuisé et qui s’élève purifié ? Quais os que tombam, Em crime exaustos, quais os que sobem, purificados? Le vocabulaire retenu dans cette conclusion ne fait pas que renvoyer aux dogmes du catholicisme romain : outre l’éventuel sentiment de culpabilité des contemporains du sujet poétique, la contrition mesure la tension mentale centripète correspondant à l’intensité de leur réflexion ; quant au torrent du purgatoire il signifie surtout la purification en cours dans les batées de la mémoire, une purification clairement explicitée dans le quatrain final. Ainsi, le code symbolique sur lequel se fonde cet épilogue est en totale adéquation avec celui du prologue centré sur l’exécution de Tiradentes au midi d’un vingt-un avril dont le caractère sinistre se trouve ici rectifié par la rédemption annoncée. Sous-jacente à la métaphore aurifère et au lexique religieux, c’est de la tradition d’Hermès Trismégiste telle qu’elle est portée par l’Alchimie occidentale qu’il s’agit, et en particulier de l’Œuvre au Noir, étape essentielle de la transmutation de la matière première immonde en or spirituel. Et c’est bien cette tradition qui constitue la fibre essentielle du fil d’Ariane permettant l’exploration de l’atroce labyrinthe où Cecilia se disait prisonnière dans la Chambre Centrale où se dresse l’échafaud du Lieutenant Joaquim José da Silva Xavier. En accompagnant les chants supposés des multiples aèdes auxquels la parole est donnée tout au long du recueil, nous avons pu identifier systématiquement les moules formels dans lesquels le poète les as coulés, tout autant que l’idéologie qui sous-tend la réélaboration de la matière historique issue des documents dont elle pouvait disposer. Ces moules formels, ne se limitent pas à une simple reprise des schémas hérités de la tradition épico-lyrique du romancero ibérique. Leur analyse systématique a permis de constater la variété d’un choix ouvert sur la préciosité d’une poésie savante alternant avec des références populaires caractérisées – et notamment le fait que l’identification sous le titre de romance retenue pour la majorité des poèmes correspond stricto sensu à un nombre réduit de productions : les romances authentiques ne dépassent guère un sixième du total. Aux côtés de ces romances et des sizains d’heptasyllabes à rimes simples du type ABCBDB caractéristiques de la poésie des chanteurs populaires du sertão, le Romanceiro reprend des schémas propres à la poésie du Moyen Âge et de la 201 202 25/11/2014 Renaissance, cette dernière illustrée notamment par la terza rima du premier Cenário reprise de la Divine Comédie ; en syntonie également avec les œuvres des poètes compromis dans l’Inconfidência, bon nombre d’emprunts à l’Arcadie baroque y ont été identifiés ; quelques essais plus libres émaillent également le recueil, comme la versification irrégulière qui sert de base à la grandiloquence de la diatribe dénonçant les Pusillanimes, ou, avec plus de réussite, les sept quatrains d’énnéasyllabes du Romance IX ou de Vira-e-Sai dédié à Santa Ifigênia. Dans le cadre de cette analyse formelle, un jeu subtil a pu aussi être mis en évidence dans l’utilisation de la symbolique des nombres ; nous rappellerons ici à titre d’exemple les « coïncidences » les plus significatives : - les 77 heptasyllabes du Romance XII ou de Nossa Senhora da Ajuda servant de base à un tableau où l’enfant Joaquim José occupe la position centrale entre ses six frères et sœurs au pied de la Vierge du Bon Secours ; - le Romance XXIII ou das Exéquias do Príncipe fondé sur sept dizains d’heptasyllabes d’une élégie lamentant la perte d’un Centre autour duquel aurait pu se constituer une société nouvelle, et cela en l’an 88 dont le graphisme figure en chiffres à la fin de la première et de la dernière stance ; - le Romance LXIV ou de uma Pedra Crisólita dont les huit sizains d’octosyllabes ferment le cycle de Tiradentes sur la Pierre d’Or que le héros n’aurait pu faire lapider, une authentique Pierre Philosophale que l’Histoire se chargerait d’identifier avec le temps ; - le Romance XLVIII ou do Jogo de Cartas où dans les sept quintils d’heptasyllabes sept fois de suite l’Unité du premier vers se dédouble dans la Dualité du Pair et de l’Impair en une conjugaison de rimes reconstruisant systématiquement le nombre sept ; - le Romance LXXX ou Do Enterro de Bárbara Eliodora, clôturant le cycle de la Rivière aux Morts en soixante heptasyllabes répartis en dix sizains et placé sous l’invocation du nombre quatrevingt résultant de la multiplication par dix du symbole de l’infini. Bien entendu, de telles subtilités ne sont à la portée que d’un très petit nombre de lecteurs susceptibles d’être familiarisés avec cette symbolique : elles n’en demeurent pas moins fondatrices de la structure rythmique de la poésie du Romanceiro, et contribuent à sa projection à d’autres niveaux au-delà de la conscience rationnelle. Pour ce qui est de l’idéologie à laquelle renvoie le Romanceiro, les analogies évidentes avec l’iconographie et les dogmes du catholicisme romain sont facilement repérables pour un lecteur disposant d’une culture quelque peu approfondie du christianisme d’occident. Nous estimons avoir démontré qu’en ce qui concerne le personnage de Tiradentes, à partir des données fondamentales des « mystères » de l’Incarnation et de l’Eucharistie, Cecília nationalise le sacrifice d’un Christ 202 203 25/11/2014 civique fondateur d’une ère nouvelle sous le signe d’une Liberté susceptible de fédérer la mémoire collective – tout au moins dans la perspective de l’indépendance par rapport à la monarchie portugaise. Dans ce contexte, une fois consommé le temps de la Passion terrestre, la figure messianique du Lieutenant habité par l’énergie du Père, pourrait ressusciter comme fondement d’une nationalité, en tant que victime expiatoire irradiant la force du Verbe proclamée en vain durant sa traversée du monde des hommes. En somme, il s’agit d’une apologie porteuse d’un mécanisme de manipulation de l’imaginaire adapté à l’héritage culturel de la classe dominante. Toutefois, ces analogies patentes plongent leurs racines plus profondément que la dramaturgie imaginée par la tradition religieuse reçue du colonisateur portugais. Au-delà du sacrifice du bouc émissaire qui déjà en soi dépasse la simple référence à la tradition judéochrétienne, notre analyse a mis en exergue une autre liaison incluant un double héritage : celui de la philosophie grecque combinée au Grand Œuvre Hermétique caractéristique de l’Alchimie d’occident. En ce qui concerne la philosophie grecque, ses échos se font entendre sous la forme de présages et d’oracles qui émaillent quantité de poèmes à commencer par le discours de la cassandre d’Ouro Podre du Romance V, et par celui du narrateur du Romance XII évoquant l’enfant qui prie au pied de l’autel de Notre-Dame du Bon Secours; ces mêmes échos s’inscrivent, entre autres, dans la voix du Romance XLVIII interprétant l’Histoire comme un jeu de cartes que les humains ne peuvent contrôler, ainsi que dans la voix du Romance LIV qui anime le rêve de Gonzaga brodant son habit, et dans celle du ruisseau du Romance LXXV pleurant aux pieds de Bárbara Eliodora, ou encore dans celle du Romance LXXVI où le malheur d’Alvarenga est prédit par la mine d’Ouro Fala, la bien nommée. Avec plus de subtilité, ce rapport avec la tradition antique transparaît aussi dans les signes dont seraient porteurs les noms mêmes des personnages : les nombreux Domingos qui auraient accompagné la destinée de Tiradentes, l’interprétation de la généalogie de la Reine Maria Ière, la « dérive » d’Alvarenga inscrite dans son identité, tout comme la contradiction entre la lumière solaire imprimée dans le deuxième prénom de son épouse et la réalité de sa chute dans les ténèbres. Nomen, Omen, Numen disaient les philosophes de l’Antiquité, bien avant les Grecs d’ailleurs, notamment à Babylone, en Égypte et dans la Kabbale hébraïque1. Mais l’héritage de la Grèce s’est avéré beaucoup plus complexe pour interpréter le Jeu de Cartes censé avoir déterminé la destinée des protagonistes de l’Inconfidência. Ainsi, si le cas du 1 Cf. CONTENEAU, Georges, "la pensée mésopotamienne" in La Vie Quotidienne à Babylone, Paris, Hachette, 1950, ainsi que CASCUDO, Luis da C, Anubis e Outros Ensaios, Rio, O Cruzeiro 1951 (p. 16 et 141-46) et "O Nome tem poder" in Civilização e Cultura, MEC, Rio 1973, (Tomo II, p. 368-377). 203 204 25/11/2014 couple Alavarenga-Barbara relève effectivement de la perspective tragique de l’hybris, nous avons démontré qu’il n’en va pas de même ni pour Tiradentes, ni pour les autres personnages féminins autres que Barbara. En effet, les jeunes filles anonymes des premiers temps de la minération, tout comme Chica da Silva, Marília et la Reine Maria Ia ne se distinguent guère par un comportement passible de la sanction de la Diké. Victimes du système social, écrasées par le machisme qui régente la culture ambiante, elles illustrent le versant moderne d’une tragédie où la confrontation entre les valeurs « féminines » et « masculines » ne débouche jamais sur une harmonie heureuse. L’image de la Reine est significative de ce point de vue : bien que présentée comme irresponsable de la sentence de mort qui frappe le Lieutenant, elle n’en est pas moins l’agent de la toute puissance du Père qui l’emporte sur la miséricorde de la Grande Mère. Quant au Grand Œuvre alchimique il prédomine dans le Romanceiro depuis le Discours Initial jusqu’à l’ultime Discours aux Morts. Détenteur occulte de la Pierre Philosophale – tout comme Chico-Rei, Sainte Iphigénie ou le noir anonyme de Serro Frio porteur du Diamant Égaré – le lieutenant Tiradentes illustre au Centre du recueil la philosophie de l’Histoire qui en sous-tend la globalité. Passé au crible d’Hermès Trismégiste le magma « réaliste » de l’historiographie officielle acquiert une cohérence spirituelle supérieure. L’or et les diamants de Minas Gerais y deviennent les supports de transmutations réalisées dans le Grand Temps, bénéfiques pour les élus qui valorisent l’esprit, maléfiques pour une majorité obsédée par la soif de richesses matérielles. Parallèlement, dans ce contexte idéologique, nous avons pu constater que des allusions précises à la tradition orientale se faisaient jour, notamment dans le cycle de Mai : bien que clairement relié à une source ibérique irréfutable, le traitement du thème de la fatalité y prend une tout autre dimension à la lumière du concept de Maya emprunté à l’hindouisme avec lequel Cecília était familiarisée1. De même, nous avons identifié dans le discours prêté au gitan – Romance XXXIII ou do Cigano que viu chegar o Alferes - la référence directe au symbole taoïste du Yin/Yang – un symbole en parfaite adéquation avec la dialectique qui sert de fondement à la complémentarité des contraires que l’Hermétisme met en avant. Enfin, il importe de rappeler que, dans un cadre historique fondamentalement négatif, le beau rôle est réservé aux esclaves noirs : mis en scène surtout dans les poèmes du premier quart du recueil, en tant que porteurs de valeurs de solidarité, ils sont différenciés des oppresseurs blancs qui animent une société caractérisée par l’enfermement dans un système ségrégationniste. En fait, ce regard porté sur les descendants des africains déportés au Brésil demeure un regard extérieur soustendu par un sentiment de culpabilité : il est symptomatique qu'aucun des personnages noirs du 1 Cf. Ana Maria LISBOA DE MELLO, “Reflexos da Cultura Indiana na poesia de Cecília Meireles”, in Oriente e Ocidente na poesia de Cecília Meireles, Libretos, Porto Alegre, 2006. 204 205 25/11/2014 Romanceiro ne porte la moindre trace de négativité – par exemple, Chica da Silva que les historiens représentent comme le prototype de l’esclave noire affranchie faisant tout pour s’intégrer dans la classe dominante et bénéficier au maximum de cette intégration en tant que maîtresse du plus riche des blancs portugais, devient dans le Romanceiro un personnage sympathique servant, entre autres, à carnavaliser les valeurs du colonisateur ; de même, à un autre niveau, Capitania, le bourreau chargé de l’exécution de Tiradentes – et bourreau parce que criminel - , bénéficie de l'aura de sa victime dont le contact le transfigure. D’autre part, les voix captées par Cecília ignorent jusqu'au terme de quilombo porteur d'une solidarité moins folklorique que le cas de Chico-Rei (lequel, au bout du compte, constitue l'illustration exceptionnelle d'un détournement pacifique du système esclavagiste). Et pourtant les quilombos étaient une réalité non négligeable dans le Minas du XVIIIe siècle1. La mémoire collective portée par le Romanceiro était bien conditionnée par les écrits d’une classe dominante intéressée à se donner des héros dans lesquels se reconnaître, tout en prétendant parler au nom des exclus de l'Histoire. À la décharge de Cecília, il importe de rappeler que le choix de l'Inconfidência comme thème central ne pouvait guère permettre davantage : si les esclaves ont joué un rôle important dans le peuplement et la formation de la richesse éphémère de Minas Gerais au XVIIIe siècle, ils n'ont eu aucun droit de cité dans le déroulement d’une conjuration menée par une élite socio-économique en révolte contre le fisc portugais, et pour qui l'abolition de l'esclavage n'était guère à l'ordre du jour. Ainsi, plus que comme composante essentielle du peuple brésilien et moteur éventuel de son histoire, le Noir s’intègre dans le recueil comme élément de la dialectique de la Lumière et des Ténèbres, dans le cadre de la Loi Hermétique de la complémentarité des contraires. En élaborant avec le Romanceiro da Inconfidência une mosaïque où se cristallisent des « vibrations » qu’elle prétendait avoir captées sur la troisième rive de la mémoire collective, Cecília contribuait à la consolidation d’un tissu mythique susceptible d’asseoir le sentiment de l’identité brésilienne : en ce sens, le Romanceiro prend place dans ce qu’on peut qualifier de « poésie sociale », avec le risque d’être récupéré par la classe dominante parmi les accessoires religieux de l’imaginaire. Mais au-delà de cette sublimation d’événements sélectionnés dans l’historiographie, sous l’apparence d’un langage simple supposé accessible à tous, c’est aussi la puissance du Verbe qui est en cause dans sa capacité à transmettre des paraboles lourdes d’interrogations sur le destin de l’Humanité. 1 João José REIS / Flávio Dos SANTOS GOMES, Liberdade por um fio, História dos Quilombos no Brasil, São Paulo, Companhia das Letras, 1996. 205 206 25/11/2014 ANNEXES I -CHRONOLOGIE 1689 - Antônio Dias découvre de l’or dans les eaux du Rio das Velhas. Dans les premiers temps, l’or est extrait du lit des fleuves par des orpailleurs (faiscadores) qui pratiquent individuellement le lavage du minerai à la batée. À partir de 1702, de grands investissements devenant indispensables pour les travaux les plus pénibles le système s’organise sous la direction de propriétaires d’esclaves. 1709 – Création de la Capitainerie de São Paulo e Minas. 1711 – Division du territoire des Mines en régions (comarcas) placées sous l’autorité d’un Ouvidor. Création des communes (vilas) de Ribeirão do Carmo (Mariana), Vila Rica de Ouro Preto, Nossa Senhora da Conceição do Sabará. 1713-1718 – Création des vilas de São João del Rei, Vila do Príncipe, Vila Nova da Rainha (Caeté), São José del Rei, Minas Novas de Araçuaí. 1719 - Création des fonderies (Casas de Fundição) à Vila Rica, Sabará, São João del Rei et Serro. Tout l’or extrait des mines doit être fondu, transformé en barres et frappé du sceau royal; un impôt de 20% (o quinto) est prélevé pour la Couronne du Portugal. L’utilisateur d’or qui ne porterait pas le sceau royal risque la confiscation de ses biens et la déportation en Afrique. 1720 – Création de la Capitainerie de Minas Gerais, indépendante de São Paulo. - Rébellion de Vila Rica: exécution de Filipe dos Santos. 1729 – Découverte des gisements de diamants à Serro Frio. Extraction de pierres précieuses dans les cours d’eau du nord de Minas. 1734 – Création du « Distrito Diamantino » autour de Tejuco (aujourd’hui Diamantina). L’exploitation des pierres précieuses est limitée au fleuve Jequitinhonha. Démarqué et séparé du reste de la colonie, ce District est administré par un Intendant doté de pouvoirs fiscaux, judiciaires et administratifs; il est autonome par rapport au Gouverneur de Minas Gerais ainsi que par rapport au Vice-Roi qui siège à Salvador de Bahia. 1740 – Début du régime de Contrat (Contratação) pour l’exploitation des diamants du District. De 1740 à 1747 João Fernandes de Oliveira bénéficie des deux premiers contrats, le troisième revenant à Felisberto Caldeira Brant qui est arrêté en 1752, renvoyé à Lisbonne après avoir perdu tous ses biens mis sous séquestre. 206 207 25/11/2014 1735-1750 – Période de plus grande production d’or dans le Minas Gerais. L’or est aussi exploité dans d’autres régions, notamment de Bahia, Goiás et Mato Grosso. Tous les produits de consommation, à l’exception de quelques denrées agricoles doivent être importés du Portugal. Malgré l’importance de la contrebande, la production d’or du Brésil permet au Portugal de compenser le déficit de la balance commerciale avec l’Angleterre. 1750 - Mort du Roi du Portugal João V; José Ier lui succède et confie le pouvoir au marquis de Pombal. La couronne portugaise fixe le rendement annuel de l’impôt sur l’or (le quinto) à 100 arrobes (une arrobe équivaut à peu près à 15 kilos). Si cette quantité ne parvient pas à Lisbonne, la différence devra être couverte par un impôt spécifique, la « répartition » (a derrama) qui sera exigé de chaque habitant, qu’il soit propriétaire ou non d’une mine, sur la base d’une estimation de ses biens. 1756 – le marquis de Pombal, premier ministre du Roi José Ier, crée la Compagnie Générale du Grão-Pará et du Maranhão, en vue de stimuler les intérêts commerciaux du Portugal. 1759 – Attentat contre le Roi José Ier à Lisbonne. Pombal utilise cette tentative de régicide pour écraser l’opposition des aristocrates (le Duc d’Aveiro et la famille Távora) et pour ordonner l’expulsion des Jésuites du territoire portugais – (et donc du Brésil) tout en procédant à l’expropriation des biens de la Compagnie de Jésus. 1763 – Le siège de la Vice-Royauté est transféré de Salvador à Rio de Janeiro, surtout pour des raisons stratégiques. 1770 – Le Comte de Valadares, Gouverneur de la Capitainerie des Mines est envoyé à Tejuco par le Marquis de Pombal pour ordonner à l’Intendant des diamants de rentrer à Lisbonne pour y rendre des comptes sur sa gestion du Contrat d’exploitation dont il est titulaire. João Fernandes obéit, et sans parvenir à se disculper, meurt à Lisbonne en 1799. Avec l’emprisonnement de João Fernandes de Oliveira, prend fin le système du Contrat; les diamants sont désormais exploités directement par la couronne selon un Règlement spécifique (Regimento Diamantino) qui contrôle les entrées et les sortie du District, et prévoit, entre autres mesures, un système de primes pour qui dénoncerait les contrebandiers (par exemple, tout esclave fournissant des informations pourrait être affranchi). Dans le dernier quart du siècle, Minas Gerais compte environ 320000 habitants, dont la moitié sont des esclaves noirs (ce qui représenterait 20% de la totalité de l’Amérique portugaise, indiens non compris1). La majorité des blancs est originaire du nord du Portugal, de rares émigrés proviennent de Lisbonne ou du sud du pays. Tous les ordres religieux ayant été expulsés de la zone minière par décision de Pombal, dans la deuxième partie du XIXe siècle les « fraternelles » et les « tiers ordres » (irmandades et ordens terceiras) assument des positions dominantes dans la vie sociale. Le racisme régente ce type d’association (par exemple, à Vila Rica, le « Tiers ordre » de São Francisco rejette les « mulâtres, juifs, maures, hérétiques et leurs descendants jusqu’à la quatrième génération »). Quant aux noirs, ils peuvent adhérer à des fraternités spécifiques (c’est le cas à Vila Rica, de la Fraternité de Notre-Dame du Rosaire - Irmandade de Nossa Senhora do Rosário). 1 Cf. Kenneth MAXWELL, A devassa da devassa, Rio, Paz e Terra, 1977, p. 109. 207 208 25/11/2014 1776 – Déclaration de l’indépendance des États Unis d’Amérique du Nord, en date du 4 Juillet; la guerre d’indépendance prend fin avec le traité de Versailles, en 1783. L’événement a une grande répercussion en Europe où de jeunes brésiliens, fils de familles aristocratiques, font leurs études. 1777 - Mort de José Ier; Maria Ie Reine du Portugal. Éloignement de Pombal. Le gouvernement portugais impose une politique coloniale de plus en plus rigide. Décadence de la production d’or et de diamant ; en revanche, croissance de l’agriculture et de l’élevage qui dominent l’économie à partir des années 1780. 1783-88 – Le gouverneur Luís da Cunha Meneses prend des mesures qui provoquent l’hostilité générale des habitants de Minas contre le système portugais et ses représentants. 1785 – Décret de la Reine interdisant les manufactures au Brésil. 1788 -Le Vicomte de Barbacena, nouveau Gouverneur de Minas, arrive à Vila Rica avec l’ordre de lancer l’impôt par répartition (la derrama) : il s’agit de la reprise d’un système remontant aux années 1750 : le rendement annuel de l’impôt sur l’or (le quinto) étant jugé insuffisant, la différence doit être couverte par un impôt spécifique, exigé de chaque habitant, qu’il soit propriétaire ou non d’une mine, sur la base d’une estimation de ses biens. Premières réunions des futurs « inconfidents» à Vila Rica. Le Roi étant le représentant de Dieu sur la terre, l’« inconfidence » (infidélité vis-à-vis des décisions du souverain) est le pire des crimes, et est passible de la peine de mort, bien entendu. 1789 - Avril-Mai – Arrestation des “conjurés” dans les villes de Minas, et transfert à Rio. 1792 - João VI assume la régence en conséquence de la folie de la Reine. La révolte des esclaves dans la colonie française de Saint Domingue provoque une immense crainte dans tous les territoires où le système esclavagiste est en vigueur. 21 Avril 1792 – Exécution de Tiradentes à Rio de Janeiro. 1798 – Soulèvement à Salvador (Inconfidência Baiana), réprimé dans le sang. 1807 – Fuyant les troupes de Napoléon, la Cour abandonne Lisbonne et s’installe à Rio en Mars 1808. 1816 – La reine Maria meurt à Rio de Janeiro, le 20 mars. Le couronnement officiel de son fils, sous le nom de João VI ne se déroule à Rio que le 6 février 1818. 7 Septembre 1822 - Indépendance du Brésil. Pedro Ier Empereur. 1853 - Maria Dorotéia Joaquina de Seixas (Marília de Dirceu), meurt à Vila Rica. 208 209 25/11/2014 II – PRINCIPAUX PERSONNAGES DE l’Inconfidência Joaquim José da Silva Xavier alias Tiradentes Lieutenant du régiment de Dragons de Vila Rica Exécuté à Rio de Janeiro le 21/4/1792. Francisco de Paula Freire de Andrade (1756-1809) Commandant du régiment de cavalerie de la Capitainerie de Minas Gerais Beau-frère de José Álvares Maciel. Déporté et mort en Angola. José Álvares Maciel (1761-1805?) Fis du Capitaine Général de Vila Rica. Étudiant en chimie à l’Université de Coimbra et collègue de José Joaquim da Maia. Beau-frère de Francisco de Paula Freire de Andrade. Précepteur des enfants du gouverneur Barbacena. Déporté et mort en Angola. Carlos Correia de Toledo e Melo (1730-1803) Vicaire de São José del Rei, la paroisse la plus riche de Minas Gerais. Ami de Gonzaga, Cláudio Manuel da Costa et Alvarenga. Condamné à mort, puis grâcié, remis aux autorités ecclésiastiques et renvoyé au Portugal. Mort à Lisbonne. José da Silva de Oliveira Rolim (1749-1835) Le plus riche des conjurés. Prêtre, il vivait avec femme et enfants à Tejuco. Chargé de fournir des chevaux et de la poudre. Condamné à mort, grâcié, puis remis aux autorités ecclésiastiques, il revint de Lisbonne en 1805, et mourut au Brésil. Luis Vieira da Silva (1735-1805) Principal meneur de la conjuration avec Gonzaga. Professeur de philosophie à Vila do Carmo et chanoine de la cathédrale de cette ville. Propriétaire d’une bibliothèque monumentale. Considéré comme accusé secondaire, et remis aux autorités ecclésiastiques, exilé au Portugal, il revint au Brésil en 1805. Tomáz Antônio Gonzaga (1749-1807) Ouvidor (le plus haut magistrat) de Vila Rica. Ami de Cláudio Manuel da Costa et de Alvarenga, membre de l’Arcadie sous le nom d’Alceste. Déporté au Mozambique, il y épousa une riche héritière et y résida jusqu’à sa mort, en occupant des postes politiques au plus haut niveau. Ignácio José de Alvarenga (1744-1793) Riche propriétaire du Rio das Mortes ayant occupé les fonctions de Ouvidor de cette région. Poète, ami de Gonzaga et de Cláudio Manuel da Costa. Époux de Bárbara Heliodora. Déporté et mort en Angola. Cláudio Manuel da Costa (1729-1789) Magistrat, poète et historien. Membre de l’Arcadie sous le nom de Glauceste Satúrnio. Secrétaire du Gouverneur de Minas jusqu’en 1773. Arrêté et interrogé le 2 juillet 1789, il dénonça tous ses amis. Retrouvé pendu dans son lieu de détention à Ouro Preto, le 4 juillet 1789. Luíz Vaz de Toledo Piza (1740-1807?) Frère de Carlos Correia de Toledo. Propagandiste actif aux côtés de son frère vicaire. Déporté et mort en Angola. Domingos Vidal Barbosa (1761-180?) Médecin formé à Montpellier et Bordeaux. Il aurait assisté à la rencontre de José Joaquim da Maia avec Thomas Jefferson à Nîmes. Déporté et mort au Cap Vert. Francisco Antônio de Oliveira Lopes (1750-1800) Riche propriétaire, beau-frère de Domingos Vidal Barbosa; obèse il avait une réputation de stupidité d’où son surnom de « come-lhe-os-milhos » Déporté et mort en Angola. Domingos de Abreu Vieira (1724-1792) Commerçant Lieutenant-colonel du régiment d’auxiliaires à Vila Rica Voisin de Gonzaga à Vila Rica, il aurait été chargé de fournir de la poudre. Déporté en Angola, il y mourut dès son arrivée. Salvador Carvalho do Amaral Gurgel (1762-1813) Médecin et Chirurgien Rédacteur de lettres de recommandation pour Tiradentes. Déporté et mort au Mozambique. 209 210 25/11/2014 José Aires Gomes (1734-1796) Vicente Vieira da Mota (1733-1798) Le plus grand propriétaire terrien de Minas. Comptable de João Rodrigues de Macedo. Rédacteur d’une lettre de dénonciation datée du 7/8/89. Déporté et mort au Mozambique. Arrêté en 1791, déporté et mort en Angola. Vitoriano Gonçalves Velloso (1738-1803) Métis, chargé de remettre une lettre à Francisco de José de Resende Costa (1728-1798) Riche propriétaire terrien. Paula Freire de Andrade, sans y parvenir. Déporté et mort au Cap Vert. Condamné à être fouetté en public puis déporté et mort au Mozambique. José de Resende Costa Filho (1765-1841) Éudiant et fils de José de Resende. Manuel da Costa Capanema Condamné à dix ans de déportation au Cap Vert. Cordonnier, il aurait souhaité em public que les De retour au Brésil il siègea à l’Assemblée Portugais soient expulsés du Brésil. Constituante de 1827. Amnistié compte tenu du temps d’emprisonnement. João da Costa Rodrigues (1748 - ?) Propriétaire de l’auberge de Varginha sur la route de Rio de Janeiro. Dénoncé pour avoir prononcé des paroles en faveur de l’indépendance. Déporté et probablement mort au Mozambique. João Rodrigues de Macedo Banquier, propriétaire de la Casa dos Contos, le plus grand palais de Vila Rica. Il acheta le silence de l’un des juges et probablement celui du Gouverneur Barbacena. N’a pas été poursuivi. LES DÉLATEURS Joaquim Silvério dos Reis (1756-1819) Commerçant portugais, originaire de Leiria, endetté envers le trésor public. Lettre de dénonciation datée de mars 1789. Emprisonné puis libéré, em décembre 1789. Reparti à Lisbonne en 1794, il revint au Brésil em 1795, sous um autre nom par crainte de représailles de la population. Il abandonna Vila Rica pour s’installer au Maranhão où il mourut. Basílio de Brito Malheiro. Lettre de dénonciation datée d’avril 1789. Il fut chargé d’espionner les conjurés, en particulier Cláudio Manuel da Costa et le chanoine Vieira. Ignácio Correia Pamplona Riche propriétaire jouissant d’un grand prestige. Il échappa aux poursuites grâce à la protection du gouverneur Barbacena. 210 211 25/11/2014 BIBLIOGRAPHIE ALMEIDA BARBOSA, Waldemar de, Dicionário Histórico-Geográfico de Minas Gerais, Belo Horizonte, Saterb, 1971. ALMEIDA GARRETT, Romanceiro, Imprensa nacional, Lisboa, 1943 (accessible sur Internet) ALMEIDA, Lúcia Machado de, Passeio a Ouro Preto, São Paulo, 1971. ANTONIL, André João, Cultura e opulência du Brazil, por suas drogas e minas, São Paulo, Melhoramentos, 1976 ( première édition: Lisbonne, 1711). Autos de Devassa da Inconfidência Mineira, Brasilia-Belo Horizonte, 1976. BEIRÃO, Caetano, D. Maria Ieira (1777-1792) Subsídios para a Revisão da História do seu Reinado, Lisboa, Empresa Nacional de Publicidade, 1934. BRANDÃO, Junito, Dicionário Mítico–Etimólogico, Petrópolis, Vozes, 1993. BRANDÃO, Tomaz, Marília de Dirceu, Belo Horizonte, Guimarães, 1932. 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La trilogie de Chico-Rei............................................................................................................ 22 2 - Les diamants de Chica da Silva ................................................................................................ 32 3 - La Pierre de lumière .................................................................................................................. 39 B -LE MARTYR TIRADENTES ...................................................................................................... 44 I – LE GRAND VOYAGE................................................................................................................. 45 1 – Le fil d’Ariane .......................................................................................................................... 45 2 – Les adieux du Lieutenant ......................................................................................................... 52 3 - Le parcours du monde d’en bas ................................................................................................ 58 II - L’ÉTOILE FLAMBOYANTE ..................................................................................................... 63 1 – Les oracles ................................................................................................................................ 63 2 – Le Chemin de Croix ................................................................................................................. 71 3 – L’apothéose .............................................................................................................................. 80 C – LE GRAND JEU ......................................................................................................................... 93 I – CARTES SUR TABLE................................................................................................................. 93 1 - La nouvelle donne ..................................................................................................................... 93 2 - Premières coupes .................................................................................................................... 106 3 - Les valets pusillanimes ........................................................................................................... 115 214 215 25/11/2014 II - HYMNE À LA REINE .............................................................................................................. 122 1 - La Reine Prisonnière ............................................................................................................... 123 2 - La Reine Folle ......................................................................................................................... 131 3 - La Reine Morte ....................................................................................................................... 136 D - CŒURS BRISÉS ....................................................................................................................... 141 I - LES FANTÔMES DE LA RIVIÈRE AUX MORTS .................................................................. 141 1 - Les rêves du Vicaire et du Poète ............................................................................................. 142 2 - Maria Ifigênia princesse déchue ............................................................................................. 153 3 - L’étoile de Bárbara Eliodora ................................................................................................... 158 II - GONZAGA ET MARÍLIA ........................................................................................................ 165 1 - La fatalité de Mai .................................................................................................................... 166 2 - Les amants désunis ................................................................................................................. 177 3 - Le Calvaire de Marília ............................................................................................................ 190 ÉPILOGUE : LA TROISIÈME RIVE DE LA MÉMOIRE ............................................................. 199 A N N E X E S ................................................................................................................................. 206 I -CHRONOLOGIE ......................................................................................................................... 206 II – PRINCIPAUX PERSONNAGES DE l’Inconfidência .............................................................. 209 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................... 211 TABLE DES MATIÈRES ............................................................................................................... 214 215