Le Passe Muraille Marcel Aymé

Transcription

Le Passe Muraille Marcel Aymé
L’ECHO
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Spécial Anniversaire : 30 ans
Marcel Aymé
BULLETIN DE LA DÉLÉGATION RÉGIONALE DE LA SOCIÉTÉ
LITTÉRAIRE DE LA POSTE ET DE FRANCE TELECOM
D OUBS – J URA – H AUTE S AÔNE – T ERRITOIRE DE B ELFORT
PRINTEMPS 2014 – n° 50 – ISBN 1154-2691
B
Editorial
on Anniversaire : L’Echo de Franche Comté fête ses 30 ans avec ce numéro 50 ! Cet
anniversaire devrait nous remplir d’allégresse, mais cette joie est malheureusement tempérée par la décision du Comité d’Etablissement d’Orange (ex France Télécom) de
mettre fin à cette ultime subvention ; elle était certes mince, mais ô combien indispensable au bon fonctionnement de la délégation de Franche Comté ! Heureusement notre siège à Paris s’est engagé à combler ce désengagement, et au nom de tous mes collègues Francs Comtois je remercie vivement le
Conseil d’Administration de la Société Littéraire de La Poste !
Quand on évoque Marcel Aymé auprès du grand public la Jument Verte est l’œuvre qui vient immédiatement à l’esprit, essentiellement en raison des scandales qui ont accompagné la sortie du roman en 1933 comme
du film de Claude Autant-Lara en 1958. Ces « gauloiseries » ayant choqué Henri Lambert, un des pères fondateur de l’Echo, Marcel Aymé a toujours été banni de nos colonnes. Mais on ne peut résumer son œuvre capitale aux grivoiseries et aux secrets d’alcôve de la famille Haudouin et consorts, grivoiseries devenues des banalités
dans le raz de marée médiatique de notre quotidien.
Donc, pour célébrer les 30 ans de notre délégation, il nous a semblé indispensable de mettre fin à cette
censure injuste qui a trop longtemps éloigné Marcel Aymé de notre revue, sa « pénitence » a assez duré. Mais
Henri sera sans doute satisfait, car une histoire inédite de Frédéric Lerich, tout à fait dans l’esprit des Contes
du Chat Perché, précédera son conte photographique du Chat…Pardeur ! Monsieur Lerich n’est pas un
inconnu pour les « amateurs » de Marcel Aymé ; fan de l’écrivain dès son plus jeune âge, il a déjà été publié en
appendice dans la prestigieuse collection de La Pléiade chez Gallimard, le graal du monde littéraire. Mais je
laisse à Danielle Ducout, au cœur de cette histoire, qui plus est grande spécialiste des Contes du Chat Perché, le
soin de nous révéler les conditions insolites qui ont contribué à cette publication. Elle nous présentera aussi
une étude détaillée de cette œuvre capitale de l’écrivain. Existait-il un meilleur expert ?
Mais comment parler de Marcel Aymé sans débuter par ceux qui l’ont côtoyé, c’est la raison pour laquelle
André Besson évoquera l’Homme, André étant un des derniers écrivains contemporains à l’avoir connu. Bernard Clavel nous proposera lui, une analyse de son œuvre, étude extraite d’un excellent recueil des Amis de la
Médiathèque (voir encadré p 7). Quelques écrits et documents viendront compléter cet hommage à l’auteur de
La Vouivre. Dans ce numéro anniversaire nos poètes ne seront pas oubliés, et vous comprendrez, compte tenu
de ce qui précède, que Le Chat soit aussi présent en poésie. Nous avons également souhaité mettre à l’honneur ceux qui nous ont fait rêver dans les différentes éditions, certains depuis près de 30 ans !
Jacques Roullot se penche sur Le mystère des Vierges Noire, précédant ainsi la seconde partie de la recherche
historico-scientifique : La Naissance du Système Métrique de Guy Mollaret. Pour la détente je vous recommande
vivement Les Lettres ouvertes de Gilles Simonet. Bonne Lecture à tous.
Gérard LARGE
Interview d’André BESSON
Gérard LARGE
Marcel Aymé
par Bernard CLAVEL
Biographie de Marcel AYME
Gérard LARGE
Marcel AYME écrivain de droite ??
Gérard LARGE
Bibliographie de Marcel AYME
Gérard LARGE
Etude : Les Contes du Chat Perché
Danielle DUCOUT
Le Tracteur conte
Frédéric LERICH
Sommaire
p. 2
p. 5
p. 8
p.14
p.16
p.18
p.26
Hommage à Henri LAMBERT
Poésie : Le chat
Anniversaire : 30 ans
Les Vierges Noires
Jacques ROULLOT
Poésie
Le système métrique
(2ème partie : L'adoption du système métrique décimal)
Guy MOLLARET
Lettres ouvertes
Gilles SIMONNET
Cartouche
p.34
p.39
p.40
p.40
p.46
p.44
p.53
p.56
Chaque auteur est responsable de ses écrits. Les illustrations et les différents dessins y compris les couvertures
sont de Baptiste MICHEL excepté la page 41 Anniversaire Echo. Reproduction interdite sans notre autorisation
préalable.
Marcel Aymé par André Besson
O
n ne présente plus André Besson en Franche Comté, sa notoriété a largement dépassé les frontières de notre pays, puisque ses œuvres, une centaine d’ouvrages ont été publiées chez une quinzaine d’éditeurs français et étrangers. Elles sont traduites en de nombreuses langues : allemand, anglais,
espagnol, italien, néerlandais, portugais, tchèque…. Il est vrai qu’il s’est illustré dans des genres littéraires très variés : romans du terroir, romans psychologiques, romans policiers, biographie, histoire, reportages, livres d’art, de très nombreux articles de presse. Tout au long de sa carrière, il a été le correspondant de différents journaux.
Dans l’audiovisuel, il est à l’origine de vingt sept films, téléfilms, séries et scénarios originaux, réalisés
pour le cinéma ou diffusés sur les grandes chaînes françaises et européennes. Il a présenté pendant plusieurs années l’émission littéraire Tribune livres sur différentes stations de FR3. A son actif aussi, une dizaine de spectacles multivisions applaudis pendant plus de vingt ans par près de cent mille spectateurs en
Franche Comté.
De nombreux prix littéraires ont couronnés son talent : Prix Emile Zola (Le Village englouti), Prix
Louis Pergaud (La Louve du Val d’Amour) Prix Littéraire de la ville de Dijon (Marguerite d’Autriche),
Grand prix du roman policier (Les Randonneurs), prix des Ecrivains de Langue Française (Une fille
de la forêt), Prix de l’Académie Française (Les Trente jours de Berlin)…
La médiathèque de Chaussin, village où il écrivit son best-seller Le Village Englouti, porte désormais
son patronyme.
Sociétaire des Gens de lettres de France, André Besson est membre de l’Académie de Franche Comté, Chevalier de la Légion d’Honneur, Officier de l’Ordre National du Mérite.
Natif de Dole, il a aussi le privilège d’être un de nos derniers auteurs contemporains à avoir rencontré et interviewé à diverses reprises Marcel Aymé, c’est la raison pour laquelle je pense que son témoignage me semblait indispensable pour nous parler de l’Homme qu’il a bien connu.
Interview réalisé par Gérard LARGE en janvier 2014
GL : « André Besson racontez-nous comment s’est déroulé votre première entrevue avec Marcel Aymé :
-J’ai commencé à écrire pendant la seconde
guerre mondiale, débutant comme tout le monde
par des vers de mirliton, en alexandrins, inspirés
par Victor Hugo et Lamartine. En 1944, je distribuais des journaux clandestins comme Combat et
un journal intitulé la Libre Comté imprimé à Lons.
Ces journaux nous parvenaient par l’intermédiaire d’un cheminot, Henri Dole, effectuant le
trajet Dijon/Dole/Lyon ; il les cachait dans le
tender de sa locomotive. Malheureusement, nous
ne recevions que trop peu d’exemplaires, donc
avec mes amis, nous avions retapé une vieille ronéo et nous reproduisions les articles majeurs
parus dans Combat pour avoir plus de « papiers » à
distribuer. Juin 1944, la BBC annonce la tragédie
d’Oradour sur Glane, j’écris alors un poème pour
rendre hommage à ces malheureuses victimes de
la folie nazie. Mes copains décident de l’imprimer
et ce poème fut donc ma première « œuvre » publiée…bien entendu sans ma signature, car en ce
mois de juin 1944 nous étions occupés par des
Allemands particulièrement « susceptibles », depuis le débarquement en Normandie. A partir de
cette époque, j’ai commencé à écrire des contes et
des nouvelles et fin 1945 une dizaine de textes
avaient déjà été publiés sous ma signature. La
presse ayant été muselée pendant les sombres
années d’occupation, subitement, de nombreux
journaux reparaissent et sollicitent des articles.
Mon cousin, Henri Besson, agent d’assurance
à Dole, avait été le condisciple de Marcel Aymé
au collège de l’Arc. De par son métier, Henri
Besson circulait librement dans nos campagnes et
pendant l’occupation, Marcel Aymé, manquant
2
de tout à Paris avec le rationnement, venait régulièrement s’approvisionner auprès de son ami
Dolois. Il ne pouvait envisager d’aller dans sa famille à Villers Robert pour se ravitailler, car il lui
aurait fallu franchir la ligne de démarcation…
hypothèse totalement invraisemblable !
A la libération Marcel Aymé poursuit ses visites régulières à ses amis dolois : Félix Pouthier,
propriétaire de l’Hôtel de la Cloche, Marius Jeanguillaume, personnage truculent aux activités
multiples : coiffeur, « réparateur de bicyclettes » … et
bien sûr Henri Besson ; ensemble, dans leur jeunesse ils avaient fait les 400 coups. Donc à
chaque rencontre, ils en profitaient pour s’offrir
un bon repas dans une auberge de la région, car
la pénurie alimentaire, associée aux tickets de rationnement, était toujours de mise malgré le retour de la liberté en France. Ils fréquentaient le
restaurant Montplaisir à Baverans, l’auberge de
Thervay, et quelques autres bonnes tables de la
campagne doloise.
Bien qu’ayant déjà eu quelques nouvelles ou
poèmes publiés dans la presse, je recherchais un
avis littéraire sur la valeur de mes écrits et j’avais
pensé à Marcel Aymé. Ayant fait part de ce souhait à mon cousin Henri afin que je puisse enfin
soumettre un texte à son copain Marcel, un soir,
il m’offre de participer le lendemain à leurs agapes.
Mais là, cruel dilemme, quel texte vais-je choisir ?
Je finis par me décider pour une nouvelle tirée
d’une pénible histoire vécue par des proches : Il
va falloir tuer César.
En 1940, un couple de voisins avait eu la douleur de perdre dès le début des hostilités, leur fils
pilote de chasse. Ce dernier vivait sur une base
aérienne, avec comme animal de compagnie, un
berger allemand nommé César. Après le décès de
leur fils unique, les modestes retraités avaient recueilli ce chien, ultime souvenir du cher disparu.
Malheureusement, avec les restrictions alimentaires, les parents, n’ayant plus les moyens de
nourrir l’animal, avaient dû se résoudre à le faire
euthanasier, une histoire émouvante dans ce contexte délicat.
Donc le matin suivant me voilà parti dans la
C4 Citroën d’Henri, en compagnie des quatre
copains, pour l’auberge de Thervay. Le patron
avait eu la bonne idée de pêcher un brochet dans
l’Ognon (une petite rivière à proximité), et son
épouse nous avait cuisiné un excellent civet de
lapin, la journée s’annonçait bien !
A l’apéritif se souvenant de ma demande,
Henri dit à Marcel :
« Dis donc Marcel, y a l’André qu’écrit aussi !
- Ah oui ! Qu’est-ce que t’as écrit ? »
Après nous être isolés dans un endroit plus
calme, anxieux comme un candidat devant l’examinateur, je lui remets ma nouvelle en tremblant.
Il lit mon texte lentement, impénétrable, sans aucun commentaire, le regard fixe. Aucun signe ne
trahissait ses sentiments, je suis dans mes petits
souliers attendant avec anxiété le verdict qui va
tomber en fin de lecture. Quand il a terminé toujours aussi silencieux, il replie mes feuilles, en me
les rendant il s’exprime enfin :
« T’as le don » un frémissement de joie me
transperce aussitôt, mais il ajoute sans attendre :
« Tu n’es pas encore écrivain, tu fais encore trop de
fautes, trop de littérature, tu emploies trop d’auxiliaires,
trop d’adverbes… ». Ensuite il a ajouté une recommandation que je n’ai jamais oubliée :
« Le style, c’est ce qui reste après l’os
quand on a tout dégraissé, c'est-à-dire le nerf
et le muscle »
Ce conseil est resté gravé dans mon esprit
pendant toute ma carrière d’écrivain et je le cite
fréquemment lorsque de jeunes auteurs sollicitent
mon conseil pour leurs écrits.
J’ai souvent démenti lorsque les médias qualifiaient Marcel d’introverti, en fait c’était quelqu’un de très convivial quand il connaissait, jovial
aussi, il aimait raconter des histoires. »
GL : « Cette rencontre se déroulait quelques temps après
l’armistice, ce jour là vous a-t-il parlé de ses difficultés
rencontrées à la libération ?
-Marcel Aymé sortait à peine de ses problèmes
à cette époque, et Marius Jeanguillaume lui a posé
la question suivante :
-Alors Marcel, t’en es où avec tes histoires ?
-Ça se tasse, mais j’ai été la cible d’une cabale, en fait
je suis surtout victime d’une femme qui a peur que je fasse
de l’ombre à son compagnon. Pour tout dire je suis l’objet
de violentes attaques d’Elsa Triolet qui craint que j’occulte
la carrière de son ami, l’écrivain Louis Aragon. C’est
elle qui manigance tout derrière le Comité National des
Ecrivains, créé à la libération ». Il a même affirmé
qu’elle était un agent manipulé par le GPU
(prédécesseur du NKVD).
« J’ai été victime de cette femme alors que je n’avais
jamais écrit une seule ligne antisémite dans les journaux
3
parus pendant l’occupation ». Il a expliqué qu’il avait
publié La Vouivre et d’autres romans ou nouvelles, en feuilleton, par le biais de l’agent de son
éditeur, évidemment dans les journaux diffusés à
cette époque. Il a simplement nourri sa famille en
essayant de survivre avec sa plume, sans jamais
apporter de caution à quiconque, sans jamais collaborer. (Voir l’article : Marcel Aymé : écrivain de
droite ?? Page 14)
pour déjeuner au Sénat à ses côtés : Marcel Aymé, Louis Gerriet quelques auteurs et moi-même.
A la fin du repas, Marcel invitait toute cette petite
équipe à prendre le café à Montmartre.
Et là, j’ai découvert qu’il avait reconstitué le
café de son village dans un petit bistro. Il était
aussi à l’aise avec les consommateurs présents,
qu’il l’était avec les gens de Villers Robert ; on n’y
trouvait pas d’intello, c’était son monde. Au sein
de ce groupe d’amis on distinguait un poinçonneur du métro, toujours coiffé de sa casquette, un
boucher (qui lui avait sans doute inspiré Lucienne
et le boucher), Gen Paul peintre expressionniste né
rue Lepic à Montmartre(1), ainsi qu’un autre
peintre de la butte, surnommé le capitaliste par
Marcel car il avait fait fortune avant la guerre
avec les touristes, pendant grâce aux Allemands
qui s’arrachaient ses toiles et après avec les américains… L’énumération de tous ses « copains » serait bien trop longue à établir ici ! En fait il connaissait pratiquement tous les habitués de ce bistro et ces gens qui occupaient son quotidien
étaient devenus ses amis. »
GL : « Quand l’avez-vous rencontré par la suite ?
-Dans les années cinquante, j’ai réalisé un certain nombre d’interviews de lui, pour mon journal, mais je rencontrais les pires difficultés pour
qu’il me parle de son actualité, de ses écrits en
cours. En fait c’était presque lui qui conduisait
l’interview en m’interrogeant sur l’actualité doloise, sur les petits potins locaux. C’était quelqu’un de très difficile à faire parler, quand il ne le
souhaitait pas.
En 1959, j’ai reçu le prix Louis Pergaud pour
La Louve du Val d’Amour, dans un hôtel des
Champs Elysée à Paris. Ce prix m’a été remis par
le franc comtois Jean-Marcel Jeanneney, Ministre
du Commerce et de l’Industrie, nommé le matin
même par le Général de Gaulle. A la fin du cocktail, j’ai commencé l’habituelle séance de dédicaces et j’ai eu la surprise de voir Marcel Aymé
dans la file d’attente, quand il est arrivé devant
moi, il m’a félicité :
« Bravo, c’est bien, continue ». Quelques jours plus
tard, j’ai reçu de lui un courrier me complimentant sans aucune critique, alors que dans cette
première édition, lui l’écrivain expérimenté, aurait
pourtant eu matière à me faire quelques remarques.
Nos rencontres se firent ensuite grâce à un
ami commun, Romain Roussel, journaliste parlementaire au Sénat avant la guerre. Cévenol il avait
fait ses études à Besançon où son père était cheminot. Il fut pendant des années le directeur du
Patriote Morézien et aussi le rédacteur en chef du
Monde et la vie, un hebdo style Paris Match, au sein
duquel j’ai collaboré, comme Marcel Aymé. Donc
Roussel nous réunissait, à peu près tous les ans,
GL : « Vous l’avez revu dans ses dernières années ?
-Après cette période, je l’ai peu revu avant sa
disparition, j’habitais à Chaussin à cette époque et
les occasions de nous voir étaient moins fréquentes. La dernière fois que je l’ai rencontré,
remonte au moins à trois ans avant son décès, car
il ne venait pratiquement plus dans le Jura, il allait
à Montfort-L’amaury. Il s’est seulement rendu
quelques fois à Villers Robert dans sa famille à
l’occasion de cérémonie mais là, je ne l’ai pas revu.
Je ne lui ai jamais demandé de préfacer, de
parrainer, ou de cautionner une de mes œuvres.
J’ai eu tout de suite la chance d’avoir des éditeurs
et je n’ai jamais cherché à profiter de sa notoriété.
J’ai été très attristé lors de sa disparition d’abord
parce que l’homme était très attachant et fidèle en
amitié, de plus son œuvre littéraire occupe une
place de choix dans notre littérature classique,
mais aussi parce que ses écrits sont fortement
imprégnés de notre chère Franche Comté. »
(1)Gen Paul (1895-1975) : artiste peintre, de son vrai nom Eugène Paul, mutilé de la Grande Guerre. Son alcoolisme complique ses fréquents problèmes de santé consécutifs à son séjour dans les tranchées. Il s’est inspiré de ses amis de Montmartre Utrillo, Vlaminick mais aussi de
Picasso, Toulouse-Lautrec, Van Gogh, Cézanne… Nombre de ses toiles figurent parmi les collections des musées français et européens. Certains le
considèrent comme le précurseur des formes de l’expressionisme abstrait des années cinquante. Le personnage de Gen Paul apparait dans la nouvelle Le Passe Muraille.
4
Marcel Aymé par Bernard Clavel
B
ernard CLAVEL affirmait avoir toujours un peu de terre comtoise collée à la semelle de ses chaussures quelque-soit
son lieu de résidence et Dieu sait qu’il en a sillonné des continents notre ami Bernard, cet éternel globe trotteur. Marcel Aymé, lui, revendiquait moins son appartenance comtoise*, mais il l’a pourtant si bien contée notre Comté ! (*
voir à la fin de ce texte : Comment aimez-vous la Franche Comté ?).
Je vous laisse apprécier les propos de Bernard sublimant, avec son talent habituel, non seulement l’œuvre de Marcel
Aymé mais aussi l’Homme qu’il avait connu.
« Autant le dire tout de suite : je le tiens pour
l’un des trois ou quatre plus grand romancier
français de sa génération… Quand je dis romancier, j’entends par là : raconteur d’histoires, conteur au sens le plus noble du terme. Et dans le
cas de Marcel Aymé, j’aimerais ajouter : enchanteur, magicien, quelque peu sorcier.
On lui a collé un bon nombre d’étiquettes :
écrivain montmartrois, de droite, d’extrême
droite… Soyons sérieux, Marcel Aymé est écrivain de l’humain. C’est le plus beau titre qu’un
auteur puisse souhaiter. Il vaut toutes les académies et tous les prix littéraires.
Comme Pierre Brueghel, Marcel Aymé peint
l’homme pour lui faire prendre conscience de ses
ridicules. Sans jamais moraliser, il nous montre ce
que nous sommes, et c’est peut être ce que certains de ses lecteurs ont bien du mal à lui pardonner. Pourtant, que de joie, que de voyages merveilleux nous lui devons !
Enfant d’une terre chargée de mystère, appartenant, par ses premières années, à une époque
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aussi proche du Moyen âge que du XXème siècle,
il nous entraine en un fabuleux univers où le réel
côtoie l’imaginaire le plus débridé, où le rêve
s’endort dans la brume de forêts dont nous ne
savons plus si elle appartient à notre monde
d’adultes raisonnables ou à la part la plus merveilleuse de notre enfance.
Le génie de Marcel Aymé, c’est peut être avant
tout de faire de nous d’éternels enfants.
Et je ne parle pas uniquement des heures passées à lire ses livres, je parle de ses prolongements, de ce qui demeure en nous et autour de
nous, de ce qui finit par effacer le réel pour ne
laisser subsister que sa propre vision.
Sa force c’est de nous imposer son monde.
C’est de substituer le terroir qu’il a créé, modelé,
humecté de sève à celui qu’il a habité. Car Dole
de Marcel Aymé n’est plus Dole mais beaucoup
plus que Dole. Sa forêt de Chaux n’est plus la
forêt de Chaux, elle devient une vaste étendue
boisée où se côtoient des êtres d’essences quasidivine. Montmartre de l’auteur du Passe-Muraille,
cesse d’être un quartier de Paris, pour devenir
une cité de clartés et d’ombres où gesticulent des
héros sans âge, où courent des enfants aux bottes
de lumière.
Je connaissais Dole et la forêt de Chaux bien
avant de lire Brûlebois et la Vouivre, mais j’ai perdu
Dole et la forêt de Chaux, le jour où je me suis
plongé dans Marcel Aymé. Je n’ai jamais connu,
je ne connaîtrai jamais Montmartre parce que
j’avais lu les nouvelles de Marcel Aymé bien
avant d’émerger pour la première fois de la station Lamarck, pour grimper vers la Butte.
S’il est une œuvre capable d’oblitérer, c’est
bien celle-là. Mais, tel le cachet de la postière qui
donne la valeur au timbre, la patte du conteur
donne au paysage une dimension nouvelle, une
couleur différente, une profondeur plus prenante. »
« Chaque fois que j’ai contemplé le soleil levant sur un étang ou sur une morte du Doubs, la
Vouivre m’est apparue, drapée des voiles mauves
de la brume, son diadème étincelant dans sa chevelure. Je n’ai jamais pu traverser Villers-Robert à
pieds sans retrouver Déodat ou la Robinet.
L’autre jour encore, flânant le long du canal
Charles-Quint, je suis tombé sur Brûlebois, « large
d’épaule et bas du cul ». Le lendemain à l’angle de la
rue Pasteur et de la Rampe du Cours, j’ai rencontré un paysan qui s’emmerdait loin de ses terres et
de La Table aux Crevés.
Pas une seule fois je n’ai pu remonter la rue
des Saules sans être absorbé par le Passe- Muraille.
Ces gens-là traînent leur décor avec eux. Ils
rasent sans vergogne ce qui existe et les voilà qui
s’installent, qui plantent leurs arbres, qui creusent
leurs étangs, qui bâtissent leurs maisons en bois
de lune à une vitesse prodigieuse. »
« Le petit Aymé avait sans doute, comme des
milliers de jeunes Comtois, passé quelques veillées à écouter raconter des légendes, mais aucune
n’était assez belle pour lui, aucune ne correspondait à ses propres rêves ; alors, devenu grand, il
allait s’attabler devant la feuille blanche et se raconter enfin des histoires à sa mesure.
De Brûlebois dont il brosse un portrait tout
proche de son modèle, jusqu’à ce bouleversant
chant du cygne des Contes du Chat perché, c’est une
comédie humaine et magique qu’il va brosser. Et
son talent est si grand que pas un lecteur honnête
ne mettra jamais en doute la véracité de ses propos. Témoin de l’impossible, il décrit l’invraisemblable avec une telle rigueur qu’il nous apparait
plus vrai que le réel. Qui donc irait douter que les
vaches puissent devenir plus petites que le coq
lorsque Delphine et Marinette s’avisent de les
peindre ? Qui se permettrait de ne pas croire que
le loup s’en vient jouer avec les petites filles ?
Que le cochon parle la langue des humains, que
le chat peut faire pleuvoir en se passant la patte
derrière l’oreille ? Qui donc douterait qu’au village de Claquebue on se soit livré un jour à l’extermination des vieillards pour fêter la naissance
d’une jument aussi verte qu’une pomme verte ?
Est-ce à dire que l’œuvre de Marcel Aymé se
détache totalement des réalités ? Non, certes pas.
Tout au contraire, c’est grâce à ces évasions hors
du quotidien qu’il les cerne le mieux lorsqu’il y
revient. Quels personnages sont plus authentiques, quels décors plus réalistes que les siens ?...
Marcel Aymé est plein de bonté, plein de
compassion pour les humbles, ceux qui souffrent,
ceux qui mènent leur vie de labeur jusqu’à la
mort, ceux qui, comme le facteur Déodat, ont des
yeux usés parce qu’ils ont beaucoup servi. »
« Non, je ne vais pas essayer de rattacher Marcel
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Aymé à son terroir. Je ne vais pas tenter d’en
faire un écrivain régionaliste parce qu’il a situé
une partie de son œuvre en Franche-Comté, un
paysan parce qu’il parle des gens de la terre, un
populiste parce qu’il évoque la misère des
humbles.
Sa taille le place bien au-dessus de tous les tiroirs. Simplement, je pense que le mystère des
sous-bois, des étangs, de la nuit, des coins de feu
et des longs silences meublés par la grande voix
de l’hiver est sans doute à l’origine de la formation d’une sensibilité exceptionnelle.
De ces éléments, sont nés chez lui ces êtres
qui allaient devenir, pour notre plus grand bon-
heur de lecteurs, ce qui remplace les ombres dansant jadis au cours des veillées.
La plus belle place de toute la littérature contemporaine, c’est lui qui l’occupe, le dos au feu,
face aux enfants éblouis que nous sommes, assis
en rond autour du foyer à écouter sa voix qui
peuple la pénombre de tout un monde terrifiant
et merveilleux.
Et lorsque nous irons nous coucher, ses héros
continueront de nous habiter, hantant nos rêves
endormis et nos rêves éveillés. »
Bernard Clavel Villers le Lac, Septembre1980
Comment aimez-vous la Franche Comté ?
« La question m’embarrasse, je me sens timide comme un écolier devant un examinateur. J’ai peur
d’avoir une mauvaise note si je dis la vérité : c’est qu’elle m’oblige à des aveux pénibles qui ne sont pas à
mon avantage.
D’abord, je puis dire que les splendeurs de la nature me lassent indifférent. Les monts majestueux,
les plaines riantes, les frais ruisseaux, les cascades bondissantes, et le grand tralala pittoresque, ne me
font pas plus d’effet qu’un camée à une jument noire. Mon amour n’est donc pas lyrique.
Je ne suis pas plus sensible aux vieilles pierres et aux souvenirs pittoresques. Les musées, les bibliothèques, m’inspirent un véritable éloignement et lorsque je rencontre un vieux monument, j’aime bien
ne pas savoir en quelle année il a été construit ou quelle fut sa destination. Ainsi mon amour de la
Franche Comté ne tient pas plus à son passé qu’à ses beautés naturelles. Et cela revient à dire que j’aime
plutôt les Francs Comtois que le pays lui-même. Voilà l’occasion de faire un portrait du Franc-Comtois,
mais je m’en garderai : j’y serais probablement maladroit et j’en ai bien assez dit déjà pour mécontenter
mes compatriotes. »
Marcel Aymé
Ces deux documents sont extraits d’un recueil rarissime Le Cahier Dolois numéro 4 « Autour de
Marcel Aymé » édité par l’Association des Amis de la Médiathèque en 1980.
Pour quelques euros seulement, vous pourrez vous offrir ce document exceptionnel concernant
Marcel Aymé en vous adressant à cette association :
Les Amis de la Médiathèque de Dole 2 rue Bauzonnet 39100 Dole
ou sur internet : http : //amis-mediadole.fr
Dépêchez vous, il reste un nombre très limité d’exemplaires, aucun retirage n’est prévu… Seuls les
premiers seront servis !
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Biograph ie
Le 29 mars 1902 Marcel AYME voit le jour à Joigny (Yonne) où son père est brigadier maréchal ferrant, il est le septième enfant du couple. En 1904, sa mère meurt en mettant au monde leur huitième
enfant ; Faustin, son père est désemparé à la mort de son épouse. Militaire de carrière, il s’occupait peu
de la fratrie ; ne pouvant assumer seul cette charge de famille, il répartit ses enfants dans diverses structures : collège, école militaire pour les plus grands, et les deux derniers, Marcel et Suzanne sont confiés à
leurs grands parents maternels Auguste et Françoise Monamy, propriétaires d’une tuilerie à VillersRobert (Jura). Auguste, maire de Villers-Robert et conseiller radical-socialiste, s’avère être une forte personnalité fermement anticléricale : un véritable patriarche ayant une grande influence sur tous les siens.
À l’opposé, Françoise, profondément religieuse, est originaire du village voisin de Seligney, un village
réputé être le plus pieux de tout le Jura. Chaque année, le grand père essaye de réunir toute sa famille
pendant les vacances, à cette occasion il prend la parole à table et toute l’assemblée l’écoute dans un silence religieux :
« …il parlait de la mort, de la patrie, ou du péril clérical sur un ton de gravité dont le souvenir m’est resté … »
Marcel Aymé.
Il faut rappeler qu’avec la loi Combes en application depuis quelques années, imposant la séparation
de l’église et de l’état, les querelles sont permanentes entre laïques et cléricaux. Ces conflits politicoreligieux ont généré deux camps radicalement opposés au sein de tous les villages de la France profonde
comme Villers-Robert. On retrouvera plus tard, ces situations conflictuelles dans les romans du terroir,
comme La Vouivre ou La Jument verte.
À la mort du grand père, Françoise, fait baptiser Marcel, alors âgé de 7 ans à la Collégiale de Dole,
contre l’avis de son père. La scolarité de Marcel à l’école primaire de Villers-Robert se déroule parfaitement ; durant ses cinq premières années, bon élève, il aide le maître pour l’apprentissage de la lecture
aux plus jeunes. Suzanne et le petit Marcel connaissent une enfance heureuse à la Tuilerie (1) ; les veillées
sont meublées par des légendes, contées par des adultes ou leur sœur Camille, ces histoires transmises
de génération en génération qu’on nomme « Racontotte » en Franche Comté, celle du loup qui rode dans
la forêt ou celle des bœufs qui parlent pendant la nuit de Noël (Légende comtoise voir l’Echo de FC N° 43). Ces
légendes se déroulent toujours dans un monde irréel, et elles vont sans doute lui inspirer cet univers
fantastique, parfois inquiétant que l’on retrouve dans la majorité de ses œuvres.
« La Tuilerie qui nous a toujours parue mystérieuse, nous portait à croire à l’existence des fées. Son influence est évidente dans les Contes du Chat Perché, où Marcel se souvient des animaux de la ferme : bœuf, vaches, poules, chiens et
chats, sans oublier le loup du bois tout proche, venu un jour en voisin. » Suzanne Muller née Aymé
À la mort de sa grand-mère, il séjourne quelque temps au Moulin de Villers-Robert chez son oncle
Alix, la bonté même.
« Je voudrais en premier lieu écarter la légende qui le présente comme un orphelin malheureux. Orphelin certes il l’était
à deux ans. Malheureux, nullement. Son enfance et son adolescence n’ont été ni solitaires ni abandonnées. Dès la mort de
notre mère il a été accueilli au foyer de nos grands-parents qu’il appelait « Papa » et « Maman »… À la Tuilerie Marcel a été aimé et choyé. » Suzanne Muller née Aymé (sœur de Marcel) Voir Cahier Dolois N ° 4 encadré
page 7
En 1910, il entre au collège de l’Arc à Dole, à l’internat la première année, externe l’année suivante,
résidant avec sa sœur Suzanne, chez sa tante Léa qui habite rue Dusillet (l’actuelle rue Marcel Aymé).
Léa, veuve sans enfants, tient une boutique de mercerie et de lingerie, Au Fuseau d’Or, place de l’Ancienne Poste.
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Place de l’ancienne poste (actuellement place du 08 mai 1945) : l’ancienne poste et la grand rue dans la jeunesse de
Marcel Aymé. NB : La mercerie de sa tante Léa était située de l’autre côté de la place.
Cette personne charitable, trouve encore le temps, malgré son commerce, de soigner les blessés de
guerre qui affluent à l’hôpital et d’assister aux enterrements des indigents. Toute sa vie, Marcel Aymé
restera très attaché à cette tante qui lui avait apporté l’amour d’une mère. Sa maison, Les Tilleuls, sera le
cocon où les frères et sœurs se retrouvent de temps en temps dans une grande allégresse. Dans cette
adolescence à Dole, il puisera l’inspiration de plusieurs œuvres comme Le Moulin de la sourdine, roman
dans lequel on se rend compte que Marcel Aymé connait bien notre ville et ses différents quartiers ; une
œuvre dans laquelle le clocher de la Collégiale jouera un rôle déterminant dans le déroulement de
l’intrigue.
« Pour Marcel et moi, notre tante Léa a été un exemple permanent, par sa fermeté de caractère, son indulgence et sa
bonté. Elle était naturellement dévouée aux plus humbles.
Pendant la guerre de 14, infirmière de la Croix Rouge à l’hôpital de collège de l’Arc, elle invitait souvent un des blessés à déjeuner le dimanche avec nous aux Tilleuls. Quand l’un d’eux mourait, loin de sa famille, elle l’accompagnait au
cimetière, seule derrière son convoi. » Suzanne Muller
Il semble important, afin de mieux appréhender son chemin littéraire, de revenir sur les livres qui ont
baigné l’enfance de Marcel. Boulimique de lecture, très jeune, il découvre Molière, Hugo, Balzac, Dumas, Zola, Jules Verne, et aussi la poésie avec Baudelaire, Verlaine, et Villon qui va lui inspirer sa nou-
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velle Enfants perdus. Mais le livre qui a particulièrement marqué sa jeunesse est sans aucun doute Enfance et adolescence de Léon Tolstoï :
« …Je fis la découverte d’un grand livre dont la couverture de carton, doublé d’une fine toile, était d’une jolie couleur
bleu marine : ce livre était Enfance et adolescence de Tolstoï. Pour la première fois je lisais un livre de vérité, le
récit coulait dans mes veines… Je l’ai lu et après l’avoir tiré de l’exil du grenier, je l’ai relu vingt fois. »
Brillant élève, après le bac, il souhaite devenir ingénieur, il s’inscrit en mathématiques spéciales à Besançon, pour préparer Polytechnique. Malheureusement il est atteint par l’épidémie de grippe espagnole
qui sévit après la première guerre mondiale et il rentre à Dole en piteux état en 1920. De plus il souffre
de crises d’épilepsies aussi bien à Dole qu’en Allemagne où il effectue ensuite son service militaire. A sa
démobilisation, il change complètement d’orientation en s’inscrivant en faculté de médecine à Paris.
Mais là, Marcel n’est plus l’élève aussi assidu que dans sa jeunesse, il a tendance à préférer la vie nocturne avec ses copains, les cabarets…et les filles ! Il attrape alors la syphilis, qui vient s’ajouter aux suites
de son encéphalite grippale, séquelle de sa grippe espagnole. Ces maladies seront à l’origine des traits
tirés de son visage et de ses pommettes saillantes ; si Marcel porte toujours des lunettes noires, ce n’est
pas uniquement pour se protéger du soleil, mais bien pour masquer en partie sa paralysie faciale.
C’est à cette période qu’il commence d’écrire, en particulier à son retour d’Allemagne, alors qu’il loge
chez sa tante à Dole. Sa sœur Camille, qui possède elle aussi un joli brin de plume, lui propose la trame
d’un roman, inspiré d’une histoire véridique, celle d’un sous-préfet, devenu porteur de bagages à la gare
de Dole, après avoir sombré dans l’alcoolisme (Brûlebois).
" Brulebois (Ndlr : L'imagination fertile de notre fringant dessinateur a
transféré l'esprit embrumé de l'ex sous-préfet au sein d'une dive bouteille) "
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Ce roman paraît en 1926 aux Cahiers de France, à la place des « Provinciales » de Camille, qui s’est retirée
au profit de son frère. Entre 1920 et 1930, il exerce différents petits métiers : balayeur, agent d’assurance, figurant de cinéma et pendant quelques semaines il est même stagiaire à la Banque de France de
Dole, mais l’expérience va tourner court :
« Je prétendais entrevoir un bel avenir dans la banque. J’entrais dans un grand établissement de crédit, mais je n’y
restai guère que deux mois Le chef de service était susceptible… il me reprochait d’arriver en retard ! »
Ses expériences de petits métiers vont nourrir la trame de plusieurs romans et nouvelles, il aura tout
au long de sa vie un profond respect pour ces hommes et ces femmes qui exercent leur dur labeur, souvent pour subsister dans une vie médiocre. A cette époque, il est embauché comme journaliste à Presse
radio, mais il est rapidement renvoyé avec la mention « Ne sait pas écrire » !
Il est vrai qu’il avait une conception toute particulière du métier de journaliste, si l’on s’en réfère à sa
façon de couvrir les reportages :
« …Je me garderai aussi d’avouer que je n’ai à peu près rien vu. Mais je raconterai avec chaleur ce que j’ai lu dans les
journaux et je m’efforcerai de prouver que les choses ne se sont pas du tout passées comme on a bien voulu le dire… ».
C’est en tant que journaliste qu’il assiste à une exécution capitale en 1926. Une scène qui le marquera
pour toute la vie et il restera opposé à la peine de mort jusqu’à la fin de ses jours (La Tête des autres). Une
motivation de plus pour défendre son ami Brasillach, condamné à la peine capitale à la Libération. Sa
profession de journaliste va l’amener à rencontrer Gaston Gallimard, qui lui proposera de travailler à la
Nouvelle Revue Française où il publie en 1927 Aller et Retour, puis les Jumeaux du Diable, un roman qu’il refusera par la suite de laisser rééditer.
En 1929, Marie Antoinette entre dans sa vie, mais la famille de Marcel l’accueille avec réticence, car
elle est déjà mariée et mère d’une fillette. Ils attendront son divorce et se marieront en 1931. Concernant sa carrière littéraire, 1929, s’avère être une grande année, il reçoit le prix Renaudot pour « La
Table aux crevés », un roman du terroir jurassien qui va lui apporter une grande notoriété, il va enfin
pouvoir vivre exclusivement de sa plume.
L’œuvre littéraire de Marcel AYME :
Avec La Table aux crevés, c’est le début d’une grande carrière littéraire qui ne se limitera pas à ses romans et aux Contes du chat perché, comme on le croit malheureusement trop souvent. Ses nouvelles(1), ses
pièces de théâtre, ses dialogues de films, ses préfaces de livres et différents essais vont lui permettre
d’occuper une place primordiale dans notre littérature contemporaine, de nombreux articles de journaux viendront compléter ce panorama littéraire très éclectique (voir Bibliographie page 16).
L’œuvre romanesque de Marcel Aymé a pour cadre deux mondes bien différents les romans paysans qui évoquent les mœurs et traditions campagnardes, et les romans parisiens se déroulant dans un
univers citadin. Chaque roman dévoile une histoire se déroulant dans un monde fictif, sorti tout droit
de l’imagination de l’auteur. Par contre, ses romans paysans sont toujours implantés dans le Jura de son
enfance, souvent sans indication d’un lieu précis ; il y décrit, détails à l’appui, les rituels d’un monde surnaturel et ses superstitions, par exemple dans La Table aux crevés :
« Il y avait des arbres qu’on n’approchait pas sans donner un signe de croix, certaines pierres plates où l’on faisait des
offrandes de fruits, de monnaie, voire de gibier. Les offrandes toujours clandestines, étaient enterrées au pied de la pierre. »
Les animaux ou les créatures imaginaires ne manquent jamais d’originalité et de précision, et à propos de la couleur de la Jument Verte :
«…non pas ce vert pisseux qui accompagne la décrépitude chez les carnes de poils blanc, mais un joli vert de jade. »(1)
Certaines seront adaptées au cinéma comme la célèbre Traversée de Paris tirée du Vin de Paris, ou
Le Passe Muraille.
Les villageois croisés à Villers Robert vont être les premiers personnages des romans de la terre.
Contemplatif, Marcel Aymé est un fin observateur de la comédie humaine, dans ses romans du terroir
jurassien les paysans sont opposés aux charbonniers de la forêt (La Table aux crevés), et évidemment les
républicains sont confrontés aux cléricaux (La Jument verte, La Vouivre…). Elevé dans une famille radi-
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cale, il n’a jamais oublié qu’il fut persécuté par les cléricaux dans son enfance à Villers Robert, pour lui
ces gens là symbolisaient un monde politique conservateur, donc ancré profondément à droite. Dans la
Jument Verte, qui est sans conteste son roman le plus connu, une jument dotée de la parole nous raconte
les ébats intimes d’une famille paysanne. Cette jument, qui possède, chose exceptionnelle, un pelage vert
pâle, nous révèle tous les secrets d’alcôve de la famille Haudouin ! Mais mis à part quelques plaisanteries
un peu grivoises, qui lui furent longtemps reprochées, Marcel Aymé ne tombe jamais dans la trivialité.
La Vouivre sera son dernier roman paysan (1943).
« La Vouivre, jaillie toute entière dans le soleil, s’était arrêtée devant l’embouchure du ruisseau qui avait déposé à cet endroit un lit de
menus graviers. Ses pieds jouaient dans l’eau vive et, d’une détente brusque, effleurant la surface à contre-courant, faisaient bondir
des gouttes limpides qui venaient rouler sur ses jambes. Arsène, étonné par la splendeur de son corps, n'éprouvait aucune gêne à le
contempler.»
Extrait du roman La Vouivre
La Vouivre : photo et dessin de Baptiste MICHEL.
La publication des Contes du Chat Perché s’étalera de 1934 à 1946. Elle représente une œuvre majeure
de sa carrière littéraire, une oasis de fraîcheur et de naïveté. Au cœur de ces contes, le monde adulte est
confronté aux difficultés de la vie quotidienne, leurs problèmes trouvent généralement une solution issue de l’imagination fertile de deux fillettes, Delphine et Marinette, épaulées par les animaux de la
basse-cour. Marcel Aymé, notre La Fontaine du XXème siècle, suggère, non sans une certaine ironie,
la logique cartésienne du monde des enfants face à cette société d’adultes représentée par leurs parents.
Dans les pages suivantes Danielle Ducout réalise une étude très précise des Contes du Chat Perché.
Mais c’est quand même à Montmartre que Marcel Aymé passera la majeure partie de son existence, à
une époque où il y régnait encore un esprit de communauté qui lui rappelle son village jurassien. Dans
les bistros de la capitale, il observe en permanence ses contemporains, tel un peintre, il amasse les plus infimes
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détails de leur existence ; ce fin observateur de la société transpose ces acteurs du quotidien qui deviennent les
personnages de ses nouvelles et de ses romans. Au cours de cette première moitié du XXème siècle, il brosse avec
une précision « chirurgicale » le portrait des parisiens. Tous les métiers sont présents dans cette saga : les banquiers
et les employés dans Le Bœuf clandestin, les bourgeoises et les putains dans Travelingue, les commerçants : épiciers,
crémiers, coiffeurs dans Le Chemin des écoliers, les ouvriers dans La rue sans nom… (inspirée par la rue Pasteur de
Dole). Dans cette dernière œuvre, on retrouve les thèmes chers à Zola : l’alcoolisme, la violence, la misère et tous
les vices qui en découlent. Il nous entraine depuis le sommet de l’échelle sociale jusqu’à son niveau le plus bas,
bien que, pour lui les âmes les plus noires appartiennent rarement aux couches les plus défavorisées de la société.
À Montmartre, il essayera aussi de retrouver le village de son enfance dans Le Passe muraille, Avenue Junot ou
Les Bottes de sept lieues…. Il réalise aussi une sorte de triptyque sur une période charnière de l’histoire de notre
pays, avec le Front populaire dans Travelingue (1941), la guerre, l’occupation, la résistance, la collaboration dans Le
Chemin des écoliers (1946), et son corollaire le marché noir dans La Traversée de Paris. Pour terminer enfin avec Uranus (1948) où il aborde un sujet qui lui tenait particulièrement à cœur : l’épuration et ses d’injustices à la libération.
(1) Cette trilogie nous révèle un pan entier de la vie politique et sociale de la France pendant cette période ô combien tourmentée.
Comme Molière, un de ses auteurs favoris, Marcel Aymé notre moraliste du XXème siècle va tenter d’éduquer
son auditoire en le distrayant. L’écrivain s’apitoie sur les humbles, les petites gens, ceux qui s’échinent à de durs
labeurs quotidiens pour survivre. Le romancier devient un véritable sociologue, pénétrant ainsi au cœur des familles. L’œuvre de Marcel AYME constitue une étude de mœurs très précise sur l’existence des français au
XXème siècle, toutes les couches de la société sont concernées, aucune n’échappe à son œil avisé. Il est si précis
dans ses descriptions qu’on peut analyser l’évolution du coût de la vie des Français entre 1920 et 1960 à partir de
ses ouvrages.
Marcel Aymé était très discret sur sa vie privée, il a toujours refusé de parler de lui, devenu écrivain, a-t ’il voulu utiliser ses propres personnages pour le faire à sa place ? Yves Mathieu, un ami très proche, propriétaire du
plus ancien cabaret de Paris : Le Lapin Agile à Montmartre, lui demanda un jour, de l’ensemble de ses œuvres
quel était son roman préféré, après un temps de réflexion, il lui répondit : « Travelingue », sans autre commentaire.
Dans les années soixante il publie encore trois pièces de théâtre (voir bibliographie), rédige les dialogues du film
La Bourse et la vie, réalisé par JP Mocky et différents articles de presse. Ses dernières œuvres seront en 1967 sa
nouvelle La Fabrique, édité par Gallimard dans le recueil Enjambées en1967, et le roman Denise qui restera inachevé, il ne sera publié qu’en 1997 dans les Cahiers Marcel Aymé.
Marcel Aymé s’éteint à Montmartre le 14 octobre 1967.
Ces quelques lignes sont malheureusement trop brèves pour être tout à fait représentatives de Marcel Aymé
et de son talent. Mauriac voyait en lui, le fils spirituel d’Anatole France à cause de leur attitude de libres penseurs, prenant généralement position à contre-courant face aux problèmes de société de leurs époques respectives, grâce à des œuvres très diversifiées. Mais Antoine Blondin résume assez bien les vertus de l’Homme et la
place capitale qu’il occupe dans notre littérature classique :
« Les ouvrages de Marcel Aymé nous contraignent à une reconversion et l’admiration où ils nous laissent est tout d’abord une
surprise : celle de recevoir un signe de vie. La planète parait aussitôt habitable et même habitée. Retournez la de tous les côtés cette
admiration, les mots vous manquent. Pour ma part, j’hésite encore à témoigner de ma joie toujours recommencée, tant je crois qu’elle
ne soit de mauvais aloi. J’ai peur d’annexer à ma cause un homme qui ne ressemble à aucun ordre - pas même celui de la Légion
d’Honneur - et méprise d’instinct les clans, les clubs, les cercles, et les gangs, sauf peut-être quelque fanfare montmartroise.
C’est chose rare qu’un auteur qui a cherché à se faire plus petit que son œuvre, Marcel Aymé a donc réussi le tour de force d’être
l’écrivain le plus constamment lu de France, en demeurant la personnalité la plus méconnue du public commun.
Saluons le premier auteur contemporain. »(2)
Gérard LARGE
(1) Voir à ce sujet dans les pages suivantes Marcel Aymé : Ecrivain de droite ??
(2) Source : La Comédie humaine de Marcel AYME Michel LECUREUR Ed La Manufacture 1985
Bibliographie :
- La Société dans l’œuvre de Marcel Aymé Thèse de Michel LECUREUR Nantes 1978
- La Comédie humaine de Marcel AYME Michel LECUREUR Ed La Manufacture 1985
- Les Cahiers Marcel Aymé, Cahier N° 7 : Marcel Aymé journaliste Ed SAMA 1980
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Marcel Aymé : écrivain d e droite ??
D
ans notre pays, les médias, et bien sûr les journalistes qui les composent, se sont toujours sentis
obligés de coller une étiquette aux écrivains, à l’instar des hommes politiques : gauche ou droite.
Mais en fait la réalité est beaucoup moins évidente, il faut tenir compte de la nature profonde totalement différente pour chaque individu, des circonstances et surtout de la globalité des actes. Il est trop
facile de cataloguer quelqu’un à l’emporte pièce, souvent avec aprioris, parfois à partir d’un seul fait ou
d’un seul écrit, un procédé qui s’avère injuste et bien trop simpliste. Marcel Aymé n’a pas échappé à la
règle et d’une façon un peu sommaire il a souvent été rangé « dans le tiroir des écrivains de droite ».
En fait cette réputation d’homme de droite n’est apparue au grand public qu’en 1944, après le verdict
du procès de Brasillach, il avait essayé de sauver la tête de son ami, condamné à la peine capitale pour
collaboration.
Avant la seconde guerre mondiale, on le considérait comme un écrivain de gauche.
En 1933, dans Marianne, il publie un article qui dénonce vivement les dérives du régime hitlérien. Ensuite, pendant les troubles de 1934, Marcel Aymé avait critiqué la police qui selon lui « n’arrêtait que les
individus à casquette » autrement dit les ouvriers.
En 1935, après l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie fasciste, il signe une pétition, souhaitant à tout prix
éviter un conflit, mais ce document était originaire d’un mouvement d’extrême droite. Dès lors, considéré comme suspect, il n’est pratiquement plus sollicité par les journaux de gauche.
Marcel Aymé durant la guerre :
Puis vient l’occupation, et il publie contes, nouvelles, romans, articles dans la seule presse qui est tolérée par le pouvoir : Aujourd’hui, Comoedia, Les Nouveaux temps. Mais ce qu’on lui reproche surtout, c’est
d’avoir laissé sa signature dans une presse qui soutient ouvertement le pouvoir comme Je suis partout, La
Gerbe ! Il a sans doute suivi dans cette presse Robert Brasillach, son ami de longue date. Par contre dans
ses articles comme dans son œuvre, il n’a jamais apporté un quelconque soutient au pouvoir de Vichy
ou à l’occupant. Au contraire, en septembre 1940, pour le premier numéro du magazine Aujourd’hui, il
propose à Henri Jeanson un article où il défend les juifs en s’opposant vivement aux mesures discriminatoires qui leurs sont appliquées. Mais la censure veille, cet article ne paraîtra pas. Dans Comoedia, il
publie un Conte du Chat Perché « Les Vaches » rebaptisé « Cornette et ses amis » où l’on voit le dénonciateur punit, s’opposant ainsi aux pratiques du régime au pouvoir ! (NB : La délation, ardemment pratiquée par les « bons français », était malheureusement un sport national à cette époque !)
Il n’a jamais collaboré, ni eu une once de sympathie pour le régime de Vichy, encore moins les occupants, et il ne figurera pas sur les trois listes d’auteurs mis à l’index par le Comité National d’Epuration en septembre et octobre 1944.
Il est même certain qu’on aurait jamais entendu parler de lui, s’il n’avait violemment pris parti en faveur de son ami Brasillach, mais il y eut le procès de cet écrivain proche de Marcel Aymé depuis les années 30, un homme qu’il n’a jamais renié, même quand il faisait fausse route… ! Il lança alors une pétition pour sauver la « tête » de son ami condamné à mort, signée par Mauriac, Camus (après hésitation)
et d’autres écrivains. Seul Picasso lui opposa un refus, mais comme Marcel Aymé l’a expliqué :
« …Comme je lui demandais, avec toute la déférence à la quelle il est accoutumé, de signer cette pétition pour le salut
d’un condamné à mort, il me répondit qu’il ne voulait pas être mêlé à une affaire qui ne le regardait pas. Sans doute avaitil raison. Ses toiles s’étaient admirablement vendues sous l’occupation et les Allemands les avaient fort recherchées. En
quoi la mort d’un poète français pouvait-elle le concerner ? »
Et d’ajouter ensuite à propos des spéculateurs du marché noir qui avaient amassés d’énormes fortunes en peu de temps : « Mieux vaut être, au regard de la justice, un gros profiteur du Mur de l’Atlantique qu’un
écrivain honnête. …Voilà ce que diront certains esprits chagrins. Mais moi je ne dis rien. Je ne suis pas si bête… »(1)
Le général De Gaulle refusa la grâce de Brasillach, Marcel Aymé lui en voulu jusqu’à la fin de ses
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jours. Il attachait une grande importance à la fidélité en amitié et a toujours conservé cette constance à
tous ses amis, y compris ceux qui s’égaraient dans la collaboration. Après cette prise de position en faveur de son ami, il fut classé par la presse comme « un défenseur des maréchalistes et des collabos », sa réputation d’écrivain de droite était donc définitivement établie. Après la libération, Marcel Aymé publia
presque exclusivement dans une presse classée à droite.
En réalité, politiquement, Marcel Aymé est un libertaire, bien entendu, hostile aux partis qu’ils soient
de droite ou de gauche : « tous les partis politiques, aussi bien communistes que fascistes ou monarchistes ou radicaux
sont contre l’homme, contre ses intérêts, contre sa vie »(2)
Il rejetait la politique politicienne et tous ses compromis, c’était un homme épris de justice, d’humanisme recherchant un monde où le mot amitié conserve sa véritable signification. Ce n’était pas un anarchiste non plus, contrairement à ce que certains ont affirmé, car il revendiquait une certaine forme d’organisation. Mais il voulait conserver sa liberté totale d’expression, se voulant indépendant et dégagé de
tout parti, de toute structure, « se refusant à jamais d’être un jour un encarté ».
Gérard LARGE
(1) Carrefour 26/03/1952
(2) Préface des œuvres complètes de Brasillach Marcel AYME Ed Balland 1963.
« Le Passe-muraille sculpture de Jean Marais
Place Marcel Aymé à Paris »
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Romans
-Brûlebois, Les Cahiers de France Poitiers 1926
-Aller Retour, Gallimard 1927 collection Blanche
-Les Jumeaux du Diable, Gallimard 1928 Collection Blanche
-La-Table-aux-Crevés, Gallimard 1929 Collection Blanche Prix Renaudot
-La Rue sans nom, Gallimard 1930 Collection Blanche
-Le Vaurien, Gallimard 1931 Collection Blanche
-La Jument Verte, Gallimard 1933 Collection Blanche
-Maison Basse, Gallimard 1935 Collection Blanche
-Le Moulin de la Sourdine, Gallimard 1936 Collection Blanche
-Gustalin, Gallimard 1937 Collection Blanche
-Le Bœuf Clandestin, Gallimard 1939 Collection Blanche
-La Belle Image, Gallimard 1941 Collection Blanche
-Travelingue, Gallimard 1941 Collection Blanche
-La Vouivre, Gallimard 1943 Collection Blanche
-Le Chemin des écoliers, Gallimard 1946 Collection Blanche
-Uranus, Gallimard 1948 Collection Blanche
-Les tiroirs de l’inconnu, Gallimard 1960 Collection Blanche
Recueils de nouvelles
-Le Puits aux images Gallimard 1932
-Le Nain Gallimard 1934
-Derrière chez Martin Gallimard 1938
-Le Passe-muraille Gallimard 1943
-Le Vin de Paris Gallimard 1947
-En arrière Gallimard 1950
-Enjambées Gallimard 1967
-La Fille du shérif Gallimard 1987(recueil posthume)
Les Contes du Chat perché
-Le loup, Les bœufs, Le chien, Le petit coq noir Gallimard 1934
-L’éléphant, Le mauvais jars Gallimard 1935
-La buse et le cochon Gallimard 1936
-L’âne et le cheval, Le canard et la panthère Gallimard 1938
-Les cygnes Gallimard 1939
-Le mouton Gallimard 1940
-Les boîtes de peintures Gallimard 1941
-Les vaches Gallimard 1942
-La patte du chat Gallimard 1944
-Le problème Gallimard 1946
Essais
-Silhouette du scandale éditions du Sagittaire 1938
-Le trou de la serrure Les Tirages du Palimugre 1946
-Le Confort intellectuel Flammarion 1949
-De l’Amour éditions G Guillot 1957
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Théâtre
-Vogue la galère Grasset 1944
-Lucienne et le boucher, Grasset 1947
-Clérambard, Grasset 1950
-La tête des autres, Grasset 1950
-Au triple galop, (nouvelle adaptée par J Le Poulain) inédite 1953
-Les quatre vérités Grasset 1954
-Les Sorcières de Salem (adaptation) Fayard, 1955
-Les oiseaux de lune, Gallimard, 1956
-La Mouche bleue, Gallimard, 1957
-Vu du pont (adaptation) Gallimard 1957
-Patron (comédie musicale) inédit 1959
-Louisiane, Gallimard 1961
-Les Maxibules, Gallimard 1961
-La Chaloupée (argument de Marcel Aymé et Roland Petit) Choudens 1962
-La Convention Belzébir (Le Minotaure, Consommation) Gallimard 1967
-La Nuit de l’iguane (adaptation), posthume, 1972
-Le Météore (adaptation) inédit, Théâtre d’Aubervilliers, 1977
-Le Mannequin, Le Commissaire, Le Cortège ou Les Suivants inédits Cahier Marcel Aymé N° 4 1985
Cinéma
-La rue sans nom, P Chenal, Dialogues de Marcel Aymé, 1933
-Crimes et Châtiments, P Chenal, dialogues de Marcel Aymé, 1935
-Le Domino Vert, H Selpin et H Decoin, dialogues de Marcel Aymé, 1935
-Les Mutinés de l’Elseneur, P Chenal, dialogues de Marcel Aymé, 1936
-Nous les gosses, L Daquin, dialogues de Marcel Aymé, 1941
-Le Club des soupirants, M Gleize, scénario de Marcel Aymé, 1941
-Le Voyageur de la Toussaint, L Daquin, dialogues de Marcel Aymé, 1942
-Madame et le mort, L Daquin, adaptation de Marcel Aymé, 1942
-Belles vacances, R Arcy-Hennery, dialogues de Marcel Aymé, 1946
-La Belle image, C Heymann, roman de Marcel Aymé, 1950
-Le Passe-muraille, J Boyer, nouvelle de Marcel Aymé, 1950
-La Table-aux-Crevés, H Verneuil, roman de Marcel Aymé, 1951
-Papa, maman, la bonne et moi, J-P Le Chanois, scénario P Very, J-P Le Chanois et Marcel Aymé 1954
-Papa, maman, ma femme et moi,
idem
1955
-La traversée de Paris, Claude Autant-Lara, nouvelle de Marcel Aymé 1956
-La Jument Verte, Claude Autant-Lara, roman de Marcel Aymé 1958
-Le Chemin des Ecoliers, M Boisrond, romand de Marcel Aymé 1959
-Le voyage à Paris, P Mathieu et J Espagne, dialogue de Marcel Aymé 1960
-La Française et l’amour (sketch La Femme seule), JP Le Chanois, scénario de Marcel Aymé 1960
-La Bourse ou la vie, Jean Pierre Mocky, dialogue de Marcel Aymé 1965
-Le Passe-muraille, P Chernia, nouvelle de Marcel Aymé 1977
-La Vouivre, G Wilson, roman de Marcel Aymé 1988
-Uranus, Claude Berri, roman de Marcel Aymé 1990
A cette liste non exhaustive, il est nécessaire d ajouter : des paroles de chansons pour Guy Béart, plus
de quarante préfaces de livres, plusieurs centaines d’articles de journaux et divers documents ...
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G
Les Contes du Chat Perché
râce à un heureux concours de circonstances, Marcel Aymé, bourguignon de naissance,
jurassien de souche, est entré dans le monde des lettres par une grande porte. Brûlebois, son
premier roman, ne fut pas publié en Franche-Comté, mais à Poitiers, Camille Aymé, sœur
ainée de Marcel, appartenant en effet au comité de lecture de la revue poitevine Les Cahiers
de France, qui s’attachait à révéler de jeunes talents.
Marcel Aymé fut distingué rapidement par un prix de la Société des Gens de lettres qui lui ouvrit
d’emblée les voies d’accès à la consécration parisienne. Quatre ans après Brûlebois, qui décrivait sans la
nommer la ville de sa jeunesse, le prix Renaudot couronnait en 1929 son premier roman paysan, dont
l’enracinement comtois ne faisait aucun doute, puisqu’il situait cette fois explicitement une partie de
l’intrigue à Dole, sous-préfecture du Jura.
Le prestige de la collection « Blanche » à filets rouges des éditions Gallimard garantissait désormais le
jeune auteur contre toute velléité de récupération locale : même si son talent fut salué dans des revues
comme Franche Comté et Monts Jura, il ne se trouva aucun critique pour affubler Marcel Aymé du titre
réducteur d’écrivain régionaliste, sous prétexte qu’il décrivait des mœurs provinciales. La force du propos, la netteté du style permettait de transposer en tous lieux une action qui ne sacrifiait guère au pittoresque. Les adaptations cinématographiques (La Table-aux-Crevés 1951, La Jument verte 1959, La
Vouivre 1988) illustrent cette perception d’une œuvre libre de toute référence géographique contraignante.
D’autres éléments ont contribué à ce phénomène : d’abord, la biographie de l’écrivain, à laquelle les
dictionnaires, les encyclopédies, les histoires littéraires les plus fiables ont donné pendant longtemps
une trajectoire elliptique, le faisant naître certes à Joigny (Yonne), lui concédant une enfance « à la campagne », pour s’étendre en bonne logique sur sa fidélité à Montmartre, où il fixa sa résidence durant
trente-sept ans et plus. Il fallait l’obstination de quelques journalistes chevronnés comme Paul Guth
pour arracher à l’interviewé quelques laconiques détails sur sa petite enfance dans un village situé aux
confins de la vaste forêt de Chaux et de la Bresse dite comtoise, plaine parsemée d’étangs et de bosquets. Marcel Aymé fut plus prolixe lorsque Pol Vandromme lui demanda en 1960 de rédiger ses souvenirs de jeunesse pour « La Bibliothèque idéale ». On découvrit alors une enfance villageoise pleine de
saveurs et de couleurs, comme un paradis qui surgissait tout-à-coup.
Chez mes grands parents, à Villers-Robert, j’ai passé six années qui m’apparaissent aujourd’hui une longue existence…
Le regretté Francis Pruner, doyen de la faculté de Dijon, a tracé les contours de la part régionaliste relativement limitée - de l’œuvre de Marcel Aymé. Il note en particulier que « c’est dans les Contes du chat
perché et quelques autres nouvelles paysannes que l’anonymat atteint sa perfection absolue. Il n’y a plus qu’un village, une
ville proche, des prés, des bois, des étangs : le décor s’est universalisé, comme celui de Dole, une ultime fois, dans Le
Moulin de la Sourdine… »
Harcelé par les journalistes, qui l’interrogeaient sur le public auquel il destinait ses Contes du chat perché,
Marcel Aymé avait fini un jour par avouer qu’il les avait d’abord écrits « pour lui ». Bien qu’il ait rarement évoqué l’influence de ses origines, il n’est pas difficile de déceler les repères intimes plus ou moins
conscients d’un texte qui a fait le tour du monde, a été maintes fois traduits, attestant la portée universelle du message et de son succès dans des contrées aux mœurs et coutumes éloignées des traditions
agricoles du bas-Jura.
Est-il utile pour mieux comprendre l’auteur, de cerner l’enracinement comtois dans le chef-d’œuvre
presque unanimement reconnu comme tel lors de sa première parution dans la collection « Blanche » en
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1939 ? Il semble que cette question n’ait pas effleuré les lecteurs de l’époque. Les critiques qui analysent
les Contes du chat perché usent d’un vocabulaire qui relève de l’esthétique ou de la morale. Le vocabulaire
demeure impressionniste ou manie la métaphore. Ainsi, Maurice Bourdet, dans le Petit Parisien, annonce
que le prix Chantecler, qui couronne « un ouvrage littéraire d’influence paysanne où sont évoqués la
terre ou les animaux de basse-cour », est attribué en 1939 aux Contes du chat perché : « on y reconnaît, dans la
fantaisie, une poésie de la plus fraîche coulée ».
Pierre Bost juge les contes excellents, en raison de « l’aisance » de leur auteur à manier l’absurde, et de
son talent à raconter « des histoires dont l’humour est à la fois imposant et un peu âpre ». A propos du
recueil des neuf premiers contes, Georges Le Cardonnel évoque en juin 1939 « le conteur délicieux, d’une si
riche fantaisie », et accorde sa préférence au conte Le Chien, « d’une tendresse et d’une délicatesse infinie ».
Quelques années plus tard, l’enthousiasme de Jean de Trigon s’inscrit dans le même registre. Dans
son Histoire de la littérature enfantine, de ma mère l’Oye au roi Babar (Hachette 1950), il note
que « le conteur truculent dont les histoires paysannes étaient écrites en langue verte, donnait ainsi aux enfants un volume
aux touches délicates, qui restera peut-être comme son chef d’œuvre ». Il justifie ainsi ce jugement :
…la drôlerie de certaines scènes est irrésistible. Elle n’exclut pas une poésie diffuse et une morale qui ne s’affiche point,
laissant au récit sa souplesse et son duvet. Ces histoires dont le décor est souvent une cour de ferme, se présentent à nous
comme de belles pêches mûries dans le plein soleil et dont le jus nous désaltère et nous rafraîchit.
Autant dire que le chef-d’œuvre transforme les adultes, quels qu’ils soient, d’où qu’ils soient, en de
grands enfants émerveillés !
Le thème de l’enfance, partant de sa propre enfance, est apparu dans l’œuvre de Marcel Aymé très
tôt : deux nouvelles parues en 1932, « La Retraite de Russie »(1) et « A et B » qui mettent en scène des écoliers et des lycéens, sont quasiment contemporaines de l’écriture des premiers Contes qui parurent dans
le journal littéraire Candide, à partir d’avril 1932, puis sous forme d’albums pour enfants, chez Gallimard,
à partir d’octobre 1934. Un retour intime sur ses jeunes années s’opère donc chez l’écrivain, au moment
où sa vie affective et sa vie professionnelle se stabilisent : il passe contrat avec la NRF en mars 1931,
Gaston Gallimard lui assurant des mensualités à compter de cette date, et il se marie le mois suivant…
Le cadre
Le cadre des dix-sept Contes du chat perché paraît encore si familier que l’on a rarement tenté de
le définir. Dans un évident respect des codes du conte traditionnel, du conte de fée, la narration évite
toute localisation géographique précise et s’interdit de dater les événements. Pourtant, des notations
échappent de loin en loin à la plume du conteur et trahissent les références à l’environnement et au
mode de vie qui ont imprégné l’enfance de Marcel Aymé et de bon nombre de ses lecteurs.
Le décor principal est une ferme située à l’écart d’un village, où se trouvent les centres vitaux de la
vie sociale, l’école primaire, l’épicerie…
Delphine et Marinette revenaient de faire des commissions pour leurs parents, et il leur restait un kilomètre de chemin. (« Le
Chien »)
Sur le chemin de l’école, en traversant les prés, Delphine et Marinette virent un petit coq noir… (Le Petit coq noir)
A l’extrémité du village dont elle était séparée par un petit bois dissimulant les autres maisons, mon grand-père avait une tuilerie cons-
truite presque au bord de la forêt.
(Les Jours)
La ferme des Contes est construite en bordure d’une route dont elle est séparée par une haie et un
fossé. Deux noyers encadrent l’entrée de la cour, au centre de laquelle se trouvent un puits et une auge
de pierre. Par-delà une autre haie, des jasmins, des œillets et des lilas embellissent le jardin potager. Des
prés, des champs, s’étendent aux alentours jusqu’au bois voisin…
(1) « La Retraite de Russie » a été écrite, en mars 1930, à Dole, où Marcel Aymé fréquenta le collège dès la 7ème, à l’âge de ses héros.
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Prends ton vol, et va-t’en sur la plaine, jusqu’à la maison des noyers. Là tu informeras les parents …( Le Petit coq noir)
Caché derrière la haie, le loup surveillait patiemment les abords de la maison. (Le Loup)
Surtout, ne vous éloignez pas de la maison. Jouez dans la cour, jouez dans le pré, dans le jardin, mais ne traversez pas la route. (Les
Cygnes)
Chaque notation est bien conforme aux souvenirs d’enfance. A Villers-Robert où Marcel Aymé vécut de 1904 à 1910, La Tuilerie, propriété familiale, est située à la sortie du village, sur le chemin vicinal
conduisant à Seligney, hameau de 120 âmes, «...peut-être le village…le plus pieux de tout le département du Jura » (Les Jours), d’où était originaire la grand-mère Françoise Monamy.
Une barrière blanche sépare aujourd’hui de la route le domaine qui enchanta le petit Marcel et sa
sœur Suzanne. A l’entrée de la cour qui donne accès à ce qui fut le bâtiment de la ferme, on peut encore
admirer deux magnifiques noyers centenaires. Dans la plaine, en contrebas de la propriété, coule paresseusement l’Orain, affluent de la Loue.
A l’heure du diner…le chat s’en fut à travers prés jusqu’à la rivière. (Le Cerf et le Chien)
Par–delà on aperçoit les tours du château XVIIIe du marquis Vaulchier du Deschaux. Or, dans la
cour de la ferme où il s’entretient avec Delphine et Marinette, le paon remarque :
Et je n’avais pas le droit de fréquenter les poulets ni les autres espèces du château. Car vous savez que j’habite ce château qu’on aperçoit là
-bas.
(Le Paon)
Le milieu naturel est omniprésent dans les Contes comme il l’est encore dans les environs de VillersRobert : au bois, poussent les acacias, les hêtres, les chênes, les bouleaux et les noisetiers ; on y cueille
les fraises des bois et le muguet, on y retrouve des carrés d’avoine folle (Le Petit coq noir) ; les chemins sont bordés de talus herbeux couronnés d’aubépines (Le Chien) ; marguerites, bleuets et boutons
d’or dans les prés parachèvent un décor agreste tôt exploré par le petit-fils du tuilier.
L’époque
Le décor est planté. Le lecteur entre de plain-pied dans un discours narratif qui évacue le traditionnel
« il était une fois » ainsi que tout repère d’ordre temporel. Jugeons-en d’après la phrase par laquelle débutent quelques contes :
Delphine eut le prix d’excellence (Les Bœufs)
Les parents mirent leurs habits du dimanche… (L’Eléphant)
Delphine et Marinette jouaient à la paume…(Le Mauvais jars)
Mais l’action suit parfois le déroulement cyclique des saisons : l’aventure de la panthère dure du printemps à l’hiver suivant (Le Canard et la panthère) ; c’est au printemps que les parents décident de tuer
le cochon (La Buse et le cochon). Par contre, d’un conte à l’autre, on ne décèle aucune progression
linéaire dans le temps.
Des exceptions significatives confirment la règle. Une seule fois, Marcel Aymé laisse échapper de sa
plume une date précise : 1922, l’année de naissance du renard qui cherche à dévorer « Le Petit coq
noir » (paru dans Candide en 1933). Cette datation ancre significativement le conte dans la réalité contemporaine, et contribue à lui donner l’allure d’une satire politique et sociale. Il en va de même pour la
référence au communisme, objet fréquent des conversations, dans « Le Canard et la panthère » (1937).
Moi qui ai visité la Russie en détail, commençait le canard, je peux vous dire la vérité sur le communisme… Eh bien, la vérité, c’est que là
-bas, les canards ne sont pas mieux traités qu’ailleurs.
Les personnages
Un flou délibéré est entretenu autour des personnages eux-mêmes. Le temps immobile de l’enfance
est suggéré par des notations volontairement vagues, l’aînée, la plus jeune… Les fillettes ne grandissent
guère d’un conte à l’autre. Toutefois, leur âge est régulièrement mentionné dans les quatre derniers
contes, parfois, il est vrai, par des formules sibyllines : Marinette fête l’anniversaire de ses sept ans dans
Les Boites de peinture (1941). Les deux sœurs « ont presque vingt ans à elles deux » Les Vaches (1942).
Ce sont « deux grandes bêtes de dix ans » dans Le problème (1946). Les parents qui les traitent ainsi n’ont
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pas d’âge. Pourtant, la mère des fillettes a entre 30 et 35 ans, si l’on en croit les souvenirs de la vieille
carpe rencontrée au bois par Delphine et Marinette :
J’ai connu leur mère quand elle était une petite fille, je parle d’il y a vingt-cinq ou trente ans. (Le Cerf et le chien)
Ayant perdu sa mère quand il avait deux ans, Marcel a d’abord été élevé par ses grands-parents. Du
plus loin qu’il se souvienne, il les a appelés papa et maman. La tante Léa elle-même, lorsqu’elle recueille
les deux plus jeunes enfants de sa sœur Emma, en 1910/1911, a déjà 34 ans. Elle est veuve et mène la
vie laborieuse des employées de commerce. La guerre la transformera en infirmière bénévole de l’hôpital militaire installé dans le collège de l’Arc. Deuils, responsabilités, dévouement, ce contexte n’incite pas
particulièrement à l’insouciance et à la frivolité : il explique peut-être la sévérité et l’austérité caricaturale
des parents de Delphine et Marinette, bien que nous sachions que Marcel a été très heureux chez ses
grands-parents Monamy comme chez sa tante Léa Cretin.
Le mode de vie
Delphine et Marinette vivent dans un univers rural où la mécanisation n’est pas encore apparue : les
attelages, la charrue sont tractés par la seule force animale :
« Il avait la tête si pleine de beaux vers, de dates historiques, de chiffres et de maximes, qu’il écoutait distraitement les ordres donnés par
son maître ; parfois même, il n’écoutait pas du tout, et l’attelage s’en allait de travers et jusqu’au bord du fossé, quand ce n’était pas en plein dedans ». (Les Bœufs)
On se déplace à pied le plus souvent pour aller travailler aux champs, comme pour aller à la ville voisine : les parents partent de bon matin (Les Cygnes) et leur lent retour vers la maison est un élément
majeur du récit.
Quant à la bicyclette, si fréquente dans nos campagnes de l’entre-deux-guerres, elle n’est mentionnée
qu’une seule fois, de façon très indirecte, dans « Le Problème » (1946) : « Delphine et Marinette avaient dessiné… une très longue route au bout de laquelle le facteur arrivait à bicyclette ».
Le vétérinaire, plus aisé que les villageois, utilise une « voiture » (Les Boites de peinture, 1941) sur
laquelle aucun détail descriptif n’est fourni. Seule la présence du cheval permet au bout de quelques
phrases de comprendre qu’il s’agit d’une voiture attelée :
… On vit grossir le cheval à vue d’œil et, le temps de compter jusqu’à dix, il revenait à ses dimensions habituelles. La voiture n’était plus
alors qu’à trente mètres de la ferme…
Quelques années auparavant, dans « L’Ane et le cheval » (1937) on constatait déjà l’utilisation de
l’attelage pour les déplacements, et du bât pour le transport des produits de la ferme.
Un matin, donc, le cheval fut attelé à la voiture par le père, tandis que la mère emmenait au marché de la ville l’âne chargé de deux sacs
de légumes.
La voiture automobile fait néanmoins une brève apparition dans l’un des premiers Contes du chat
perché, mais de façon tout-à-fait marginale.
Les parents mangeaient justement un poulet qu’une automobile avait écrasé dans la matinée. (Le Petit coq noir, 1934)
Et il faut attendre Le Problème (1946) pour trouver une nouvelle allusion aux véhicules à moteur. Le
sanglier bourru s’exclame :
Ma parole, on se croirait sur une route nationale, il ne manque plus que les autos.
Le transport ferroviaire est presque aussi rarement évoqué :
Les parents se préparaient à aller à la gare, malgré le mauvais temps, expédier des sacs de pommes de terre à la ville (La Patte du
chat, 1944)
Le microcosme de Delphine et Marinette n’est pas un monde clos, replié sur lui-même. La ville voisine, en fait Dole (citée expressément dans trois romans jurassiens : La Table-aux-Crevés, Gustalin, La
Vouivre, et sous un nom d’emprunt dans la Jument Verte) attire les villageois non seulement par son marché, mais aussi par ses foires aux bestiaux (Le Canard et la panthère, Le Cerf et le chien), sa bouche-
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rie (Les Bœufs), qui désigne les abattoirs conformément au nom de la rue doloise des Vieilles Boucheries, parfois ses distractions, tel le cirque. C’est de la ville voisine que vient le sous-préfet qui
vante les bienfaits de l’instruction (Les Bœufs), mais c’est au « chef-lieu » que résident les riches parents
de la cousine Flora (Le Paon).
Au fil des contes, la ferme voit sa topographie se dessiner. Les pièces sont toutes de plain-pied ; on
n’évoque l’escalier que pour aller au grenier ou à la cave. La cuisine, pièce principale, est le centre vital
du logis. Elle est éclairée d’une seule fenêtre et ouvre directement sur la cour. Elle est flanquée de la
chambre des parents, d’un côté, de la chambre des fillettes de l’autre ; les dépendances, royaume des
enfants, sont complaisamment énumérées : l’écurie, l’étable, la basse-cour, la soue à cochon, la grange,
le bûcher sont tour à tour le lieu de l’action.
L’image de la ferme des contes est parfaitement fidèle à la disposition des bâtiments de la Tuilerie.
Comme nombre de fermes de type bressan, la bâtisse sise à côté de la « maison des maîtres » (laquelle a
appartenu aux parents de Marcel Aymé avant d’être rachetée par Léa Cretin) présente un plan rectangulaire, perpendiculaire à la route. Longue et sans étage, elle est couverte d’un toit débordant en auvent :
devant la porte de la cuisine, un puits à margelle et une auge en pierre fournissent l’eau, sans qu’on ait
besoin d’aller puiser celle-ci dans une fontaine publique. L’image de cette ferme est suffisamment forte
pour qu’on la retrouve inchangée dans La Vouivre (1943).
Le lieu de vie privilégié de la maison est la cuisine. Toutes les activités domestiques y trouvent leur
cadre : les fillettes font leur devoirs, cousent, jouent dans la cuisine au sol carrelé. Pour l’éclairage et le
chauffage, on n’en est plus au feu dans l’âtre, il est remplacé par un moderne « fourneau » (Le Loup
1934, Les Vaches 1942) ou une « cuisinière » (L’Eléphant, 1935). Aucune mention de l’électricité, pourtant apparue dans les campagnes après la Grande Guerre, mais on peut imaginer que la lumière provient
de la lampe à pétrole :
« Dans la cuisine, Delphine et Marinette cousaient sous la lampe. » (Les Cygnes)
La cuisine est meublée d’un buffet où l’on range la vaisselle et les aliments (lait, fromage), d’une table
ornée d’un plat en faïence très ancien, de quatre chaises, d’un coffre à bois, d’une horloge à balancier,
bien évidemment comtoise.
La chambre des filles, éclairée par deux fenêtres, est confortable avec son parquet, ses deux lits jumeaux garnis d’une courtepointe. Une chaise au chevet de chacun des lits reçoit les vêtements. On
range dans l’armoire les habits du dimanche. (l’Ane et le cheval)
Le miroir et la cuvette évoquent les soins de la toilette : il n’est pas question de salle de bains, ni même
d’eau courante. Dans la vie quotidienne on tire l’eau au puits, on lave le linge dans la cour, où sont entreposés cuveau, lessiveuse, corbeille, escabeau et tabouret. On n’étend pas la lessive sur une ficelle tendue mais sur la haie, coutume locale attestée dans « Le Mouton ».
Le vêtement des adultes n’est que brièvement décrit : les parents se protègent du froid et de la pluie
par une pèlerine, cape courte et sombre, en laine, avec capuchon. Ils sont chaussés de sabots garnis intérieurement de chaussons de laine (L’Eléphant). L’achat d’une paire de souliers est un évènement exceptionnel (L’Ane et le cheval). Les fillettes sont vêtues d’une robe « de rien », c'est-à-dire très ordinaire,
protégée par un tablier à carreaux (Le Paon). Elles sont chaussées de sabots de bois, leurs souliers ne
servant que pour les grandes occasions. Une paire de pantoufles, chaussures d’intérieur, est considéré
comme un cadeau de grande valeur. Le dimanche, et lors de certaines cérémonies comme la distribution
des prix à la fin de l’année scolaire, elles revêtent une jolie robe rose, qu’elles échangent bien vite pour
les habits « des jours » ou « de tous les jours » dès les fastes terminés. (Les Bœufs)
La visite de l’élégante cousine Flora (Le Paon) est l’occasion pour l’auteur de montrer le contraste
entre le mode de vie économe à l’extrême des ruraux, et le train de vie dispendieux des citadins. Marcel
Aymé, qui a passé son adolescence dans l’arrière-boutique d’un magasin de lingerie féminine, s’attarde
avec une précision de connaisseur sur les tissus et les détails très « couture » : l’organdi, le crêpe, la soie
lilas, les bouillons et décolletés, les tailleurs et les ceintures dorées, les souliers vernis à talons hauts.
Delphine et Marinette portent les cheveux flottants sur les épaules, ou attachés par un ruban. Elles
rêvent de chignons, de frisures et d’ondulations, de chapeaux. La mode des années trente, apportée au
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village par quelques rares vacanciers fortunés (Les Vaches), s’inscrit en filigrane dans ces rêveries de
« jeunes filles » (Le Paon).
Le quotidien des enfants est fortement marqué par l’école communale, cadre de référence ou arrièreplan de plusieurs contes (Les Bœufs, le Petit coq noir, l’Ane et le cheval…). Issu d’une famille aux
convictions laïques et républicaines, Marcel Aymé a été porté par cette foi familiale héritée d’un grand
père radical-socialiste et d’un père franc-maçon. Les valeurs de l’institution scolaire se substituent aux
valeurs religieuses, totalement absentes des Contes. Ces valeurs furent bien servies par les sœurs de Marcel : toutes deux devinrent enseignantes après être passées par les Ecoles normales. Les aphorismes à la
gloire de l’école ne sont cependant pas exempts d’arrière-pensées ironiques de la part d’un écrivain qui a
connu des années de petits métiers et qui a eu du mal à trouver sa place dans la société. Difficile de
prendre au premier degré la suffisante conviction du sous-préfet, qui évoque le parfait contretype de
Brûlebois, l’ancien sous-préfet devenu clochard. (Les Bœufs)
Les us et coutumes scolaires sont complaisamment détaillés dans les Contes du Chat perché : géographie, histoire, arithmétique, grammaire, poésie sont les passions du bœuf auquel Delphine et Marinette
ont appris à lire en cachette. Devoirs et leçons sont associés à leurs inévitables sanctions, notes consignées dans le livret scolaire, bons points, prix d’excellence et prix de mérite distribués solennellement au
cours de la cérémonie de fin d’année. Les marques extérieures de satisfaction prennent la forme de couronne dorée (Les Bœufs), de croix d’honneur, tandis que les mauvaises élèves reçoivent toute la
gamme graduée des punitions : les zéros, les mauvais points, la mise au coin, le bonnet d’âne, sans
compter les vertes admonestations de la maîtresse, qui fustigent les leçons non sues ou l’école buissonnière.
Le folklore scolaire comporte aussi ses accessoires : le cartable, les livres et les cahiers, le cahier de
brouillon, le plumier où l’on range son porte-plume (Le Problème). Enfin, le rythme de la vie scolaire
n’est pas oublié : le départ matinal, les récréations, le retour pour le repas de midi malgré l’éloignement
(la cantine n’existe pas) ; la semaine est ponctuée par la trêve du jeudi qui permet aux fillettes d’accueillir
« Le Loup », par le repos du dimanche et par les grandes vacances d’été (Les Bœufs).
Dans la cour de l’école, dans la cour de la ferme, dans la cuisine, dans le pré, les différentes formes
du jeu d’enfant sont particulièrement mises en relief. C’est en grande partie la description de ces jeux et
de leurs règles qui donnent aux Contes leur force et leur fraîcheur, comme si l’enfance trouvait là la reconnaissance de son statut, volontiers contesté par le monde adulte ; dans la société traditionnelle, qui
prône l’utile avant tout, la gratuité et la valeur formatrice du jeu sont constamment niées :
Ils regardaient le mouton de travers et disaient entre leurs dents qu’il faisait perdre leur temps aux petites, et qu’elles
eussent été mieux à faire du ménage ou à ourler des torchons qu’à jouer avec cette sale bête. (Le Mouton)
Pourtant Delphine et Marinette n’ont que très peu de véritables jouets : poupées, balle, osselets, un
jeu de loto. La balançoire est improvisée avec les moyens du bord. Le jeu est avant tout affaire d’imagination, quand il ne répond pas à des codes établis de longue date. C’est un relevé quasi ethnologique
que Marcel Aymé nous livre à propos des jeux d’enfants dans ses Contes du chat perché : la ronde, la
paume placée, la balle fondue, la mariée, la main chaude, le pendu, pigeon-vole, la marelle, sautemouton, et tous les jeux de poursuite, le furet, la courotte malade, les quatre coins, colin-maillard, le voleur… et l’inévitable « Loup y es-tu ? » qui fut le premier titre du conte Le Loup.
L’heure n’est pas toujours au jeu. Bon gré, mal gré, et plus souvent qu’à leur tour, les enfants doivent
s’insérer dans l’économie domestique : ils sont sollicités pour faire le ménage (Le Mouton), mettre le
couvert, allumer le feu (Les Cygnes), pour des travaux de couture, pour ourler des torchons (Le Paon,
Le Chien), pour les courses à l’épicerie du village (Le Chien, Le Canard et la panthère), pour la
cueillette des haricots ou la récolte de l’herbe destinée aux lapins d’élevage (Les Boites de Peinture).
Ces corvées sont considérées par les parents comme une forme d’éducation en même temps qu’une
nécessaire participation à l’entretien de la maisonnée.
De ces quelques notations volontairement limitées au cadre scénique des Contes, de ces mises en pa-
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La fillette aux moissons
rallèle des souvenirs et de l’écriture, naît la confrontation entre l’écrivain Marcel Aymé et l’enfant qu’il
fut. Le succès de ces contes modernes provient probablement de l’authenticité profonde des sensations
et des sentiments qui leur ont donné naissance. C’est, au-delà des particularismes, un langage universel,
fait d’émotions issues de la prime enfance, que le talent du conteur a pu raviver, par petites touches,
sans grandiloquence ni didactisme. Dans les Contes du Chat perché, Marcel Aymé a exprimé sans doute « le
meilleur de lui-même, de son esprit et de son art » (R. Brasillach), mais aussi la version la plus intériorisée de son
histoire personnelle. Là où les contemporains ont vu fantaisie ou fable politique, c’est la dimension psychologique qu’il faut avant tout mettre en relief. Elle fait des Contes du Chat perché un texte essentiel, qui
depuis plus de soixante-dix ans, aide les enfants à comprendre le monde, à se comprendre eux-mêmes,
en un mot, à grandir.
Danielle DUCOUT
(Directrice honoraire de la Médiathèque de Dole, secrétaire générale des Amis de Marcel Aymé de 1994 à 2002)
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L’Echo de Franche-Comté, Gérard Large et moi -même avons le grand plaisir de vous
présenter un conte du docteur Frédéric Lerich. Cet admirateur fervent de Marcel Aymé
a été malgré lui le héros d’une curieuse et belle histoire. En 1967, jeune étudiant, il
écrivit deux contes reprenant les personnages de Delphine et Marinette, et il les fit parvenir à Marcel Aymé comme un témoignage du culte qu’il lui portait. L’écrivain, en
proie à une grave maladie qui devait l’emporter le 14 octobre, n’eut pas la possibilité de
lui répondre, mais il archiva soigneusement les deux tapuscrits qui étaient dépourvus
de toute annotation manuscrite et de signature. Trente ans plus tard, en rangeant sa
belle bibliothèque, ses héritiers trouvèrent les deux contes et les remirent à l’éditeur
Gallimard. C’était l’époque où se préparait l’édition complète des œuvres romanesques
de Marcel Aymé dans la prestigieuse collection Bibliothèque de la Pléiade. Michel Lécureur, qui dirigeait cette édition, me confia le travail de publication des Contes du Chat
perché : présenter et commenter les dix -sept textes, écrits entre 1932 ( Le Loup) et 1946
(Le Problème) les situer dans l’époque où s’affirmait l’essor de la littérature enfantine…
Un travail passionnant que je remis à Gallimard au printemps 1998. Attention, me répondit-on en accusant réception de ma « copie », votre tâche n’est pas terminée, il vous reste à
analyser les deux contes récemment retrouvés. Je m’étais tellement imprégnée, des mois durant,
de l’atmosphère si particulière des Contes du Chat perché que je constatai au premier
coup d’œil que ces deux contes supplémentaires ne pouvaient avoir été écrits par notre
grand auteur. Je refusai tout net de m’y intéresser. Après quelques tergiversations, il fut
décidé que les deux textes seraient édités quand même, mais en appendice, avec un
court commentaire dans lequel j’exprimais mes réserves : par le style, le rythme, la syntaxe
et le vocabulaire, ces contes différent sensiblement des dix -sept contes publiés de 1934 à 1946.
Devenu médecin généraliste, mais toujours fan inconditionnel de l’auteur de La Jument verte, le Dr Lerich se précipita sur la parution Gallimard et eut la surprise immense
d’y découvrir ses propres textes. Publié de son vivant dans la Pléiade est un honneur
plutôt rare ! Il se manifesta auprès de l’éditeur, prit également contact avec moi. Ce fut
un vrai bonheur d’échanger avec lui, d’autant plus que, plein d’humour et loin de s’offusquer de mes observations quelque peu négatives, M. Lerich réagit de la plus saine
façon, reprit la plume, et écrivit de nouveaux contes à la manière de Marcel Aymé. Ses
progrès dans l’écriture ayméenne étaient incontestables, et je lui avouai volontiers qu’il
parvenait désormais à reproduire parfaitement la fraîcheur, le rythme, et les tonalités
de son modèle. J’aurais pu cette fois m’y tromper !
Nonobstant, Frédéric Lerich se défend de faire de ses textes un pastiche des célèbres
contes. Il y met beaucoup de sa verve personnelle et introduit des éléments qui modernisent ou actualisent le propos. Nous vous proposons donc Le Tracteur. Un conte que
n’aurait pas écrit Marcel, lui qui se référait au monde de son enfance, avant la guerre de
14 donc, un monde rural où la mécanisation agricole n’avait pas encore fait son apparition. Mais le tracteur est néanmoins un « personnage » que n’aurait pas récusé le Marcel
Aymé auteur de théâtre : n’a-t ’il pas écrit dans son âge mûr le Minotaure, une pièce où
un tracteur trône dans un salon de parisiens « branchés » qui considèrent cet objet plutôt encombrant comme la fine fleur de l’art contemporain ?! Merci à Frédéric Lerich de
nous avoir autorisé à publier cet hommage original à Marcel Aymé.
Danielle DUCOUT
(Directrice honoraire de la Médiathèque de Dole, secrétaire générale des Amis de Marcel Aymé de 1994 à 2002)
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Le Tracteur
Par Frédéric Lerich
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epuis quelques temps déjà, les parents tenaient entre eux de fréquents conciliabules qui ne laissaient pas d'inquiéter Delphine et Marinette. La première chose qui leur vint à l'esprit fut qu'ils
complotaient d'envoyer à l'abattoir l'un des animaux de la ferme, et peut-être même bien l'un des deux
bœufs, le vieux blanc, que son âge avancé semblait devoir désigner au couteau du boucher... L'intéressé
lui-même s'en préoccupait fort, et baissait le museau à ras de terre chaque fois qu'il croisait les parents,
pensant passer ainsi inaperçu. Pourtant, ceux-ci ne lui accordaient pas même un regard.
Delphine qui était la plus grande et aussi la plus raisonnable s'attachait, aidée de sa sœur Marinette, la
plus blonde, et de son ami le bœuf roux, à le réconforter :
« Tu te frappes trop vite, bœuf, nos parents ne
font pas seulement attention à toi. Tu te tourmentes inutilement; quand ils veulent envoyer
une bête à la boucherie, ils ont un regard de travers qu'on ne leur voit pas du tout cette fois-ci.
-C'est vrai, poursuivit Marinette, ils ont mauvaise conscience, et on le sait aussitôt.
-Je ne demande qu'à vous croire, petites, mais
je vois bien que je ne suis plus le bœuf que j'étais,
et tenez, s'ils me vendaient, je ne pourrais même
pas leur donner tort.
-Tu blagues, dit le roux, tu n'as jamais été aussi
alerte, parole, et j'ai parfois de la peine à te suivre
quand nous tirons la charrue...
-Tu me caches la vérité, toi aussi, mon frère
roux. Si je me trompe, regarde-moi bien en
face. »
Le blanc leva vers le roux un regard embué
qui démentait ses paroles. La vie à la ferme lui
avait appris ce qu'on faisait des vieux serviteurs.
« Bref, dit le blanc, je crois le moment venu de
vous faire mes adieux. Petites, je garderai jusqu'au
bout le meilleur souvenir de vous. Quant à toi,
roux, je te pardonne tous les tours que tu m'as
joués, et ne veux me souvenir que du bon. »
Sur ces entrefaites, les parents arrivèrent en
compagnie d'un homme plein d'entrain, habillé
comme à la ville, qui donnait l'impression de s'efforcer de les convaincre :
« Vous verrez, vous n'aurez pas à le regretter ;
après tout, nous sommes au vingtième siècle, que
diable, il faut marcher avec son temps !
-Je ne vous dis pas, répondit le père, mais c'est
quand même une jolie somme que vous nous demandez là ; où la prendrions-nous ?
-Eh bien, vous n'avez qu'à vendre vos bœufs.
De toute façon, ils ne vous serviront plus à
rien ! »
Les petites ne purent en entendre davantage,
car les parents s'étaient déjà éloignés, sans paraître les voir. Tout cela n'était pas pour rassurer
les bœufs, et il apparaissait maintenant que le plus
jeune allait partager le destin de son compagnon.
« On a bien raison de dire que nul n'est assuré
de son sort, dit le roux. Ma peau ne vaut pas plus
chère que la tienne, et je crois que nous allons
être unis dans la mort comme nous l'étions dans
la vie... »
Les petites ne savaient que dire, mais elles promirent aux bœufs de les tenir au courant au plus
tôt de ce qui se préparait. Les parents revenaient
tout juste, sans leur visiteur.
« Nous avons à vous parler d'une décision que
nous venons de prendre, dit le père. Les bœufs se
font vieux...
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-Oh, pas tant que cela, surtout le roux, objecta
Marinette. Je trouve même que le blanc a joliment
repris des forces depuis quelques temps. N'est-ce
pas, Delphine? Même l'oncle Alfred s'en étonnait
la dernière fois qu'il est venu. Il avait dit : voilà
des bœufs qui ne font pas leur âge...
-Ah ça, allez-vous nous laissez continuer, petites péronnelles? Prétendez-vous nous dicter ce
que nous avons à faire? Nous reprenons donc...
Ah oui... Nous disions que les bœufs se font
vieux et qu'il faudra les vendre pendant qu'il en
est encore temps.
-Et qui donc tirera la charrue à leur place ?
Vous savez bien que le prix des bœufs a beaucoup monté ces derniers temps. On dit même
qu'il aurait doublé, dit Delphine.
-Bien sûr, ajouta Marinette, ce n'est pas l’affaire des enfants de savoir cela, mais Clairette, de
la ferme voisine, me disait encore que jamais leur
papa n'en rachèterait à ce compte-là...
-Nous ne vous le faisons pas dire, répondit la
mère, et nous sommes bien d'avis, nous aussi,
que ce n'est pas là l'affaire de petites filles, mais
puisque nous en sommes à parler de cela, sachez
que nous n'en achèterons plus, en effet. Nous
sommes au vingtième siècle, que diable...
-Il faut bien vivre avec son temps, enchaîna le
père. Sachez donc que nous allons vendre les
bœufs et acquérir en échange un tracteur.
-Un tracteur ? S'exclamèrent ensemble les
deux petites.
-Parfaitement, un tracteur. L'oncle Alfred
nous a indiqué un vendeur qui nous fait un bon
prix, et nous n'allons certes pas laisser passer une
telle occasion. »
ont rendu tant de services et qui nous ont vu
grandir ! »
Les parents eurent un moment d'hésitation,
car ils aimaient bien, eux aussi leurs deux bœufs,
qu'ils avaient adoptés depuis longtemps, sans
même s'en rendre compte. Ils se demandaient
maintenant si leur décision n'avait pas été prise
un peu à l'insistance du vendeur. Mais ils s'étaient
déjà engagés auprès de lui et ils ne pouvaient paraître céder aux instances de leurs deux têtes
folles.
« Nous savons ce que nous avons à faire, et
d'ailleurs, l'affaire est conclue et nos comptes
sont faits. »
Puis ils s'éloignèrent en continuant à discuter
entre eux.
Alphonse, le chat, vint à passer, en compagnie
du gros canard blanc et noir, qui se dandinait en
direction des petites.
« Qu'on donc les parents à se parler de cette
manière, s'enquit-il. Ou je me trompe fort, ou ils
préparent un tour à leur façon.
-Tout juste, Alphonse, dit Delphine. Ils s'apprêtent à vendre les bœufs à la boucherie pour
acheter à leur place un tracteur. Ce sont des sanscœur qui n'hésitent pas à sacrifier de bons serviteurs. Il a suffi d'une offre de ce vendeur, et ils
ont accepté aussitôt, sans aucune reconnaissance
pour les services rendus... »
Alphonse fut un peu embarrassé car il ne savait pas très bien ce qu'était un tracteur. On n'en
avait pas encore signalé dans les environs. Mais
plutôt que de faire semblant, car il était très honnête, il demanda :
« Petites, si vous m'expliquiez ce que c'est ? Je
n'en ai encore jamais rencontré. »
Le canard, qui, lui, avait vu du pays, expliqua :
« Eh bien, c'est une sorte de grosse machine
qui tire les charrues mieux que les chevaux, qui
tousse, qui crache et sent très mauvais. J'en ai vu
beaucoup quand j'étais en Russie. Et je peux vous
dire que je ne m'attendais pas à voir cette horreur
Les deux sœurs ne surent que répondre, et
même, un peu malgré elles, furent séduites dans
le premier moment par l'idée de voir arriver à la
ferme une telle nouveauté. Mais elles se reprirent
très vite :
« Mais, parents, vous n'allez tout de même pas
vous défaire de notre paire de bœufs qui nous
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arriver à la ferme. Où se mettre à l'abri du modernisme, désormais ? »
Un à un, on mit au courant les bêtes de la
ferme de cette décision. La volaille surtout, y fut
opposée d'abord.
« Vous comprenez, dit le coq, un accident est
tôt arrivé avec ces grosses machines, et nos poussins seraient écrasés l'un après l'autre sans même
que l'on s'en aperçût.
-Et surtout, les bœufs seraient vendus, s'indignèrent les petites...
-Oui, surtout, reprit le coq, mais sans la conviction qui convenait.
Le couteau du boucher l'effleurait déjà quand
il se réveilla tout en sueur. Il considéra que ce
rêve était prémonitoire, mais se garda bien d'en
parler. Croisant les bœufs dans la journée, il ne
put même pas les saluer comme il le faisait d'habitude.
« Mais quelle tête tu fais, cochon, on jurerait
que tu te rends à un enterrement. »
S'ils pouvaient savoir, pensa le cochon... Il fit
un grand effort sur lui-même pour prendre un air
dégagé :
« Mais pas du tout, répondit-il. Simplement,
j'ai fort mal dormi la nuit passée, ce qui fait que
vous me voyez un peu ensommeillé. »
Il se demandait comment les bœufs pouvaient
rester aussi placides dans la situation où ils se
trouvaient. Il ne savait pas que la nature des
bœufs est d'endurer presque tout.
Trois jours après, le maquignon arriva. Il ne lui
fallut pas plus qu'un clin d'œil pour jauger les
deux bœufs, qu'il trouva fort à son goût. Le fourrage ayant été particulièrement abondant cet hiver, leur bonne mine et leur peau bien tendue lui
firent la meilleure impression. Durant toute l'inspection, les bœufs gardèrent une attitude digne,
et ne se donnèrent même pas la peine de boiter
ou de prendre un air maladif, comme auraient fait
d'autres. Ils montèrent dans la bétaillère sans
adresser un seul regard aux parents, qui de leur
côté, semblaient absorbés dans la contemplation
de leurs chaussures. Sans se retourner, ils firent
un petit signe de tête en direction des petites, puis
la carriole les emporta dans un nuage de poussière.
« Vous avez de la peine, bien sûr, dirent les
parents, et c'est tout à votre honneur, mais songez que tôt ou tard, ils nous auraient quittés, et
que grâce à eux, la ferme va connaître un essor
nouveau. Il aurait fallu de toute façon en venir là
un jour ou l'autre. »
Les petites ne répondaient rien tant elles
avaient la gorge serrée. Seule, Delphine parvint à
dire :
La tristesse et l'inquiétude s'installèrent à la
ferme. Les bœufs ne comptaient pour l'essentiel
que des amis. Les indifférents même, tel le coq,
effrayés à l'approche de cette menace, épousaient
de ce fait leur cause. Et un incessant défilé d'amitié les assiégeait à l'étable.
« Merci, mes amis, s'exclama le roux. Nous ne
nous serions certes pas attendus à une telle manifestation de solidarité. Elles sont pour nous un
vrai réconfort; le couteau du boucher en sera plus
doux.
-Certainement, fit le blanc. Toutefois si nous
pouvons y échapper, vos témoignages d'amitié ne
seront pas perdus pour autant. »
Le cochon, nature déjà trop sensible, éclata en
sanglots bruyants. Il faut dire qu'il avait noué de
solides liens avec les bœufs, et leur fin prochaine
lui brisait le cœur. Une rapide réflexion lui fit aussi apparaître clairement pour la première fois ce
qui l'attendrait tôt ou tard, qui ajoutait encore à
son chagrin.
Cette nuit-là, il eut un sommeil agité. Il vit les
deux bœufs au paradis, voletant à l'aide d'une
paire d'ailes dorées, le front surmonté d'une auréole, dorée, elle aussi, qui lui disaient :
« N'aie pas peur, cochon, viens nous rejoindre.
Le passage est beaucoup plus facile qu'on ne
pense. »
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« Ne comptez pas sur nous pour manger du
bœuf à dater de ce jour, nous préférons nous
laisser mourir de faim.
-Vous en mangiez pourtant bien quand ils
étaient là et vous ne faisiez pas tant les dégoûtées !
-Eh bien, nous avons eu tort, et quant au tracteur, nous ne le regarderons seulement pas.
-Nous ne vous demandons pas de le regarder.
Mais pour prix de votre impertinence, vous irez
vous coucher ce soir sans souper. »
Ainsi fut fait. Le lendemain matin, on entendit
dans la cour un vrombissement annonciateur de
l'arrivée du tracteur. Les parents bondirent hors
de table pour aller à sa rencontre, tandis que Delphine et Marinette achevaient d'avaler leurs tartines beurrées. Fidèles à leur parole, et peut-être
aussi retenues par leur appétit aiguisé par le jeûne,
elles ne bougèrent pas de leurs places. C'est à
peine si elles jetèrent un coup d'œil par la fenêtre
pour apercevoir le mastodonte rouge qui emplissait toute la cour de ses pétarades enfumées. De
leurs places, elles virent les parents s'affairer autour du tracteur, écoutant les explications du vendeur. Elles virent ensuite le père le remplacer au
volant de l'engin. Longtemps, il resta sur place.
Enfin, le tracteur fit un bond en avant et parcourut en tous sens la cour de ferme, suivi par le
vendeur et la mère. C'était à croire que personne
ne le dirigeait, et qu'il allait où bon lui semblait.
Effrayées, les petites quittèrent la table pour empêcher l'accident qui apparaissait imminent. Mais
quelques minutes plus tard, le père, conseillé par
le vendeur, ralentit son allure, et vint doucement
ranger l'engin devant la porte d'entrée…
« Je crois que cela vient, affirma-t-il. Deux ou
trois essais de ce genre, et je me rendrai maître de
ce tracteur. C'est tout de même autre chose
qu'une paire de bœufs !
-Quand je vous le disais, exulta le vendeur. Je
trouve même que vous êtes très doué. Ce n'est
plus qu'une affaire d'habitude, vous verrez. »
La mère, elle, n'était pas encore tout à fait revenue de sa frayeur.
« Est-ce bien raisonnable, mari ? Demanda-telle. Crois-tu que c'est encore de nos âges ?
-N'en doute pas, femme. Je sens que je vais
m'y faire très vite ? Regarde plutôt. »
Et il repartit, plus doucement, cette fois, en
parcourant la cour, allant et revenant; il y avait
bien encore quelques embardées de ci de là, le
tracteur semblant reprendre une vie autonome,
mais le père maîtrisait de mieux en mieux l'engin.
Au dernier tour, il décrivit un arrondi gracieux
qui le mena juste à côté de la compagnie.
« Fort bien, fort bien, fit le vendeur, il ne reste
plus à présent qu'à régler la misérable question
d'argent. Si vous voulez, nous allons rentrer chez
vous et y mettre un point final. »
La chose alla bon train. On convint d'un règlement étalé sur trois mois.
« Mais il est bien entendu, dit le père, qu'à la
moindre panne, je vous le rends, et vous me restituez l'argent.
-Ne vous tracassez pas de cela, je n'ai qu'une
parole. »
Le marché fut conclu. Le vendeur prit congé,
emportant une liasse de billets avec lui. La mère
regardait maintenant le père d’un œil admiratif.
« Tu vois, femme, ton mari est encore bon à
quelque chose. Le progrès, il n'y a rien de
mieux. »
Delphine et Marinette trouvaient aussi que le
progrès était une belle chose, mais elles ne pouvaient s'empêcher de songer à quel prix il avait
été acheté. L'image des deux bœufs en route pour
l'abattoir ne les quittait pas.
Voyant leur mines allongées, les parents les
rabrouèrent et les consolèrent tout à la fois.
« N'avez-vous pas quelque leçon à préparer ?
Allons, quittez ces têtes de carême. Si vous êtes
sages, vous irez faire un tour de tracteur. Peutêtre même bien que nous pousserons jusqu'à
chez l'oncle Alfred. Il sera bien content de vous
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voir, et par la même occasion, de faire connaissance avec le tracteur. »
vu d'un croc sous le groin qui pourrait nous être
bien utile.
-C'est un sanglier, alors, remarqua Delphine
-Euh, oui, c'est ça. Mais on s'est toujours considéré comme cousins. Sur une demande de ma
part, il débarquera de nuit à la ferme, et il percera
les pneus du tracteur et le rendra inutilisable.
N'est-ce pas une bonne idée, je vous le demande?
-Et les parents remplaceront les pneus, et on
sera privées de dessert pendant un an ou même
plus, objecta Delphine. Ton intervention est
louable, mais je crains qu'elle ne mène à rien.
-Ah bon, c'est comme vous voulez, répondit
le cochon d'un ton pincé. Moi, ce que j'en disais,
c'était pour rendre service. N'en parlons donc
plus. »
Dans les jours suivants, toute occasion fut
bonne pour le mettre à contribution. Le père mena Delphine et Marinette à l'école, au grand ébahissement de leurs camarades; on tira avec la
charrette de foin ; on déracina une bonne quantité de souches qui encombraient la grande prairie.
Le vrombissement se prolongeait tard le soir, ce
qui amena quelques plaintes parmi les bêtes. Le
cheval se plaignit d'insomnies, le cochon versait
toute la journée d'abondantes larmes, et sanglotait à fendre l'âme, faisant état d'angoisses nocturnes. Les poules pondaient moins et n'osaient
plus se risquer hors du poulailler de crainte d'être
écrasées. Bien sûr, ces craintes étaient pour une
bonne part imaginaires, mais avaient quand
même pour effet de perturber gravement la vie
de la ferme...
Un beau soir, profitant d'une accalmie, les
deux blondes tinrent conseil avec Alphonse, le
chat, le cochon, le chien et le coq.
« Nous sommes réunis, mes amis, pour tâcher
de remédier à la situation présente, déclara Delphine. La vie à la ferme, depuis le départ de nos
chers bœufs, et l'arrivée du tracteur, est devenue
intenable. Aussi, je propose, par exemple, que
tous renoncent à manger de la viande tant que le
tracteur restera là.
-J'approuve sans réserve, dit le coq. Le drame
qui se joue vaut bien un tel sacrifice.
-Je m'y oppose, repartit le chien. Vous me
voyez avalant des légumes à longueur de journées ? Est-ce là un régime pour un chien ? J'en
mourrai de faim, moi, et sans profit pour personne.
-C'est juste, intervint Marinette. Cette mesure
ne peut être généralisée à tous. Trouvons autre
chose.
-Eh bien moi, dit à son tour le cochon, j'ai la
solution. Voyez-vous, j'ai un lointain cousin qui
habite la forêt. Contrairement à moi, il est pour-
A quelques jours de là, désireux de partager
leur joie avec un tiers, les parents convièrent
l'oncle Alfred à un repas festif. Un esprit attentif
eût juste pu remarquer l'absence de bœuf au menu. Les parents n'avaient pas fait les choses à
moitié et quelques bons crus contribuèrent à soutenir la bonne humeur générale. L'oncle ne tarissait pas d'histoires drôles, telle que celle-ci, parmi
tant d'autres :
« C'est un monsieur et une dame qui cherchent à se loger. Alors que font-ils, d'après vous,
petites ? »
Marinette, la plus prompte, répondit sans hésiter :
« Ils vont dans une agence immobilière ?
-Non, mieux que cela.
-Ils regardent les annonces des journaux ?
-Non, encore mieux que cela.
-Ils mettent un petit mot à l'épicerie du village ? Dit alors Delphine.
-Non, encore mieux que cela. »
Alphonse, le chat, que l'on croyait endormi au
coin du feu, donna alors de la voix.
« Je crois savoir, dit-il d'une voix encore tout
ensommeillée... Je crois savoir...
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-Ca m'étonnerait bien, tonna l'oncle Alfred.
On aurait tout vu... Un chat qui répondrait là où
des grandes personnes sèchent…
-C'est pourtant bien simple, insista le chat : Ils
prennent un buste de Bonaparte- vous connaissez Bonaparte ? - et ils lui cassent un bras. Ça leur
fait un bon appartement chaud... Bonaparte manchot... vous saisissez ? C'est bien ça ?
-Ce chat devient d'une suffisance intolérable,
firent les parents. Et tout cela, pour faire son
avantageux. Tu ferais mieux de te taire au lieu de
te jeter dans une conversation où tu n'as que
faire... Alors, cette réponse, demandèrent-ils.
Nous donnons notre langue au chat.
-Plus la peine, répondit l'oncle, éclatant de rire.
C'est bien ça. Ta place serait dans un cirque, saistu ?, dit-il au chat.
-Peuh, le premier chat de gouttière vous en
aurait dit autant…
-C'est bon, dirent les parents, assez plaisanté.
Si nous allions jeter un coup d'œil à ce tracteur ?
-Bien volontiers, j'aurais même grand plaisir à
le conduire.
-Vous savez vraiment conduire un tracteur,
oncle Alfred ?, demandèrent les petites. Vous
n'avez pourtant pas dû en voir souvent…
-Que vous croyez, mes mignonnes. J'ai essayé
le premier tracteur qui est sorti, bien avant votre
naissance. Un tracteur américain. Alors, vous
voyez, sans me vanter, je puis dire qu'ils n'ont
plus aucun secret pour moi… »
Les petites ne purent s'empêcher de remarquer ses joues empourprées et ses moustaches
frémissantes. D'un bond, il se leva, suivi des parents et, sans répondre aux regards interrogateurs
des parents, se percha sans la moindre hésitation
sur la rutilante machine rouge.
L'oncle démarra, mit les gaz, et sillonna l'aire
de long en large, avec quelques petit cahots de ci
de là, mais on sentait bien l'expérience, quoiqu'il
eût un peu perdu la main. Enfin, il s'immobilisa,
au grand soulagement des parents.
« Bel engin, fit-il, un peu mou, mais bien tout
de même. »
A quelques jours de là, alors que le père revenait de ses labours, et qu'il roulait bien tranquillement au bord d'un chemin, un énorme sanglier se
jeta en travers de sa route, et lui fit faire dans le
même temps un écart considérable en direction
du fossé. Malgré tous ses efforts, il ne put éviter
d'y tomber, lui et son tracteur. Il fit un vol plané
jusque dans le ruisseau qui y coulait, tandis que le
tracteur piqua du nez pour finir par s'immobiliser,
une roue arrière tournant encore dans le vide. La
chance voulut qu'il s'en sortît avec quelques égratignures. Pour le tracteur, c'était autre chose.
Toute la partie avant était enfoncée, les phares
baignant dans la boue.
Il demeura quelques minutes comme hébété,
sans savoir quel parti prendre. Puis il se mit à
guetter le passage du premier véhicule. Ce fut une
auto, qui lui fila au nez, le forçant à faire un pas
en arrière. Puis plus rien pendant un bon quart
d'heure, durant lequel il eut une pensée pour les
bœufs, à présent si loin…
« Ah, si seulement ils étaient là, ils auraient tôt
fait de me secourir. Au fond, rien ne vaut les
bêtes. Sans ce maudit vendeur, je les aurais encore, et je ne serais pas dans la pitoyable situation
où je me vois. »
Il lui sembla entendre un bruit de sabots, régulier, et qui grandissait. Il distingua bientôt une
carriole tirée par une paire de bœufs qui approchait peu à peu. C'était le voisin, personnage assez déplaisant, un peu jaloux, qui se moquait de
tout et de tous. Dès qu'il aperçut le père, il ne
manqua pas l'occasion de le railler.
« Alors, voisin, on est dans la difficulté ? Le
progrès vous laisse sur le bas-côté de la route ? Et
moi qui me réjouissais pour vous ! Je me disais,
comme les parents ont de la chance de posséder
une telle mécanique, qui remplace si avantageusement leurs bœufs !
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-M'aideriez-vous à tirer le tracteur du fossé,
père Rocher ?
-Mais avec le plus grand plaisir, pensez, entre
voisins... Ma modeste paire de bœufs devrait y
suffire. »
Les bœufs furent dételés, on y arrima le tracteur, et deux minutes suffirent pour le haler, tout
cabossé et souillé, sur la berme. Mais il refusa
obstinément de repartir. Il fallut bien le laisser sur
place et reprendre le chemin du village dans la
carriole du voisin goguenard.
« Vous voyez, moi, le progrès, je ne lui ai jamais fait confiance. Et n'avais-je pas raison ? On
ne peut se fier à ces chevaux mécaniques. Allez, je
vous dépose, et vous me raconterez la suite plus
tard... »
Quand le père fit son entrée dans la cour de
ferme à pied, l'étonnement fut général.
« Et le tracteur, demandèrent les petites, où est
-il ?
-Pff, dans le fossé, bien sûr, susurra le chat, où
voulez-vous qu'il soit ? J'attendais ça à tous moments…
-Ma parole, on jurerait que cela te fait plaisir,
sale bête de chat. Mais n'aie crainte, je porte ça à
ton compte, avec le reste.
-Est-ce vrai, ce qu'il dit, mari, demanda la
mère ? Tu n'as rien, au moins ?
-Non, rien du tout. Imaginez-vous qu'un sanglier s'est jeté en travers de mon chemin, et que
j'ai dû aller au fossé pour l'éviter. Ce n'est vraiment pas de chance, dit le père en baissant la
voix.
-Ce sanglier, comment était-il ? s'enquit le cochon. Il n'avait pas par hasard une défense sous le
groin et des soies noires et dures ? Car dans ce
cas, je crois le connaître…
-En effet, répondit le père.
-Si je vous dis ça, voyez-vous…
-Tais-toi, lui intima Delphine, tu as perdu une
occasion de te taire.
-Bon, bon, c'est comme vous voulez, mais j'ai
mon idée là-dessus.
-Voyez, parents, si vous aviez gardé les bœufs,
nous n'en serions pas là, dirent les petites.
-C'est possible, répondit le père, mais quelle
solution trouver ? Nous n'avons plus de bœufs, ni
de tracteur, et jamais le vendeur ne voudra le reprendre. Ah, si c'était à refaire... »
Les parents se mirent à se lamenter, et comme
souvent en pareil cas, se prirent à accuser leurs
deux blondes d'avoir manqué de fermeté :
« Vous auriez bien dû nous dissuader, comme
il convenait, d'acheter ce tracteur ! Nous aurions
fini par céder quand ce n'eût été que pour obtenir
la paix. D'ailleurs, nous avions déjà le cœur à
moitié brisé à l'idée de vous faire de la peine.
-Hum, fit le chat, devons-nous comprendre
que vous regrettez ce que vous avez fait ? demanda le chat. Cela ne vous ressemble guère…
-Encore toi ? Eh bien, oui, si tu veux, nous
déplorons l'achat de ce tracteur…
-Et la mise à mort de nos pauvres bœufs ?
insista Delphine.
-Aussi, convinrent les parents, et nous en
sommes bien punis. »
Ici, une larme brilla dans les yeux de la mère,
une larme de vrai remord. Et cette larme, comme
il arrive parfois, cette larme fléchit le Sort... Dans
la minute qui suivit, on vit surgir un cochon, courant quatre à quatre en direction de la cour.
Quand il se fut suffisamment rapproché, on vit
qu'il était presque noir, comme roussi, même.
« Vite, je vous en supplie, cachez moi, sinon,
je vais... je vais... excusez-moi, je suis hors d'haleine, je vais être repris.
-Qu'as-tu donc, demandèrent les petites ?
-Je... je me suis enfui de l'abattoir, en profitant
d'un moment d'inattention du tueur et j'ai culbuté
les bûches qui chauffaient le bac dans lequel on
devait m'échauder…
-Oh ! Firent les petites d'une seule voix.
-Et puis le feu a pris partout et l'abattoir a
brûlé... Je vous en prie, cachez moi, ils me tueront
cette fois-ci.
-Et les autres animaux, ils se sont enfuis aussi ?
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-C'est bien le pire de l'affaire, et cela aggrave mon
cas, qui n'en a pas besoin, il y avait deux bœufs
qui allaient recevoir le merlin, et ils se sont échappés comme moi. Oh, je me sens bien coupable,
allez.
-De quelle couleur, les bœufs ? S'écrièrent en
chœur Delphine et Marinette.
-Attendez... un blanc, et un roux, oui, c'est
bien ça, un blanc et un roux.
-Dieu soit loué, ils sont donc encore vivants !
Il faut immédiatement se mettre à leur recherche,
bien sûr, si vous en êtes d'accord, parents.
-Oh, nous ne souhaitons rien de mieux, et
dites-leur bien que nous leur ferons le meilleur
accueil. Qu'ils ne soucient surtout pas de leur
avenir, ils seront choyés tant qu'ils vivront à la
ferme.
-Dans ce cas, il n'y a pas à hésiter, dit Delphine. Le tout est de savoir où ils se trouvent à
présent. »
Les deux petites, flanquées d'Alphonse, le
chat, du chien et du coq prirent la route, un peu
au hasard. Leurs pas les menèrent jusqu'à un
camp-volant qui séjournait dans le village depuis
quelques jours. Il y avait là une bonne dizaine de
roulottes, parmi lesquelles allaient et venaient
toute une compagnie de gens aux vêtements bariolés, des chiens pelés qui aboyaient; çà et là, des
chèvres broutaient; un feu de camp rougeoyait. A
l'approche des petites, du chien et du chat, l'agitation cessa. Avisant une vieille femme, Marinette
demanda :
« Pardon de vous déranger, madame, mais
nous cherchons deux bœufs, un blanc et un roux.
Les auriez-vous aperçus, par hasard ?
-Ma foi non. Nous en avons bien recueilli
deux, mais des noirs, noirs comme le charbon. Ce
ne peut être eux.
-Pouvons-nous tout de même les voir ?
-Si vous y tenez, mais à quoi bon ? »
La femme la mena à l'autre bout du camp, et
les petites, le chien et le chat virent un spectacle
étonnant : il y avait là, immobiles, deux bœufs
couleur de suie ; en apercevant les petites, le chat,
le chien et le coq, ils firent un pas dans leur direction. Il n'y avait pas à s'y méprendre, c'étaient
bien le roux et le blanc, tous deux roussis dans
l'incendie de l'abattoir.
« Mon Dieu, quel bonheur, s'écrièrent Delphine et Marinette, vous êtes donc vivants encore !
-Eh oui, dit l'un d'eux le roux probablement
-Vivants, mais pas grâce aux parents. On peut
dire que nous l'avons échappé belle... »
Delphine et Marinette se pendirent à leurs cous
roussis et les couvrirent de baisers.
« Nous vous ramenons à la ferme. Vous verrez, les parents vous traiteront bien désormais. Ils
nous l'ont juré. Ils regrettent beaucoup ce qu'ils
vous ont fait.
-Grand merci, répondirent-ils. Nos toisons
auraient à peine repoussé qu’ils nous vendraient
de nouveau. Comment leur faire confiance, désormais ?
-Mais si, dit Alphonse à son tour. Leur tracteur est cassé. Ils ne veulent plus en entendre parler. Ils se sont engagés à vous garder jusqu'à la fin
de vos jours, si nous vous retrouvions. Et puis,
s'ils revenaient sur leur parole, vous n'auriez qu'à
vous enfuir de nouveau.
-Qu'ils viennent nous le dire eux-mêmes,
alors…
-C'est bon, fit le chat, j'en fais mon affaire. »
La Gitane, assez mécontente du tour que prenaient les évènements les assura qu'ils seraient
toujours les bienvenus chez eux.
Ainsi fit-on. Le père envoya la mère en parlementation, et les deux bœufs suivirent avec lenteur.
Bien plus tard, sous le ciel étoilé, l'on vit un
spectacle bien étonnant : deux bœufs, couleur de
nuit trainaient un tracteur au bout d'une chaîne
dans un tintamarre de Jugement Dernier.
Fait au Pertre, ce 19 septembre 2010, en hommage à Marcel Aymé.
Frédéric Lerich
33
Conte photographique publié dans
l’Echo n°21 de mars 1996
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38
CHAT
Je ne parlerai pas du chas
De mon aiguille, quel tracas !
Ni du rythme du cha-cha-cha
Qu’on aime danser à Cuba,
Pas davantage du shah d’Iran
Et pas non plus du chat-huant
Je vous parlerai de mon chat
C-H-A-T, oui mon vrai chat.
Ce n’est rien qu’un chat de gouttières
Mais il a de bonnes manières.
Ce n’est pas vraiment un chat laid
Avec ses poils café au lait.
Quand il veut jouer à chat perché
Il monte sur la cheminée,
Il ferme les yeux et puis là
Se donne des airs de pacha.
Je l’aime, mais je n’irai pas
Jusqu’à donner ma langue au chat !
Shanti
Petite féline, je te loue
Vingt ans tu auras été tout
Douce compagne de mes heurs
Les plus terribles et les meilleurs
Perle siamoise pour toi j’espère
Un paradis loin de la terre
Maryvonne Malivoir-Blanche
(Publié dans l’Echo n°45)
Ton regard pur azur
Guérissait mes blessures
Modeler ta fourrure
Me sauvait de l’abîme
Cruauté de la vie
Transforme mon cri en hymne
Je t’ai sculptée pour te garder
Tu as emporté nos secrets
Tu devais être éternelle
Tu m’as rappelée au réel
Insigne trésor, tu vis encore
Anne Keane
Arc-en-terre
39
L’Echo de Franche Comté
« Si Versailles m’était conté »
Je vous en baillerais de belles
Disait Sacha aux ribambelles,
Des amoureux de la beauté
Mais l’Echo de Franche Comté
Que l’ami Lambert nous libelle
Lui non plus n’y est pas rebelle,
Aux histoires du « Chat Botté »
Pa besoin de thuriféraires,
Pour son « Bulletin Littéraire »
Il se défend tout seul, tant mieux.
Lisez-le du début à la fin,
Pas besoin de lever les yeux
Et le bonheur vous vient !
Imaginez,
André Pagès
L’Echo N ° 23 de juillet 1997
Imaginez un seul instant,
Ce que serait notre planète,
Où l’homme aurait fait place nette,
Radicalement du restant.
Le Marcheur
Il marchait.
Etranger au tumulte du monde
Il allait à grands pas pressés sur le chemin,
Les yeux sur l’horizon. Il avait l’air d’un gamin,
Rieur, espiègle même, une frimousse blonde…
Il jetait d’une main la semence féconde
Qui fertiliserait à son tour pour demain
La terre de l’espoir, tandis que l’autre main
Brandissait une faux, impitoyable, immonde !
Il marchait.
Le regard fixé sur l’horizon
Il poursuivait inexorablement, sans trêve,
Sa double vie entre semailles et fauchaison.
Plus un arbre, plus une feuille,
Ni de chêne, ni de roseau,
Et pas le moindre chant d’oiseau,
Qu’un magnétophone recueille.
A perte de vue au lointain,
Seul le béton de nos demeures,
Et au cadran des tristes heures,
Notre avenir incertain.
De partout, la foule innombrable,
Agglutinée à l’infini,
Sur un sol de goudron uni,
En lieu de terre labourable.
Blanc, il devenait noir, cauchemar dans le rêve.
Il n’avait pas de fin, ni de commencement.
Immense, hallucinant…
On l’appelait le Temps.
Et là-haut, tout là-haut au ciel,
Où mêmes étoiles scintillent,
Mêmes rêves qui s’éparpillent,
Vers même espoir démentiel.
Claude CAGNASSO
André Pagès
L’Echo N ° 21 Mars 1996
L’Echo N° 21 de Mars 1996
40
Viviane PAPILLON
L’Echo N° 38 juin 2008
41
LE MYSTERE DES VIERGES NOIRES
L
es Vierges Noires sont l’œuvre des hommes du Moyen Age. Leur signification ne peut être
comprise que si l’on pénètre d’abord en profondeur l’époque qui les a vu naître, la façon de
penser, les idéaux, la culture de ceux qui les ont façonnées et qui ont organisé leur dévotion.
L’histoire du Moyen Age nous a toujours été enseignée d’une manière tronquée. Longtemps cette période fut considérée comme barbare par des gens qui, prétendant vivre au « siècle des
lumières » se montraient honteux de tels ancêtres et préféraient n’en parler qu’avec mépris. Au plein
sens du terme, la civilisation médiévale est une civilisation engloutie. Il faut donc l’aborder exactement
avec l’esprit qui est le nôtre devant le mystère des mondes pharaonique, maya ou étrusque…
Imprégnés de cette constatation, les Vierges
Noires commenceront à se révéler vraiment à
nous et à nous communiquer leur message qui
rejoint l’universel. Ces petites Vierges Noires de
bois, presque millénaires, dispersées dans toute la
France et hors de France, nous font soupçonner
une intention profonde des sculpteurs et artisans
et par là une passionnante énigme.
Au Moyen Age, la majorité des sanctuaires
mariaux importants où les pèlerinages célèbres se
déroulaient, avaient été édifiés en l’honneur des
Vierges Noires, qu’il s’agisse du Mont Saint Michel, du Puy, de Chartres, de Rocamadour, de
Sion-Vaudémont et de bien d’autres lieux… Il ne
s’agit donc pas de quelques bizarres effigies pour
antiquaires curieux et érudits, mais bien d’objets
de culte de toute première valeur qui ont été vénérés par des millions d’hommes pendant des
siècles.
depuis des siècles et, avec le plus grand sérieux et
la meilleure honnêteté intellectuelle. Il est vrai
qu’il n’y a que peu de temps que le large public
cultivé a compris que les Templiers étaient tout
autre chose que de bons gardiens de route sur le
chemin de Jérusalem et qu’une cathédrale gothique pourrait être tout autre chose qu’une
grande église née de la ferveur populaire et de
l’émancipation communale, ornée de sculptures
et de bas-reliefs caractéristiques soit du « réalisme
amusant de l’époque », soit d’un « symbolisme
primitif ».
Les authentiques Vierges Noires étaient bien
noires à l’origine, telles que la volonté du sculpteur les fit, c’est-à-dire les traits peints en noir, les
vêtements et le siège étant polychromes dans les
tons de bleu, de blanc, de rouge et de doré. Les
plus anciennes effigies de Vierges Noires datent
du XIe et XIIe siècle et si certaines Vierges ont
été repeintes en noir par la suite, les authentiques
ont les traits peints et il y a loin de la teinte noirâtre qui pourrait s’expliquer par la fumée au noir
intégral.
Pour parvenir à une bonne compréhension,
les Vierges Noires ne doivent pas être envisagées
isolément. L’édifice où elles furent placées, le village et la région, les lieux où il fut choisi que leur
culte se développerait, tout a son importance :
l’étymologie, l’étude des anciens rituels pratiqués
en leur honneur et surtout les récits de leurs anciens miracles et les vieilles légendes extraordinaires qui s’y rapportent. Dans cette tâche, il faut
recourir aux textes et aux documents qui nous
restent mais la plupart, écrits au Moyen Age ou
POURQUOI DES VIERGES NOIRES ?
Pour les historiens, très peu nombreux, qui
ont abordé la question, l’explication est simple :
ces statues n’étaient pas noires à l’origine ; elles
ont été noircies au fil du temps, soit par l’action
des cierges, soit par enfouissement ou tout autre
agent extérieur. Ainsi le problème est-il bien vite
résolu : sont noires les statues qui ont été mal
entretenues. Il existe également d’autres hypothèses : « La Vierge a été représentée noire parce
qu’elle est orientale », « c’était une mode à
l’époque », « c’était pure fantaisie d’artiste »…
C’est devant de telles conclusions que l’on
saisit combien le Moyen Age a été mal compris
42
transcriptions d’une ancienne tradition orale, ne
doivent pas être pris au pied de la lettre mais
compris comme des messages symboliques et
allégoriques qui dissimulent bien autre chose que
ce qu’ils paraissent relater.
Le Moyen Age fut l’époque d’une civilisation
initiatique et c’est à cette autre lumière de la nuit
qu’est le langage ésotérique qu’il faut sans cesse
recourir pour interpréter les textes mais aussi le
message de pierre laissé par les églises et les cathédrales où se trouvent les statues.
Il apparait que l’artisan qui réalisait au Moyen
Age une Vierge Noire ne travaillait jamais au hasard. Il exécutait une « commande » assortie
d’instructions très précises et très rigoureuses
quant aux matériaux, aux dimensions, à l’allure, à
l’expression, à la façon. Une fois terminée, ce
n’est pas n’importe où que la statue était placée,
et n’importe comment que son culte était proposé aux pèlerins. Ceux qui avaient commandé la
statue la voulaient en un tel endroit bien déterminé et nulle part ailleurs. Comment expliquer autrement ces vielles légendes attachées à certaines
Vierges Noires ? Primitivement trouvées en un
lieu, elles ont été transportées par les fidèles dans
un village proche ou dans un sanctuaire plus important. Par trois fois, pendant la nuit, miraculeusement la statue était « retransportée » dans le lieu
de sa découverte et de sa première vénération,
marquant bien par-là que le culte perdait sa signification s’il était déplacé.
C’est la raison profonde de cette
« commande » et la personnalité de ses auteurs
qu’il faut essayer de découvrir pour comprendre
le sens de tout ceci. Les Vierges Noires ont une
signification ésotérique. Leurs miracles n’étaient
pas de « vrais » miracles mais les supports d’un
message occulte. Ces mots font peur. Ils ne sont
admis que par bien peu d’historiens « officiels ».
Ils conservent pour le public une odeur de soufre
et un goût de cendres…
C’est à partir de l’intolérance ecclésiastique du
XIVe siècle, férue de « questions » et de bûchers,
que fut lancé pour la première fois contre les initiés l’accusation de sorcellerie. Les Templiers furent des victimes de choix pour les fanatiques de
l’Inquisition aux yeux de qui celui qui se voyait
suspecté de s’écarter tant soit peu de la ligne rigide fixée par les papes était automatiquement
comme un abominable suppôt du démon. Le
« racisme » était né fabriqué par ceux qui y
avaient intérêt, s’installant dans l’opinion sous la
forme solide et tenace des préjugés.
Avant, pas de problèmes, pas d’accusation,
pas de méfiance, mais au contraire le respect le
plus total et, dans la plupart des civilisations, le
pouvoir scientifique, l’enseignement, la construction des monuments, la médecine, la culture en
général, quand ce n’était pas le pouvoir politique,
étaient confiés aux initiés ou à ceux qui se disaient tels, jugés « meilleurs » et « supérieurs ».
L’histoire nous apprend certes que, à toutes
les époques, le caractère mystérieux et troublant
de certains symboles n’a pas manqué de fasciner
toutes sortes de déséquilibrés, d’hystériques et de
débauchés qui, n’ayant rien compris, sous prétexte de sabbats ou de messes noires, se sont livrés aux pires orgies et aux excès les plus sanguinaires. Ces gens, par la juste réprobation qu’ils
ont provoquée ont jeté le plus grand discrédit sur
la vie et l’œuvre de véritables initiés.
C’est à partir d’eux, que les hommes d’après la
Renaissance ont exagéré, généralisé, déformé,
comme il en est dans tous les racismes, comme
les Allemands de IIIe Reich apprenaient à croire
que les juifs étaient des « trafiquants », et tant
d’Américains que les Noirs étaient « sales » et
« paresseux ».
Il y eut des initiés très nombreux et parfois
fort puissants depuis la lointaine Antiquité et
dans les contrées les plus éloignées : la civilisation
chaldéenne, l’Egypte pharaonique, toute une tradition helléniste, des rabbins juifs, des moines
bouddhiques, des druides gaulois, des sectes musulmanes, les élites religieuses du Moyen Age
classique… Or malgré les différences d’éducation
et les différences religieuses, à l’époque même ou
des conflits parfois sanglants opposaient ces civilisations ou ces religions, tout semble se passer
comme si, derrière les mêmes symboles hermétiques, c’était la même recherche avec les mêmes
buts qui était poursuivie, avec les mêmes victoires, les mêmes écueils, les mêmes préoccupations vis-à-vis de l’extérieur.
Notre civilisation, issue directement de la Renaissance via la révolution industrielle du XIXe
siècle, a complètement perdu dans sa façon d’appréhender les problèmes toute vision synthétique
et globale de l’univers des hommes et des choses.
Nul ne parvient plus, même sur le simple plan de
43
la clarté de l’esprit, à réaliser l’unité entre tous les
efforts dispersés et divergents et nul ne sait où
notre civilisation se dirige.
L’homme moyen se sent dépassé, écartelé,
perdu par ces phénomènes centrifuges et, s’efforçant d e penser le moins possible, se réfugie et se
calfeutre dans le confort aseptisé de la « société
de consommation ».
Bernard fut le « zélateur du culte marial en Europe ». On pourrait mieux dire tous les monastères cisterciens, sans aucune exception, sont dédiés à Notre Dame ainsi que toutes les cathédrales gothiques qui en reçoivent l’appellation.
Quand on dit Marie ou la Sainte Vierge, on
identifie une personne bien définie, la mère de
Jésus selon les évangiles. Mais Notre Dame au
contraire est un terme moins restrictif, plus
vague, plus général… Cette appellation ne se traduit-elle pas ainsi une vénération beaucoup plus
vaste mais aussi celui de la Terre-Mère des Celtes,
et celui de l’Isis des initiés orientaux ? La Dame,
la femme sacrée est symbolique, le symbole fécond de toutes les initiations. Pour la plupart des
anciens récits sacrés de l’humanité, tout dans
l’univers naît toujours de la rencontre et de la
synthèse d’un principe féminin. Ainsi la Terre
vierge à l’origine, fut fécondée par les rayons du
soleil et c’est grâce à cette action bienfaisante
qu’elle a pu donner vie à tout ce qui existe, la nature et l’humanité.
LA COULEUR NOIRE a été voulue par les
artisans qui les modelèrent. Aucune raison
« logique » ne pouvait à l’époque expliquer un tel
choix. C’est l’ésotérisme et lui seul qui peut lui
donner un sens. En fait, il y a plusieurs sens qui
se complètent et s’enrichissent mutuellement,
donnant ainsi à la noirceur du visage une valeur
symbolique d’une très grande profondeur, qui est
le reflet d’une pensée universelle. Sur un plan très
général, la couleur noire symbolise l’occultisme
dont par prudence doivent s’entourer les initiés.
La noirceur impose une impression de nuit, de
doute et de péché. Le pèlerin rencontre alors la
faiblesse de sa propre obscurité comme dans un
miroir. Puis, peu à peu, grâce à ses prières et à
l’atmosphère du lieu, il reçoit réconfort et lumière. La connaissance initiatique, les bienfaits de
la Vierge Noire étaient comme des « lumières
dans la nuit », lumières mystérieusement données
et reçues au sein même des ténèbres.
Cette idée occultiste était donc renforcée par
la situation particulière où était placée l’effigie
pour la vénération des fidèles : une crypte
(Chartres, Clermont, Guingamp, Marseille, Mont
Saint Michel), une église « noire » (Manosque,
Aurillac…)
une
chapelle,
une
« grotte » (Rocamadour).Il est généralement ad-
LE CANTIQUE DES CANTIQUES
Ce texte biblique a toujours déconcerté les
exégètes et longtemps il fut question de l’exclure
purement et simplement des éditions de la Bible.
Il fut maintenu au nom de la tradition, et pour
cette raison seulement. Il est vrai à première vue,
il n’a guère de signification religieuse. C’est un
long poème d’amour passion quelque peu érotique où les protagonistes ne cessent de faire allusion aux bienfaits du vin et de l’ivresse dans laquelle ils se plongent, la comparant avec insistance à leur grand amour. Interprété hermétiquement cependant, il est un de ceux de la Bible qui
offre le sens le plus riche. Presque tous les grands
symboles initiatiques s’y retrouvent et s’y mêlent,
rendant le texte incompréhensible pour celui qui
ne les connaît pas, mais fondamental pour l’initié.
C’est d’ailleurs dans le Cantique des Cantiques, que la protagoniste, merveilleuse de féminité, s’écrie dans un moment d’exaltation « JE
SUIS NOIRE ET POURTANT JE SUIS
BELLE …» l’une des phrases clefs qui aide à découvrir le sens caché des Vierges Noires. Que
Saint Bernard en tout cas, lui si méprisant du vin
et des plaisirs de la chair en général, ait consacré
tant de son existence à l’étude de ce texte, ne
peut s’expliquer que dans la mesure où justement
il en connaissait le mode de déchiffrement.
L’Apogée du Moyen Age aux XIIe et XIIIe
siècles naît de la rencontre relativement harmonieuse, au sein d’une élite monastique, des deux
initiations, la Celtique et l’Orientale. Mais ce qui
en fait la spécificité, c’est qu’elle s’opère dans le
creuset de la foi et de la religion chrétienne. Cette
civilisation est nourrie aux trois sources à la fois
et c’est de leur mise en jeu combinée et simultanée que naît son originalité, qu’elle apparaît bien
plus que simplement néo-druidique ou néoégyptienne.
Les livres pieux nous enseignent que Saint
44
mis que les Vierges Noires ont pris la succession
christianisée d’un culte antique antérieur au christianisme, certainement celtique mais peut-être
encore plus ancien.
Lieux où subsistent à la fois le culte de la
Vierge Noire et la statue médiévale : BEAUNE,
CORNAS, DIJON, MANOSQUE, MENDE,
MEYNAC, MOULINS, MARSAT, ORCIFAL,
ROCAMADOUR, SUSSET, THURET, VICHY.
Lieux où le culte s’est maintenu mais où ne se
trouve plus qu’une copie ou une statue de substitution : AURILLAC, CHARTRES, CLERMONT FERRAND, ERR, FOURVIERES,
LIESSE, MARSEILLE, MYANS, LE PUY,
PRATS-DE-MOLLO, SATILLIEU, VASSIVIERE.
Lieux de culte où il n’est pas certain qu’il ait
existé une statue médiévale semblable aux autres :
AVIOTH, DOUVRE, GUINGAMP, MEZIERES, SAINTES-MARIE-DE-LA-MER,
TOULOUSE.
Notre dame de Clermond Ferrand
Lieux de culte de la Vierge Noire disparus :
ARLES, AVIGNON, CHATILLON-SURSEINE, SION.
Ce culte celtique et préceltique se retrouvait
dans la plupart des grandes religions et mythologies de l’humanité, culte d’Isis (Egypte), de Cybèle (Phrygie), de Demeter (Grèce) et de Cérès
(Rome).
Ainsi, nos sculpteurs médiévaux en employant
à dessein la couleur noire, marquait de la manière
la plus nette que la Vierge Noire était à la fois la
Marie Chrétienne, la Déesse-Terre celtique, l’Isis
Egyptienne, la situant dans une vision religieuse
initiatique universelle du grand principe féminin
de l’univers, source de toute vie terrestre et, en
même temps, de toute religion, source de vie des
âmes.
La Vierge Noire était à la fois une construction théologique et symbolique et au-delà de la
Marie Chrétienne, elle est orientale et celtique et
représente le cheminement à l’initiation et même
les étapes du grand œuvre alchimique. L’initié a
d’abord été, comme chacun, plongé dans la nuit
de l’ignorance et a montré des dispositions nécessaires pour mériter d’accéder à la lumière et devient un adepte de la connaissance.
Ceux qui ont fait construire les cathédrales et
ceux qui ont commandé les Vierges Noires
étaient exactement les mêmes hommes, ou en
tout cas des hommes appartenant à la même famille de pensée.
Notre Dame de Meynac Corrèze
Jacques ROULLOT
Bibliographie : « Isis dévoilée » (H.P. Blavatsky),
« L’énigme des Vierges Noires » (Jacques Huynen).
45
Sarajévo
Plumes
Lentement la neige fit son apparition
Homme, tu es oiseau
Dans le monde du cœur.
Bien au-delà des murs gris de la ville.
Le tonnerre sans cesse grondait, servile
Rien ne t’appartient.
Nourri par tant et tant de munitions.
Laisse-toi enseigner
Par les maîtres de l’éphémère !
De partout des cris d’horreur jaillissaient
Tandis que des hommes en armes
Anne Keane
Dans les rues obscures couraient
La Part du feu
Comme pour échapper à cet odieux vacarme.
Et maintenant descendait le froid,
Lettre
Enveloppant la ville en flammes.
Et les femmes regardaient avec effroi
Brûler leurs maisons, se déchirant l’âme.
Je n’ai pas attendu la suite
Les rêves meurent au levant
Tu vois, j’ai dû prendre la fuite
Loin, vers une île sous le vent.
Au loin tonnait le canon,
Refrain mortel repris à l’unisson
Par des partisans fiers et forts
La suite me sera morose
Comme le ciel gris sur la mer.
Mais il fallait qu’un jour je pose
Le sac de mon corps en enfer.
De leurs idées, à raison ou à tort.
Et quoique fasse le monde repu,
Qu’il s’agisse de l’Unicef ou de l’Onu,
Que peut-on faire quand se déchire
Je sortirai de leur mémoire
Et tu pardonneras mon cri.
La parole m’était victoire
Au contrat que j’avais souscrit.
Tout un peuple qui ne veut pas mourir?
Serge Truche
Je n’ai que trois ronds de fumée
Pour payer le dernier écot.
Triste est la farce costumée
Où l’on fume le dernier mégot.
Champs
Ne leur donne pas mon adresse
Et ne pleure pas trop souvent !
Le ciel est bleu, le temps me presse
Et je dois rencontrer le vent.
Au pays de la grande Colette
La goinfre, la gourmande, la gourmet
Je me laisse envoûter par l’air
Les tournesols, les oiseaux, les blés
Je dois lui dire le silence
Qui tombe dru chaque matin.
Il est le seul dont la romance
Me donne parfois du chagrin.
Été de plomb aux papillons blancs
Légers, légers, légers !
Anne Keane
Gilles Simonnet
Arc-en-terre
46
Abandon
Attente
L’étrange aventure s’achève.
A trente ans j’avais tout écrit,
Six heures du matin. Tu dors.
La route était déjà tracée
Je suis blotti contre ton corps.
Dans la solitude angoissée
C’est la fin d’une nuit de rêve.
De l’enfant toujours incompris.
Sur la mer, le soleil se lève.
Je savais par le cœur meurtri
Clapotis des flots ourlés d’or
Qu’à mon nom la pierre glacée
Nous voici arrivés au port.
Au cimetière était placée
La traversée a été brève.
Qui accueillerait mes débris,
Comme une enfant dans son berceau
Mais aussi que l’âme impatiente
Tu t’abandonnes…Le tangage,
Espérait, attendait l’amour,
Le roulis de notre vaisseau
Le soleil, la vie, et le jour
Ont accompagné le voyage
Ou viendrait l’étoile brillante
Bientôt tu vas ouvrir les yeux
Me tirant vers l’éternité,
Sur le plus éclatant des cieux.
Promesse de sérénité
Claude Cagnasso
Claude Cagnasso
Printemps précoce
Le mois de mars est revenu,
Tempête et grêle, neige au menu.
Noël s’est tenu au balcon,
Nous passerons Pâques aux tisons.
Les fleurs qui sont devenues folles
Sont promptes à ouvrir leur corolle
Mais hélas le gel les détruit
Car il fait encore froid la nuit.
L’aubépine qui fleurit en mai
Est déjà blanche dans les haies.
La nature a perdu la tête
Mais elle trop pressée d’être en fête.
Maryvonne Malivoir-Blanche (2008)
47
La Naissance du Système Métrique
2ème partie : L'adoption du système métrique décimal.
D
urant la période 1792-1798, de nouvelles mesures d'un arc de méridien vont donc se dérouler en
France et en Espagne. La Convention puis le Directoire vont parallèlement prendre les dispositions pour préparer la mise en place du système métrique et envisager le passage à la numération décimale pour le mètre, mais également les autres unités de mesure.
5 -Année 1792
sures antérieures, que l'on aboutira à une longueur proche de la ½ toise (0,95 m), ce qui convient pour réaliser un étalon.
Le 22 septembre, la République « une et indivisible » est proclamée. L'ère républicaine débute
à minuit.
Comme le résultat des mesures de méridienne ne sera pas connu avant plusieurs mois
(on est alors très optimiste), et que les élus sont
pressés de voir adopter les nouvelles mesures, le
ministre de l'intérieur Jean-Marie Roland de la
Platière demande à l'assemblée législative en avril
1792 de décréter un moyen provisoire propre à
mettre un terme aux divergences qui découlent
toujours de l'usage des anciennes mesures.
En mai, le même Roland menace de légaliser
les mesures de Paris à défaut d'avancées du projet
de réforme.
Etienne Lenoir, ingénieur du roi renommé
dans la construction d'instruments scientifiques
livre enfin, fin mai, les 3 derniers des 4 cercles
répétiteurs qui seront utilisés pour la triangulation, ce qui permet à Méchain et Delambre de
débuter leurs campagnes de mesures. Suite au
désistement de Cassini et Legendre, c'est en effet
Delambre qui a été sollicité.
6- Année 1793
Pendant que Delambre et Méchain poursuivent leurs travaux de triangulation, Lavoisier et
Haüy procèdent en janvier aux mesures de quantification de la nouvelle unité de masse, baptisée
grave, qui correspondra au poids d’un décimètre
cube d'eau distillée à sa plus forte densité.
Nouvelles mesures sur la méridienne
Delambre s'est vu attribuer les 380 000 toises
de la méridienne nord de Dunkerque à Rodez, le
long de laquelle il espère réutiliser les points géodésiques de La Caille. Méchain n'a eu que 170
000 toises, mais a hérité de la partie entre Collioure et Barcelone qui n'avait pas fait l'objet de
mesures antérieures et devrait normalement être
plus longue à réaliser(1).
Les 2 savants partiront des extrémités de l'arc
avec comme ambition de se rejoindre à Rodez 1
an plus tard. Ce fut loin d'être le cas(2)...
Le 11 juillet, le nom de la nouvelle unité constituant la 10 millionième partie du quart du méridien est dévoilé à l'Académie : ce sera le mètre du
grec « meson » mesure. En choisissant cette division emblématique on sait aussi, d'après les me-
Laboratoire Lavoisier
Lavoisier fera astucieusement appel au principe de l'un de ses illustres prédécesseurs Archimède, pour être certain de peser très précisément
un « litre » d'eau(3). Utilisant les poids de la pile de
Charlemagne, il annonce 18841 grains comme
valeur à donner à l'étalon de grave.
29 mai : Borda, Lagrange et Monge déposent
un rapport sur le système métrique global.
1er août : La convention édite une loi affirmant l'unité des poids et mesures sur toute la ré-
48
publique. Le système métrique provisoire voit le
jour avec un mètre de 36 pouces, 11 lignes 44 centièmes de la toise de Paris, et un grave (futur kilogramme), de 2 livres, 5 gros, 49 grains de la pile de
Charlemagne.
Après la dissolution des académies ordonnée en
août par l'assemblée, Borda préside une commission
temporaire des poids et mesures dont l'un des
membres est le député Prieur.
mètre et grave, certains révolutionnaires proposèrent de généraliser le système décimal à d'autres mesures : températures, angles, jour, mois...
Si une partie de ces propositions furent adoptées
définitivement, d'autres ne durèrent qu'un temps,
comme le calendrier républicain. La division décimale du jour resta quant à elle au stade de projet.(4)
7-Années 1794 à 1798
En Janvier 1794 Delambre est contraint
d'interrompre ses mesures ayant été exclu suite à
son soutien à Lavoisier. Il ne les reprendra qu'en
juin 1795.
L'étalon du mètre provisoire est déposé aux Archives nationales en mars et, en avril, Haüy rédige
une instruction sur les unités déduites de la terre qui
doivent être uniformes pour la République et déclinées en multiples et sous multiples décimaux. Une
large diffusion en est faite sur tout le territoire.
Lavoisier est guillotiné le 8 mai 1794 avec 27
autres fermiers-généraux. La République vient de
commettre un crime majeur contre la science.
Le 1er mars1795 paraît un rapport de Prieur sur
la nécessité et les moyens d'introduire les nouveaux
poids et mesures.
Le 7 avril, une loi institue officiellement le système métrique en faisant référence à l'étalon en platine sur lequel sera tracé le mètre définitif. Les nouvelles mesures sont dites républicaines et seront
marquées du poinçon de la République.
Une agence temporaire des poids et mesures est
créée le 11 avril en remplacement de la commission
temporaire. Elle est présidée par Legendre.
Seize copies du mètre étalon sont scellées en
divers lieux de Paris et ses environs. Quatre sont
encore visibles de nos jours.
Le député Prieur
Le calendrier républicain de base décimale est
adopté le 5 octobre.
Le 22 octobre, l'étalon du mètre provisoire est
présenté à l'assemblée.
Le 24 novembre, une loi surprenante rend obligatoire la division décimale du jour en 10 heures de
100 mn et100s/mn...
Le 23 décembre : Borda, Laplace, Delambre,
Coulomb et Brisson qui ont signé une lettre de soutien suite à l'arrestation de Lavoisier (en tant qu’ex
fermier-général), sont exclus de la commission des
poids et mesures qui devient temporaire.
Vers une généralisation de la base 10
Parallèlement aux travaux de détermination des
Mètre étalon de la rue de Vaugirard
49
Delambre reprend ses triangulations en juin.
Le 15 août, le franc devient la nouvelle unité
monétaire. Il vaut 5 g d'argent, ce qui le rattache
indirectement au système métrique.
Le 25 octobre, dernière séance de l'assemblée
constituante (Convention) au cours de laquelle la
royauté est abolie. L'institut de France est créé. Il
est présidé par Lazare Carnot. Dans sa classe de
mathématiques se retrouvent Borda, Lagrange,
Laplace, Legendre et Delambre. Méchain est dans
celle d'astronomie.
Dans la constitution de 1795 officialisée le
lendemain, premier jour du Directoire, il est écrit
à l'article 371 : il y a dans la République uniformité des poids et mesures..
Poursuite en 1796 des mesures sur la méridienne par Delambre et Méchain.
Le 20 février le Bureau des poids et mesures
remplace l'Agence temporaire.
En 1797 Delambre et Méchain poursuivent
leurs travaux.
Bonaparte remplace Carnot à la tête de l'Institut.
Le 3 juin 1798, la mesure de la base de triangulation de Melun est enfin terminée.
La Commission internationale chargée de valider les travaux de Delambre et Méchain se réunit
en octobre, Méchain arrive à Paris fin novembre.
mars créé un système de mesures dites usuelles se
substituant au système métrique décimal. On
baptise notamment le double mètre « la toise » et
on le divise en 6 pieds de 12 pouces de 12
lignes...
La Hollande adopte le système métrique en
1820.
Le 4 juillet 1837, une loi signée de LouisPhilippe impose définitivement le système métrique à compter du 1er janvier 1840. C'est donc
un roi (le dernier roi des français), qui officialise
définitivement le système métrique, faisant par là
un pied de nez à l'histoire.
9-La généralisation du système métrique et
l'amélioration du mètre-étalon
La construction d'un mètre-prototype européen, permettant une meilleure exactitude des
comparaisons que le mètre étalon français, est
envisagée lors de la conférence géodésique de
Berlin en 1867.
En septembre 1889 : les nouveaux prototypes en
platine iridié du mètre et du kilogramme sont
adoptés par la commission internationale des
poids et mesures. Ils sont conservés au pavillon
de Breteuil à Sèvres.
8-Années 1799 à 1840
Le 22 juin 1799 a lieu la proclamation officielle des résultats et le dépôt des étalons aux archives de France(5).
Bonaparte opère son coup d'état les 9-10 novembre. C'est le début du Consulat dont Laplace
devient le ministre de l'Intérieur et Talleyrand
celui des affaires étrangères. L'empire suivra le 18
mai 1804.
Sans doute sous l'influence des nostalgiques
des anciennes mesures, un arrêté du 4 novembre
1800 autorise l'emploi des anciens noms des mesures en place des nouveaux : le myriamètre se
nommera la lieue, le kilomètre le mille, le décamètre la perche, l'hectare est baptisé arpent, le
litre pinte, le décilitre verre...
Méchain décide de poursuivre la mesure de la
méridienne entre Barcelone et les Baléares à partir d'avril 1803. Il décédera en Espagne en septembre 1804.
Un décret du 12 février 1812 et arrêté du 28
Mètre en platine
En 1946, le système métrique s'enrichit avec
l'ampère et devient le système MKSA (mètrekilogramme-seconde-ampère). De nos jours 3
autres unités de base (kelvin, mole et candela) s'y
sont ajoutées pour constituer le système international d'unités (SI)
Lors de la 11ème conférence des poids et mesures d'août 1960, une nouvelle définition du
mètre est adoptée : 1650763,73 fois la longueur
50
d'onde dans le vide de la radiation orange de
l'atome de krypton 86. La précision devient 50
fois meilleure qu'en 1889
La 17ème conférence adopte la 4ème défini-
tion du mètre : trajet parcouru par la lumière en
1/299792458 seconde dans le vide. On est ainsi
30 fois plus précis qu'en 1960.
Comme la numération décimale, Le mètre et tout le système de mesures qui en a découlé
sont à mettre au crédit des scientifiques et politiques français de la fin du XVIIIème siècle.
C'est à l'honneur de la France d'avoir initié un système de mesures qui est aujourd'hui
adopté dans le monde entier. Partant d'une situation problématique héritée de la monarchie, la
révolution de 1789 a su piloter la mise en place d'un modèle de mesures totalement nouvelles.
Certes, il a fallu attendre 1840 pour que l'adoption en France soit définitive, car les réticences
étaient nombreuses, tant vis à vis de ces unités dont on a sans doute, pendant des décennies,
cherché à établir la correspondance avec les anciennes (cf. passage du franc à l'euro), que de la
numération décimale évidente pour ceux qui n'ont connu qu'elle, mais perturbante pour les
utilisateurs des anciens modes.
Bien que sollicitée dès 1790, l'Angleterre n'avait pas adhéré à la mise en place du système
métrique, et il a fallu attendre les années 1970 pour que la transition soit engagée sur la base du
volontariat au Royaume- Uni ainsi qu'en Irlande, au Canada et aux Etats-Unis. Ce dernier pays
est aujourd'hui quasiment le seul à conserver les unités anglo-saxonnes pour un usage grand
public : signalisation routière, taille et poids des produits de grande consommation...
Les mesures « anglaises » font encore référence mondialement dans quelques secteurs spécifiques : ainsi, les diamètres des jantes de roues des véhicules, et l'altitude des avions se mesurent toujours en pouces ou en pieds...
Quant au mille nautique, ce n'est pas une unité anglo-saxonne. Il a été défini comme le
mètre à partir de la circonférence d'un méridien : c'est l'arc correspondant à une minute
d'angle de celui-ci. Sa valeur internationale a été fixée en 1929 à 1852m ou 2025,4 yards.
Mais au fait quelle précision présente l'étalon de référence avec la longueur réelle d'un dixmillionième de quart de méridien ?
Les progrès de la science ont permis, au XXème siècle, de déterminer ce dernier avec précision. Il mesure 10 001 966m.
Le mètre-étalon est donc trop court de 0,02%, soit 0,2mm. Comme une correction est inenvisageable, l'humanité continuera pendant sans doute des siècles à utiliser le fruit du travail de
ces passionnés qu'ont été l'abbé La Caille et le binôme Méchain -Delambre.
Guy MOLLARET
Renvois :
(1)
Leur travail comprenait :
-la recherche et l'aménagement des points géodésiques
-la mesure des angles des triangles par des visées à partir des sommets de chacun d'eux ; ce sont des mesures géodésiques.
-la détermination de l'inclinaison des côtés des triangles par rapport au méridien (l'azimut). C'est un travail d'astronomie.
-la mesure de l'angle des côtés avec la verticale par mesures zénithales.
-le relevé astronomique précis des latitudes sur tout le parcours
-la détermination de la longueur de l'un des côtés d'un seul triangle, afin de connaître, par calcul trigonométrique les
51
dimensions de tous les autres côtés : c'est de l'arpentage. Si l'arpentage se fit classiquement en utilisant 4 règles de 2 toises
chacune, l’instrument mesureur d'angles dit cercle répétiteur fut conçu spécialement par Borda pour l'opération. Permettant
de mesurer des angles horizontaux et verticaux, il était bien plus léger que le théodolite anglais et nettement plus précis que
le quart de cercle utilisé par La Caille (1 seconde contre 15).
(2) Les travaux s'échelonnèrent de juin 1792 à fin 1798. Il y eut notamment les difficultés habituelles au travail de
triangulation avec notamment la destruction d' une partie des points géodésiques artificiels utilisés par La Caille un demi
siècle plus tôt et les guerres avec l'Angleterre puis l'Espagne qui bloquèrent un temps les savants.
De plus, Delambre dut interrompre sa mission durant 18 mois suite à sa destitution, mais la cause principale du retard est due à Méchain. Après avoir été victime d'un accident qui faillit lui faire perdre l'usage d'un bras, il poursuivit son
travail avec de nombreuses poses injustifiées, dont une à Gênes et une autre dans la Montagne noire, et ceci sans jamais
revenir à Paris comme on lui demandait. Il semble qu'il ait perdu confiance en ses mesures après le constat d'une erreur
qu'il ne parvint pas à s'expliquer, ce qui l'amena à repousser l'échéance, redoutée par lui, du bouclage de l'opération.
(3) Lavoisier, prendra quelques libertés avec les paramètres en utilisant de l'eau seulement filtrée et en effectuant ses mesures à la température de son atelier, soit 6/7°, alors que l'eau a sa densité maximale vers 4°.
Le Grave sera baptisé ultérieurement kilogramme et le dm3, litre. Utilisant un cylindre de volume extérieur proche du
dm3, Lavoisier va le peser seul puis plongé dans l'eau. La différence correspondant à la poussée d'Archimède, est le poids
en eau du volume extérieur du cylindre. Partant du volume exact de ce cylindre, il lui a suffi d'une règle de trois pour obtenir le poids du dm3.
(4) Pour les températures, on utilisait depuis 1731 le degré Réaumur (du nom de son inventeur René Antoine de Réaumur). En 1742, le suédois Anders Celsius partisan d'une échelle centigrade opta pour 0/100 (contre 0/80) aux 2 changements d'état de l'eau. C'est logiquement qu'en 1794 l'assemblée officialisa l'adoption de la nouvelle échelle en degrés Celsius, mais il fallut un demi siècle pour que l'on ne parle plus des degrés Réaumur.
Les arcs de cercle, longitudes et latitudes ont dès l'origine été mesurés avec la base 360 (degrés divisés en 60 minutes de
60 secondes). Dès avant la révolution, il était apparu plus pratique d'utiliser des degrés centésimaux (base 100 en remplacement de la base 60). Le cercle complet aura donc 400 grades et le grade sera divisé en décigrades, centigrades...Ce qui fut
fait, mais curieusement l'ancienne mesure subsiste conjointement de nos jours...
Le découpage du jour en 24h/ 1440mn/ 86400secondes choquait les partisans du tout décimal. Un concours sur les
moyens de fabriquer les montres et pendules qui fourniraient cette nouvelle partition du jour fut lancé. Il n'y aura pas de
suite et l'abrogation sera prononcée en 1795, sinon nous aurions hérité d'une journée en 10 heures de 100 minutes de 100
secondes.
Le découpage de l'année en mois de 28 (29) 30 et 31 jours fut contesté ainsi que la périodicité de 7 jours pour la semaine. L'occident avait depuis des siècles adopté ce calendrier dit Julien puis Grégorien. Le calendrier décimal républicain
n'entra en vigueur que le 6 octobre 1793 (15 vendémiaire an II) et fit l'objet d'un dernier ajustement le 24 novembre.
Si l'on n'osa pas toucher aux 12 mois, chacun d'eux eut uniformément 30 jours divisés en 3 décades de 10 jours. Les 5
jours manquants (6 les années bissextiles) furent regroupés en fin d'année.
Napoléon rétablira le calendrier grégorien le 1er janvier 1806. Durant 15 jours en 1871, le JO de la commune de
Paris fut daté, par provocation, selon le calendrier républicain.
(5) La commission internationale valida les différentes mesures ainsi que le résultat attendu à savoir, la longueur en toises
de Paris du quart de la méridienne. L'extrapolation à partir de l'arc de 8,5° tint compte de la non rotondité de la terre
qui avait été constatée par les différentes mesures à l'équateur et aux antipodes (on sait aujourd'hui que le rayon polaire
est plus court de 21,4 km que le rayon équatorial). Le quart de méridien ressortit ainsi à 551584,7 toises, ce qui signifiait que le mètre devait mesurer 0,5515847 toises.
52
Lettres ouvertes à mes correcteurs
toujours eu un problème avec l’orthographe ; surtout avec celle des autres. Ma consolation est
J ’aid’avoir
rencontré sur le même chemin quelques écrivains de renom qui maîtrisaient parfaitement la
langue française mais auxquels on a cherché des poux sur la tête pour une syllepse, sous le seul prétexte
qu’elle était évitable. J’y reviendrai.
Il y a des maniaques dont le seul plaisir est de corriger les autres et d’ajouter des fautes d’orthographe
à des textes qui respectaient les règles de grammaire ou simplement les mots ou expressions indigènes.
J’ai connu ces méfaits lors de mes débuts dans l’administration car un chef est un chef et ne saurait se
priver de le montrer par quelques griffonnages inutiles, oubliant que le subordonné n’est pas forcément
plus ignare que lui. Mais je les ai connus également chez des quêteurs de préface qui massacraient un
texte pour une expression dont ils ne comprenaient pas le sens, faute de le connaître, chez des éditeurs
qui utilisaient des correcteurs travaillant un œil sur l’épreuve et l’autre sur les cuisses de la secrétaire,
chez des typographes qui, ne travaillant plus le plomb, ont cessé d’en avoir dans la tête.
Malheureusement, l’avenir est beaucoup plus inquiétant. Qu’une majorité d’élèves quittent l’enseignement primaire sans connaître l’orthographe, passe encore. Ce n’est pas glorieux mais il existe des
corps de métiers qui ne nécessitent pas de maîtriser le top niveau de la culture. Mais qu’un professeur de
lettres de l’enseignement supérieur prétende que l’orthographe n’a aucun intérêt pour la formation de
ses élèves et que, personnellement, il n’en a rien à foutre, on comprend parfaitement que la machine à
pondre des chômeurs n’est pas prête de s’arrêter de fonctionner.
Au point où nous en sommes, la semi-compétence n’est pas la pire des catastrophes mais elle
montre les limites de la formation des élèves dans le maniement de leur langue maternelle. Une correctrice, sans doute par crainte de se faire mettre en boîte, m’a corrigé « aller de conserve » par « aller de
concert » ce qui est loin d’être la même chose. Une autre, beaucoup plus affûtée, m’a corrigé une syllepse que j’avais soigneusement mijotée à feu doux. En poésie dite classique, les règles de la métrique
appellent parfois l’usage de cette figure de rhétorique qui fait fi de certains accords grammaticaux. Ce
n’est pas Racine qui m’aurait contredit, lui qui écrivait dans Iphigénie : « Je ne vois plus que vous qui
puisse la défendre ». Cette syllepse n’a rien de choquant car, si le vous de politesse est un pluriel pour la
grammaire, il reste un singulier pour la logique.
Autre syllepse assez fréquente, le changement de personne de la conjugaison, le plus fréquemment,
passage dans la phrase de la première à la troisième personne, tel que : « c’est moi qui faisait » pour :
« c’est moi l’homme qui faisait ». Cette syllepse très contestée, mais pas nécessairement contestable, n’est
que la conséquence d’une ellipse et Paul Valéry lui-même l’a utilisé. Ma mémoire n’étant pas sûre, mais
assez pour aller à la source, je vous livre une de ses phrases qui servira d’exemple : « Ce n’est pas moi
qui courrait après le temps perdu ».
Racine, Paul Valéry, je pourrais ajouter Voltaire et Chateaubriand et d’autres qui n’écrivaient pas avec
leurs pieds. Avis donc aux correcteurs de tout poil : réfléchissez avant de condamner et surtout de corriger. Car, si le ridicule ne tue pas, il peut au moins faire rire de vous. Il faut être un âne bâté maniaque de
l’encre rouge pour, au mépris de l’arithmétique et de la géométrie réunies, remplacer aux six coins de
l’hexagone par aux quatre coins. Mais où sont les instituteurs de jadis ?
Et ne vous fiez surtout pas aux logiciels d’orthographe et encore moins à ceux de grammaire. Dans
sa grande bonté, l’informatique a voulu compenser les déficiences des mauvais élèves et des mauvais
professeurs mais elle trébuche avec tellement d’allégresse qu’on peut se demander si les logiciels n’ont
pas été écrits par les professeurs de français qui n’ont rien à foutre de l’orthographe ou par les traducteurs des notices techniques que l’on remet aux acheteurs d’appareils divers, y compris des ordinateurs.
Je n’ai pas de peine à comprendre que d’excellents humoristes aient pu faire, de ces notices barbares,
leurs choux gras et leur gagne-pain.
53
Lettre ouverte au ministre de l’Education Nationale
et à quelques autres
sais, Monsieur le Ministre, que le Français adore arrondir son moi et polir son image de
J emasque,
que nous avons tous rencontré des étudiantes en dactylographie et des étudiants
fraiseurs, que les docteurs en communication que nous appelâmes bateleurs rivalisent d’importance avec les doctoresses en relations humaines qui furent, en d’autres temps, d’exquises stagiaires de maisons de tolérance. Mais peut -on se gausser de braves âmes qui n’aspirent qu’à asseoir leur réputation dans notre société qui n’a guère de tendresse pour les grenouilles ne sachant pas se faire aussi grosses que le bœuf ?
Ainsi donc, vous avez décrété que les instituteurs seraient civilement baptisés professeurs
d’école. La gloire qui va rejaillir sur leurs modestes personnes est -elle une raison suffisante
pour nous voler un mot qui a nourri notre jeunesse studieuse ? Certes, ce mot-là avait parfois la règle frappeuse, le sarcasme blessant et la note ou l’appréciation péremptoire ; mais il
avait aussi le conseil précieux, le commentaire qui donnait du bonheur à la rougeur des
oreilles et l’art de graver, pour la non-éternité de la vie, les exceptions qui confirment les
règles.
Ce mot, qui appartient à notre patrimoine, vous l’avez rayé d’un trait de plume mais vous
ne le sortirez jamais de notre mémoire parce qu’il fut honorable et honoré. Et ce ne sont pas
les professeurs d’école qui donneront plus de lustre aux susnommés instituteurs. Il n’est pas
nécessaire de créer des titres ronflants pour revaloriser une fonction qui n’a pas besoin de
l’être. Par contre, s’il est nécessaire de les créer pour revaloriser des fonctionnaires, me voilà
fort inquiet pour l’avenir de notre jeunesse qui n’a que faire de la pommade dont vous venez
d’oindre les femmes et les hommes installés sur l’estrade de nos écoles et qui devraient se
satisfaire de leur compétence et de leur dévouement.
Je n’ai généralement pas l’humeur assassine, Monsieur le Ministre et néanmoins professeur, mais, à vouloir monter au front des réformes opérettes, on finit par hériter d’une balle
perdue. Certes, certes, bien d’autres ont chaussé les mêmes bottes, bien d’autres laissent la
sémantique barboter dans les eaux troubles de la gloriole humaine ou de la stupidité administrative. Alors, pourquoi vous avoir choisi parmi ceux qui se sont trompé de front ? Parce
que vous devriez être en première ligne, face aux cuistres qui mènent leur petite guerre
contre la langue française.
Je croyais que l’Administration se réservait le ridicule de ces appellations fonctionnelles
tonitruantes qui ne permettent même plus de tromper les analphabètes. Quand tout le
monde contrôle, inspecte ou dirige et que, même dans le Tiers -Etat, les agents finissent par
être principaux, qui acceptera de lever le petit doigt pour se mettre au service du bien commun. Je le croyais. Mais voilà que tout un chacun se mêle de redorer le blason des classes
laborieuses.
Nous eûmes naguère la génération spontanée des techniciens de surface, un bien noble
métier à ne pas mettre à la poubelle d’un revers de balai ou à laisser traîner dans le caniveau.
Jusque là, les techniciens manquaient de surface. Dorénavant, pas de surface sans technique.
Nous eûmes aussi les aide-ménagères qui, n’étant plus bonnes à tout faire, ne peuvent
prétendre qu’à être des aides de la ménagère principale. Une révolution avortée qui n’apporte pas aux intéressées la plénitude intellectuelle à laquelle elles pouvaient prétendre.
Nous eûmes aussi les aides-soignantes qui eurent du mal à supplanter les filles de salle.
Elles doivent toujours assurer les corvées mais elles peuvent le faire la tête haute. Elles doi-
54
vent toujours distribuer les bassins mais elles peuvent le faire un peu moins vite. Question
de dignité.
Et puis, chaque saison nous apporte sa nouvelle collection. Les grands couturiers du langage néo-social assemblent quelques chiffons en espérant qu’une Vénus désastreusement
non callipyge mettra en valeur le travail des cousettes. Le dernier chic est de porter long
pour cacher les genoux cagneux des métiers les moins valorisants. L’O.S. pouvait encore se
dire spécialisé mais l’O. tout court ne faisait pas sérieux d’autant qu’il traînait derrière lui
une histoire plutôt scabreuse. Alors, peste soit de l’ouvrier ! Renault a tâté de l’agent de production, ce qui n’est pas trop bête, tandis que la Société Européenne de Propulsion faisait
transpirer sur les moteurs de fusée Ariane des collaborateurs d’atelier. Collabo ! en voilà un
nom qui ne tardera pas à faire fureur (prononcer : führer). Et quand reviendra la mode des
vêtements fabriqués avec des rideaux de cuisine, je suggère que les cousettes soient rebaptisées collaboratrices du régime de Vichy.
Ce sont les mots qui classent l’homme : professeur, technicien, gardien, voilà des titres de
noblesse sociale. Nos concierges ne sont plus dans l’escalier mais sont devenues gardiennes
d’immeuble. La gardienne est dans l’ascenseur. Elle ne lave plus le trottoir à grande eau mais
observe, d’une serpillère critique, les déambulations des chaussures mal débarbouillées qui
n’attendent plus le seau d’eau jeté à l’improviste.
Encore peut-on mettre à votre actif d’avoir évité de ridiculiser ces nouveaux professeurs
en ne les affublant pas d’un nom de métier sorti tout droit des forges d’un Vulcain technocrate. Mais que dire du petit génie qui baptisa préposés nos facteurs de la Poste. Préposés à
quoi ? Le mot est si ridicule que personne n’a voulu le laisser entrer dans sa boîte aux
lettres. Qui oserait parler du préposé Cheval ? Parlez-moi plutôt du facteur ! Factotum :
l’homme à tout faire, celui qui trouvait le temps de venir vous dire un petit bonjour quand il
n’y avait pas de courrier pour vous, qui vous séchait un verre de blanc du revers de la langue
avant d’aller le transpirer par les chemins, qui contrôlait en passant que la vieille Jeanne
avait bien ouvert ses volets et n’était pas passée par -dessus bord sans crier gare, qui caressait
la joue du petit dernier de la Marie-Rose parce qu’à ne pas savoir refuser de rendre de petits
services aux polissonnes, on finit par laisser des souvenirs durables dans les chaumières.
Factotum, vous disais-je. Aujourd’hui, les préposés ne montent plus les escaliers.
La langue française nous a donné tant de fil à retordre pour entrer dans son intimité, elle
nous mène une vie si dure dans notre concubinage quotidien mais elle nous a nourris de tant
de petites et grandes joies que vous seriez bien inspiré de ne pas trop souvent bousculer
notre nostalgie.
Je vous envoie ce mot par le facteur en espérant qu’il le remettra en main propre à votre
huissier, pardon ! à votre technicien de couloir ministériel.
Je vous prie de me croire, Monsieur le Ministre, l’humble serviteur de ma langue maternelle.
La plupart de ces lettres ont été publiées, alors qu’elles étaient d’actualité, dans une ou
plusieurs des revues suivantes : Missives, Le Cri d’Os, Les Dossiers d’Aquitaine, L’Etrave, Art et
Poésie, Le Cerf-volant et Jointure.
L’actualité est parfois un long fleuve tumultueux.
Gilles SIMONNET Courrier du Cœur
Editions Le Roseau 2013
Lettres Ouvertes
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France Telecom
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COMPOSÉ EN GARAMOND
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AVEC UNE COUVERTURE MÉMOIRE DE PAPIER
DES PAPETERIES ZUBER-RIEDER DE BOUSSIÈRES.
MAQUETTE RÉALISÉE PAR FRANCK CHOISELAT.
ACHEVÉ D’IMPRIMER EN DÉCEMBRE DEUX MILLE TREIZE
SUR LES PRESSES DE L’ASSOCIATION NATURE ET TRADITION
À MONT DE LAVAL.

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