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Sevil Sevimli, symbole de la répression des progressistes en Turquie
En mai dernier, une vague d'arrestations menée par la police turque s'abat une fois de plus sur les
étudiants. Parmi eux, Sevil Sevimli, jeune étudiante franco-turque venue étudier un an à Eskieshir
dans le cadre du programme Erasmus. Retour sur le cas de Sevil, symbole cette répression qui
frappe le milieu étudiant turc.
Le 9 mai 2012, la police antiterroriste tire Sevil Sevimli du lit. Alors qu'elle n'oppose aucune
résistance, l'étudiante est frappée par les enquêteurs, tirée par les cheveux jusqu'à la voiture de
police. Malgré les marques et les bleus, aucune plainte ne pourra être déposée, et le médecin ne
relève pas les traces de coup.
Suite à son interpellation, Sevil est placée en détention dans une prison de type « F », réservée
principalement aux détenus politiques. La Turquie ne reconnaissant pas la double nationalité, elle
est considérée comme une ressortissante turque. Le Quai d'Orsay n'est par conséquent pas
officiellement prévenu de l'arrestation de l'étudiante, tandis que la famille a toutes les peines du
monde à se tenir informée de la situation.
Sevil est dans un premier temps accusée d'être une dirigeante du DHKP-C (Parti-Front de libération
du peuple révolutionnaire), une organisation d'extrême-gauche apparue dans les années 1970 et
interdite par l’État. Elle tombe sous le coup des lois antiterroristes aux contours extrêmement flous
et risque alors près de 32 ans de prison.
Le premier mois de détention se déroulent très mal : elle subit des invectives de la part des gardiens,
la nourriture est immangeable (elle retrouve dans ses repas des queues de rats, des ongles, des
poils ...), la famille ne parvient pas lui faire parvenir des vêtements propres et elle n'a aucun contact
avec l'extérieur. Par la suite, après la visite d'élus et la médiatisation de l'affaire, ses conditions de
détention ainsi que le comportement de l’administration pénitencière vont s'améliorer. Après avoir
passé trois mois en prison, Sevil est libérée le 7 août et placée sous contrôle judiciaire. En attendant
le verdict final, elle ne peut pas quitter le territoire turc.
Les audiences de son procès se suivent et se ressemblent : 26 septembre, 19 novembre, 16 janvier.
Lors de cette dernière audience, le tribunal reconnaît néanmoins que l'étudiante de vingt ans n'est
sûrement pas une « dirigeante » de cette organisation, ce qui ramène la peine maximale encourue à
quinze ans de prison. A chaque fois, malgré l'absence totale de preuve et le soutien d'une grande
partie de l'opinion publique turque, Sevil se heurte au même résultat : l'accusation de participation à
une organisation terroriste ainsi que l'interdiction de quitter le territoire sont maintenues.
La Justice turque avance dix chefs d'inculpation :
_ Sa participation à la manifestation du 1er mai à Istanbul ainsi qu'à un concert du groupe engagé à
gauche Grup Yorum, qui a réunit près de 350 000 personnes
_ L'organisation d'un pique-nique entre amis, qui se trouverait être selon les juges une réunion de
militants, et la mise en place d'une collecte d'argent (environ 70 euros) dans le but de payer les
billets de car pour se rendre à ce concert
_ Son engagement dans un mouvement étudiant pacifique. Elle aurait à cette occasion confectionné
des affiches pour la gratuité de l'éducation
_ La détention du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx
_ Ses participations à une commémoration publique en l'honneur d'un leader étudiant assassiné dans
les années 1970 par l'armée ainsi qu'à une projection d'un film documentaire, -qui n'est pas interditsur Güler Zere une militante décédée d'un cancer non-soigné en prison. On lui reproche d'avoir
rencontré durant cette projection des syndicalistes du KESK (syndicat présent dans les entreprises
publiques). Ces derniers ne sont pas inquiétés par la justice.
_ La diffusion d'une revue marquée à gauche (légale aussi), Yürüyüş
_ Enfin, alors qu'elle était placée sur écoute, la justice lui reproche d'avoir évoqué au téléphone avec
une amie une des nombreuses rafles policières qui touchent les universités
Point commun de tous ces chefs d'inculpation : aucun ne sort du cadre légal turc. Plus absurde
encore, elle ne nie aucun des faits qui lui sont reprochés. Cette parodie de justice prêterait à rire si
Sevil Sevimli ne risquait pas quinze ans de prison.
La législation antiterroriste en question
Les lois antiterroristes amendées en 2006 par l'AKP (le parti du premier ministre Erdogan)
permettent aux tribunaux de mettre en examen et de condamner uniquement à partir des
suppositions des juges ou des enquêteurs. Alors que selon toute logique un passage à l'acte violent
est au moins nécessaire pour se voir qualifier de « terroriste » en Turquie, il suffit d'être suspecté
d'appartenir à un groupe interdit, d'en faire la « propagande » ou simplement d'en parler pour se voir
attribuer ce qualificatif et les conditions de détention qui vont avec. C'est pour cette raison que la
Turquie détient actuellement le record du nombre de journalistes incarcérés, condamnés pour avoir
réaliser des articles ou des reportages sur le PKK par exemple. Plus insensé encore, partager une
revendication commune avec une organisation qualifiée de terroriste permet à la Justice turque de
vous affilier à cette dernière. En réalité, c'est le délit d'opinion qui est ici institutionnalisé. Dès 2010
Human Right Watch dénonçait cette législation aux contours flous qui ouvre la porte à tous les abus
dans un rapport intitulé « Quand protester devient un crime terroriste : De l'usage arbitraire des
lois antiterroristes pour poursuivre et incarcérer les manifestants en Turquie ».
Le chercheur au CNRS Étienne Copeau résume ainsi la situation : « on sait la large extension que
le gouvernement turc donne au mot « terrorisme ». Il ne faut pas oublier que la Turquie est en
guerre contre une partie de sa propre population, une situation qui motive un état d’exception et
l’existence d’une loi anti-terroriste qui donne des pouvoirs dignes d’un régime totalitaire à la
police et au système judiciaire. Dès lors, l’allégation de « terrorisme » ou d’ « appartenance » ou
de « soutien » à une « organisation terroriste » pour faire arrêter, inculper et emprisonner des
personnes qui sont de simples opposants, qui militent plus ou moins activement pour le règlement
démocratique de la question kurde et pour la démocratisation de la vie politique turque. Comme on
sait, des milliers d’étudiants, en particulier, sont en prison pour cela, sous l’inculpation de
« terrorisme ». »
Répression sur le mouvement progressiste
Ces dernières années, la politique du premier ministre Erdogan a pris un tournant droitier très
inquiétant. De nombreuses personnes sur place dénoncent une « poutinisation » du pouvoir. Des
milliers d'élus, d'avocats, de journalistes, de militants politiques et de syndicalistes sont arrêtés,
emprisonnés ou menacés par des procédures judiciaires. Si les kurdes représentent les principales
victimes de ces attaques, la répression politique est menée contre toutes les forces progressistes, le
cas de Sevil en est un exemple marquant. On peut également citer celui de Pinar Selek, universitaire
turque accusée de terrorisme pour ses recherches sur le mouvement kurde. Arrêtée par la police en
1998, elle est torturée pour ne pas avoir donné les noms des personnes qu'elle a rencontré dans le
cadre de ses recherches. Après deux ans et demi de prison, elle est libérée, et s'engage dans un
mouvement pacifiste et antimilitariste. Pendant près de quatorze ans, elle va être harcelée par la
justice de son pays. Acquittée trois fois, elle est finalement condamnée le 24 janvier dernier à la
prison à perpétuité par un tribunal d'Istanbul. Elle vit aujourd'hui en exil à Strasbourg.
Concernant les étudiants, environ 900 d'entre eux seraient actuellement incarcérés, et près de 2800
poursuivis par la Justice pour leurs (supposées) activités politiques. Si le milieu étudiant est
principalement visé, c'est parce qu'il est source de changements. L'année dernière, un important
mouvement s'est organisé dans les universités, réclamant de meilleurs conditions de vie, de
logement, de santé, ainsi qu'une éducation publique, gratuite et de qualité. Récemment, ce sont
encore les étudiants qui se sont mobilisés contre la mise en place par l'OTAN de batteries de
missiles sur le sol turc dirigés vers la frontière syrienne. Les universités sont au centre d'un
mouvement de repolitisation de la société turque, et apparaissent comme une menace pour
l'hégémonie de l'AKP au pouvoir.
Que fait le gouvernement français ?
Autre fait inquiétant, la passivité des gouvernements européens face à cette vaste répression, voir
leur collaboration complice. En 2011, le ministre de l'intérieur Claude Guéant signait avec son
homologue turc Idris Naim un« Accord de coopération dans le domaine de la sécurité intérieure ».
Une grande partie de cet accord concerne la lutte contre le terrorisme, comprenez la poursuite
l'extradition et l'enfermement des opposants au régime d'Ankara. Pas étonnant de la part d'un
gouvernement français qui avait proposé à l'époque du soulèvement tunisien une aide logistique au
dictateur Ben Ali.
Mais la tendance ne s'est pas inversée avec l'arrivée au pouvoir des socialistes. Alors que Sevil était
toujours emprisonnée pour « terrorisme », Laurent Fabius renforçait en toute discrétion les accords
Guéant. Dans son projet de loi daté du 1er août 2012 visant l'approbation de ces accords par le
parlement français, M. Fabius précise que « Aux domaines classiquement prévus par la France
dans ses accords de sécurité intérieure, la Turquie a souhaité ajouter […] la gestion démocratique
des foules ».
Plusieurs questions se posent. Pourquoi la France ratifierait des accords militaires et policiers avec
un gouvernement autoritaire qui utilise le vague concept de terrorisme pour enfermer ses
opposants ? Les socialistes comptent-ils réellement extrader des réfugiés politiques turcs et kurdes
vers la Turquie, comme le prévoient ces accords ? Pourquoi la diplomatie française s'est autant
engagée pour la libération d'une détenue de droit commun comme Florence Cassez par exemple,
alors qu'en parallèle elle ne se manifeste que très peu pour celle de Sevil Sevimli, qui est
ouvertement retenue par le gouvernement turc pour des raisons politiques et qui risque quinze ans
de prison pour cela ? Compte tenu de la récente condamnation à vie de Pinar Selek, la situation n'est
pas à prendre à la légère.