Le marché du jeu vidéo au regard du droit de la concurrence

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Le marché du jeu vidéo au regard du droit de la concurrence
Colloque du XXIème anniversaire
du Magistère en droit
des techniques de l’information
et de la communication
Le marché du jeu vidéo
au regard du droit de la concurrence
Intervention de Madame Florence CHERIGNY
Maître de Conférences à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Poitiers
Directrice adjointe du Magistère en Droit des TIC.
Sommaire
I. La régulation de la concurrence dans le secteur de la création des jeux vidéo
4
A. Le contrôle des accords de licence conclus entre
les fabricants de consoles et les développeurs de jeux.
4
B. Le contrôle de l’accès aux licences :
mesures techniques de protection et interopérabilité
5
II. La régulation de la concurrence au stade de la distribution des jeux vidéo
6
A. La lutte contre les importations parallèles de la Commission européenne
6
B. Les pratiques dénoncées devant les autorités françaises de la concurrence
7
Éléments de bibliographie
10
1) Enquêtes, études et rapports officiels
10
2) Décisions de la Commission européenne
10
3) Décisions du Conseil de la concurrence
10
4) Décisions des autorités judiciaires
11
2
Faites-vous partie des millions de familles européennes qui ont consacré des sommes importantes aux jeux vidéo pendant les années 90 ? Si c’est le cas, vous avez sans doute été victime
d’infractions graves au droit de la concurrence qui ont conduit la Commission européenne à infliger l’amende la plus élevée jamais prononcée pour une infraction « verticale », c’est-à-dire une infraction entre un producteur et ses distributeurs. En effet, Nintendo et sept de ses distributeurs
officiels ont été condamnés en 2002 à une amende de 168 millions d’euros pour s’être entendus en
vue de lutter contre les importations parallèles et empêcher ainsi la commercialisation de produits à faible prix. À l’époque, le commissaire européen à la concurrence, Mario Monti, avait déploré des écarts de prix pouvant aller jusqu’à 67 % pour les mêmes produits. Les amateurs de jeux
vidéo, sensibles à cet intérêt de Mario Monti pour leur passe-temps préféré, avaient alors rebaptisé le commissaire européen « Super Mario », en référence au super-héros créé par… Nintendo.
À peine deux mois plus tard, peut-être influencés par cette plaisanterie, les services de Mario
Monti dénonçaient la position dominante du Père Noël sur un marché des cadeaux de fin d’année
de plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires, au détriment du porte-monnaie des parents. Le
cartel, constitué notamment par les sociétés Père Noël, Santa Claus et Halloween, se voyait infliger une amende virtuelle de 478 millions d’euros, Bruxelles refusant de faire des commentaires
avant le 1er avril. Après ce beau poisson de Noël, comment croire que les eurocrates n’auraient pas
d’humour ?
De manière plus sérieuse, on observera que la sévère condamnation de Nintendo en 2002 faisait suite à une longue enquête relative au secteur des jeux vidéo engagée, de sa propre initiative,
par la Commission européenne en 1996. Cette enquête d’envergure avait d’abord conduit la
Commission européenne à communiquer des griefs à Nintendo, Sega et Sony à propos de leurs accords de licences sur le développement de jeux compatibles avec des consoles. La Commission
considérait que les trois fabricants de consoles, qui étaient également présents sur le marché des
logiciels de jeux compatibles avec leurs consoles, proposaient des accords standards restrictifs de
concurrence. Suite à des consultations avec les services de la commission, Nintendo, Sega et Sony
ont fait amende honorable et modifié le contenu de leurs accords. La Commission européenne a
considéré ces nouveaux accords compatibles avec le droit communautaire, mais elle a poursuivi
son enquête sur les pratiques de distribution du groupe Nintendo jusqu’à la condamnation de ce
dernier en 2002.
Ce contexte permet déjà d’éclairer les différentes facettes du rôle des autorités de la concurrence sur le marché du jeu vidéo. Il illustre la palette des outils – de la négociation à la sanction,
de la carotte au bâton – dont disposent ces autorités pour réguler le jeu de la concurrence. Car,
bien entendu, la Commission européenne n’a pas le monopole de cette régulation du marché du
jeu vidéo. Et les autorités françaises de la concurrence peuvent d’ailleurs se targuer d’avoir joué
un rôle précurseur dans ce secteur. En effet, dès 1990, soit six ans avant le début de l’enquête
lancée par la Commission européenne, notre ministre de l’Économie ouvrait une enquête sur le
secteur des jeux vidéo et, à l’issue de cette enquête il décidait de saisir le Conseil de la concurrence. Plusieurs décisions du Conseil de la concurrence ont alors sanctionné des pratiques mises
en œuvre dans la distribution des jeux vidéo.
L’analyse comparée des décisions ainsi rendues par la Commission européenne et le Conseil de
la concurrence est riche d’enseignements. Elle révèle d’abord une rassurante convergence de méthode pour analyser les différents marchés du jeu vidéo. À l’issue de raisonnements très proches,
les autorités de la concurrence se sont toujours accordés pour dissocier le marché des jeux vidéo
sur consoles, du marché des jeux vidéo sur micro-ordinateur. Elles ont également nettement distingué le marché des consoles de jeux vidéo du marché des logiciels de jeux vidéo, bien que les sociétés mises en cause aient systématiquement prétendu que la concurrence interviendrait au niveau des systèmes, c’est à dire la console de jeu et les logiciels de jeux considérés comme un tout,
hardware et software. Enfin, des décisions ont mis en évidence certains marchés connexes très
liés à l’industrie du jeu vidéo, par exemple le marché des accessoires liés aux consoles de jeux (la
question d’une éventuelle segmentation par produit restant d’ailleurs ouverte 1), le marché des
1 C2006-38 / Lettre du ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie du 13 avril 2006, aux conseils
du groupe Deutsche Bank, relative à une concentration dans le secteur des jeux vidéo, BOCCRF du 15 septembre 2006.
3
magazines consacrés aux jeux vidéo 2, ou le marché des autocollants et cartes à collectionner reproduisant des personnages de jeux vidéo 3, notamment les fameux Pokémons….
Surtout, la description par la Commission européenne et le Conseil de la concurrence de l’état
de la concurrence sur ces différents marchés du jeu vidéo est digne d’intérêt. Elle fait apparaître
un secteur très concentré, opposant dans le cadre d’une guerre des consoles, deux ou trois acteurs
majeurs dont l’hégémonie peut être brutalement remise en cause, du fait de l’introduction de nouvelles générations de matériel. Elle renvoie l’image d’un secteur dominé vers l’amont par des entreprises qui fabriquent des consoles de jeux et éditent des logiciels de jeux destinés, et vers l’aval,
par des grands fabricants ou éditeurs intégrant leurs propres réseaux de distribution. A ce titre,
elle corrobore parfaitement les résultats de l’enquête réalisée par Alain et Frédéric Le Diberder,
en 2001, à la demande du CSPLA. Ces auteurs décrivaient dans le secteur des jeux vidéo un véritable système « des poupées russes de la domination », système se manifestant par la toute puissance des fabricants de consoles exerçant leur domination sur des éditeurs dominés, qui exercent
eux-même leur domination sur des créateurs sous-traitants et sous-traités. Ils expliquaient que
les fabricants de consoles ont déposé de nombreux brevets de protection et proposé un système
propriétaire ou système « fermé », les éditeurs indépendants étant contraints, pour avoir le droit
de proposer un titre, d’obtenir du fabriquant une approbation et de lui verser des royautés sur les
ventes représentant jusqu’à 20 % du prix de vente TTC. Le rapport Fries remis en 2004 au ministre de l’Économie estimait également que « les fabricants de consoles frisent parfois l’abus de position dominante ».
Ces décisions démontrent que la très forte intégration verticale dont profitent les acteurs dominants du secteur peut effectivement déboucher d’une part sur une utilisation abusive des droits
de propriété intellectuelle, d’autre part sur des pratiques de distribution très douteuses. A cet
égard, le contexte de l’affaire Nintendo est d’ailleurs fort révélateur, puisque c’est tout à la fois en
tant que constructeur de consoles, éditeur de logiciels de jeux destinés à ces consoles, distributeur
de ses consoles et distributeur de ses logiciels de jeux, que l’entreprise Nintendo s’est retrouvée
mise en cause par la Commission européenne. Ce contexte économique très particulier légitime,
nous allons le voir, la régulation de la concurrence entreprise tant, en amont, dans le secteur de la
création des jeux vidéo (I) qu’en aval, dans le secteur de la distribution de ces jeux (II).
I. La régulation de la concurrence dans le secteur de la
création des jeux vidéo
Dans le secteur de la création des jeux vidéo, le thème des droits de propriété intellectuelle
comme éventuel frein à la concurrence s’est trouvé au cœur du débat relatif à la licéïté des accords de licence conclus entre les fabricants de consoles et les développeurs de jeux (A). Mais ce
thème est aujourd’hui susceptible de rebondir, sur le terrain des mesures techniques de protection, à travers la brûlante question dite de l’interopérabilité (B).
A. Le contrôle des accords de licence conclus entre
les fabricants de consoles et les développeurs de jeux.
En 1996, les accords de licence standard conçus par Nintendo, Sega, et Sony ont donc attiré
l’attention de la Commission européenne parce qu’ils comportaient une accumulation de restrictions de concurrence. Les concepteurs et les éditeurs de jeux ne pouvaient développer ou mettre
des jeux sur le marché, moyennant le payement de royautés, que s’ils s’engageaient à respecter
l’assurance qualité des donneurs de licence et à faire tester leurs jeux par les fabricants de
consoles, parfois moyennant un coût additionnel. Ils devaient sous-traiter aux donneurs de licence
la production de leurs jeux, la fabrication des cartouches et des emballages. Par ailleurs, il leur
était défendu de commercialiser plus d'un certain nombre de jeux chaque année, l’interdiction
pouvant porter sur le nombre de cartouches de chaque jeu fabriqué et sur le nombre de titres qu’il
était permis de produire. Enfin, il était interdit aux licenciés de faire développer ou éditer des
jeux par une entreprise autre que celle agréée.
2
3
15 janvier 2004
Commission européenne, 26 mai 2004, IP/04/682.
4
À l’issue de longues discussions avec les services de la Commission, ces accords standards ont
donc été modifiés. Depuis 1998, ces accords ne doivent plus prévoir de limites au nombre de jeux
pouvant être commercialisés par un licencié. Ils ne doivent pas obliger les licenciés à avoir leurs
jeux exclusivement produits par le fabriquant de consoles ou par un fabriquant agréé. Ils ne doivent pas non plus exiger d'accord préalable du fabriquant sur la qualité du jeu, à moins que le licencié décide, pour un de ses jeux, d'utiliser une marque commerciale du fabriquant. Enfin, les
tests imposés au licencié doivent être limités à la détection d'erreurs de programmation, à des
tests de compatibilité et au contrôle du respect de certaines conventions de programmation, et les
licenciés doivent avoir la possibilité de faire réaliser ces tests par une entreprise indépendante.
Suite à ces amendements, la commission a estimé que les possibles infractions au droit de la
concurrence de l’UE provenant de l’application des anciens accords avaient cessé et que les nouveaux accords de licence proposés permettaient une plus grande concurrence sur le marché des
jeux vidéo compatibles avec des consoles, au bénéfice immédiat des consommateurs. Ce constat
optimiste ne saurait cependant éluder toutes les difficultés 4.
Ainsi, depuis juillet 2006, la Commission européenne semble s’intéresser de près aux accords
mettant en jeu les deux formats de DVD nouvelle génération, qui seront au cœur de la future
guerre des consoles de jeux vidéo. Elle a, en effet, envoyé des demandes d’informations aux fondateurs des formats Blu-Ray (format porté par Sony) et HD DVD (format porté par Microsoft)
concernant leurs contrats d’exclusivité. Elle semble notamment s’inquiéter de la durée de ces exclusivités. Cette inquiétude de la Commission européenne s’explique par l’importance de la bataille des formats dans le secteur des nouvelles technologies. Cette bataille des formats soulève en
particulier la question fondamentale de savoir dans quelle mesure le refus de titulaires de droits
d’accorder, dans des conditions équitables et non discriminatoires, l’accès à des licences peut-être
sanctionné. C’est alors indirectement la question des MTP et de l’interopérabilité qui peut se
trouver posée.
B. Le contrôle de l’accès aux licences :
mesures techniques de protection et interopérabilité
On sait que l’organisation d’une concurrence sur le marché des jeux vidéo dépend pour une
grande part de l’interopérabilité des systèmes. Or, à plusieurs reprises déjà, les autorités de la
concurrence n’ont pas hésité à intervenir, par le biais de concessions de licences obligatoires, de
demandes de publication des interfaces ou d’injonction de mettre en place une interopérabilité,
lorsqu’il leur semblait que l’existence de systèmes propriétaires fermait complètement l’accès à un
marché aval. En effet, l’application de la théorie des « ressources essentielles » ou des « facilités
essentielles » permet de caractériser des abus de position dominante lorsque l’accès à une ressource est essentiel pour pouvoir opérer sur un marché dérivé, le propriétaire de cette ressource
pouvant alors être obligé de garantir cet accès. La question de l’application de cette théorie aux
MTP mises en place dans les jeux vidéo pourrait donc être soulevée. Ce qui ne manquerait pas de
susciter problème… Car, d’une part, les conditions exactes d’application de cette théorie
n’apparaissent pas encore très claires, les décisions rendues en droit communautaire 5 se révélant
4 D’une part, le système des approbations permet aux départements d’édition des fabricants de consoles de
connaître à l’avance les projets à fort potentiel des éditeurs indépendants et d’obtenir ainsi des informations
précieuses sur les innovations de leurs concurrents, soulevant éventuellement la question de la licéïté de ces
échanges d’informations (dans la mesure où le droit de la concurrence condamne l’échange d’informations si
la concertation donne une assurance sur la politique suivie par les concurrents et fait ainsi disparaître tout
risque inhérent au jeu de la concurrence). D’autre part, on pourrait s’interroger sur les avantages éventuellement discriminatoires susceptibles d’être accordés aux jeux édités par les fabricants de consoles, qu’il
s’agisse d’un calendrier de pressage favorable ou d’un soutien marketing privilégié. Privilégier systématiquement ou de manière flagrante la production de jeux vidéo maison, au détriment des éditeurs indépendants, ces pratiques pourraient être dénoncées comme anti-concurrentielles. Pourraient ainsi être fustigés,
tous les comportements commerciaux qui excèdent les limites d’une compétition économique normale, en ce
qu’ils ne trouvent aucune autre justification économique que l’élimination de concurrents effectifs ou potentiels ou l’obtention d’avantages injustifiés. Ce qui relève naturellement de la casuistique… comme très souvent en droit de la concurrence.
5 La CJCE, dans son arrêt IMS du 29 avril 2004 (C-418/01) considère de façon assez peu explicite que, « pour
que le refus d’une entreprise titulaire d’un droit d’auteur de donner accès à un produit ou à un service indispensable pour exercer une activité déterminée puisse être qualifié d’abusif, il suffit que trois conditions
cumulatives soient remplies, à savoir que ce refus fasse obstacle à l’apparition d’un produit nouveau pour lequel il existe une demande potentielle des consommateurs, qu’il soit dépourvu de justification et de nature à
exclure toute concurrence sur un marché dérivé ».
5
sans doute plus volontiers orientées vers la protection de la libre concurrence, que celles rendues
en droit interne, souvent très protectrices des titulaires de droits exclusifs 6.
D’autre part, l’intervention de la fameuse loi DAVDSI suscite également question. En effet, le
législateur, après avoir envisagé de confier la question de l’interopérabilité au Conseil de la
concurrence, a finalement préféré confier celle-ci une nouvelle autorité administrative, l’Autorité
de régulation des mesures techniques (ARMT). Or il reste à déterminer si le régime des MTP mis
en place par cette loi DAVDSI est applicable aux jeux vidéo, les jeux vidéo n’étant pas mentionnés
par cette loi, qui a exclu de son champ d’application les logiciels… ce qui nous renvoie évidemment à la délicate question des incertitudes de la qualification du jeu vidéo. La logique économique plaide en faveur de l’application de cette loi DAVDSI aux jeux vidéo. Il reste à savoir si la logique juridique suivra… la situation étant encore compliquée par le fait que la loi (l’article L. 3117 du CPI) impose tout de même au président de l’ARMT de saisir le Conseil de la concurrence des
pratiques anticoncurrentielles dont il pourrait avoir connaissance dans le secteur des mesures
techniques. Chassez le naturel et le droit de la concurrence revient au galop…
Du reste, si vous refoulez le droit de la concurrence par la porte du contrôle des pratiques anticoncurrentielles, il peut encore passer par la fenêtre du contrôle des concentrations. Rappelons
qu’en août 2004 la Commission européenne a ouvert une enquête concernant le projet de Microsoft et de Time Warner d’acquérir conjointement la société Content Guard (spécialisée dans le développement et la concession de licences de droits de propriété intellectuelle afférents aux solutions DRM), enquête pour l’instant stoppée en raison de l’entrée fort opportune de Thomson au
capital. Mais, nul doute que la question reste d’actualité, alors que les MTP constituent un marché financièrement très prometteur, au cœur de la stratégie de distribution dématérialisée des
jeux vidéo. Cette nouvelle forme de distribution risque, en effet, de remettre profondément en
cause le système classique de la distribution des jeux vidéo, un système de distribution qui fait
aujourd’hui apparaître de nombreux dysfonctionnements, appelant ainsi lui aussi l’intervention
des autorités de la concurrence…
II. La régulation de la concurrence au stade de
la distribution des jeux vidéo
Dans le secteur de la distribution des jeux vidéo, la Commission européenne a eu à cœur de
lutter contre des pratiques tendant à limiter les importations parallèles (A). Les autorités françaises de la concurrence ont, quant à elles, mis en évidence des pratiques également très contestables, facilitées par la forte intégration verticale du secteur (B).
A. La lutte contre les importations parallèles de
la Commission européenne
S’agissant de la lutte contre les importations parallèles, la Commission européenne a recueilli
des preuves qui établissaient que Nintendo et ses distributeurs s’étaient entendus pour maintenir
des écarts de prix artificiellement élevés dans l'Union européenne entre 1991 et 1998 7. À la suite
6
Celles-ci se révèlent extrêmement exigeantes quant à la démonstration du caractère indispensable de la
ressource, c’est-à-dire le fait qu’il ne doit pas exister de substitut réel ou potentiel réaliste. Le Conseil de la
concurrence semble d’ailleurs avoir résumé sa position de principe sur l’interopérabilité dans sa décision relative à des pratiques mises en œuvre par la société Apple Computer Inc. dans les secteurs du téléchargement de musique sur Internet (Cons. Conc., déc. N° 04-D-54, 9 nov. 2004). Il a estimé que, sans méconnaître
les inconvénients liés à l’absence de compatibilité entre logiciels et matériels, « des situations de ce type sont
récurrentes dans les secteurs liés aux technologies de l’information, où les innovations se succèdent à un
rythme élevé. Ces ajustements des marchés aux innovations ne révèlent pas nécessairement des atteintes au
droit de la concurrence ». Il est vrai que, dans des secteurs très mouvants, les risques liés à un interventionnisme injustifié des autorités de la concurrence sont extrêmement élevés. Car, sur un marché peu mature,
même les mesures prises à titre provisoire peuvent bloquer définitivement l’émergence de nouveaux standards. Mais, réciproquement, l’absence d’intervention peut s’avérer très dommageable lorsqu’une technologie
qui intéresse la circulation de contenus commence à dominer totalement le marché, la non-compatibilité des
formats se révélant comme un atout stratégique pour garder la main-mise sur le consommateur et faire disparaître la concurrence, menaçant ainsi dangereusement la libre circulation des œuvres de l’esprit. Entre ces
deux écueils, un équilibre reste donc à trouver.
7 Conformément aux accords conclus, chaque distributeur était tenu d'empêcher le commerce parallèle au
départ de son territoire, c'est-à-dire les exportations d'un pays vers un autre par des canaux de distribution
parallèles. En opposition avec la politique de la Commission en matière de distribution exclusive qui veut
que les ventes passives soient toujours autorisées, la protection territoriale accordée aux distributeurs exclu-
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de cela, la concurrence intra-marque a été fortement restreinte et le marché unique a été cloisonné. La Commission européenne a insisté sur « le rôle de meneur de Nintendo » dans l’organisation
de cette entente. La commission a observé que « étant à la fois le fabricant des produits et leur
distributeur en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne, au Royaume-Uni, ainsi qu’en
Belgique et au Luxembourg, le groupe se trouvait dans une position exceptionnelle. Il pouvait en
effet contrôler l’existence d’échanges parallèles, mettre en œuvre les mesures requises pour les
empêcher et directement bénéficier de l’application de ces mesures.
Pour contrôler le commerce parallèle à l’intérieur du groupe, Nintendo a utilisé des mesures
statistiques (en contrôlant systématiquement le rapport entre les ventes de consoles et les ventes
de logiciels) et eu recours à des envois systématiques de questionnaires à l’ensemble de ses distributeurs. Pour mettre fin aux exportations parallèles, il a utilisé un éventail de mesures : mise en
place d’achats témoins et de systèmes d’étiquetage afin de remonter la filière des marchandises
importées en parallèle, appels au boycott, menaces de réduction des approvisionnements, interruption des livraisons jusqu’au boycott total…
Pour toutes ces pratiques, Nintendo et ses distributeurs ont été condamnés à une amende record à bien des égards : la plus élevée jamais infligée pour une infraction « verticale », la cinquième en importance jamais infligée au titre d’une infraction aux règles de la concurrence et la
quatrième la plus élevée imposée à une seule entreprise pour une infraction unique (le groupe
Nintendo ayant écopé de la majeure partie de l’amende – 149 millions sur 168 millions – compte
tenu du fait qu’il avait été l’instigateur et le meneur de l’infraction).
On relèvera, presque pour l’anecdote, que le 26 mai 2004 la Commission européenne, décidément sensible au porte-monnaie des amateurs de jeux vidéo s’est également invitée dans les cours
de récréation en condamnant des pratiques visant à empêcher les importations parallèles
d’autocollants et de cartes Pokemon représentant toute une série de personnages initialement
conçus pour la console de jeux vidéo « Game Boy » de Nintendo. Elle a ainsi infligé une amende de
1 590 000 euros pour des pratiques de cloisonnement illégal du marché européen visant ce passetemps très prisé par les jeunes consommateurs.
B. Les pratiques dénoncées devant les autorités françaises
de la concurrence
En 1993, le Conseil de la concurrence a pu mettre en évidence le fait que la société Bandaï,
importateur et distributeur exclusif des produits de marque Nintendo en France, avait eu recours
à plusieurs procédés illicites, notamment des pratiques de ventes différenciées, de prix imposés,
de menaces de refus de vente et l’exercice d’une discipline de marché. Le système était le suivant :
Les consoles et les logiciels devaient être vendus par les distributeurs au prix d’achat auquel était
ajoutée la TVA, (donc sans marge). Les seuls profits réalisés par les distributeurs étaient constitués par les remises de fin d’année accordées par Bandaï dans des conditions discriminatoires,
sans contrepartie réelle. Bandaï avait également mis en place des prix de vente imposés, la société menaçant de ne plus réapprovisionner les magasins qui ne se conformaient pas à sa politique
de prix « conseillés ». Enfin, Bandaï a manipulé la demande de façon artificielle, par exemple en
menant une stratégie de pénurie sur le logiciel SuperMario III de façon à ce que la clientèle se reporte sur d’autres produits de la gamme. Le Conseil de la concurrence a pris en considération la
gravité de ces pratiques dont la mise en œuvre avait été généralisée à tous les types de distribution et qui s’étaient répétées sur tout le territoire national pendant trois ans pour infliger à Bandaï une sanction pécuniaire de 30 000 000 F. Il a par ailleurs ordonné la publication de cette décision dans les revues Joy Pad et Console +, ainsi que dans les quotidiens Le Monde et le Figaro.
Depuis, plusieurs actions engagées soit devant le Conseil de la concurrence, soit devant des juridictions judiciaires semblent attester que ces méthodes contestables de distribution des jeux vidéo
ne sont malheureusement pas marginales 8.
sifs a été portée à un stade de protection territoriale absolue à travers l’élimination de toute concurrence à
laquelle les distributeurs de produits auraient pu être confrontés.
8 Ainsi, avant que sa décision soit annulée en raison de l’irrégularité des conditions de visites et saisies opérées au siège de la société Séga France, le Conseil de la concurrence avait condamné la société Séga France à
2 000 000 F pour avoir mené une politique tout à fait similaire à celle pratiquée Bandaï. Le 15 juin 2000, le
Conseil de la concurrence a également estimé que, même si les conditions de son intervention à titre conservatoire n’étaient pas réunies, il n’était pas exclu que les pratiques alléguées à l’encontre de la société Sony,
et consistant notamment en des refus de vente, des ruptures de relations commerciales ou des conditions
7
Surtout, les nombreuses ruptures de stocks qui accompagnent la sortie de nouveaux produits,
qu’elles relèvent ou non d’une pénurie organisée, peuvent contribuer à alimenter des pratiques
douteuses. Elles conduisent par exemple à l’instauration d’un système de réservation préalable à
la commercialisation susceptible de déboucher sur la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles ou discriminatoires, visant à limiter la concurrence intra-marque ou à exclure du réseau de
distribution certains concurrents. La revente de ces pré-réservations sur des sites d’enchères électroniques à des fins lucratives peut-elle même entraîner des manœuvres de désorganisation du
marché constitutives de concurrence déloyale (rappelons que courrant octobre on recensait sur le
site ebay plus de 20 pages d’offres de ventes de tickets de pré-réservation de Playstation 3 la sortie de la console étant attendue aujourd’hui sur le marché américain). Par ailleurs, dans un secteur mobilisant des milliers de fans inquiets de subir une pénurie (ou désireux d’en tirer profit), le
non-respect de la date officielle de mise en circulation des jeux ou des consoles peut également caractériser un trouble manifestement illicite permettant de saisir le juge des référés. C’est ainsi
que le 17 octobre dernier, la société Konami, éditeur et distributeur du jeu Pro Evolution Soccer 6,
une référence du jeu vidéo en matière de simulation de football, a obtenu du Tribunal de commerce de Paris une décision tout à fait intéressante. Cette décision interdit l’accès aux offres diffusées sur le site Price Minister mettant en vente, un mois avant la date de sortie officielle, la
nouvelle version de ce jeu. L’affaire est d’autant plus exemplaire que les prix proposés dans les offres en cause semblent être jusqu’à 20 % inférieurs au prix de vente de l’éditeur… ce qui évidemment caractérise un cas de revente à perte, ie une preuve de concurrence condamnée par l’art
L 442-2 du C com. La décision est également particulièrement intéressante dans la mesure où elle
fait obligation au site de transmettre les coordonnées des vendeurs indélicats. Elle pourrait donner matière à réflexion aux prétendus « amateurs éclairés » qui organisent sur un soi-disant marché « de l’occasion » la revente de consoles de jeux quelques jours après leur sortie officielle, ces
achats en vue de la revente effectués par de non-commerçants pouvant également être condamnés
comme des pratiques de concurrence déloyale.
Finalement, les outils conceptuels permettant de réguler les marchés du jeu vidéo sont donc
extrêmement variés : règles sanctionnant la concurrence déloyale, les pratiques anti-concurrentielles, les pratiques restrictives de concurrence, règles régissant les concentrations… Et la
liste n’est pas close. Car nous aurions pu évoquer également les règles sur les aides d’état qui intéressent directement la question du soutien au jeu vidéo. Nous aurions aussi pu évoquer les règles sur la libre circulation des biens et des services, ayant donné lieu le 26 octobre dernier à une
condamnation par la CJCE de la Grèce qui, dans le cadre de sa lutte contre les jeux d’argent illégaux avait malencontreusement voté une loi qui interdisait sur son territoire l’utilisation de toutes formes de jeux électroniques… Nous aurions pu évoquer ces règles qui soulèvent le problème
du monopole de la Française des jeux qui suscite en ce moment la curiosité de la Commission européenne 9...
Non seulement les règles de droit de la concurrence susceptibles de s’appliquer au secteur des
jeux vidéo sont nombreuses, mais les autorités susceptibles d’intervenir sur ce marché du jeu vidéo sont également très variées, au risque de brouiller les cartes : Commission européenne,
Conseil de la concurrence, autorités judiciaires, ministre de l’Économie, autorités sectorielles... Ici
encore la complexité de notre système juridique ne semble pas garante de sa cohérence.
Au-delà de ce foisonnement, que retenir ? Dans un secteur où des pratiques douteuses ont été
favorisées par l’existence d’une très forte intégration verticale, les autorités de la concurrence ont
manifestement eu à cœur de n’intervenir que lorsque l’entrave à la concurrence était avérée ou
fortement probable. Lorsque l’atteinte était avérée, elles ont infligé des sanctions pécuniaires importantes, mais qui ne représentent finalement qu’une goutte d’eau dans un océan de profits,
alors que ces condamnations étaient censées sanctionner des comportements qualifiés de très
douteuses d’obtention des ristournes de fin d’année soient susceptibles de constituer des pratiques prohibées.
La même décision soulevait la question de l’organisation par Sony France d’une pénurie sur le marché des
consoles en vue de maintenir artificiellement un prix élevé.
9 La Commission européenne a envoyé le 12 octobre 2006 une demande d’information à la France concernant
les dispositions de sa législation nationale restreignant la fourniture de certains services de jeux d’argent. La
CJCE avait estimé dans un arrêt « Gambelli » du 6 novembre 2003 qu’une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions pénales, l’exercice d’activités portant sur des paris sportifs en l’absence
d’autorisation délivrée par l’Etat constitue une restriction à la liberté d’établissement et à la libre prestation
de services.
8
graves et persistants. Lorsque l’atteinte à la concurrence lui est apparue fortement probable, la
Commission européenne a choisi de se tourner vers la négociation de mesures correctrices, finalement peut-être plus efficaces pour le rétablissement de la concurrence. Aujourd’hui, le droit de
la concurrence, en profonde mutation, pourrait encore ouvrir des perspectives nouvelles aux acteurs du marché du jeu vidéo. Il permet par exemple de proposer des engagements de nature à
mettre un terme à des pratiques anticoncurrentielles avant la notification de griefs. Il permet de
bénéficier de mesures de clémence en dénonçant l’existence d’un cartel. Alors que le marché du
jeu vidéo est lui-même en perpétuelle évolution, les perspectives de croisement entre les règles du
droit de la concurrence et les règles du marché des jeux vidéo sont donc encore riches de développements inattendus. La partie n’est pas finie…
9
Éléments de bibliographie
1) Enquêtes, études et rapports officiels
La création de jeux vidéo en France en 2001, Enquête réalisée par Alain Le Diberder et
Frédéric Le Diberder (CLVE) à la demande du CSPLA,
www.industrie.gouv.fr/rapportjeuvideo.pdf.
Propositions pour développer l’industrie du jeu vidéo en France, Rapport Fries, juin 2004.
Rapport à l’attention de M.Francis Mer, Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie,
et de Mme. Nicole Fontaine, Ministre déléguée à l’industrie,
www.industrie.gouv.fr/pdf/rapportjeuvidéo.pdf
Aspects juridiques des œuvres multimédia, CSPLA, octobre 2003 (CERDI – Mme Judith
Andres et M. Pierre Sirinelli),
http://www.culture.gouv.fr/culture/cspla/aspoectsjuridiquesdesoeuvresmultimedia.pdf.
Commission sur les aspects juridiques des œuvres multimédias, Le régime juridique des
œuvres multimédia : Droits des auteurs et sécurité juridique des investisseurs, CSPLA, mai
2005 (Présidents de la commission : Mme Valérie-Laure Bénabou et M. Jean Martin),
www.culture.gouv.fr/culture/cspla/avis2005-1.pdf
2) Décisions de la Commission européenne
La Commission approuve les nouveaux accords de licence de Nintendo, le 27 juillet 1997,
IP/97/676.
La Commission approuve les nouveaux accords de licence Sega, le 14 août 1997, IP/97/757.
La Commission donne le feu vert aux accords de licence de Sony concernant les jeux vidéo,
le 8 décembre 1998, IP/98/1069.
La Commission ouvre une procédure d’enquête contre les pratiques de distribution de Nintendo, le 28 avril 2000, IP/00/419.
La Commission inflige une amende à Nintendo et à sept de ses distributeurs pour s’être
entendus en vue d’empêcher la commercialisation de produits à faible prix, le 30 octobre 2002,
IP/02/1584.
Décision de la Commission du 30 octobre 2002, COMP/35.587 PO Video Games,
COMP/35.706 PO Nintendo Distribution et COMP/36.321 Omega-Nintendo), JOUE du 8 octobre 2003.
La Commission prend une décision négative à l’égard de Topps pour avoir empêché les importations d’autocollants et cartes Pokémon des pays à bas prix vers ceux où ils sont élevés, le
26 mai 2004, IP/04/682.
3) Décisions du Conseil de la concurrence
Décision n° 93-D-56 du Conseil de la concurrence en date du 7 décembre 1993 relative à la
situation de la concurrence dans le secteur des consoles et des logiciels de jeux vidéo électroniques, BOCCRF, 9 février 1994, p. 63.
Décision n° 95-D-62 du Conseil de la concurrence en date du 26 septembre 1995 relative à
la situation de la concurrence dans le secteur des consoles et des logiciels de jeux vidéo électroniques, BOCCRF, 15 décembre 1995, p. 472.
Décision n° 2000-MC-09 du Conseil de la concurrence en date du 15 juin 2000 relative à
une demande de mesures conservatoires présentée par la société JPF Entertainment,
BOCCRF du 25 juillet 2000.
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4) Décisions des autorités judiciaires
CA Versailles, 12e ch., sect. 2, 15 janv. 2004, SA JPF Entertainment c/ SARL Eidos Interactive France,.
TC Paris, Réf., 17 oct. 2006, Société Konami Digital Entertainment Paris Branch c/ SA Babelstore.
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