Mozart était-il scolarisable

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Mozart était-il scolarisable
Mozart était-il scolarisable ?
Jeudi 8 octobre 2009
Hôtel du Parc, Martigny – Journée OES
Conférence de Jean-François Lovey
Quand on regroupe tous les élèves dans une même classe, ne pénalise-t-on pas les
meilleurs ?
Mesdames, Messieurs, chers participants à cette journée de réflexion, chers
organisateurs, cette question du « mettre ensemble » ou « séparer » est récurrente dans
l’histoire de la pédagogie et des structures scolaires. C’est surtout un thème qui a marqué
les débats politiques et pédagogiques ces dernières années. Ceux qui se trouvent dans
cette salle et qui ont participé de près ou de loin aux réflexions, discussions et débats
récents sur les structures du nouveau cycle d’orientation auront été comme moi frappés
par cette thématique. Convient-il de mettre les élèves ensemble ? Sous la forme, par
exemple, d’un tronc commun généralisé sur les trois années de cycle d’orientation, selon
certains modèles scandinaves ? Ou faut-il, autre extrême, les séparer complètement parce
que dès la fin de l’école primaire, nous savons déjà qui a des aptitudes avérées pour les
études et qui en a peut-être pour telle forme d’apprentissage, et les placer dans des
sections ou des filières séparées. Le débat a été politiquement tranché sans drame. Par
contre, il a resurgi sous une forme plus subtile au Grand Conseil sous la forme dérivée du
« Qu’est-ce qu’enseigner à niveau ? » À l’intérieur d’un niveau, faut-il des groupes
homogènes ou hétérogènes ? Est-ce que lorsqu’on regroupe ces élèves-là, on ne va pas
retarder, dans sa progression, l’élève qui a toutes les facilités ?
Mesdames, Messieurs, voilà la toile de fond, la question que je me suis posée aujourd’hui
pour vous. Comment déchiffrer l’histoire de l’éducation de ces quelques décennies, voire de
ces deux siècles et demi à travers elle. Je vais remonter historiquement assez haut à
travers ce thème du « tous » et du « chacun ». Essayer d’imaginer l’école et la formation
comme un énorme banquet auquel tous seraient invités, personne n’étant mis à l’écart de la
table, mais où chacun aurait le droit de choisir le menu qui lui est propre jusque dans le
détail. C’est le simple, constant défi qui est lancé à l’école publique : tout le monde appelé à
table et chacun avec son menu. Comment faire en sorte de répondre à ce défi, faire que
l’école ait comme mission de viser le bonheur de tous et celui de chacun individuellement.
Puis, il a y les questions régulières et que vous connaissez mieux que moi. Faut-il ériger des
classes séparées, appelées classes d’accueil pour les enfants qui viennent de l’étranger en
cours d’année ? Certains cantons suisses ont choisi ce modèle : pendant quelque temps, on
les isole, on les formate et on leur apprend de manière intensive les premiers éléments de
la langue du lieu, puis après, on les insère dans des classes ordinaires. Faut-il des classes
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séparées pour les artistes, les sportifs, les enfants à haut potentiel, les enfants
hyperactifs ? Faut-il séparer les élèves qui n’ont pas tous, après une brève évaluation, les
mêmes chances ou les mêmes compétences ? Faut-il au nom de l’éthique intégrer un enfant
trisomique et au nom de l’efficacité séparer un enfant footballeur ? Drôles de questions.
Mais ce sont ces questions de nature politique à fondement philosophique que je vais
essayer d’évoquer devant vous ce matin. On m’a dit : on aimerait faire appel au philosophe,
accessoirement esthète qui sommeille en toi. Suis-je d’accord de cheminer, de dessiner une
toile de fond où l’on prend un peu de recul quant à ces questions du « tous » ou du
« chacun ». Le thème de l’intégration, c’est ça finalement.
Je vous propose un recul historique et vous invite à un parcours qui peut clarifier la
thématique à traiter, pour vous et nous au quotidien.
Remontons en 1762. Léopold Mozart et sa femme ont eu sept enfants. Cinq sont morts peu
après la naissance et il y en a deux qui survivent. C’était fréquent à cette époque. La
première qui survit, Nannerl, était la sœur aînée de Wolfgang. Et le dernier de la famille,
un peu chétif, va naître en 1756 ; on le baptise Wolfgang Chrysostomus Théophile.
Intéressant, Théophile : qui aime Dieu. Et une quinzaine d’années plus tard, Mozart est en
Italie et il signe pour la première fois une lettre au nom d’Amadeus. Amadeus, c’est la
même signification symbolique, mais il trouve que c’est plus beau en italien. Pour nous il sera
définitivement Wolfgang Amadeus.
En 1762, Wolfgang a six ans. Son père, Léopold, qui est son mentor, qui est son formateur,
décide de lui faire quitter Salzbourg. Il pense que son fils et sa grande sœur, qui a
quelques années de plus, sont mûrs pour ce premier voyage et il les amène à Vienne. Là,
pendant trois semaines, on les exhibe, un peu comme des animaux de foire, avec un côté
prouesses et prestations; on les invite dans les cours princières, dans les salons de
l’aristocratie. Et ils épatent. Ils épatent tellement que, à leur retour, après trois semaines
de séjour à Vienne, la famille Mozart revient à Salzbourg, où elle est domiciliée, et
Wolfgang écrit sa première partition musicale répertoriée, reconnue comme telle
aujourd’hui. Il a 6 ans. C’est un menuet pour pianoforte. Pourquoi je cite cela ? Parce que
Mozart a 6 ans et il ne sait pas lire, il ne sait pas compter et il compose avec l’aide de son
père, sa première partition. Wolfgang Amadeus n’ira jamais à l’école, jamais. L’année
suivante, il a sept ans, son père le considère comme plus que prometteur : il maîtrise
remarquablement le piano, le clavecin, il s’est mis à l’orgue et il joue déjà bien du violon. Son
père l’emmène en voyage, avec sa sœur et sa maman. Ils partent pour ce qui est aujourd’hui
l’Allemagne, les Pays-Bas, Londres, Paris et de retour à Londres. Ça va durer trois ans. De
sept ans à dix ans et demi, Mozart voyage. Il passe d’une cour à l’autre, joue, épate, et
commence à composer des pièces remarquables et inaugure sa correspondance. Mozart
n’ira jamais à l’école mais on a aujourd’hui une correspondance assez abondante de sa part,
à d’autres musiciens, à des gens du monde princier, à ses parents. En réalité, les lettres de
Mozart sont rédigées d’abord en allemand, elles le seront après en français et elles le
seront quelques fois également en italien. Pour quelqu’un qui n’est jamais allé à l’école : quel
bilan !
1762, pourquoi cette date-là ? Parce que c’est l’année de la parution, à Paris, de l’« Emile »
de Rousseau. Mozart a six ans. Rousseau est plutôt vers la fin de sa vie. C’est la première
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fois que paraît en occident chrétien un ouvrage, un essai entièrement consacré à la
thématique de l’enfance. Vous verrez un peu plus tard ce que cela a eu comme influence de
mon point de vue.
Je me permets juste un petit écart temporel, treize ans plus tard, en 1755. Bien avant la
révolution française. Un ministre de Louis XVI, Turgot, lui adresse ce qu’on appelle un
mémoire ou un mémorandum dans lequel il propose l’extension généralisée de l’éducation, ce
qu’on peut appeler, l’éducation générale. Dans son mémoire, deux mots retiennent
l’attention ; le mot « émanciper », c'est-à-dire séparer, et le mot « encadrer », c'est-àdire regrouper. Voilà en 1755, dans ce texte d’un ministre de Louis XVI, déjà la toile de
fond de la question que je pose aujourd’hui : Faut-il séparer les élèves pour leur bien ou
faut-il les garder ensemble ?
Mesdames, Messieurs, je vais essayer, pendant le temps qui m’a été imparti pour rester
dans la thématique « clin d’œil musical », à travers six petits énoncés que j’ai appelés six
petites fugues, de vous donner six éclairages de ce qui, à mon avis, jalonne les questions
idéologiques qui ont cours dans le questionnement éducatif depuis le siècle des Lumières
jusqu’à aujourd’hui. Six petits lampes que je veux allumer pour vous. Non pas pour savoir
vraiment si Mozart était scolarisable mais pour essayer de comprendre qui nous sommes,
par où nous avons passé et où nous sommes susceptibles d’aller, en matière d’organisation
scolaire et de structure éducative, en Valais ou ailleurs.
Premier thème, c’est celui que l’historien de l’éducation Daniel Hameline appelle la
rhapsodie du progrès. Que signifie le mot progrès ou plus exactement la foi dans le
progrès ? C’est posséder en soi la conviction que ce qui vient après est nécessairement
meilleur que ce qui est avant, par le seul fait de venir après. C’est être habité d’une
conception de l’histoire qui est ascensionnelle. L’histoire monte. On ne peut être que
meilleur demain par rapport à aujourd’hui. Pourquoi cette conviction ? Probablement parce
que grâce au développement des techniques et des sciences, on a pensé à un moment donné
qu’on allait libérer l’homme d’une forme de servitude dégageant pour lui du temps. A
investir ailleurs que dans l’écrasant travail.
Je vous parlais tout à l’heure de 1762 – 1775. Quelques années plus tard, avant la
révolution française, un illustre personnage, d’origine écossaise, Watt, a inventé la machine
à vapeur. Il y a des textes qui ont paru à cette époque, très étonnants, qui soulignent que si
cette machine va connaître le développement souhaité, l’homme et la femme auront
beaucoup plus de temps pour vivre en plénitude. Moins il faudra consacrer de temps au
travail, plus on va pouvoir en générer pour les loisirs, pour la culture, pour la famille. Voilà
sommairement évoquée cette idée qui est née au siècle des Lumières, l’idée du progrès.
Il y a deux courants dominants au XIXe siècle qui vont essayer d’en raisonner et d’en
conceptualiser les conséquences. Très brièvement je les mentionne. Le premier est ce qu’on
appelle l’évolutionnisme. Tout ce qui découle des observations et de la philosophie de
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Darwin. Cette idée forte que les espèces sélectionnent par elles-mêmes, à l’intérieur
d’elles-mêmes, ce qui est meilleur et font disparaître ce qui est insuffisant, ce qui est
faible ou ce qui devient inutile. Le principe de sélection naturelle. Si l’on y adhère, on peut
croire comme à une foi dans le caractère illimité de ce mouvement-là, on va se dire que
viendra le jour où tout ce qui est mauvais, où tout ce qui est malsain, aura disparu. Aspirer
à cette terre nouvelle qu’on attend et que l’on appelle de nos vœux. Et où il n’y aura plus que
l’excellence qui règnera.
Un philosophe jésuite du XXe siècle, Teilhard de Chardin, a poussé très loin ce
questionnement et s’est dit que si à travers les premiers hominidés jusqu’à l’homme du
XIXe ou XXe siècle, on a constaté que la masse de la boîte crânienne augmentait, on
pourrait imaginer qu’un jour, dans des millénaires, l’homme ne serait plus qu’un immense
cerveau totalement orienté vers le beau, le juste et le vrai. J’ai quelques raisons de mettre
quelques bémols à cet optimisme-là aujourd’hui. Mais il y a tout un courant de pensée depuis
le XIXe siècle, illuminé par le progrès de nature biologique, qui s’en nourrit encore comme
d’une foi en un demain meilleur.
En parallèle, autre philosophe du même siècle, Karl Marx, prétendait que la nature en soi ne
dit rien, qu’il faut corriger par la décision politique. Il observe que les forces de production
des biens et des produits ne sont pas les forces à qui profitent ces biens, ou du moins pas
prioritairement. Il y a une désappropriation du produit par une unité sociale qui s’appelle le
patronat au détriment du prolétariat. D’où l’idée qu’il faut renverser cela en créant des
mouvements de type révolutionnaire qui permettront un jour -et c’est ça le deuxième
progrès- à la grande masse des citoyens, d’être les premiers bénéficiaires des fruits de la
récolte.
Je ne suis pas ici pour faire cours sur le marxisme ou sur l’évolutionnisme. Mais, simplement
pour évoquer ces deux éléments-là, au XIXe, dont nous sommes encore aujourd’hui
profondément imprégnés, à travers cette notion de progrès. Combien de fois n’entend-on
pas dire de la part de journalistes, de la part de citoyens ou d’hommes politiques : « Il faut
aller dans le sens du progrès » avec un incontournable fatalisme ? Comme si le progrès de
par lui-même avait un sens. Il n’a que celui qu’on lui donne ou qu’on veut lui donner. Première
thématique donc, cette espèce d’illusion que ce qui vient demain est meilleur. Ça a généré
dans le monde qui est le nôtre, une conviction heureusement bénéfique selon laquelle le
savoir vaut mieux que l’ignorance et qu’une société qui éduque et qui instruit ses enfants
est meilleure qu’une société qui les laisse dans l’ignorance ou la médiocrité.
Deuxième jalon, deuxième lumière, le thème de l’enfance. L’espace de Jean-Jacques
Rousseau. L’enfance perçue comme étant le vrai révélateur de la nature humaine.
Mesdames, Messieurs, à peu près, -pardonnez la caricature-, jusqu’à Jean-Jacques
Rousseau, l’enfant est considéré comme quantité négligeable. On ne trouve pas de texte en
littérature où l’enfant ait un quelconque rôle jusqu'à ce moment-là. Et on n’en trouvera
quasiment pas jusqu’au XIXe siècle dans le monde du théâtre ou du roman. Si vous lisez
« L’Histoire de la mort à travers les siècles » de Philippe Ariès, du Moyen Âge à
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aujourd’hui, vous vous apercevez à quel point dans la famille médiévale, l’enfant est un bien
qui compte ni plus ni moins que le bien matériel ou les terres à cultiver. C’est terrible à lire,
dans les constats de décès qui sont fait à cette époque : quand un enfant meurt, et il en
mourrait beaucoup dès la naissance, on en fait un autre. C’est le rythme de la vie et il n’y a
pas de quoi s’apitoyer là-dessus. On ne plaçait pas des espérances folles, démesurées sur
l’enfant.
Rousseau consacre un essai gigantesque, profond et discutable, à l’enfance depuis les
premiers balbutiements jusqu’à l’accession à l’âge adulte en lui donnant pour la première
fois, le statut à part entière d’un petit homme ou d’une petite femme. Jusqu’ à ce momentlà vous ne trouverez jamais la trace d’un enfant en littérature. Il y a en a un qui est
mentionné dans une pièce de Racine, Athalie. L’enfant s’appelle Eliacin, il a trois répliques.
Il y a un enfant dans le Malade imaginaire de Molière, c’est l’enfant, la petite fille d’Argan,
le malade lui-même, il a trois ou quatre répliques, c’est un petit comparse. Les enfants ne
rayonnent pas en littérature.
Au XIXe siècle avec l’arrivée du romantisme, les enfants vont prendre une place de plus en
plus grande. Ce sont les enfants Oliver Twist, par exemple, ou David Copperfield pour la
littérature anglaise. C’est Cosette chez Victor Hugo. Pour la première fois, à peu près au
milieu du XIXe siècle, un auteur écrit des livres, on dirait aujourd’hui pour les enfants, ce
n’est pas encore l’appellation de l’époque : la Comtesse de Ségur.
La Comtesse de Ségur, c’est une histoire captivante. Ça parait un peu dérisoire de l’évoquer
dans un cadre comme ça, mais c’est la première fois qu’un personnage, célèbre,
d’importance, une comtesse Rostopchine d’origine russe, va écrire des histoires mettant en
scène des enfants, en souhaitant que ces histoires soient racontées par les adultes à leurs
propres descendants à des fins d’édification. Je n’ai pas besoin de dessiner la suite
commercialement heureuse de cette opération puisqu’on aura au XXe siècle et surtout ces
quinze ou vingt dernières années, une multiplication des jouets, des livres, des meubles, des
séries télévisées pour enfants… De cet enfant qu’on disait peut-être roi, il y encore quinze
ou vingt ans, on n’est pas loin de faire aujourd’hui, dans certains milieux, le tyran. Celui
autour duquel s’organise la journée, les projets et les espérances.
Une partie de ce culte vient de Rousseau. Je l’évoque afin de cerner les liens avec la
question initiale. Vous voyez bien que le premier point, qui était celui de cette espèce de
fuite vers l’avant sur la thématique du progrès, est maintenant incarné dans une deuxième
forme, celui du progrès inouï de dévotion à l’enfant.
Troisième thème : ce que j’ai appelé la foi en l’éducabilité, très importante dans la
réflexion que vous allez mener ces deux jours. C’est admettre, se convaincre, défendre
vers l’extérieur que tout être humain a une marge de progression, que tout être humain est
formable, pas formatable, comme une personne unique appelée à quitter sa chrysalide.
Cette conviction habite le XXe siècle et a pris une force croissante ces vingt dernières
années. Mais tout le monde n’en est pas convaincu aujourd’hui. Parmi les gens qui
prétendent qu’il faut séparer, il y en a qui pensent au fond d’eux-mêmes qu’il y a des êtres
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qui sont moins formables que d’autres et qu’il n’appartient pas à la société, mais à la famille
et à la charité, de s’occuper de ces enfants-là. Ce qui est évidemment hautement
contestable.
Au Département de l’éducation, de la culture et du sport, on est convaincu que tout être
humain, quels que soient les qualités, les défauts, les compétences ou les handicaps dont il
est porteur, tout être humain a droit à un certain nombre de stimulations, de type
intellectuel, de type spirituel, de type manuel, que tout être humain a un champ devant lui
qu’il peut cultiver. Les différences vont se jouer sur les rythmes, sur les moyens et sur les
étapes à franchir jusqu’aux objectifs à atteindre.
Cet aveu est relativement bien admis aujourd’hui en Valais. Mais ce n’est pas généralisé et
ça ne l’était pas, il y un certains nombre d’années. J’ai une sœur handicapée mentale. J’ai
connu l’époque où se manifestaient les premiers éléments de structures formatrices pour
ces enfants. Mais j’ai aussi connu cette époque, -et je le dis sans amertume ni reproches-,
où ces enfants restaient à domicile jusqu’à l’âge adulte parce qu’on ne pensait pas possible,
souhaitable de les amener à quelque forme que ce soit de savoir, de maîtrise, personnelle,
de maîtrise dans la relation sociale, dans les fonctions minimales du langage, de la parole,
de la mémoire, de la gestuelle, de la gestion du quotidien et du découpage du temps, etc.
Jusqu’au jour où on s’est dit que même à un trisomique, on peut apprendre à parler, à
écouter, à entrer en relation. Ce n’est pas si vieux.
Aujourd’hui, ces cheminements sont très fortement ancrés dans la politique de l’éducation.
La perfectibilité de tout être humain est une déclaration de reconnaissance et de défi que
la société doit à tous les êtres. Mettre en place des structures et des moyens pour
permettre de passer les frontières que la nature a posées. C’est un phénomène très
encourageant, sur lequel on bâtit aujourd’hui des projets très concrets. Quand Michel
Délitroz, Sonja Pillet et moi traitons des questions du genre « Est-ce que cet enfant doit
être placé en institution, parce que les parents hésitent, ou rester en classe avec telle
forme de soutien ? Est-ce que dans l’institution, quelque chose sera mis en place pour qu’il
ne soit pas simplement une figure passive qui vit comme un simple réceptacle de soin ? »,
nous refaisons ce parcours au quotidien de la conviction de perfectibilité. C’est une mission
de respect individuel des personnes. C’est une conviction intime que chaque être humain a
été créé comme une personne avec une identité différente des autres et que chaque être
humain a un bout de champ à faire germer. Chez certains, c’est plus complexe, c’est plus
difficile. Et peut-être plus passionnant de les y accompagner.
Cette foi en la perfectibilité repose philosophiquement sur des éléments assez différents
et assez étonnants. Il y a deux grands courants dans ce domaine en philosophie. Il y a celui
qu’on appelle de manière un peu schématique le déterminisme, et qui voudrait que toute
notre histoire, soit génétiquement inscrite quelque part et que nous ne sommes que des
acteurs de théâtre qu’on met sur scène appelés à déclamer un texte qu’un autre a écrit
pour nous. Il y a tout un courant philosophique qui dit que de toute façon, on naît comme ça,
on naît Mozart ou on naît Christian Constantin, point. Il n’y a rien à faire ! A partir de là, on
ne fait que dérouler l’écheveau d’une pelote qui a été formatée et préparée par la
providence, la dignité ou le hasard. Il y a tout un autre courant qui est très fort depuis la
deuxième partie du XIXe siècle et le XXe siècle autour d’une réflexion sur la liberté, dont
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les grandes figures sont des gens comme Nietzsche et Sartre, qui affirment que chaque
fois que je pose un acte, je deviens qui je suis. La fameuse formule pindarique « Deviens qui
tu es » est une invitation au choix de son destin.
Nous ne sommes pas prédestinés. Nous pouvons à chaque moment interrompre le flux des
existences. Nous pouvons le réorienter, nous réorienter. Sartre ira très loin : « l’important
n’est pas ce que l’on fait de moi, c’est ce que je fais de ce que l’on fait de moi ». Donc,
même dans une situation d’esclave, que je n’ai pas choisie, l’important est ce qui, dans la
tête, se pense sous la forme de l’acceptation ou du refus. Soljenitsyne dira du goulag : « Il
n’y a qu’une chose que mes geôliers n’ont jamais réussi à me prendre. Ils m’ont réduit à
l’état de loque, j’ai souffert de faim, du froid, de la maladie, je ne suis plus rien. Pas un seul
de mes actes n’est libre, sauf le souvenir et la pensée. Il y a en moi une flamme qu’aucun
geôlier au monde ne me prendra. ». C’est cette flamme que je pose comme troisième
lumière dans l’approche théorique de ce jour. C’est à nous, à vous, et surtout à chaque
enfant à l’école à essayer de trouver quelle est cette flamme. De l’allumer lui-même et d’en
faire sa lampe.
Je clos là le troisième chapitre. Quid du déterminisme ? C’est ce qui a généré une forme
assez classique d’enseignement, probablement celui que la plupart d’entre vous avez connu.
Celui où, à l’école, nous étions censés être exclusivement ceux qui ne savions pas face à
celui qui savait. La métaphore fondatrice était celle du vase. L’enseignant est un arrosoir
déversant son savoir pour que la plante germe. Ceux qui croient à une construction
progressive de soi-même, à travers une suite d’actes de liberté, sont plus nuancés et
pensent effectivement que l’éducateur n’est pas simplement le dispensateur d’un savoir. Il
est celui qui encadre. Il est celui qui aide la plante à germer, qui la met par moment à la
lumière, qui la retire lorsque qu’il y a trop de chaleur, qui décide quand il faut ajouter de
l’eau et qui à un moment donné se rend compte que la plante commence à avoir
suffisamment de vigueur pour croître seule.
Le quatrième point est assez classique, c’est l’éternelle opposition entre instruction et
éducation. On entend en effet très régulièrement : « On nous met sur les épaules à nous
enseignants un nombre considérable de missions additionnelles qui n’étaient pas
initialement prévues. Nous étions formés et engagés pour instruire et pour apprendre à
lire, écrire, à compter, etc. et puis on veut de nous, en plus, aujourd’hui, que nous nous
occupions d’à peu près tout ce que la famille fait, ne fait pas, ne fait plus. »
Alors faut-il réduire l’école à sa seule mission d’instruction et laisser à des tiers, en
l’occurrence d’abord à la famille, qui est prioritaire, voire à d’autres structures sociales, le
soin d’éduquer ? Pour rappel d’abord, la plupart d’entre vous le savent, mais j’aime assez le
rappeler, vous et nous sommes soumis pour le moment à la loi sur l’instruction publique de
1962. L’essentiel de ce gros travail quotidien est régi par cette loi sur l’instruction publique
de juillet 1962, à l’article trois : Mission de l’école : « l’école a pour mission de seconder la
famille dans sa tâche, -et je cite dans l’ordre-, d’éducation et d’instruction de la
jeunesse ». En 1962, le législateur disait que l’école devait seconder la famille mais dans la
double mission d’éducation et d’instruction. Ce qui paraissait très clair probablement aux
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législateurs de ces années-là l’est probablement moins aujourd’hui. Que signifie seconder la
famille, quand la famille au sens homogène qu’on connaissait dans ces années a
partiellement éclaté en autant de familles monoparentales, de familles recomposées, de
familles avec des cultures, des langues, des religions diverses, etc.
Et qu’est-ce aujourd’hui qu’éduquer ? Je crois que l’école manque à sa mission et à la chance
qui lui est offerte, même si cela lui est très difficile à assumer, manque à son devoir, si elle
revendique pour le futur de limiter sa tâche à la seule transmission du savoir. On ne peut
pas apprendre la mathématique, apprendre la langue maternelle, sans apprendre en même
temps à respecter l’autre. Pour moi, cela va de soi. La mathématique ou la langue maternelle
ne sont pas des arbres morts, ne sont pas des herbes sèches, ce sont des savoirs qui sont
nourris d’une histoire et qui s’incarnent à travers les personnes. Ce qui est intéressant dans
la langue maternelle c’est pouvoir se l’approprier et en faire un outil de communication puis
de culture. La communication, c’est aller vers l’autre et réduire la distance qui nous sépare
fondamentalement de l’autre.
Très régulièrement, au Département, dans les débats publics, on nous dit : « Mais vous
allez beaucoup trop loin à l’école. Pourquoi vous occupez-vous de ça ? L’école ne devrait que
transmettre, apprendre à écrire, lire, compter, etc. ». A quoi, je réponds généralement que
c’est vrai, que c’est une tâche fondamentale de l’école parce qu’elle met en scène des
savoirs professionnels. Tous les parents du monde ne savent pas apprendre à lire, à écrire,
à compter, apprendre l’histoire et la géographie à leurs enfants. Les enseignants sont là
pour ça. C’est leur métier d’apprendre correctement à lire et plus encore, à celui qui a de la
peine. C’est un métier, mais décontextualiser cet apprentissage de l’acte globalement
éducatif, c’est impensable. Je dis souvent aux parents qu’on ne peut pas apprendre à lire à
des enfants des classes enfantines sans qu’il ne se crée dans la classe un climat propice à
cela. Or ce climat passe par des attitudes de respect de l’autre, de vie en société. Quand
on demandait à Kant : « c’est quoi l’école ? », il disait : « c’est le lieu où l’on apprend à
rester assis ». L’image est un peu réductrice. Mais ça veut dire qu’à cette époque les
enfants, qui devaient être six ou huit par famille, n’apprenaient pas à la maison,
n’apprenaient pas dans la rue, n’apprenaient pas dans les champs à rester assis, à se taire, à
se mouvoir quand une autorité leur disait : « Vous pouvez bouger ». Au fond qu’est-ce que
l’école ? C’est la hiérarchie entre les égaux. Les enfants sont égaux, ils sont égaux en
droits. Ils ont droit à la même attention des adultes pour les faire cheminer vers le savoir.
Mais il y a une hiérarchie naturelle entre eux parce que tous ne sont pas également doués.
Et il y a une hiérarchie structurelle, qu’on le veuille ou non. Le maître est là, porteur
d’autorité qui doit être posée comme telle et il ne doit y avoir aucune confusion entre
l’élève et le maître, entre les parents et le maître. L’école est saine quand elle fixe
clairement les différents champs de responsabilités. Or on ne peut pas concevoir sans péril
le mélange des genres ; un parent fait ce qu’il veut à son domicile. Il n’a pas à être
éducateur en classe. L’enseignant n’a pas à se substituer, au-delà de ce que lui demande la
loi, au rôle parental. Il faut, c’est probablement une des missions assez difficiles dans
l’actualité de ces prochaines années, recadrer ce qu’est le sphère parentale, la sphère de
l’autorité scolaire, représentée par l’enseignant formé, professionnel, et la sphère des
enfants.
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Cinquième point : le développement de la démocratie égalitaire. Au XIXe siècle, après la
révolution française, à la sortie de l’époque de la terreur et des troubles permanents, on
veut mettre en place des systèmes politiques qui soient durables. Durant tout le XIXe et
au début du XXe, une majorité des pays du monde, hélas pas tous, ont passé par l’accession
au suffrage universel et le développement de la démocratie. C’est admettre que chaque
citoyen a la même part de participation à l’édification de la société dans laquelle il vit, et
qu’il a les mêmes droits d’en tirer profit. Mais comment voulez-vous en arriver à instaurer
le suffrage universel, chez les gens qui ne sauraient pas lire ? Ce n’est pas possible. Donc
l’éducation et l’école vont avoir comme mission sociale de former les citoyens. Non
seulement former des personnes, on l’a dit tout à l’heure, mais tout d’un coup, depuis le
milieu du XIXe, il faut former des citoyens. Dans les systèmes pyramidaux qui sont les
nôtres et qui veulent qu’on soit représenté à des échelons divers par des assemblées et ce
par délégation de compétences, il faut qu’on puisse être capable d’émettre un choix. Pour
émettre un choix, il faut être clairvoyant et lucide, il faut savoir. Faire un choix dans les
idéologies, dans les programmes politiques, c’est savoir lire, c’est savoir comprendre, c’est
savoir choisir, et c’est ensuite déléguer. Pour élire, il faut savoir lire.
La dernière petite fugue est celle que j’ai appelée la mise en place de la norme. Voilà un
phénomène fin XIXe et très marqué XXe siècle. À l’école, c’est fou à quel point, on a été
fasciné par ce voeu qu’on pourrait peut-être, un jour, introduire des normes mesurables. Et
si on arrivait à mesurer la capacité intellectuelle et la marge de progression d’un enfant
comme on le fait pour sa masse corporelle ? C’est le rêve de certains psychologues et
sociologues du XXe siècle.
Entendez ces parents qui disent : « Mon enfant n’arrive pas à suivre à l’école ». D’où vient
cette idée de « suivre à l’école » comme s’il y avait un char qui s’en va et un enfant qui lui
court derrière. Il y a ceux qui arrivent à suivre et il y a même peut-être quelques-uns bénis
des dieux qui peuvent monter dans le char. C’est face à ce constat que l’on met en place des
batteries permettant de mesurer. Parmi celles-ci, il en est une qui m’inspire un profond
scepticisme : la mesure du quotient intellectuel. C’est un outil dont on se sert abondamment
aujourd’hui, et pour lequel on n’annonce pas toujours la marge d’ombre ou de doute qu’il
mérite. J’ignore si c’est dû au climat ou au hasard, mais depuis quelques années, chez nous,
germent en masse les enfants à hauts potentiels. C’est un phénomène météorologique,
autant que sociologique.
Au-delà de l’ironie, vous voyez bien quelle est la fascination pédagogique qu’il y a làderrière. Ah ! Si on pouvait mesurer l’état de développement du cerveau, sa marge de
progression et si on pouvait formater les écoles, les structures à partir de ces constats
mesurés. Oh ce rêve de classifier sans orienter, de figer le jugement sans laisser le temps
de son évolution !
Cela semble aujourd’hui un phénomène préoccupant, pour ne pas dire inquiétant, parce qu’il
se conjugue avec un autre phénomène qui est celui de la phobie du « retard ». « Mon Dieu,
si mon enfant venait à être en retard. Que faire pour le remettre à flot ? ». Je n’ironise
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pas sur la situation des familles parce qu’elles ne sont pas complètement responsables. Il y
a une telle pression de la société en général, fascination pour la réussite, réussir bien, et
réussir vite. Ce mot « vite » est nouveau. Réussir est un vieux concept en éducation, mais
réussir vite, c’est ajouter une dimension de contrainte étouffante. On n’a jamais dit à un
futur architecte qu’il devait concevoir un pont solide et beau, et en plus le faire vite.
Aujourd’hui, on ajoute la notion de la fébrilité à la notion d’excellence.
Mesdames, Messieurs, ces six petites fugues :
- le progrès,
- l’enfance qui révèle la nature humaine jusqu’à la fascination, à la tyrannie,
- la foi profonde et fascinante en l’éducabilité,
- l’opposition heureuse quand elle est harmonieuse, désagréable lorsqu’elle est
conflictuelle, entre l’éducation et l’instruction,
- le développement important de la notion du citoyen, de l’éducation citoyenne pour le
développement de la démocratie universelle
- et, enfin, la mise en place jusqu’à l’extrême de la norme, intégrante ou excluante.
Voilà six petites lampes que je voulais allumer sur ce chemin qui va de la séparation à la
réunion, de l’éloignement à l’harmonie.
Il faut conclure maintenant. Quand on est fleuriste et que l’on cueille des fleurs un peu
partout, le grand défi est de savoir si on parvient à dresser une gerbe.
Aujourd’hui on peut mesurer l’état de santé d’une société de deux manières. Soit on la
mesure à travers le niveau d’excellence de ses élites. Ce sont les écoles de prestige, le
développement des écoles privées, les classements, ce sont les concours, c’est la France qui
publie les résultats de tous les collèges du pays, etc. Vivre dans une société saine relève du
nombre d’universitaires, de prix Nobel, du classement PISA. C’est une lecture possible. Il y
a des politiques qui construisent leur gloire sur ces châteaux d’apparat.
Il me parait plus intéressant de mesurer l’état d’une société, sa santé, au nombre de ceux
qu’elle n’exclut pas. Ainsi, au lieu d’évaluer par ce qui dépasse par le haut, on examine ce qui
n’échappe pas par le bas. Et c’est ainsi je pense que l’école valaisanne peut être déclarée
saine. On pourrait même le montrer, si on avait du temps, à travers les chiffres : ainsi dans
les résultats de PISA, qui sont plutôt flatteurs pour nous d’ailleurs, ce qu’on ne nous dit pas
assez, c’est que le canton du Valais est celui qui a le plus faible taux de ceux qu’il exclut,
c'est-à-dire de ceux qui n’arrivent à aucun diplôme, à aucune reconnaissance, à aucune
attestation. Le pourcentage des élèves valaisans qui se trouvent dans la couche grise des
résultats les plus bas, les plus mauvais qui confinent quasiment à l’illettrisme, est le plus
faible taux de tous. Il n’y a pas lieu de s’arrêter là et de sculpter sa statue, mais il y a lieu
de dire que le système mis en place porte de beaux fruits.
Mesdames, Messieurs, est-ce que Mozart était scolarisable ? Au terme de cette
conférence, on n’en sait trop rien. Pas davantage que du Godot de Beckett Je pense que
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Mozart, à lire certaines pages de sa correspondance et à voir l’image qu’en a donnée Miloš
Forman dans le film Amadeus, aurait été sous Ritaline dès l’âge de 5 ans. Il y a fort à
parier par ailleurs qu’on l’aurait considéré comme un enfant à haut potentiel. Ce qui, à mon
avis, eût été un contresens, parce que le génie de Mozart était essentiellement musical.
Dans sa correspondance, il se montre comme n’importe quel être humain. Avec des chagrins
et des espérances de n’importe quel enfant ou adolescent. Je pense que Mozart aurait
passé une demi-journée en filière musique parce qu’il se serait ennuyé, et aurait agacé ses
professeurs par la somme de ses compétences. Une étoile filante hors de l’école !
Et mon vœu pour clore ce propos : partir un jour avec la conviction que l’école valaisanne
aura tout mis en œuvre pour n’avoir assassiné aucun Mozart.
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