Compostelle le Chemin du Nord

Transcription

Compostelle le Chemin du Nord
Compostelle
le Chemin du Nord
Claude Bernier
À
Roger Thomas
mon compagnon belge
un pèlerin exemplaire
un ami
un frère
Avant-propos
Enseignant retraité, Claude Bernier a enseigné au Québec durant 35 ans,
d'abord le grec et le latin, puis le français.
À 19 ans, il a subi un grave accident qui devait le clouer sur un fauteuil roulant
pour le reste de sa vie. Après de multiples efforts, il a réappris à marcher et
depuis, a parcouru plus de 12 000 kilomètres sur les Chemins de Compostelle,
empruntant chaque fois un chemin différent. Et il n'a pas encore l'intention de
s'arrêter de marcher.
Membre fondateur de l'association québécoise des pèlerins et amis du Chemin
de Saint-Jacques, il occupe le poste d'animateur de la région Mauricie/Centredu-Québec depuis 2003.
Au début de sa retraite, il a écrit un roman pour ses élèves, Un Matin d'avril,
publié chez Arion. Par la suite, trois de ses récits furent publiés chez Arion: Mes
2 000 kilomètres sur les sentiers de Saint-Jacques de Compostelle, Le Chemin
Mozarabe et le Chemin Romieu. Puis, après la fermeture de la maison d'édition
Arion, il a écrit neuf autres récits de ses chemins qui n'ont pas été publiés.
El Camino del Norte
L’origine des pèlerinages remonte au début de l’ère chrétienne. Dès le IIe siècle,
l’histoire nous apprend que, parmi les premiers chrétiens, ceux qui ont les
moyens financiers pour le faire parcourent de grandes distances pour visiter les
lieux saints, en Palestine, ou pour rencontrer le successeur de saint Pierre à
Rome.
Au fur et à mesure que l’Église catholique se développe, les premiers chrétiens
accordent de l’importance à certains lieux qui rappellent la vie d’un saint, la mort
d’un martyr ou quelques miracles qui frappent l’imagination. Les apôtres,
notamment, obtiennent une attention particulière. Leurs restes sont vénérés avec
magnificence. Et c’est ainsi que chaque ville, chaque endroit d’une certaine
importance, cherche à obtenir des « souvenirs » d’un saint particulièrement
reconnu. Commence alors le commerce des reliques, phénomène étroitement lié
aux premiers pèlerinages.
Au fil des ans, Rome et Jérusalem prennent une place considérable dans l’esprit
des premiers chrétiens et deviennent les centres les plus recherchés des
pèlerins qui parcourent l’Empire romain.
Malheureusement, au Ve et VIe siècle, les invasions barbares viennent détruire
l’ordre établi, l’Empire romain s’écroule, emportant avec lui une organisation du
monde qui mettra du temps à renaître. Devant les malheurs d’ici-bas, les
chrétiens lèvent les yeux au ciel. Les valeurs religieuses occupent dorénavant un
espace laissé libre par la disparition du régime civil. Les églises servent de
refuge et les moines s’occupent de régir la nouvelle société qui essaie de voir le
jour. Dans ce monde bouleversé, à la recherche d`un ordre nouveau, les
pèlerinages jouissent d’une considération très importante.
Au VIIe siècle, l’arrivée de Mahomet et la croissance rapide de l’islamisme
chambardent une autre fois l’équilibre mondial. Les Arabes s’emparent de la côte
est de la Méditerranée, de la Palestine, y compris Jérusalem, bloquant ainsi les
routes qui donnent accès aux Lieux saints. Le Pape et les évêques catholiques
se tournent alors vers l’Espagne, vers le tombeau de saint Jacques le Majeur
dont le moine Pelayo vient à peine de découvrir l’emplacement.
Au cours des siècles suivants, de nombreux chrétiens vont se diriger vers la
pointe la plus à l’ouest du monde connu, la Galice, une province presque oubliée
de la péninsule ibérique. Ces hommes qui marchent sur les anciennes voies
romaines encore en bon état tracent les chemins de Compostelle qui sillonneront
bientôt toute l’Europe. Selon la croyance populaire, les âmes, à la mort des
individus, suivent le mouvement du soleil pour monter au ciel. Ces chemins vers
l’ouest indiquent déjà la direction, la marche à suivre pour se préparer à mourir.
© 2011 Claude Bernier
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En France, trois chemins convergent vers un même point et se rejoignent sur le
mont Gibraltar, au pied des Pyrénées, le Chemin de Paris qui traverse la ville de
Tours, le chemin de Veselay qui voit passer les pèlerins qui viennent
d’Allemagne et finalement le chemin de Puy-en-Velay qui accueille les
marcheurs venus de Genève. L’autre voie, le chemin d’Arles, plus au sud, est
balisé dans les deux sens, permettant aux pèlerins de se diriger vers Rome ou,
en sens inverse, vers Saint-Jacques de Compostelle.
En Espagne, Puente La Reina, grâce au fameux pont qui enjambe le fleuve
Arga, devient le carrefour des divers sentiers de saint Jacques. À partir de là, un
chemin unique oriente les pèlerins vers Santiago. Ce chemin canalise l’affluence
d’un grand nombre de marcheurs et deviendra bientôt Le Chemin de
Compostelle. D’autres chemins vont se développer plus tard. Ceux de
Barcelone et de Valence devront attendre la fin du XIe siècle, après la conquête
de la région par les chevaliers espagnols conduits par El Cid Compeador. Le
chemin de Séville, aussi appelé La Via de la Plata, verra le jour après la
conquête de la ville par les chrétiens en 1253.
Après avoir parcouru le chemin du Puy-en-Velay en 2001, celui de Séville en
2004, et le chemin d’Arles en 2005, j’avais le goût, au printemps 2007, de
découvrir un chemin méconnu, celui de la côte cantabrique, appelé également le
Chemin du Nord ou le Chemin côtier.
Ce sentier de Compostelle au nord de l’Espagne regroupe les diverses voies que
prenaient autrefois les pèlerins qui arrivaient par bateau et entreprenaient leur
pèlerinage à partir d’un port de mer de la côte Cantabrique. Aujourd’hui, le
sentier commence en France, au sud de Bordeaux, plus précisément devant la
cathédrale de Bayonne, traverse en Espagne sur le pont, au-dessus de la rivière
Bidassoa, qui relie Hendaye et Irún et poursuit le long du rivage jusqu’aux
Asturies, où il se dirige vers Santiago de Compostela.
Pour le dernier tiers du chemin, à partir de Villaviciosa, deux possibilités s’offrent
aux pèlerins : poursuivre directement à travers les montagnes des Asturies en
direction de Lugo, nous avons alors le Camino primitivo, ou encore, contourner
les montagnes en suivant la côte jusqu’à Ribadeo avant de descendre plus au
sud à travers la Galice.
Le Camino primitivo est le plus ancien des Chemins de Compostelle. Ce chemin
prend son origine à Oviedo, la capitale d’un petit royaume au nord-ouest de
l’Espagne, qu’on appelle les Asturies. Entourée de montagnes, isolée à l’ouest
de la péninsule ibérique, cette région a su résister aux envahisseurs et n’a
jamais été conquise par les Maures.
C’est le roi Alphonse II le Chaste (Alfonso II el Casto) qui est à l’origine de ce
chemin. Ayant appris l’existence du tombeau de saint Jacques par l’ermite
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Pelayo qui raconte avoir vu dans le ciel des signes de la présence de ce
tombeau, le roi désire vérifier les faits racontés. Pour cela, avec plusieurs
membres de sa cour, il entreprend un pèlerinage en direction du tombeau de
saint Jacques.
En septembre de l’année 829, il quitte son château de Oviedo et traverse les
montagnes des Asturies en passant par Grado, Cornellana, Salas et atteint la
Galice à Fon Sacrata et se rend à Lugo où il retrouve la vieille voie romaine, Iria
Flavia, qui le conduira au pied du mont Libradon. Sans vraiment en être
conscient, le roi vient d’inaugurer le premier pèlerinage au tombeau de saint
Jacques. Pour cette raison, cette portion du chemin s’appellera dorénavant le
Camino primitivo.
Sur place, le roi ordonne de débroussailler le mont Libradon et découvre alors
trois tombeaux. Malgré les faibles moyens de l’époque, le roi et l’évêque du
diocèse d’Iria Flavia, Théodomire, concluent qu’il s’agit bel et bien du tombeau
de saint Jacques et de ses deux compagnons. L’évêque reçoit alors de la part du
souverain un large espace de terrain pour ériger une chapelle qui permettra
d’héberger les trois tombeaux. Sur ce même emplacement, sera construite, cent
ans plus tard, la basilique de Saint-Jacques de Compostelle.
Peu après la mort du roi, un jeune prince ambitieux, bon guerrier, monte sur le
trône et désire poursuivre l’œuvre de son prédécesseur. Il demande et obtient
des renforts de la chevalerie franque. Le 23 mai 844, le jeune roi Ramiro I des
Asturies, affronte dans la plaine de Clavijo, à dix-huit kilomètres de Logroño, les
troupes musulmanes d’Abderraman II. Les chrétiens, en nombre nettement
inférieur, reculent d’abord devant des forces supérieures, puis apparaît dans le
ciel, saint Jacques, l’épée à la main, chevauchant un cheval blanc. Les chrétiens
reprennent courage et mettent en déroute les Maures. Aussitôt, la légende
franchit les Pyrénées et cette image de Jacques le Matamore (le tueur de
Maures) se répand à travers toute l’Europe. À une époque où la vénération des
reliques fait courir les foules, la découverte du tombeau de Jacques le Majeur, le
cousin de Jésus, suscite un vif engouement et prend une ampleur
exceptionnelle.
Les premiers pèlerins arrivent par les ports de mer du Nord de l’Espagne et
rejoignent le Camino primitivo à Oviedo. Mais ce chemin qui longe le littoral et
traverse les montagnes des Asturies est difficile. Les Romains eux-mêmes,
après la conquête de l’Espagne, renoncèrent à construire une route qui traverse
ces montagnes, préférant un chemin qui longe le littoral. Le Pape et les évêques
de l’époque décident d’ouvrir un nouveau chemin, plus au sud, par la force des
armes. Le tracé suit, en majeure partie, l’antique voie romaine qui reliait
Pampelune à la Via de la Plata, ces deux voies se rejoignant à Astorga. Les
chevaliers francs découvrent une magnifique occasion d’occuper leurs loisirs, de
protéger la France et de défendre les intérêts de la Chrétienté. Unis aux faibles
© 2011 Claude Bernier
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troupes espagnoles, ces soldats d’un nouveau genre, souvent regroupés sous
des ordres religieux, s’élancent à la poursuite des Maures, la croix tissée sur leur
étendard et l’image de Jacques le Matamore gravée sur leur écusson.
Bataille après bataille, l’adversaire recule et les chrétiens entrent en vainqueurs
dans Pampelune, Logroño, Burgos et León et atteignent la Galice au sommet du
mont Cebreiro. Le Camino francés, nom donné en l’honneur de ceux qui l’ont
conquis après de chaudes luttes, devient la voie royale pour se rendre à
Compostelle. Le long de ce chemin, les pèlerins affluent de tous les pays de
l’Europe. Certains décident d’y rester et de s’y installer, ce qui contribue à son
développement. Des églises sont construites, des forteresses s’élèvent aux
endroits névralgiques et les hospitals (lieux d’hébergement) se multiplient.
Les premiers sentiers qui longent la côte au nord de l’Espagne présentent bien
des difficultés aux pèlerins. La traversée des rivières qui drainent l’eau qui
descend de la chaîne des montagnes de la Sierra Cantabrique, en parallèle avec
le littoral, gêne grandement les marcheurs. De plus, les villages de pêcheurs
sont petits et accueillent avec méfiance les pèlerins étrangers. Peu à peu, les
chemins du nord sont délaissés au profit du Camino francés qui devient très
populaire auprès des gens venus des divers pays de l’Europe. Il faut attendre le
développement des villes et des grands ports de mer, à la fin du XIIIe siècle pour
que le sentier du nord reprenne une certaine importance.
L’évêque arménien Martin de Arzendjan parcourut ce chemin à pied et lui donna
ses lettres de noblesse. En 1489, avec un groupe de fidèles, il fit d’abord la
traversée de l’Europe centrale, visita le tombeau de saint Pierre à Rome et se
rendit à Bayonne pour entreprendre son pèlerinage vers Compostelle. Le récit de
son voyage est le plus ancien que nous connaissons de ce chemin. Il traça pour
la première fois le parcours du Chemin côtier qui passe par Irún, San Sébastian,
Laredo, Llanes, Santander et rejoint le Camino primitivo à Oviedo. Cependant,
l’évêque préféra contourner les montagnes des Asturies et entrer en Galice en
suivant la côte jusqu’à Ribadeo.
Ce que nous ne fîmes point, préférant utiliser le difficile Camino primitivo. Encore
aujourd’hui, ces chemins sont beaucoup moins fréquentés et l’hébergement des
pèlerins y est peu organisé. Chacun doit se débrouiller du mieux qu’il peut en
tenant compte de son budget.
Par contre, ceux qui le parcourent peuvent en témoigner, le Chemin côtier offre
des avantages indéniables : la mer à proximité, les petits villages de pêcheurs,
les montagnes de la Sierra Cantabrique à notre gauche, les Picos Europa
couverts de neige éternelle. Tout cela donne un cachet inoubliable à ce chemin.
Si les nombreux dénivelés fatiguent le marcheur, la solitude des petites collines
autant que celle des montagnes des Asturies présente les conditions favorables
© 2011 Claude Bernier
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à qui veut entrer en lui-même. Pour qui possède l’énergie physique nécessaire,
ce chemin de Compostelle mérite d’être entrepris avec confiance et sérénité.
Total : 39 jours
Date :
12 avril
13 avril
14 avril
18 avril
19 avril
20 avril
21 avril
22 avril
23 avril
24 avril
25 avril
26 avril
27 avril
28 avril
29 avril
30 avril
1 mai
2 mai
3 mai
4 mai
5 mai
6 mai
7 mai
8 mai
9 mai
10 mai
11 mai
12 mai
13 mai
14 mai
15 mai
16 mai
© 2011 Claude Bernier
Total : 928 kilomètres
Lieu :
Le Pays basque français
Bayonne – Hôtel Monte Carlo
Sant-Jean-de-Luz – Hôtel Les Goélands
Hendaye
La provincia de Giupuzcoa
Irún - Albergue de peregrinos
San Sebastian – Albergue juvenil
Zarautz – Albergue juvenil
Deba – Albergue de peregrinos
La provincia de Vizcaya
Markina Xeimen – Hotel Vega
Guernica – Albergue de peregrinos
Lezama - Casa rural
Portugalete – Hotel Santa Maria
La Cantabria
Castro Urdiales – Albergue de peregrinos
Laredo – La Casa de la Trinidad
Güemes – Albergue de Dom Ernesto
Santander – Albergue Santos Martires
Puente Arce – La posada La Linea
Santillana del Mar – La posada Carmen
Ruiloba – Albergue juvenil
San Vicente de la Barquera – A. Alto Santiago
Las Asturias
Colombres – Pensión Oyambre
Llanes – Hotel La Paz
Ribadesella – AJ Roberto Frasinelli
La Isla – Albergue de peregrinos
Villaciosa – Hotel Sol
La Vega de Sariego – Albergue de peregrinos
Oviedo – Albergue El Salvado
Grado – Pensión Narcera
Salas – Hotel Soto
Tineo – Albergue Mater Cristi
Pola de Allande – Hotel Nueva Allandesa
La Mesa – Albergue de peregrinos
Grandas de Salime – Pensión Arreigata
La Galicia
Distance :
0 km
28 km
16 km
4 km
26 km
22 km
26 km
23 km
24 km
29 km
26 km
28 km
37 km
25 km
25 km
22 km
26 km
19 km
19 km
20 km
23 km
30 km
20 km
21 km
20 km
29 km
28 km
27 km
20 km
35 km
24 km
16 km
8
17 mai
18 mai
19 mai
20 mai
21 mai
22 mai
23 mai
© 2011 Claude Bernier
A Fonsagrada – Pensión Manolo
O Cadavo Baleira – Albergue de peregrinos
Lugo – Albergue de peregrinos
Ferreira – La Casa de Ponte
Melide – Hotel Xaneiro
Brea – La Meson
Santiago de Compostela – Hotel O Papa Upa
27 km
28 km
33 km
28 km
21 km
27 km
26 km
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Le Pays basque français
Bayonne, le 12 avril 2007, 15 h
Le train Bordeaux Hendaye s’arrête à la gare de Bayonne. À cent mètres de la
voie ferrée, sur notre droite, l’hôtel Monte-Carlo. Pourquoi pas? Nous traversons
la rue, entrons par la porte à côté du bar. Il reste une petite chambre avec un
grand lit, et cela, pour un prix très raisonnable. Nous avons déjà vu pire. Nous
prenons possession des lieux sans plus tarder.
Partis ce matin de Belgique, nous avons hâte de laisser tomber le sac. De fait,
nous avons quitté à pied la maison de Roger Thomas, mon compagnon de
toujours, avant le lever du soleil. Départ de Mariembourg à 5 h 4, nous
changeons de train à Charleroi, Bruxelles, Bordeaux et arrivons à Bayonne à 15
h précises. Un voyage sans histoire. Un heureux moment pour rêver aux jours
qui viennent, à notre futur chemin.
Credencial en main, nous partons en direction de la cathédrale pour faire
estampiller notre carnet du pèlerin, preuve que nous suivons correctement le
sentier de Compostelle. À la sortie de l’hôtel, Roger n’a pas fait trois pas que la
lanière de sa sandale lâche. Mauvais signe! Il faudra aussi passer chez le
cordonnier.
En ce jeudi après-midi d’avril, le temps est couvert. Depuis deux semaines, il
pleut régulièrement sur la région et le beau temps n’est pas prévu pour les
prochains jours. Cela ne nous inquiète pas démesurément. En 2001, nous avons
parcouru la dernière portion du Camino francés sous de petites averses
journalières. En 2004, sur La Via de la Plata, nous avons traversé l’Estrémadure
alors que les rivières débordaient et les sentiers étaient inondés. En 2005,
derrière nos pas, le Canal du Midi s’est répandu dans la plaine, tellement les
pluies étaient abondantes. Alors, la douche venue du ciel fait partie de nos
chemins. Et nous aimons bien nous répéter l’adage des anciens : « La pluie du
matin n’arrête pas le pèlerin. »
À l’embouchure de l’Adour, la ville de Bayonne fut construite sur l’emplacement
d’un ancien camp romain, appelé Lapurdum. Son nom actuel vient plutôt de la
langue basque, Ibai Ona, (la bonne rivière) désignant la Nive, l’autre cours d’eau
qui traverse Bayonne. Les pèlerins qui passent par Saint-Jean-Pied-de-Port
connaissent bien cette rivière, sise aux pieds des Pyrénées.
Au XVIIIe siècle, la ville connut ses heures de gloire, grâce à ses armuriers. La
« baïonnette » devint une arme de choix pour les armées françaises. Aujourd’hui,
c’est plutôt le saucisson de Bayonne qui rend la ville célèbre. Les deux produits
ont un lien avec la viande, mais le second est plus tendre que le premier.
© 2011 Claude Bernier
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Sous le ciel gris, bien enclavée entre ses deux cours d’eau, la ville ne nous
séduit pas particulièrement par sa beauté. Nous marchons quand même, d’un
pas alerte, vers la cathédrale où nous espérons faire estampiller nos carnets de
pèlerin. Déception. Malgré les portes ouvertes, aucune âme qui vive ne peut
nous aider. Les vitraux sombres et étroits laissent filtrer bien peu de lumière.
Nous sommes seuls dans le triste édifice et nous cherchons en vain une statue
de saint Jacques qui pourrait évoquer Compostelle.
À la sortie, un petit bar, sur la droite, a disposé quelques chaises en terrasse.
Nous nous y arrêtons pour étancher notre tristesse. Hommes de peu de paroles,
nous sirotons notre bière, envahis par les préoccupations du lendemain.
Une semaine avant mon départ, je me suis déchiré un muscle dans la fesse
gauche en sortant du lit. Un événement banal en soi qui prend soudain de
l’importance et qui ne cesse de me faire souffrir. J’ai dû faire la traversée de
l’Atlantique, appuyé sur la fesse droite, et le long voyage en train n’a contribué
en rien pour améliorer la situation. J’espère seulement que mon chemin ne sera
pas compromis à cause d’une fesse récalcitrante.
La situation de Roger n’est guère plus reluisante. Incommodé par des problèmes
à la colonne vertébrale, il devra, à son retour, se faire souder une vertèbre. Le
médecin traitant lui a permis de partir, mais, son chemin terminé, ce dernier
attend Roger pour une chirurgie. Rien de rassurant!
Je ramasse quelques cartes postales pour mon père, passe au PTT pour les
timbres, pendant que Roger va s’acheter de nouvelles sandales, ne trouvant
aucun cordonnier disposé à réparer les anciennes. À partir de la cathédrale,
nous vérifions les balises pour notre départ, demain. Nous suivrons la rive droite
de la Nive. Nous pouvons dormir en paix. Nous retournons donc à l’hôtel où le
patron nous a promis de nous préparer un petit souper.
Tôt en soirée, nous nous mettons au lit, espérant accumuler les forces pour le
lendemain. Malheureusement, le sommeil tarde à venir, les préoccupations
l’emportant sur tout le reste.
Au lever, ma jambe gauche me fait très mal. Dès que je mets un pied sur le
plancher, je ressens une vive douleur dans la fesse. Le muscle déchiré ne veut
rien savoir de notre départ. Comme d’habitude, je n’en dis pas un mot à Roger.
Nous préférons garder pour nous nos petites et grandes douleurs. Il n’est pas
question que le mal de l’un affecte le moral de l’autre.
Nous descendons dans le bar pour le petit-déjeuner. L’excellent Bordeaux d’hier
soir, un Chantecanaille, n’a pas réussi à nous faire passer une très bonne nuit.
En ce vendredi matin 13 avril, rien ne chante autour de nous. Le temps est
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sombre, l’atmosphère triste. La pluie a repris au cours de la nuit. Nous
entreprenons ce chemin dans des conditions difficiles.
À la sortie du bar, nous retrouvons facilement les balises sur le pont de la Nive et
nous nous engageons sur le sentier de hallage sur la rive droite de la rivière. Je
laisse Roger marcher devant, ayant tout le loisir de boiter à volonté. Quelques
piétons, parapluie à la main, entrent travailler en ville et nous saluent au
passage.
Mon Gortex qui a déjà parcouru plus de 5 000 kilomètres a perdu de son
imperméabilité. Les traitements que je lui ai donnés avant de partir ne semblent
pas porter fruit. Je sens l’humidité m’envahir. Mon sac, heureusement, est
recouvert d’une toile toute neuve qui protège l’essentiel.
Peu à peu, en quittant le sentier de hallage, la pluie s’intensifie. Sur la petite
route de campagne, l’eau ruisselle dans tous les passages en creux. Mes bottes
aussi ont perdu l’enthousiasme de leur première jeunesse. L’eau s’infiltre
lentement. Mes bas absorbent et deviennent de plus en plus humides. Mais que
faire? Roger marche devant d’un pas rapide. Je le suis du mieux que je peux.
Le sentier a contourné la ville de Biarritz. Nous nous dirigeons maintenant vers
celle de Bidart, sise au bord de la mer. Le vent froid qui vient de l’Atlantique
embue mes lunettes que je suis forcé d’enlever et de ranger en lieu sûr. Avec
cette pluie qui me fouette la figure, j’avance tête baissée, espérant ne pas perdre
Roger de vue, au loin.
En entrant dans Guéthary, je suis détrempé de toutes parts. L’eau circule dans
mes bottes, comme si je marchais pieds nus dans un ruisseau. Je pense
constamment que, ce soir, en enlevant mes bottes, je vais découvrir le pot aux
roses : des pieds couverts d’ampoules. Mais je ne vois pas d’autres solutions?
Je dois continuer d’avancer.
En traversant la ville, le ventre crie famine. Il est midi passé. Roger s’est arrêté
devant une petite pizzeria. Il se tient collé au mur, protégé par un auvent audessus de quelques tables. Avec ce vent et cette pluie, impossible de manger
dehors. En entrant, la dame a jaugé rapidement notre situation. Elle nous indique
une table dans un coin, à l’écart. Nous pouvons laisser tomber le sac, déposer
manteaux et chapeaux au sec. Une pause qui fait du bien. Nous mangeons
lentement notre pizza, désireux de prendre le temps nécessaire pour refaire nos
forces.
Après le dîner, le sentier s’engage le long de la côte rocheuse où quelques
petites plages viennent se lover parfois entre les rochers. Par beau temps, je
devine que ce sentier, aménagé pour les vacanciers, doit charmer les
promeneurs. Mais aujourd’hui, avec le vent qui augmente en intensité, notre
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marche n’a rien de poétique. Nous avançons péniblement au milieu des
éléments déchaînés, décidés à atteindre la prochaine ville, coûte que coûte.
Dès que nous contournons la Pointe Sainte-Barbe, nous apercevons Saint-Jeande-Luz, avec ses plages sablonneuses et ses magnifiques hôtels. Nous n’avons
nullement l’intention de chercher le logement dans l’un de ces établissements de
luxe. Sur la place centrale, en face de la gare, l’Office du Tourisme a pignon sur
rue. Une jeune dame nous accueille avec gentillesse. « Nous sommes en
période de congé scolaire, nous dit-elle, tout est complet. Il va falloir chercher en
périphérie.»
Elle fait elle-même l’appel. Un petit hôtel, à deux kilomètres, est prêt à nous
recevoir. Mais il n’offre pas le souper, il faudra revenir en ville pour le repas.
Après vingt-six kilomètres sous le vent et la pluie, nous sommes prêts à tout
accepter. Roger, un expert dans l’art de se déplacer dans les ruelles étroites,
prend le plan de la ville que lui tend la dame et se dirige presque avec allégresse
vers notre hôtel. Ce que ne nous avait pas dit la gentille personne, c’est qu’en
plus des deux kilomètres, l’établissement est situé sur une colline. C’est vraiment
ajouter le plaisir à l’agréable. Avec la pluie qui continue de tomber, nous ne
cherchons pas à savoir si nous avons aussi une vue imprenable sur la mer. La
dame qui nous accueille à l’Auberge Les Goélands, nous offre une chambre très
convenable pour 55 €. C’est un peu cher pour notre budget, mais dans les
circonstances, nous laissons tomber le sac sans rechigner.
Après une douche chaude, une courte sieste et la pause de « secondes peaux »
sur mes deux grosses ampoules du pied gauche, nous partons à la recherche
d’une petite épicerie pour le petit-déjeuner. À quelques rues, nous trouvons ce
qui nous convient et juste à côté, un petit bar peut nous préparer une assiette.
Nous n’irons pas plus loin. À cause de la fatigue accumulée, nous n’avons
nullement l’intention d’aller visiter l’église où le 9 juin 1660, Louis XIV épousa
l’Infante d’Espagne, Marie-Thérèse. Nous remettons à plus tard la visite des lieux
historiques. Nous retournons à notre chambre vers 20 h avec un seul désir en
tête : passer une bonne nuit.
Au lever, nous constatons tous les deux que la nuit fut particulièrement bonne,
l’auberge étant un endroit très paisible. Nous dégustons nos gâteaux, achetés la
veille, en guise de petit-déjeuner. Aucun contraste à la sortie. Le brouillard
couvre la ville et une légère bruine glisse sur nos manteaux et nos sacs encore
humides.
À grandes enjambées, nous descendons la colline et nous nous dirigeons vers le
pont au-dessus de la rivière Nivelle où nous retrouvons les balises de notre
chemin. Nous traversons la ville de Ciboure, sur l’autre rive, au milieu d’un
brouillard qui ne nous permet pas d’admirer la cité à sa juste mesure. Au milieu
de ces bruits urbains où les cris stridents des klaxons se mêlent aux pétarades
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des motocyclettes, impossible d’entendre le Boléro de Maurice Ravel. C’est
pourtant cette ville qui l’a vu naître. Je devine qu’il a appris très jeune à rythmer
sa musique sur le mouvement répété des vagues de l’océan qui frappait la côte.
Puis, nous quittons la ville et empruntons un chemin de campagne, parallèle à
l’autoroute A63 qui nous conduit au pied du château d’Urtubie, à l’entrée du
village d’Urrugne. Ce petit bourg, construit en flanc de colline, regarde la mer. La
rue Bernard-de-Coral qui traverse le village est le début de l’ancienne route qui
se rendait à la frontière espagnole en passant au-dessus de la colline. C’est
pourquoi il est encore possible de lire sur de vieux panneaux routiers : Chemin
d’Espagne.
Le sentier grimpe jusqu’au pied de la Croix des Bouquets où la vue s’étend sur la
mer. Mais avec la pluie et le brouillard, nous apercevons à peine le sommet de la
Rhune, à quelques kilomètres de nous, qui s’élève à 950 mètres au-dessus de
l’océan, un balcon de choix pour admirer la région. Nous traversons le parc
Florenia avant de descendre lentement vers Hendaye.
Cette ville est construite le long de la rive droite de la Bidassoa. Autrefois, la
traversée de cette rivière posait des problèmes aux pèlerins. Lors de la fonte des
neiges, au printemps, le courant était si puissant que les petites barques d’alors
éprouvaient beaucoup de difficultés à passer sur l’autre rive sans être rejetées à
la mer.
Sur la gauche, en amont, l’île des Faisans sépare la rivière en deux bras. Ce
petit îlot fut le théâtre de multiples tractations au cours de l’histoire. Plusieurs
traités y furent signés.
Aujourd’hui, la gare fait connaître la ville, car pour traverser vers Irún en train, les
voies ferrées espagnoles et françaises, n’ayant pas la même largeur, il faut
descendre et changer de compagnies ferroviaires. Une navette dont le parcours
exige à peine cinq minutes assure la liaison entre les deux gares.
En ce samedi 14 avril, nous venons de passer à proximité de la gare d’Hendaye
et nous sommes sur le point de traverser le pont à pied quand Roger reçoit un
appel téléphonique de son épouse, Marie-Paule. Une tante, dont Roger est le
soutien, vient de décéder. Il doit revenir en Belgique. La discussion entre nous
dure à peine quelques minutes. Si je continue seul et que Roger vient me
rejoindre plus tard, il aura le sentiment d’avoir manqué une partie de son chemin.
Si je l’attends ici, que vais-je faire? La solution la plus logique nous oblige à partir
tous les deux vers Mariembourg. Jusqu’à aujourd’hui, nous avons toujours
partagé nos problèmes ensemble, il faut continuer de la même façon.
© 2011 Claude Bernier
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Nous arrivons à la gare d’Hendaye vers 2 h et à 2 h 20, nous montons dans le
train en direction de la Belgique. Le beau-frère de Roger va venir nous chercher
à la gare de Charleroi.
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Le Pays basque espagnol
(la provincia de Giupuzcoa)
Jeudi, le 12 avril, de retour de Belgique, nous arrivons à Hendaye à 15 h 33.
Nous quittons la gare pour retrouver le sentier au même endroit exactement où
nous l’avions laissé, quatre jours auparavant. Nous traversons le pont au-dessus
de la rivière Bidassoa alors que des rayons de soleil se cherchent un espace
entre les nuages.
À la sortie du pont, nous touchons le sol espagnol et entrons dans Irún (en
basque) ou Hondarribia (en espagnol). Comme les indications routières sont
écrites en basque, nous garderons la première appellation.
La cité médiévale d’Irún s’est développée parce qu’elle était le meilleur passage
pour relier l’Europe à la péninsule ibérique. La chaîne de montagnes des
Pyrénées a toujours représenté un mur presque infranchissable pour la
circulation des biens entre la France et l’Espagne. Depuis la construction du
pont, cette voie apparaît comme le chemin le plus facile pour le commerce entre
les deux pays. De plus, pour maintenir son autonomie sur ses propres voies
ferrées, l’Espagne a bâti son réseau avec des voies plus étroites, de telle sorte
que les trains ne peuvent pas circuler d’un pays à l’autre. Ainsi, Irún, en plus
d’être une ville frontière, est devenue un terminus pour tout ce qui transite vers la
France et l’Europe.
Comme ville frontière, Irún a toujours joué un rôle important dans l’histoire de
l’Espagne. L’empereur Charles Quint y avait déjà fait construire un château pour
veiller plus facilement sur ce passage important. Aujourd’hui, il est possible
d’observer aisément les deux parties de la ville : d’une part, la vieille cité
médiévale collée à la frontière de la France, et l’autre partie, plus récente qui
s’étend à l’ouest vers San Sebastian.
Sur la rue principale, la calle Major Nagusia, une grande artère rectiligne qui
traverse la ville d’est en ouest, nous trouvons facilement les balises qui nous
conduisent à l’albergue de peregrinos. Il aura fallu à peine une heure pour
rejoindre le gîte d’Irún, à proximité de la vieille gare. À l’entrée de l’établissement,
au deuxième étage, un homme âgé nous reçoit avec affabilité, nous explique les
lieux et nous informe qu’un couple de Québécois vient à peine de s’inscrire. Ils
dorment présentement.
Après avoir rangé nos effets, nous sortons en ville pour souper. J’en profite pour
remplir une promesse faite à mon épouse : me procurer un téléphone portable.
Je lui avais souvent parlé de la solitude et des difficultés de ce chemin de telle
sorte qu’elle ne voulait pas que je me retrouve seul, perdu sur ces sentiers
© 2011 Claude Bernier
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isolés. Dans une petite tienda de la compagnie Vodafone, je trouve ce qui me
convient pour 30 €. Je pourrai donc repartir en toute sécurité.
De retour au gîte, nous saluons Pierre et Lise de Québec qui se préparent pour
la nuit. Nous nous racontons le début de notre chemin et échangeons des
informations. Avant de nous quitter, nous convenons alors de partir ensemble,
après le petit-déjeuner.
À 21 h 30, nous sommes déjà au lit. La douleur lancinante dans ma jambe
gauche m’empêche de trouver le sommeil. Cette partie de mon anatomie n’a pas
apprécié le voyage en train. De plus, à 22 h 30, arrive une dame alors que toutes
les portes sont verrouillées. Elle fait un tel tapage qu’elle réveille tous ceux qui
avaient déjà trouvé le sommeil. Finalement, quelqu’un réussit à lui ouvrir les
portes. Le calme revenu, je ne réussis pas pour autant à m’endormir et je devrai
attendre le milieu de la nuit pour fermer l’œil.
Au matin, ma jambe ne veut réellement pas se mettre en route. Elle gémit
chaque fois que je pose le pied par terre. Je dois la traîner de force au petitdéjeuner. Pourtant, vingt-six beaux kilomètres nous attendent pour se rendre à
San Sebastian. Je m’approche de la table en faisant le moins de grimaces
possible. Personne ne remarque mon infirmité.
Tous les quatre, nous quittons le gîte dès 7 h 30, six jours après notre premier
départ. Un épais brouillard recouvre la ville, mais il ne pleut pas. À peine sortis
de la ville, nous empruntons un sentier rocheux très escarpé qui monte vers le
santuario de la Guadalupe, à 300 m au-dessus du niveau de la mer. Une rude
épreuve pour ma jambe qui souffre. Je marche derrière sans rechigner. Au
sommet du mont Jaizkibel, le brouillard se transforme en une petite bruine avant
que le ciel ne se dégage et que les nuages se dissipent. Sur la crête, nous
marchons dans des boisés où la mauvaise température nous empêche de voir la
mer. Le long du sentier, des ruines d’anciennes tours rappellent que de cette
montagne les pêcheurs basques observaient jadis le va et vient des baleines. Au
dix-septième kilomètre, une descente en forte déclinaison nous ramène près de
l’eau, dans un petit port appelé Pasajes de San Juan.
Il s’agit bien d’un passage que les Basques nomment Pasaia Donibane. En effet,
une embarcation pour huit passagers fait la navette entre les deux rives. Aucun
pont ne permet de passer ce bras de mer, creusé entre deux falaises. Pour 1 €
et quelques minutes en bateau, nous rejoignons Pasajes de San Pedro, l’autre
agglomération en face. Cette baie, bien protégée des vents, a toujours conservé
une vocation maritime. De gros navires y sont amarrés, soit pour charger ou
décharger des marchandises, soit pour des réparations en cales sèches. La
proximité des montagnes rend peu probable la construction d’un pont qui unirait
les deux pointes rocheuses.
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Sur la rive gauche, une route goudronnée et droite relie le village à San
Sebastian. Il est recommandé aux cyclistes de prendre ce chemin. Mais pour
soutenir l’intérêt du pèlerin à pied, le sentier officiel s’engage le long de la falaise,
rejoint un escalier abrupt, qui grimpe à flanc de rocher sur un piton rocheux qui
domine la mer, où un phare géant, el faro de la Plata, sert de point de repère aux
navires qui s’aventurent dans le bras de mer. Cette rude montée nous a vidés de
nos énergies. Nous nous arrêtons au pied du phare pour manger notre bocadillo
et reprendre nos forces.
Pour maintenir le pèlerin en forme, le sentier décline lentement à travers un
boisé avant de remonter sur le mont Ulia. De cet endroit, dit-on, nous avons une
vue magnifique sur la chaîne de montagnes, la Sierra Cantabrique. Mais avec le
brouillard intense qui est revenu s’installer sur San Sebastian, nous voyons à
peine cent mètres devant nous. Nous passons devant l’albergue juvenil Ulia
Mendi où il serait possible de s’arrêter. Mais l’endroit nous paraît désertique,
perdu dans le brouillard, n’ayant rien pour nous retenir. Nous descendons alors
de la montagne, les yeux rivés sur nos bottines. Après un sentier en forte pente,
nous rejoignons une série d’escaliers qui nous amène au niveau de la mer. Nous
entrons dans la ville, aspergés par des vapeurs d’eau qui viennent de l’océan,
juste à côté.
Nous entrons dans San Sebastian par le paseo de la playa Gros, une large et
longue promenade, recouverte de tuiles de granite, bien aménagée sur le bord
de la mer. Malgré le temps maussade, bien des marcheurs s’y sont donné
rendez-vous.
Au pied du mont Urgull, nous rejoignons la vieille ville, construite en face de la
très belle plage Concha (coquille), où se trouvent la mairie, les grands hôtels et
tous les services. Mon fils Rémi qui était venu ici l’an dernier m’avait conseillé de
prendre des photos. Les conditions étant tellement défavorables, je n’ai même
pas sorti mon appareil de son étui.
San Sebastian est une ville très ancienne au passé obscur. En l’an 1016, le roi
de Navarre, Sancho le Grand, confia le bourg aux moines du monastère de
Leyre qui y construisirent deux hospitals, les anciennes auberges de pèlerins.
Les religieux firent construire un port pour accueillir les visiteurs et la ville
s’agrandit rapidement. Les murailles de cette cité médiévale furent vite
débordées. La ville s’étendit du côté de l’est, vers la plage de Gros, où les
pêcheurs de baleine avaient construit leurs entrepôts.
Aujourd’hui, les habitations s’élèvent en flanc de collines, en hémicycle, au pied
des montagnes qui enferment cette grande agglomération. Grâce à son Palais
des Congrès et à ses nombreux hôtels de luxe, San Sebastian est considéré
comme la quatrième ville en importance de l’Euskadi (le nom du Pays basque).
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L’albergue juvenil où nous avons décidé de nous arrêter se niche à l’extrémité
ouest, au bout de la Playa de Onderrata. À la fin de notre journée, après vingt-six
kilomètres, nous devons monter sur une colline pour rejoindre cette maison des
jeunes. Un plaisir toujours nouveau!
Nous trouvons facilement une place dans l’établissement. Les fenêtres ouvertes
ont laissé entrer le froid et l’humidité. Je fais un peu de lessive, mais je devrai
récupérer mon linge, sur des cordes au sous-sol, le lendemain, aussi humide
que je l’avais laissé, la veille. Après une nuit difficile où j’ai dû prendre plusieurs
pilules de Tylenol pour trouver le sommeil, nous quittons la ville sous le même
brouillard.
Nous entreprenons alors une longue montée de douze kilomètres qui va nous
conduire au sommet du mont Igueldo, à plus de 300 m d’altitude. Comment
apporter un souvenir de l’endroit? Je me retourne et je prends une photo de
Roger qui marche derrière moi dans le brouillard. Une belle image que
j’appellerai, un peu par dérision, « le fantôme de San Sebastian ».
Heureusement, à mi-chemin, entre l’albergue et le sommet, les brumes se
dissipent et le soleil apparaît peu à peu.
Au même moment, le sentier rejoint une route goudronnée qui relie San
Sebastian à Orio, un port de pêcheurs. Aujourd’hui, depuis la construction de
l’autoroute, seuls quelques habitants utilisent ce chemin de montagne. Nous
avançons lentement sur cette route sans rencontrer personne. De cette hauteur,
la vue s’étend à l’infini sur la mer. Cependant, sur la rive, le brouillard tarde à
disparaître, il faudra attendre notre arrivée à Orio pour que tout s’éclaire enfin.
Dès que l’on atteint le sommet, la route serpente en lacets vers l’ermita de San
Martin, 250 m plus bas. Une dure épreuve pour des genoux qui sont peu
habitués à ce genre d’exercice. Le vieil ermitage de Saint-Martin de Tours est sur
le point de fêter ses mille ans d’existence. Malheureusement, il paraît bien isolé
en flanc de montagne, au milieu de nulle part. Seuls quelques bergers et leurs
moutons lui rendent des visites assidues.
Après une courte remontée, nous descendons finalement vers le port. De la
colline, la ville maritime brille de tous ses feux et le soleil, un peu moqueur, fait
scintiller les couleurs de ses habitations en jouant avec les nuages. Le bras de
mer qui s’enfonce au fond de la vallée semble une invitation à partir sur les flots,
vers de lointains pays. Nous le traversons sur un joli pont dont l’absence, jadis,
causait bien des problèmes aux pèlerins. Nous traversons la ville à travers un
parc de platanes aménagé sur le bord de la mer. Et juste au bout, un petit bar
permet de faire un arrêt pour remplir nos yeux de couleurs et nos narines d’un
bon air salin, pendant qu’un cafe con leche fume devant nous. Ce chemin,
malgré ses difficultés, offre des moments inoubliables qu’il ne faut surtout pas
rater.
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L’endroit est si accueillant que nous décidons de manger sur place le sandwich
que vient de nous préparer la pâtissière. Le ventre bien rempli, nous reprenons
le sac pour les six derniers kilomètres. À la sortie de la ville, un sentier grimpe à
travers le vignoble de Txakoli. Au sommet, nous nous arrêtons pour jeter un
coup d’œil sur la ville et sur la rivière, derrière nous. Difficile de trouver un
paysage plus pittoresque! La colline traversée, la ville de Zarautz se présente
devant nous.
Sur cette élévation de plus de 100 m d’altitude, nous pouvons contempler le plan
d’ensemble. Au pied de la colline s’étend un magnifique golf dont les verts
éclatants tranchent avec le bleu de la mer, alors que, plus loin, quelques grands
hôtels pointent au-dessus des habitations. Cette ville touristique, de moyenne
grandeur, semble heureuse et prospère. La plage de sable fin contribue
certainement à la richesse.
Nous marchons à travers la ville, les yeux remplis de lumière et nous atteignons
l’albergue juvenil Monte Albertia, en flanc de colline, vers 15 h. L’hospitalier nous
accueille avec le sourire et nous offre une grande chambre pour quatre
personnes. Peut-on demander mieux? Le soleil étant au rendez-vous, nous en
profitons pour faire une lessive complète, sachant que notre linge sera sec en
soirée.
Après la douche et la sieste, nous quittons le gîte pour visiter la ville. Zaroutz est
un centre touristique de premier plan, avec ses petites maisons traditionnelles,
ses chalets et ses appartements luxueux. Le quartier ancien renferme quelques
beaux édifices, principalement la mairie, le Photomuseum, le musée de l’Histoire
et des Arts et la très belle église Santa Maria la Real. Avant de rentrer à
l’albergue, nous nous arrêtons à un petit bar pour prendre l’apéro et le patron
accepte de nous préparer une assiette convenable en guise de souper.
Pour la première fois depuis mon départ du Québec, je passe une excellente
nuit. La douleur dans ma fesse gauche a disparu presque complètement. Je
peux marcher de mon pas régulier. Ce que m’avait dit Lise, mon excellente
physiothérapeute, s’est avéré juste : le fait de marcher, de réchauffer le muscle,
allait accélérer la guérison. C’est exactement ce qui s’est produit.
Le samedi matin, 21 avril, quand nous quittons le gîte, la journée s’annonce très
belle. Une légère brume s’étend sur la ville, mais le ciel est sans nuages. Nous
partons d’un bon pas, sachant que la journée sera bien remplie. Plutôt que
d’emprunter le sentier qui longe la route au bord de la mer, nous décidons de
passer par les crêtes, de suivre une route de campagne qui sautille de colline en
colline. Un chemin beaucoup plus difficile, mais combien plus beau! Dès que
nous atteignons les premiers sommets, une petite chapelle de Saint-Jacques,
construite probablement au XIIe siècle, repose, esseulée, au milieu des champs.
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De vieilles croix en pierre jalonnent la route et nous rappellent que nous sommes
sans aucun doute sur un chemin traditionnel. Les pèlerins du Moyen Âge
préféraient passer par les collines et les montagnes pour éviter de se faire
rançonner par les villageois.
Du haut des falaises, nous pouvons apercevoir la presqu’île de Getaria et les
usines de conservation du poisson au pied du mont San Anton. Cette faible
élévation qui s’avance dans la mer épouse la forme d’un rat, c’est pourquoi les
gens de la région l’appellent El Raton de Getaria. De chaque côté, les bateaux
de pêche font la sieste au soleil. Dans cet ancien port de pêche est né Juan
Sebastian Elcano, le pilote de Magellan, le premier homme qui a complété le tour
du monde en bateau.
Pour une deuxième journée consécutive, l’ancienne route chemine à travers un
décor bucolique. À droite, baignés par le soleil et bercés par la brise marine,
entre la mer et le sommet des collines, s’étendent les vignobles de Txakoli.
Getaria, en plus d’être un port de mer, occupe le centre de cette production de
vin blanc léger et légèrement fruité qui accompagne agréablement les assiettes
de poissons grillés. À gauche, sur l’autre versant, des troupeaux de moutons
broutent sans arrêt et rasent la verte floraison.
Sur la plus haute colline, dominant la mer et toute la région, une grande église
consacrée à Saint-Martin de Tours veille sur la campagne déserte. Seules
quelques maisons, éloignées les unes des autres, apportent un peu de vie à ce
carrefour nommé Azkizu qui, on peut le deviner, grouillait plus intensément à une
autre époque. Comme d’habitude, les portes de l’église étant verrouillées, il est
impossible d’admirer les richesses à l’intérieur. Par contre, sur ce plateau,
l’immense stationnement forme un véritable belvédère d’où il est possible
d’admirer, en vue plongeante, la rivière Urola devant nous et la vallée qu’elle a
creusée au cours des siècles. L’appareil photo remis en place, nous descendons
vers la N-634 par un sentier fortement incliné qui nous amène sur la rive droite
de la rivière. Sur place, deux édifices attirent notre attention : la petite ermita de
Santiago, qui évoque le passage des anciens pèlerins, et le Museo Zuloaga, qui
abrite des œuvres de Goya, El Greco et Zurbaran, des artistes qui ont marqué
l’histoire de la peinture espagnole. Malheureusement, avec notre gros sac, nous
n’avons guère envie de nous attarder dans un musée.
Il est déjà 11 h et n’ayant rien pour dîner, nous traversons alors la rivière sur une
passerelle pour piétons en direction de Zumaia, sur la rive gauche, une belle ville
paisible, sise autour d’une immense église forteresse, la iglesia San Pedro, bâtie
au XVIe siècle, selon le style gothique basque. Une si grosse église au milieu de
peu d’habitations, cela étonne au premier coup d’œil. Pourtant, l’histoire nous
apprend que cette cité médiévale existe depuis des temps immémoriaux et son
port de pêche est recherché par les marins. En quête d’un café, nous errons
momentanément dans un parc avant de découvrir un bar où une dame prépare
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des bocadillos. Comme il n’est pas encore midi, nous prenons notre café à
l’ombre des platanes dont les feuilles printanières, d’un vert tendre, naissent à
peine des branches squelettiques. Le sandwich bien rangé, nous lançons le sac
sur nos épaules, espérant trouver un site champêtre pour déguster notre maigre
dîner.
Nous quittons la ville en longeant le port et le cimetière sur une route tranquille
qui nous conduit au pied d’une colline où un sentier grimpe en direction d’une
croix à 250 m au-dessus de la mer. Un bel exercice de volonté pour un ventre
affamé! Heureusement, au sommet, à une croisée de chemins, à proximité de
l’ermita San Sebastian, un point important du chemin de Santiago, une modeste
aire de pique-nique offre une vue splendide sur la mer. L’endroit ne peut pas être
mieux choisi pour profiter à plein de notre sandwich.
Après le repas, un choix s’impose : se rendre à Deba en marchant sur le bord de
la N-634 ou prendre un sentier qui longe la falaise en perpétuelles montées et
descentes. Notre livre guide nous avertit en toute franchise: « un sentier
difficile qu’il vaut mieux éviter». Malgré l’avertissement, nous préférons suivre ce
tortueux GR-121, aménagé pour marcheurs aguerris. Nous ne l’avons jamais
regretté. Dès les premiers pas, nous apercevons devant nous l’ermita San
Esteban, autre signe que nous marchons dans les pas des anciens.
Suite à des bouleversements de la couche terrestre, les diverses strates
rocheuses sont disposées selon un plan incliné, phénomène que les gens de la
région appellent « des rochers en piles d’assiettes ». Le camino ne connaît pas
de répit. Nous sommes toujours en pentes raides, soit pour monter, soit pour
descendre. La côte est véritablement « fracturée » dans cette région et ne
connaît pas d’apaisement. Nos pas nous conduisent à un troisième ermitage,
l’ermita San Roque. L’ancienne chapelle est laissée à l’abandon. Malgré l’herbe
folle qui couvre l’escalier, des coquilles sur les murs et une statue de Saint Roch
dans son alcôve sont relativement bien conservées.
Puis le chemin descend dans la vallée de Santuarán, à proximité de la mer,
avant de remonter au niveau de 350 m au santuario de Santa Maria de Itziar,
érigé sur un rocher qui domine la région. Cette chapelle du XIe est l’une des plus
anciennes du chemin. Le bourg d’Itziar, bien connu au Moyen Âge, n’a cessé de
décroître avec les années. Aujourd’hui, il ne reste que quelques vieilles maisons
de pierres à proximité de la chapelle. Dépassées les dernières maisons, le
sentier descend de nouveau en pente raide vers Deba, qui somnole près de la
plage.
La ville de Deba n’a rien de particulièrement remarquable. Bien encastrée entre
deux hautes falaises, elle a le mérite d’avoir accès à la mer. Dans une région où
les montagnes taillées à la verticale rendent difficile toute circulation, le port de
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mer de Deba est une ouverture sur le monde. Son importance vient du fait qu’il
sert de relais pour l’approvisionnement de toute une population.
Pour trouver le gîte, nos informations demeurent imprécises. Mon ami italien
parlait d’un « guardino di fiori » (un jardin de fleurs) alors que notre livre guide,
Le Chemin côtier des éditions RANDO, mentionne un parc public près de la mer.
Les deux informateurs nous invitent à nous rendre à l’Office du Tourisme où
nous allons trouver la clé. Nous arrivons malheureusement un samedi aprèsmidi, alors que la dame devrait être en congé. Par hasard, elle se trouve sur
place avec un client peu commode, ce qui fait monter la température de la dame.
Nous craignons un moment de devoir en payer le prix. Finalement, après le
départ de ce client difficile, la dame met quelques instants pour laisser tomber la
pression, et avec une gentillesse modérée, elle nous explique comment se
rendre à l’albergue.
À notre arrivée, deux Italiens s’y trouvent déjà. Avec Pierre et Lise qui attendent
à la porte, le petit gîte de six places sera complet. La pièce est exiguë, avec ses
deux lits de trois matelas superposés, une minuscule table et quelques cordes
pour sécher le linge. Comme je n’ai pas le vertige, j’accepte de monter au
sommet du gratte-ciel. Un des Italiens, un jeune médecin, se montre
particulièrement gentil et prête volontiers ses conseils à Lise qui est aux prises
avec des ampoules tenaces. Ses bons soins lui seront d’un précieux secours.
Quant à nous, Roger et moi, après la douche et la lessive, n’ayant qu’une seule
clé pour tout le groupe, nous convenons avec les autres de l’heure du retour.
Pendant que Lise et Pierre se rendent à la messe, nous allons célébrer à notre
façon cette belle et dure journée dans un petit bar où nous ouvrons une
excellente bouteille de chakali, il vino del pais. Depuis trois jours que nous
marchons au milieu des vignobles de ce bon vin de la région, il faut bien, une
bonne fois, ouvrir une bouteille. À deux pas du bar, un restaurant chinois allume
ses lumières. Nous nous y rendons pour terminer cette soirée, ayant la certitude
de passer une agréable nuit à notre retour au gîte.
Au matin, les Italiens se lèvent très tôt. L’espace est tellement réduit dans ce gîte
qu’il vaut mieux que l’on se lève à tour de rôle. Aussi, je laisse Roger ranger ses
effets, avant de descendre de mon gratte-ciel. Comme aucun restaurant n’a
ouvert ses portes, nous dégustons nos petits gâteaux dans le parc, en nous
frottant les mains, car le temps frais accompagne un ciel bleu sans nuages audessus de nos têtes.
Le début de la journée s’annonce rude. En dix kilomètres, nous devons monter
au col du mont Arno, à 500 m d’altitude. Nous quittons la côte pour nous diriger
en ligne droite vers la ville de Bilbao. Nous passerons à l’intérieur des terres et
nous aurons l’occasion de mieux découvrir la campagne du Pays basque.
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Nous sortons de la ville en traversant le pont sur la rivière Deba qui a donné son
nom à la ville sur la rive droite. Avant d’atteindre la montagne, le sentier chemine
à travers des fermes où nous devons constamment ouvrir et fermer des
barrières. Puis, commencent les premières montées, plutôt raides, vers l’ermita
del Calvario, à 200 m sur un sentier en corniche. En arrivant devant l’ermitage,
nous avons une vue splendide sur la ville de Mutriku à gauche. La vieille cité
portuaire est enclavée dans un creux rocheux, en forme de nid. De chaque côté,
face à la mer, de hautes falaises sont tranchées à la verticale, alors que derrière,
en flanc de montagne, des prairies ressemblent à un paysage d’alpages. Les
conifères et les hêtres cèdent la place à des pierres dressées. D’anciens fours à
chaux coniques alternent avec des amoncellements de pierres, des bases
vétustes d’anciennes habitations. Nous en profitons pleinement pour emplir nos
yeux, car au cours des trois prochains jours, nous ne verrons plus l’océan,
cheminant alors à travers les terres.
De colline en colline, nous descendons vers Olatz, un village bucolique au fond
d’une vallée, aménagé autour de l’ermita San Isodoro Labrador. À la sortie de
cette petite agglomération, nous empruntons un chemin de terre qui remonte à
travers une forêt pour les quinze prochains kilomètres. Constamment, sur ces
routes, nous passons de zones ombragées à des espaces dénudés. Ici aussi, en
Espagne, les coupes à blanc laissent de grandes plaies au milieu de la forêt. Ce
chemin tortueux qui suit les sinuosités de la montagne conduit au pied du mont
Arno, à 500 m au-dessus de la mer, le point le plus élevé du Camino en Pays
basque.
Pour la première fois depuis notre départ, le 13 avril, nous ressentons une forte
chaleur. Loin de la mer, bien protégés du vent par les montagnes, nous devons
nous arrêter pour étendre sur nos membres exposés au soleil une crème solaire.
Peu après, nous nous arrêtons pour dîner sur le bord du sentier où quelques
grosses pierres permettent de s’asseoir. Roger sent le besoin d’enlever son
chandail, tellement le soleil frappe fort. Quand nous atteignons le col du mont
Arno, quelques kilomètres plus loin, nous quittons alors la province de
Guipuzcoa pour celle de Viscaya.
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Le Pays basque espagnol
(la provincia de Viscaya)
Peu avant Markina-Xemein, le sentier descend brusquement vers la ville où nous
espérons trouver un gîte et un bon repas. Avant d’entrer dans la municipalité, sur
le bord de la rivière Artibai, dans le quartier Arretxinaga, une église tout à fait
particulière, San Miguel, a été construite sur un emplacement païen. À la place
du chœur, une grotte où repose un dolmen (deux pierres verticales soutenant
une pierre horizontale) sert d’autel. Et le reste de l’église est érigé autour de ce
« chœur » un peu particulier. Les piliers qui soutiennent le toit reposent sur des
rochers de chaque côté, ce qui donne l’impression de se trouver à l’intérieur
d’une immense grotte. L’édifice a d’abord été élevé à partir d’une simple ermita,
mais dès le Moyen Âge, l’affluence de pèlerins est devenue telle que les
autorités ont décidé d’agrandir le bâtiment pour accueillir plus de visiteurs. La
construction actuelle remonte au XVIIIe siècle. Il ne fait aucun doute que les
autorités ont voulu marquer une continuité entre les religions païennes et le
catholicisme.
Un premier regard sur les lieux nous convainc que nous sommes loin de la mer,
loin aussi des petits ports de pêche tellement sympathiques. La ville a des airs
de western. Sur la rue principale où nous tentons de trouver un hôtel acceptable,
des automobilistes font vrombir les moteurs de leur voiture sans impunité et se
baladent à pleins gaz sur un large boulevard. Les premières habitations
rencontrées paraissent sales et malpropres, rien pour nous inviter à rester.
Cependant, au centre-ville, la Maison de la culture, entourée de palmiers, donne
un air exotique qui nous réconcilie avec l’endroit. À deux pas, l’imposante et
austère iglesia de Andra Mari, construite au XVIe siècle, de style renaissance, est
l’une des plus imposantes églises du Pays basque.
Cette ville a toujours joué un rôle important pour de Camino del Norte. Deux
grands hospitals étaient aménagés près du couvent des Padres Carmélitas qui
géraient les établissements. Cet arrêt était jugé essentiel pour les pèlerins qui
parcouraient de grandes distances et souvent couchaient à la belle étoile.
À proximité de l’église, un hôtel sans distinction particulière qui ne séduirait
certainement pas un visiteur habitué de coucher dans les cinq étoiles, mais pour
nous, convient fort bien, d’autant plus que l’on peut souper sur place. Le patron
se montre sympathique à notre situation et se dit prêt à nous servir le petitdéjeuner à 7 h, le lendemain. Une offre que l’on ne peut refuser. Nous y
déposons donc le sac, après vingt-trois kilomètres, et pas des plus reposants. Ce
soir, nous sommes fourbus, le soleil du midi ayant épuisé nos forces, nous nous
contentons d’une balade pour visiter l’église et prendre l’apéro. Nous revenons à
l’hôtel pour le souper, désireux de nous coucher tôt.
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En ce lundi matin 23 avril, une belle journée s’ouvre devant nous. Après le petitdéjeuner, nous quittons l’hôtel avec une température quasi idéale : du temps
frais et ensoleillé. Le camino suit une route de campagne qui monte vers un
monastère, la colegiata de Ziortzia. À mi-chemin, nous traversons le village de
Bolivar, où est né Simon Bolivar, le Libérateur de l’Amérique du Sud qui, depuis
Cortés et les autres conquérants, était toujours sous l’emprise espagnole. Une
imposante statue du Général des Armées occupe la partie centrale du village.
Nous cherchons en vain un bar pour le premier café du matin. Nous nous
heurtons à des portes closes.
À la sortie de Bolivar, nous empruntons un sentier soulevé et pierreux, une
ancienne voie romaine qui conduit au sommet d’une colline où, jadis, un camp
romain y avait été érigé pour surveiller la région. Un souvenir qui rappelle que les
Romains, maîtres de la péninsule ibérique, cent ans avant Jésus-Christ, avaient
organisé le territoire avec la rigueur qu’on leur reconnaît.
Au XIIe siècle, les Cisterciens ont construit, sur les ruines du camp romain, la
colegiata qui domine la colline la plus élevée de la région. Cet ensemble
comprend plusieurs édifices soudés les uns aux autres : un grand portique, une
église, un cloître, une tour de guet, la maison de l’abbé, une hôtellerie pour
visiteurs, en plus de nombreux bâtiments de ferme. Lors de notre passage,
seules les portes de l’église sont ouvertes. Nous entendons les moines chanter
dans une pièce adjacente, mais impossible de trouver un café.
Dès l’abord, la richesse de l’église nous étonne. Avec sa grande nef, son retable
plateresque rempli d’ornements et de décorations dans un style tout à fait
baroque, ce monastère étale un faste qui surprend. À gauche du retable, une
grande statue de la Vierge, la Andra Mari de Markina-Xemein, alors qu’à droite,
un saint Jacques Matamoros retient notre attention. En quittant l’église, le soleil
irradie le portique. Dans un large tympan, un Christ triomphant, assis sur un
trône, accueille les visiteurs. La tour, à droite de l’église, est tout ce qui reste de
l’ancien hospital, fondé en 1386 par les Cisterciens pour loger les pèlerins qui se
rendaient à Compostelle. Il faut croire que la mission du monastère a changé au
cours des années. Nous quittons les lieux sans café.
La route asphaltée nous conduit maintenant à Munitibar-Arbatzegi. Comme le
nom l’indique, il ne s’agit pas d’un seul village, mais de deux, séparés par une
rivière, mais reliés par un pont, et sous l’autorité d’une même administration. À
l’affût de quelque chose à se mettre sous la dent, nous apercevons de vieilles
dames qui sortent d’une maison avec des sacs blancs. Même si rien ne
l’annonce, il s’agit bien d’une épicerie. Le patron, d’un air débonnaire, nous
prépare un excellent bocadillo, jambon et fromage, que nous irons manger à
l’ombre, à la sortie du dernier village, dans un abribus nouvellement installé. En
traversant les lieux, nous nous arrêtons devant l’église, reconstruite en 1848,
suite à un incendie, selon un style néo-classique. Les gens de la place
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entretiennent aussi avec beaucoup de soins deux ermitas, l’une consacrée à
saint Jacques, l’autre, à sainte Lucie.
Pendant la dégustation de notre sandwich, à l’arrêt d’autobus, quelques
personnes s’approchent de l’abribus. Nous voulons leur céder la place qui leur
revient, mais personne ne veut la prendre. En écoutant leurs propos, il est
tangible que ces gens vouent une grande admiration aux pèlerins qui viennent
de loin pour parcourir leur coin de pays en route vers Compostelle. Dès que nous
les informons que nous venons, un de Belgique, et trois du Canada, leur regard
s’enflamme. Pour des personnes peu habituées à quitter leur lopin de terre, notre
aventure prend une dimension importante.
Après le repas, nous prenons alors un sentier, parallèle à la route, qui descend
en pente douce en direction de la vallée. Ce parcours enchanteur permet de
découvrir toute la beauté du Pays basque. De chaque côté, des fermes
traditionnelles, avec leurs jardins, leurs vergers en fleurs émerveillent le
marcheur attentif à la nature qui l’entoure. Nous avançons dans le silence de la
solitude, au milieu d’une région fertile où la vie printanière éclot dans chaque
plante, chaque bourgeon. Même le petit ermita, à une croisée de chemins, est
entouré de fleurs et participe à la joie du printemps. Le sanctuaire, très humble,
témoigne du passé des pèlerins. Le fermier voisin, désireux de préserver la belle
statue de saint Jacques, faite de bois polychrome, l’a installée devant sa maison,
bien protégée dans une alcôve fermée par une vitre épaisse. Là aussi, les fleurs
se mêlent aux couleurs de la statue.
Par moment, le sentier laisse voir que nous marchons sur une ancienne calzada
romana. Il suffit de quelques coups de botte pour découvrir la pierre bien posée
dans le sol. De plus, le pont romain, tout couvert de végétation au-dessus de la
rivière Golako, ne permet aucune hésitation sur l’origine de ce sentier. Après tant
de montées et de descentes lors des jours précédents, le marcheur apprécie le
bonheur de se trouver sur le plat au milieu de cette végétation naissante.
À l’approche de Guernica, nous traversons trois villages, distants l’un de l’autre
de quelques kilomètres à peine : Mendata, Marmiz et Ajangez. Dans chacun
d’eux, une petite église et le célèbre fronton pour la pelote basque occupent le
centre du village. Nous marchons sans nous arrêter, trop heureux de retrouver le
sentier au cœur de la campagne.
Guernica se laisse désirer longtemps. De très loin, nous apercevons la ville au
creux de la vallée qui s’étend de chaque côté de la rivière Oka. Qui ne connaît
pas Guernica? Cette ville a été si souvent marquée par les horreurs de la guerre!
Qu’il s’agisse de la peinture de Goya qui rappelle la fusillade de ses citoyens par
les armées de Napoléon en 1810, ou la grande fresque de Pablo Picasso,
évoquant le bombardement du 26 avril 1937 par la légion Condor de l’aviation
allemande, chaque fois la ville a vu le sang de ses citoyens couler dans la rivière.
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Pour ceux qui sont moins familiers avec l’histoire de l’Espagne, il suffit de
rappeler qu’en ce jour d’avril, jour de marché en plus, l’aviation allemande a
déversé des centaines de bombes sur la basse ville et les banlieues, alors que
l’artillerie du général Franco faisait tonner ses canons. Plus de 2 000 personnes
y trouvèrent la mort et la ville fut détruite à quatre-vingts pour cent. Seules
l’église et la mairie furent épargnées et quelques habitations près du centre.
Aujourd’hui, près de l’église Santa Maria, dans un parc aménagé pour garder la
mémoire de l’événement, des photographies montrent les ruines de la ville,
immédiatement après le bombardement. Il a fallu la mort de Franco pour que
l’évocation de cette barbarie soit possible. La ville a été reconstruite entre 1940
et 1950 par les prisonniers ou les opposants au régime.
L’albergue Guernica, au centre de la ville, est un édifice complètement rénové et
aménagé pour recevoir un groupe d’une trentaine de jeunes. Au moment de
notre arrivée, un couple de Français, assis sur les marches, attend l’ouverture de
la porte. Nous serons six pèlerins pour partager ces locaux propres et bien
entretenus. Comme prévu, l’hospitalera arrive à 16 h précise. Elle nous
enregistre et nous présente les locaux mis à notre disposition. Dans une pièce,
un homme est couché, un vieux sac de sport à ses côtés. Tout laisse deviner
qu’il s’agit d’un itinérant, hébergé par la municipalité. Au moment du coucher,
nous pourrons constater qu’il a quitté les lieux.
En accord avec Lise et Pierre, nous décidons de souper sur place et de préparer
un souper partage. Lise qui aime cuisiner s’engage à se procurer les aliments à
l’épicerie, alors que Roger et moi, nous apporterons le vin et partagerons les
frais, plus tard. Malgré quelques difficultés avec le four et les casseroles, le
souper se déroule à merveille, stimulé par une bouteille de chakoli comme
apéritif, et un bon rouge durant le repas.
Les toilettes communes permettent de faire la lessive du linge et de la vaisselle.
Si la clôture à l’arrière du gîte a servi pour étendre nos nippes, c’est un courant
d’air qui se chargera de sécher le reste, vu qu’aucun chiffon n’est disponible pour
essuyer les plats. Au matin, nous déjeunons sur place, prêts à partir tôt sur le
sentier. Nous reverrons ces Français d’un soir, une seule fois, au cours de la
journée suivante, avant de les distancer à tout jamais.
À la sortie de la ville, nous passons devant l’arbol de Guernica. Le tronc d’un
vieux chêne est enfermé dans un temple en colonnades qui lui sert de toit et
l’entoure complètement. Sous les ramures de cet arbre géant, il y a trois cents
ans, un tribunal rendait la justice. Ce temple circulaire demeure dans l’esprit des
gens le symbole des libertés du Pays basque. Juste derrière, un grand parc sur
les bords de la rivière Urdaibai est devenu une réserve de la biosphère.
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La route que nous empruntons, ce matin, s’appelle la ruta juradera (la route du
serment). Il s’agit d’un chemin traditionnel qui remonte à une époque très
ancienne sur lequel passait celui qui gouvernait le pays. Cette personne se
rendait aux quatre coins de l’Euskadi pour prêter serment de protéger les droits
et libertés du peuple basque. C’était alors la seule façon d’obtenir la soumission
de ce peuple fier qui se rebellait à la moindre occasion devant toute forme
d’autorité. Ferdinand, roi d’Aragon, fut le dernier à emprunter ce chemin au XVe
siècle. Il partit de Guernica, s’arrêta au sommet du mont Aretxabalagane,
s’agenouilla dans l’église San Emeterio à Gorkolexea, fit serment à Bilbao et
revint vers le port de Bermeo, près de Guernica, où il jura pour une dernière fois
de protéger les droits des Basques. Aujourd’hui, nous suivrons cette route durant
vingt-cinq kilomètres, jusqu’à Gorkolexea.
Dès la sortie de la ville, nous retrouvons une route en forêt qui nous conduit au
magnifique village d’Ugarte Muxika, avant de reprendre le sentier qui grimpe vers
un premier sommet, l’alto de Morga, à 330 m. Pendant sept kilomètres, nous
avançons sur un sentier en crête où les descentes et les montées alternent
continuellement. Sur ce chemin étroit, il suffit de quelques coups de botte pour
sentir que la calzada romana n’est pas loin. Une légère descente nous amène au
col de Gorebiz, puis au village d’Eskerika avant de remonter à 420 m au col de
Alto de Aretxabalagane, au pied du mont Bizkarga, une étape importante de la
ruta jugadera. De cet endroit élevé, notre regard embrasse un large espace de la
région. C’est donc ici que le souverain s’arrêtait pour remplir ses obligations
envers le peuple basque.
Les yeux remplis de belles images du pays, nous reprenons, en légère descente,
une route utilisée par les compagnies qui exploitent la forêt. Sur ces chemins
forestiers, le pèlerin apprécie le plaisir de marcher. Seul avec lui-même, loin des
bruits de la ville, le promeneur solitaire se laisse emporter par ses rêveries. Ces
moments privilégiés, je les apprécie pleinement sur les chemins de Compostelle.
Rêveur de nature, je laisse les autres pèlerins partir en avant. À chaque fois,
j’aime me laisser emporter par le calme de la marche, savourant la joie de me
sentir en harmonie avec la nature. Tous mes sens en éveil, je me laisse pénétrer
par les odeurs des sous-bois. J’observe les jeux de lumière que crée le soleil à
travers les boisés alors qu’il joue à cache-cache avec les nuages. La nature
végétale remplit mon esprit d’un baume reposant pendant que mes pas bercent
mon sac sur mes épaules. Ne plus penser, ne plus me poser de questions,
seulement rêvasser… L’harmonie, le meilleur des remèdes à tous nos maux!
Après plusieurs kilomètres de pistes forestières, un petit sentier oblique vers la
gauche et descend en pente raide vers le village de Goikolexea, au fond de la
vallée. Les premières maisons, trapues et cossues, souvent ornées d’un blason
laissent supposer l’importance historique de cette municipalité. Sur la place
principale, l’église San Emeterio, la deuxième étape de la ruta jugadera, se
dresse fièrement à côté de la mairie. Selon la tradition, le roi devait y entrer,
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s’agenouiller devant le retable basque, prêter serment au milieu des paroissiens
réunis. Devant l’église, une grande table de pierre autour de laquelle les gens du
village avaient l’habitude de se réunir pour régler les affaires courantes, occupe
une place centrale.
Après la visite de l’église, un petit bar attire notre attention. En apprenant que
nous venons du Canada, la dame nous invite à nous asseoir, elle va nous
préparer à dîner. Surpris devant tant de gentillesse, nous apprenons bientôt
qu’un de ses fils vient de s’établir à Montréal. Pendant que nous prenons une
bière, elle ne cesse de faire le va-et-vient entre sa cuisine et la petite terrasse où
nous sommes attablés, nous bombardant de questions sur notre pays d’origine.
Après les dernières salutations, nous la quittons le ventre un peu trop rempli.
Heureusement, les cinq kilomètres qui nous séparent de notre gîte se parcourent
sur un terrain relativement plat.
Nous arrivons à Lezama vers 16 h, après trente kilomètres, en majorité, en
terrains accidentés. Selon nos informations, un petit gîte de douze places devrait
nous accueillir. Mais les portes sont verrouillées. Dans cette banlieue pas si
lointaine de Bilbao, à peine huit kilomètres, aucun hôtel ne s’offre à notre vue.
Où aller? Aucune idée! Pendant que nous tournons en rond avec nos gros sacs
à dos, saint Jacques arrive. Il descend de voiture. Ce personnage que les
pèlerins appellent « saint Jacques », c’est le bon samaritain qui s’arrête pour les
aider, quand aucune autre solution ne semble se proposer. Donc, cet homme,
dans la bonne cinquantaine, devinant que nous cherchons un gîte, s’avance vers
nous.
« Le gîte n’ouvre qu’à l’été, dit-il, et nous sommes en avril. Mais je connais
une casa rural pas très loin d’ici. »
Délaissant sa voiture, il fait quelques pas avec nous en direction d’une petite
ruelle. Puis au carrefour, il nous indique la marche à suivre : ses indications
précises ne nous laissent pas dans le doute. Nous le remercions et 300 m plus
loin, nous arrivons devant une ancienne maison de ferme transformée en casa
rural comme il nous l’avait décrite.
Dès que nous entrons dans la cour, le propriétaire vient vers nous, heureux de
nous accueillir. Il nous montre sa maison où tout sent le neuf : les chambres
avec lits douillets, les salles de bain et la salle à manger près de l’entrée. Une
salle de séjour bien éclairée donne droit à la télévision sur grand écran.
Malheureusement, nous arrivons à l’improviste et une sortie est prévue à son
horaire. Cependant, il met tout à notre disposition : vaisselle en porcelaine,
micro-onde, lave-linge, etc. De longues cordes à l’extérieur permettent de faire
sécher notre linge en toute quiétude. Une épicerie, à proximité, pourra nous
fournir tout ce dont nous avons besoin pour le souper. Après la douche et la
lessive, nous partons faire quelques achats. Au retour, Lise prépare la cuisson
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du poulet, pendant que nous sirotons l’apéritif. Une soirée des plus paisibles
dans un endroit de rêves. Au lever, le patron a déjà préparé le petit-déjeuner.
Une douce pluie chantonne sur le toit métallique, nous invitant à bien profiter de
ces derniers moments dans notre oasis.
Nous quittons la casa rural bien préparés pour affronter la douche. Plutôt que de
marcher sur les bas côtés d’une route rectiligne, mais achalandée, qui se dirige
vers Bilbao, nous empruntons le sentier officiel qui grimpe au sommet d’une
haute colline vers l’ermita de Santo Cristo, au sommet. Un chemin bien balisé
que la pluie de cette nuit a rendu boueux et glissant. Nous sortons le bâton de
marche de son fourreau pour garder notre équilibre. Sur la crête, ce sentier a le
double mérite de nous tenir à distance des quartiers industriels et de nous faire
entrer dans Bilbao par un parc bien aménagé qui sert de promenade, les jours
de beaux temps.
Le Monte April est couvert d’un large boisé, pelé et balayé par les vents violents
de l’automne, mais au cours de l’été, il offre des sentiers propices pour le
recueillement et la détente. Le dimanche et les jours de fêtes, les gens de Bilbao
viennent y chercher le calme et la tranquillité. Les autorités de la ville ont toujours
respecté cette montagne, car on la considère comme le poumon de la cité.
À partir du stationnement du Monte April, le point le plus élevé, nous descendons
littéralement vers les vieux quartiers de la ville. Nous empruntons d’abord une
première série d’escaliers qui nous amène à la rue Camino Acheta, elle-même
en forte pente descendante. Cette ruelle nous conduit à d’autres escaliers qui
aboutissent à côté de la basilique Nuestra Señora de Begoña. Ce très haut
édifice domine complètement le vieux Bilbao et sa construction remonte à la
naissance de la ville, au XVe siècle. Après une visite, à la sortie, nous
apercevons devant nous le Paseo Virgen de Begoña, une large rue piétonne qui
descend à travers la vieille ville de Bilbao. En fait, il s’agit plutôt d’une série
d’escaliers, complétés par de larges paliers. Autrefois, les visiteurs courageux
qui remontaient ces escaliers à genoux étaient assurés d’obtenir des
indulgences plénières à l’intérieur de la basilique.
Du haut de ces escaliers, notre regard s’étend sur la majeure partie de la ville,
l’ancienne et la nouvelle. Bilbao, fondée en 1300 par Don Diego Lopez de Haro,
connut un essor économique dès sa fondation. Dès lors, bien des pèlerins venus
en bateaux de l’Angleterre, des Flandres ou des pays nordiques, commençaient
leur pèlerinage dans la basilique. La ville s’étant développée sur le flanc de la
colline, en face de l’église, sur la rive droite de la rivière Nervión, l’espace vint à
manquer. À partir du XVe siècle, de nouveaux bâtiments apparurent sur la rive
gauche.
Comme c’était la coutume, on construisit la cathédrale de saint Jacques sur la
partie la plus élevée de la nouvelle agglomération. Bien avant la fondation de la
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ville, il existait sur cet emplacement un ermita de Santiago. On remplaça la petite
chapelle par un immense édifice, consacré au patron de l’Espagne. De style
gothique flamboyant, avec un majestueux portique du type renaissance, cette
magnifique église est toujours considérée comme l’une des plus belles du Pays
basque. Fréquentée par les pèlerins de Compostelle, elle devint le point de
départ de nombreux pèlerinages. Sur un côté de la cathédrale, la puerta de los
peregrinos conduisait à un vaste déambulatoire où une grande statue de saint
Jacques accueillait les visiteurs.
Aujourd’hui, les hauts fourneaux qui avaient fait de Bilbao le centre sidérurgique
de l’Espagne du XIXe siècle sont en partie disparus. Le musée Guggenheim,
construit sur les anciennes installations portuaires le long de l’un des bras de la
rivière Nervión, demeure un exemple de la façon intelligente et artistique de
rénover les vieux quartiers industriels. Cette réalisation émerveille toutes les
personnes qui s’intéressent à l’urbanisme. Malheureusement, avec nos gros
sacs, jamais ne nous est venue l’idée de nous y arrêter. Nous le regarderons de
loin, sans plus, en longeant un autre bras de la rivière.
Arrivés au dernier palier du Paseo Virgen, nous nous arrêtons devant une carte
murale de la ville, accolée à un abribus. Un homme s’approche, nous indique le
meilleur trajet à suivre pour traverser la ville, tout en évitant les détours qui
pourraient retarder notre marche, permettant aussi d’atteindre le port sans
difficulté. En suivant ces indications, nous traversons la Plaza Santiago, la rivière
Nervión sur le pont San Antón et le reste de la ville, presque en ligne droite,
jusqu’à la Plaza del Sagrado Corazón, à proximité du port.
De là, nous marchons le long de la rivière Nervión où une promenade est
aménagée à quelques mètres du cours d’eau qui ressemble maintenant
davantage à un canal. Cette longue promenade nous amène à un cul-de-sac, à
cause des travaux sur le port. Encore une fois, un bon samaritain, voyant notre
désarroi, vient nous montrer un escalier, caché derrière un édifice, qui monte
vers une nouvelle promenade, de l’autre côté de la voie ferrée. Celle-ci, dont la
construction en belles tuiles de granit n’est pas complètement terminée, va nous
permettre de sortir de Bilbao, sans encombre. Ce qui nous était apparu comme
un cauchemar inévitable lors de la préparation de notre chemin se transforme en
une ballade très agréable. Nous rejoignons ensuite une petite route, peu
achalandée, qui se dirige vers Portugalete.
Au moment de quitter définitivement Bilbao, à un carrefour routier, quelques
hommes âgés nous font signe de nous approcher et nous invitent à entrer dans
leur « club », une salle modeste qui sert de lieu de rencontres et de réceptions.
Dans un coin, une petite cuisine sert des tapas, ces « entrées » dont les
Espagnols raffolent et que nous retrouvons dans tous les bars. Devinant que
nous sommes des pèlerins de Compostelle, chacun veut en savoir davantage
sur nous. À peine avons-nous posé le sac, les questions fusent de toutes parts,
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les bouteilles s’ouvrent, les verres se remplissent et des tapas de tous genres
rôtissent sur une plaque chauffante. Pendant que nous prenons apero et tapas,
tapas et apero, la discussion s’anime et nous ne voyons pas le temps passer.
Une heure plus tard, nous devons partir. Après de multiples salutations, nous
quittons nos hôtes et les remercions pour leur accueil si chaleureux. Nous
reprenons le sac, un peu ronds, incertains d’avoir l’énergie nécessaire pour
atteindre le gîte. Heureusement, Roger garde la main ferme sur le gouvernail,
nous pourrons parcourir sans inquiétude les cinq kilomètres qui nous séparent
de Portugalete. La pluie a cessé et un vent frais vient de la mer, ce qui nous
permet de reprendre nos esprits petit à petit.
Nous arrivons dans la ville portuaire vers 16 h, sans avoir dévié de notre chemin.
En face du port, près de l’église Santa Maria, un vieil hôtel porte le même nom
que l’édifice religieux, et offre quelques chambres encore. Pierre et Lise vont se
retrouver dans la vieille partie, avec une chambre toute décrépie, alors que nous,
plus favorisés, jouirons d’une pièce rénovée récemment, avec vue sur la mer.
Portugalete est considéré comme le véritable port de Bilbao. Fondée en 1322, la
ville a toujours maintenu une vocation maritime. Autrefois la vieille ville était
entourée de murailles pour protéger l’entrée de la rivière Nervión. Aujourd’hui les
anciennes tours ont disparu. Ce qui attire notre attention, c’est le pont
transporteur au-dessus de la rivière qui relie les deux rives au moyen de câbles
puissants qui suspendent une passerelle métallique qui fait la navette, vingtquatre heures sur vingt-quatre, transportant passagers et voitures à plus de vingt
mètres au-dessus des eaux.
Cette structure métallique, inaugurée en 1883, est l’œuvre de l’ingénieur Alberto
de Palacio et reprend les mêmes principes de construction que la tour Eiffel,
construite à la même époque. Malgré quelques avaries durant la guerre
d’Espagne, elle a été remise en fonction en 1941 après de sérieuses réparations
et demeure toujours en service.
Après la douche, un seul désir nous anime : trouver un endroit pour prendre une
bouchée et regagner notre lit le plus rapidement possible. Sur une ruelle
piétonne, derrière l’église, une pizzeria est déjà ouverte. Après le repas, nous
retournons à l’hôtel sous une pluie abondante. Ce soir, rien d’autre ne nous
intéresse, trop heureux de retrouver un lit chaud et un bon matelas pour dormir.
Au lever, la pluie a cessé. Nous quittons l’hôtel à la recherche d’un petit bar pour
déjeuner. En remontant la rue principale, après plusieurs essais infructueux,
nous apercevons un bar très convenable, presque à la sortie de la ville. À la fin
des dernières rues achalandées, une piste cyclable, nouvellement asphaltée,
permet de sortir de la zone industrielle. Durant onze kilomètres, ce magnifique
chemin peu fréquenté va nous permettre de traverser les banlieues-dortoirs.
Sinueux, cheminant d’un parc à un espace ombragé, le bidegorri, c’est ainsi que
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l’appellent les gens de la place, demeure la sortie piétonnière la mieux réussie
que nous ayons rencontrée jusqu’ici. Malgré que de gros nuages menacent
constamment, seules quelques gouttelettes vont nous effleurer. Plus que jamais,
nous apprécions cette balade du matin au milieu des nouveaux quartiers qui
poussent de chaque côté de nous comme des champignons.
Le bidegorri prend fin à l’entrée de la ville de Zierbena. Plutôt que de traverser
une zone urbaine, le camino emprunte un sentier qui contourne la ville et se
dirige vers la playa de la Arena. À proximité de l’ermita de la Virgen del Socorro
(la Vierge du Secours), une longue passerelle bleue, uniquement pour piétons,
enjambe la rivière Muskiz et relie le camino à une piste élevée, sur le bord de la
mer. Pendant cinq kilomètres, nous marchons sur cette promenade aménagée
spécialement pour les visiteurs venus admirer les beautés du paysage. Les
passerelles et les petits tunnels se succèdent dans un décor enchanteur, en
flanc de falaises, alors que les vagues de l’océan viennent mourir sous nos
pieds. Une magnifique balade, l’une des plus belles du chemin, met un terme à
notre séjour en Pays basque. Dès que nous apercevons Ontón au fond de la
vallée, nous quittons l’Euskadi pour entrer dans la Cantabrie.
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La Cantabrie
Nous entrons dans la Cantabrie en suivant le sentier piétonnier qui longe le
littoral. À l’orée du village, plusieurs possibilités s’offrent à nous. En premier lieu,
faire un long détour qui passe par Otañes et suivre ensuite la rivière Mioño, ce
que suggère notre guide. Une deuxième possibilité, que nous conseille le livre El
Camino del Norte, des éditions Everest, consiste à rejoindre la vallée de Guriezo
où l’on peut marcher le long de la rivière jusqu’à la ville de Sámano. Nous
préférons la troisième qui a le mérite de nous tenir plus près du rivage :
l’ancienne route nationale, presque abandonnée aujourd’hui, depuis l’ouverture
de l’autoroute A-8 qui draine pratiquement toute la circulation. Cependant, pour
rejoindre la N-634, nous devons descendre dans le village d’Ontón, au fond de la
vallée, à proximité de l’océan.
La petite localité se trouve au milieu d’un dédale de routes qui semble peu la
favoriser. À peine quelques maisons modernes se mêlent aux vieilles demeures
ancestrales de la Cantabrie. Nous cherchons en vain un bar pour trouver à
manger. Quelques affiches vieillies et rouillées tiennent bon encore sur la
devanture de deux bâtiments fermés à clé. Une vieille dame, témoin de notre
déception, s’avance vers nous et nous conseille de chercher plutôt vers la
gazolineria à la sortie de l’autoroute, au sommet de la colline. Nous remontons
de l’autre côté de la vallée à travers des routes qui se croisent en direction de la
A-8. De fait, un poste d’essence offre de la gazoline, de l’huile à moteur et aussi
divers produits que l’on retrouve généralement dans une petite épicerie. Un
centre de dépannage, ou si vous préférez, un dépanneur comme nous les
connaissons chez nous.
Dans la partie réfrigérée, nous mettons la main sur des sandwiches qui
satisferont à coup sûr notre faim. De l’autre côté de la route, un abribus, laissé à
l’abandon, va nous protéger contre le vent frais qui vient de la mer et de la pluie
qui menace sous forme de gros nuages noirs. Juste à côté, des toilettes sont
fermées avec de lourds verrous à chacune des portes. Un pèlerin n’est pas
exigeant. Ce que nous ne pouvons pas laisser dedans, nous l’abandonnerons
parmi les grandes herbes, loin des regards indiscrets, derrière les bâtiments.
Après la dégustation de notre bocadillo, nous irons y faire une visite, à tour de
rôle, laissant ce seul souvenir au petit village.
Cette route nationale, peu fréquentée, s’amuse à suivre tous les dénivelés et les
méandres du terrain le long de cette côte découpée en dents de scie, évitant les
collines trop escarpées et les rivières en crue. Elle croise l’autoroute à maintes
reprises que nous traversons dans de petits tunnels aménagés pour les
travailleurs agricoles. Quand le bitume s’approche du rivage, nos yeux se portent
comme par un aimant vers la mer. Un plaisir toujours renouvelé de suivre le
ressac des vagues, d’entendre l’éclat de l’eau sur les rochers et de sentir l’air
salin, pendant que les nuages au-dessus de nos têtes retiennent leur trop-plein
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d’humidité, qu’ils déversent sur les montagnes à notre gauche. Juste avant de
traverser le pont sur la rivière Mioño, nous retrouvons le sentier officiel qui
serpente le long de la côte à l’approche de Castro Urdiales. Cette étape trop
longue de trente-cinq kilomètres, nous l’avons réduite à vingt-neuf en passant
par la N-634. Nous arrivons à la ville après une bonne marche, sous un vent
frais. La pluie qui nous menaçait ce matin s’est retenue toute la journée.
La ville de Castro Urdiales s’étend à perte de vue le long de la côte. Nous nous
rendons d’abord auprès de la police locale, la Guardia Civil, pour obtenir les clés
du gîte. Les bureaux administratifs, de même que la mairie, la cathédrale et les
ruines romaines sont situés au cœur de la vieille ville, sur un promontoire qui
s’avance dans la mer. Là, chez la Guardia Civil, un policier nous enregistre,
estampille nos credenciales et nous confirme qu’un autre policier va venir nous
ouvrir les portes du gîte. Il suffit de longer la baie au complet en suivant le paseo
Amestoy et à son extrémité, nous verrons la petite maison jaune à notre gauche.
Un simple vingt minutes de marche après nos vingt-neuf kilomètres. Un vrai
charme, cette baie!
La région de Castro Urdiales connaît une longue histoire. Cette large baie en
hémicycle, protégée par une presqu’île rocheuse qui fait quelques pas vers
l’océan, offre un port accueillant pour de petites embarcations, car les alluvions
venues des montagnes, à proximité, ont rendu les eaux peu profondes. Les
Romains construisirent sur le promontoire une forteresse qui donna son nom à la
ville. Ils exploitèrent également un gisement de fer au pied des montagnes et la
colonie prit le nom de Flaviobriga.
Au Moyen Âge, Castro Urdiales est considérée comme égale aux trois autres
grandes villes portuaires de la Cantabrie : Laredo, Santader et San Vicente de la
Barquera. On les appelait alors Las Cuatro Villas de la Costa. Ces villes sont
renommées pour la pêche en haute mer et pour le commerce avec les Flandres.
Deux édifices règnent en maître au-dessus du promontoire : l’église Santa Maria
de Asunción et le château phare, construit sur les fondations de l’ancienne
forteresse romaine, qui sert de repère, maintenant, pour les embarcations qui
entrent dans la baie. Au XVe siècle, la ville fut durement frappée par des
invasions et des épidémies. Et les armées françaises de Napoléon lui donnèrent
son coup de grâce, en 1813, pour avoir refusé de se soumettre au gouvernement
central, imposé par l’Empereur. Aujourd’hui, la ville renaît, grâce aux touristes qui
envahissent ses plages et son port de mer qui accueille des centaines de petits
et grands voiliers.
Arrivés aux portes du gîte, une petite maison à côté du centre sportif
spécialement réservée pour les pèlerins, nous nous assoyons sur les marches,
alors que la pluie menace dangereusement. Heureusement, les deux policiers
descendent de voiture au moment où les premières gouttes se mettent à tomber.
Nous évitons le déluge de justesse.
© 2011 Claude Bernier
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Être patient fait partie de la vie du pèlerin. Ne pas bousculer les gens qui nous
aident exige de la discipline que chaque personne doit s’imposer. Alors que le
touriste récrimine, que le visiteur rouspète, le pèlerin se tient coi, espérant la
gentillesse de ceux qui nous accueillent. Un précepte plus facile à dire qu’à
suivre.
Ce soir, nous serons huit dans le gîte : nous quatre, plus un couple de Français
avec qui nous aurons le plaisir de partager, et deux autres pèlerins, un Espagnol
et un Italien, tous deux peu communicatifs.
Dès que l’orage cesse, nous nous empressons de descendre en ville pour
acheter le souper et nous revenons aussitôt, car une autre tempête approche.
Grâce aux bons soins de Lise, nous nous préparons une bonne bouffe où le
liquide et le solide font progressivement disparaître les souffrances de la journée.
Nous nous endormons en écoutant chanter la pluie sur le toit d’ardoises audessus de nos têtes.
Au lever, la pluie a simplement diminué. Nous prenons le petit-déjeuner sur place
avant de reprendre le sac, sachant qu’il faudra s’habiller d’une façon à se
protéger de l’intempérie. Pendant que nous sommes tous à table, j’interviens au
milieu de la conversation entre l’Italien et l’Espagnol. D’abord surpris, ils sont
étonnés que nous puissions parler espagnol tous les quatre. À partir de ce
moment, à chaque fois que nos pas se croiseront, ces deux pèlerins nous
adresseront quelques mots.
À la sortie de la ville, un petit sentier court le long de la plage, parallèle à la N634 et à l’autoroute, un peu plus à l’intérieur des terres. La pluie a rendu ce
chemin boueux et glissant. Il n’en faut pas davantage pour nous convaincre de
revenir sur le bas-côté de la route nationale.
Après la longue étape d’hier, notre intention première était de nous arrêter après
dix-huit kilomètres au petit gîte de Portarrón, peu après Ilarés. Plusieurs pèlerins
nous avaient vanté les mérites de cet établissement dans un endroit enchanteur.
Il est à peine 11 h 30 quand nous y arrivons. Il est vrai que le gîte semble très
accueillant, sur le bord de la rivière Guriezo. Mais la pluie vient à peine de
cesser. La boue et de grandes flaques d’eau entourent le bâtiment. Comment
allons-nous occuper notre après-midi, dans cet endroit isolé? Après une brève
discussion, nous décidons de poursuivre jusqu’à Liendo où il est possible de
dormir dans une ancienne école primaire. Au premier bar, nous nous arrêtons
pour un café et un petit pain que nous mangerons sur le bord du chemin, un peu
plus tard. Pour la première fois, nous rencontrons Michel de Paris, un des
organisateurs du projet Compostelle 2 000, venu lui aussi se faire préparer un
bocadillo. Nous aurons l’occasion de nous revoir au cours des prochains jours.
Les premiers rayons de soleil apparaissent et nous donnent le goût d’avancer.
© 2011 Claude Bernier
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Cette deuxième partie de la journée se déroule dans la joie de marcher. Une
petite route vallonne dans un décor rustique où règne la paix et la tranquillité.
Nous traversons des prairies hérissées de roches karstiques où paissent
moutons et brebis. À une croisée de chemins campagnards, des tables de piquenique attendent les pèlerins. Nous savourons lentement notre casse-croute sans
qu’aucune voiture ne vienne perturber la douceur des lieux. Seul un pèlerin
autrichien s’arrête pour nous dire deux mots en anglais, avant de poursuivre son
chemin devant nous. Nous reprenons le sac avec gaieté, additionnant les
kilomètres sans trop nous en rendre compte.
En traversant la ville de Liendo, nous nous arrêtons un instant devant la petite
école qui pourrait nous servir de gîte. Son apparence n’est guère invitante. La
pauvre, elle semble abandonnée au milieu d’un quartier industriel. Rien de très
alléchant pour un pèlerin. L’idée de poursuivre s’impose d’elle-même. Nous
reprenons le sac en direction de Laredo.
En sortant de la ville, un homme âgé s’approche de nous. Dans un espagnol
difficile à comprendre, il nous conseille de ne pas suivre le sentier officiel qui
s’enfonce dans les terres, mais plutôt d’emprunter celui qui longe le littoral. Très
peu balisé, nous dit-il, mais fort agréable à parcourir. Surtout, il nous évite de
faire le long détour par la ville de Tarrueza, coincée dans un labyrinthe de
chemins qui partent dans toutes les directions.
Au début, ses conseils nous paraissent judicieux, mais bientôt nous perdons les
balises de vue et nous devons nous débrouiller avec nos propres intuitions. Un
semblant de sentier nous conduit à travers des champs où quelques taureaux, à
la physionomie peu engageante, nous lancent des regards qui nous tiennent sur
nos gardes. La pauvre ermita San Blas, égarée au milieu du pâturage, nous
paraît un bien piètre refuge en cas de danger. Quand enfin une barrière se
présente, nous séparant des bêtes à cornes, nous laissons jaillir un soupir de
soulagement. Cette fois, un sentier plus convaincant se dirige en droite ligne vers
la grande ville de Laredo que nous apercevons devant nous. Ce petit chemin
goudronné, au sommet de la colline, nous amène directement à des escaliers qui
descendent vers un grand édifice.
Il s’agit en effet du couvent de Las Madres trinitarias del Convento de San
Francisco (les Mères trinitaires du couvent de saint François) où Sœur Teresa,
une religieuse cloîtrée, nous accueille avec gentillesse et discrétion. Nous
dormirons sur place, alors que Pierre et Lise s’installent plutôt dans le couvent en
face, de l’autre côté de la rue, où une autre communauté ouvre ses portes aux
pèlerins. Quand nous déposons le sac dans la chambre pour quatre personnes,
que la religieuse vient nous présenter, nous savons que nous venons de
compléter trente-sept kilomètres, la plus longue distance parcourue sur ce
chemin côtier.
© 2011 Claude Bernier
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Laredo est une belle et grande ville avec ses nombreux hôtels, sa plage
immense et sablonneuse qui couvre toute la baie en forme de demi-lune. Sur la
colline, avant de descendre les escaliers, nous nous sommes arrêtés pour
admirer le paysage. De ce point de vue exceptionnel, notre regard couvrait
entièrement l’agglomération, l’ensemble des habitations, le bras de mer et le port
de Santoña, à l’horizon. Cependant, les lieux touristiques attirent peu le pèlerin
qui préfère marcher en solitaire sur des sentiers paisibles et éloignés des bruits
des grandes villes. À notre arrivée, le soleil perce les nuages, mais une ligne
sombre au-dessus de la mer laisse présager la tempête. Notre visite de la ville
se limitera au vieux quartier, au pied de la colline, qui encercle les deux
couvents.
La vieille ville est composée principalement de six rues, assez étroites, qui
forment un habitat tassé et ombragé : tours, maisons blasonnées, portes de la
ville et fontaine constituent un tout compact qui a peu changé au cours des
siècles. Le couvent San Francisco, bâti en flanc de colline par les frères
franciscains, qui ont œuvré durant les épidémies, est le plus imposant édifice
après l’église Nuestra Señora de la Asunción, juste à côté. Celle-ci possède un
magnifique retable près duquel une grande statue de saint Jacques occupe une
place de choix.
Après la douche et un minimum de lessive, car le couvent n’offre aucun endroit
pour faire sécher le linge, nous descendons en ville pour l’apéritif et le souper.
De gros nuages noirs couvrent déjà le ciel, nous obligeant à rester aux aguets
prêts à retraiter à proximité du gîte. À deux pas de l’entrée du couvent, un bar
peut combler nos besoins. Durant le repas, trois pèlerins hollandais, deux
femmes et un homme viennent nous saluer, ayant observé que nous étions
pèlerins. Nous revenons chez les Mères trinitaires sous une pluie torrentielle.
Bercés par le chant de la pluie qui ruisselle sur notre fenêtre, nous connaissons
une excellente nuit. À 7 h 30 du matin, nous descendons pour rejoindre Pierre et
Lise qui nous attendent dans le portique. Il pleut toujours, mais nous sommes
prêts à nous glisser sous la douche, revêtus d’un léger poncho qui couvre le sac
et le pèlerin. Une très belle promenade longe la baie de Laredo, passant devant
de riches hôtels qui contemplent la mer. Pendant quarante minutes, nous
avançons sur les dalles de granit, souvent ensablées, le regard tourné vers la
mer. Malheureusement, la pluie fine et le brouillard ne nous permettent pas
d’apprécier la beauté du paysage à sa juste valeur.
À la Pointe de Laredo, en face de la Riá de Treto, un large estuaire qui s’enfonce
dans les terres, nous devons attendre sur la plage sablonneuse qu’une navette
vienne nous chercher. Quand nous devenons suffisamment nombreux, une
embarcation se détache du port de Santoña, en face de nous, et s’approche en
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notre direction. Une ballade en bateau de cinq minutes sans grand intérêt, mais
absolument nécessaire pour rejoindre la rive gauche.
Santoña est une vieille cité maritime, entièrement tournée vers la mer. Encore
aujourd’hui, les navires de pêche partent au loin et les conserveries de thon sont
réputées à travers toute l’Espagne. Selon la légende, la nef Santa Maria, le
vaisseau amiral de Christophe Colomb, propriété de Juan de la Costa, aurait été
construite dans le port de Santoña. Le propriétaire du navire qui accompagnait le
découvreur de l’Amérique serait revenu dans sa ville natale en l’an 1500, avec
une mappemonde qui allait révolutionner la géographie de l’époque. Un énorme
monument, sur la place centrale, face à la baie, le représente avec son globe
terrestre.
Là aussi, un promontoire s’enfonce vers la mer sur lequel on peut observer trois
forts. Les deux premiers, San Martin et San Carlos, auraient été érigés au XVIIe
siècle, alors que le troisième daterait de l’époque de Napoléon. Un peu en retrait,
l’église Santa Maria del Puerto est dédiée à tous les marins qui partent en haute
mer. Dans une chapelle latérale, un saint Roch, en habit de pèlerin, rappelle que
plusieurs personnes, venues de France ou d’Angleterre, commençaient ici leur
pèlerinage.
Ce matin, nous sommes une bonne douzaine de pèlerins à descendre de
l’embarcation. D’où viennent les autres? Une question difficile à élucider. Parmi
eux, nous reconnaissons Michel que nous avons rencontré hier, ainsi que l’Italien
et l’Espagnol de Castro Urdiales. Quant aux nouveaux, le pèlerin ne pose pas de
questions, il salue, serre des mains et continue son chemin.
Il n’est pas facile de trouver ses repères dans une grande ville. Nous avançons
vers la pointe où le sentier semble commencer. En traversant les ruelles, nous
restons à l’affût, car nos provisions manquent. Trouver le dîner avant de quitter la
ville est essentiel. Heureusement, une petite épicerie a déjà ouvert ses portes.
Une dame, reconnaissant en nous des pèlerins, s’offre pour nous préparer un
sandwich. Nous quittons les lieux avec tout ce qui nous convient pour la journée.
Plusieurs chemins relient Santoña à Santander, une longue étape de quarante
kilomètres que nous espérons pouvoir scinder en deux. Pour cela, nous
empruntons le chemin le plus au nord qui passe par le village de Güemes où un
gîte est tenu par un prêtre voyageur, Don Ernesto. Nous quittons Santoña par
une petite route qui contourne la ville et se dirige vers la Playa de Barria. En
cette fin d’avril, par ce temps frais et pluvieux, nous marchons à proximité d’une
plage déserte sans être importunés par les touristes. Près de l’église consacrée
à la Virgen del Puerto, un deuxième monument représente Juan de la Costa, une
lunette d’approche à la main, scrutant l’horizon. Dépassée la plage, nous
poursuivons sur un sentier sablonneux à travers des paysages lacustres.
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À l’entrée du village d’Argoños, un trottoir traverse la petite agglomération et
rejoint une route en direction de Camino del Portillo. Ce chemin goudronné
serpente à travers des champs et des prairies où des troupeaux de moutons
paissent paisiblement sur des collines qui regardent la mer. Le tracé suit des
chemins de campagne où les balises se font rares. Roger, l’œil averti, le guide à
la main, marche devant nous avec confiance et sérénité. Un sentier calme et
silencieux qui met derrière nous les bruits de la ville du début de la journée. Le
temps demeure gris, mais seules quelques gouttelettes viennent assombrir nos
espoirs de beau temps. Nous arrivons vers midi à la Torre de Venero où une aire
de pique-nique nous accueille à deux pas de la vieille tour, en ruines, qui servait
jadis à surveiller les baleines qui s’approchaient de la rive.
Après le dîner, nous traversons le village de San Miguel de Meruelo et tournons
à droite vers Ajo. De retour en rase campagne, nous franchissons le pont
médiéval de Salorga sur le Rio Campiazo. Au sommet d’une colline, un
monastère d’une taille imposante, la colegiata Santa Maria de Bareyo veille sur
la région. Pressés de rejoindre le gîte avant l’arrivée de l’orage qui menace au
loin, nous accélérons le pas plutôt que de nous arrêter pour visiter les lieux.
Peu après, à une intersection, nous entrons dans un bar pour demander notre
chemin. Le jeune homme derrière le comptoir met un frein à une conversation
très animée avec des amis, sort dehors et nous indique de la main le chemin à
suivre pour atteindre la grande maison blanche, en flanc de colline, le gîte de
Don Ernesto. En moins d’un kilomètre, nous franchissons la barrière de bois en
face de l’albergue. Plusieurs pèlerins se sont déjà installés, mais quelques
places restent encore disponibles. Une demi-heure plus tard, le prêtre devra
déclarer complet et refouler les nouveaux arrivants vers une autre maison, à
quelques cent mètres de son propre gîte.
L’accueil est très chaleureux, malgré l’absence momentanée du prêtre. Nous
nous installons sans plus tarder. Comme l’orage semble vouloir passer au loin,
nous en profitons pour faire une importante lessive, les nombreuses cordes
tendues à l’extérieur permettant de faire sécher facilement le linge. Comme toute
menace de pluie a disparu, nous revenons vers le bar pour quelques achats et
prendre l’apéritif habituel. Mais le temps change si vite… Soudain, nous
apercevons l’orage qui approche. Nous repartons vers le gîte à grandes
enjambées. Hélas! Nous avions mal calculé la distance. Nous arrivons au gîte en
plein déluge, trempé comme une vadrouille. Des pèlerins, témoins de notre
mésaventure, ont mis notre linge à sécher en lieux sûrs. Comme je dispose de
plusieurs pièces de rechange, je peux mettre du linge sec pour le souper.
D’autres pèlerins n’ont pas cette chance. Le feu allumé dans la cheminée du
salon devient très populaire. Et faute de cordes, le séchage se fera d’une autre
façon. Cependant, dans le dortoir, l’humidité s’est installée, loin de toute source
de chaleur qui pourrait sécher les objets qui s’y trouvent.
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Le gîte de Don Ernesto comprend une grande maison de deux étages à laquelle
s’ajoutent deux ailes latérales, l’une servant de résidence au prêtre, l’autre
consiste en un dortoir de vingt-quatre places, avec toilettes et douches, pour les
pèlerins. Au rez-de-chaussée, un salon et une salle à manger permettent
d’accueillir les visiteurs, alors qu’à l’étage, une grande salle fait office de musée.
On y retrouve une bibliothèque avec bon nombre de livres de voyage, des cartes
de toutes sortes et surtout beaucoup d’information sur la région, spécialement
sur les Picos d’Europa, ces hautes montagnes aux neiges éternelles, à quelques
dizaines de kilomètres de la maison.
Don Ernesto, surnommé le prêtre voyageur, a parcouru la majorité des pays de
l’Amérique du Sud et certaines régions de l’Asie. De nombreuses photos en font
foi. Depuis plusieurs années, ses projets fleurissent en Amérique latine. Des
livres étalés sur des tables en sont un témoignage très concret. Des cartes et
des illustrations très variées expliquent une bonne partie de ses activités.
Au souper, réunis autour d’une même table, une soupe paysanne fume devant
nous, préparée par un des amis du prêtre. D’autres visiteurs se sont joints aux
pèlerins et nous avons l’occasion de partager nos souvenirs des chemins de
Compostelle, chacun se faisant un plaisir de raconter des anecdotes vécues.
Une rencontre que tous les pèlerins apprécient pour son partage et sa simplicité.
De tels échanges sont rares sur le Camino del Norte et assurément personne
n’oubliera son passage à Güemes.
À la fin du repas, Don Ernesto nous invite à nous réunir au salon. Durant une
bonne heure, il nous explique les raisons qui l’ont motivé à mettre sur pied ce
gîte pour pèlerins, un lieu pour dormir, mais surtout pour partager et pour s’ouvrir
sur le monde. La maison appartient à sa famille. Mais à sa mort, tous ses biens
seront envoyés à la mission qu’il a fondée au Guatemala.
Le retour au dortoir ne soulève pas le même enthousiasme. Le local, trop exigu,
ouvert au vent et à la pluie, fait disparaître tout le charme de la soirée. Après une
nuit difficile, le réveil n’est guère plus rose. Nous remplissons nos sacs avec des
vêtements encore humides qui sentent le pèlerin, avant de nous diriger vers la
salle à manger où nous attend un petit-déjeuner copieux et savoureux. Nous
nous serrons les coudes et nous nous souhaitons un bon chemin, espérant que
l’averse s’arrête au cours de la matinée. Nos vœux ne se réaliseront pas, car la
pluie s’est installée pour la journée.
Désertant les sentiers trop boueux, tout l’avant-midi, nous avançons péniblement
le long d’une route achalandée, arrosés par la pluie poussée par des vents forts
et éclaboussés par les voitures qui passent sans arrêt. Nous marchons avec
obstination, la tête inclinée, animés par le seul désir d’arriver le plus rapidement
au port. À 10h30, nous entrons dans Somo, à la recherche du quai où doit arriver
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la navette qui va nous conduire à Santander. Comme nous sommes un
dimanche, le seul bar disponible est fermé et n’ouvre ses portes qu’à 13 h.
Pendant une demi-heure, nous espérons la navette, collés au mur du bar pour
nous protéger de la pluie, grelottant et dégoulinant de toutes parts. Dès son
arrivée, la navette se remplit comme un œuf, bien des gens de la place voulant
se rendre en ville en ce jour de fête. La traversée sur l’embarcation remplie à
pleine capacité dure vingt-cinq minutes. Serrés comme des sardines dans ce
petit bateau dont les fenêtres sont rendues opaques par l’humidité, nous
attendons patiemment de toucher le sol. Sur le quai, une carte murale nous
renseigne sur le chemin à suivre pour atteindre le gîte par le plus court chemin.
Nous arrivons haletants devant une porte verrouillée, le gîte n’ouvre qu’à 15 h.
Comment occuper ces trois heures d’attente? Des gens entrent dans la
cathédrale pour la messe de midi. Nous y serons au moins à l’abri. Pendant que
de bons chrétiens à côté de nous prient, chantent et se recueillent, nous
grelottons et claquons bruyamment des dents, incapables de nous réchauffer.
À la sortie, un pèlerin espagnol qui a fait la traversée avec nous affirme connaître
un bon restaurant pas trop cher. Nous marchons derrière lui sous la pluie durant
quinze minutes. Arrivés à son établissement, nous constatons que d’autres
personnes connaissaient aussi les lieux. Nous devons nous asseoir aux seules
places disponibles, c’est-à-dire près d’une entrée qui donne sur une terrasse,
ouverte à tous les vents. Dans cet air glacial, nous commandons une soupe
chaude qui, espérons-le, ne refroidira pas trop en cours de route. Après celle-ci,
le patron accepte de nous préparer un sandwich que nous faisons accompagner
d’une bonne bouteille de rouge. Il faut bien trouver un moyen de se réchauffer.
À 14 h 30, nous nous retrouvons devant le gîte en train de faire la queue pour
espérer obtenir une place. Hélas! Plus de trente personnes veulent entrer, alors
qu’il n’y a que vingt places. L’hospitalier essaie de séparer les vrais pèlerins de
ceux qui prétendent en être. S’en suit une grande confusion et l’action de
l’hospitalero tourne au vinaigre. De gros mots fusent, certains ne retenant plus
les effusions de leur colère devant le fait d’être évincés. Ayant perdu tout
contrôle, le jeune homme ouvre quand même la porte au milieu du plus grand
désordre et s’empresse d’aller se réfugier dans son bureau. Refusant de nous
inscrire, il ferme la porte de sa chambre en espérant que le calme se rétablisse.
Pendant ce temps, nous réussissons à mettre la main sur un lit, derrière une
porte, l’endroit le plus éloigné de la tempête.
Quand le brouhaha s’apaise, nous nous dirigeons vers le bureau de l’hospitalier
qui accepte de nous inscrire, sans dire un mot. Les formalités remplies, la
douche prise, nous quittons les lieux pour respirer à l’aise. Près du quai, en face
de la baie, une petite terrasse vient d’ouvrir ses portes et installe des pare-soleil.
Nous nous y assoyons pendant que les premiers rayons se faufilent entre les
nuages.
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De cette terrasse, notre regard s’étend sur l’ensemble de la baie de Santander et
sur les principaux édifices construits à proximité de la rive. La ville a connu un
incendie majeur en 1941 qui a détruit bien des traces du passé. Les habitants se
sont empressés de reconstruire, sans respecter les éléments qui en faisaient le
charme. C’est donc dire que la cité a des airs de vie moderne et les souvenirs du
passé ne sont pas toujours visibles à un œil peu averti.
En face de nous, deux ensembles retiennent notre attention. El Palacio de
Magdalena et ses dépendances dominent complètement la baie. Cet ancien
palais royal, dont les fondations remontent à une ancienne forteresse médiévale,
construite sur une élévation rocheuse qui baigne dans la mer, est aujourd’hui le
siège de l’Université Internationale Menendez Pelayo. À droite, à deux cents
mètres de la plage, l’imposante cathédrale où nous avons assisté à la messe, ce
midi, ne peut être ignorée. Avec tous les édifices qui l’entourent, elle couvre un
espace impressionnant qui attire le regard. Cette grande église, construite au
XIIIe siècle, a reçu plusieurs ajouts qui en font aujourd’hui un monument que l’on
pourrait qualifier d'« énorme ». D’abord, au cours des siècles suivants, sont
venus s’ajouter plusieurs chapelles latérales, un grand monastère, un hospital
pour les pèlerins et une église de Santiago. Durant de nombreuses années, le
gouvernement civil s’était même réservé un espace dans une partie de ces
locaux pour ses délibérations. À n’en pas douter, la ville ancienne s’est bâtie à
l’ombre de la cathédrale.
Comme le beau temps s’installe, nous en profitons pour déambuler dans les
ruelles pittoresques de la vieille ville. Après cette journée marquée par la pluie,
nous espérons trouver un endroit paisible pour souper. Par chance, nous
repérons une pizzeria qui accepte de nous servir une pizza dès 20 h. Nous y
reviendrons pour prendre enfin un bon repas.
De retour au gîte, des pèlerins nous informent que l’hospitalero fait de longs
séjours au bar, juste à côté, partageant son temps entre la buvette et l’aide aux
visiteurs. Ce que nous pourrons constater lors de notre retour du restaurant à 21
h. Ne pouvant entrer, le local étant fermé à clé, nous descendons au bar où nous
trouvons l’hospitalier. Devant notre demande, il prend le temps de vider son
verre avant de venir nous ouvrir la porte. Nous remarquons qu’il a sans doute
voulu noyer sa triste aventure de cet après-midi et qu’il est en train de sombrer.
Nous l’aidons à monter les escaliers, ouvrir la porte et regagner sa chambre.
Nous ne le reverrons plus. Peut-être dort-il encore? Dans cet albergue, même
les lits superposés manifestent leur mauvais caractère. Au moindre mouvement,
ils grincent et craquent de toutes parts. Serrés de tous les côtés, ennuyés par
l’humidité qui suinte des vêtements mouillés accrochés aux sommiers, nous
connaissons une nuit à dormir debout. Aussi, au petit matin, les pèlerins
s’empressent de plier bagages, heureux de quitter le plus rapidement possible.
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Depuis quelques jours, Pierre et Lise nous ont informés qu’ils allaient nous
quitter à Santander. Pierre attend son frère qui a marché devant nous, trois
semaines plus tôt. Il revient de Santiago avec sa femme et doit s’arrêter ici au
cours de la journée. Nous allons déjeuner ensemble et faisons nos adieux,
espérant nous revoir à Compostelle avant notre départ. Pour la première fois,
depuis notre arrivée en Espagne, nous reprenons le chemin sans eux, car ils
marchaient avec nous depuis Irún.
La sortie de Santander n’est pas vraiment agréable. Comme toutes les grandes
villes industrielles, les banlieues se prolongent sans fin. Pour éviter de suivre la
route nationale et, en parallèle, l’autoroute, nous prenons un chemin peu éloigné
de la côte qui traverse les petits villages de San Roman, Boo de Pelagos et
Liences. Mais sur cette route élevée, sans protection, le vent fort et la pluie s’en
donnent à cœur joie. Le pauvre pèlerin avance tête baissée contre vent et
marée. Nous devons payer le prix de notre isolement. Ainsi exposés aux
éléments déchaînés, nous marchons en solitaire, toute trace des autres pèlerins
ayant disparu. Se seraient-ils envolés, ces nombreux compagnons d’infortune
qui faisaient la file, hier, devant l’albergue? Sont-ils en train fuir les intempéries,
de marcher au-dessus des nuages? Ce Camino del Norte est décidément rempli
de mystères! Rendues à Santiago, quelques semaines plus tard, les dames
hollandaises vont lever le voile sur cette situation inexpliquée. Selon elles,
plusieurs pèlerins, en ce lundi matin pluvieux, déçus de l’accueil reçu sur ce
chemin peu fréquenté, ont simplement pris l’autobus pour rejoindre le Camino
francés, qu’ils ont terminé en leur compagnie. De fait, par la suite, nous n’avons
plus jamais rencontré ces pèlerins d’un soir, sauf Pierre et Lise, qui marchaient
avec nous depuis notre arrivée en Espagne. Ainsi, après quelques kilomètres,
nous cessons de jeter un regard derrière nous, sachant que désormais nous
serons seuls à poursuivre notre chemin.
En fin d’avant-midi, la pluie se fait intermittente, ce qui nous permet de nous
asseoir sur des bancs humides à l’entrée du village d’Arce pour grignoter
quelques provisions. Dès que la pluie reprend, nous nous levons, à la recherche
d’un gîte. Dans cette agglomération où des quartiers entiers sont en chantier,
impossible d’obtenir des informations. Même les habitants du coin ne
reconnaissent plus les rues de leur patelin. Nous entrons dans le premier bar
rencontré, rempli à pleine capacité. Dans un coin, n’ayant même pas une chaise
pour nous asseoir, nous commandons une bière. À la dame venue nous porter
un verre, nous expliquons notre situation au milieu des éclats de voix et des rires
des buveurs attablés.
Cette aimable personne téléphone à la propriétaire du gîte La Posada La linea et
vient nous confirmer que nous sommes attendus. Ses explications concernant le
chemin pour s’y rendre sont précises, mais il faut plus d’un kilomètre en revenant
sur nos pas pour trouver la maison en question. Cette fois, nous ne sommes
nullement déçus. Cette dame espagnole qui a vécu de nombreuses années de
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l’autre côté des Pyrénées, nous réserve un accueil des plus chaleureux. Elle met
à notre disposition une grande chambre avec salle de bain pour un prix modique.
Malheureusement, son mari est parti ce matin avec la voiture, elle ne pourra pas
nous préparer à souper. Mais qu’importe! Le soir venu, nous devrons parcourir
trois kilomètres pour trouver une table champêtre à La Casa de Sextein où, là
aussi, nous sommes accueillis comme des invités. En ce lundi soir, le 30 avril,
nous revenons à la pension sous un ciel étoilé, heureux de notre journée.
Au lever, la maîtresse de maison nous a préparé un petit-déjeuner plein de
fantaisies qu’elle prend avec nous. La conversation se prolonge. Nous sommes
peu enclins à vouloir quitter cette maison qui verse un baume sur nos difficultés
des derniers jours.
En quittant La Posada, un soleil radieux se lève à l’horizon. Au coin de la rue,
nous nous arrêtons pour prendre une photo de cet endroit qui laisse en nous de
beaux souvenirs. Nous reprenons pour la cinquième fois la petite route au pied
de la colline, qui va nous conduire de nouveau au pont médiéval d’Arce, au
milieu des plantes grimpantes et des quenouilles où les flèches jaunes nous
confirment que nous sommes bien sur le chemin officiel.
Autrefois, la traversée du Rio Mogro posait bien des problèmes aux anciens
pèlerins qui devaient négocier avec des passeurs la façon la plus économique de
franchir le cours d’eau. À la fin du Moyen Âge, la construction du pont d’Arce a
réglé la question des passeurs, mais exigeait de faire un long détour.
Aujourd’hui, le train qui passe sur le pont de fer et l’autobus qui roule sur
l’autoroute A-8, permettent de prendre un raccourci, grâce aux véhicules
motorisés, mais demeure interdit aux piétons. Inutile d’échafauder un
raisonnement sophistiqué pour reconnaître la réaction de la plupart des pèlerins
de Santander, en ce matin frais et pluvieux… Fidèles à nos convictions de
pèlerins qui usent leurs semelles de bottines sur les routes, nous ne prendrons
aucun de ces moyens de transport qui auraient pu nous faire économiser des
pas, mais auraient écorché nos exigences.
À la sortie du pont, le sentier suit le Rio Mongro quelque temps avant de
s’enfoncer dans les terres en direction de Cudón sur un chemin herbeux qui
mouille les pieds et monte vers l’ermita de la Virgen del Monte, au sommet d’une
colline. Puis, de nouveau sur le goudron, le camino se dirige vers le village de
Mogro qui comprend seulement une petite église et quelques habitations. De cet
endroit, notre vue se prolonge vers la mer où des vaguelettes moutonnent vers le
rivage. Au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans la campagne, l’océan
s’éloigne de notre regard, remplacé par de vastes prairies, agrémentées par de
vertes collines où paissent de paisibles troupeaux de moutons. La belle
température nous ranime et nous avançons allègrement au milieu de grandes
fermes ancestrales. En flanc de collines, les vergers en fleurs ressemblent à de
vastes bouquets d’ouate, éparpillés dans la campagne.
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En entrant dans la ville de Cudón, un bar vient d’ouvrir ses portes. Sur le
comptoir, la dame a disposé de petites tortillas, préparées le matin, composées
d’œufs, de pommes de terre et de chorizo. Quoi de mieux pour dîner? Nous en
glissons chacun deux dans notre sac, espérant un endroit tranquille pour les
manger.
Quatre kilomètres plus loin, à un carrefour de routes, le camino bute sur de
grosses canalisations de la compagnie Solvay qui amènent des produits
chimiques à la gare ou au port de Requejada. Durant cinq kilomètres, nous
marchons sur le sentier gravillonné qui longe les canalisations. Une descente
bien paisible vers le Rio Saja. À mi-parcours, seuls sur ce sentier, nous
déposons le sac pour le dîner. Assis sur les énormes tuyaux, nous dégustons en
toute sérénité nos excellentes tortillas, nullement incommodés par les cheminées
de l’usine Solvay, qui fument dans un ciel sans nuages.
Les canalisations nous amènent directement à la ville de Requejada où nous
entrons par le quartier industriel. Rien de très gai, car les installations,
abandonnées depuis belle lurette, s’étalent en vrac, rongées par la rouille et
envahies par des broussailles. Au milieu de ces ruines, nous zigzaguons pour
atteindre une rue carrossable.
Au premier bar, nous nous assoyons pour un café pris rapidement, car il nous
reste encore trois heures de marche. Le camino poursuit le long de la voie ferrée
avant de traverser le pont au-dessus du Rio Saja. Nous quittons sans regret
cette ville salle et industrielle pour retrouver la campagne verdoyante.
Une petite route monte vers le village de Complengo, une étape vers Santillana
del Mar où nous espérons trouver un gîte. Les paysages autour de nous,
inondés de soleil, éclatent de verdure. Ici et là, de larges taches blanches nous
obligent à fixer le regard pour déterminer s’il s’agit bien de vergers en fleurs ou
de larges troupeaux de moutons. Devant moi, mon compagnon Roger a accéléré
le pas, alors que je traîne derrière, désireux de savourer au maximum ces
moments de bonheur.
En pleine euphorie, j’aperçois pour la première fois le village de Santillana del
Mar, au creux de la vallée. Roger s’est arrêté au sommet de la colline,
m’indiquant avec son bâton la colegiata de Santa Juliana, gorgée de soleil en cet
après-midi radieux. Jean-Paul Sartre disait de ce village qu’il était le plus beau
d’Espagne.
Dès le Xe siècle, des moines vinrent s’établir ici, apportant les reliques de Santa
Juliana, martyrisée sur les ordres de son mari. De nouvelles constructions
s’élevèrent tout autour du monastère, constituant un village qui a peu changé au
cours des âges. Aujourd’hui, plusieurs visiteurs affluent et s’émerveillent devant
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ces maisons fleuries, souvent ouvragées, qui conservent un cachet ancien.
Même le surprenant musée de l’inquisition rappelle une triste époque de la vie
espagnole et retient encore l’attention des étrangers avec ses instruments de
torture et ses méthodes barbares, autrefois célèbres.
Nous traversons le village à la recherche d’un gîte. À son extrémité, incertain du
chemin à suivre, nous nous arrêtons pour une bière froide. Le jeune homme
nous explique que nous sommes sur la bonne voie et qu’à moins de trois cents
mètres, nous allons apercevoir La Posada de Castio, voisine de l’autre maison
qui accueille aussi des pèlerins, La Posada Carmen. Une dame âgée nous ouvre
la porte de la première, toute heureuse de recevoir des pèlerins. Cette grande
demeure, avec son escalier monumental, ressemble plutôt à un petit château et
met à la disposition des visiteurs tout ce qui nous convient. Profitant du soleil qui
brille dans la cour, nous étalons le contenu de nos sacs sur des tables, pendant
que notre lessive sèche sur de longues cordes à linge. Pour une fois, nous avons
la possibilité de chasser l’humidité de nos sacs, il ne faut pas rater l’occasion.
Nous descendons ensuite dans le village pour un bain de foule et un bon repas.
Sur place, nous prenons le temps de découvrir ce village typique de la Cantabrie.
Plusieurs maisons possèdent une architecture qui s’inspire des grandes
demeures mexicaines. Des officiers de l’armée espagnole, ayant fait fortune en
Amérique latine, sont venus terminer leurs jours, ici, dans cette oasis, apportant
richesses et joie de vivre. De plus, au siècle dernier, des habitants de Madrid,
séduits par la beauté du village, prirent l’habitude d’y venir passer l’été, ce qui
contribua grandement au développement de ce bourg, à deux pas de la mer.
Avant le coucher du soleil, nous revenons à La Posada pour récupérer notre
linge qui repose encore sur les cordes, à l’extérieur.
Au lever, la propriétaire nous prépare un excellent petit-déjeuner. Nous la
remercions pour la gentillesse qu’elle nous a accordée. Devant la porte du gîte,
nous nous attardons pour une photo des lieux, émerveillés surtout par la beauté
du paysage devant nous, alors qu’un soleil éclatant se lève et rougeoie les
sommets enneigés des Picos d’Europa.
À la sortie de Santillana del Mar, le camino emprunte un chemin goudronné et
zigzague à travers la campagne, baignée par la fraîcheur du matin. La mer à
notre droite, les montagnes aux pics enneigés à notre gauche, nous marchons
d’un pas allègre, émerveillés devant la richesse des couleurs. De chaque côté de
nous, les paysages maritimes rivalisent avec les collines chauves balayées par
les vents, les vallées au climat tropical où reverdissent citronniers et bananiers.
Aux modestes ermitages succèdent d’imposantes églises. À moins de quatre
kilomètres du village que nous venons de quitter, repose au sommet d’une
colline, au milieu d’un pâturage, la petite ermita San Pedro, alors que, quelques
kilomètres plus loin, sur une autre colline lui faisant face, l’église forteresse San
Martin, aux dimensions gigantesques, sans fenêtre, éclairée seulement par
© 2011 Claude Bernier
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quelques meurtrières, rappelle l’époque où les gens de la région, harcelés par
les brigands venus de la mer, construisaient d’immenses églises pour se
protéger. Aujourd’hui l’imposant édifice apparaît bien seul sur sa colline,
complètement isolé, visité par quelques troupeaux de moutons.
Le sentier descend alors dans la vallée où les arbres fruitiers sont en pleine
floraison. De tous les côtés, le printemps bourgeonne et chasse la tristesse de
l’hiver. Ici, même si le sol se couvre rarement de neige durant la saison
hivernale, les vents froids venus de la mer mettent en veilleuse la végétation.
Pendant que nous remontons vers la ville de Cigüenza, mon regard est attiré par
l’imposante église de saint Martin de Tours. Cet édifice religieux, construit au
XVIIIe siècle, grâce aux dons de Juan Antonio de Tagle Bracho, se voulait une
copie conforme de l’église Las Capuchinas de Lima. Parti très jeune pour le
Pérou, il revint, fortuné, sur la terre natale, avec l’intention de reproduire selon
les plans exacts le bâtiment religieux qui l’avait émerveillé, là-bas. Il mourut
avant l’érection finale de l’édifice, mais sa fortune permit à ses descendants de
terminer les travaux.
Dans la ville voisine, Cobreces, une autre église fut également construite grâce
aux dons d’une famille, Los Quiros. Eux, cependant, restèrent au pays et y firent
fortune dans le commerce. Voulant se distinguer des Indianos, ainsi appelait-on
ceux qui revenaient de l’Amérique, ils firent appel aux moines trappistes, venus
de France, qui introduisirent le style néoclassique, déjà connu dans d’autres
pays d’Europe. La construction de l’église San Pedro Advincula commença en
1891 pour se terminer vingt ans plus tard.
Arrivés à Venta de Tramalón vers 11 h 30, nous demandons à la jeune fille de
nous préparer un sandwich, pendant que nous sirotons une bière. Avec une
température aussi belle, nous avons plutôt une envie irrésistible de farniente.
Deux kilomètres plus loin, traversant le village de Ruiloba, nous croisons deux
couples de Français venus faire une promenade dans la région durant une
semaine. Nous prenons un café avec eux. Ces gens ont la ferme intention de se
rendre à Comillas, cinq kilomètres plus loin, où ils ont déjà réservé une place
dans la vieille prison, maintenant utilisée comme gîte. Sous ce soleil, le goût de
reprendre le sac s’amenuise. À deux pas, le petit gîte communale nous apparaît
tout à fait agréable. Nous déposons volontiers le sac. Un numéro de téléphone
est indiqué sur la porte. J’appelle. Une dame nous répond qu’elle va venir dans
vingt minutes. En attendant, nous nous assoyons sur les marches, à l’ombre,
pour déguster notre sandwich. Quand elle arrive, elle nous informe qu’elle est la
directrice de l’école primaire, juste à côté, et qu’elle a dû attendre le départ des
élèves avant de venir. La « maîtresse » nous enregistre et nous indique où la
rejoindre, si jamais un besoin se faisait sentir. Nous aurons l’occasion de la
revoir à la fin des classes, une belle occasion de la remercier de mettre à notre
disposition ce petit gîte très confortable.
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Dans ce village où la vie semble faire une pause, l’après-midi traîne en longueur
jusqu’au moment où, déambulant sur la seule rue importante, j’aperçois sur le
fronton ouvragé : Casa cultural. Par la porte entr’ouverte, je m’introduis en
douceur. Quelques ordinateurs tout neufs sont alignés contre un mur. La jeune
dame m’explique qu’on vient à peine de les installer et qu’elle n’est pas certaine
que je puisse envoyer un message au Québec. En un tour de main, je mets un
ordinateur en marche, sous le regard intéressé de la dame. Eh oui! Je peux
mettre à jour mon courrier électronique. Roger, venu me rejoindre, envoie lui
aussi un court message.
À 20 h, comme promis, la jeune fille qui sert au bar met une large feuille de
papier sur une petite table en guise de nappe et nous apporte un repas que son
patron a choisi pour nous, accompagné naturellement d’une bonne bouteille de
vin de la région. Nous serons les seuls clients, ce soir. Nous revenons à notre
gîte sous un ciel couvert, alors qu’un vent humide agite les feuilles des arbres.
Mauvais présage!
Au lever, le temps gris n’annonce rien de très encourageant. Nous prenons sur
place le petit-déjeuner acheté au bar, hier soir, et partons sans plus tarder. À la
sortie du village, l’immense monastère des Carmélites occupe le sommet d’une
colline. Puis, un sentier gravillonné descend lentement vers une ville, sur le bord
de la mer. À l’entrée de Comillas, une importante station balnéaire, une averse
éclate sans avertissement, une pluie forte, poussée par de puissants vents
venus de la mer. En un rien de temps, le sentier se transforme en une boue
pâteuse où maintenir son équilibre devient une préoccupation constante. Au
même moment, la plage sablonneuse que nous parcourons, les beaux édifices,
tels le Capricho de l’architecte Gaudi et le Palacio de Solbrellano, l’ancienne
résidence des marquis de Comillas, ont perdu tout intérêt. Le brouillard descend
des Picos d’Europa, à proximité, dont nous ne percevons même plus la
silhouette. Les golfeurs ont déserté leur joli terrain, inondé par de grandes
flaques d’eau. À droite, un pont romain retient à peine notre attention, le temps
d’un regard. Juste à côté, la petite chapelle Santa Marina, elle aussi, semble
abandonnée, un arbuste ayant décidé de croître dans son clocher.
Délaissant à nouveau le sentier boueux, nous empruntons plutôt la route qui relie
les villages d’El Tejo et La Revilla, un chemin sur les falaises, qui débouche sur
la ville de San Vicente de la Barquera. Du haut de la colline, notre vue embrasse
le très long pont, l’estuaire qui prend la forme d’un golfe au printemps et la ville
tout entière au fond du tableau. L’immense baie fait partie du parc national de
Oyambre, un espace protégé de 5 000 hectares, composé de marais, de dunes,
de petites rivières et d’une plaine qui s’étire de la mer jusqu’aux pieds des Picos
d’Europa. Trempés sous cette pluie qui ne lâche pas, nous ne nous attardons
pas longtemps et nous descendons vers le pont, espérant trouver un endroit sec
le plus rapidement possible.
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Le très long pont La Maza, construit sur vingt-huit arches, date du XVe siècle et a
su résister à toutes les inondations. En été, il semble suspendu au-dessus d’un
marécage, mais au printemps, lors de la fonte des neiges qui descendent des
Picos d’Europa, la Ria de Vicente se gonfle et charrie glaces et alluvions venues
des montagnes. Au moment où nous nous engageons sur le pont, l’élément
liquide recouvre presque entièrement la surface et le courant demeure puissant
en ce début de mai. Le gîte que nous recherchons se trouve sur la partie élevée
de la ville, sur la Calle Alta, au pied de l’église Nuestra Señora de Los Angeles,
une église forteresse qui complétait le système défensif avec les épaisses
murailles et le Castillo del Rey, à l’autre extrémité. Le gîte actuel comprend
seulement une partie de l’ancien hospital, un bâtiment rénové au siècle dernier,
alors que l’autre partie, autrefois intégrée à la muraille, demeure en ruines, juste
à côté. Nous arrivons tôt et nous nous heurtons à des portes closes. Faisant
volte-face, nous pivotons sur nos talons et décidons de redescendre en ville pour
dîner. Dans l’escalier, nous croisons Luis, l’hospitalero, qui a reconnu en nous
des pèlerins. Il nous invite à le suivre et nous ouvre les portes. Dans cet albergue
froid et humide, nous déposons simplement le sac, nullement intéressés à nous
glisser sous une deuxième douche froide, constatation faite par un pèlerin déjà
installé. Quant à la lessive, les conditions étant telles que toute tentative de
séchage semble illusoire. Nous repartons vers le bas de la ville, espérant trouver
un endroit sec et chaud pour dîner. Dans un bar qui ressemble fort peu à un
restaurant, le patron nous prépare un sandwich de son cru avec viandes froides
et chorizo. Nous prenons tout notre temps pour l’apéritif et le repas accompagné,
comme veut la tradition, d’un bon vin du pays.
Au retour, Luis se met à table et invite tous les pèlerins à lui remettre leur
credencial, il va se charger lui-même de remplir les formulaires. Vérification faite,
il demande à un jeune Portugais de quitter le gîte, car ce dernier ne veut pas
payer les 5 € exigés. Depuis cette année, l’association des pèlerins de Santiago
n’accepte plus les donativos, ou si vous préférez les entrées gratuites, car là où
chacun était libre de donner ce qui lui plaisait, plusieurs pèlerins ne donnaient
plus rien. Aujourd’hui, chacun doit payer un minimum (entre 3 et 7 €, selon les
gîtes) pour l’entretien des établissements réservés aux pèlerins.
Avant le souper, au moment où chacun récupère son carnet du pèlerin, Thomas,
le jeune étudiant anglais de Birmingham, ne trouve plus son document. Nous
faisons une enquête rapide et arrivons à la conclusion que le document a
disparu. Tout de suite, les doutes portent sur le jeune Portugais, parti chercher
un lit ailleurs. Luis décide de faire venir les policiers qui, sitôt arrivés, repartent à
la recherche du jeune homme. Une demi-heure plus tard, ils sont de retour avec
le suspect. Une fouille systématique ne donne aucun résultat et ce dernier
affirme n’avoir rien volé durant son passage à l’albergue.
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Pendant l’enquête, Luis prend la situation très au sérieux et l’affaire tourne au
drame pour lui. Il me demande si je peux m’occuper du souper, la soupe et les
pâtes étant sur le feu. Chez moi, j’ai préparé les soupers pendant trente-cinq ans
pour ma femme et mes fils, je puis sans problème préparer le repas pour les
douze pèlerins que nous sommes. À chaque fois que l’hospitalier met les pieds
dans la cuisine, il se plaint qu’il est trop vieux pour cette besogne (il a soixantedix ans, mais en paraît quatre-vingts). Pour le consoler de cette mésaventure qui
prend des proportions trop importantes, selon moi, j’essaie de faire porter la
conversation sur d’autres sujets et j’achète le livre qu’il a écrit sur le Camino del
Norte. Écrit en espagnol, mais traduit en quatre langues, ce livre se veut une
ouverture aux pèlerins étrangers. Après la lecture de quelques pages, je
constate que le français est d’une si mauvaise qualité qu’il vaut mieux utiliser
uniquement la version originale espagnole pour comprendre le sens du texte.
Une observation que je ne dirai pas à Luis, suffisamment perturbé par les
événements.
Finalement, à 21 h, après le départ des policiers, nous nous mettons à table.
Mais ce vol a pris tellement d’importance que personne ne manifeste le désir de
fêter. Le souper terminé, nous nous empressons de faire la vaisselle et de
regagner nos matelas.
Au matin, le petit-déjeuner traîne en longueur. Luis met beaucoup de temps à se
procurer du pain. Il a très mal dormi, me dit-il, et va demander d’être remplacé le
plus rapidement possible. Le drame d’hier soir l’a grandement affecté. Pendant
que nous attendons, nous avons l’occasion de parler longuement avec un
Galiego, un pèlerin venu de la Galice, que nous avions rencontré en 2004 sur le
chemin La Via de la Plata. S’exprimant uniquement dans la langue de sa
province, ce grand marcheur n’est pas toujours facile à comprendre. Malgré tout,
nous réussissons à partager bien des souvenirs qui éveillent d’anciennes
émotions.
Nous quittons le gîte vers 9 h, pressés de reprendre le chemin. Une dame
basque, Danielle, demande de nous accompagner. Elle ne veut pas marcher
toute seule. Depuis quelques jours, elle accompagnait la jeune architecte
allemande, Marion, mais celle-ci désire poursuivre en solitaire. Elle cherche des
moments de réflexion, affirme-t-elle. Le jeune Anglais s’est levé avec un mal de
jambe et aimerait consulter un médecin. Rosario, un jeune espagnol, va rester
avec lui. Le Galiego, de son côté, s’est impatienté et a quitté avant l’arrivée du
pain. Les projets de plusieurs d’entre nous divergent, nous serons seulement
trois, Roger, Danielle (la dame basque) et moi, à descendre les anciens escaliers
au pied de la Torre medieval de Los Estrada. Cette tour, au nord du système de
défense, devait protéger la vieille ville des invasions venues de la mer. Une série
d’escaliers, entre deux murs de pierres, descend vers l’océan. À proximité de la
plage, un pont rejoint la route nationale, la N-634, qui mène à Unquera. La pluie
a cessé, mais le sentier sur le bord de la mer est quasi impraticable. Nous
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décidons de marcher sur le bas-côté de cette route, la majeure partie de la
circulation empruntant plutôt l’autoroute, en parallèle.
Sous un ciel gris, le vent froid venu de la mer souffle sans arrêt. Nous avançons
sans nous arrêter jusqu’à un premier estuaire, El Ria de Tina Menor que nous
traversons sur un long pont. La N-634 continue en ligne droite, contournant les
villes de Pesués et Unquera, à notre gauche. La crue des eaux, toujours
abondante au printemps, a creusé un deuxième estuaire El Ria de Tina Major, à
travers la falaise qui longe la côte. Au moment où nous nous engageons sur cet
autre pont, au-dessus de la rivière Deva, nous quittons la Cantabrie et entrons
dans les Asturies, une province au statut particulier qui a toujours gardé une
forme d’indépendance, face au pourvoir central.
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Les Asturies
La province des Asturies, au nord-ouest de l’Espagne, n’a jamais été conquise
par les Mores, c’est pourquoi nous l’appelons « la principauté des Asturies ».
Cette province tire son importance du fait que le prince des Asturies, Felipe, fils
du roi Juan Carlos, est le futur roi d’Espagne. Au moment de notre entrée dans la
principauté, Laetizia, une jeune asturienne, née à Oviedo, la femme du prince
Felipe, venait de donner naissance à son troisième enfant. Les journaux
couvraient l’événement à pleines pages.
Les Asturies, coupées du reste de l’Espagne par la chaîne de montagnes, la
Sierra Cantabrique et par les Pics d’Europe, ont su résister aux Romains et aux
invasions arabes. Dès 722, le roi Pelayo des Asturies assure son indépendance
en mettant en déroute une armée de Mores et commence par le fait même le
mouvement de la reconquête de l’Espagne par les chrétiens, la Reconquista.
En Espagne, l’héritier du trône reçoit d’office le titre de Prince des Asturies. Au
décès du roi, il prend sa succession et son propre fils devient à son tour Prince
des Asturies. Vu que le prince Felipe a un fils, le problème ne se pose pas pour
les années à venir. À moins d’un changement de régime, la situation demeure
claire pour les prochaines décennies.
Au XXe siècle, sous le régime franquiste, le caudillo fit payer très cher aux
Asturiens leur esprit d’indépendance, mais ne réussit jamais à vaincre leur
résistance. La révolution industrielle transforma profondément cette région
agricole. Les mines exigeaient des charpentes de bois pour leurs exploitations.
On planta partout des eucalyptus, à croissance rapide, pour obtenir le bois
nécessaire aux besoins des nouvelles constructions. Aujourd’hui, la plupart des
mines sont fermées, et les arbres sont employés pour le papier et les tissus.
Après avoir franchi le pont sur la Ria de Tina Mayor, nous prenons une piste qui
passe derrière les maisons de Colombres, évitant ainsi de traverser la ville. Nous
avions songé à nous arrêter à l’albergue rural El Cantu, un grand gîte de cent
vingt-cinq places, à proximité de notre chemin. À notre arrivée, une meute
d’enfants de dix à douze ans courent dans toutes les directions, crient à tue-tête
et les pauvres animateurs ne savent plus où donner de la tête. Nous entrons par
une porte, et jugeant la situation très désagréable, nous sortons par une autre et
reprenons le chemin.
Aujourd’hui, le temps se maintient gris, mais la pluie tarde à venir. Le brouillard
recouvre les montagnes à notre gauche et nous empêche de voir la mer,
pourtant pas très loin.
Depuis quelques jours, Roger s’inquiète pour mes bottes. Pour le pied gauche,
en particulier, le talon est tellement usé que la semelle a disparu pour la moitié,
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des fils de toile apparaissent déjà. Mais où faire ressemeler des bottes dans ces
petites villes où les cordonniers ont rarement pignon sur rue. M’en procurer de
nouvelles pourrait mettre fin à mon chemin. Trop risqué! Je sais que leurs jours
sont comptés, qu’elles prennent l’eau par-dessous et par-dessus, car à la
moindre pluie, mes bas deviennent humides. Chaque soir, je les examine avec
soin et je me croise les doigts. Nous avons déjà parcouru plus de la moitié du
chemin. Ma jambe gauche ne me cause aucun problème. J’espère seulement
atteindre Santiago avec les morceaux qui veulent bien me suivre jusqu’à la
basilique.
Selon nos connaissances du terrain, le sentier que nous parcourons devrait nous
conduire à l’ouest de Colombres où nous pourrions sûrement trouver un petit
hôtel. À notre arrivée à un carrefour de route, nous tournons à droite sur la N634, en direction de la ville. À moins de cent mètres, une petite pensión sur la
gauche attire notre attention. Le propriétaire de la Pensión Oyambre nous
accueille aimablement et nous offre une bière, pendant que sa femme s’active
rapidement pour préparer deux chambres, l’une pour nous, l’autre pour la dame
basque. Danielle a marché toute la journée à nos côtés, et ne veut surtout pas
nous quitter. Les chambres, quoique petites, sont très propres et bien agencées,
et en plus, pour un prix très modique. Les propriétaires, un jeune couple dans la
trentaine, semblent disposés à tout faire pour rendre notre séjour agréable. Ce
petit bar, situé en face d’un bâtiment beaucoup plus important, l’hôtel-restaurant
Casa Junco, a été rénové récemment. Assis devant notre apéritif habituel, une
averse s’abat avec fracas sur l’établissement, nous enlevant toute envie de sortir
dehors.
Comme nous n’avons qu’à traverser la rue pour aller dîner et souper, nous
limitons nos déplacements à l’essentiel. En fin d’après-midi, pendant que la pluie
fait une pause, nous visitons le cimetière de la ville juste derrière notre pensión.
Pourquoi le cimetière? Pour les personnes qui ont déjà visité les Asturies ou la
Galice, la question ne se pose même pas. Ces endroits sont de véritables petits
bijoux d’architecture. Ces gens ne mettent pas les corps en terre, mais dans des
tombeaux aménagés avec soin, où la richesse des familles se mesure à la
beauté et à la grandeur du reposoir pour les personnes disparues.
La ville de Colombres est considérée comme celle dont la présence de Los
Indianos est la plus apparente. Dans certains quartiers, on se croirait au Brésil,
tellement l’architecture de l’Amérique latine a marqué de son empreinte les
constructions d’ici. Un bâtiment, à côté de l’hôtel Casa jundo, contient les
archives des gens de la région qui se sont rendus faire fortune en Amérique et
qui sont revenus terminer leurs jours parmi les leurs. Nous aurions aimé visiter
ce petit musée, mais il n’ouvrait ses portes qu’en fin de semaine. Au cours de la
journée, le long du chemin, notre regard s’est porté souvent vers ces maisons,
nouveau style qui s’écarte des traditions de la région. Comme la pluie menace
toujours, nous n’osons pas nous aventurer loin dans la ville pour découvrir
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davantage cette réalité. Nos vêtements demeurent humides et la pension n’offre
pas la possibilité de les faire sécher. Nous jouons donc de prudence pour ne pas
aggraver notre situation et nous nous contentons d’une courte promenade dans
les environs.
Après un bon souper au restaurant de l’hôtel durant lequel Danielle nous a
longuement parlé du peuple basque et de ses coutumes, nous passons une
excellente nuit dans cette pension bien paisible. Au lever, dès 7 h, le propriétaire
nous a préparé un copieux petit-déjeuner. Au moment de payer nos comptes, il
sort une petite carte de la région qui montre un sentier qui longe la mer. Il suffit,
nous dit-il, en traversant le prochain village, de quitter la N-634, à droite, et de
suivre les informations. Ce sentier, balisé par les membres de l’association
touristique des Asturies, vaut le détour, affirme-t-il. De fait, en entrant dans le
bourg La Franca, nous apercevons les balises et un panneau dans un parc
affiche une carte semblable à celle du propriétaire. Sans hésiter, nous partons
vers le village de Peruelles où commence le sentido.
Cette petite agglomération, sur le bord de la mer, a peu changé au cours des
âges. Ses maisons basses traditionnelles, aux formes massives, entourées de
hauts murs de pierres pour se protéger du vent, lui donnent une allure
particulière, une évocation d’un passé lointain. Comme la pluie vient de
reprendre, nous nous arrêtons pour un café chaud et sortir le poncho pour
affronter l’averse. En quittant le village, le sentier se présente devant nous en
descendant vers le rivage et suit par la suite les contours de la rive de très près.
À maints endroits, de grands panneaux indiquent les points de vue à ne pas
manquer, donnent des explications sur la formation géologique du sol,
énumèrent les fleurs qui poussent de chaque côté du sentier et fournissent
d’autres illustrations intéressantes. Sur ce parcours, nous pouvons bénéficier de
belvédères pour s’arrêter, de passerelles au-dessus des ravins et de petits
ponceaux qui enjambent les cours d’eau. En période de beau temps, cette
promenade mérite qu’on s’y attarde longuement. Mais ce matin, la nature ne
favorise en rien notre ballade.
Alors que nous sommes déjà arrosés par une pluie fine, poussée par un bon
vent frisquet, surgit dans le ciel un immense nuage noir chargé de glace. En
quelques minutes, nous sommes mitraillés par de gros grêlons qui frappent le
pauvre pèlerin, isolé, sans abri et sans protection. Pour un moment, je
m’accroupis, me réfugie sous mon chapeau, essayant de protéger ma figure.
Durant trois ou quatre minutes, c’est mon sac qui encaisse la décharge la plus
violente. Je sens que ça crépite très fort sur la toile. Les coups martèlent mes
jambes et mes bras, sans que je ne puisse rien faire pour les protéger. Quand
cesse le bombardement, le sol est recouvert de glaçons. Nous reprenons la
marche avec précaution, car nos bottes glissent sur cette patinoire improvisée.
Heureusement, l’orage met un terme à la pluie du matin, mais le vent persiste et
nous pouvons cheminer sous un ciel gris devenu plus clément.
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La cloche du village vient de sonner midi quand nous entrons dans la petite
agglomération de Ardin. Un minuscule bar, qui ne paie pas de mine, ne sert pas
de repas, mais la dame accepte de nous préparer une assiette de jambon qu’elle
garnit de gros morceaux de fromage de chèvre. La pauvreté du village n’a d’égal
que la gentillesse de ces gens qui nous accueillent dans la plus grande
simplicité. Pendant que nous mangeons, ils viennent s’intéresser à notre chemin
et en profitent pour faire un brin de causette.
En quittant le bar, nous évaluons à quatre kilomètres la distance à parcourir
avant le gîte. Petit à petit, en avançant, nous nous rendons compte qu’il en
restait plus du double. Danielle qui vient de nous affirmer être rendue au bout de
son rouleau, tire de plus en plus de la patte. Dès qu’elle disparaît à notre regard,
nous faisons une pause pour l’attendre. Le sentier continue sur le bord de la mer
et les falaises s’élèvent vers de plus hauts sommets alors que le vent prend de
l’ampleur. La pluie tombe toujours de chaque côté de nous, mais nous
progressons dans un corridor protégé. À l’approche de Llanes, le sentier
contourne une falaise abrupte qui surplombe l’océan avant de piquer du nez vers
une petite route qui descend dans la ville.
Dès que nous entrons dans Llanes, nous nous dirigeons vers l’albergue juvenil
où, selon notre guide, il est possible de dormir. Je sonne à la porte. Aucune
réponse. Je pénètre dans l’établissement pour me faire dire que cette auberge
n’accueille que des groupes de jeunes et ne reçoit pas de pèlerins. En consultant
nos notes, nous découvrons qu’il existe un second gîte, à l’autre extrémité de la
ville. Avant de partir, Danielle nous dit qu’elle est totalement épuisée, qu’elle ne
peut nous accompagner. Nous l’invitons à s’asseoir sur un banc, dans un petit
parc, juste à côté, avec promesse de venir la chercher dès que nous aurons
trouvé l’emplacement de cette deuxième auberge.
Après bien des recherches et des tâtonnements, nous localisons l’albergue
privado La Estación, près du port. Devant la porte, sont rangées de nombreuses
bicyclettes de montagnes couvertes de boue et bon nombre de cyclistes en
habits dégoulinants de sueurs bavardent entre eux. « Le gîte est complet, me dit
l’hospitalero, en me voyant arriver avec mon gros sac. » Que faire? Où aller?
Pendant que Roger marchait devant moi à grandes enjambées, j’avais aperçu
une petite pension qui me semblait sympathique. En revenant sur nos pas, nous
nous arrêtons à La Pensión Carmen. Les deux chambres libres nous
conviennent. Pendant que Roger s’installe, je dépose mon sac et pars à la
recherche de Danielle. Assise sur le même banc, elle n’a pas bougé d’un
centimètre. Je l’invite à me suivre et nous retrouvons facilement l’établissement
hôtelier. Sans visiter la chambre, elle paie la note et monte à l’étage avec la
dame qui nous a accueillis. Nous ne la verrons plus de la soirée. En partant pour
le souper, nous frappons à sa porte. Aucune réponse. Elle nous dira le
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lendemain matin qu’elle se sentait trop fatiguée pour quitter son lit. Elle a dormi
sans arrêt jusqu’au matin.
Quant à nous, nous empruntons la rue piétonne, jalonnée de nombreux bars et
restaurants. En ce samedi soir, les gens font la fête et les établissements sont
déjà remplis à pleine capacité. Nous nous assoyons à l’entrée d’une sidreria
sous une véranda pour notre apéritif habituel. C’est la première fois que j’assiste
à la consommation du cidre asturien. Le spectacle en vaut la chandelle. La
consommation du cidre obéit à un rite très particulier qui remonte à des temps
très anciens. Le client commande une bouteille entière. On ne sert jamais un
seul verre à la fois. La moitié de la bouteille est versée dans un grand verre par
le serveur qui élève le contenant au bout de son bras droit, alors qu’il tient le
verre très bas dans sa main gauche. Le contenu tombe de très haut pour
mousser et s’oxygéner. Le client boit le cidre cul sec et jette par terre le fond du
verre. Ce qui explique qu’en fin de soirée, la cidrerie est remplie d’odeurs et le
plancher fort glissant, ce qui n’aide en rien le consommateur impénitent.
Après l’apéritif, nous délaissons les buveurs un peu trop bruyants à notre goût et
nous nous dirigeons vers une ruelle peu éclairée où un modeste restaurant
permet de prendre un bon repas pour refaire nos forces et oublier nos trente
kilomètres de la journée, parfois un peu épuisants. À 22 h, n’ayant aucune envie
de visiter davantage la ville, nous sommes de retour à notre chambre pour une
bonne nuit de sommeil.
Au lever, je vais frapper à la porte de Danielle et je l’invite à venir prendre le
petit-déjeuner dans notre chambre. Elle était déjà levée, elle attendait seulement
notre appel. Nous avions acheté tout ce qu’il fallait la veille, car la dame nous
avait dit qu’il serait impossible de trouver des bars qui ouvraient tôt, dans ce
quartier de la ville. Comme nous étions en périphérie, assez près de notre
chemin, nous n’avions pas l’intention de retourner en ville pour déjeuner.
Dès 7 h 30, le sac sur les épaules, nous quittons la pensión Carmen sous les
premiers rayons de soleil qui percent entre deux montagnes. À la sortie de la
ville, nous nous arrêtons pour quelques photos. Avec ce lever de soleil, la
montagne la plus à l’ouest, inondée de lumière, brille avec éclat, alors qu’hier,
enveloppée dans le brouillard, nous devinions sa présence sans la voir.
À la sortie de la ville, une route, ancienne et étroite, suit de très près le rivage de
l’océan. Avec le soleil qui monte vers son zénith et l’absence de vent, nous
pouvons enfin enlever la veste et marcher bras nus dans la fraîcheur du matin.
Après cinq kilomètres, nous arrivons au village de Celorio où le monastère San
Salvador, au fond de la baie, domine une plage magnifique en forme de demilune. Bâti au XIe siècle par les Bénédictins, il accueillait autrefois les pèlerins.
Outre le bâtiment principal, une tour et un portail rappellent son passé glorieux.
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De hautes murailles se prolongent le long de la mer, marquant sans doute les
limites du domaine.
Deux kilomètres plus loin, une seconde baie, formée par l’estuaire de la rivière
Niembro, offre un cadre pittoresque à la très belle église Nuestra Señora de los
Dolores. Avec la chaux blanche qui colore ses murs et brille au soleil, et les tuiles
rouges de son toit, cette Notre-Dame des Douleurs ne semble pas trop souffrir
de l’usure du temps. Construite sur une avancée de terre au milieu de l’océan,
elle ressemble aux églises baroques du Brésil colonial. À peu de distance, en
arrière, la petite chapelle Animas paraît bien humble à l’ombre de grands chênes
qui la protègent.
Les pèlerins médiévaux trouvaient refuge, peu après, au monastère bénédictin
San Antolin de Bedón, fondé au XIIe siècle. De tous ses bâtiments, il ne reste
aujourd’hui que l’église romane, d’une austérité cistercienne, où l’on peut voir un
ancien sarcophage. Son abandon, au fond d’un vallon, évoque un passé bien
lointain qui ne lui enlève rien de son charme.
Tous ces bâtiments rappellent aux pèlerins d’aujourd’hui qu’ils marchent en toute
certitude sur les pas de ceux d’autrefois. Nous entrons bientôt dans le village de
Naves, bien connu pour son passé jacquaire. La petite ermita San Roque a
préservé une belle statue de saint Roch dans son tympan.
Nous progressons alors sur l’ancien camino, un chemin étroit qui s’enfonce sous
des tunnels de verdure et longe des murs de pierres et de vastes champs
d’orangers. Quand le sentier rejoint la route principale, nous passons devant
l’ancien palais appartenant au Conde de la Vega del Sella. Un mur d’enceinte
encercle ce vaste domaine qui possédait aussi un hospital pour les pèlerins,
alors qu’aujourd’hui, aucun de ces endroits n’ouvre sa porte aux pèlerins. Ce
domaine, encore bien préservé, se situe à l’entrée de la petite ville de Nueva,
considérée comme le plus beau village des Asturies. Avec ses maisons fleuries,
peintes de diverses couleurs, ses parcs multiples, ses nombreuses rues
piétonnes, cette ville touristique s’est méritée plusieurs prix d’excellence. Comme
il est midi, à notre arrivée, nous nous assoyons sur des balançoires dans l’un de
ses terrains de jeux pour enfants, à l’ombre de quelques grands chênes, pour
casser la croûte.
Danielle, qui traînait péniblement derrière nous, finit par nous rejoindre. Inutile de
fournir des explications, son attitude traduit une fatigue extrême. Nous avançons
trop vite pour elle. Avant d’ouvrir son sac pour en extraire son dîner, elle s’étend
longuement sur un banc pour récupérer. Puis, au moment de repartir, nous
échangeons des informations avec elle, car nous ne voulons quand même pas
l’abandonner. Après discussion, nous convenons ensemble qu’il vaut mieux
qu’elle marche à son rythme. Une analyse du chemin à parcourir avant
d’atteindre le prochain gîte nous donne la certitude que le fléchage est facile à
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suivre et que les occasions de perdre le tracé sont quasi inexistantes. Nous lui
faisons la promesse de l’attendre à l’entrée de la ville, arrivés à Ribadesella. Elle
nous invite à continuer sans elle et à respecter notre propre rythme. C’est ainsi
que chacun se sent au meilleur de sa condition. À regret, nous l’abandonnons,
assise sur son banc, son sandwich à la main.
En traversant Nueva, le chemin s’est éloigné de la mer et poursuit au fond d’une
vallée où la N-634 et l’autoroute A-8 se croisent à quelques reprises. Rien de
très agréable! Aussi, à la première occasion, nous tournons à droite vers un petit
chemin qui s’enfonce dans les champs. Nous hésitons d’abord, mais comme
toutes les flèches sont pointées vers l’église San Pedro, en avant de nous, sur
un tertre, au milieu de la prairie, nous concluons que le camino passe à
proximité. Ce bâtiment, qui ressemble plutôt à un ancien monastère, paraît bien
isolé sur cette butte, avec pour tout voisin, le cimetière du village de Piñeres de
Pria, au fond de la vallée. Ainsi veut l’histoire. Au cours des siècles, à cause des
guerres ou des épidémies, des villages entiers se sont déplacés, mais les
citoyens n’ont pas emporté avec eux leur église et le dortoir de leurs ancêtres.
Aujourd’hui, la pauvre église reçoit sans doute peu de visiteurs, car l’herbe folle
croît en abondance aux interstices sur toute la surface du stationnement.
Un étroit et tortueux chemin descend ensuite vers Cuerres en traversant des
champs en friche et des vergers en fleurs. Ici et là, des amoncellements rocheux
de karst témoignent de la pauvreté du sol. Nous traversons le Rio Guadamia sur
un pont médiéval, rénové récemment, qui délimite la région de Llanes de celle de
Ribadesella. Sur la place centrale de Cuerres, une fontaine, la fuente de los
Peregrinos, ornée de plusieurs sculptures, évoque elle aussi le camino ancestral.
Nous arrivons à Ribadesella du côté de la rive gauche du Rio Sella. C’est ici que
furent construites les premières habitations de la ville. Juste derrière nous, dans
les collines, des grottes conservent encore des souvenirs des habitants de la
préhistoire qui les avaient habitées. Les anciens pèlerins s’arrêtaient ici, devant
la vieille église romane Santa Maria Magdalena. L’antique hospital de los
peregrinos, dédié à San Sebastian, laisse encore deviner ses fondations sous
les édifices voisins.
Au XXe siècle, la ville balnéaire s’est construite sur la rive droite, de l’autre côté
du pont que nous traversons pour rejoindre notre gîte, un ancien hôtel,
transformé en auberge pour les jeunes, l’albergue juvenil Roberto Frasinelli. À ce
moment de l’année, l’auberge est pratiquement vide. Une jeune fille nous
accueille avec le sourire et nous remplissons les formalités sans plus tarder.
Nous déposons nos sacs dans une chambre pour quatre personnes. À peine
entrés, nous faisons deux pas vers la fenêtre. La mer est presque à nos pieds.
Roger semble particulièrement fier du choix de l’emplacement : « Je n’ai jamais
couché dans une chambre si près de l’océan pour si bas prix. » Pendant que
mon compagnon se dirige vers la douche, je pars à la rencontre de Danielle.
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Je la vois de loin qui avance péniblement vers la ville. Dès que je m’approche,
elle me demande de prendre son sac, totalement vidée de toute énergie.
Pendant que nous marchons côte à côte, elle me fait part de la décision prise, il y
a quelques minutes à peine. Elle vient de téléphoner à sa fille qui va venir la
chercher demain. Elle met fin à son chemin, se sentant incapable de nous
accompagner plus longtemps. En entrant au gîte, l’inscription terminée, elle se
couche immédiatement, alors que nous nous assoyons sur une terrasse pour
l’apéritif avant de faire les cent pas sur la promenade, en face de la mer, malgré
nos trente kilomètres parcourus aujourd’hui.
Pendant que notre lessive sèche sous le chaud soleil de 18 h, Danielle vient
nous rejoindre sur la promenade. Elle désire nous payer un souper pour
souligner son départ et nous remercier de l’avoir attendue souvent. Nous
ramassons notre linge bien sec et rangeons nos effets avant d’aller manger. Sur
la terrasse d’un restaurant, nous assistons à un magnifique coucher de soleil,
alors que le gros ballon rouge se noie petit à petit dans les eaux paisibles de
l’océan.
Sachant qu’il s’agit de notre dernier souper à trois, nous nous attardons
longuement au restaurant. Danielle nous raconte la raison de son chemin. Après
la mort de son mari, il y a deux ans, toutes sortes de difficultés ont surgi dont elle
n’est pas complètement remise encore. Elle a voulu faire ce chemin pour mettre
de l’ordre dans ses idées. Mais elle a constaté ces derniers jours qu’elle n’était
pas suffisamment préparée physiquement et mentalement. Elle reconnaît devant
nous qu’une telle démarche exige une préparation adéquate. Un chemin de
Compostelle, loin d’être une simple marche, nécessite une préparation mentale
qu’elle n’avait pas. Sans trop s’en rendre compte, elle s’était d’abord accrochée à
Marion, la jeune architecte allemande. Or ces chemins exigent une démarche
autonome. Marcher au crochet de quelqu’un entraîne infailliblement des
problèmes, tôt ou tard. Danielle n’est pas la première à en prendre conscience.
En terminant sa réflexion, elle exprime le désir de revenir à l’automne, avec sa
fille, après une préparation plus appropriée.
Au milieu du repas, un jeune Espagnol, du nom de Javier, un moniteur de ski de
la Sierra Nevada, au sud de l’Espagne, se joint à nous. Nous l’avons rencontré,
d’abord, à San Vicente de la Barquera, puis aujourd’hui, nous nous sommes
croisés à maintes reprises. En fin de parcours, il nous a promis de venir souper
avec nous.
Au lever, nous partageons notre petit-déjeuner dans la chambre avant de
reprendre le sac. La mine triste, désolés de devoir se quitter, nous échangeons
les dernières accolades et nous sortons de ce magnifique gîte en saluant
Danielle, debout sur le balcon, ayant promis de garder le contact à notre retour à
la maison.
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Nous quittons Ribadesella sous un ciel couvert; lentement, le ciel se dégage et
vient illuminer cette baie magnifique juste avant qu’on la quitte. Cette partie de la
côte, les Espagnols l’appellent la Costa Verde, car cette région demeure
relativement sauvage. Nous marchons sur une petite route quasi déserte et
traversons de minuscules villages pratiquement abandonnés. Nous évoluons
dans une gamme de verts où les eucalyptus vert-de-gris se mêlent et se
confondent avec les collines verdoyantes. La mer, d’un bleu turquoise, accentue
les contrastes avec ses rochers couverts de lichens et ses plages de sable
blond. Les villages, éparpillés le long de la côte, avec leurs horreos de bois noirci
par la mutation des saisons et par les vents de la mer chargés d’embruns,
jalonnent notre chemin.
Ces horreos, de simples greniers en forme de maisonnettes, sont construits sur
de hautes pierres verticales qui les rendent inaccessibles à la vermine,
spécialement aux rats, le principal prédateur des zones agricoles. Cette façon de
conserver les céréales, les légumes du jardin et les fruits du potager, existe dans
plusieurs pays d’Europe, notamment au Portugal et en Scandinavie. Mais c’est
ici, dans les Asturies, qu’on les retrouve en plus grand nombre. Dans la
campagne asturienne, chaque propriétaire se fait un honneur de posséder son
horreo et il en prend un soin jaloux. Aujourd’hui, ces anciens greniers servent
rarement à l’entreposage de la nourriture, mais certains, particulièrement bien
décorés, sont utilisés comme lieu de rassemblement lors des fêtes familiales ou
nationales. Même à la périphérie des villes, il est possible d’en apercevoir; ils ont
alors plutôt une valeur symbolique.
Peu après le village de Vega, où nous nous arrêtons pour grignoter et voyons
arriver derrière nous, Marion, la jeune architecte allemande de Brême. Tout en
échangeant des nouvelles du camino, elle nous explique ce qui est arrivé
véritablement à la credencial de Thomas, le jeune anglais rencontré à San
Vicente de la Barquera, événement qui avait grandement perturbé notre soirée.
Et bien, c’est elle, Marion, qui était en possession du carnet de Thomas. En fait,
quand Luis lui avait remis sa credencial, elle n’avait pas remarqué que le
document du jeune anglais s’était glissé dans le sien. Le lendemain, en arrivant
au gîte de Pesués, elle a constaté l’erreur. L’hospitalera a communiqué
immédiatement avec Luis et le jeune anglais, resté sur place pour guérir son pied
blessé, a pu récupérer son document, le soir même.
En compagnie de Marion, nous marchons un bon moment le long de la très belle
plage Arenal de Maris. Cet endroit est sans doute très fréquenté, l’été, car des
installations de camping s’étalent sur plusieurs kilomètres. Après la seconde
plage, la playa de La Espasa, tout aussi belle, nous devons tourner à droite en
direction de La Isla. Nous quittons Marion qui poursuit son chemin vers le gîte de
Sebrayo. Nous nous reverrons seulement à Santiago, car Marion a l’intention de
suivre le Camino de la Costa, alors nous nous dirigeons vers Oviedo où débute
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le Camino Primitivo. Nous conservons un souvenir très agréable de cette jeune
femme au sourire communicateur, qui manifestait beaucoup d’intérêt à toutes les
personnes qu’elle rencontrait. Le malheur a voulu qu’une distraction de sa part
cause tout un émoi au gîte de San Vicente de la Barquera.
Un ami qui avait parcouru ce sentier, l’an dernier, m’avait fortement conseillé de
m’arrêter au gîte de La Isla. Le village est petit, me disait-il, mais les gens sont
très accueillants. Et il avait raison. Pour atteindre le bourg, nous franchissons un
pont sur le Rio de los Romeros (la rivière des marcheurs), cours d’eau qui posait
bien des problèmes aux pèlerins d’autrefois. Aujourd’hui, presque sec en été, il
connaît pourtant des crues printanières abondantes.
En entrant dans le village, nous nous arrêtons au premier bar. La jeune femme
qui nous apporte un verre, nous explique le chemin à suivre pour nous rendre au
gîte, sans qu’on en fasse la demande. Sur la place principale, une dame âgée
qui nous a vus venir de loin nous attend avec, en mains, les clés de l’ancienne
école primaire, transformée en gîte pour pèlerins. Bien aménagé, cet
établissement peut recevoir une vingtaine de pèlerins. Cette vieille dame, qui ne
compte plus ses années, a plein de trucs dans son tablier. Comme elle ne peut
nous remettre la clé, n’en ayant qu’une seule à sa disposition, elle nous montre
comment entrer et sortir en passant par une fenêtre sur le côté.
En cet après-midi ensoleillé, nous disposons de tout l’espace nécessaire pour
faire la grande lessive et visiter le village, ce qui exige moins de cinq minutes.
Les portes de l’ermita Nuestra Señora de la Velilla étant verrouillées, nous
n’aurons pas l’occasion de la visiter. Demain, en quittant le village, nous
passerons à quelques mètres de l’ancienne forteresse des Templiers, sur le
promontoire, aujourd’hui démolie, et du monastère bénédictin Santiago de
Caravión dont il ne reste que des ruines.
Le petit village offre peu de service, heureusement, le petit bar à l’entrée peut
nous servir le dîner à 14 h et le souper à 20 h. Nous lui serons fidèles.
Pendant que notre linge sèche sur des cordes, balancé par le vent de la mer,
nous en profitons pour marcher sur la plage. La Isla marque la fin de notre séjour
sur le bord de la mer Cantabrique. Demain matin, nous nous éloignerons
définitivement de l’océan Atlantique pour nous enfoncer à l’intérieur du pays,
selon une tangente sud-ouest, d’abord à travers la campagne asturienne et
ensuite au cœur des montagnes des Asturies qui effrayaient tellement les
pèlerins d’autrefois, étant infestés de loups agressifs et de bandits notoires.
Avant de partir souper arrivent des cyclistes, d’abord deux Anglais, puis deux
Polonais et un Flamand, suivis de quelques Espagnols. Le Flamand comprend le
français, mais en présence d’un Wallon, mon ami Roger, il préfère parler en
anglais. Il me raconte qu’il est déjà venu au Canada, qu’il a visité les Grands
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Lacs et le nord de l’Ontario. Son plus beau souvenir : ses balades en « pick-up »
dans la région de Niagara. Au moment de nous mettre au lit, nous sommes une
dizaine de pèlerins à occuper un matelas. Chacun a droit à un lit personnel.
Au lever, les Polonais sont les premiers à créer du mouvement dans le gîte.
Nous déjeunons sur place, à la même table que ces deux excellents cyclistes,
l’un parle un peu anglais avec l’accent « pollock », alors que l’autre connaît bien
le russe. Inutile d’ajouter que nos propos se limitent à l’essentiel. Seuls les
Espagnols ont l’habitude de se lever plus tard. Nous quittons le gîte, alors qu’ils
dorment encore, ou font semblant de le faire.
Comme hier, les vapeurs du matin tardent à s’évaporer. Il faut attendre 10 h
avant que le soleil s’impose et chasse les nuages. Nous prenons une petite route
bordée par des murets où vergers en fleurs et citronniers apportent leur touche
printanière. En moins de trois kilomètres, nous entrons dans la petite ville de
Colunga. Les belles demeures asturiennes, construites depuis quelques
centaines d’années, peintes de plusieurs couleurs différentes, donnent un cachet
particulier à cette ville côtière. À la sortie de la ville, nous retrouvons la tranquillité
sur une route de campagne qui relie d’humbles hameaux.
Avant la traversée de Pernús, un des premiers villages que nous rencontrons,
plusieurs vieilles croix en pierre, alignées le long du chemin, surveillent des
vaches laitières qui paissent dans le pré. Un premier signe qui montre que nous
sommes bien sur le chemin traditionnel.
Au second village, la petite église San Salvador, de style roman, fut construite en
921, à l’époque du roi Alfonso III. Un texte latin, gravé dans une pierre à côté de
la porte d’entrée, en témoigne. Nous entrons pour une courte visite.
Peu après, à une croisée de routes, le gîte de Sebrayo paraît bien isolé. Seules
quelques vieilles maisons lui tiennent compagnie. Aucun service à proximité.
Pour pouvoir souper ici, il aurait fallu apporter les victuailles depuis Colunga.
Pour le pain et le fromage, aucun problème, mais pour la bouteille de vin et les
apéritifs, cela fait tout un poids dans le sac. C’est pourtant ici que Marion se
proposait de dormir. Nous ne regrettons nullement notre séjour à La Isla.
Pour les cinq derniers kilomètres, le camino perd de son charme. Nous voguons,
non sans péril, entre la route nationale et l’autoroute, sur des bouts de piste,
souvent coupés par de nouvelles constructions.
Vers midi, à la recherche d’un endroit pour manger notre bocadillo, j’aperçois de
grosses pierres parmi les herbes hautes sur lesquelles nous pourrions nous
asseoir pour dîner. Sans trop de précautions, je détache les courroies et au
moment de déposer mon sac, j’entends Roger crier : « Claude, attention! » À
l’instant même, je vois une grosse vipère de plus d’un mètre de long qui se
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prépare à se jeter sur moi. D’instinct, je fais trois pas à reculons pendant que
Roger frappe sur les pierres avec son bâton. Nous reprenons le sac pour aller
nous asseoir cinquante mètres plus loin, cette fois, en faisant bien attention de
heurter fermement les pierres avant de déposer le sac. Cette règle du bon
marcheur, je la connaissais pourtant, mais ce midi, je l’avais oubliée. À l’ombre
d’un très haut viaduc de l’autoroute, au-dessus de nos têtes, nous mangeons
notre sandwich en toute sérénité, sachant que les vipères nous surveillent de
loin. Pour moi qui ai toujours rêvé de mourir sur un chemin de Compostelle, je
viens encore de rater ma chance!
Finalement, nous entrons dans Villaciosa en marchant sur le bas-côté de la route
de la N-632, une voie relativement achalandée. Selon notre guide, aucun gîte
n’est disponible dans la ville. Javier, le pèlerin de Malaga qui nous a rejoints,
affirme qu’il en existe un, mais à la périphérie de la ville, qui ouvre ses portes à
18 h. Quant à nous, nous n’avons nullement l’intention de chercher davantage.
Nous déposons le sac sur la terrasse d’un bar, espérant ainsi trouver l’énergie
pour repartir à la recherche d’un petit hôtel.
Au centre-ville, sur une rue piétonne, le Cafe del Sol offre des chambres. Rien de
très séduisant, mais nous ne sommes pas des clients exigeants. La dame qui
nous ouvre la porte nous explique qu’il n’est pas possible de faire la lessive dans
cet hôtel. En pèlerin d’expérience, nous installons des cordes sur le balcon qui
donne sur une cour. En face de nous, donnant sur ce même espace plombé de
soleil, les mamans espagnoles ont déjà rempli de longues cordes avec le linge
de la famille entière. Nous procédons donc à la lessive habituelle. Le seul
inconvénient : aucune porte ne donne sur ce balcon, il faut passer par une
fenêtre dont le seuil est plutôt élevé. Nous installons donc un système d’escalier,
particulièrement périlleux qui nous permet de passer de la chambre au balcon.
Le défi en valait la peine, car, à 19 h avant de partir pour l’apéritif, nous
constatons que notre linge est parfaitement sec. Nous pourrons donc souper en
toute tranquillité d’esprit et consacrer notre attention aux buveurs, toujours
nombreux, dans cette cidrerie où nous allons prendre l’apéritif et manger sur
place.
Villaciaosa est la capitale du cidre. Depuis des temps immémoriaux, le cidre
coule à flots dans les buvettes de cette ville. Encore aujourd’hui, las sedrerias se
comptent par dizaines et en soirée, elles sont toujours remplies. Il est fort
possible que le nom de la ville vienne de cette coutume : Villaviciosa (ville
vicieuse). Pourtant, les gens que nous rencontrons manifestent une grande
civilité à notre égard. Et pour le souper, peu friands du cidre, nous préférons une
bonne bouteille de rouge que la dame n’hésite nullement à nous apporter.
Durant le repas, cette même dame sert les clients au bar et donne tout un
spectacle. Grande, stature athlétique, elle joue avec les verres et les bouteilles
de cidre avec une dextérité étonnante. Malgré ses prouesses et ses contorsions
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(c’est aussi une habitude de se contorsionner quand on vide une bouteille de
cidre), nous ne l’avons jamais vue échapper un verre ou une bouteille, ou encore
renverser du cidre sur le plancher. Cet art s’est développé seulement dans les
Asturies, une façon, semble-t-il, d’exprimer sa joie de vivre devant les clients et
les visiteurs.
De retour à notre chambre d’hôtel, nous constatons qu’aucune lampe n’éclaire
cette chambre. Seule la petite lumière de la salle de bain permet de nous
déplacer sans danger, et de ranger nos effets. Dans une prise de courant,
quelques fils pendent lamentablement, mais nous n’osons pas leur toucher de
peur de mettre le feu à l’établissement. Fidèles à l’adage bien connu : le pèlerin
ne demande rien, n’exige rien, il prend ce qu’on lui donne, nous nous couchons
sans réclamer davantage.
Au lever, la jeune dame qui nous a accueillis hier est déjà debout et disposée à
nous servir le petit-déjeuner. Elle accepte même de nous préparer un sandwich
que nous mangerons en route, à l’heure du dîner, à une bonne distance des
vipères, nous l’espérons.
Ce matin, dès la sortie de la ville, le temps est magnifique et le soleil colore de
ses rayons le sommet des édifices. Au carrefour, nous prenons une petite route
qui monte dans les collines vers le monastère Santa Eulalia. Personne ne passe
sur ce chemin de campagne. Seules quelques vaches, le regard bien triste,
suivent notre cheminement. Derrière chaque maison, un verger en fleurs nous
rappelle que nous sommes le 9 mai et que le printemps asturien est en pleine
floraison. Aujourd’hui, au milieu de ces collines verdoyantes, nous connaissons
l’une des plus belles journées de notre chemin du nord.
Une heure après notre départ, nous arrivons au village de San Juan de Amandi.
À l’intersection, une église romane et sur la place centrale, une toute petite
ermita où seulement une quinzaine de personnes peuvent entrer en même
temps. C’est la première d’une série de petites chapelles semblables que nous
allons voir sur ce chemin primitif au cours des prochains jours. Certaines n’ont
plus de nom, mais les gens de la région en prennent un soin jaloux.
Moins d’un kilomètre plus loin, nous arrivons à Casquita à la bifurcation des deux
chemins, à gauche, vers Oviedo par le Camino Primitivo et à droite, vers Gijón,
afin de poursuivre sur le Camino de la Costa. Aucune ambiguïté. La balise avec
les doubles coquilles indique clairement le chemin à suivre. Comme nous
désirons parcourir le Chemin Primitif, nous tournons à gauche vers Camaca de
Abajo sur un sentier qui va nous amener à Oviedo. À la seconde agglomération,
Camaca de Arriba, que l’on ne peut qualifier de village, l’agglomération étant
formée de seulement quatre maisons de ferme, aux quatre coins de
l’intersection, nous demeurons incertains de notre chemin. Trois personnes
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âgées viennent nous saluer, nous en profitons pour échanger avec elles des
informations.
À leurs avis, trois chemins mènent à La Vega de Sariego. Un premier chemin
descend au fond de la vallée et passe devant le monastère San Salvador de
Valdedios. Le second contourne la montagne par la gauche. Enfin, droit devant
nous, le sentier conduit à Alto de Campa, au sommet de la montagne. Le plus
difficile, disent-ils, mais aussi le plus court. Comme le sommet nous apparaît peu
élevé et que la vallée que nous voyons à droite est enclavée entre deux
élévations importantes, nous optons pour la montée en face de nous.
Le début de ce chemin s’annonce prometteur, ayant été utilisé récemment par
des bûcherons, sans doute. Le chemin forestier débouche sur un sentier qui
monte à travers un boisé. Avant d’atteindre le sommet, ce sentier rétrécit, rétrécit
de plus en plus, envahi par les arbustes et des broussailles denses. Je lance à
Roger en boutade : « Nous sommes vraiment sur le camino primitivo, il n’est pas
passé un pèlerin ici depuis mille ans ». Et je continue d’avancer… Aucune
balise. Le tracé se perd au milieu de la végétation la plus sauvage. Je fonce à
tout hasard, alors que des ronces et des épines flagellent mes jambes et lacèrent
mes cuisses. J’appelle Roger. Pas de réponse. Il est sans doute, maintenant,
loin derrière moi. Par bonheur, dans une éclaircie, j’aperçois au loin un clocher
de chapelle. Je me dirige dans cette direction. Il s’agit bien de l’Alto de Campa.
Arrivé au centre du village, je m’assois sur un muret, et j’attends, j’attends…
Heureusement, au bout de vingt minutes, Roger arrive. Je crois que nous avons
fait de multiples détours, mais peut-être pas les mêmes. L’important, nous nous
sommes retrouvés.
En sortant du village, une petite route, bien balisée, descend vers la plaine, vers
le village de La Vega de Sariego. Ce dernier tronçon ne manque pas de charme.
Nous avançons au milieu de pâturages en pente douce vers le creux de la
vallée. Un vrai coin du paradis. Tout autour de nous, chante le printemps : les
vergers en fleurs, les bourgeons tendres des arbres et même l’herbe verdoyante
des collines.
Peu avant d’entrer dans le village de La Vega de Sariego, une source d’eau, très
riche en chlorure de sodium, est connue de tous les gens de la région. Selon les
autorités locales, l’eau d’El Pozu Salau aurait la propriété de guérir bien des
maux. Nous nous arrêtons devant le puits, mais Roger me conseille de ne pas
en boire, ne sachant pas quel effet cela pourrait produire. Je me contente d’y
goûter du bout des lèvres. Javier, au contraire, en remplit une pleine bouteille,
affirmant que l’action bienfaitrice de cette eau est sans égal. La réaction ne
tardera pas à se faire sentir. Durant tout l’après-midi, sa principale activité
consistera à courir à la salle de bain. Pendant trois jours, l’eau purificatrice va
faire sentir ses « bienfaits ». Pauvre Javier! L’expérience va le vider de ses
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« maux » et de ses énergies. Heureusement, que je ne l’avais effleurée que des
lèvres!
Nous arrivons à La Vega de Sariego un peu après midi. Nous nous arrêtons au
bar La Casa Rufo où la propriétaire détient la clé de l’albergue.
« Malheureusement, nous dit-elle, les pèlerins d’hier sont partis avec la clé, je
dois m’en procurer une autre ». Pendant qu’elle poursuit ses démarches, elle
nous apporte une bière que nous prenons tout en mangeant notre bocadillo.
Après bien des tâtonnements, elle va découvrir que ces pèlerins n’ont pas
apporté la clé, mais l’ont déposée au mauvais endroit. Nous pouvons enfin entrer
dans le gîte.
Cet albergue sur la place centrale du village est absolument magnifique. De
construction récente, comme toute l’agglomération d’ailleurs, il peut recevoir
dans les meilleures conditions seize personnes à la fois. Roger et moi, nous
nous installons dans la même chambre, alors que Javier choisit celle qui se
trouve juste à côté de la salle de bain. Inutile d’insister sur les explications. Dans
son état, il apprécie le fait de limiter ses déplacements.
Un seul inconvénient : la dame du bar ne trouve toujours pas la clé qui donne
accès à la terrasse où nous pourrions étendre notre linge. Un pèlerin doit
prendre des initiatives parfois. Aussi, étant seulement trois dans ce grand gîte,
nous utilisons toutes les fenêtres exposées au soleil pour sécher notre linge. La
méthode s’avère efficace.
En après-midi, faisant le tour rapide du village, une autre Casa cultural a ouvert
ses portes. Elle ne possède qu’un seul ordinateur, mais il est disponible. J’en
profite pour lire mes messages et envoyer des nouvelles au Québec.
En soirée, nous soupons au seul bar du village, la Casa Rufo, avec notre ami
Javier qui garde constamment un œil sur la porte de la salle de bain du bar.
Même si nous ne sommes que trois visiteurs, la propriétaire accepte de nous
préparer un souper, selon son inspiration, comme elle le dit elle-même, qui sera
pourtant copieux et savoureux.
À partir de ce jour, le jeune instructeur de ski de Malaga va devenir un agréable
et inséparable compagnon de route. Même s’il ne parle que l’espagnol et qu’il est
deux fois plus jeune que nous, à trente-deux ans, durant les prochains jours,
nous allons continuellement échanger avec lui et une belle amitié va naître de
ces rencontres.
Chaque soir, il téléphone à sa compromessa pour lui raconter son chemin.
Compromise? Quelle façon macho d’appeler ainsi « sa blonde »! L’expression ne
m’était pas étrangère. En République Dominicaine, ma jeune « professeure » de
vingt-deux ans, Alessandra, m’avait déjà montré son anillo de compromessa (sa
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bague de fiancée, en québécois). Pourtant, Javier ne manifeste en rien une
attitude dominatrice envers les femmes. Contre la langue et les coutumes du
pays, rien ne sert de protester.
Nous revenons au gîte sous un ciel sans nuage. Ni le magnifique coucher de
soleil, ni les étoiles brillantes dans le ciel ne présentent des signes avantcoureurs de la journée qui va suivre. Nous nous levons très tôt, dès 6 h, sous un
épais brouillard qui recouvre le village et déjeunons tous les trois à l’albergue.
Cette fois, nous envoyons Javier déposer la clé de l’établissement à l’endroit
précis que la dame lui a montré, la veille.
Une longue promenade de trente kilomètres nous attend, aujourd’hui, car nous
voulons nous rendre à Oviedo. Avant de nous coucher, en revenant du bar, nous
avons échangé des informations avec Javier. Nous sommes maintenant certains
du chemin à parcourir et de la façon de trouver la rue de notre hôtel à Oviedo.
Tous les trois, nous ne marchons jamais côte à côte. Nous pourrions facilement
nous égarer. Il est important, avant de se mettre en route, d’étudier le parcours et
d’établir un consensus sur toutes les indications à suivre.
À la sortie de La Vega de Sariego, nous traversons l’autoroute à travers un
tunnel aménagé pour les agriculteurs et entrons dans le hameau de Barbecho,
au milieu d’une multitude de horreos. On se croirait dans un parc de rangement
pour les anciens greniers. À l’intersection, la très belle église romane Santa
Maria de Narzana nous rappelle que nous avons bien rejoint le chemin
traditionnel. Puis, nous traversons successivement les hameaux de Careses et
El Rayu.
Le camino contourne ensuite par la gauche la ville moderne de Pola de Siero
avant d’entrer dans le vieux quartier et la Plaza de Argüelles. Le roi Alfonso X y
avait fait construire un hospital pour les pèlerins. Il ne reste aujourd’hui que la
petite chapelle, bien restaurée. À la sortie de la ville, nous avons revêtu le
poncho, une pluie douce s’est mise à tomber. Un sentier asphalté pour cyclistes
et fort peu achalandé suit en parallèle la N-634 pendant quelques kilomètres.
Quand l’asphalte disparaît et que le sentier devient boueux, nous rejoignons la
route nationale. L’accotement très large permet de marcher en toute sécurité. La
situation n’est pas très agréable, mais à l’approche de cette très grande ville,
nous jugeons que c’est la solution la moins mauvaise.
Par cette route, nous entrons à El Barrón, une petite ville qui possède quelques
édifices imposants. Une avenue, en ligne droite, garnie de larges trottoirs,
permet de traverser l’agglomération assez rapidement. Au carrefour, une route
secondaire, la AS-17, tourne à droite et s’éloigne du bruit, de la circulation dense
et des édifices commerciaux. Cette voie, relativement tranquille, relie de petits
villages qui se touchent et se donnent la main. Langreo, Lugones, Avilés et
Fonciello, sans service et sans intérêt. Puis le sentier s’enfonce dans la
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campagne et se faufile entre de petites prairies et de grands jardins où ici et là
s’égrènent quelques habitations le long de cette route jusqu’aux deux
agglomérations plus importantes, Granda et Colloto, que l’on peut considérer
aisément comme des banlieues éloignées d’Oviedo. La N-634 traverse ces deux
villes et va nous conduire jusqu’au pont sur le Rio Nora qui marque l’entrée dans
la ville d’Oviedo.
À la sortie du pont, une grande avenue monte directement vers la cathédrale,
construite sur la partie la plus élevée de la ville. Comme l’albergue de los
peregrinos ouvre ses portes à 20 h seulement, notre décision est déjà prise
depuis hier, nous allons nous chercher un petit hôtel pour dormir. Selon notre
guide, la Casa Albino, sur la rue Gascano, offre des chambres pour 34 €. Dès
que je pousse la sonnette et que je signale ma présence à interphone, une jeune
fille vient ouvrir. En voyant nos gros sacs, elle ajoute : « Pour les pèlerins, c’est
en face. » Nous la suivons donc dans l’autre édifice. Au deuxième étage, elle
nous ouvre la porte d’une chambre pour exactement le prix indiqué. Je paye sur
place. Nous n’aurons qu’à laisser la clé dans la boîte à lettres, en sortant,
demain matin.
Notre hôtel est au centre-ville, à deux minutes de la cathédrale et nous pouvons
souper et déjeuner dans le bar, juste à côté. Comment demander mieux? La
pluie a cessé et les premiers rayons de soleil apparaissent. Nous prenons une
douche rapide et partons à la découverte de la ville, malgré nos trente kilomètres
bien comptés.
Oviedo fut fondée au VIIIe siècle par le roi Fruela et dévastée par les Maures
quelques années plus tard. Son fils, Alfonso II le Chaste, fit reconstruire la ville,
l’entoura de murailles et en fit la capitale des Asturies. Dès que commencèrent
les pèlerinages vers Saint-Jacques-de-Compostelle, cette place forte devint un
centre important pour les pèlerins qui venaient du nord, mais aussi pour ceux qui
parcouraient le Camino Francés. Les pèlerins vénéraient San Isodoro à León et
prenaient le chemin vers l’église San Salvador d’Oviedo. Un adage bien connu
de l’époque affirmait : qui va à Saint-Jacques, vénère le serviteur à León et le
Seigneur à Oviedo.
La cathédrale actuelle fut construite au XVIe siècle sur les fondations de
l’ancienne église San Salvador. Cet édifice majestueux est entouré de plusieurs
autres bâtiments qui font la réputation d’Oviedo. En plus des chapelles, des
sacristies et du cloître gothique, il est important de mentionner la Camara Santa
(la Chambre sainte) qui est l’ancienne chapelle du palais d’Alfonso el Casto.
Viennent s’ajouter le monastère de San Pelayo, la grande église Santa Maria de
la Corte qui fut construite à la même époque que la cathédrale et le musée
archéologique des Asturies, aménagé dans l’ancien couvent San Vicente.
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Une marche dans le vieux quartier permet d’admirer de nombreux édifices
somptueux qui ont marqué l’histoire de cette ville. Qu’il suffise de mentionner les
principaux : le palais archiépiscopal, le palais des Comtes de Toreno, le palais
du Marquis de Camposagrado, la Casa de Deán, la Torre Vieja (la vieille tour) et
combien d’autres, sans oublier l’Ayuntamiento (la Mairie).
Malgré nos trente kilomètres parcourus dans la journée, nous nous promenons
lentement sur ces rues chargées d’histoire à l’affût de nouvelles découvertes. À
quelques reprises, nous croisons Javier qui porte toujours son gros sac,
attendant l’ouverture de l’albergue. À 20 h, vidés de nos énergies, nous nous
assoyons enfin sur la Plaza de Daoiz y Villarde où de nombreuses terrasses se
prêtent bien à la détente. Un court apéritif et un bon repas vont nous aider à
refaire nos forces. Comme le ciel a retrouvé sa clarté, la fête continue sur la
grande place, alors que nous revenons à notre hôtel en prenant bien soin de ne
pas glisser sur les pavés couverts de cidre.
Après une bonne nuit de sommeil et un petit-déjeuner à proximité de l’hôtel, nous
mettons beaucoup de temps à traverser les banlieues d’Oviedo. Entrer ou sortir
d’une grande ville pose toujours un problème pour le pèlerin à pied. Mais nous
avons toujours résisté à la tentation de prendre un bus. Grâce à un excellent
balisage, nous avançons d’un bon pas sous un ciel gris et, de carrefour en
carrefour, la circulation diminue et nous débouchons enfin sur une petite route
tranquille qui contourne le mont Naranco avant de tourner à gauche en direction
des montagnes.
Le camino, d’abord asphalté, devient rapidement gravillonné dès que nous nous
enfonçons dans la campagne. Ce chemin serpente au milieu des fermes entre
d’anciens murs de pierres sèches et nous ramène la joie de marcher. Ici aussi,
les vergers en fleurs laissent deviner que le printemps est plus tardif dans cette
région. De fait, la floraison des arbres semble nous suivre, car nous progressons
de régions plus chaudes à régions plus fraîches, ce qui explique que même le
printemps nous accompagne.
Toute la journée, sur ce chemin traditionnel, nous nous arrêtons à maintes
reprises devant de toutes petites chapelles qui jalonnent le Camino Primitivo.
Faut-il le rappeler, depuis Oviedo, nous marchons sur le chemin parcouru par le
roi Alfonso II le Chaste, qui fit, avec sa cour, le premier pèlerinage vers SaintJacques de Compostelle en septembre de l’année 829. Sur de courts
tronçons, nous retrouvons un sol pierreux, pavé à l’ancienne, probablement des
parcelles de voies romaines. Les anciens pèlerins recherchaient ces chemins
romains qui avaient l’avantage d’être droits, asséchés et solides, à l’opposé des
chemins agricoles, boueux et défoncés. Sans trop nous en rendre compte, nous
traversons les hameaux de Llanpaxuga, Loriana et Venta del Escamplero où
nous nous arrêtons pour un café. L’unique bar est minuscule. Nous nous
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assoyons dehors pour boire notre café, pendant que la dame nous prépare un
goûter dans sa cuisine.
La route de campagne vallonne ensuite au milieu de prairies hérissées de
rochers et de bosquets d’eucalyptus. Après un pont romain sur une rivière, nous
tournons à droite vers l’ermita Santa Ana avant de traverser le hameau de
Premoño. Puis, une calzada romana, légèrement sinueuse, mais encore bien
conservée, relie ce hameau au suivant, Puerma, où nous ne voyons âme qui
vive.
Le soleil est revenu et nous apporte sa chaleur et sa lumière. Ses rayons
scintillent sur un grand bassin d’eau créé par un barrage, que nous suivons à sa
droite pendant quelques kilomètres avant de traverser la rivière, sur un pont, en
aval du barrage. Déjà, la ville de Grado où nous espérons trouver de
l’hébergement apparaît devant nous.
Un ami italien m’avait prévenu que les gîtes officiels sur le Camino Primitivo
consistaient souvent en d’anciennes écoles primaires abandonnées et faiblement
aménagées pour recevoir des pèlerins. Il avait ajouté le commentaire suivant :
« Se avete fortuna… » (Si tu as un peu d’argent…). Cela voulait tout dire. De fait,
avant de partir, notre décision était prise : les petites pensions peu
dispendieuses nous apparaissaient la meilleure solution sur ce chemin où
l’hébergement est fort peu développé.
En traversant Grado, je m’arrête au bar de la Pensión Narcera et je m’adresse
au patron qui s’affaire à servir des clients. Sans mettre un frein à sa
conversation, il fait signe à sa femme qui s’approche de nous avec une clé en
main. Une nuit pour 35 € et un souper pour 7 €. Peut-on demander de meilleures
conditions? La dame nous montre une chambre, à l’arrière, loin du bruit, qui nous
convient très bien.
La ville de Grado possède très peu d’éléments capables de séduire le visiteur.
Au Moyen Âge, de grandes foires attiraient les gens de la région qui venaient ici
échanger des produits de toutes sortes. Un grand hospital accueillait les pèlerins
qui se préparaient à franchir les montagnes. Aujourd’hui, la ville est plutôt
connue pour sa fabada, cette fameuse soupe paysanne faite de haricots, de lard,
de saucisses et de boudin noir. Nous aurons l’occasion de la déguster, tard en
soirée.
Nous faisons rapidement le tour de la ville et localisons quelques bars qui
pourraient servir le petit-déjeuner avant de revenir à notre chambre pour une
sieste. Vingt-huit kilomètres aujourd’hui, trente, hier, ces longues distances
commencent à faire sentir leurs effets. Nous avions désiré limiter nos journées à
vingt kilomètres, mais sur ce chemin, impossible de trouver de l’hébergement
dans les petits hameaux.
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À l’heure du souper, le patron qui parle continuellement avec ses clients au bar
ne s’empresse aucunement d’ouvrir la porte du comedor (la salle à manger). Il
faut attendre 21h20 avant que les lumières s’allument pour que l’on puisse
entrer. Notre attente est récompensée, car nous avons droit à un excellent repas,
précédé naturellement de la fabada. Quand la jeune fille nous apporte l’addition
complète à la fin du repas, le patron a écrit 50 € pour tout : la chambre, les deux
repas et les nombreux apéritifs pour patienter jusqu’au souper. Bref, un prix
pèlerin moins cher que prévu. Et il en sera ainsi dans toutes les petites villes du
Camino Primitivo. On ne nous demande jamais de remplir une fiche d’inscription,
de signer un papier quelconque ou de laisser une carte d’identité. Aucune trace
officielle de notre passage! Souvent le propriétaire fait payer, comme ici, une
somme globale au rabais. Et pourtant, l’accueil ne manque jamais de respect et
d’attention.
Au lever, la découverte d’un bar qui sert le petit-déjeuner s’avère un peu difficile.
Il faut descendre jusqu’au carrefour au bas de la ville. Pourtant, nous avons
besoin de toute notre énergie, car les dénivelés commencent à se faire plus
importants. Dès que l’on sort des limites de la ville, une petite route monte en
forte pente vers un plateau où notre vue s’étend sur toute la région.
Un décor bucolique splendide. La campagne asturienne rayonne en ce matin
ensoleillé. Tout autour de nous, de petits villages sont disséminés, ça et là, en
flanc de collines, de belles vaches rousses broutent dans la prairie, les taches
blanches des vergers en fleurs alternent avec les bosquets d’eucalyptus, et en
fond de scène, les collines et les montagnes couvertes de forêts.
Après cinq kilomètres, nous passons à côté de l’albergue de los peregrinos,
perdu au creux d’une vallée, à proximité du hameau San Juan de Villapañada.
Autrefois, dans ce village, un hospital était tenu par l’Ordre hospitalier, les
chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Mais au cours des années, le village n’a
cessé de perdre de son importance et, aujourd’hui, seules quelques vieilles
maisons sont encore habitées. La tranquillité ne laisse aucun doute, mais cette
ancienne école primaire abandonnée n’a rien pour retenir notre intérêt. Nous
avons quand même une bonne pensée pour Javier qui a probablement dormi ici.
Dépassé l’Alto de Fresno, l’endroit le plus élevé du plateau, nous descendons au
fond d’une vallée et traversons le hameau San Marcello, accroché en flanc de
colline, où la vie semble s’être arrêtée depuis longtemps. Ce village médiéval vit
sous le seuil de la pauvreté. Un chemin, étroit et raviné, se glisse entre de
grosses maisons de pierres où l’étable et la demeure sont étroitement liées. La
boue encercle les bâtiments et salit tout ce qui s’y déplace. De maigres vaches
attendent tristement leur pitance, les jarrets bien enfoncés dans l’élément
visqueux. Notre guide parlait d’un beau village fleuri… Nous sommes peut-être
un peu tôt dans la saison.
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Le chemin descend jusqu’au Rio Narcea où nous entrons dans le magnifique
village, La Doriga, construit sur le bord de la rivière. À notre gauche, la très belle
église Santa Eulalia attire notre attention, alors qu’à droite, une ancienne ferme
forteresse est dominée par une tour crénelée. Depuis le Moyen Âge, les
habitudes des gens ont très peu évolué : le tas de fumier devant les étables, les
écuries parmi les maisons et les poulaillers tout autour des bâtiments. Nous
sommes vraiment sur le chemin primitif, d’ailleurs, des coquilles Saint-Jacques
sont encore visibles, bien encastrées dans les murs d’enceinte.
Le camino progresse ensuite le long de la rivière Narcea jusqu’à la route
nationale où nous pouvons traverser le cours d’eau sur un pont. De l’autre côté,
le monastère San Salvador de Cornellana mérite un arrêt. En cette fin d’avantmidi, toutes les portes sont closes, même celle du gîte. Nous nous assoyons sur
des bancs devant l’entrée principale pour manger notre frugal repas.
Le monastère fut fondé en 1024 par l’Infante Cristina. Au début, il s’agissait
d’une exploitation agricole associée à une église. Les moines de Cluny arrivèrent
cent ans plus tard et développèrent le monastère. Vaillants défenseurs des
chemins de Saint-Jacques, ils administraient déjà d’importantes sections du
Camino francés. Dans l’enceinte du monastère, ils bâtirent un hospital et
accueillirent des pèlerins.
Aujourd’hui, le monastère est en bonne partie laissé à l’abandon. Seule la partie
réservée aux pèlerins a été rénovée et est considérée comme un gîte de luxe.
Comme il n’est pas encore midi, à notre arrivée, nous hésitons à déposer le sac,
préférant marcher encore quelques heures.
Le camino repart le long d’un cours d’eau, le Rio Nonaya que nous allons suivre
jusqu’à Salas. Au fil des années, la rivière s’est creusée un lit confortable au fond
de la vallée, alors que nous, pauvres pèlerins, devons parcourir toutes les
montées et les descentes, assujettis aux dénivelés du terrain.
Cette région, consacrée depuis des siècles à la culture du maïs, s’est pourvue de
très grands horreos. À chaque fois que nous traversons un hameau, nous
sommes étonnés par le nombre et la quantité de ces greniers. Les hameaux de
Llamas et de Quintana sont reconnus à travers la région pour leurs grands
horreos à huit piliers (plutôt que quatre) et leurs pigeonniers circulaires.
Peu avant Salas, nous traversons le Rio Nonaya sur un pont médiéval et
montons vers l’ancienne ville forteresse, située au sommet d’une large et haute
colline. Au Moyen Âge, la ville occupait une place stratégique à l’entrée des
montagnes. Sur la grande plaza, en face de l’église, la haute tour crénelée de
l’ancien château et le palais des Valdés-Salas rappellent son passé militaire.
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À l’hôtel Soto, sur la rue de l’archevêque, une dame nous accueille, nous ouvre
une chambre au deuxième étage et nous conduit ensuite sur la terrasse où nous
pourrons laver et étendre notre linge en toute quiétude. Cette gentille personne
qui connaît bien les habitudes du pèlerin et s’intéresse à son bien-être met à
notre disposition tout ce qui convient pour le séchage : séchoir, cordes et pinces.
Après la douche et la lessive, nous rendons visite à Javier qui s’est installé dans
le gîte officiel, l’ancienne prison où des chambres, basses et humides, sont
disponibles pour les pèlerins, sur le bord de la rivière. Seul le vieux quartier
mérite une visite, selon notre guide. Nous en faisons rapidement le tour avec
Javier avant de nous asseoir sur une terrasse. Ce bel après-midi respire l’air frais
des montagnes et nous permet de relaxer avant d’entreprendre un long périple à
travers la Sierra Asturiana.
Au lever, en ce dimanche matin 13 mai, un bar a ouvert ses portes dès 7 h,
comme promis. Nous sommes ses premiers clients. La journée s’annonce
splendide, même si au cours de la nuit, un vent froid s’est levé, nous obligeant à
attacher fermement la veste avant de partir.
Aujourd’hui, nous entrons véritablement dans les montagnes des Asturies. En
moins de cinq kilomètres, nous devons atteindre l’altitude 450 mètres. Au bout
de la rue principale, un sentier grimpe à flanc de montagne à l’ombre des chênes
et des châtaigniers. Puis, nous croisons la N-634 qui monte jusqu’à une piste qui
se glisse entre deux fermes et poursuit sur un chemin forestier en mouvement
ascendant vers le sommet.
Le vent fort de ce matin ne cesse de s’intensifier. Dès que nous entrons dans
une zone dégagée, des rafales nous poussent à droite, à gauche, contre notre
volonté. Ce souffle puissant charrie des feuilles, des branches et tout ce qu’il
rencontre. Rendus au premier hameau, Porciles, nous venons de dépasser le
point le plus élevé du plateau, le col de La Espina. Nous hésitons à poursuivre
sur le sentier de peur d’être blessés par de lourdes branches qui tombent des
arbres et que le vent transporte.
Nous reprenons alors la route nationale. Mauvaise décision! Nous découvrons
rapidement que l’étroitesse de ce long ruban goudronné, l’absence d’accotement
et la vitesse des automobilistes qui doivent négocier avec les rafales, rendent
notre situation encore plus périlleuse. Après discussion, nous jugeons qu’il serait
plus agréable de mourir frapper par une branche que d’être écrasés par un
véhicule rendu fou par le vent. Dès que l’occasion se présentera, nous
retournerons sur le sentier.
Dans le village La Espina, nous nous arrêtons pour un café. Attenant au bar, une
petite épicerie peut nous procurer une collation et des fruits séchés pour
grignoter à l’occasion. Ce village, un carrefour de routes sur le plateau, jouait un
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rôle important au Moyen Âge à tel point que le monastère Nuestra Señora de
Bazar dépendait directement de l’archevêque de Saint-Jacques de Compostelle.
De cette époque, il ne reste que l’église Nuestra Señora de los Remedios,
associée à l’ancienne léproserie.
En quittant le village, nous retournons sur le sentier. Sur ce plateau, balayé par
le vent, notre situation demeure précaire. Nous avançons péniblement, poussés
de tous les côtés par des poussées de vent qui ne préviennent jamais de leurs
mouvements. Dans la campagne, les champs de maïs partagent le territoire avec
les vaches laitières. Ni l’un ni l’autre ne semblent apprécier les folies d’Éole, le
dieu du vent. Après le hameau de Pedregal, le sentier s’élargit et devient
pierreux. Nous sommes probablement sur une ancienne voie romaine.
Dans le dernier hameau, Santa Eulalia, les horreos, de plus en plus hauts, sont
installés sur les toits des maisons et prennent l’allure des chapeaux de tours,
comme on en voit dans certaines forteresses de la région. Nous ne nous
attardons guère à l’architecture de ces lieux, car la pluie menace
dangereusement. Dès que le village s’éloigne derrière nous, le déluge nous
tombe sur la tête, poussé par des vents toujours aussi violents. Nous entrons
dans Tineo, lavés de toutes parts, par le ciel qui se vide lamentablement sur nos
têtes et par les voitures qui ne peuvent s’empêcher de nous éclabousser.
Cette ville est construite en flanc de colline en forme hémicycle. D’en bas, on
dirait un vaste amphithéâtre dont chaque maison représente un siège différent.
Nous arrivons par le haut et descendons par des ruelles transformées en
ruisselets. Comment pouvons protéger nos bottes dans de telles conditions,
sachant que les miennes voient le jour dans tous les replis? Cependant, un
excellent balisage nous conduit directement à la porte que Javier se fait un plaisir
de nous ouvrir. Quelques pèlerins ou plutôt des marcheurs se sont déjà installés
dans le grand dortoir qui peut accueillir une quarantaine de personnes. Sans plus
tarder, nous déposons le sac et passons de la douche froide à la douche
chaude, désireux de revêtir du linge sec le plus tôt possible. Par contre, pour la
lessive et le séchage du linge, il faudra attendre. Le soleil des derniers jours a
fait un excellent travail, je dispose abondamment de vêtements pour me tenir au
sec.
Tineo est un point d’arrêt presque obligé sur le chemin de Compostelle. Le roi
Alfonso X d’ailleurs obligeait les pèlerins de son époque à s’arrêter à l’hospital
de cette ville, sous peine d’amendes. Le monastère de San Francisco, construit
juste à côté, assurait le fonctionnement de cette auberge. Une preuve demeure :
la grande place, en bas, dans le vieux quartier, porte encore le nom de Plaza de
los peregrinos. L’église paroissiale actuelle constitue le dernier vestige des
bâtiments monastiques.
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En ce dimanche soir du 13 mai, nous cherchons en vain un restaurant ouvert.
Après bien des demandes, nous entrons dans une petite pizzeria où une jeune
fille, en l’absence de sa mère, accepte de nous préparer une pizza de son cru.
Très talentueuse, elle réussit ce plat italien avec succès. La nouvelle se répand
rapidement. En quelques minutes, toutes les tables sont occupées. Comble de
gentillesse, elle déniche pour nous une très bonne bouteille dans le cellier de son
père. Nous revenons au gîte sous la pluie et, toute la nuit, nous entendons sa
triste complainte sur le toit de l’albergue.
Au lever, la pluie a cessé, mais le brouillard dense recouvre la ville. Nous
prenons le petit-déjeuner sur place et quittons sans plus tarder. Pour retrouver
les balises, nous devons revenir sur nos pas et monter vers la rue la plus élevée
où le sentier continue en direction du sud.
Ce matin, le sentier est jonché de branches et de débris de toutes sortes. Nous
devons rester attentifs et bien regarder où nous mettons les pieds. À plusieurs
endroits, de grandes flaques d’eau nous obligent à faire des détours. Des coins
de ciel bleu alternent avec quelques gros nuages qui laissent tomber de petites
averses inoffensives. Nous prévoyons que la journée sera longue, aussi nous
marchons d’un bon pas tous les trois, à quelque distance l’un de l’autre.
Dans cette première partie du chemin, nous progressons à travers des boisés
sur des chemins forestiers. Une première montée vers le mont Navarriego, suivie
d’une légère descente, puis une seconde montée plus importante vers l’Alto de
Piedratecha, et une descente vers Obona.
Entouré de forêts, le monastère Santa Maria la Real d’Obona se niche au creux
d’un petit vallon. Cet endroit était connu, au Moyen Âge, comme un centre
culturel et économique important. Des moines perfectionnaient les méthodes de
culture et d’élevage de leur époque, alors que d’autres enseignaient le latin, la
philosophie et la théologie. Après le départ des religieux, les gens de la région
ont continué à entretenir l’église cistercienne, alors que le monastère est tombé
en ruines depuis longtemps. Ce qui étonne en arrivant sur les lieux : de très
grands arbres entourent encore aujourd’hui ces anciens bâtiments et créent une
atmosphère qui respire le sacré.
En quittant l’église, fatigués d’enjamber des branches cassées et d’éviter les
trous de boue, nous empruntons plutôt une petite route, peu fréquentée, la AS219, qui suit le camino en parallèle. Très sinueux et accidenté, ce chemin relie
les hameaux de Villaluz et Campiello, où nous nous arrêtons à une croisée de
routes devant un bar-épicerie, la Casa Herminia. Une coquille sur le linteau de la
porte nous invite à y entrer. Sur le Camino Primitivo, il est fréquent de rencontrer
ce genre de petits dépanneurs où nous pouvons trouver l’essentiel. Un couple
dans la quarantaine gère l’établissement. Pendant que madame prépare le café,
monsieur nous confectionne un sandwich de son cru, capable d’apaiser la faim
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du bûcheron le plus gourmand. Nous glissons le bocadillo dans notre sac,
espérant un coin tranquille pour l’apprécier, aux environs de midi.
Sur ce chemin, nous espérons en vain un tronçon droit et plat. Les montées
succèdent aux descentes et la sinuosité du parcours nous offre continuellement
de nouveaux paysages. Impossible de s’ennuyer sur cette route. La grande
solitude envahit le marcheur qui s’émerveille de la beauté du décor, ce qui le
ramène constamment à son monde intérieur. Pendant que son œil vagabonde à
l’extérieur, son esprit, tout intérieur, suit le fil de ses réflexions. Quoi de mieux
pour entrer dans sa bulle que ces paysages tranquilles des montagnes et des
vallées! Nous avançons lentement au cœur de la région montagneuse et nous
nous approchons petit à petit des plus hauts sommets.
Sans trop nous nous interroger, nous traversons les hameaux d’El Fresco et d’El
Espin. Dans le premier, une petite ermita semble laissée à l’abandon, alors que,
dans le second, une belle ferme vit à l’ombre de quelques chênes majestueux,
témoins d’un passé glorieux.
Dans le hameau de Borres, un refuge accueille des pèlerins, même si aucun
service ne paraît disponible à proximité de cette ancienne école primaire. Nous
jetons un coup d’œil sur l’établissement et poursuivons notre chemin sans nous
arrêter. Quelques mètres plus loin, nous rejoignons un couple d’Espagnols, assis
sur le bord du chemin, en train de prendre une collation. Nous échangeons avec
eux quelques informations. Après une brève discussion, le couple décide de
poursuivre sur le sentier, alors que nous préférons continuer sur la route. Nous
nous reverrons.
À Samblismo, quelques beaux horreos attirent notre attention, sans plus. À ce
carrefour de petites routes, de vieilles maisons de pierres traversent les siècles
sans broncher, conservant les souvenirs d’un passé lointain. À notre arrivée, un
dernier nuage noir approchant, nous en profitons pour nous arrêter dans
l’abribus pour apprécier notre bocadillo. Javier nous a rejoints, et alors qu’il pleut
au-dessus de nos têtes, nous essayons de réparer son poncho, percé de toutes
parts.
Avant le bourg La Mortera, la montée devient plus abrupte. Les pentes
s’accentuent. Au milieu du hameau, sur un petit plateau entouré de vallées
profondes, notre regard ne quitte pas des yeux les hauts pics où nous devrons
passer demain. Les anciens pèlerins appelaient ces montagnes : « La barrière
des Asturies ».
Nous arrivons à Porciles alors que le soleil perce à nouveau les nuages. Ce
bourg mérite certainement le titre de village, étant la plus importante
agglomération rencontrée depuis notre départ, ce matin. Juste à côté de la
tienda-bar Boto, un petit musée témoigne de la vitalité de la vie rurale dans les
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montagnes asturiennes. Mais aujourd’hui, le musée est fermé, nous devons
passer outre.
Peu après, à l’Alto de Lavadoira, une vue plongeante sur la vallée de la rivière
Allande et en particulier sur la ville de Pola de Allende, en bas, met un frein à
notre marche. Comme nous sommes à huit cents mètres d’altitude, nous
descendons en forte pente vers la ville. À notre gauche, nous apercevons alors
la massive forteresse de Cienfuegos, construite au XVIe siècle sur un piton
rocheux qui domine la ville et la protège, grâce à sa position pratiquement
imprenable.
Au Moyen Âge, la ville était considérée comme l’un des pivots importants de tout
le système de défense des Asturies. Pour cette raison, elle demeurait fortement
achalandée. Mais au XIXe siècle, elle a perdu la moitié de sa population, partie à
l’étranger, ce qui explique l’étonnant Monument aux Émigrants, sur la place
principale.
Après nos trente-cinq kilomètres parcourus aujourd’hui, nous prenons le temps
de faire une pause au premier bar qui nous ouvre ses portes. Javier nous
accompagne, mais il doit nous quitter pour aller dormir à l’albergue, deux
kilomètres plus loin. Pendant que nous prenons notre bière traditionnelle,
l’Espagnol rencontré sur le chemin vient nous raconter que sa femme est tombée
dans le sentier, qu’ils sont entrés en ville en taxi et que son épouse subit
présentement des examens à la clinique médicale. Leur chemin s’arrête
aujourd’hui.
À deux pas du bar, nous entrons à l’hôtel Nueva Allandesa où le patron nous fait
un prix pèlerin : 40 € pour le souper cinq couverts, le vin, le coucher et même le
petit-déjeuner. Une offre que l’on ne peut refuser, d’autant plus que cet hôtel
affiche avec fierté ses quatre étoiles. À l’inscription, le patron nous informe que
trois autres Québécois viennent de s’inscrire, nous aurons donc de la compagnie
pour souper. Pour le moment, un seul désir nous anime : prendre une douche et
faire une courte sieste. Nos trente-cinq kilomètres sur ce chemin accidenté,
agrémenté de petites averses, se font sentir dans les jambes.
À 20 h, nous descendons dans la salle de réception et quelle n’est pas notre
surprise d’apercevoir Lise et Pierre, accompagnée d’une dame, une Française
qui marche avec eux depuis quelques jours. Nous nous assoyons autour d’un
verre pour échanger les dernières nouvelles. Nous avions toujours cru qu’ils
marchaient derrière nous, alors qu’ils étaient devant. Mystères du camino!!! Ils
nous racontent qu’ils sont restés deux jours à Santander avec le frère de Pierre,
qu’ils ont dû s’arrêter de nouveau trois jours, car Lise a été malade. Sur la route,
ils ont rencontré Jacqueline qui les accompagne maintenant. Le patron s’est
mépris sur son origine, la prenant pour une autre Québécoise.
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Nous nous quittons au moment où les portes de la salle à manger s’ouvrent, ne
voulant surtout pas manquer ce fameux souper à cinq couverts. Eux, selon leur
habitude de se coucher tôt, ont déjà mangé et se préparent à aller dormir.
Comme promis, le cuisinier mijote des plats qu’il réserve aux clients de marque.
Chaque couvert correspond à un mets particulier de la région, de la fabada
jusqu’au dessert, en passant par el pote de berza (le ragoût au chou), el repollo
relleno (la salade de boudin) et el pudin de verduras (le pouding vert). Un repas
de roi pour de pauvres pèlerins qui ont peiné sous les averses, une partie de la
journée, et parcouru 35 kilomètres sur les dénivelés des montagnes.
À la fin du repas, d’autres personnes sont venues nous rejoindre dans la salle à
manger. Des visiteurs et aussi quelques marcheurs sont attablés, des personnes
que nous verrons, demain, sur le sentier. Nous regagnons notre chambre grand
luxe vers 22 h 30, sans oublier de régler le réveille-matin pour être fidèles à notre
rendez-vous, demain matin, avec nos nouveaux compagnons de route.
Au lever, après une excellente nuit de sommeil, nous retrouvons Jacqueline, Lise
et Pierre à la salle à manger. Nous prenons la précaution de nous nourrir
suffisamment, car la journée s’annonce longue et difficile. Nous devons
aujourd’hui monter sur les sommets et franchir la fameuse barrière des Asturies.
Par chance, en sortant, nous constatons que le soleil se lève dans un ciel sans
nuage, éclairant le sommet des monts. Pendant la première heure, nous
marchons à l’ombre, sur une petite route le long du Rio Nasón, un torrent plutôt
paisible par beau temps, mais qui s’anime dès que la pluie arrive. Le chemin
goudronné prend fin dans le hameau La Reigata et commence alors un sentier
pierreux qui traverse la rivière sur un pont et grimpe ensuite entre deux
montagnes, en forte pente, sur des pierres qui roulent. Le sentier monte dans
une forêt de conifères et décrit un tracé en Z. Plus il s’élève, plus les arbres se
font petits et rares. En approchant du sommet, la végétation a disparu, seuls
quelques arbustes essaient de survivre en s’agrippant entre les roches.
Ce matin, je me sens en pleine forme. À la sortie du hameau, Roger me dit de ne
pas l’attendre, qu’il va monter lentement, respecter son rythme cardiaque. Je
marche d’abord derrière le groupe, avec Jacqueline, la Française. Nous
rejoignons bientôt les Espagnols. L’un d’eux est parti devant tout le monde et
marche allègrement. Les deux autres éprouvent des difficultés. Même s’ils sont
plus jeunes que nous, le fait de porter deux sacs, l’un derrière, l’autre devant
(leur bedaine) nuit grandement à leur performance. Leurs efforts se poursuivent
très hachurés, ils font vingt pas et s’arrêtent pour souffler. Roger qui les a rejoints
leur conseille de marcher plus lentement, mais régulièrement, ils pourront ainsi
progresser sans danger. Lui qui a souvent guidé des groupes en montagne
connaît la meilleure façon de procéder dans de tels cas. Mais aujourd’hui, devant
ces deux hommes qui manquent d’expérience et d’entraînement, ses conseils
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glissent sur les pierres et s’évaporent. Les Espagnols gardent ce rythme
saccadé, en avançant par à-coups, jusqu’au sommet, au risque de provoquer
une crise cardiaque. Ils franchissent les derniers cent mètres, à bout de souffle,
en même temps que Roger qui a maintenu son rythme, lent et régulier, tout au
cours de l’ascension, sans aucun danger de défaillance cardiaque.
De mon côté, j’arrive au col de Puerto del Palo en même temps que Javier. Nous
sommes alors sur le point le plus élevé (à 1146 m) de tout le Camino del Norte.
C’est quand même peu en comparaison de la Cruz de Hierro (1490 m) sur le
Camino francés et le Col de Somport (1632 m) sur le Chemin d’Arles. Nous
décidons d’attendre les autres marcheurs à cet endroit, ayant une vue sur toute
la vallée et pouvant ainsi suivre leur progression. Sur les hauteurs, la
température s’est transformée. La chaleur produite par l’effort et les rayons de
soleil dans la vallée laisse place à un vent froid, venu des glaciers, qui balaie la
cime des montagnes. Après avoir sué abondamment durant cette montée, je
grelotte maintenant en regardant les autres s’approcher. Sans m’en rendre
compte, je suis en train d’attraper un refroidissement qui va me causer des
problèmes pour le reste de mon chemin.
Sur la crête, le paysage se métamorphose et devient fantasmagorique. De petits
nuages, comme des fantômes vivants, poussés par ce souffle puissant, courent
parmi nous, à ras le sol, et sautent de sommet en sommet, créant par des jeux
d’ombre et de lumière, une féerie à nulle autre pareille.
Le sentier se maintient sur la ligne de crête des montagnes et serpente entre des
rangées de pierres sèches au milieu d’arbustes rachitiques luttant contre le vent
qui les assaille. Le hameau de Montefuado, constitué de trois maisons en pierres
des champs, brave les intempéries et accueille parfois les bergers et leur
troupeau qui se déplacent sur ce sentier. En son milieu, la petite ermita de
Santiago, témoin silencieux de bien des drames, résiste toujours à l’usure du
temps.
Puis, le sentier descend en pente raide vers le hameau de Lago, un palier plus
bas. Nous entrons alors dans une forêt de conifères traversée par des chemins
forestiers qui sillonnent le plateau dans tous les sens. L’un d’eux aboutit à la
route AS-214 qui nous conduit au village de Barducedo.
Nous nous arrêtons à la petite épicerie pour prendre une bouchée et acheter
notre souper, car aucun service n’existe à proximité du gîte de La Mesa où nous
nous dirigeons. Le sac rempli à pleine capacité, nous repartons, chargés comme
des baudets, pour les trois derniers kilomètres, espérant trouver de
l’hébergement au prochain hameau.
La route départementale vagabonde au gré de la division des pâturages et des
pauvres fermes qui se partagent cette campagne enclavée entre les montagnes.
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Nous apercevons au loin la petite école primaire, en retrait du hameau La Mesa
qui compte à peine quatre maisons et une vieille église abandonnée. Nous
arrivons à l’albergue rural en même temps que Lise et Pierre, et nous sommes
accueillis une autre fois par Javier. Jacqueline se joindra à nous, une heure plus
tard. Nous serons donc six dans ce gîte capable d’accueillir huit pèlerins avec un
confort minimum.
Peu après notre arrivée, les deux Espagnols avec sacs devant et derrière se
présentent devant l’albergue, et voyant notre installation précaire et l’espace
restreint qui leur serait dévolu, décident de poursuivre jusqu’au prochain village,
vingt kilomètres plus loin. Nous leur souhaitons la meilleure des chances.
Après la lessive, nous étendons notre linge sur des cordes en face de l’albergue
au moment où le ciel se couvre et le soleil se cache. Le vent frais qui souffle sur
le plateau sèche fort peu nos vêtements, nous obligeant à faire quelques
acrobaties pour organiser le séchage à l’intérieur du gîte.
Au souper, nous disposons d’un seul rond sur un minuscule réchaud pour
préparer la bouffe. Javier va demander une grande casserole à la voisine pour
faire cuire notre spaghetti. Chacun prend des initiatives pour mener à bien notre
projet, et finalement, nous pouvons nous installer tous les six autour d’une table
à cartes pour quatre personnes et nous en mettre suffisamment dans notre
bedaine pour combler tous nos besoins.
Le repas terminé, la vaisselle bien lavée, nous complétons nos préparatifs pour
la nuit et ne tardons pas à nous mettre au lit alors que les rafales de vent
fouettent notre pauvre albergue et que la pluie recommence à chanter sa
romance habituelle.
Au matin, le vent s’est apaisé et un brouillard opaque recouvre la campagne. Le
petit-déjeuner partagé, nous reprenons le sentier sous une pluie fine vers une
ligne d’éoliennes sur les sommets, trois cents mètres plus haut. Dès que nous
nous approchons de la crête, notre oreille entend clairement le chant des sirènes
métalliques, mais notre œil perçoit à peine la présence de la musicienne la plus
rapprochée. Une fois au sommet, le sentier pique du nez et descend rapidement
vers le barrage sur le Rio Salime, huit cents mètres plus bas.
Autrefois, la pente de la montagne était vertigineuse et terrifiait les pèlerins. Lors
de l’érection des éoliennes, les ingénieurs ont aménagé une route gravillonnée
en lacets qui permet une descente beaucoup moins périlleuse, mais
nécessairement plus longue. Au fur et à mesure que nous descendons, la petite
bruine s’estompe et le brouillard se dissipe, laissant apparaître les montagnes
autour de nous.
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Devant nos yeux qui s’émerveillent, l’immense bassin d’eau produit par le
barrage émerge lentement en face de nous. Cet ouvrage a été construit durant
les années 1950. Il a modifié considérablement la configuration de la vallée et
engloutit quatorze villages, dont celui de Salime qui a donné son nom au
barrage. À l’époque, la route ne permettait pas de transporter le matériel par
camions, la pente étant trop accentuée. Il a fallu construire un téléphérique (le
plus grand de l’Europe à ce moment) sur trente-sept kilomètres.
Les collines abritaient auparavant des vignes, mais aujourd’hui le brouillard qui
s’élève de ce lac artificiel empêche la maturation du raisin. L’humidité créée par
cet immense plan d’eau arrose les flancs escarpés des montagnes. Des
arbustes chétifs ont remplacé les vignes et croissent péniblement, prenant
racines dans les fissures du roc et tapissant les rochers d’un soupçon de
verdure.
Selon la légende, le mot salime viendrait du diable en personne. Un jour, le
malin, ayant fêté un peu trop avec les ivrognes du coin, est tombé en bas de
l’ancien pont de bois et s’est mis à crier : « Salime, salime » (« sortez-moi,
sortez-moi », en patois asturien). Les villageois, en reconnaissant le diable, le
rejetèrent à l’eau, et avec l’aide du curé de la paroisse, baptisèrent le pont du
nom de Salime.
Descendu au niveau de l’eau, le sentier traverse ce cours d’eau sur le barrage et
remonte de l’autre côté, sur une route asphaltée, également en lacets. Après
notre première montée du matin (300 m) et notre descente (800 m), nous
entreprenons une remontée (550 m) vers la ville de Grandas de Salime. Une
journée bien remplie qui restera longtemps gravée dans notre mémoire et dans
nos mollets!
La montée vers la ville de Grandas de Salime ne s’accomplit pas dans
l’allégresse. La fatigue se fait sentir et nos pieds trop lourds traînent sur
l’asphalte que chauffe le soleil. Nous passons devant l’albergue San Salvador,
nous contentant d’y jeter un coup d’œil. Les espaces très réduits et les lits étroits
à trois étages ne nous séduisent guère. Nous nous arrêtons plutôt à la Pensión
Arreigada où la dame nous offre une chambre pour 20 € et le menu pour 7 €.
Une véritable aubaine! Après la douche et la sieste, nous nous déplaçons peu, la
ville n’ayant rien à nous offrir. Cet ancien village a pris de l’importance, au début
des années 1950, à cause de la construction du barrage. Mais depuis, la ville
s’est peu développée et continue de stagner. Nous nous contentons d’une visite
à l’église, l’ancienne chapelle d’un monastère disparu, construite au XIIe siècle.
Ce matin, 17 mai, je me sens fiévreux. Je n’ose pas dire un mot à personne, car
je ne veux pas retarder le groupe ou que l’on m’oblige à rester sur place pour me
reposer, ou encore moins me forcer à prendre un bus. Je déjeune sans appétit,
convaincu que j’ai attrapé un bon rhume en attendant les autres marcheurs au
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Col de Palo. J’aurais dû me mettre à l’abri du vent ou revêtir mon polar pour
éviter de grelotter. Trop tard! Le mal est fait. Je vais vivre avec mon problème.
Dès la sortie de Grandas de Salime, de petits chemins creux et ombragés relient
de minuscules hameaux. Le premier, la Farrapa, est constitué de quatre
maisons, alors que le second, Cereijara, avec une vingtaine d’habitations,
ressemble davantage à un village. À l’arrêt de bus, la petite ermita de Malneira
nous rappelle que nous foulons les pas des anciens pèlerins, étant assurément
sur le chemin traditionnel.
Dans la lande, une route goudronnée nous conduit à une piste en direction du
hameau de Castro. À l’entrée de l’agglomération, un autre ermita, entourée de
fleurs, fait l’orgueil des gens de la place. Puis, une longue promenade dans la
campagne nous amène tour à tour dans les hameaux de Padreira, de Gestoselo
et de Peñafuente où nous nous arrêtons pour un café.
En reprenant le sac, la tête me tourne et mes jambes toutes molles hésitent à
repartir. Je vois devant moi une haute colline que je dois monter si je veux
atteindre avec les autres le col d’Alto de Acebo (1030 m) qui marque la frontière
entre les Asturies et la Galice.
Pour ne laisser rien paraître, j’utilise une ruse de Sioux. Je fais semblant de
prendre des photos pour retarder ma marche et suivre loin derrière le groupe.
Mais la réalité est toute autre. Je suis exténué, à bout de forces… En approchant
de la borne jacquaire qui marque l’entrée de la Galice, j’aperçois mes amis qui
sont tous là, assis sur le bord de la route, qui m’attendent : Roger, Javier, Lise et
Pierre, et Jacqueline également. À coups de volonté, j’arrive à petite vitesse, à
mon tour, à la limite de mes capacités.
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La Galice
À l’entrée de la Galice, la borne jacquaire indique 169.630 kilomètres avant
Santiago. À partir de maintenant, régulièrement, des bornes nous donnent la
distance précise qu’il reste à parcourir pour entrer dans la basilique. Un exercice
un peu futile, car, à plusieurs endroits, il est possible de prendre deux ou trois
chemins pour se rendre au futur gîte. Cependant, ce fait démontre à quel point
ces chemins acquièrent de l’importance pour une province pauvre comme celle
de la Galice.
À mon arrivée devant mes amis, non sans difficulté, j’essaie de camoufler ma
fatigue. Chacun est prêt à repartir, nous pouvons continuer. Huit cents mètres
plus loin, dès que l’on atteint une route asphaltée, le bar El Acebo a déjà ouvert
ses portes, nous nous arrêtons pour un café. Cette fois, sans le dire, j’apprécie
l’occasion de m’asseoir.
En reprenant le sac, comme le sentier monte devant nous d’une façon escarpée
à travers la montagne, nous décidons plutôt de marcher sur la route
départementale peu achalandée. Une décision qui me réjouit grandement,
compte tenu de ma condition physique. Cette route sinueuse, taillée entre des
rochers abrupts, rejoint bientôt les hameaux de Monteseiro et Pabreira, séparés
l’un de l’autre de quelques kilomètres, avant d’atteindre un village plus important,
Fonfria, à une croisée de routes.
Nous empruntons ensuite une piste forestière, parallèle à la route principale, qui
monte vers une petite ville construite au sommet d’une colline, A Fonsagrada.
Pour cette dernière partie du chemin, complètement épuisé, je laisse les autres
marcher devant, me contentant de mettre un pied devant l’autre, espérant me
rendre en ville par mes propres moyens.
Nous entrons dans l’agglomération vers 14 h 30, après vingt-huit kilomètres de
marche. À la Pensión Manolo, le patron offre de nous servir le dîner, tout de
suite. Nous déposons le sac dans nos chambres et descendons à la salle à
manger. L’établissement vient d’être rénové et les pièces brillent de propreté. Je
réussis à avaler une soupe chaude, puis je me mets à grelotter. Ne pouvant
manger davantage, je m’excuse auprès des autres et monte me coucher. Durant
plus d’une heure, sous d’épaisses couvertures, alors que de chauds rayons de
soleil entrent par de larges fenêtres, je ne parviens toujours pas à me réchauffer.
Je grelotte et claque des dents, sans arrêt. Vers 17 h, enfin, je réussis à dormir
une petite heure. Me croyant rétabli, je me lève, passe sous la douche et
descends au bar avec Roger. Mes illusions s’évanouissent en un rien de temps,
car mon rhume revient en force.
Je retourne me coucher, mais avant de m’étendre sous les couvertures, j’avale
deux pilules fortes de Tylenol que ma belle-mère m’avait données avant mon
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départ. Toute la soirée, je ne cesse de suer comme une vieille locomotive à
vapeur. Quand Roger monte dans la chambre pour écouter les nouvelles de 22
h, je réussis à m’endormir. À 1 h du matin, je me réveille tout en nage, mes draps
étant complètement détrempés. Je les arrache de mon lit et je me glisse dans
mon sac de couchage.
Au lever, à 7 h, je me sens beaucoup mieux. Le patron nous a préparé un
copieux petit-déjeuner que je réussis à avaler sans peine. Comme les autres, je
remets mon sac sur mes épaules, et je repars comme si j’avais vécu une journée
normale, la veille. La matinée s’annonce belle, cependant nous devrons franchir
trois cols, ce qui n’est pas de tout repos.
Dès la sortie de A Fonsagrada, le sentier monte allègrement pour redescendre
tout de suite à O Padrón où un gîte pour pèlerins est aménagé à côté de l’église,
au centre du village. Javier se proposait de dormir, ici, hier soir. Cette campagne
galicienne favorise la réflexion. Aucun autre village important ne vient troubler le
chemin intérieur du pèlerin. Je reviens en Galice pour la quatrième fois. Chacun
de mes chemins m’a conduit vers cette province où les forêts d’eucalyptus se
mêlent aux fermes laitières : Puy-en-Velay en 2001, La Via de la Plata en 2004,
Arles en 2005, et aujourd’hui le Chemin du nord en 2007. Chaque fois, je m’y
sens très bien. La Galice est devenue pour moi presque un pays d’adoption.
En revoyant les petites collines bien particulières à cette province de l’ouest de
l’Espagne, j’ai l’impression de contempler le paysage de mon enfance, dans les
Appalaches. Dès que j’entre en Galice, je retrouve ce décor qui m’est cher, un
coin de pays qui m’est familier.
À l’approche de Santago de Compostela, le pèlerin perçoit le but ultime de sa
marche, de ses longues journées de sueurs, de douleurs parfois, mais aussi de
belles rencontres. Tout naturellement, dans son esprit, le retour en arrière
s’opère en toute sérénité. L’heure du bilan approche. Qui n’a pas connu ces
moments de réflexion qui accaparent complètement son esprit et le transportent
dans un ailleurs que lui seul pourrait définir. L’entrée dans la Galice provoque et
suscite cette démarche qui permet de revoir tout le chemin parcouru. Une
réaction tout à fait normale qui permet de fermer les livres, qui clôt une lente
progression vers un devenir nouveau.
En réfléchissant sur mes chemins, j’ai l’impression d’apercevoir une longue suite
sans fin, pas quatre, mais un seul parcours. Tous ces bouts s’additionnent les
uns aux autres, formant un long ruban, qui se prolonge à l’infini. C’est toujours le
même chemin qui se continue. Le décor change, mais moi, j’avance chaque fois
sur un seul et même sentier.
Encore aujourd’hui, porté par ma rêverie, je laisse les autres marcher devant
moi, trop heureux de retrouver cette solitude qui me plaît tant. Je ne sais pas si
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c’est mon rhume d’hier qui a tout déclenché, mais ce matin, je sens le besoin de
faire le point, de tout revoir du début à la fin, le fin fond de ma démarche, de
revenir sur les motifs qui m’ont conduit sur ces chemins à quatre reprises.
C’est dans un esprit de partage, de découvertes et de curiosité que, en 2001,
j’étais parti du Puy-en-Velay, le 17 août, avec l’idée de me rendre à SaintJacques de Compostelle. Ignorant presque tout de ces chemins, mes débuts
furent difficiles. Dès le premier soir, je me suis arrêté à Montbonnet. Nous étions
douze pèlerins pour souper et dormir dans ce gîte familial. Tous avaient
accroché une coquille à leur sac, sauf moi. Je ne me sentais nullement pèlerin et
je ne tenais pas à afficher des convictions que je ne partageais pas encore.
Au départ, le lendemain, le jeune propriétaire de l’établissement m’a expliqué
que la plupart des personnes faisaient transporter leur sac, qu’ils allaient vers
Santiago, chargés légers et à petite vitesse. C’était, selon ses dires, la façon
actuelle et moderne de faire le Chemin de Compostelle. Cette conception
nouvelle ne me plaisait pas du tout. Une telle attitude m’a déçu et remettant en
question mon désir de parcourir ce chemin dans la plus grande austérité, comme
le faisaient les pèlerins d’autrefois. J’avais préparé mon chemin selon d’autres
critères. Ce matin-là, j’étais le seul à remettre mon sac sur mes épaules, alors
que plusieurs m’invitaient, moi aussi, à faire transporter mes bagages. Cette
forme d’hypocrisie m’a tout simplement frappé au flanc. Parti sans attendre le
groupe, j’ai rapidement distancé ces gens, et heureusement, je ne les ai pas
revus.
Au cours de la journée, je me suis fait de nouveaux compagnons de route : un
Français de soixante-douze ans faisait un essai pour voir s’il pourrait se rendre
jusqu’au bout, un couple d’Autrichiens ayant parcouru le Camino francés, l’année
précédente, deux jeunes filles des Ardennes rencontrées dans la cathédrale et
finalement, une dame italienne qui avait perdu son mari au cours de l’hiver,
pleurait à la moindre occasion.
Durant quatre jours, nous nous sommes croisés constamment et nous avons
partagé nos inquiétudes et nos problèmes vécus sur le chemin. Le soir du
quatrième jour, nous sommes allés souper ensemble sur la terrasse d’un
restaurant à Aumont-Aubrac. Durant le repas, les Autrichiens, les premiers, ont
annoncé qu’ils quittaient le chemin, l’atmosphère ne leur plaisait pas. Le Français
plus âgé était épuisé, sa fille allait venir le chercher le lendemain. Les jeunes
filles des Ardennes avaient tellement d’ampoules aux pieds qu’elles ne pouvaient
pas marcher plus longuement, elles repartaient elles aussi. La dame italienne se
proposait d’aller rejoindre une amie à Paris. Je restais seul. J’hésitais, j’allais
quitter probablement, moi aussi. Cette randonnée avait perdu son sens à mes
yeux. Je ne voyais pas en quoi cette longue marche pouvait porter ses fruits. Je
me donnais deux jours pour traverser l’Aubrac, une région que je ne connaissais
pas, et ensuite rendu sur le bord du Lot, je retournerais au Québec. Nous nous
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sommes tous donné l’accolade, et nous avons pleuré ensemble, appuyés les uns
contre les autres. Notre rêve venait de prendre fin.
Le lendemain matin, à ma sixième journée, à l’entrée d’un bar, vers 10 h, un
événement allait changer complètement mon destin. J’arrivai au milieu d’un
attroupement de pèlerins. Au centre, une jeune fille essayait d’expliquer quelque
chose que personne ne comprenait. J’ai saisi tout de suite qu’elle parlait en
espagnol. Je me suis adressé à elle dans sa langue maternelle. Elle s’est
avancée vers moi, disant qu’elle n’avait pas d’argent pour payer son dîner, son
compagnon de route ayant pris un autre chemin. J’ai demandé à la dame qui
tenait le bar si elle pouvait lui préparer un sandwich jambon et fromage, comme
le demandait la jeune fille. J’ai donné dix francs à la dame et la jeune Espagnole
est partie avec son dîner.
Dès qu’elle eut fait quelques pas, les pèlerins présents se sont interrogés pour
savoir ce qu’elle faisait sur ce chemin avec un gros sac. Il était évident qu’elle
boitait, que sa jambe gauche ne pliait pas. Après avoir moi-même pris un café, je
suis reparti sur le sentier. Vingt minutes plus tard, je retrouvais la jeune fille qui
venait de tomber. Je l’ai aidée à se relever et nous sommes repartis ensemble,
côte à côte.
Elle s’appelait Felice, venait de la région de Barcelone en Espagne. Sans que
j’en fasse la demande, elle s’est mise à me raconter son histoire. Deux ans
auparavant, dans un accident de voiture, elle avait perdu toute sa famille.
Demeurée la seule survivante, elle avait vécu ces deux dernières années dans
les hôpitaux. Une succession d’opérations lui avaient permis de réparer ses
membres, de refaire son visage (elle était maintenant jolie, sans blessure
apparente à la figure). Onze tiges d’acier retenaient solidement ses os dans sa
jambe gauche. Dans quelques mois, quand ceux-ci seraient suffisamment
refaits, on allait lui retirer ce métal et elle pourrait alors marcher normalement.
Selon toute apparence, rien ne semblait anormal à la superficie de son corps.
Felice marchait surtout pour alimenter son cerveau, retrouver sa mémoire afin de
vivre un jour une vie normale. Les médecins avaient semé en elle un espoir : si
elle faisait beaucoup d’efforts physiques et mentaux, elle pourrait redevenir une
femme comme les autres.
Felice rêvait d’adopter un enfant, car elle savait qu’elle ne pourrait jamais devenir
enceinte. Elle désirait être autonome, exercer la profession de physiothérapeute,
avoir un emploi pour gagner sa vie et élever son enfant. Felice rêvait de VIVRE!
De 11 h à 20 h, nous avons marché ensemble dans ces montagnes arides où
rien ne pousse, sous un soleil de 35 ° Celsius. Les autres pèlerins avaient quitté
le sentier, je suppose, ne voyant plus personne autour de nous. Vu l’état de
santé précaire de la jeune Espagnole, je ne pouvais en aucune façon
l’abandonner. La situation est devenue particulièrement évidente après moins
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d’un kilomètre, la jeune fille étant déjà au bout de ses forces. Nous nous sommes
arrêtés pour dîner.
Assis l’un à côté de l’autre, Felice parlait sans arrêt et me décrivait sa vie dans
les hôpitaux, ses multiples opérations, ses moments de découragements, ses
espoirs aussi. Elle avait souvent songé à arrêter, à se laisser mourir. Mais les
souvenirs de ses parents, de son frère et de sa sœur, plus jeunes qu’elle, la
poussaient à continuer. Elle voulait vivre pour eux, pour porter les souvenirs de
sa famille.
Quand nous avons repris le sac, je lui ai expliqué que nous pourrions descendre
vers la vallée, sur le bord de la route, il serait possible de faire du pouce, de
prendre un taxi. La jeune handicapée ne voulait rien savoir, elle désirait une
seule chose : marcher le plus possible pour retrouver rapidement la mémoire.
Elle voulait reprendre ses études, obtenir un diplôme et gagner sa vie
honorablement.
À chaque nouveau kilomètre, à bout de force, elle s’agrippait à moi et je devais
l’aider à s’asseoir par terre. Dès que j’étais assis à côté d’elle, elle s’appuyait
contre moi ou encore je la retenais par les épaules, car elle se sentait presque
toujours étourdie. Parfois, elle prenait ma main, la déposait délicatement sur sa
jambe ou sur sa cuisse gauche pour me faire sentir ce qui se passait dans ses
veines, dans ses nerfs. On aurait dit une centrale électrique, un moteur qui
fonctionnait à plein régime. Au bout de mes doigts, je percevais la vie qui
bougeait, un courant circulait, des influx nerveux s’agitaient, en pleine action, tout
le long de sa jambe.
Cette rencontre avec Felice réveillait en moi une plaie vieille de presque
cinquante ans. Une douleur profonde! À l’entendre parler, mes souvenirs
remontaient à la surface avec une acuité qui me renversait. Je me sentais
submergé par des émotions que j’avais essayé d’apaiser pendant toutes ces
années. Un passé douloureux s’énervait dans tout mon être, malgré moi. Malgré
moi! J’avais peine à retenir mes larmes pendant que je l’écoutais. À son âge,
vingt ans, j’avais vécu un drame un peu semblable au sien.
Le 17 novembre 1958, à 13 h 20 de l’après-midi, mon corps tout entier passait
sous un rouleau de six mille livres. Après avoir aplani le sol de la cour de
recréation du collège pour préparer l’installation des patinoires extérieures, je me
dirigeais vers les hangars pour ranger le rouleau pour l’hiver. J’étais sur le bacul
du tracteur, une chaîne se déroulait à mes pieds et soudain elle s’est enroulée
autour de mes jambes, et, en une fraction de seconde, elle m’a tiré sous le
rouleau.
Alertés par un étudiant qui avait observé la scène, d’autres jeunes du collège ont
accouru vers moi et m’ont transporté sur une porte en bois dans la grande salle
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où des ambulanciers sont venus me chercher. Dans une chambre de l’hôpital
d’Arthabaska, caché derrière un paravent, je gisais inerte. Quelques médecins
sont venus me voir. Je les ai entendus se consulter, analyser mon cas.
Finalement, le verdict est tombé, lapidaire : « Il n’y a plus rien à faire, il faut le
laisser mourir ». Un d’entre eux a lancé : « On pourrait peut-être lui mettre de la
glace autour de la tête… ». Incapable de bouger, j’ai compris à ce moment précis
que j’étais à une croisée de chemins, que j’avais une décision à prendre : je
voulais mourir ou je voulais vivre. Il était tellement facile de me laisser mourir.
Regroupant le peu d’énergie qui me restait, je me suis crié à moi-même : je veux
VIVRE!
Plusieurs semaines plus tard, je réussis à ouvrir un œil, une jeune infirmière, à
mes côtés, me regardait. À peine aperçue, je la vis quitter la chambre, partie
annoncer la nouvelle. Un homme en vareuse blanche s’est approché de mon lit,
accompagné de la jeune infirmière. Où étais-je? Que m’était-il arrivé? Je ne
pouvais nullement bouger. Durant plusieurs jours, j’ai vu défiler des visages
inconnus. On me regardait, m’auscultait, tâtait mes membres. Un objet inerte qui
reprend vie. La jeune infirmière venait régulièrement me voir. Dès que j’ai pu
percevoir les premiers sons, la jeune fille m’a chuchoté à l’oreille que j’étais ici
depuis des semaines, au dixième étage de l’hôpital Saint-François d’Assise, à
Québec.
Dans mon délire, affirmeront plus tard des amis venus me voir à Arthabaska,
j’avais prononcé à plusieurs reprises le mot « Québec ». Mon père, persuadé
que je voulais changer d’hôpital, avait convaincu les autorités du collège de me
faire transférer à Québec.
Ma guérison progressa lentement durant plusieurs mois. Je commençai à bouger
mes mains, mes pieds. Le tympan de mon oreille droite se reconstitua petit à
petit, alors que celui de la gauche était perdu définitivement. Mon nez,
complètement écrabouillé dans l’accident, reprit un peu sa forme, mais
demeurait lamentablement tourné vers la droite. La peau de ma joue gauche
recouvrit mes os centimètre par centimètre, sous l’épais pansement qui couvrait
une partie de ma figure. Les colimaçons de mes oreilles tardaient à retrouver leur
vitalité. N’ayant aucun équilibre, on dut fixer mon corps sur le lit avec des
sangles puissantes. Étant nourri par intraveineuse, j’économisais sur les repas.
Chaque jour, des membres du personnel hospitalier venaient m’encourager. Je
reprenais vie.
Pendant quatre mois, j’ai lutté à tous les instants pour VIVRE. Je reconnais que
je n’ai jamais voulu lâcher. Le 3 mars 1959, à 16 h, le docteur Bélanger est venu
m’annoncer que j’avais mon congé de l’hôpital, que j’allais sortir demain sur un
fauteuil roulant. Mais quelques-unes de ses paroles m’ont fait très mal : mon
corps avait été trop brisé, disait-il, je ne pourrais jamais marcher normalement, je
devais me faire à cette idée. J’ai pleuré toute la soirée, toute la nuit. Quand les
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gens du collège sont venus me chercher, le 4 mars, en avant-midi, mon idée
était bien ancrée dans ma volonté. Comme Felice, j’avais vingt ans et je voulais
VIVRE.
Au collège d’Arthabaska, on m’a installé à l’infirmerie, avec les vieux Frères
malades et un jeune de vingt-deux ans, aveugle pour le reste de sa vie, suite à
une méningite, deux ans auparavant. Pendant deux semaines, j’ai vécu à ses
côtés. Cela m’a donné un véritable coup de fouet. Ce n’était pas de la colère, ce
n’était pas de la révolte, mais un immense désir de m’en sortir à tout prix.
Avec mon fauteuil roulant, j’ai appris rapidement à me déplacer partout dans le
collège, ce qui a convaincu mon supérieur de me donner une chambre à
proximité du dortoir des autres étudiants, mes amis. En quelques mois, je suis
passé du fauteuil roulant à la marchette, puis aux béquilles et finalement à la
canne.
Après bien des rencontres, j’ai réussi à convaincre le directeur des études de
m’inscrire aux examens de l’université Laval. Des amis me prêtaient leurs notes
de cours, et quand j’en avais la force, j’y jetais un coup d’œil. De guerre lasse, à
la fin de mai, il a accepté de m’inscrire en me disant : « Si tu en réussis un, c’en
sera un de passer. » À la fin de juin, j’ai réussi tous les examens de l’université,
et avec des notes très acceptables.
Durant l’été, pendant que mes camarades de classe étaient partis en excursion
pour la fin de semaine, je me suis rendu au bout du domaine des Frères, sur le
bord de la rivière Nicolet, et là, j’ai lancé ma canne dans la rivière. En revenant,
je suis tombé cinq ou six fois, mais j’ai appris à me relever et je n’ai jamais utilisé
à nouveau une canne depuis ce moment.
Au milieu d’août, j’ai réussi à convaincre mon supérieur que je pouvais
enseigner, que j’allais me débrouiller. Durant la première semaine de septembre,
j’entrais dans ma classe pour ma première année d’enseignement. Vingt-six
jeunes garçons de onze ans de Windsor Mills commençaient leur sixième année.
J’ai connu une année merveilleuse. J’entends encore le petit Gilles affirmer à sa
mère avec sa belle voix qui chantait claire : « Moi, maman, mon professeur, il
est toujours calme, il ne court jamais! » Je pouvais marcher, me déplacer
péniblement, mais j’évitais toutes les occasions qui m’auraient obligé à courir.
L’année suivante, j’en remercie mon supérieur d’avoir compris ma situation. Il
m’a nommé surveillant des élèves au collège de Victoriaville. J’avais enfin
l’occasion de marcher à volonté. Au cours de l’hiver, devant les insistances du
professeur d’éducation physique, j’ai accepté de chausser les patins. J’ai patiné
trois fois, à la noirceur, en soirée, quand les élèves étaient couchés, et je le
faisais en m’appuyant sur un vieux bâton de hockey comme font les enfants à
leurs premières expériences. Au cours des années suivantes, j’ai appris à
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nouveau à patiner avec mes limites et finalement, j’ai joué au hockey jusqu’à
l’âge de cinquante-quatre ans.
Aujourd’hui, j’ai soixante-huit ans et je ne prends aucun médicament. J’ai traîné
mes bottines sur quatre chemins de Compostelle pour une distance totale qui
avoisine les six mille kilomètres. Et je sais qu’il me reste bien d’autres chemins à
parcourir.
Avec Felice, en ce 23 août 2001, nous sommes arrivés à 20 h sur la place
principale de Nasbinal. Le jeune ami de Felice, Federico, nous attendait,
désespéré. Inquiet, il avait interrogé les autres pèlerins. Certains tentaient de
l’encourager, affirmant que nous marchions derrière le groupe, que nous allions
arriver à une heure tardive, sinon la gendarmerie serait envoyée à notre secours.
Parlant à peine la langue de Molière, ses démarches pour retrouver la jeune fille
s’étaient avérées infructueuses. Il ne savait plus quoi faire pour retrouver la jeune
handicapée espagnole dont il avait la charge. Une association caritative de
Barcelone lui avait fourni l’argent nécessaire pour amener sa cousine sur un
chemin de Compostelle, il ne voulait pas faillir à sa tâche. Les médecins lui
avaient recommandé de limiter leur marche à cinq kilomètres, et nous venions
d’en parcourir vingt-neuf. C’était beaucoup trop. Demain, ils allaient retourner à
Barcelone. Avant de nous quitter, j’ai pris Felice dans mes bras, je lui ai souhaité
de réaliser ses rêves et je lui ai confirmé que j’allais faire mon pèlerinage pour
elle. Maintenant, rien ne pourrait m’arrêter. Et je n’ai jamais cherché à la revoir.
Trois ans plus tard, sur le chemin La Via de la Plata, en Espagne, entre Séville et
Salamanca, nous connaissions beaucoup de difficultés : la pluie, le froid, ma
jambe gauche me faisait beaucoup souffrir, alors que Roger éprouvait de sérieux
problèmes avec une hanche. Un matin, nous avons dû marcher sept kilomètres
dans la boue qui collait à nos bottes. À tous les cinq ou six pas, il fallait nous
arrêter pour enlever la boue, tellement nos bottes devenaient lourdes. Quand
nous avons enfin atteint une route, nous nous sommes assis sur une pierre pour
reprendre notre souffle, complètement épuisés. Sans dire un mot, j’ai commencé
à penser que nous pourrions nous arrêter là, que notre chemin pourrait finir sur
cette roche. Au moment où j’allais en parler à Roger, j’ai vu passer l’ombre de
Felice et j’ai entendu clairement sa voix : « Claudio, vamons à continuar… »
(Claude, continuons…). Cette phrase, elle me l’avait répétée si souvent, en cet
après-midi, sur le sentier de l’Aubrac. Entendre ainsi sa voix remuait le fond de
mon être, comme un appel venu de la profondeur de la nuit. Sans dire un mot, je
me suis levé et j’ai suivi l’ombre de Felice. Sa voix, encore bien présente en moi,
m’appelait à me dépasser, à surmonter mes douleurs. Cette voix, c’était aussi
mon propre cri, lancé à moi-même en ce 17 novembre 1958. Et je sais que je
vais l’entendre jusqu’à ma mort, cette voix qui m’invite à marcher, à me
dépasser : « Claudio, vamos à continuar… »
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Perdu dans mes rêves, je n’ai pas vu le temps passer. J’ai pris du retard, j’ai
vagabondé derrière les autres. En entrant à Paradavella, je reconnais le sac de
Roger, et celui des autres, à côté de la porte du bar. Roger me dit en entrant :
-
Ça ne va pas?
Non, non, tout au contraire. Tout va très bien. J’ai un peu rêvassé.
Je vois qu’ils ont terminé leur café. Je m’en commande un, ainsi qu’un bocadillo,
car je commence à avoir faim.
Nous repartons tous ensemble sur un sentier qui grimpe au flanc de la
montagne. En cette belle journée, c’est toujours agréable d’admirer la
campagne, les prairies vertes et les petits troupeaux de vaches laitières. Près
des habitations, les horreos ont changé leur toit d’ardoises pour des toits de
chaume. Déjà, leurs formes commencent à se modifier, se rapprochant
davantage de ceux que l’on voit sur le Camino francés.
Sans nous arrêter, nous traversons les hameaux d’A Degolada et de Conto. À
Lastra, quelques chaises nous attendent à l’ombre près de la porte d’un bar.
Nous commandons une bière pour accompagner notre sandwich.
En quittant le bar, une piste forestière monte en sous-bois vers l’Alto de
Fontaneira. Au sommet, une petite église en granite est consacrée à Santiago.
Juste à côté, un bel horreo, dans sa forme allongée, comme ceux du sud de la
Galice, mérite une photo. Nous descendons ensuite sur une route calme et
bordée de sapins, qui ne tarde pas à remonter vers l’Alto de Carballin. Après
avoir suivi une autre piste forestière entre des conifères, nous descendons sur
un chemin rocailleux à travers la lande vers le village de Cádavo Baleira où nous
espérons trouver un gîte. Inutile de chercher, il est là, juste en bas de la pente, à
l’entrée du village.
Cette fois, nous logeons dans un albergue de luxe : deux dortoirs de dix lits
chacun, une belle cuisine et tout ce qu’il faut pour la lessive et le séchage du
linge. Nous arrivons vers 14 h et nous nous dirigeons immédiatement vers le bar
Estrella où la dame accepte de nous préparer une assiette. Au cours du repas,
elle vient causer avec nous, s’informe de notre chemin et de nos origines. Dans
ce petit village paisible, le passage des pèlerins devient un événement qui
intéresse la population.
Comme la cuisine le permet, nous décidons de préparer un bon repas. Chacun
met la main à la pâte et Lise dirige les opérations. Javier arrive avec Natalia, une
jeune étudiante espagnole et tous les deux acceptent de souper avec nous.
Nous sommes donc sept personnes pour partager ce repas qui est interrompu
momentanément quand les deux responsables du gîte viennent nous rencontrer.
Avec eux aussi, nous partageons des informations dans un bel esprit de
fraternité.
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Au lever, le temps gris et frais annonce une journée maussade. Le brouillard
recouvre le village. Dans la Galice, les balises sont toujours nombreuses et bien
indiquées, nous n’éprouvons aucune difficulté à retrouver notre chemin. Dès la
sortie du village, une petite grimpette de cent cinquante mètres nous amène à
l’Alto Vaqueriza (900 m). De ce point de vue, nous pourrions admirer les collines
environnantes, mais la grisaille et le brouillard dans les vallées ne laissent rien
voir de la beauté du paysage.
À notre droite, un mirador (une sorte de point d’observation surélevé construit sur
une structure de bois) veille sur une belle forêt de pins, plantés en flanc de
colline, qui descend jusqu’au creux de la vallée, à nos pieds. Nous prenons une
piste à gauche, qui passe sous un beau calvaire et descend à travers une forêt
de sapins. À mi-pente, une ermita de Carmen, bien entretenue, reçoit sûrement
des visiteurs, car on a aménagé une aire de pique-nique juste à côté.
En entrant dans le village de Vilabade, nous terminons une descente de quatre
cents mètres et longeons la grande église Santa Maria, avant de prendre une
petite route qui va nous conduire à Castroverde. Cette belle église demeure le
dernier vestige du célèbre monastère de Saint-François d’Assise qu’il avait fondé
en personne lors de son pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle en l’année
1207.
La petite route continue jusqu’à Castroverde, le village le plus important de la
région. Plutôt que d’entrer dans l’agglomération, le camino tourne à gauche et
prend un sentier à travers un boisé. Après un pont, des bancs nous invitent à
nous asseoir pour la pause de 10 h. En face de nous, se dresse la Torre de
Homenaje, une haute tour carrée, tout ce qui reste de l’ancien château des
seigneurs féodaux d’Altamira. Le sentier continue au milieu des ronces, sans
problème pour nous, car il a été nettoyé et élargi tout récemment. Nous
retrouvons ensuite la petite route qui nous conduit au hameau El Souto de
Torres où nous longeons l’église et le cimetière sans voir signe de vie. Un sentier
gravillonné passe ensuite le long d’une carrière de granite avant de filer entre
des pâturages où çà et là quelques habitations, souvent très anciennes, sont
disséminées dans la campagne jusqu’au hameau de Vilar de Las.
De 11 h à 14 h, en toute tranquillité, nous avançons au milieu de belles prairies
où les troupeaux de vaches alternent avec des champs en jachère, passant de
routes gravillonnées à chemins de terre, ou vice versa, traversant sans trop nous
en rendre compte les hameaux de Santa Maria de Gondar, Bascuas et As Casas
de Vina. Quand nous apercevons la ville de Lugo au fond de la vallée, nous
sommes en train de parcourir notre trente-troisième kilomètre de la journée.
Nous entrons dans Lugo par une porte à travers la muraille, la Puerta de San
Pedro, l’une des dix portes de la ville. Lugo est entourée de murailles romaines
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qui datent du IIIe siècle après Jésus-Christ, qui l’encerclent complètement. Ce
sont les seules murailles romaines complètes de toute l’Europe, c’est pourquoi
elles sont classées Patrimoine de l’Humanité. Elles forment une ceinture de deux
kilomètres de longueur et leur épaisseur atteint parfois jusqu’à sept mètres, alors
que la hauteur varie entre huit et douze mètres. Elles comprennent également
quatre-vingt-deux tours dont vingt-quatre proviennent de la période initiale.
La cathédrale mérite aussi le déplacement. Commencée en 1129 par Raymond
de Montfort, la construction s’échelonna sur une cinquantaine d’années et fut
achevée par Mateo, le bâtisseur de la basilique de Saint-Jacques de
Compostelle. Quelques apports viennent de la période de la Renaissance,
principalement le chœur et le retable, alors que les chapelles rayonnantes datent
de l’époque gothique.
Nous arrivons devant les portes closes de l’albergue. Un numéro de téléphone
est affiché au mur dans le portique. J’appelle. Une voix d’homme me répond qu’il
sera ici bientôt. Cinq minutes plus tard, un jeune homme très affable se présente,
nous inscrit et vient nous montrer le dortoir et les salles de bain. Nous sommes
arrivés à temps, car, dès que je commence à m’installer, j’entends la pluie qui
ruisselle à la fenêtre. De petites averses intermittentes qui nous permettent
quand même de sortir et de visiter un peu la ville.
Il est possible de faire le tour de la cité par un chemin piétonnier qui passe
parfois sur la muraille, souvent se contentant de la longer. Les gens de la place
l’appellent el camino de rondo (le chemin de ronde), alors qu’à l’Office du
tourisme la jeune fille nous a mentionné El gran anillo peatonal de Lugo (le grand
anneau piétonnier de Lugo). Cela sonne un peu moins caserne, et un peu plus
touristique. Comme la pluie menace constamment et que nos trente-trois
kilomètres ont amoché un peu notre enthousiasme pour la marche, nous faisons
quelques pas sur la muraille et revenons à proximité de la cathédrale où des
terrasses sous des auvents nous fascinent davantage.
Natalia et Javier qui nous ont croisés toute la journée, se sont installés dans le
même coin du dortoir que nous et maintenant viennent nous rejoindre pour
l’apéritif. Même si la conversation se déroule toujours en espagnol, nos
échanges avec ces deux jeunes ne sont jamais banals. Javier se prépare pour
son mariage, au cours de l’été, et réfléchit beaucoup, pendant que Natalia
termine ses études et ressent le besoin de faire le point avant de commencer sa
carrière. Deux jeunes personnes qui manifestent beaucoup de maturité.
Avant de retourner au gîte, Natalia téléphone à la Casa rural de Casa de Ponte
pour nous réserver une place pour demain soir. Lors de son appel, elle
mentionne cinq Québécois (trois vrais : Lise, Pierre et moi-même, et deux par
adoption, Roger et Jacqueline). Nous avons donc un toit assuré pour demain.
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Nous revenons au gîte pour souper. Depuis quelques jours, nous transportons
des restes de nourriture de nos repas précédents. Ce soir, nous désirons les
consommer pour alléger nos sacs. Pendant que Pierre et Lise sont partis à la
messe, nous soupons avec Pascal, un pèlerin français qui vient de faire le
Camino francés et retourne chez lui à pied, dans la région de Tours, en passant
par le Camino del Norte. Cet homme, dans la quarantaine, parle avec
enthousiasme des divers chemins de Compostelle, qu’il connaît bien. Nous
partageons avec lui une bonne bouteille de vin que nous venons de nous
procurer.
Au moment de nous installer pour la nuit arrivent deux couples de Japonais ou
de Chinois, des Brésiliens en fait. Si le premier semble assez bien portant, dans
le second cas, l’homme et la femme paraissent totalement épuisés. Comme le
dortoir peut recevoir une cinquantaine de personnes et que nous ne dépassons
pas la vingtaine, nous pouvons étaler nos effets sur le matelas du haut et
coucher sur celui du bas.
Au lever, le temps évolue dans le grisâtre et de petites averses peuvent surgir à
l’improviste, nous gardons le poncho à portée de la main. Nous quittons le gîte
après avoir pris notre petit-déjeuner dans la cuisine, dans la pénombre, personne
n’étant capable de trouver l’interrupteur.
Nous traversons le vieux quartier, passons sur le parvis de la cathédrale,
franchissons la Puerta de Santiago, dominée par une grande statue de saint
Jacques en Matamoros, c’est-à-dire monté sur son cheval blanc, le bouclier à la
main gauche, l’épée à la main droite. Un saint Jacques tueur de Mores. Une
représentation que les Espagnols chérissent particulièrement, mais que les
pèlerins étrangers admirent peu. Nous descendons sur la rue de Santiago,
tournons à gauche sur la Calzada del Puente qui débouche sur le vieux pont
romain, au-dessus du fleuve Miño, ce même fleuve que nous traversons à
Portomarin sur le Camino francés.
Ce n’est pas par hasard si nous retrouvons ici une antique calzada romana (voie
romaine), car le chemin que nous suivons ce matin passe pour la majorité du
temps sur l’ancienne voie romaine, numéro XIX, qui s’appelait à l’époque
Itineratio de Antonino qui allait de Lucus Augusti (l’ancien nom de Lugo) jusqu’à
Iria Flavia (aujourd’hui Padrón), près de l’océan Atlantique, passant par la colline
sur laquelle est construite la basilique Saint-Jacques de Compostelle. Le tracé
d’aujourd’hui était considéré comme la voie officielle des armées romaines et le
chemin médiéval des pèlerins. À plusieurs reprises, nous sentons nos bottes
effleurer des dalles anciennes, parfois recouvertes de gravier ou encore cachées
sous une couche de goudron.
À la sortie du pont, le sentier monte en douceur vers l’Alto de San Juan, une
colline qui domine la région. Depuis le Moyen Âge, cette route s’appelle en
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galiego, La Estada Vella de Santiago (la vieille route de Saint-Jacques). Durant
la montée, nous jetons un coup d’œil sur la balise indiquant qu’il nous reste
seulement cent kilomètres pour Santiago. Je ne peux pas dire que je me sens
heureux de voir que notre chemin tire à sa fin. J’aime bien ces chemins, j’y
marcherais encore longtemps. Aussi, le besoin de réfléchir sur cette odyssée
demeure bien présent en moi. Je crois observer la même attitude chez Roger.
Nous parlons peu et vivons dans notre bulle, chacun de notre côté. La Galice
offre de beaux moments de réflexion.
Depuis quelques jours, Pierre et Lise se sont davantage repliés sur leur couple.
Ils vivent de plus en plus ensemble, n’ayant de contact avec nous que pour
l’essentiel. Jacqueline marche derrière et arrive souvent avec une heure de
retard sur nous. Seuls Javier et Natalia demeurent très ouverts avec nous. De
chacune de nos rencontres avec eux résultent de belles réflexions qui montrent à
quel point ces jeunes gens vivent une enrichissante expérience intérieure.
Au fur et à mesure que nous avançons sur cette route, le paysage devient de
plus en plus celtique. Les Galiciens partagent une même descendance avec les
Bretons de France et les habitants du pays de Galles en Angleterre. Ces trois
régions ont en commun une même tradition, un même peuple, des gens de mer
qui vivent sur les pointes rocheuses qui baignent dans l’océan Atlantique.
Le chemin que nous suivons mène au hameau de Seoane où une église de
granite, très ancienne, arbore une rose de pierre, très caractéristique des pays
celtiques. Tout le long de ce chemin de Lugo à Padrón, nous aurons l’occasion
d’admirer des croix, des calvaires et des statues celtiques, comme on en voit
partout dans les petits villages de Bretagne.
À quatorze kilomètres de Lugo, l’église Santa Eulalia de Boveda aurait été
construite à la fin de l’Empire romain, au IVe ou Ve siècle. Des fouilles récentes
ont démontré qu’elle a été érigée sur les bases d’un temple romain. Sur le
plancher et sur les murs, des fresques païennes prouvent hors de tout doute
l’origine de ces tableaux. Cependant, bien des faits montrent que la fondation du
village est antérieure à l’époque romaine. Tout autour de l’agglomération, des
tumulus remontent à l’âge de la pierre. Dans le village lui-même, des maisons
faites uniquement de pierres empilées, sans recours à aucun mortier, fournissent
une preuve indéniable de l’ancienneté de ces habitations.
Sur ce chemin qui conduit à San Roman de Retorta, nous traversons trois autres
hameaux : Burgo de San Vicente, Bacurino et Mera. Dans chacun d’eux, de très
beaux horreos, de type galicien, c’est-à-dire de forme allongée, étroits,
surmontés d’une croix et d’un petit clocher, sont construits selon le modèle d’une
petite église miniature. C’est donc dire à quel point ces greniers étaient
importants pour la population locale. Dans bien des cas, de leur efficacité
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dépendait la survie du village. Aussi, les habitants leur apportaient une attention
quasi religieuse.
À midi, nous nous arrêtons à la taverna de San Roman, le seul bar du hameau.
Même s’il reçoit des invités, en ce dimanche midi, le patron nous prépare une
assiette. Durant le repas, il nous explique que, jadis, des centaines de gens
vivaient dans la région, mais qu’aujourd’hui moins de quarante personnes y
résident en permanence. Tous les jeunes ont quitté la région pour vivre en ville.
Sur une carte qu’il a confectionnée lui-même, il nous explique les trois chemins
qui conduisent au gîte, la Casa de Ponte. Il nous conseille de prendre la voie
romaine qui va directement au pont romain, juste à côté de l’albergue rural. Le
nom de cette auberge vient justement de la proximité avec ce pont, toujours
emprunté par les piétons, qui enjambe le Rio Ferreira et qui a résisté à toutes les
inondations depuis deux mille ans.
Nous suivons les conseils du barman et empruntons la voie romaine pour nous
rendre à la Casa rural. Cette fois, la dalle de pierre occupe le centre du chemin,
là où passait le bœuf qui tirait le chariot romain. Un chemin rustique qui a vu
défiler tant de générations, bien des souliers, de la sandale du légionnaire
romain aux bottes du pèlerin d’aujourd’hui.
En arrivant à la Casa de Ponte, nous sommes agréablement accueillis par
l’aubergiste qui nous offre une bière, dès que nous déposons le sac. Cet homme
dans la soixantaine s’occupe seul de son auberge, accueille les visiteurs et fait
lui-même la cuisine. Cette grande maison, bien connue dans la région depuis
l’époque romaine, a subi de récentes rénovations qui l’ont rendue compatible
avec la vie moderne. Construite totalement en pierre, cette grande demeure était
jadis le centre d’un vaste domaine romain. Les propriétaires, au Moyen Âge, l’ont
transformée en maison de poste et aujourd’hui, elles accueillent des visiteurs,
principalement des pèlerins de Compostelle.
Après la douche, nous descendons dans la salle de séjour avec Javier et Natalia,
alors que Pierre et Lise restent dans leur chambre. Pendant que l’aubergiste
prépare son souper, Jacqueline arrive, complètement épuisée. Elle transporte un
sac tellement lourd que nous serions crevés depuis longtemps si nous devions le
porter à sa place. Malgré nos conseils, elle ne veut rien renvoyer par La Poste.
Elle désire s’arrêter demain, à Melide, pour se reposer.
Au souper, le cuisinier met les plats sur la table et chacun se sert selon son
appétit. Nous sommes tous les sept autour de la table quand un couple de
visiteurs arrive. Le patron les installe sur une petite table à côté, nous n’aurons
pas d’échange avec eux.
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Au cours de la nuit, mon rhume s’acharne sur moi, je tousse sans arrêt. Au lever,
je promets à Roger que je vais m’arrêter à la pharmacie, dès que j’arrive en ville.
Je ne veux pas lui faire subir une autre nuit semblable.
Après un bon petit-déjeuner pris sur place, nous remercions l’aubergiste qui nous
a si bien accueillis et nous quittons la Casa rural sous un ciel gris. Moins d’une
heure plus tard, la pluie arrive, parfois forte, poussée par de gros vents. Rien
pour améliorer mon rhume.
Aujourd’hui, nous franchissons la dernière étape avant de rejoindre le Camino
francés à Melide. Une journée de paix, de solitude, sous la pluie! Nous
traversons de petits hameaux où il n’est pas possible de s’arrêter pour un café. À
des bouts de calzada succèdent de petits chemins gravillonnés ou à peine
goudronnés. Nous progressons à travers la campagne galicienne la plus pauvre
et la plus humble.
Après avoir traversé Casarriño et Hospital das Seixas qui tient son nom d’un très
grand hospital, construit au XIIe siècle et dont il ne reste aucune trace, nous
quittons la route pour une piste qui monte à travers des genêts en direction d’une
crête, hérissée d’éoliennes. Une fois franchi le col de la Sierra do Careón
(700 m), une route redescend à travers une forêt de pins. Nous traversons le
hameau de Vilouriz où un bar a ouvert ses portes. Rien de mieux qu’un arrêt au
sec pour quelques minutes. Pendant que nous prenons un café arrivent Javier et
Natalia, désirant aller dormir au grand gîte de Ribadiso da Baixo. Nous ne les
reverrons donc pas à Melide. Pour nos adieux, nous nous donnons rendez-vous
à Saint-Jacques-de-Compostelle, chez Manolo, mercredi à 15 h. Comme prévu,
ils seront tous les deux présents à l’heure et au lieu fixé. Nous sortons du bar
tous les quatre ensembles, un sentier démarre à travers la lande. Déjà, nous
apercevons au loin la ville de Melide. Nous traversons le Rio Furelos sur un pont
et un chemin plus achalandé se dirige en ligne droite vers la ville au creux de la
vallée.
Melide, considérée comme un carrefour des chemins de Compostelle, reçoit à la
fois les pèlerins du Camino francés et ceux qui arrivent du nord. En entrant dans
la ville, nous mettons fin au Camino del Norte. Dorénavant, un seul et même
chemin va nous conduire à Santiago. Nous pourrions nous arrêter ici, mais
parcourir un chemin de Compostelle sans nous rendre à la basilique, c’est
pratiquement un non-sens. C’est un peu comme si nous marchions vers un
objectif et à deux pas de ce dernier, nous fassions volte-face.
En 2001 et 2005, nous avons traversé la ville sans nous arrêter, préférant aller
dormir dans le grand gîte de Ribadiso da Baixo, dix kilomètres plus loin. En
2004, nous avions décidé de faire une pause ici et de nous inscrire dans cet
autre grand gîte qui n’avait pas bonne réputation auprès des pèlerins. Mal nous
en prit, la qualité de l’hospitalité ne s’était nullement améliorée. En cette année
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2007, même si des amis nous ont confirmé que la situation a changé du tout au
tout, nous décidons de chercher ailleurs un toit pour la nuit.
À cause d’un arrêt au bar de Vilouriz qui a retardé notre progression, nous
entrons dans la ville longtemps après Lise et Pierre que nous croisons à
proximité du gîte. Notre décision de ne pas nous inscrire dans le gîte municipal
les déçoit quelque peu, mais nous les invitons plutôt à nous retrouver à la même
table pour le souper. Nous ne les reverrons plus. Connaissant bien la ville, nous
trouvons facilement une chambre à l’hôtel Xaneira, sur l’avenida La Habana.
D’autres pèlerins, qui ont entendu parler, eux aussi, de la réputation de
l’albergue partagent des chambres à côté de nous. C’est avec eux que nous
prenons l’apéritif.
Comme la météo annonce de la pluie pour le reste de la semaine, nous nous
arrêtons à une boutique où des parapluies sont vendus au rabais à un prix
dérisoire. J’en profite pour visiter une pharmacie et me procurer des pastilles
contre la toux. J’ignore de quels ingrédients elles sont composées, à chaque fois
que j’en prends une, j’ai l’impression d’aggraver ma situation, plutôt que de
l’améliorer. Conséquence sans doute d’une grande fatigue, cette vilaine toux ne
va me quitter qu’au moment de monter dans l’avion pour revenir au Québec.
Comme nous sommes un lundi et qu’il me reste deux jours de marche, je
communique avec ma compagnie d’aviation pour fixer une date de départ avec
mon billet ouvert. On m’offre deux possibilités : vendredi ou dimanche. Je choisis
dimanche pour ne pas me sentir presser de retourner à Paris. Nous avions prévu
avant de partir nous rendre jusqu’à Muxia pour laver nos pieds sales dans la
mer. Mais le retour imprévu chez Roger, au début de notre aventure, a modifié
nos plans. Il doit retourner chez lui pour le 30 mai. Nous terminerons donc notre
chemin à Saint-Jacques de Compostelle.
Au lever, nous prenons le petit-déjeuner à l’hôtel avec d’autres pèlerins et
quittons les lieux sans plus tarder. La journée s’annonce meilleure, le soleil laisse
deviner sa présence, même si une faible brume recouvre encore la ville. Dès que
nous rejoignons le sentier qui traverse une forêt de grands hêtres, le brouillard se
dissipe et nous connaissons une agréable matinée.
Nous parcourons ce sentier pour la quatrième fois. Peu de détails ont changé au
cours des six dernières années. Nous progressons en toute sérénité, attentifs
aux moindres repères, sur ce chemin familier. Les dénivellations importantes
ayant pris fin hier, le sentier vallonne sur de petites collines, au milieu de
troupeaux de vaches laitières. Comme la pluie se tient à distance pour une fois,
nous nous comptons chanceux de terminer ce chemin dans d’aussi bonnes
conditions.
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Au moment où nous passons devant l’albergue Ribadiso da Baixo, tous les
pèlerins ont déjà quitté. En 2001, nous nous étions arrêtés ici avec Lola, une
pèlerine espagnole. Un couple de Mexicains s’était joint à nous pour aller souper
au bar sur la colline. Passant devant celui-ci, nous constatons que la porte est
entr’ouverte. Nous entrons pour saluer la propriétaire et prendre un café. Comme
nous sommes les seuls clients, nous en profitons pour partager des souvenirs.
La dame se plaint que les pèlerins ont beaucoup changé au cours des dernières
années. Le chemin étant de plus en plus fréquenté, des touristes se mêlent aux
pèlerins. Le camino est victime de sa popularité. Elle trouve que les nouveaux
arrivants n’ont plus la simplicité, la gentillesse et le respect des premiers
pèlerins. Elle songe à vendre son commerce, à laisser la place aux plus jeunes,
mais la situation demeure difficile. Qui va vouloir venir s’installer ici, au milieu de
nulle part? Elle a commencé en mettant quelques chaises de parterre devant sa
maison, puis elle a transformé son sous-sol pour en faire un bar et maintenant
elle sert des repas. En la quittant, nous la remercions pour ce qu’elle a fait pour
nous, lui rappelant de très beaux souvenirs que nous avons vécus dans son
établissement.
En sortant du bar, nous poursuivons sur la route qui conduit à Arzúa. Depuis
notre premier passage, les travaux sur l’autoroute ont pris fin et la circulation a
beaucoup diminué sur cette route secondaire qui offre un beau panorama, étant
plutôt élevée au sommet de la colline. Dès que nous entrons dans la ville, des
pèlerins, avec qui nous avons déjeuné ce matin, nous invitent à les rejoindre. Ce
restaurant, un peu éloigné de la rue, avec sa vaste terrasse, nous le connaissons
bien, nous étant arrêtés ici à chacun de nos passages. Nous déposons donc le
sac pour une deuxième fois. Pendant que nous prenons notre café, nous voyons
passer Pierre et Lise. Nous les appelons en vain, car le bruit de la circulation sur
cette rue achalandée étouffe le son de notre voix. Nous n’insistons pas, espérant
les revoir plus loin sur le sentier.
C’est dans cette ville que prend fin le Camino de la Costa. Marion qui a parcouru
cet autre chemin devrait se joindre à nous au cours des prochains jours. Un
grand hospital, tenu par des Augustins, était bien connu des pèlerins du Moyen
Âge. De leur couvent, il ne reste aucune trace, alors que le nouveau gîte a été
construit sur les fondations de l’ancien. Ce grand gîte en pierre, avec ses petites
fenêtres aux cadrages de bois peints en bleu ressemble beaucoup à celui de
Ribadiso da Baixo. Tout laisse croire que ce sont les mêmes architectes ou les
mêmes constructeurs qui ont réalisé ce projet. Comme nous sommes tôt dans la
journée et que nous prévoyons parcourir trente kilomètres avant de trouver un
gîte, nous continuons notre chemin sans plus nous arrêter.
À la sortie de la ville, la petite chapelle La Magdalena, un sanctuaire gothique qui
faisait partie d’un couvent, comprenait aussi un hospital pour pèlerins.
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Aujourd’hui, les religieux ont quitté et leur établissement a été démoli, il ne reste
que la chapelle, désacralisée, qui sert maintenant de salle d’exposition.
En nous éloignant des dernières habitations, nous entrons dans une forêt
d’eucalyptus, ces grands arbres, minces, effilés, qui répandent un arôme qui
enchante. Marcher dans ces lieux où la pénombre invite au recueillement
demeure une excellente façon de préparer notre arrivée à Saint-Jacques de
Compostelle.
Notre retour en Galice ressemble à une tournée de reconnaissance. En fin
d’après-midi, nos trente kilomètres complétés, nous décidons de nous arrêter à
La Meson à Brea où nous avions trouvé refuge lors d’une pluie torrentielle en
2004. Malgré les conditions épouvantables à l’extérieur, l’accueil tout simple des
propriétaires nous avait séduits. Nous revenons, cette fois, sous une belle
température. Dès l’entrée, nous reconnaissons la dame qui sert les repas, alors
que le fils s’occupe des clients au bar. Cette petite auberge bien tenue est une
véritable oasis.
À l’heure du souper, l’établissement étant complet, la salle à manger se remplit
et toutes les tables sont occupées. Nous avons l’occasion de partager avec les
pèlerins présents : trois couples d’Italiens, deux hommes venus d’Angleterre, une
Allemande qui marchent avec deux Américaines. Une belle rencontre
internationale sous le signe de la fraternité!
Ce matin, la dame qui connaît bien les habitudes des pèlerins nous sert le petitdéjeuner dès 7 h. Dans ses quelques moments libres, elle prend le temps de
s’intéresser à nous, à nos origines et à nos chemins. Au moment de nous servir,
nous tenons à lui répéter comment nous apprécions sa gentillesse et son
auberge, étant de retour ici pour une seconde fois.
Au départ, un ciel couvert n’annonce rien de bon. Après quelques kilomètres,
une petite averse vient confirmer nos craintes. Mais rien de grave. De gros
nuages vont menacer toute la journée, mais sans faire de réels dégâts.
Malgré la pluie, au passage, nous reconnaissons la petite chapelle Santa Irene,
sous les arbres, juste à l’entrée du village qui porte le même nom. Avec ses murs
épais en pierre des champs, sa forme carrée et trapue, coiffée d’un tout petit
clocher, cette chapelle, sûrement très ancienne, a vu défiler bien des générations
de pèlerins.
Nous traversons Pedrouzo sans nous égarer, cette fois. En 2005, des travaux
routiers nous avaient causé bien des problèmes. À notre gauche, le grand
albergue de Arca, la dernière étape avant Santiago, accueille toujours beaucoup
de visiteurs. Bon nombre de pèlerins quittent cette auberge tôt le matin avec
l’intention d’arriver à la basilique pour la messe des pèlerins à midi. N’étant pas
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pressés par le temps, nous remettons à demain la bénédiction dans la
cathédrale, préférant profiter à plein de notre dernière journée, sous la pluie.
Peu après la traversée à gué du Rio Amenal, sur de grandes pierres plates, nous
entrons dans une autre forêt d’eucalyptus qui encerclent l’aéroport. Nous
entendons les avions décoller, sans vraiment les voir. Le vrombissement des
moteurs rappelle notre départ prochain. Le camino contourne l’aéroport et se
dirige vers le village de Lavacolla (lave le cou). Au Moyen Âge, les pèlerins ne se
lavaient pas seulement le cou, mais tout le reste. Les mesures d’hygiène n’étant
pas ce que nous connaissons aujourd’hui, les pèlerins d’autrefois devaient
obligatoirement faire une lessive complète avant d’entrer dans la cathédrale.
À la sortie du village, au creux de la vallée, nous entreprenons la montée de la
dernière colline, el Monte de Gozo. Devant nous, au loin, les antennes de
télévision de la Galice, au sommet, nous servent de point de repère. Autrefois,
dès qu’ils arrivaient sur le point le plus élevé et qu’ils apercevaient la cathédrale,
les pèlerins se jetaient à genoux et entonnaient des cantiques pour remercier
Dieu de les avoir aidés à se rendre jusqu’ici, malgré tous les dangers rencontrés.
Plusieurs passaient une partie de la nuit à chanter le Te Deum ou à prier avant
de se remettre en route pour entrer dans la ville et se rendre directement à la
basilique.
Aujourd’hui, Monte de Gozo est devenu un grand centre d’accueil pour les
visiteurs qui désirent se rendre au pied du tombeau de saint Jacques. Pour la
visite du pape Jean-Paul II en 1993, les autorités ont fait construire une série de
pavillons qui peuvent accueillir plus de mille personnes en même temps. En
dehors des mois de juillet et d’août, ou quelques grandes fêtes religieuses au
cours de l’année, ce grand centre demeure désertique et ressemble plutôt à un
éléphant blanc. Administré par des fonctionnaires qui multiplient les règlements,
le centre a perdu son âme, le sens de l’accueil dans la simplicité, l’ouverture aux
autres et la générosité. Nous ne conseillons pas aux vrais pèlerins de s’y arrêter,
ayant vécu l’expérience de leur hospitalité en 2004. Aussi, nous nous contentons
d’une pause à la cafétéria pour manger une bouchée et reprenons aussitôt le sac
pour nous rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle.
Pour le marcheur qui porte le sac, l’entrée dans Santiago n’est pas très
agréable : un bon cinquante minutes de marche à travers la ville moderne avec
ses industries, ses commerces, la circulation, etc. Un mal nécessaire pour celui
qui ne veut jamais prendre de véhicules motorisés. Par contre, dès que nous
approchons du vieux quartier au sommet de la colline, plusieurs éléments
permettent de créer l’atmosphère : el callejón de las Ánimas (la ruelle des
Âmes), la plaza Cerventés, la Via Sacra et plusieurs autres. Dès que nous
arrivons sur la plaza del Obradoiro, en face de l’immense cathédrale, il n’est pas
facile de contenir son émotion. Pour une quatrième fois, ce sont surtout les
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souvenirs qui refont surface, les figures de tous ceux avec qui nous avons
marché, demeurent bien présentes en nous.
Santiago est devenue pour nous une ville familière. Nous en connaissons
presque tous les recoins. Même si nous avons été satisfaits de notre
hébergement à chacun de nos passages, cette fois, plutôt que de chercher dans
le quartier San Roque, au plus haut de la colline, nous descendons à proximité
de la cathédrale où dans une ruelle, nous sonnons à la porte d’une petite
pension au nom bizarre O Papa Upa. La dame nous offre une chambre au
deuxième étage pour un prix vraiment modeste. De notre balcon, nous voyons
deux clochers de la cathédrale.
Comme il est déjà 14 h, nous nous dirigeons immédiatement vers le restaurant
Manolo, sur la place Cerventés, pour notre rendez-vous avec Javier. À peine
assis, nous voyons arriver notre compagnon de route. Nous nous installons pour
dîner quand Natalia arrive à son tour. Nous sommes tous les quatre réunis pour
le repas d’adieu. Beaucoup d’émotion dans l’air. Tout en mangeant, nous
écoutons les deux jeunes gens nous raconter leur chemin, ce que représente
pour eux cette aventure. Ils nous attribuent tous les deux des mérites que nous
ne méritons certainement pas. Pour nous, ils furent des pèlerins fort
sympathiques, mais pour eux… Javier ne cesse de répéter que nous lui avons
appris le chemin, que nous lui avons fait découvrir le sens du voyage. Natalia
parle d’une expérience exceptionnelle pour elle. Que dire? Oui, nous les avons
écoutés, oui, nous avons été attentifs, mais surtout nous avons partagé avec eux
de belles discussions…
Au moment de nous quitter, Javier essuie des larmes qui coulent sur ses joues.
Natalia me donne deux baisers, m’expliquant que les Espagnols n’en donnent
qu’un seul, deux, c’est une marque particulière. Nous les quittons, non sans un
peu de tristesse, ces pèlerins d’une qualité exceptionnelle dont le souvenir se
joint à beaucoup d’autres et demeure à jamais gravé dans notre mémoire.
Le lendemain, nous assistons à la messe des pèlerins à midi et nous passons le
reste de l’après-midi à flâner à proximité de la cathédrale. Nous croisons Marion,
la jeune architecte allemande, originaire de Brême, qui vient d’arriver et qui se
cherche une chambre. Elle nous explique combien elle a aimé le Camino de la
Costa et nous invite à le parcourir, un jour. Nous lui souhaitons un bon retour,
craignant de ne pas la revoir avant notre départ. Nous cherchons aussi à
rencontrer Pierre et Lise, supposant qu’ils sont à Santiago. Mais nos efforts
demeurent infructueux.
Puis, Roger ramasse ses effets dans la chambre de l’hôtel et nous nous
dirigeons à pied vers la gare d’autobus où nous prenons un léger souper. À 19 h,
après de chaudes accolades, Roger monte dans l’autobus qui va l’amener à
l’aéroport où il doit prendre son avion pour Bruxelles à 23 h.
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Au moment de rentrer chez soi, en 2001, nous avions cru qu’il n’y aurait pas
d’autres chemins. Le Destin en a décidé autrement. Cette fois, nous nous
quittons avec promesse de continuer nos échanges de courriels, sans plus. Je
reviens de la gare à pied et prépare mon sac pour le départ du lendemain.
Vendredi matin, je quitte l’hôtel dès 7 h pour la gare ferroviaire, située juste en
bas de la colline, à dix minutes de marche. Un brouillard recouvre la ville et une
douce pluie vient laver mes derniers souvenirs. Mon train part pour Irún à 8 h 5.
J’aime bien voyager en train. Je mettrai deux jours pour me rendre à Paris.
Dimanche, un avion m’attend pour Montréal où je devrais arriver vers 11 h.
Durant ces deux jours de train, j’en profiterai pour revoir mon chemin, classer
mes émotions et qui sait, peut-être, préparer un autre chemin.
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Conclusion
Peut-être qu’après quatre chemins, je devrais m’arrêter, me taire définitivement?
J’ai brassé tellement d’idées, vécu tant d’émotions, admiré de si beaux
paysages, le temps est sans doute venu de fermer le livre, de retrouver ma
solitude de pèlerin.
Au cours des siècles, ces chemins ont malgré tout peu changé. Des villes sont
nées, se sont agrandies obligeant le pèlerin à faire des détours, à ouvrir de
nouveaux sentiers. Des églises, des monastères se sont élevés, ont accueilli des
visiteurs, puis sont retombés dans l’ombre, ou ont complètement disparu.
D’anciennes auberges ont connu leur heure de gloire, ont périclité et furent
remplacées par de nouvelles. Par contre, les montagnes et les fleuves sont
demeurés, assurant une permanence au milieu des bouleversements qui
affectaient en surface les générations de pèlerins et leur environnement.
Certains vous diront que les pèlerins sont devenus trop nombreux, que les gîtes
sont remplis à pleine capacité, que ces chemins ont perdu de leur tranquillité, de
leur exotisme. Qu’en était-il au Moyen Âge quand plus de cinq cent mille
personnes marchaient en même temps sur ces mêmes sentiers? Pourtant, peu
de gens se plaignent de coucher à la belle étoile comme les pèlerins d’autrefois.
Les loups n’infestent plus les forêts. Les brigands ont disparu des passages
étroits et dangereux. Les marcheurs ne traversent plus les rivières au risque de
se noyer. De quoi se plaint-on?
Un chemin de Compostelle demeure une aventure, un endroit privilégié pour
partager, pour réfléchir, pour vivre une fraternité humaine, dans le silence et la
sérénité, à une époque où la machine, la technologie sous toutes ses formes
envahit de plus en plus nos vies.
Si quelqu’un recherche d’abord son confort, c’est son droit, il vaudrait peut-être
mieux pour lui de regarder du côté des grands hôtels, du bord de la mer, des
plages sablonneuses où, généralement, les aventures se créent et se
développent dans un univers et un esprit fort différent.
Comme animateur d’une association de pèlerins, je préfère écouter les pèlerins
qui reviennent de leur chemin. Je ne me lasse jamais d’entendre le récit de leur
aventure, chaque fois unique, personnelle. La lumière dans leurs regards, la joie
qui illumine leur faciès me parlent davantage que tous les voyages que vous
pourriez me raconter.
Rien ne remplace une aventure dans laquelle on a vécu intensément la joie, la
souffrance, la peur, le défi, le dépassement de soi, la fraternité… La liste serait si
longue… La vie moderne qui nous confine trop souvent à l’espace restreint du
métro, boulot, dodo permet difficilement de nous ouvrir sur nous-mêmes et sur
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les autres en toute liberté. Un chemin de Compostelle, l’histoire le prouve, offre
une occasion, parmi bien d’autres, de vivre une expérience personnelle de
qualité.
Comme disait le Sage dans Citadelle de Antoine de Saint-Exupéry : « Si ton frère
te demande ce qu’est une montagne, ne lui réponds pas que c’est une grosse
bosse sur la croûte terrestre, monte plutôt avec lui sur la montagne. » (Ici, je
paraphrase en langage pèlerin.) « Ton frère va découvrir par lui-même qu’une
montagne, ce n’est pas seulement un immense bloc de granite, c’est aussi les
sueurs de la montée, le vent, la pluie, la boue, la douleur aux pieds, les
courbatures de toutes sortes, mais aussi de très beaux paysages, la joie du
dépassement, la rencontre des autres marcheurs, le vent frais au sommet, un
ciel étoilé durant la nuit, la sérénité et la paix pour son âme ». Bref, pour
résumer, toutes les vérités qui transforment nos vies passent d’abord par nos
sens. Les plus beaux livres d’images, les réflexions les plus savantes comme les
rêves les plus passionnants, ne remplaceront jamais les pas que vous pourriez
faire, le gros sac sur les épaules, au milieu de la pluie ou du brouillard.
Aussi, si la Vie vous intéresse… Pensez à des paroles que vous avez déjà
entendues : « Lazare, lève-toi, prends ton grabat et marche. » Petite phrase
anodine que j’exprimerais en mes mots, à moi : « Toi, pèlerin, mon frère, mon
semblable, toi, pèlerine, ma sœur, mon amie, lève-toi, quitte ton fauteuil trop
confortable, prends ton sac et viens marcher. Tu ne le regretteras jamais. »
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