Texte D : Aimé Césaire, Cahier d`un retour au pays natal, 1939

Transcription

Texte D : Aimé Césaire, Cahier d`un retour au pays natal, 1939
Objet d'étude : Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours.
jours.
CORPUS DE TEXTES
Texte A : Nicolas Boileau, Satire VI « Les embarras de Paris », Satires, 1660-1668.
Texte B : François Coppée, Promenades et Intérieurs, 1872.
Texte C : Robert Desnos, « Couplet de la rue de Bagnolet », État de veille, 1943.
Texte D : Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1939.
Texte E : Jacques Réda, Les Ruines de Paris, 1977.
TEXTE A
TEXTE B
Les embarras de Paris
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En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la presse
D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse.
L’un me heurte d’un ais1 dont je suis tout froissé ;
Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé.
Là, d’un enterrement la funèbre ordonnance
D’un pas lugubre et lent vers l’église s’avance ;
Et plus loin des laquais l’un l’autre s’agaçants,
Font aboyer les chiens et jurer les passants.
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage ;
Là, je trouve une croix de funeste présage,
Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison
En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison.
Là, sur une charrette une poutre branlante
Vient menaçant de loin la foule qu’elle augmente ;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
Ont peine à l’émouvoir sur le pavé glissant.
D’un carrosse en tournant il accroche une roue,
Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
Quand un autre à l’instant s’efforçant de passer,
Dans le même embarras se vient embarrasser.
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file
Y sont en moins de rien suivis de plus de mille ;
Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
Conduit en cet endroit un grand troupeau de boeufs ;
Chacun prétend passer ; l’un mugit, l’autre jure.
Des mulets en sonnant augmentent le murmure.
Aussitôt cent chevaux dans la foule appelés
De l’embarras qui croît ferment les défilés,
Et partout les passants, enchaînant les brigades,
Au milieu de la paix font voir les barricades.
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J’adore la banlieue avec ses champs en friche
Et ses vieux murs lépreux, où quelque ancienne affiche
Me parle de quartiers dès longtemps démolis.
Ô vanité ! Le nom du marchand que j’y lis
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Doit orner un tombeau dans le Père-Lachaise .
Je m’attarde. Il n’est rien ici qui ne me plaise,
Même les pissenlits frissonnant dans un coin.
Et puis, pour regagner les maisons déjà loin,
Dont le couchant vermeil fait flamboyer les vitres,
Je prends un chemin noir semé d’écailles d’huîtres.
François Coppée, Promenades et Intérieurs, 1872.
TEXTE C
Couplet de la rue de Bagnolet
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Le soleil de la rue de Bagnolet
N’est pas un soleil comme les autres.
Il se baigne dans le ruisseau,
Il se coiffe avec un seau,
Tout comme les autres,
Mais, quand il caresse mes épaules,
C’est bien lui et pas un autre,
Le soleil de la rue de Bagnolet
Qui conduit son cabriolet
Ailleurs qu’aux portes des palais.
Soleil ni beau ni laid,
Soleil tout drôle et tout content,
Soleil d’hiver et de printemps,
Soleil de la rue de Bagnolet,
Pas comme les autres.
Nicolas Boileau, Satires, 1660-1668.
Robert Desnos, État de veille, 1943.
TEXTE D
Dans Cahier d’un retour, Césaire évoque son retour à Basse-Pointe, sa ville natale de la Martinique, lorsqu’il repart de Paris où il a accompli ses études de
lettres. Ici il décrit la rue et la maison de son enfance.
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[…]
Au bout du petit matin, cette ville plate — étalée...
Elle rampe sur les mains sans jamais aucune envie de vriller le ciel d’une stature de protestation. Les dos des maisons ont peur du ciel truffé
de feu, leurs pieds des noyades du sol, elles ont opté de se poser superficielles entre les surprises et les perfidies. Et pourtant elle avance la
ville. Même qu’elle paît tous les jours plus outre sa marée de corridors carrelés de persiennes pudibondes, de cours gluantes, de peintures qui
dégoulinent. Et de petits scandales étouffés, de petites hontes tues, de petites haines immenses pétrissent en bosses et creux les rues étroites
où le ruisseau grimace longitudinalement parmi l’étron...
Au bout du petit matin, la vie prostrée, on ne sait où dépêcher ses rêves avortés, le fleuve de vie désespérément torpide4 dans son lit, sans
turgescence5 ni dépression, incertain de fluer6, lamentablement vide, la lourde impartialité de l’ennui, répartissant l’ombre sur toutes choses
égales, l’air stagnant sans une trouée d’oiseau clair.
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Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses
entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et soeurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole
nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d’une seule misère, je n’ai jamais su laquelle, qu’une imprévisible sorcellerie assoupit en
mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de
jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit
Une planche.
Cimetière du Nord-Est parisien.
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Rue du Nord-Est parisien.
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Tombé dans un état de torpeur.
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Gonflement.
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Couler.
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d’une Singer7 que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit.
Au bout du petit matin, au delà de mon père, de ma mère, la case gerçant d'ampoules, comme un pêcher tourmenté de la cloque8, et le toit
aminci, rapiécé de morceaux de bidon de pétrole, et ça fait des marais de rouillure dans la pâte grise sordide empuantie de la paille, et quand le
vent siffle, ces disparates font bizarre le bruit, comme un crépitement de friture d'abord, puis comme un tison que l'on plonge dans l'eau avec
la fumée des brindilles qui s'envole... Et le lit de planches d'où s'est levée ma race, tout entière ma race de ce lit de planches, avec ses pattes de
caisses de Kérosine9, comme s'il avait l'éléphantiasis10 le lit, et sa peau de cabri, et ses feuilles de banane séchées, et ses haillons, une nostalgie
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de matelas le lit de ma grand-mère (au-dessus du lit, dans un pot plein d'huile un lumignon dont la flamme danse comme un gros ravet ... sur
le pot en lettres d'or : MERCI).
[…]
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1939.
TEXTE E
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Ce qui me plaît dans la rue des Pyrénées c’est d’abord qu’elle monte et qu’elle tourne, de tronçons en tronçons qui paraissent rectilignes
d’après les plans, mais qui finissent par dessiner un immense arc de cercle, de la porte de Vincennes à Belleville par Ménilmontant. Au palier
de la place Gambetta on présume qu’elle s’arrête, mais sans aucune trace de fatigue ensuite elle repart, au contraire même plus fraîche,
balancée dans les acacias. Et en second lieu ce sont ces arbres frémissants qui m’attirent. Des platanes ou des marronniers iraient ici moins
bien, mieux faits pour établir la paix d’une esplanade, l’équilibre d’un square de guingois13, alors que ce long frisson se diffuse dans l’altitude
qui vibre, aidant le ciel à ruisseler parmi les branches sur le trottoir. Un square d’ailleurs existe secret en surplomb de la rue, accessible par des
marches qu’enveloppent les buissons du talus. Fermé à l’opposé par l’angle sud-est du Père-Lachaise, et si bien garanti de toutes parts ainsi
dans la hauteur, sa configuration me suggère un sens initiatique, de toute évidence non voulu, mais tangible à plus forte raison vers midi
quand c’est vide, si j’excepte un petit camion jaune oublié sur mon banc par un gamin. Donc ces haltes occasionnelles dans de tels lieux
m’initient, je ne saurais nettement dire à quoi. Car ni je ne succombe à de l’extase, bien sûr, ni je ne médite, je plane dans une sorte de
stupeur. Et vient l’instant où même mon oeil encore lucide déserte, n’étant plus attaché par rien dans ce corps tout en brouillard, mais ouvert
du côté de l’espace plus dense qui l’assimile, qui va me révéler du dehors quel rang j’occupe dans son savoir. Je sens en effet qu’on m’observe
avec trop d’insistance : il est temps de partir, non sans avoir remis en place le petit camion jaune, que je manipulais distraitement, et dont le
propriétaire (revenu pendant que j’étudiais ma syncope) se demandait comment faire pour le reprendre à ce grand maboul.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, 1977.
Question sur le corpus (4 points).
Les auteurs de ce corpus montrent des aspects très différents de la ville, mais tous se caractérisent par leur valeur affective. Vous montrerez dans quels
procédés poétiques l’évocation des sensations et celle des émotions se rejoignent pour exprimer ce rapport intime d’un individu et d’un lieu.
Écriture : vous traiterez ensuite un seul des trois sujets suivants (16 points).
Commentaire : Vous ferez le commentaire du texte D d’Aimé Césaire.
Pour les séries technologiques :
Vous pourrez, sans obligation, appuyer votre commentaire sur le parcours de lecture suivant : ce poème de Césaire a la forme d’une complainte structurée
sur des reprises évocatrices et fortement imagées, et malgré le réalisme souvent sordide des descriptions il provoque un choc esthétique puissant et crée
une certaine beauté.
Dissertation : La poésie de l’ordinaire produit-elle toujours une émotion poétique, ou faut-il que les poètes n’abordent que des sujets élevés ou nobles, en
chassant systématiquement tout ce qui serait bas, laid, trivial ? Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés en
classe, et sur vos lectures personnelles.
Écriture d’invention : Vous devez constituer une anthologie poétique sur le sujet de la misère ou de la pauvreté, et vous justifiez ce choix thématique par
analogie avec le regroupement fait dans ce corpus. Vos arguments pourront aussi s’appuyer sur d’autres thèmes peu conventionnels que vous aurez
rencontrés dans les textes poétiques étudiés en classe, ou lus personnellement. Vous n’êtes pas obligé de faire la liste des œuvres qui figureront dans cette
anthologie.
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Marque de machine à coudre.
La cloque est une maladie des feuilles du pêcher, qui se recroquevillent et se boursouflent.
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La Kérosine est une marque déposée d’un produit pétrolier, utilisé comme combustible liquide dans les lampes à pétrole.
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La maladie appelée éléphantiasis est un épaississement du derme comparable à une peau d'éléphant, et entraîne une augmentation considérable du volume de la partie atteinte.
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Le ravet est le nom antillais donné à la blatte, ou cafard, ou cancrelat.
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Rue du Nord-Est parisien.
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Cette expression désigne quelque chose qui n'est pas droit, qui s'écarte du cheminement normal, qui est de travers.
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