Secrets d`une vieille demeure

Transcription

Secrets d`une vieille demeure
Une histoire introductive
Un écrivain, craignant le monde, s’était enfermé
dans une vieille demeure grise. Il avait fui pour créer
des contes parmi les ombres ; des gorgées de magie en
prose, capables de le transporter un instant jusqu’à la
félicité et de provoquer la renaissance des gens. Il n’y
était jamais parvenu. Peut-être était-il trop vide et seul,
toujours assis à son ancienne écritoire. Il n’avait
jamais été heureux si ce n’est en songe ; il lui était
impossible, après avoir passé tant de temps sans même
connaître ses propres voisins, ni ouvrir la fenêtre de
s’étonner d’être encore en vie, de la brise qui, dehors,
répandait les parfums de la pluie et des floraisons, ainsi
que du ciel qui brandissait sa bannière bleue en
bataillant contre les amas de nuages noirs. Il avait
oublié les étoiles, auxquelles il avait confié ses fantaisies d’enfant et la couleur de l’après-midi, ce moment
unique que beaucoup de poètes se sont efforcés d’immortaliser. Par contre, il prolongeait son enfermement
dans la demeure, vieillissant à chaque gorgée de tristesse. Au plus profond de son cœur, il comprenait qu’il
ne faisait pas partie de ce monde environnant et criard ;
il était un petit scarabée enseveli à l’intérieur de sa
fleur.
Ses occupations quotidiennes se résumaient à passer des heures et des heures face à une grande écritoire, dans l’obscurité complète, à caresser plusieurs
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paquets de feuilles déjà parcheminées, comme un
aveugle évitant la lumière. Il avait une peur terrible des
hommes. Que leur aurait-il dit s’ils en étaient venus à
lui demander le motif de sa vie solitaire : « Que me
voulez-vous ? Je suis un écrivain frustré, je n’ai pas
besoin de votre compagnie. Je rencontrerai mon illusion TOUT SEUL. Laissez-moi en paix. » Pendant ce
temps, il avait acquis, de tant d’enfermement une
apparence de taupe, qui espionnait les créatures à deux
pattes depuis son terrier, sans que ces dernières s’en
rendent compte.
Il aimait les contes plus que tout, et ne pouvait en
écrire un seul. C’était une torture imméritée, surtout
pour son crâne : il était sur le point de devenir chauve
à force de tirer sur ses cheveux et de se creuser la tête.
Il lui prit même la fantaisie de devenir un peu superstitieux et il alluma des bougies un peu partout, et traça
un cercle autour de sa chaise, avec le désir d’éloigner
les mauvais esprits, qu’il supposait coupables de sa
maladie. Et à l’heure des sorcières, lassé d’avaler des
potions de mente, il invoquait pour son salut les fées,
les elfes, les bons esprits et les autres créatures des
bois enchantés. N’avait-il pas, après tout, une incapacité à songer ? Son arbre généalogique n’indiquait pas
le moindre cas de ce genre dans une longue tradition
d’hommes de lettres. Il se sentait pire qu’une femme
sans enfants ou qu’un arbre stérile. Un écrivain incapable de créer ne devait pas se considérer comme tel ;
il n’aurait même pas dû exister parce que chaque personne a une raison d’être, et quant à lui qu’allait-il
expliquer s’il n’en avait aucune. Un seul désir l’agitait : il voulait inventer sa propre histoire, quelque
chose qui fût une partie de lui-même, une espèce de
maternité. Plusieurs fois au cours de la nuit l’assaillait
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le même cauchemar, qui semblait lui prédire l’avenir
comme une gitane. Une fleur cassait les coquilles de
sa graine, s’inclinait à la recherche de lumière, essayait
de déplier ses pétales, de voler vers le soleil, et restait
retenue dans son bouton sans pouvoir fleurir, jusqu’à
ce qu’elle se fane et que ses pétales tombent, rappelant ainsi les sabliers qui tôt ou tard finissent par déposer les derniers grains de sable dans le fond.
Il n’avait pas encore tout à fait perdu sa force de
volonté, bien qu’il fût plus désespéré qu’un papillon
dans les griffes d’un collectionneur. Il se répétait d’une
petite voix faible que jamais il ne renoncerait à son
désir d’écrire, car livrer ses rêves, c’était comme donner la vie puis retomber en morceaux. Cependant, cette
manière de se donner du courage avait pour lui des
accents de promesse irréalisable.
La nuit, l’attente le transformait en fantôme insomniaque, les yeux exorbités par les excès d’infusions
qu’il faisait afin d’être prêt à recevoir l’inspiration, si
celle-ci l’assaillait au réveil. Il tuait alors le temps,
couché sur l’écritoire, comptant des moutons ou des
étoiles, et quand ces dernières se terminaient, il commençait à épeler des mots, à réciter l’alphabet, à
dénombrer les doigts et les fois où le coq chantait
avant le lever du jour. Les bruits nocturnes en arrivèrent à devenir ses mélopées accompagnatrices, et une
bougie allumée dans quelque coin de la maison semblait être un oracle. Les heures se transformaient en
monstres et riaient aux éclats de leur inutilité.
À ses côtés somnolait un papier blanc nommé Sissi
que, depuis 20 ans, il rêvait de finir d’écrire un jour,
instant merveilleux et toujours plus lointain où il passerait à la postérité. Si l’écrivain se dépêchait un peu,
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ne serait-ce qu’un peu, et s’il oubliait ses tourments,
peut-être rattraperait-il le temps perdu. Il lui manquait
de la patience pour le contempler, vaincu et impuissant, pour se livrer à la solitude sans résistance et gribouiller des rames de papier dans les larmes. Il pleurait
et lui demandait de ne pas se résigner. S’il abandonnait, il était un lâche. Et l’écrivain était terrorisé par
l’oubli. Après avoir médité un moment, il prenait une
feuille et la griffonnait sans envie. Mais quand ses
yeux commençaient à briller, son visage s’éclairait, un
sourire naissait sur son visage et sa main retrouvait un
élan de poulain. Il la déchirait alors, et il redevenait
une espèce d’ « et cetera » sur sa table. Sissi maintenait l’espoir parce que, dans l’ordre des priorités, c’est
la dernière chose qu’on abandonne, bien que les proverbes exagèrent un peu et ne se placent pas, la plupart du temps, sur le terrain des faits. Il s’efforçait
plutôt de ne pas s’adjoindre au cercle des lamentations
et de ne pas finir en pleureuse littéraire.
Les araignées reposaient sur les murs du couloir,
les étagères et à l’intérieur de quelques livres. Les
poutres étaient des colonies de termites trapus et bien
nourris. Par chance, le plâtre n’était pas leur aliment
favori, et les murs étaient intacts, couverts de forêts de
mousse, sans compter les gouttières qui naissaient de
toutes parts et qui gonflaient la chaux. Dans toute la
demeure, il n’y avait pas un portrait de famille, ce pour
quoi on soupçonnait l’écrivain d’être, lui aussi, né tout
seul. Caché derrière le fauteuil, gisait le portrait à
l’huile d’un enfant : quelque chose dans son regard
évoquait l’écrivain.
Quand il tenait sa tasse de thé, unique boisson tolérée, les doigts de l’homme tremblaient à cause d’une
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rouille millénaire. À son âge, il avait du mal à nouer
les lacets de ses souliers. Évidemment, de quelqu’un
qui ne fait pas d’exercices, qui se meut à peine, qui a
épuisé sa foi en les miracles tout en priant pour obtenir la divine inspiration, qui refuse de prendre l’air et
de jouir de la tiédeur du soleil, on ne peut guère
attendre autre chose. Il est déjà beau que ne lui aient
pas poussé des racines et un champignon comme chapeau.
Certains matins, Sissi se levait du mauvais pied
(gauche ou droit, n’importe lequel la mettait de mauvaise humeur) et elle commençait à crier qu’un jour il
mourrait dans les ordures, et le conte, lui, ne daignait
toujours pas apparaître de quelque côté que ce fût. Il
serrait Sissi contre la machine à écrire et ils pleuraient
de concert. « Pauvre Bernarda, la machine à écrire »
soupirait Sissi qui lui jetait un coup d’œil : il lui manquait quatre lettres, et les autres, elle se les remémorait entravées. « Il faut prendre patience, et tu verras
qu’aujourd’hui ou demain, il va lui prendre fantaisie
de te réparer et le miracle va se produire » et elle se
consolait toute seule : « Si nous l’avons eue pendant
vingt ans, quelques années de plus ne signifient pas
qu’elle soit finie… ».
L’écrivain continuait à garder les mains sur ses
tempes, les pressant jusqu’à les transformer en foulard
de pleureuse. La pièce lui servait de terrain de basket
où s’éparpillaient des balles de papier. Dix paniers en
deux minutes, cent points en une heure, peu importait
que les balles tombent à ses pieds formant un tapis de
contes mutilés. Était-il possible qu’il n’eût rien à dire ?
Les balles étaient balayées par le balai de Sissi et
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étaient brûlées dans la cour ou étaient offertes aux
sociétés écologiques pour être recyclées.
— Pourquoi donc ne voudraient-ils pas aussi recycler cette demeure ? À mon avis elle gêne l’environnement. Elle et ses habitants sont une poignée de
ruines disait Sissi par plaisanterie. Que ne donneraisje pas pour déménager et abandonner cet enfermement !
Calliope descendait de sa toile d’araignée à midi
et déjeunait de fruits et de légumes pour rester mince,
parce qu’elle désirait être une étoile. Elle avait pensé
que l’endroit le plus adéquat était une grande demeure
du siècle passé qui, jointe à l’un de ces phénomènes
appelés « ÉCRIVAINS », était sa chance. Cela faisait
moins de deux ans que l’araignée était là, et elle désirait déjà être immortalisée dans un best-seller, ou
encore qu’on lui rendît l’argent investi en meubles et
en vêtements pour se créer une image devant les caméras. Elle assurait que sa réputation tomberait si on
découvrait que cet écrivain n’avait qu’un seul conte
déjà écrit. En outre, elle s’était proposée d’être un personnage célèbre avant ses quinze ans, pour faire une
surprise à sa mère, l’emmener à Paris en première
classe et s’acheter une Rolls Royce.
L’après-midi où eut lieu le miracle, Calliope était
en train de faire ses paquets, et se disposait à abandonner la vie villageoise. Ce qu’elle aimait c’était les
grandes villes, avec plus de lumières qu’un ciel à
minuit, et un appartement dans l’avenue principale.
Sissi et Bernarda paraissaient plongées dans un
livre de noms sur le point de se transformer en délices
des éboueurs.
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