Le débraillé de l`improvisation » et la patience du génie

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Le débraillé de l`improvisation » et la patience du génie
« Le débraillé de l’improvisation »
et la patience du génie
Quand les « graphic novelists » saisissent
la vague des urgences de l’époque
Pour Martin Leclerc, alias Maël, & Claude Gendrot.
Mais il n’est pas facile de démêler le passé du présent ; tous deux font
partie d’un continuum implacable, de la masse confuse de l’Histoire.
Cela vaut peut-être la peine de figer un instant ce mouvement de
brassage, qui va toujours vers l’avant, pour examiner un ou deux
événements. Ces derniers, outre le fait qu’ils ont constitué une
catastrophe pour les gens qui les ont vécus, peuvent être instructifs
pour ceux qui veulent comprendre pourquoi et comment — ainsi que
l’a dit El-Rantisi — la haine a été plantée dans les cœurs.
Joe Sacco, Gaza 1956, En marge de l’histoire, Paris, éditions
Futuropolis, 2010. (Le titre original anglais est important :
Footnotes in Gaza, New York, Metropolitan Books, 2010)
[La résistance] avance prudemment et lentement, elle procède avec
circonspection et méfiance, elle calcule d’autant plus les risques
qu’elle les sait plus probables que les chances. Et, quand le temps est
venu, quand désormais l’urgence presse, elle joue son va-tout :
impatiente, imprudente et irresponsable, elle fait fond sur quelque
chance pourtant improbable et prend tous les risques. A une vitesse
folle, avec une précipitation éperdue, elle ouvre un espace à traverser,
elle creuse une fente où se glisser. La résistance est à la fois réaliste,
très réaliste, et idéaliste, absolument idéaliste.
Françoise Proust, De la résistance, Paris, Editions du Cerf, 1997,
p. 32.
Revue Ad hoc – Numéro 2
« L’Urgence »
1 — Une citation c’est à saisir.
— Vite.
— Écrire dans l’urgence, ce dimanche 13 janvier 2013. Arracher un instant à la « masse
confuse de l’Histoire » (Joe Sacco). Braver les intempéries : reproduire la citation.
Benjamin : la citation à l’ordre du jour. De tout ce qui advint, rien n’est perdu. A
l’humanité rédimée appartient pleinement son passé. Les « grands » événements
comme les « petits ».
— Les « petits » surtout, ceux qui figurent à peine à la semelle de nos chaussures, en
note de bas de page (footnote), les événements considérés comme « petits », pas
assez gros pour faire les titres des journaux : ce serait pêle-mêle l’histoire de Alissa
Torres, American Widow1 écrite à l’ombre des tours jumelles de Manhattan c’est-à-dire
aussi l’ombre des tours absentes dépeintes dans In the Shadow of No Towers, l’album
de Art Spiegelman2, celle des trous perdus de l’Amérique comme Camden New Jersey,
Pine Ridge South Dakota, Welch West Virginia ou Immokalee Florida dans Days of
Destruction, Days of Revolt de Chris Hedges et Joe Sacco 3 , mais aussi le destin
tragique de Anna Politkovskaïa par Igort, et à travers celui-ci « La Guerre oubliée du
Caucase » 4 , les exactions oubliées perpétrées à Gaza en 1956 « en marge de
l’histoire » (footnotes, notes de bas de page), comme l’indique le sous-titre de l’album
de Joe Sacco Gaza 19565, ou de Edouard Mazé tué par la police à Brest le 17 avril
1950, ressuscité dans l’album Un homme est mort de Kris et Davodeau6 et tant d’autres
comme les Afghans photographiés en pleine guerre entre Soviétiques et Moudjahidines
en 1986 par Didier Lefèvre et dessinés entre les photographies par Emmanuel
1
Alissa Torres (scénario) & Sungyoon Choi (dessin), American Widow, New York, Villard, 2008.
Art Spiegelman, In the Shadow of No Towers, New York, Pantheon Books Random House, 2004.
3
Chris Hedge & Joe Sacco, Days of destruction, days of revolt, New York, Nation Books, 2012.
4
Igort, Les cahiers russes [La guerre oubliée du Caucase], Un récit-témoignage, Paris, Futuropolis, 2011.
5
Joe Sacco, Gaza 1956, En marge de l’histoire, op. cit.
6
Kris & Etienne Davodeau, Un homme est mort, Paris, Futuropolis, 2006.
2
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« L’Urgence »
2 Guibert7… Au-delà de l’hétérogénéité des sujets, des lieux, et des dates, cette « histoire
pêle-mêle », cette histoire de récupération produite par des glaneurs et des chiffonniers,
c’est celle d’une certaine humanité rédimée, erlöst (Erlösung : rédemption) : celle des
quatre albums disjoints en un seul volume remplié trois fois intitulé I live here,
coordonné par Mia Kirshner autour d’une équipe où l’on retrouve Joe Sacco, J.B.
Mackinnon, Paul Shoebridge, Michael Simons, Ann-Marie MacDonald, Phoebe
Gloeckner, Chris Abani, Karen Connelly, Kamel Khélif et d’autres. Ce volume dont le
concept « documentaire » déploie des éléments de journaux intimes, de photographies,
de bandes dessinées, d’œuvres artistiques, évoque des parcours réfugiés et personnes
déplacées, d’enfants soldats, de malades du Sida, en Tchétchénie, en Birmanie, à
Mexico au Malawi8. Véritable création faite à partir de je-ne-sais-quoi, de presque-rien,
travail de chiffonniers et de glaneurs.
— Pour arracher l’histoire aux marges, l’histoire édulcorée, oubliée ou niée par les
tenants de l’ordre, de l’officiel.
— C’est la Thèse III. Lui aussi, Benjamin, le chiffonnier au petit matin écrivait ça dans
l’urgence, il « jouait son va-tout » (Françoise Proust) : 1940.
— Pêle-mêle : improviser ça. Improviser voudrait dire : l’histoire n’est pas finie.
— Intempestif.
— Juste à temps : la citation arrive juste à temps. Elle était mourante. Françoise Proust
écrivait dans l’urgence, ces lignes de la citation, alors qu’elle résistait au cancer.
— Tout risquer.
7
Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre & Frédéric Lermercier, Le Photographe, Trois tomes, Paris, Aire
Libres, 2006-2010.
8
Mia Kirshner (dir.) Joe Sacco, J.B. Mackinnon, Paul Shoebridge, Michael Simons, Ann-Marie
MacDonald, Phoebe Gloeckner, Chris Abani, Karen Connelly, Kamel Khélif et all., I live here, New York,
Pantheon Books, 2008.
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« L’Urgence »
3 — Y aller au marteau.
— Écrire dans l’urgence : l’urgence. Écrire l’urgence. Écrire dans l’urgence, l’urgence
d’écrire : ça ne s’improvise pas.
— Improviser ça.
— Jankélévitch aussi, il conjurait. Saisissait toutes les occasions.
— La philosophie comme relève des occasions manquées.
— Et la « création ».
— Oui, résistance et création. Au fond, ce serait le titre caché, le secret de ce papier
que tu t’apprêtes à écrire.
— Ou le papier secret. Oui, il y a toujours un secret papier : ce serait l’écriture du secret
au grand jour.
— « Réaliste, très réaliste, et idéaliste, absolument idéaliste. »9
1.
Il n’y aurait pas de « concept » de l’urgence : extrême, poussant à l’extrême,
l’urgence est à la fois absolue et relative, ce qui veut dire qu’elle est intrinsèquement liée
à des circonstances spécifiques, à des situations limitées, que son occurrence est
mesurable sur un axe normé où elle surgit en tant que segment temporel, cela veut dire
9
Françoise Proust, De la résistance, Paris, Editions du Cerf, 1997, p. 32.
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« L’Urgence »
4 qu’elle est un moment (dans une période : relative). Mais elle est aussi, tout à la fois,
inconditionnelle, radicale, entière, close sur elle-même, sans contraire. Elle ne connaît
que la loi du tout ou rien, elle est instant (unique : absolue). C’est difficile à penser :
difficile à peser. Cette distinction est infiniment légère, presque trop fine. Elle n’en est
pas moins d’autant plus radicale et nécessaire ici : c’est d’elle que dépend la possibilité
de l’action et les ressources de la résistance.
L’urgence apparaît comme la marque d’un instant sans instance, ou à l’inverse —
ce qui revient au même — l’instant toujours en instance. C’est pourquoi l’urgence,
l’urgence de l’époque, l’urgence d’agir peut très bien échapper aux contemporains : ce
qui revient c’est un passé qui fait retour dans le présent, et ce présent est toujours tragicomique, grotesque et bouffon, déjà mort, embaumé, plein de bonne conscience. Mais
encore faut-il être assez intempestif pour le saisir, là où, précisément, l’urgence a tous
les caractères de l’insaisissable. L’urgence d’agir, d’intervenir à temps, juste à temps,
n’est donnée que dans la mesure où un présent critique est mis en œuvre, qui prend le
risque de rompre avec le retour du même, et de considérer que le passé n’est jamais
passé.
L’urgence serait donc, comme l’indique la distinction que Jankélévitch propose
entre moment (période) et instant (Kaïros), à la fois identifiable sur l’axe du temps, et
absolument insaisissable. Elle relève de circonstances extrêmes, exceptionnelles,
furtives, éruptives, interruptives, elle est intempestive : nom propre et signature de
l’événement, l’urgence n’est pas un être, elle est son débordement. Par excès, comme
dans la jouissance, ou par dépossession, comme dans la souffrance, on peut endurer
l’état d’urgence, mais cela n’empêche pas que l’urgence soit constitutivement liée à
l’impréparation. Si elle peut être datée (répétition, période), elle marque un événement
irremplaçable et non itérable (absoluité de l’instant) à la fois : en cela, la date est le nom
propre de l’événement, c’est-à-dire à la fois ce qui doit arriver, ce qui était écrit, et ce qui
sous cette loi même de l’événement, doit toujours être absolument unique, singulier,
donc impossible à anticiper. L’urgence a partie liée avec la possibilité de cette
impossibilité — c’est aussi la mort. Philosopher au sujet de l’urgence, c’est
« philosopher à mort », c’est penser « l’instant d’une mort toujours en instance »,
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« L’Urgence »
5 comme l’écrit Maurice Blanchot dans L’instant de ma mort.10 Ainsi, la notion d’urgence
en appelle moins à une philosophie de la chose, qu’au passage à l’acte dans l’irruption
d’un faire. À supposer qu’une philosophie de l’urgence soit possible — ce qui est donc
plus qu’improbable —, elle serait indissociable d’une pratique philosophique. C’est ce
que Bernard Stiegler appelle, — après un « passage à l’acte » qui, dans son cas, n’avait
rien de philosophique —, une pratique de la « phénoménologie expérimentale, et de
passage aux limites de la phénoménologie »11. Il montre combien cette pratique est liée
à l’accident : l’expérience, le passage aux limites, l’accidentalité sont, après tout, par
définition, des instances de l’urgence. « Par définition », ici, c’est beaucoup dire ; du
moins, cela désigne le manque de définition constitutif de la notion d’urgence, ou
autrement dit, ce que Bernard Stiegler appelle aussi un défaut, le défaut qu’il faut, le
défaut d’origine :
On doit toujours être prêt à philosopher à mort, comme le fait Socrate, et philosopher
dans le mourir qu’est une vie ; mais “une vie”, cela veut dire ici une existence et une
facticité, une accidentalité. Par exemple, la condamnation à mort de Socrate est un
accident qu’il faut : dont Socrate va faire en sorte qu’il le faille, dont il va faire un
défaut qu’il aura fallu. La vocation philosophique, s’il y en a, se donne comme chez
Proust dans le futur antérieur d’un après-coup, comme endurance de l’après-coup.12
C’est donc d’une praxis du passage à l’acte qu’il s’agirait. L’accident dont relève
l’urgence est ce point de contact entre le coup et l’après-coup. Mais cela suppose
encore que soit maintenue, au moins pratiquement, la légère hétérogénéité isolée au
tout début, celle qui lie et délie, à la fois, le moment et l’instant : la science de l’urgence
— s’il y en a —, l’urgentisme ou l’urgentologie, relève tout entière de cette capacité à
distinguer les deux instances. Ce qui est de moins en moins sûr aujourd’hui : l’urgence
n’est plus cette interruption du cours du temps qui surgirait comme l’irruption d’un
moment exceptionnel sans anticipation possible, elle est un signe du temps comme tel,
elle fonde l’expérience générale de notre rapport au temps aujourd’hui.
10
Maurice Blanchot, L’instant de ma mort, Montpellier, éditions Fata Morgana, 1994.
Bernard Stiegler, Passer à l’acte, Paris, éditions Galilée, 2003, pp. 28-29.
12
Ibid., p. 29.
11
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« L’Urgence »
6 Pour être telle, l’urgence ne devrait pas pouvoir être un état, elle est le coup, le coup de
théâtre mais aussi le coup d’État. Nous vivons dans le coup incessant et l’endurance de
l’après-coup. Les multiplications sismiques nous situent dans l’épreuve d’un
traumatisme généralisé. L’urgence, par conséquent, serait « toujours » (absolu), ce
qu’elle n’est pas (relativité). Dès qu’elle est saisie par le concept, elle est cuite. En sorte
que ce qu’on appelle l’état d’urgence, c’est le signe de l’urgence même, défigurée par
son contraire : qu’elle devienne la règle et c’est la dictature, un régime de visibilité
intégrale qui n’autorise plus aucune place à l’angle mort, à l’improvisation, au débraillé,
à la pagaille, à la création.
L’urgence, les états et les interventions d’urgence ne caractérisent pas un certain type
d’action (par exemple les premiers soins aux blessés, pour les distinguer de la
thérapeutique proprement dite, ou les actions dites “humanitaires” pour les distinguer
des actions politiques). Elles caractérisent un certain type de situation propre à la
modernité, un certain type de temps précipité, explosif, foudroyant. Le temps moderne
ne se déroule pas cumulativement et paisiblement, il est fait d’éclairs qui blessent et
surviennent à une vitesse absolument folle.13
Qu’il existe une « dictature de l’urgence » — générant un traumatisme global — ce
serait le sens de l’état d’urgence généralisé, qui est aujourd’hui l’un des signes, l’une
des propriétés de notre temps. Le moment que nous vivons est celui de l’instant
permanent, de l’explosion ininterrompue. Nous sommes dans le débordement
permanent. Et ceci, au nom de ce que je propose d’appeler les puissances du faux : le
faux semblant de la sûreté, de la perfection cosmétique des « villes propres », des
« espaces civilisés » ; le faux aseptique des bureaux climatisés et des gazons bien
taillés, le faux état de santé de l’anesthésie générale et de la « paix des quartiers ».
Nous vivons sous l’emprise d’une attention totale dont relèverait l’éternel présent de la
menace imminente. Dans la dictature de l’urgence où être écouté partout, tracé, pointé,
vu et scruté par l’hyper-vigilance télé-techno-scientifique et policière, créé une
atmosphère de « qui-vive » en proie aux permanentes panic attacks qui sont le
corollaire psychologique de l’état d’alerte « rouge renforcé ». Rien d’étonnant que cette
menace soit aussi affectée par elle-même, qu’elle soit, en d’autres termes, atteinte
13
Françoise Proust, L’histoire à contretemps, Paris, éditions du Cerf, 1994, p. 53.
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« L’Urgence »
7 d’une maladie auto-immune : ce qui menace aujourd’hui, à en croire le Ministre français
de l’intérieur, c’est moins le « terrorisme » que l’état d’alerte lui-même14. Si la terreur est
partout, c’est non pas tant dans sa composante « terroriste », que dans la banalisation
de l’état d’urgence : « Sur une période aussi longue [le niveau rouge est actif depuis
2005, ndlr], l’attention peut s'émousser. Nous avons donc décidé d’accroître la vigilance
dans les lieux publics et les réseaux de transport en renforçant les patrouilles
Vigipirate. » déclarait Monsieur Valls le 14 janvier 201315. Là est le vrai coup d’Etat dont
nous parlions plus haut : dans la saisie conceptuelle — impossible, d’où la
surenchère — de la banalisation décrétée de l’urgence. L’urgence est une machinerie
que personne ne maîtrise plus (à commencer par son ministre), l’état d’urgence est
l’instance suprême du faux mouvement machinal, de la généralisation machinale de la
puissance du faux.
En sorte que la banalisation de l’urgence va de pair avec la surenchère urgentiste
dans un emballement qui a toutes les apparences d’un « accident nucléaire » : sa durée
est incommensurable — instant toujours en instance16. Tchernobyl ou Fukushima sont
des archétypes de cette banalisation urgentiste et de toutes les machineries du faux qui
lui sont liées17. C’est la folle mécanique de l’intoxication : jaune, orange, rouge, rouge
renforcé, écarlate, la solution à la banalisation de l’état d’urgence, c’est toujours plus
d’état d’urgence. L’accident, l’urgence, ne marquent plus un moment sur un axe du
14
Ceci pour rappeler que l’une des manifestations les plus saillantes de cette généralisation hypervigilante a notamment pour nom « attention deficit disorder » (troubles de la concentration), déclin de
l’« attention span » (durée de concentration) et autres symptômes du traumatisme urgentiste (« attentifs
ensemble ») qui domine le temps mondial aujourd’hui.
15
C’est moi qui souligne. Voici ce que rapporte l’article de Libération : « “Sur une période aussi longue [le
niveau rouge est actif depuis 2005, ndlr], l’attention peut s'émousser.” Les services du Premier ministre
Jean-Marc Ayrault ont expliqué ce week-end que plusieurs mesures étaient “renforcées immédiatement”,
“tout particulièrement les transports publics notamment ferroviaires et aériens, la sécurité des bâtiments
recevant du public, la sécurité des rassemblements de personnes” ». « Vigipirate “Rouge Renforcé”,
qu’est-ce
que
ça
change ? »,
in
Libération,
14
janvier
2013,
http://www.liberation.fr/societe/2013/01/14/vigipirate-rouge-renforce-qu-est-ce-que-ca-change_873874.
Voir aussi « On ne diminue pas la menace en cédant aux terroristes », entretien avec Manuel Valls, in Le
Parisien, 14 janvier 2013, http://www.leparisien.fr/politique/manuel-valls-on-ne-diminue-pas-la-menaceen-cedant-aux-terroristes-14-01-2013-2479921.php
16
Pour rappeler aussi, au titre des puissances du faux, que les accidents nucléaires de ces dernières
décennies, sans exception, sont des archétypes de l’empire du Faux généralisé : qu’il s’agisse de
Tchernobyl ou de Fukushima, la falsification à ciel ouvert et le mensonge éhonté sont la base ultime des
« communications de crise ».
17
Voir Emmanuel Lepage, Un printemps à Tchernobyl, Paris, éditions Futuropolis, 2012.
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« L’Urgence »
8 temps : ils sont la temporalité-même d’un temps où le continuum (répétition des
moments) est subsumé dans la systématisation du discontinuum — ce que j’appellerais
l’instant intégral (ou « instant toujours en instance ») — où l’exception est devenue la
règle. C’est la définition même du temps présent : sa présence est l’urgence au sens
que Françoise Proust lui donne dans la citation reproduite au début, celui où le spectre
turgescent des couleurs rouges, les hauts parleurs et les beaux parleurs nous
enjoignent à communier en rond dans les « attentifs ensemble », où le risque, la terreur,
feraient la loi. Mieux : ils seraient la loi. Loi de l’instant intégral : on ne sait plus
distinguer entre la folle accélération du temps et son arrêt complet. Le temps de la
« guerre contre le terrorisme » est celui de l’accident général — atomique,
démographique, environnemental, informatique : « chaque jour est un jour de guerre »,
écrit encore Françoise Proust18. Cette machine de guerre urgentiste faite d’accélération,
de précipitation du temps, cette irradiation irrésistible, cette vitesse folle a une
caractéristique :
son
histoire
emballée,
son
histoire
débordée,
son
histoire
frénétiquement agitée, son histoire paniquée d’événements sans suites et sans
consécutions, est, en dernière analyse, une histoire arrêtée — on pourrait parler, à son
propos d’histoire instantanée. Immédiate : il n’y a pas de médias, de médiation, la
frénésie dont nous parlons ici a aboli la possibilité de la médiation. Il n’y a plus
l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre le culte du « zéro défaut » (la « paix
des quartiers ») et le défaut intégral : le défaut de notre temps est cette mécanique
irrésistible qui ne tolère aucun défaut.
2.
Comment penser la frénésie de l’état d’urgence généralisé ? Autrement dit,
comment la pensée, qui requiert le défaut, l’interruption, l’arrêt, le temps-mort, voire, la
mort (de Socrate, par exemple) peut-elle se pratiquer dans un monde sans défaut, dans
un temps à l’arrêt, non parce que l’histoire est finie, mais parce que dans sa course folle
18
Ibid., p. 53. Françoise Proust, qui, ne l’oublions jamais, écrivait ceci avant le 11 septembre.
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« L’Urgence »
9 elle tourne à vide ? Comment affirmer le défaut qu’il faut ? L’arrêt, la lenteur,
l’interruption au cœur d’une structure perpétuellement interruptive du temps urgentiste,
c’est l’enjeu du « présent » dont il est question ici : l’arrêt que nous allons opposer à
l’histoire arrêtée est un tout autre type d’arrêt, c’est celui de la justice. Tirer les freins
d’urgence : toute la difficulté présente, c’est de concevoir une intervention urgente qui
ne serait pas tributaire de l’urgence généralisée.
L’urgence n’est pas un être, elle est son débordement : cela veut dire
qu’intervenir dans l’urgence, intervenir à temps, juste à temps (juste : justesse et
justice), c’est avoir cette science nesciente de l’instant, qu’est la capacité, non pas de
« réagir » dans l’urgence, mais de puiser en elle les forces intempestives (action juste,
résistance…) et créatives (esthétique, art…) du détournement. Savoir capter la bonne
vague, la bonne risée, la bonne occasion, le bon coup. Accroché au dos du tigre. Faire
d’un débordement une possibilité, une puissance de détournement, c’est la plus grande
force, intempestive — au sens nietzschéen — qui se déploie dans le geste artistique,
dans la création, au sens où nous l’entendons ici : dans ces puissances révolutionnaires
de la création, c’est-à-dire, jouer du contretemps, de la parodie, de la fidélité à l’idéal
contre la dictature « réaliste », « authentique » et « crédible » du « consensus », du
fatras bien-pensant de la « réforme », de la « gouvernance », de la « transparence » ou
de la « gestion de crise »19.
Cela dit, on a bien compris leur petit jeu. L’horloge tourne en vue de l’effondrement
interne et externe. Même les maîtres du business ne croient plus aux mots qu’ils
prononcent. En désespoir de cause, ils s’accrochent à la sécurité et au système de
surveillance de la société de contrôle. Le grognement de contestation qui surgit des
mouvements « Occupy » les terrifie. Elle crée une nouvelle narration. Elle dévoile leur
exploitation et leur cruauté. Et elle fait voler en éclat l’absurdité de leur système de
croyance.20
19
Voir Eric Hazan, LQR La propagande du quotidien, Paris, Raisons d’Agir Editions, 2006. Ecrit dans les
traces du fameux LTI — initiales de Lingua Tertii Imperii, de Victor Klemperer (LTI, la langue du IIIè Reich,
carnets d’un philologue, traduit par Elisabeth Guillot, présenté par Sonia Combe et Alain Brossat, Paris,
Albin Michel, 1996).
20
Chris Hedges & Joe Sacco, Days of destruction, days of revolt, op. cit., p. XII. « The game, however, is
up. The clock is ticking toward internal and external collapse. Even our corporate overlords no longer
believe the words they utter. They rely instead on the security and surveillance state for control. The
rumble of dissent that rises from the Occupy movements terrifies them. It creates a new narrative. It
exposes their exploitation and cruelty. And it shatters the absurdity of their belief system. » Voir cette
présentation audiovisuelle de l’ouvrage : http://www.youtube.com/watch?v=jZe411pO_js
Revue Ad hoc – Numéro 2
« L’Urgence »
10 C’était improvisé. Comme le moment de texte que je compose aujourd’hui, 14 janvier
2013, est saisi par toutes sortes d’états d’urgence (plusieurs ont été nommées : de
l’alerte « rouge renforcée » d’une France qui entre en guerre, à Tchernobyl ou
Fukushima…), il est une occurrence qui saisit Chris Hedges au moment où il compose
son ouvrage avec Joe Sacco. Ça s’est passé à la conjonction d’une cauchemardesque
répétition, — le temps historique à l’arrêt dont tout l’ouvrage est la chronique —, et de
l’instant « révolutionnaire » (c’est le mot de Chris Hedges) qui a pour nom « Occupy
Wall Street ». Cet instant a saisi le livre, il a pris ses auteurs à revers, il a rattrapé ses
concepteurs dans la temporalité de sa fabrication, dans l’instant, c’est une interruption et
une reprise, tout à la fois, c’est le moment où le retour éternel et machinal du présent de
la destruction (histoire arrêtée) devient grotesque et bascule juste à temps. Qu’enfin
justice soit faite ! Les freins d’urgence sont tirés, c’est le temps de la révolte :
Ce livre, dès son origine, s’appelait Jours de destruction, jours de révolte. Mais
lorsque nous avons commencé à travailler, la révolte n’était que conjecture.
L’establishment du business ne connaît qu’un seul mot : toujours plus. Nous nous
attendions à ce qu’une population écrasée riposte, mais nous ne savions pas quand
la révolte allait arriver ni à quoi elle ressemblerait. Nous avons trouvé des poches de
résistance, des hommes et des femmes courageux qui s’élevaient contre les forces
gargantuesques, leur tenant tête à Pine Ridge ; à Camden New Jersey ; en Virginie
du Sud ; et dans les champs agraires du pays. Mais la révolte de dimension nationale
était absente. Elle a éclaté le 17 septembre 2011, à Zuccotti Park à New York, alors
que nous voyions approcher nos derniers mois de travail sur ce livre. Cette révolte a
ancré notre conclusion dans la réalité plutôt que dans la spéculation. Cela nous a
permis de terminer en considérant une rébellion qui était aussi concrète que la
destruction qui l’avait produite. Et de conclure notre travail sur les capacités de
21
l’espoir.
21
« This book, from its inception, was called Days of Destruction, Days of Revolt. But when we began, the
revolt was conjecture. The corporate state knows only the word : more. We expected a beleaguered
population to push back, but we did not know when the revolt would come or what it would look like. We
found pockets of resistance, courageous men and women who stood up before the gargantuan forces
before them in Pine Ridge ; in Camden, New Jersey ; in southern Virginia ; and in the nation’s agricultural
fields. But the nation-wide revolt was absent. It arose on September 17, 2011, in Zuccotti Park in New
York City, as we were in the final months of the book. This revolt rooted our conclusion in the real rather
than the speculative. It permitted us to finish with a look at a rebellion that was as concrete as the
destruction that led to it. And it permitted us to end our work with the capacity for hope. » Ibid., p. XIII. Voir
aussi l’excellent entretien intitulé « Chris Hedges Explains How Entire Regions Within the US Are Treated
Like Exploited Colonies, A Q&A with Chris Hedges on his latest book Days of Destruction, Days of
Revolt », Vincent Emanuele, Veterans Unplugged, WIMS Radio, Michigan City, 2012,
Revue Ad hoc – Numéro 2
« L’Urgence »
11 Le temps de la révolte : Joe Sacco & Chris Hedges, Days of Destructions, Days of Revolt.
The clock is ticking. Le tic-tac de l’horloge, l’heure tourne, et pourtant, elle est
gelée : cette horloge short termist (sans attention span) de l’instant profitability, de
l’instant gratification, ce mécanisme emballé du buy-it-now ! et de « l’exploitation »
(exploitation) massive et « cruelle » (cruelty), cette machine malade de sa propre
mécanicité urgentiste (« Even our corporate overlords no longer believe the words they
utter ») est bloquée dans le temps vide, dans la tachycardie de la perpétuelle
accumulation affolée. C’est alors que le faux mouvement de la frénétique machinerie est
interrompu par l’instant « 17 septembre 2011 » et le début de « Occupy Wall Street »,
souvent envisagé comme la version américaine des Indignés qui se soulèvent en
Grèce, en Espagne, en France et ailleurs. Dans l’histoire à l’arrêt de l’urgence
généralisée, le vrai instant révolutionnaire est celui où tout commence à tourner au
ralenti, puis s’arrête, défiant le « circulez, il n’y a rien à voir »22. C’est le moment où,
http://www.alternet.org/economy/chris-hedges-explains-how-entire-regions-within-us-are-treatedexploited-colonies?page=0%2C3
22
Dans la plupart des Malls américains (zones commerciales), il n’est plus seulement demandé de
simplement circuler, il est aussi désormais interdit de passer et de repasser, c’est-à-dire de errer en
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« L’Urgence »
12 comme le rappelle la célèbre Thèse XV de Benjamin, « Au soir du premier jour de
combat [au cours de la Révolution de Juillet 1830], il s’avéra qu’en plusieurs endroits de
Paris, indépendamment et au même moment, on avait tiré sur les horloges murales. »
Aujourd’hui, on s’en prend aux caméras de surveillance, et les hackers ont bien compris
que c’était dans les systèmes de traçage, de fichage et de flicage, que se trouvaient les
horloges du XXIè siècle. La thèse XV, comme les deux précédentes, s’attaque à une
conception de l’histoire homogène, l’histoire rankéenne, pour être plus précis — nous y
venons dans un instant. Pour Chris Hedges, l’horloge mesure un flux temporel creux,
auquel même ses concepteurs, les maîtres du temps qui officient à Wall Street ne
croient plus23 : c’est le nom de la catastrophe en cours, le fait qu’elle n’empêche pas le
temps de filer sa course effrénée : « The clock is ticking toward internal and external
collapse. Even our corporate overlords no longer believe the words they utter. »
Autrement dit : tout est fait pour nous faire accroire que le cours du temps est paisible,
que rien ne trouble l’enchaînement des excitations orchestrées par les soldes et
l’entertainment industry, avec ses répétitions, son infopublicité et son infotainment, ses
parades carnavalesques ininterrompues et ses récréations perpétuelles à la « Disney ».
Le temps est arrêté et Chris Hedges et Joe Sacco dévoilent dans Days of Destruction,
Days of Revolt, l’envers catastrophique de la répétition horlogère machinale,
automatique, quantitative et égale à elle-même :
L’histoire revient, cauchemardesque, catastrophique. Tout phénomène historique
tourne au cauchemar, se retourne en catastrophe. C’est là, la loi du retour : toute fois,
toute fois historique qui revient une seconde fois, a fortiori n fois, revient
catastrophiquement au même : “Que les choses continuent ‘aller ainsi’, voilà la
catastrophe. […]” [Walter Benjamin, « Zentralpark » GS I, p. 683 (Charles Baudelaire,
24
p. 242)].
tournant au hasard avec pour seul but de déambuler, de traîner ou de traînasser. Depuis belle lurette le
flâneur benjaminien est indésirable dans les « espaces civilisés ».
23
Le film Inside Job, de Charles Ferguson (Sony Pictures Classics, 2010), offre une description subtile et
dévastatrice de la folle machinerie dont la crise des « subprimes » et un marché financier complètement
dérégulés sont l’origine : ce que Bernard Stiegler appelle de son côté le « capitalisme mafieux ». Voir
notamment Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris, éditions Galilée, 2009.
24
Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op. cit., p. 85.
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13 La conception positiviste et historiciste de l’histoire rankéenne (du nom de
l’historien prussien conformiste et conservateur) consistant à connaître le passé « tel
qu’il a été effectivement », à le représenter en accédant fidèlement aux « faits réels »,
cette version de l’histoire est brisée : derrière le « prétendu historien neutre » il n’y a que
la tentation de conforter les souverains, les papes et les empereurs, objets privilégiés de
l’historiographie à la Ranke. Cette historiographie ne fait, en réalité, que conforter la
vision des vainqueurs. C’est le moment de danger pour les classes opprimées que
décrivent et dessinent Chris Hedges et Joe Sacco : celui où surgit l’image authentique
du passé, celui où l’avertissement est lancé pointant dans la direction des horloges.
L’interruption aux accents messianiques qui déclenche le parcours dans l’Amérique
détruite, puis saisit l’écriture et le dessin dans l’Amérique en révolte, l’absolu instantané
qui nous donne Days of Destruction, Days of Revolt, n’a rien d’une surprise : elle est
contenue dans le livre depuis le début, jusqu’à la lettre de son titre, qui, Chris Hedges le
souligne, a été tracée avant « Occupy Wall Street ». La révolte est là : dans la
dénonciation de l’histoire officielle dont d’autres auteurs comme Howard Zinn ou Edward
Saïd sont l’incarnation pour Joe Sacco et Chris Hedges. Si la révolte n’est pas une
surprise, si elle était anticipable, prévisible ; si elle était attendue dans un ciel où il n’y
avait pas d’horizon d’attente, elle n’en sonne pas moins l’instant interruptif, l’événement,
l’occasion fugitive et précaire d’un sauvetage (Rettung) avant qu’il ne soit trop tard, dans
l’urgence25. Et à ce titre, elle est un événement : totalement inattendu. Cet instant est
celui de la justice — au même titre on pouvait dire que l’Apartheid allait tomber, que
c’était écrit, prévu, mais que l’événement de sa chute demeure absolu, unique et
inattendu.
L’album de Chris Hedges et Joe Sacco est à la hauteur de cette urgence : l’appel
à la révolte urgente s’opère au cœur de la défaite, à ce pic où la défaite actuelle
(destruction) aiguise la sensibilité pour les défaites précédentes en réveillant la rage des
vaincus et leur vigueur intempestive (révolte). Soudain, le temps présent vide est celui
où éclate le dégoût et la misère d’être contemporain (moment de la déprise), l’archi 25
Voir à ce sujet les commentaires pénétrants proposés par Michael Löwy dans Walter Benjamin :
Avertissement d’incendie, Une lecture des « Thèses sur le concept d’histoire », coll. Pratiques
Théoriques, Paris, PUF, 2001, pp. 50-51.
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14 passé oppressant est démasqué (moment tragique), les contemporains se sentent
étrangers à leur temps (moment initiatique). La vertu du contretemps, la capacité
d’interrompre le cours du temps vide éclate au grand jour (moment décisif) : c’est le
présent intempestif, l’instant où, comme l’écrit Françoise Proust, la puissance de
résistance fait événement, où la décision s’opère, l’instant décisif, dionysiaque, « est la
force présente qui prélève sur la puissance de mort à l’œuvre dans le poison la
puissance de résistance à ce même poison »26.
Cet instant de sauvetage (Rettung) est double : comme salvation (1.) il brise une
conception de l’histoire qui domine encore, et notamment le journalisme contemporain,
donc les compréhensions sociales dominantes, spontanées, d’une histoire sous
influence. Chez Chris Hedges et Joe Sacco cela prend la forme d’une histoire du
présent qui rompt avec la version lisse et les continuum livrés par les médias
dominants : Joe Sacco a ainsi souvent indiqué combien sa vision du conflit IsraéloPalestinien avait été structurée depuis l’enfance par la manière dont l’environnement —
notamment médiatique — désignait le conflit, au terme de quoi il avait l’habitude
d’associer « Palestiniens et terrorisme »27. « Mes archivistes futurs tomberont peut-être
sur une bande dessinée que j’avais commentée au collège, titrée Meet the Asshole,
avec Yasser Arafat comme invité vedette. Je ne connaissais alors rien de lui, à part ce
que j’avais entendu dans les médias dominants, raison pour laquelle j’étais si facilement
porté à le diaboliser »28. Gaza 1956, En marge de l’histoire, est le récit du périple spatiotemporel que Joe Sacco entame dans l’espace dévasté de Gaza et dans la mémoire
enfouie, très peu documentée, du massacre perpétré à Khan Younis, par des unités de
l’armée israélienne en novembre 1956. Joe Sacco interroge les témoins en raison de la
rareté des documents.
Le sauvetage de cette mémoire enfouie porte donc aussi en lui une forme de
salut (2.). Il y a là un moment d’invention, de création et de relève : par là il ne faut pas
entendre que Joe Sacco « invente » les faits qu’il [re]constitue au fil des pages de sa
26
Francoise Proust, De la résistance, op. cit. p. 107. La réflexion qu’a engagée Bernard Stiegler sur la
toxicité des télé-technologies il y a quelques années, ne va pas dans une autre direction : elles sont des
pharmaka, autrement dit, elles contiennent en elles-mêmes le poison et le remède.
27
Joe Sacco, « Quelques réflexions sur Palestine », in Palestine, Paris, Rackham, 2010, [p. 5] (il n’y a
pas de pagination).
28
Ibid. [p. 5].
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15 bande dessinée, mais bien le fait que l’invention, la création artistique, le fait d’écrire
cette histoire en bande dessinée implique une démarche intempestive, une saisie juste
à temps de l’instant absolu où le témoignage capté au bon moment est un mode de la
révélation qui enraye l’écoulement tranquille de l’histoire homogène, le tic-tac dans
lequel le peuple-terroriste-par-essence a été enfermé. Il n’en va pas juste de l’utilisation
d’un support mais d’un art qui est celui que nous analysons ici : c’est l’art de
l’interruption, l’art de l’instant qui consiste à « tirer les freins d’urgence »29 pour rendre à
des gens dépossédés l’histoire qui leur appartient.
3.
En plein existentialisme et sous l’emprise de l’ontologie heideggerienne, Vladimir
Jankélévitch proposait une philosophie de l’action qui repose sur une conception du
temps : « entre l’être et le néant, il y a le Faire, qui n’est ni être ni non-être »30. C’est, en
bien des points, une pratique de l’urgence que Jankélévitch enseigne.
Jankélévitch, écrit Monique Périgord, propose de voir le
[…] fondement de ce qui est en terme de création partant de l’idée que l’homme est
un être actif, un inventeur. Mais c’est aussi une philosophie des intermédiaires. La
création part du rien. Entre la durée et le rien, il y a le presque-rien, le ponctuel, le
soudain, l’instant. Cette démarche créatrice est toute la philosophie. Mais on voit déjà
que ça ne pourra être qu’une philosophie du précaire. L’expérience de l’être ne peut
être qu’une invention, une aventure dans l’instant. Or l’instant ne s’apprend pas.
L’instant s’improvise toujours.31
29
« Marx avait dit que les Révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais peut-être les choses
se présentent-elles tout autrement. Il se peut que les Révolutions soient l’acte, par l’humanité qui voyage
dans ce train, de tirer des freins d’urgence », Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Francfort,
Surhkamp Verlage, 1980, vol. I, 3, p. 1232. Cette traduction est proposée par Michael Löwy dans
Avertissement d’incendie, op. cit.
30
Vladimir Jankélévitch, Philosophie première – Introduction à une philosophie du « presque », Paris,
PUF, 1954, p. 179.
31
e
Monique Périgord, Revue de Métaphysique et de Morale, 79 année, N°2, Paris, Avril-Juin 1974, p.
224.
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16 Cette création, cette « philosophie de l’à-propos, philosophie journalière et
journalistique de l’improvisation »32 est incarnée par la philosophie de l’effectivité, de
l’improvisation et de l’instant érigés au rang de construction esthétique. Dans l’œuvre de
Joe Sacco, tout comme dans son album en collaboration avec Chris Hedges, réside
cette dimension de la création artistique telle que l’engage Jankélévitch avec des
accents qui sont aussi ceux de Benjamin et de Françoise Proust : ce n’est pas l’œuvre
faite ou qui va se faire qui est constituée, c’est l’entre-deux, c’est l’œuvre-en-train-de-sefaire, le surgissement de quelque chose à partir de rien, dans l’urgence éthique,
politique et historique de la justice, c’est le « comment » de la création. Dans ce
contexte, il n’y a aucune question sur le fait que, à l’opposé de la vision rankéenne de
l’histoire qui domine le « journalisme » dominant et l’écriture dominante de l’histoire
dominante, Joe Sacco est au centre de l’écriture d’une forme de l’histoire thématisée
par Benjamin. C’est, notamment, l’histoire des vaincus. S’il est, lui, Joe, le personnage
central de Palestine, de Gaza 1956, En marge de l’histoire, c’est pour mieux se
démasquer, se défigurer (y compris au sens graphique du terme) comme le compositeur
improvisé et débraillé à la Jankélévitch du récit non-naïf, comme quelqu’un qui sait ce
qu’il faut penser des farces de la prétendue neutralité du journalisme objectif dont ses
oreilles ont été rebattues dans une enfance bercée par le refrain des Palestiniensterroristes : la précarité de son « Faire », c’est la quête et la constitution des « faits » par
Joe Sacco dans Gaza 1956, qui ne fait ainsi jamais l’économie de la boue informe,
visqueuse et souillée (celle des rues de Gaza dans Palestine, par exemple). Glaise de
l’indistinct dans laquelle le sens de l’histoire informe et sauvée se donne dans sa
multiplicité, ses tourments et sa fragilité : montrant ce que d’habitude le journalisme
dominant et l’histoire rankéenne nous cachent, l’auteur fluctue entre les versions, sans
obliger le lecteur à penser qu’il est autre chose qu’un fragile humain en quête de
l’histoire enfouie. Du coup Joe Sacco s’installe dans le récit avec le lecteur, à ses côtés,
ou l’inverse, c’est le lecteur qui accompagne et soutient Joe Sacco, lui donne des coups
de coude, hésitant toujours à qualifier de « légende » ce qu’on vient de [lui] raconter,
dont il doute de la véracité :
32
Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Paris, Seuil, 1980, p. 112.
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« L’Urgence »
17 En l’absence de confirmation, Abed et moi sommes à deux doigts de classer cette
histoire dans la rubrique “légende”, quand un jour, quelqu’un nous dit avoir appris que
les Israéliens avaient sommé le directeur du service de santé de l’ONU de trouver des
ouvriers pour ramasser des cadavres33.
En marge de la légende : Joe Sacco, Gaza 1956.
L’improvisation (au sens de Jankélévitch) qui caractérise les quêtes vaguement
errantes de Joe Sacco dans Gaza devient une « conduite de présence ». C’est le point
où convergent la métaphysique, l’art, et le sens du contemporain : comme chez
Jankélévitch, esthétique et métaphysique se rejoignent, et l’urgence, l’interruption de
l’histoire-continuum envisagée comme une répétition machinale informe, devient une
33
Joe Sacco, Gaza 1956, op. cit., p. 345. Et bien sûr, il y a des rebondissements… Ce qui est
remarquable dans l’approche rendue possible par la BD, ici, c’est que tout ce qui peut à tout moment être
de l’ordre de la « légende » et des falsifications plus ou moins volontaires opérées par les acteurs
sociaux, fait pleinement partie du récit : Joe Sacco choisit d’exposer les errements du collecteur
d’histoires qu’il est ici. Ce n’est pas que le travail documentaire se fourvoie, mais au contraire, l’exposition
du travail du document en tant que tel, le lieu où, comme une charpente qui vieillit, les étais historiques
travaillent au contact d’une pratique historique marquée par les non-dits, le secret, la répression et le
manque de temps et de moyens de tout un peuple pour écrire son histoire. De surcroît, la fabrication de la
« légende » est partie intégrante de l’écriture de l’histoire : la BD réactive, ici, cette forme de l’écriture
historique qui a partie liée avec les fantômes, le désir et l’utopie. Avec le désastre. Le désastre n’est pas
ce qui tourmente l’écriture du récit : il est le récit, son incarnation et sa chair.
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« L’Urgence »
18 construction esthétique dans laquelle le personnage aux traits forcés de Joe, son côté
« gros nez » comique, sa posture d’anti-héros du comic strip se saisit de la répétition
creuse du journalisme conventionnel, enrayant du coup la catastrophe en train de se
répéter. Ce n’est pas une ironie de l’histoire mais sa nécessité, Joe Sacco s’en amuse
dans Gaza 1956, nous sommes en 2002-2003, au moment où la Guerre en Irak
commence et où le journalisme corporate va offrir au monde une des plus grandes
fallaces de son histoire à travers les journalistes « embedded »34. Lui, ne s’embarque
pas avec les troupes qui envahissent l’Irak, il décide de s’inscrire dans le contretemps :
son inactualité est ce qui fait de son entreprise un geste qui demeurera bien plus
longtemps que les plus glorieuses heures des pantins du reportage embedded. C’est le
nom de la résistance que Gaza 1956 oppose aux machines journalistiques qui ont pétri
la conscience du conflit israélo-palestinien dans l’enfance de Joe Sacco, ces machines
que Bernard Stiegler analyse depuis quelque temps sous les puissantes notions
d’« industrialisation de la mémoire » et de « temps du cinéma ».
Aussi appelée « BD du réel » ou « BD reportage », la BD documentaire telle que la
pratique Joe Sacco, est ainsi une forme d’expression visuelle très typique dans l’âge
numérique, en ce qu’elle défie l’industrialisation de la mémoire dont l’âge numérique est
lui-même, à la fois l’outil et le contre-pouvoir. Rien d’étonnant qu’elle mélange des
techniques archaïques (le dessin, l’illustration, le côté « retable ») et des pratiques
avant-gardistes (le volume I live here, mentionné au début, est un bon exemple de ces
mélanges, tout comme un album comme Le Photographe, qui associe dessins et
photographies) qui ne sont pas rétives au passage au numérique ainsi que l’expérience
de la Revue Dessinée l’annonce35. Au-delà de l’effet de mode, dans un genre en plein
essor36, mais qui demeure néanmoins ancré dans plus d’une tradition, cette forme se
développe avec la recherche d’une efficacité politique mobilisant des procédés aussi
34
Les « embedded reporters » sont ces employé(e)s (la plupart du temps) de grands médias qui ont été
accrédités par les autorités politiques et militaires américaines pour suivre, embarqué(e)s avec les
troupes (embedded), la progression des unités qui ont procédé à l’invasion de l’Irak au printemps 2003.
35
http://www.larevuedessinee.fr/
36
Voir cet entretien avec Benoît Mouchart, Directeur artistique du Festival International d’Angoulême,
http://www.fnac.com/La-BD-numerique-ici-et-maintenant-7-8-Interview-Benoit-Mouchart-directeurartistique-du-FIBD/cp18978/w-4. Et son dernier ouvrage paru, qui analyse notamment l’impact présent et
futur des technologies numériques sur la bande dessinée : La bande dessinée au XXIè siècle, Paris, Les
Belles Lettres-Archimbaud, 2013.
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« L’Urgence »
19 sophistiqués qu’élémentaires où « l’urgence », la nécessité d’intervenir à temps, etc.,
jouent le rôle primordial que nous avons isolé ici.
Ce qui aiguillonne cette invention, c’est fondamentalement une modification
profonde du journalisme et des technologies, une évolution marquante de l’industrie
culturelle (disparition progressive ou annoncée des « journaux » sous forme « papier »,
etc.) et le bouleversement en cours des habitudes dans l’univers des « screen
cultures ». Avec des œuvres cinématographiques illustres comme Persépolis ou Valse
avec Bachir (ce ne sont que deux exemples parmi d’autres) nous avons des utilisations
de l’image d’animation à des fins qui dépassent le cadre habituel du documentaire en ce
que ces deux cas veulent à la fois témoigner dans un contexte historiquement troublé,
et agir politiquement en donnant des faits une version dissidente déjouant les
idéologèmes dominants.
Un dispositif d’écriture très journalistique, rivé à « l’instant » et inscrit dans
l’« immédiat », s’allie ici avec ce qui apparaît comme un genre adapté à l’urgence (de
témoigner, de laisser parler les vaincus) sans jamais concéder à la facilité ou à la
facticité « réactive », fausse, simplificatrice, éphémère et compromise, du journalisme
dominant
37
, pour produire une œuvre dans laquelle nous avons toutes les
caractéristiques du « délai » qui fait le recul historien ou littéraire, avec un rythme où le
sans-délai du contretemps et des freins d’urgences sont la vertu première : ce sont donc
à la fois l’inactualité et l’hyper-actualité de ces œuvres. Au fond, brossant l’histoire à
rebrousse-poil, tout se joue ici sur une profonde réévaluation — apparemment, non
encore vraiment thématisée (que je sache) — du rapport au temps journalistique ou
documentaire : la saisie de l’instant juste qui déjoue les puissances du faux,
l’intervention juste à temps, l’instantané absolu d’un mode de création qui est à la fois
éternel (art, esthétique) et à-propos, l’intempestive intervention à contretemps, l’art de
l’après-coup, l’interruption de la course folle de l’histoire vide (à l’arrêt), c’est la
philosophie journalière et journalistique de l’improvisation, du « en train de se faire » de
ces œuvres. Ce n’est pas que cela n’aie jamais été pratiqué, loin de là, dans le
37
Sur ce terrain le travail le plus systématique, constant et sans concession, a été engagé à partir de
décembre 1995 (à la suite du « Mouvement social ») par « Action critique médias, observatoire des
médias », Acrimed, http://www.acrimed.org/.
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« L’Urgence »
20 « journalisme » ou ailleurs. Mais il semble bien que l’ampleur du mouvement qui
s’affirme dans ce champ relativement nouveau de la BD du réel et la combinaison de
genres, de techniques et de modes d’intervention qu’elle propose, ouvrent un espace
inédit pour une appropriation et des retournements de l’histoire38. Réactivant une grande
tradition — mourante dans la plupart des cas — du reportage narratif long et de
l’investigation, mais avec les moyens graphiques de la bande dessinée, nous assistons
là à l’émergence d’un outil qui touche un nouveau public à la fois attiré par le côté
instructif des sujets « sérieux » et la légèreté « débraillée », « improvisée » et
fondamentalement populaire, de la BD, à distance du sérieux costumé et largement
discrédité des newscast39.
Mais il est une autre dimension, celle-ci est fortement originale, de l’approche
mise en œuvre par les dispositifs de la BD du réel : au-delà de sa capacité à déjouer les
puissances du faux, c’est son rapport à la blessure, au trauma — instances, qui, en
dernière analyse, sont le point focal des obsessions de Walter Benjamin, Vladimir
Jankélévitch ou Françoise Proust.
Ayant parcouru l’intervention rédemptrice et le retournement intempestif de
l’interruption urgente (Benjamin), l’absolu de l’instant créateur et l’en-train-de-se-faire de
l’œuvre d’art (Jankélévitch), le risque idéaliste et réaliste de l’intervention résistante
(Proust), les exercices de la justice urgentiste que nous avons élaborés et trouvés dans
le travail fait aux côtés de Joe Sacco et d’autres ont aussi une caractéristique que Art
Spiegelman décrit dans le texte par lequel il introduit In the Shadow of No Towers :
L’image pivot de mon matin du 11 septembre — celle qui n’a pas été photographiée
ou vidéographiée et transformée en mémoire publique, mais qui demeure gravée
sous mes paupières des années après — c’était l’image de l’obsédante tour nord aux
os ardents à l’instant où elle était sur le point de s’évaporer. J’ai maintes fois essayé
de peindre ça, essuyant à chaque fois des échecs humiliants, mais finalement, je suis
38
Voir l’article de Myriam Perfetti, « La BD à l’épreuve du réel », Marianne n°817, 23 décembre 2012 »,
http://www.marianne.net/La-BD-a-l-epreuve-du-reel_a225257.html. Il en a aussi beaucoup été question
au festival de la BD de Colomiers, dont le thème était « En quête d’enquêtes » en novembre 2012,
http://www.actuabd.com/En-quete-d-enquetes-a-Colomiers.
39
Dans Liszt Rhapsodie et Improvisation, Vladimir Jankélévitch écrit notamment : « …le débraillé de
l’improvisation, c’est la vérité sans fard et la solitude surprise, ainsi qu’une beauté à son petit réveil ».
Tout ce que j’écris de la BD documentaire ici pourrait être résumé par cette phrase… Vladimir
Jankélévitch, Liszt Rhapsodie et Improvisation, Paris, Flammarion, 1998, p. 124.
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« L’Urgence »
21 presque parvenu à capturer la vision de la désintégration de façon numérique avec
mon ordinateur. J’ai réussi à placer quelques séquences de ma mémoire vive autour
de cette image centrale, mais ne suis jamais parvenu à en dessiner d’autres. 40
Trauma et représentation impossible : In the Shadow of No Towers de Art Spiegelman.
Cet instant est à la fois l’enfer et l’épiphanie de l’urgence : cette « pivotal image »,
cette image où tout bascule (« The Sky is Falling! » est inscrit en haut de la doublepage, à l’endroit et à l’envers), c’est celle dont l’image est impossible à représenter,
c’est le temps du trauma, le nom de la blessure. Après tout, cette blessure, ce trauma,
c’est l’instance originaire — le défaut d’origine — à partir de laquelle tout le discours
tenu ici est possible. L’urgence relève de ce qui nous échappe, l’instant — Jankélévitch
ne dirait sans doute pas le contraire —, se joue toujours dans une certaine syncope de
l’expérience traumatique dont la ruine est l’expérience même : c’est l’expérience de la
40
The pivotal image from my 9/11 morning—one that didn’t get photographed or videotaped into public
memory but still remains burned onto the inside of my eyelids several years later—was the image of the
looming north tower’s glowing bones just before it vaporized. I repeatedly tried to paint this with
humiliating results but eventually came close to capturing the vision of disintegration digitally on my
computer. I managed to place some sequences of my most vivid memories around that central image but
never got to draw others.
Art Spiegelman, In the Shadow of No Towers, op. cit., [p. 4] (il n’y a pas de pagination).
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« L’Urgence »
22 destruction de l’expérience. De cette instance de l’impossible dépend l’obsession d’un
Art Spiegelman égaré et subjugué à tenter de reconstituer la chute de la tour nord41.
C’est l’idée que dans l’urgence, il y aurait une syncope : un instant d’urgence vécu
pleinement, consciemment, ce ne serait plus un instant d’urgence. D’où, le rapport à la
durée « urgentiste », là : l’urgence est le traumatisme de l’événement. De là dépend
aussi la manière dont Ari Folman construit tout son film autour de l’impossibilité de
figurer l’infigurable, inscrite dans le genre-même de la « BD », comme de son cinéma ; à
ceci que cet « infigurable » — à l’image des vingt-sept chiens obsédants du cauchemar
de Ari Folman dans Valse avec Bachir — est partie intégrante du « document », du
« témoignage », du « reportage ».
Figurer l’infigurable : American Widow, de Alissa Torres & Sungyoon Choi. La reprise, par Alissa,
du deuil de son époux, volé et détruit à la hâte par le grand narrative du « 11 septembre ».
41
Ibid., [p. 4].
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23 De là la façon dont Alissa Torres, dans American Widow, déplie, avec l’artiste
Sungyoon Choi, une vie « thrown into chaos », précipitée dans le chaos, « in an
instant », en un instant, lorsque s’effondrent les tours de Manhattan dans lesquelles
meurt son mari : défiant la version dominante de l’histoire, l’album montre comment elle
est devenue une « terror widow », une « veuve de la terreur » (i.e. de la guerre contre le
terrorisme), comment elle est mise en pièces par la bureaucratie de l’indemnisation,
comment on essaie de lui faire jouer le rôle sur mesure du pantin victimaire dans la
chorégraphie dramatique des stories politico-médiatiques autour des « victimes du 11
septembre ». Elle montre l’autre côté du spectacle et devient ce que Art Spiegelman
dénonce aussi avec vigueur et humour lorsque la diarrhée patriotique transforme sa fille
écolière en « goddamn [American] flag »… American Widow est l’appropriation, par
Alissa, de sa petite histoire personnelle détruite par le grand narrative, par le dévorant
récit qui transforme le 11 Septembre en icône du « war recruitment poster », en
« affiche de recrutement pour la guerre », écrit Art Spiegelman42. Ainsi à l’ombre des
tours anéanties, il y a le trauma de Art et le deuil de Alissa, son deuil intime et son
traumatisme jetés en pâture, obscène, public et noyé dans le fatras commémoratif et les
étranges « récompenses » venues de toutes sortes de groupes improbables, pleins de
bonne volonté malsaine à l’égard ce qu’elle endure : « Congratulations Alissa ! Here’s
this new car for all your sorrows ! », « Félicitations Alissa ! Voici les clefs de cette voiture
neuve pour toutes vos peines ! », dit l’une des vignettes sarcastiques où on la voit
recevoir des dons offerts aux victimes du 11 septembre43.
42
43
Ibid., [p. 4].
Alissa Torres & Sungyoon Choi, American Widow, op. cit., p. 94.
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24 « Félicitations pour toutes vos peines ! », Alissa Torres & Sungyoon Choi, American Widow.
Le rapport que Joe Sacco entretient avec la blessure, l’horreur, est déterminé par
cette possibilité de figurer l’infigurable, à distance du plaisir visuel malsain organisé
autour de la compassion à l’égard des victimes, qui le plus souvent, ne sert qu’à
satisfaire la soif sensationnaliste et la profitabilité des entreprises médiatiques qui
commercialisent le temps d’antenne aux annonceurs publicitaires :
Les images [que Joe Sacco] présente, écrit Tristram Walker, sont souvent horribles.
Toutefois, il tient son travail à distance de celui de l’artiste du choc qui dessert la
fascination exercée par une culture de la blessure. Il contextualise les horreurs à
l’intérieur de leurs propres cadres politiques et historiques, mieux encore, il va au-delà
du grand balayage historique et va à la rencontre des personnes affectées par le
trauma. C’est en attirant l’attention sur leur individualité qu’on peut commencer à
s’identifier avec eux, et sans se laisser enfermer dans notre fascination pour les
44
blessures.
44
« The images that [Joe Sacco] presents, are often horrific. However, he shifts his work away from that
of the shock artist feeding the fascination of a wound culture. He contextualizes the horrors within their
own political and historical frames but, more important, he looks deeper than the grand sweep of history
and finds the people affected by the trauma. It is by bringing attention to their individuality that we can
begin to identify with them as people and not just canvasses for wounds of our fascination. », Tristram
Walker, « Graphic Wounds : The Comics Journalism of Joe Sacco, in Journeys, Vol. 11, Issue 1, New
York, 2010, p. 86.
Revue Ad hoc – Numéro 2
« L’Urgence »
25 L’exposition de l’échec, de l’improvisation, du « en-train-de-se-faire » chez ces auteurs
n’a que le souci de représenter ce qui échappe à la caméra, dans cette zone
documentaire du cela-a-été photographique (Barthes) où pourtant, la photographie, le
film, sont impuissants. Art Spiegelman ne dit pas autre chose quand il exprime son
improvisation désespérée, ses tentatives de représenter l’irreprésentable « image » de
la tour nord sur le point de s’effondrer, « celle qui n’a pas été photographiée ou
vidéographiée et transformée en mémoire publique, mais qui demeure gravée sous mes
paupières des années après »45. Ce n’est pas la performance artistique qu’il recherche,
mais bien ce logement psychique lové en son âme, intime, d’où le trauma prend son
origine : ce lieu, c’est précisément celui où le « 11 septembre » a été dérobé, confisqué,
hidjacked, piraté par la cabale de l’administration Bush, par les maîtres de la guerre.
L’urgence qu’il y a à représenter ce 11 septembre là, pour Art Spiegelman comme pour
Alissa Torres, c’est celui qu’il y a à arrêter l’horloge, à détourner les puissances du faux.
« The pivotal image from my 9/11 morning—one that didn’t get photographed or
videotaped into public memory », chacun de ces mots dit l’impossibilité de représenter
le trauma et la saisie impossible de l’instant : c’est la signature de l’intervention urgente
que nous avons élaborée ici qui est possible dans la recherche de Art Spiegelman. Il en
va de la possibilité de l’impossible. Dès les premières planches, Art Spigelman place
son album sous le signe des impossibilités liées au trauma, à son PTSD (post traumatic
stress disorder), à la blessure, à l’épreuve d’un traumatisme généralisé. Il expose ainsi
son incapacité à faire l’album que nous avons en main, qui fait pendant à son
impréparation face à l’événement « 11 septembre » qui a engendré le trauma. L’album
est l’exposition de cette impréparation, de son improvisation, et par conséquent, il
contemple un abîme. Celui de la possibilité de l’impossible et de l’impossibilité du
possible dans ce qui arrive, qui n’en finira plus de lui arriver (réminiscences, obsessions,
cauchemars…). Ce qui arrive, Derrida l’a souvent dit, c’est la déconstruction, la
déconstruction c’est ce qui arrive. In the Shadow of No Towers, tout comme le travail
45
« The pivotal image from my 9/11 morning—one that didn’t get photographed or videotaped into public
memory but still remains burned onto the inside of my eyelids several years later—was the image of the
looming north tower’s glowing bones just before it vaporized. », Art Spiegelman, In the Shadow of No
Towers, op. cit., [p. 4]. C’est moi qui souligne.
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« L’Urgence »
26 coordonné par Mia Kirshner46, ou encore le travail de Joe Sacco , celui de Ari Folman,
ou de Alissa Torres et Sungyoon Choi, toutes ces recherches créatives sont autant de
sublimations de cette déconstruction47.
La notion d’urgence qui s’avance ici inspire une réélaboration de la relation entre
documentaire et fiction dans un dispositif journalistique et artistique où l’immédiat est
marqué précisément par un recul lié au traumatisme de l’Injustice. Il y a plus que
l’émergence d’un nouveau « genre de la BD » ou de l’animation — à supposer que ceci
soit aussi nouveau que ça.
46
Mia Kirshner (dir.) Joe Sacco, J.B. Mackinnon, Paul Shoebridge, Michael Simons, Ann-Marie
MacDonald, Phoebe Gloeckner, Chris Abani, Karen Connelly, Kamel Khélif et all., I live here, op. cit.
47
Dans un travail à paraître réalisé en collaboration avec Maël, j’essaie de mettre en place des sujets et
des approches voisines de celles présentées ici. L’album porte sur la réadaptation à la vie « normale »,
ses méandres et ses affres, telle que vécue par des soldat(e)s américain(e)s après le retour d’Irak. Maël
& Olivier Morel, Revenants, Paris, Futuropolis, 2013.
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« L’Urgence »
27 « Blessures privées, blessures publiques », un nouveau lieu de l’écriture de l’Histoire : « Sacco »
par Sacco.
C’est la formation d’un nouveau lieu de l’écriture de l’Histoire, une histoire de la
résistance. Une notion de résistance, qui, comme Benjamin l’avait conçue, demeure
alors ce lieu créatif où il est possible d’agir : sans fard et sans retard, dans la lucidité
supérieure et débraillée (déconstruite) du kairos, à distance des distinctions oiseuses
entre fiction et documentaire (réaliste), jouant de l’apparente désinvolture de l’artiste, de
sa lucidité d’intervention et de détournement (idéaliste), bref, de la sagesse et de la
patience du génie.
Réaliste, très réaliste, et idéaliste, absolument idéaliste.
Olivier Morel
(Professeur Assistant - Université de Notre Dame - USA)
Pour citer cet article
Olivier Morel, « "Le débraillé de l’improvisation" et la patience du génie. Quand les
"graphic novelists" saisissent la vague des urgences de l’époque », Revue Ad hoc, n°2,
« L’Urgence », publié le 06/06/2013 [en ligne], URL : http://www.cellam.fr/?p=4133
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Revue Ad hoc – Numéro 2
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KIRSHNER, Mia (dir.) Joe Sacco, J.B. Mackinnon, Paul Shoebridge, Michael Simons,
Ann-Marie MacDonald, Phoebe Gloeckner, Chris Abani, Karen Connelly, Kamel Khélif
et all., I live here, New York, Pantheon Books, 2008.
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