Compostelle le Chemin du Nord
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Compostelle le Chemin du Nord
Compostelle le Chemin du Nord Claude Bernier À Roger Thomas mon compagnon belge un pèlerin exemplaire un ami un frère Avant-propos Enseignant retraité, Claude Bernier a enseigné au Québec durant 35 ans, d'abord le grec et le latin, puis le français. À 19 ans, il a subi un grave accident qui devait le clouer sur un fauteuil roulant pour le reste de sa vie. Après de multiples efforts, il a réappris à marcher et depuis, a parcouru plus de 12 000 kilomètres sur les Chemins de Compostelle, empruntant chaque fois un chemin différent. Et il n'a pas encore l'intention de s'arrêter de marcher. Membre fondateur de l'association québécoise des pèlerins et amis du Chemin de Saint-Jacques, il occupe le poste d'animateur de la région Mauricie/Centredu-Québec depuis 2003. Au début de sa retraite, il a écrit un roman pour ses élèves, Un Matin d'avril, publié chez Arion. Par la suite, trois de ses récits furent publiés chez Arion: Mes 2 000 kilomètres sur les sentiers de Saint-Jacques de Compostelle, Le Chemin Mozarabe et le Chemin Romieu. Puis, après la fermeture de la maison d'édition Arion, il a écrit neuf autres récits de ses chemins qui n'ont pas été publiés. El Camino del Norte L’origine des pèlerinages remonte au début de l’ère chrétienne. Dès le IIe siècle, l’histoire nous apprend que, parmi les premiers chrétiens, ceux qui ont les moyens financiers pour le faire parcourent de grandes distances pour visiter les lieux saints, en Palestine, ou pour rencontrer le successeur de saint Pierre à Rome. Au fur et à mesure que l’Église catholique se développe, les premiers chrétiens accordent de l’importance à certains lieux qui rappellent la vie d’un saint, la mort d’un martyr ou quelques miracles qui frappent l’imagination. Les apôtres, notamment, obtiennent une attention particulière. Leurs restes sont vénérés avec magnificence. Et c’est ainsi que chaque ville, chaque endroit d’une certaine importance, cherche à obtenir des « souvenirs » d’un saint particulièrement reconnu. Commence alors le commerce des reliques, phénomène étroitement lié aux premiers pèlerinages. Au fil des ans, Rome et Jérusalem prennent une place considérable dans l’esprit des premiers chrétiens et deviennent les centres les plus recherchés des pèlerins qui parcourent l’Empire romain. Malheureusement, au Ve et VIe siècle, les invasions barbares viennent détruire l’ordre établi, l’Empire romain s’écroule, emportant avec lui une organisation du monde qui mettra du temps à renaître. Devant les malheurs d’ici-bas, les chrétiens lèvent les yeux au ciel. Les valeurs religieuses occupent dorénavant un espace laissé libre par la disparition du régime civil. Les églises servent de refuge et les moines s’occupent de régir la nouvelle société qui essaie de voir le jour. Dans ce monde bouleversé, à la recherche d`un ordre nouveau, les pèlerinages jouissent d’une considération très importante. Au VIIe siècle, l’arrivée de Mahomet et la croissance rapide de l’islamisme chambardent une autre fois l’équilibre mondial. Les Arabes s’emparent de la côte est de la Méditerranée, de la Palestine, y compris Jérusalem, bloquant ainsi les routes qui donnent accès aux Lieux saints. Le Pape et les évêques catholiques se tournent alors vers l’Espagne, vers le tombeau de saint Jacques le Majeur dont le moine Pelayo vient à peine de découvrir l’emplacement. Au cours des siècles suivants, de nombreux chrétiens vont se diriger vers la pointe la plus à l’ouest du monde connu, la Galice, une province presque oubliée de la péninsule ibérique. Ces hommes qui marchent sur les anciennes voies romaines encore en bon état tracent les chemins de Compostelle qui sillonneront bientôt toute l’Europe. Selon la croyance populaire, les âmes, à la mort des individus, suivent le mouvement du soleil pour monter au ciel. Ces chemins vers l’ouest indiquent déjà la direction, la marche à suivre pour se préparer à mourir. © 2011 Claude Bernier 4 En France, trois chemins convergent vers un même point et se rejoignent sur le mont Gibraltar, au pied des Pyrénées, le Chemin de Paris qui traverse la ville de Tours, le chemin de Veselay qui voit passer les pèlerins qui viennent d’Allemagne et finalement le chemin de Puy-en-Velay qui accueille les marcheurs venus de Genève. L’autre voie, le chemin d’Arles, plus au sud, est balisé dans les deux sens, permettant aux pèlerins de se diriger vers Rome ou, en sens inverse, vers Saint-Jacques de Compostelle. En Espagne, Puente La Reina, grâce au fameux pont qui enjambe le fleuve Arga, devient le carrefour des divers sentiers de saint Jacques. À partir de là, un chemin unique oriente les pèlerins vers Santiago. Ce chemin canalise l’affluence d’un grand nombre de marcheurs et deviendra bientôt Le Chemin de Compostelle. D’autres chemins vont se développer plus tard. Ceux de Barcelone et de Valence devront attendre la fin du XIe siècle, après la conquête de la région par les chevaliers espagnols conduits par El Cid Compeador. Le chemin de Séville, aussi appelé La Via de la Plata, verra le jour après la conquête de la ville par les chrétiens en 1253. Après avoir parcouru le chemin du Puy-en-Velay en 2001, celui de Séville en 2004, et le chemin d’Arles en 2005, j’avais le goût, au printemps 2007, de découvrir un chemin méconnu, celui de la côte cantabrique, appelé également le Chemin du Nord ou le Chemin côtier. Ce sentier de Compostelle au nord de l’Espagne regroupe les diverses voies que prenaient autrefois les pèlerins qui arrivaient par bateau et entreprenaient leur pèlerinage à partir d’un port de mer de la côte Cantabrique. Aujourd’hui, le sentier commence en France, au sud de Bordeaux, plus précisément devant la cathédrale de Bayonne, traverse en Espagne sur le pont, au-dessus de la rivière Bidassoa, qui relie Hendaye et Irún et poursuit le long du rivage jusqu’aux Asturies, où il se dirige vers Santiago de Compostela. Pour le dernier tiers du chemin, à partir de Villaviciosa, deux possibilités s’offrent aux pèlerins : poursuivre directement à travers les montagnes des Asturies en direction de Lugo, nous avons alors le Camino primitivo, ou encore, contourner les montagnes en suivant la côte jusqu’à Ribadeo avant de descendre plus au sud à travers la Galice. Le Camino primitivo est le plus ancien des Chemins de Compostelle. Ce chemin prend son origine à Oviedo, la capitale d’un petit royaume au nord-ouest de l’Espagne, qu’on appelle les Asturies. Entourée de montagnes, isolée à l’ouest de la péninsule ibérique, cette région a su résister aux envahisseurs et n’a jamais été conquise par les Maures. C’est le roi Alphonse II le Chaste (Alfonso II el Casto) qui est à l’origine de ce chemin. Ayant appris l’existence du tombeau de saint Jacques par l’ermite © 2011 Claude Bernier 5 Pelayo qui raconte avoir vu dans le ciel des signes de la présence de ce tombeau, le roi désire vérifier les faits racontés. Pour cela, avec plusieurs membres de sa cour, il entreprend un pèlerinage en direction du tombeau de saint Jacques. En septembre de l’année 829, il quitte son château de Oviedo et traverse les montagnes des Asturies en passant par Grado, Cornellana, Salas et atteint la Galice à Fon Sacrata et se rend à Lugo où il retrouve la vieille voie romaine, Iria Flavia, qui le conduira au pied du mont Libradon. Sans vraiment en être conscient, le roi vient d’inaugurer le premier pèlerinage au tombeau de saint Jacques. Pour cette raison, cette portion du chemin s’appellera dorénavant le Camino primitivo. Sur place, le roi ordonne de débroussailler le mont Libradon et découvre alors trois tombeaux. Malgré les faibles moyens de l’époque, le roi et l’évêque du diocèse d’Iria Flavia, Théodomire, concluent qu’il s’agit bel et bien du tombeau de saint Jacques et de ses deux compagnons. L’évêque reçoit alors de la part du souverain un large espace de terrain pour ériger une chapelle qui permettra d’héberger les trois tombeaux. Sur ce même emplacement, sera construite, cent ans plus tard, la basilique de Saint-Jacques de Compostelle. Peu après la mort du roi, un jeune prince ambitieux, bon guerrier, monte sur le trône et désire poursuivre l’œuvre de son prédécesseur. Il demande et obtient des renforts de la chevalerie franque. Le 23 mai 844, le jeune roi Ramiro I des Asturies, affronte dans la plaine de Clavijo, à dix-huit kilomètres de Logroño, les troupes musulmanes d’Abderraman II. Les chrétiens, en nombre nettement inférieur, reculent d’abord devant des forces supérieures, puis apparaît dans le ciel, saint Jacques, l’épée à la main, chevauchant un cheval blanc. Les chrétiens reprennent courage et mettent en déroute les Maures. Aussitôt, la légende franchit les Pyrénées et cette image de Jacques le Matamore (le tueur de Maures) se répand à travers toute l’Europe. À une époque où la vénération des reliques fait courir les foules, la découverte du tombeau de Jacques le Majeur, le cousin de Jésus, suscite un vif engouement et prend une ampleur exceptionnelle. Les premiers pèlerins arrivent par les ports de mer du Nord de l’Espagne et rejoignent le Camino primitivo à Oviedo. Mais ce chemin qui longe le littoral et traverse les montagnes des Asturies est difficile. Les Romains eux-mêmes, après la conquête de l’Espagne, renoncèrent à construire une route qui traverse ces montagnes, préférant un chemin qui longe le littoral. Le Pape et les évêques de l’époque décident d’ouvrir un nouveau chemin, plus au sud, par la force des armes. Le tracé suit, en majeure partie, l’antique voie romaine qui reliait Pampelune à la Via de la Plata, ces deux voies se rejoignant à Astorga. Les chevaliers francs découvrent une magnifique occasion d’occuper leurs loisirs, de protéger la France et de défendre les intérêts de la Chrétienté. Unis aux faibles © 2011 Claude Bernier 6 troupes espagnoles, ces soldats d’un nouveau genre, souvent regroupés sous des ordres religieux, s’élancent à la poursuite des Maures, la croix tissée sur leur étendard et l’image de Jacques le Matamore gravée sur leur écusson. Bataille après bataille, l’adversaire recule et les chrétiens entrent en vainqueurs dans Pampelune, Logroño, Burgos et León et atteignent la Galice au sommet du mont Cebreiro. Le Camino francés, nom donné en l’honneur de ceux qui l’ont conquis après de chaudes luttes, devient la voie royale pour se rendre à Compostelle. Le long de ce chemin, les pèlerins affluent de tous les pays de l’Europe. Certains décident d’y rester et de s’y installer, ce qui contribue à son développement. Des églises sont construites, des forteresses s’élèvent aux endroits névralgiques et les hospitals (lieux d’hébergement) se multiplient. Les premiers sentiers qui longent la côte au nord de l’Espagne présentent bien des difficultés aux pèlerins. La traversée des rivières qui drainent l’eau qui descend de la chaîne des montagnes de la Sierra Cantabrique, en parallèle avec le littoral, gêne grandement les marcheurs. De plus, les villages de pêcheurs sont petits et accueillent avec méfiance les pèlerins étrangers. Peu à peu, les chemins du nord sont délaissés au profit du Camino francés qui devient très populaire auprès des gens venus des divers pays de l’Europe. Il faut attendre le développement des villes et des grands ports de mer, à la fin du XIIIe siècle pour que le sentier du nord reprenne une certaine importance. L’évêque arménien Martin de Arzendjan parcourut ce chemin à pied et lui donna ses lettres de noblesse. En 1489, avec un groupe de fidèles, il fit d’abord la traversée de l’Europe centrale, visita le tombeau de saint Pierre à Rome et se rendit à Bayonne pour entreprendre son pèlerinage vers Compostelle. Le récit de son voyage est le plus ancien que nous connaissons de ce chemin. Il traça pour la première fois le parcours du Chemin côtier qui passe par Irún, San Sébastian, Laredo, Llanes, Santander et rejoint le Camino primitivo à Oviedo. Cependant, l’évêque préféra contourner les montagnes des Asturies et entrer en Galice en suivant la côte jusqu’à Ribadeo. Ce que nous ne fîmes point, préférant utiliser le difficile Camino primitivo. Encore aujourd’hui, ces chemins sont beaucoup moins fréquentés et l’hébergement des pèlerins y est peu organisé. Chacun doit se débrouiller du mieux qu’il peut en tenant compte de son budget. Par contre, ceux qui le parcourent peuvent en témoigner, le Chemin côtier offre des avantages indéniables : la mer à proximité, les petits villages de pêcheurs, les montagnes de la Sierra Cantabrique à notre gauche, les Picos Europa couverts de neige éternelle. Tout cela donne un cachet inoubliable à ce chemin. Si les nombreux dénivelés fatiguent le marcheur, la solitude des petites collines autant que celle des montagnes des Asturies présente les conditions favorables © 2011 Claude Bernier 7 à qui veut entrer en lui-même. Pour qui possède l’énergie physique nécessaire, ce chemin de Compostelle mérite d’être entrepris avec confiance et sérénité. Total : 39 jours Date : 12 avril 13 avril 14 avril 18 avril 19 avril 20 avril 21 avril 22 avril 23 avril 24 avril 25 avril 26 avril 27 avril 28 avril 29 avril 30 avril 1 mai 2 mai 3 mai 4 mai 5 mai 6 mai 7 mai 8 mai 9 mai 10 mai 11 mai 12 mai 13 mai 14 mai 15 mai 16 mai © 2011 Claude Bernier Total : 928 kilomètres Lieu : Le Pays basque français Bayonne – Hôtel Monte Carlo Sant-Jean-de-Luz – Hôtel Les Goélands Hendaye La provincia de Giupuzcoa Irún - Albergue de peregrinos San Sebastian – Albergue juvenil Zarautz – Albergue juvenil Deba – Albergue de peregrinos La provincia de Vizcaya Markina Xeimen – Hotel Vega Guernica – Albergue de peregrinos Lezama - Casa rural Portugalete – Hotel Santa Maria La Cantabria Castro Urdiales – Albergue de peregrinos Laredo – La Casa de la Trinidad Güemes – Albergue de Dom Ernesto Santander – Albergue Santos Martires Puente Arce – La posada La Linea Santillana del Mar – La posada Carmen Ruiloba – Albergue juvenil San Vicente de la Barquera – A. Alto Santiago Las Asturias Colombres – Pensión Oyambre Llanes – Hotel La Paz Ribadesella – AJ Roberto Frasinelli La Isla – Albergue de peregrinos Villaciosa – Hotel Sol La Vega de Sariego – Albergue de peregrinos Oviedo – Albergue El Salvado Grado – Pensión Narcera Salas – Hotel Soto Tineo – Albergue Mater Cristi Pola de Allande – Hotel Nueva Allandesa La Mesa – Albergue de peregrinos Grandas de Salime – Pensión Arreigata La Galicia Distance : 0 km 28 km 16 km 4 km 26 km 22 km 26 km 23 km 24 km 29 km 26 km 28 km 37 km 25 km 25 km 22 km 26 km 19 km 19 km 20 km 23 km 30 km 20 km 21 km 20 km 29 km 28 km 27 km 20 km 35 km 24 km 16 km 8 17 mai 18 mai 19 mai 20 mai 21 mai 22 mai 23 mai © 2011 Claude Bernier A Fonsagrada – Pensión Manolo O Cadavo Baleira – Albergue de peregrinos Lugo – Albergue de peregrinos Ferreira – La Casa de Ponte Melide – Hotel Xaneiro Brea – La Meson Santiago de Compostela – Hotel O Papa Upa 27 km 28 km 33 km 28 km 21 km 27 km 26 km 9 Le Pays basque français Bayonne, le 12 avril 2007, 15 h Le train Bordeaux Hendaye s’arrête à la gare de Bayonne. À cent mètres de la voie ferrée, sur notre droite, l’hôtel Monte-Carlo. Pourquoi pas? Nous traversons la rue, entrons par la porte à côté du bar. Il reste une petite chambre avec un grand lit, et cela, pour un prix très raisonnable. Nous avons déjà vu pire. Nous prenons possession des lieux sans plus tarder. Partis ce matin de Belgique, nous avons hâte de laisser tomber le sac. De fait, nous avons quitté à pied la maison de Roger Thomas, mon compagnon de toujours, avant le lever du soleil. Départ de Mariembourg à 5 h 4, nous changeons de train à Charleroi, Bruxelles, Bordeaux et arrivons à Bayonne à 15 h précises. Un voyage sans histoire. Un heureux moment pour rêver aux jours qui viennent, à notre futur chemin. Credencial en main, nous partons en direction de la cathédrale pour faire estampiller notre carnet du pèlerin, preuve que nous suivons correctement le sentier de Compostelle. À la sortie de l’hôtel, Roger n’a pas fait trois pas que la lanière de sa sandale lâche. Mauvais signe! Il faudra aussi passer chez le cordonnier. En ce jeudi après-midi d’avril, le temps est couvert. Depuis deux semaines, il pleut régulièrement sur la région et le beau temps n’est pas prévu pour les prochains jours. Cela ne nous inquiète pas démesurément. En 2001, nous avons parcouru la dernière portion du Camino francés sous de petites averses journalières. En 2004, sur La Via de la Plata, nous avons traversé l’Estrémadure alors que les rivières débordaient et les sentiers étaient inondés. En 2005, derrière nos pas, le Canal du Midi s’est répandu dans la plaine, tellement les pluies étaient abondantes. Alors, la douche venue du ciel fait partie de nos chemins. Et nous aimons bien nous répéter l’adage des anciens : « La pluie du matin n’arrête pas le pèlerin. » À l’embouchure de l’Adour, la ville de Bayonne fut construite sur l’emplacement d’un ancien camp romain, appelé Lapurdum. Son nom actuel vient plutôt de la langue basque, Ibai Ona, (la bonne rivière) désignant la Nive, l’autre cours d’eau qui traverse Bayonne. Les pèlerins qui passent par Saint-Jean-Pied-de-Port connaissent bien cette rivière, sise aux pieds des Pyrénées. Au XVIIIe siècle, la ville connut ses heures de gloire, grâce à ses armuriers. La « baïonnette » devint une arme de choix pour les armées françaises. Aujourd’hui, c’est plutôt le saucisson de Bayonne qui rend la ville célèbre. Les deux produits ont un lien avec la viande, mais le second est plus tendre que le premier. © 2011 Claude Bernier 10 Sous le ciel gris, bien enclavée entre ses deux cours d’eau, la ville ne nous séduit pas particulièrement par sa beauté. Nous marchons quand même, d’un pas alerte, vers la cathédrale où nous espérons faire estampiller nos carnets de pèlerin. Déception. Malgré les portes ouvertes, aucune âme qui vive ne peut nous aider. Les vitraux sombres et étroits laissent filtrer bien peu de lumière. Nous sommes seuls dans le triste édifice et nous cherchons en vain une statue de saint Jacques qui pourrait évoquer Compostelle. À la sortie, un petit bar, sur la droite, a disposé quelques chaises en terrasse. Nous nous y arrêtons pour étancher notre tristesse. Hommes de peu de paroles, nous sirotons notre bière, envahis par les préoccupations du lendemain. Une semaine avant mon départ, je me suis déchiré un muscle dans la fesse gauche en sortant du lit. Un événement banal en soi qui prend soudain de l’importance et qui ne cesse de me faire souffrir. J’ai dû faire la traversée de l’Atlantique, appuyé sur la fesse droite, et le long voyage en train n’a contribué en rien pour améliorer la situation. J’espère seulement que mon chemin ne sera pas compromis à cause d’une fesse récalcitrante. La situation de Roger n’est guère plus reluisante. Incommodé par des problèmes à la colonne vertébrale, il devra, à son retour, se faire souder une vertèbre. Le médecin traitant lui a permis de partir, mais, son chemin terminé, ce dernier attend Roger pour une chirurgie. Rien de rassurant! Je ramasse quelques cartes postales pour mon père, passe au PTT pour les timbres, pendant que Roger va s’acheter de nouvelles sandales, ne trouvant aucun cordonnier disposé à réparer les anciennes. À partir de la cathédrale, nous vérifions les balises pour notre départ, demain. Nous suivrons la rive droite de la Nive. Nous pouvons dormir en paix. Nous retournons donc à l’hôtel où le patron nous a promis de nous préparer un petit souper. Tôt en soirée, nous nous mettons au lit, espérant accumuler les forces pour le lendemain. Malheureusement, le sommeil tarde à venir, les préoccupations l’emportant sur tout le reste. Au lever, ma jambe gauche me fait très mal. Dès que je mets un pied sur le plancher, je ressens une vive douleur dans la fesse. Le muscle déchiré ne veut rien savoir de notre départ. Comme d’habitude, je n’en dis pas un mot à Roger. Nous préférons garder pour nous nos petites et grandes douleurs. Il n’est pas question que le mal de l’un affecte le moral de l’autre. Nous descendons dans le bar pour le petit-déjeuner. L’excellent Bordeaux d’hier soir, un Chantecanaille, n’a pas réussi à nous faire passer une très bonne nuit. En ce vendredi matin 13 avril, rien ne chante autour de nous. Le temps est © 2011 Claude Bernier 11 sombre, l’atmosphère triste. La pluie a repris au cours de la nuit. Nous entreprenons ce chemin dans des conditions difficiles. À la sortie du bar, nous retrouvons facilement les balises sur le pont de la Nive et nous nous engageons sur le sentier de hallage sur la rive droite de la rivière. Je laisse Roger marcher devant, ayant tout le loisir de boiter à volonté. Quelques piétons, parapluie à la main, entrent travailler en ville et nous saluent au passage. Mon Gortex qui a déjà parcouru plus de 5 000 kilomètres a perdu de son imperméabilité. Les traitements que je lui ai donnés avant de partir ne semblent pas porter fruit. Je sens l’humidité m’envahir. Mon sac, heureusement, est recouvert d’une toile toute neuve qui protège l’essentiel. Peu à peu, en quittant le sentier de hallage, la pluie s’intensifie. Sur la petite route de campagne, l’eau ruisselle dans tous les passages en creux. Mes bottes aussi ont perdu l’enthousiasme de leur première jeunesse. L’eau s’infiltre lentement. Mes bas absorbent et deviennent de plus en plus humides. Mais que faire? Roger marche devant d’un pas rapide. Je le suis du mieux que je peux. Le sentier a contourné la ville de Biarritz. Nous nous dirigeons maintenant vers celle de Bidart, sise au bord de la mer. Le vent froid qui vient de l’Atlantique embue mes lunettes que je suis forcé d’enlever et de ranger en lieu sûr. Avec cette pluie qui me fouette la figure, j’avance tête baissée, espérant ne pas perdre Roger de vue, au loin. En entrant dans Guéthary, je suis détrempé de toutes parts. L’eau circule dans mes bottes, comme si je marchais pieds nus dans un ruisseau. Je pense constamment que, ce soir, en enlevant mes bottes, je vais découvrir le pot aux roses : des pieds couverts d’ampoules. Mais je ne vois pas d’autres solutions? Je dois continuer d’avancer. En traversant la ville, le ventre crie famine. Il est midi passé. Roger s’est arrêté devant une petite pizzeria. Il se tient collé au mur, protégé par un auvent audessus de quelques tables. Avec ce vent et cette pluie, impossible de manger dehors. En entrant, la dame a jaugé rapidement notre situation. Elle nous indique une table dans un coin, à l’écart. Nous pouvons laisser tomber le sac, déposer manteaux et chapeaux au sec. Une pause qui fait du bien. Nous mangeons lentement notre pizza, désireux de prendre le temps nécessaire pour refaire nos forces. Après le dîner, le sentier s’engage le long de la côte rocheuse où quelques petites plages viennent se lover parfois entre les rochers. Par beau temps, je devine que ce sentier, aménagé pour les vacanciers, doit charmer les promeneurs. Mais aujourd’hui, avec le vent qui augmente en intensité, notre © 2011 Claude Bernier 12 marche n’a rien de poétique. Nous avançons péniblement au milieu des éléments déchaînés, décidés à atteindre la prochaine ville, coûte que coûte. Dès que nous contournons la Pointe Sainte-Barbe, nous apercevons Saint-Jeande-Luz, avec ses plages sablonneuses et ses magnifiques hôtels. Nous n’avons nullement l’intention de chercher le logement dans l’un de ces établissements de luxe. Sur la place centrale, en face de la gare, l’Office du Tourisme a pignon sur rue. Une jeune dame nous accueille avec gentillesse. « Nous sommes en période de congé scolaire, nous dit-elle, tout est complet. Il va falloir chercher en périphérie.» Elle fait elle-même l’appel. Un petit hôtel, à deux kilomètres, est prêt à nous recevoir. Mais il n’offre pas le souper, il faudra revenir en ville pour le repas. Après vingt-six kilomètres sous le vent et la pluie, nous sommes prêts à tout accepter. Roger, un expert dans l’art de se déplacer dans les ruelles étroites, prend le plan de la ville que lui tend la dame et se dirige presque avec allégresse vers notre hôtel. Ce que ne nous avait pas dit la gentille personne, c’est qu’en plus des deux kilomètres, l’établissement est situé sur une colline. C’est vraiment ajouter le plaisir à l’agréable. Avec la pluie qui continue de tomber, nous ne cherchons pas à savoir si nous avons aussi une vue imprenable sur la mer. La dame qui nous accueille à l’Auberge Les Goélands, nous offre une chambre très convenable pour 55 €. C’est un peu cher pour notre budget, mais dans les circonstances, nous laissons tomber le sac sans rechigner. Après une douche chaude, une courte sieste et la pause de « secondes peaux » sur mes deux grosses ampoules du pied gauche, nous partons à la recherche d’une petite épicerie pour le petit-déjeuner. À quelques rues, nous trouvons ce qui nous convient et juste à côté, un petit bar peut nous préparer une assiette. Nous n’irons pas plus loin. À cause de la fatigue accumulée, nous n’avons nullement l’intention d’aller visiter l’église où le 9 juin 1660, Louis XIV épousa l’Infante d’Espagne, Marie-Thérèse. Nous remettons à plus tard la visite des lieux historiques. Nous retournons à notre chambre vers 20 h avec un seul désir en tête : passer une bonne nuit. Au lever, nous constatons tous les deux que la nuit fut particulièrement bonne, l’auberge étant un endroit très paisible. Nous dégustons nos gâteaux, achetés la veille, en guise de petit-déjeuner. Aucun contraste à la sortie. Le brouillard couvre la ville et une légère bruine glisse sur nos manteaux et nos sacs encore humides. À grandes enjambées, nous descendons la colline et nous nous dirigeons vers le pont au-dessus de la rivière Nivelle où nous retrouvons les balises de notre chemin. Nous traversons la ville de Ciboure, sur l’autre rive, au milieu d’un brouillard qui ne nous permet pas d’admirer la cité à sa juste mesure. Au milieu de ces bruits urbains où les cris stridents des klaxons se mêlent aux pétarades © 2011 Claude Bernier 13 des motocyclettes, impossible d’entendre le Boléro de Maurice Ravel. C’est pourtant cette ville qui l’a vu naître. Je devine qu’il a appris très jeune à rythmer sa musique sur le mouvement répété des vagues de l’océan qui frappait la côte. Puis, nous quittons la ville et empruntons un chemin de campagne, parallèle à l’autoroute A63 qui nous conduit au pied du château d’Urtubie, à l’entrée du village d’Urrugne. Ce petit bourg, construit en flanc de colline, regarde la mer. La rue Bernard-de-Coral qui traverse le village est le début de l’ancienne route qui se rendait à la frontière espagnole en passant au-dessus de la colline. C’est pourquoi il est encore possible de lire sur de vieux panneaux routiers : Chemin d’Espagne. Le sentier grimpe jusqu’au pied de la Croix des Bouquets où la vue s’étend sur la mer. Mais avec la pluie et le brouillard, nous apercevons à peine le sommet de la Rhune, à quelques kilomètres de nous, qui s’élève à 950 mètres au-dessus de l’océan, un balcon de choix pour admirer la région. Nous traversons le parc Florenia avant de descendre lentement vers Hendaye. Cette ville est construite le long de la rive droite de la Bidassoa. Autrefois, la traversée de cette rivière posait des problèmes aux pèlerins. Lors de la fonte des neiges, au printemps, le courant était si puissant que les petites barques d’alors éprouvaient beaucoup de difficultés à passer sur l’autre rive sans être rejetées à la mer. Sur la gauche, en amont, l’île des Faisans sépare la rivière en deux bras. Ce petit îlot fut le théâtre de multiples tractations au cours de l’histoire. Plusieurs traités y furent signés. Aujourd’hui, la gare fait connaître la ville, car pour traverser vers Irún en train, les voies ferrées espagnoles et françaises, n’ayant pas la même largeur, il faut descendre et changer de compagnies ferroviaires. Une navette dont le parcours exige à peine cinq minutes assure la liaison entre les deux gares. En ce samedi 14 avril, nous venons de passer à proximité de la gare d’Hendaye et nous sommes sur le point de traverser le pont à pied quand Roger reçoit un appel téléphonique de son épouse, Marie-Paule. Une tante, dont Roger est le soutien, vient de décéder. Il doit revenir en Belgique. La discussion entre nous dure à peine quelques minutes. Si je continue seul et que Roger vient me rejoindre plus tard, il aura le sentiment d’avoir manqué une partie de son chemin. Si je l’attends ici, que vais-je faire? La solution la plus logique nous oblige à partir tous les deux vers Mariembourg. Jusqu’à aujourd’hui, nous avons toujours partagé nos problèmes ensemble, il faut continuer de la même façon. © 2011 Claude Bernier 14 Nous arrivons à la gare d’Hendaye vers 2 h et à 2 h 20, nous montons dans le train en direction de la Belgique. Le beau-frère de Roger va venir nous chercher à la gare de Charleroi. © 2011 Claude Bernier 15 Le Pays basque espagnol (la provincia de Giupuzcoa) Jeudi, le 12 avril, de retour de Belgique, nous arrivons à Hendaye à 15 h 33. Nous quittons la gare pour retrouver le sentier au même endroit exactement où nous l’avions laissé, quatre jours auparavant. Nous traversons le pont au-dessus de la rivière Bidassoa alors que des rayons de soleil se cherchent un espace entre les nuages. À la sortie du pont, nous touchons le sol espagnol et entrons dans Irún (en basque) ou Hondarribia (en espagnol). Comme les indications routières sont écrites en basque, nous garderons la première appellation. La cité médiévale d’Irún s’est développée parce qu’elle était le meilleur passage pour relier l’Europe à la péninsule ibérique. La chaîne de montagnes des Pyrénées a toujours représenté un mur presque infranchissable pour la circulation des biens entre la France et l’Espagne. Depuis la construction du pont, cette voie apparaît comme le chemin le plus facile pour le commerce entre les deux pays. De plus, pour maintenir son autonomie sur ses propres voies ferrées, l’Espagne a bâti son réseau avec des voies plus étroites, de telle sorte que les trains ne peuvent pas circuler d’un pays à l’autre. Ainsi, Irún, en plus d’être une ville frontière, est devenue un terminus pour tout ce qui transite vers la France et l’Europe. Comme ville frontière, Irún a toujours joué un rôle important dans l’histoire de l’Espagne. L’empereur Charles Quint y avait déjà fait construire un château pour veiller plus facilement sur ce passage important. Aujourd’hui, il est possible d’observer aisément les deux parties de la ville : d’une part, la vieille cité médiévale collée à la frontière de la France, et l’autre partie, plus récente qui s’étend à l’ouest vers San Sebastian. Sur la rue principale, la calle Major Nagusia, une grande artère rectiligne qui traverse la ville d’est en ouest, nous trouvons facilement les balises qui nous conduisent à l’albergue de peregrinos. Il aura fallu à peine une heure pour rejoindre le gîte d’Irún, à proximité de la vieille gare. À l’entrée de l’établissement, au deuxième étage, un homme âgé nous reçoit avec affabilité, nous explique les lieux et nous informe qu’un couple de Québécois vient à peine de s’inscrire. Ils dorment présentement. Après avoir rangé nos effets, nous sortons en ville pour souper. J’en profite pour remplir une promesse faite à mon épouse : me procurer un téléphone portable. Je lui avais souvent parlé de la solitude et des difficultés de ce chemin de telle sorte qu’elle ne voulait pas que je me retrouve seul, perdu sur ces sentiers © 2011 Claude Bernier 16 isolés. Dans une petite tienda de la compagnie Vodafone, je trouve ce qui me convient pour 30 €. Je pourrai donc repartir en toute sécurité. De retour au gîte, nous saluons Pierre et Lise de Québec qui se préparent pour la nuit. Nous nous racontons le début de notre chemin et échangeons des informations. Avant de nous quitter, nous convenons alors de partir ensemble, après le petit-déjeuner. À 21 h 30, nous sommes déjà au lit. La douleur lancinante dans ma jambe gauche m’empêche de trouver le sommeil. Cette partie de mon anatomie n’a pas apprécié le voyage en train. De plus, à 22 h 30, arrive une dame alors que toutes les portes sont verrouillées. Elle fait un tel tapage qu’elle réveille tous ceux qui avaient déjà trouvé le sommeil. Finalement, quelqu’un réussit à lui ouvrir les portes. Le calme revenu, je ne réussis pas pour autant à m’endormir et je devrai attendre le milieu de la nuit pour fermer l’œil. Au matin, ma jambe ne veut réellement pas se mettre en route. Elle gémit chaque fois que je pose le pied par terre. Je dois la traîner de force au petitdéjeuner. Pourtant, vingt-six beaux kilomètres nous attendent pour se rendre à San Sebastian. Je m’approche de la table en faisant le moins de grimaces possible. Personne ne remarque mon infirmité. Tous les quatre, nous quittons le gîte dès 7 h 30, six jours après notre premier départ. Un épais brouillard recouvre la ville, mais il ne pleut pas. À peine sortis de la ville, nous empruntons un sentier rocheux très escarpé qui monte vers le santuario de la Guadalupe, à 300 m au-dessus du niveau de la mer. Une rude épreuve pour ma jambe qui souffre. Je marche derrière sans rechigner. Au sommet du mont Jaizkibel, le brouillard se transforme en une petite bruine avant que le ciel ne se dégage et que les nuages se dissipent. Sur la crête, nous marchons dans des boisés où la mauvaise température nous empêche de voir la mer. Le long du sentier, des ruines d’anciennes tours rappellent que de cette montagne les pêcheurs basques observaient jadis le va et vient des baleines. Au dix-septième kilomètre, une descente en forte déclinaison nous ramène près de l’eau, dans un petit port appelé Pasajes de San Juan. Il s’agit bien d’un passage que les Basques nomment Pasaia Donibane. En effet, une embarcation pour huit passagers fait la navette entre les deux rives. Aucun pont ne permet de passer ce bras de mer, creusé entre deux falaises. Pour 1 € et quelques minutes en bateau, nous rejoignons Pasajes de San Pedro, l’autre agglomération en face. Cette baie, bien protégée des vents, a toujours conservé une vocation maritime. De gros navires y sont amarrés, soit pour charger ou décharger des marchandises, soit pour des réparations en cales sèches. La proximité des montagnes rend peu probable la construction d’un pont qui unirait les deux pointes rocheuses. © 2011 Claude Bernier 17 Sur la rive gauche, une route goudronnée et droite relie le village à San Sebastian. Il est recommandé aux cyclistes de prendre ce chemin. Mais pour soutenir l’intérêt du pèlerin à pied, le sentier officiel s’engage le long de la falaise, rejoint un escalier abrupt, qui grimpe à flanc de rocher sur un piton rocheux qui domine la mer, où un phare géant, el faro de la Plata, sert de point de repère aux navires qui s’aventurent dans le bras de mer. Cette rude montée nous a vidés de nos énergies. Nous nous arrêtons au pied du phare pour manger notre bocadillo et reprendre nos forces. Pour maintenir le pèlerin en forme, le sentier décline lentement à travers un boisé avant de remonter sur le mont Ulia. De cet endroit, dit-on, nous avons une vue magnifique sur la chaîne de montagnes, la Sierra Cantabrique. Mais avec le brouillard intense qui est revenu s’installer sur San Sebastian, nous voyons à peine cent mètres devant nous. Nous passons devant l’albergue juvenil Ulia Mendi où il serait possible de s’arrêter. Mais l’endroit nous paraît désertique, perdu dans le brouillard, n’ayant rien pour nous retenir. Nous descendons alors de la montagne, les yeux rivés sur nos bottines. Après un sentier en forte pente, nous rejoignons une série d’escaliers qui nous amène au niveau de la mer. Nous entrons dans la ville, aspergés par des vapeurs d’eau qui viennent de l’océan, juste à côté. Nous entrons dans San Sebastian par le paseo de la playa Gros, une large et longue promenade, recouverte de tuiles de granite, bien aménagée sur le bord de la mer. Malgré le temps maussade, bien des marcheurs s’y sont donné rendez-vous. Au pied du mont Urgull, nous rejoignons la vieille ville, construite en face de la très belle plage Concha (coquille), où se trouvent la mairie, les grands hôtels et tous les services. Mon fils Rémi qui était venu ici l’an dernier m’avait conseillé de prendre des photos. Les conditions étant tellement défavorables, je n’ai même pas sorti mon appareil de son étui. San Sebastian est une ville très ancienne au passé obscur. En l’an 1016, le roi de Navarre, Sancho le Grand, confia le bourg aux moines du monastère de Leyre qui y construisirent deux hospitals, les anciennes auberges de pèlerins. Les religieux firent construire un port pour accueillir les visiteurs et la ville s’agrandit rapidement. Les murailles de cette cité médiévale furent vite débordées. La ville s’étendit du côté de l’est, vers la plage de Gros, où les pêcheurs de baleine avaient construit leurs entrepôts. Aujourd’hui, les habitations s’élèvent en flanc de collines, en hémicycle, au pied des montagnes qui enferment cette grande agglomération. Grâce à son Palais des Congrès et à ses nombreux hôtels de luxe, San Sebastian est considéré comme la quatrième ville en importance de l’Euskadi (le nom du Pays basque). © 2011 Claude Bernier 18 L’albergue juvenil où nous avons décidé de nous arrêter se niche à l’extrémité ouest, au bout de la Playa de Onderrata. À la fin de notre journée, après vingt-six kilomètres, nous devons monter sur une colline pour rejoindre cette maison des jeunes. Un plaisir toujours nouveau! Nous trouvons facilement une place dans l’établissement. Les fenêtres ouvertes ont laissé entrer le froid et l’humidité. Je fais un peu de lessive, mais je devrai récupérer mon linge, sur des cordes au sous-sol, le lendemain, aussi humide que je l’avais laissé, la veille. Après une nuit difficile où j’ai dû prendre plusieurs pilules de Tylenol pour trouver le sommeil, nous quittons la ville sous le même brouillard. Nous entreprenons alors une longue montée de douze kilomètres qui va nous conduire au sommet du mont Igueldo, à plus de 300 m d’altitude. Comment apporter un souvenir de l’endroit? Je me retourne et je prends une photo de Roger qui marche derrière moi dans le brouillard. Une belle image que j’appellerai, un peu par dérision, « le fantôme de San Sebastian ». Heureusement, à mi-chemin, entre l’albergue et le sommet, les brumes se dissipent et le soleil apparaît peu à peu. Au même moment, le sentier rejoint une route goudronnée qui relie San Sebastian à Orio, un port de pêcheurs. Aujourd’hui, depuis la construction de l’autoroute, seuls quelques habitants utilisent ce chemin de montagne. Nous avançons lentement sur cette route sans rencontrer personne. De cette hauteur, la vue s’étend à l’infini sur la mer. Cependant, sur la rive, le brouillard tarde à disparaître, il faudra attendre notre arrivée à Orio pour que tout s’éclaire enfin. Dès que l’on atteint le sommet, la route serpente en lacets vers l’ermita de San Martin, 250 m plus bas. Une dure épreuve pour des genoux qui sont peu habitués à ce genre d’exercice. Le vieil ermitage de Saint-Martin de Tours est sur le point de fêter ses mille ans d’existence. Malheureusement, il paraît bien isolé en flanc de montagne, au milieu de nulle part. Seuls quelques bergers et leurs moutons lui rendent des visites assidues. Après une courte remontée, nous descendons finalement vers le port. De la colline, la ville maritime brille de tous ses feux et le soleil, un peu moqueur, fait scintiller les couleurs de ses habitations en jouant avec les nuages. Le bras de mer qui s’enfonce au fond de la vallée semble une invitation à partir sur les flots, vers de lointains pays. Nous le traversons sur un joli pont dont l’absence, jadis, causait bien des problèmes aux pèlerins. Nous traversons la ville à travers un parc de platanes aménagé sur le bord de la mer. Et juste au bout, un petit bar permet de faire un arrêt pour remplir nos yeux de couleurs et nos narines d’un bon air salin, pendant qu’un cafe con leche fume devant nous. Ce chemin, malgré ses difficultés, offre des moments inoubliables qu’il ne faut surtout pas rater. © 2011 Claude Bernier 19 L’endroit est si accueillant que nous décidons de manger sur place le sandwich que vient de nous préparer la pâtissière. Le ventre bien rempli, nous reprenons le sac pour les six derniers kilomètres. À la sortie de la ville, un sentier grimpe à travers le vignoble de Txakoli. Au sommet, nous nous arrêtons pour jeter un coup d’œil sur la ville et sur la rivière, derrière nous. Difficile de trouver un paysage plus pittoresque! La colline traversée, la ville de Zarautz se présente devant nous. Sur cette élévation de plus de 100 m d’altitude, nous pouvons contempler le plan d’ensemble. Au pied de la colline s’étend un magnifique golf dont les verts éclatants tranchent avec le bleu de la mer, alors que, plus loin, quelques grands hôtels pointent au-dessus des habitations. Cette ville touristique, de moyenne grandeur, semble heureuse et prospère. La plage de sable fin contribue certainement à la richesse. Nous marchons à travers la ville, les yeux remplis de lumière et nous atteignons l’albergue juvenil Monte Albertia, en flanc de colline, vers 15 h. L’hospitalier nous accueille avec le sourire et nous offre une grande chambre pour quatre personnes. Peut-on demander mieux? Le soleil étant au rendez-vous, nous en profitons pour faire une lessive complète, sachant que notre linge sera sec en soirée. Après la douche et la sieste, nous quittons le gîte pour visiter la ville. Zaroutz est un centre touristique de premier plan, avec ses petites maisons traditionnelles, ses chalets et ses appartements luxueux. Le quartier ancien renferme quelques beaux édifices, principalement la mairie, le Photomuseum, le musée de l’Histoire et des Arts et la très belle église Santa Maria la Real. Avant de rentrer à l’albergue, nous nous arrêtons à un petit bar pour prendre l’apéro et le patron accepte de nous préparer une assiette convenable en guise de souper. Pour la première fois depuis mon départ du Québec, je passe une excellente nuit. La douleur dans ma fesse gauche a disparu presque complètement. Je peux marcher de mon pas régulier. Ce que m’avait dit Lise, mon excellente physiothérapeute, s’est avéré juste : le fait de marcher, de réchauffer le muscle, allait accélérer la guérison. C’est exactement ce qui s’est produit. Le samedi matin, 21 avril, quand nous quittons le gîte, la journée s’annonce très belle. Une légère brume s’étend sur la ville, mais le ciel est sans nuages. Nous partons d’un bon pas, sachant que la journée sera bien remplie. Plutôt que d’emprunter le sentier qui longe la route au bord de la mer, nous décidons de passer par les crêtes, de suivre une route de campagne qui sautille de colline en colline. Un chemin beaucoup plus difficile, mais combien plus beau! Dès que nous atteignons les premiers sommets, une petite chapelle de Saint-Jacques, construite probablement au XIIe siècle, repose, esseulée, au milieu des champs. © 2011 Claude Bernier 20 De vieilles croix en pierre jalonnent la route et nous rappellent que nous sommes sans aucun doute sur un chemin traditionnel. Les pèlerins du Moyen Âge préféraient passer par les collines et les montagnes pour éviter de se faire rançonner par les villageois. Du haut des falaises, nous pouvons apercevoir la presqu’île de Getaria et les usines de conservation du poisson au pied du mont San Anton. Cette faible élévation qui s’avance dans la mer épouse la forme d’un rat, c’est pourquoi les gens de la région l’appellent El Raton de Getaria. De chaque côté, les bateaux de pêche font la sieste au soleil. Dans cet ancien port de pêche est né Juan Sebastian Elcano, le pilote de Magellan, le premier homme qui a complété le tour du monde en bateau. Pour une deuxième journée consécutive, l’ancienne route chemine à travers un décor bucolique. À droite, baignés par le soleil et bercés par la brise marine, entre la mer et le sommet des collines, s’étendent les vignobles de Txakoli. Getaria, en plus d’être un port de mer, occupe le centre de cette production de vin blanc léger et légèrement fruité qui accompagne agréablement les assiettes de poissons grillés. À gauche, sur l’autre versant, des troupeaux de moutons broutent sans arrêt et rasent la verte floraison. Sur la plus haute colline, dominant la mer et toute la région, une grande église consacrée à Saint-Martin de Tours veille sur la campagne déserte. Seules quelques maisons, éloignées les unes des autres, apportent un peu de vie à ce carrefour nommé Azkizu qui, on peut le deviner, grouillait plus intensément à une autre époque. Comme d’habitude, les portes de l’église étant verrouillées, il est impossible d’admirer les richesses à l’intérieur. Par contre, sur ce plateau, l’immense stationnement forme un véritable belvédère d’où il est possible d’admirer, en vue plongeante, la rivière Urola devant nous et la vallée qu’elle a creusée au cours des siècles. L’appareil photo remis en place, nous descendons vers la N-634 par un sentier fortement incliné qui nous amène sur la rive droite de la rivière. Sur place, deux édifices attirent notre attention : la petite ermita de Santiago, qui évoque le passage des anciens pèlerins, et le Museo Zuloaga, qui abrite des œuvres de Goya, El Greco et Zurbaran, des artistes qui ont marqué l’histoire de la peinture espagnole. Malheureusement, avec notre gros sac, nous n’avons guère envie de nous attarder dans un musée. Il est déjà 11 h et n’ayant rien pour dîner, nous traversons alors la rivière sur une passerelle pour piétons en direction de Zumaia, sur la rive gauche, une belle ville paisible, sise autour d’une immense église forteresse, la iglesia San Pedro, bâtie au XVIe siècle, selon le style gothique basque. Une si grosse église au milieu de peu d’habitations, cela étonne au premier coup d’œil. Pourtant, l’histoire nous apprend que cette cité médiévale existe depuis des temps immémoriaux et son port de pêche est recherché par les marins. En quête d’un café, nous errons momentanément dans un parc avant de découvrir un bar où une dame prépare © 2011 Claude Bernier 21 des bocadillos. Comme il n’est pas encore midi, nous prenons notre café à l’ombre des platanes dont les feuilles printanières, d’un vert tendre, naissent à peine des branches squelettiques. Le sandwich bien rangé, nous lançons le sac sur nos épaules, espérant trouver un site champêtre pour déguster notre maigre dîner. Nous quittons la ville en longeant le port et le cimetière sur une route tranquille qui nous conduit au pied d’une colline où un sentier grimpe en direction d’une croix à 250 m au-dessus de la mer. Un bel exercice de volonté pour un ventre affamé! Heureusement, au sommet, à une croisée de chemins, à proximité de l’ermita San Sebastian, un point important du chemin de Santiago, une modeste aire de pique-nique offre une vue splendide sur la mer. L’endroit ne peut pas être mieux choisi pour profiter à plein de notre sandwich. Après le repas, un choix s’impose : se rendre à Deba en marchant sur le bord de la N-634 ou prendre un sentier qui longe la falaise en perpétuelles montées et descentes. Notre livre guide nous avertit en toute franchise: « un sentier difficile qu’il vaut mieux éviter». Malgré l’avertissement, nous préférons suivre ce tortueux GR-121, aménagé pour marcheurs aguerris. Nous ne l’avons jamais regretté. Dès les premiers pas, nous apercevons devant nous l’ermita San Esteban, autre signe que nous marchons dans les pas des anciens. Suite à des bouleversements de la couche terrestre, les diverses strates rocheuses sont disposées selon un plan incliné, phénomène que les gens de la région appellent « des rochers en piles d’assiettes ». Le camino ne connaît pas de répit. Nous sommes toujours en pentes raides, soit pour monter, soit pour descendre. La côte est véritablement « fracturée » dans cette région et ne connaît pas d’apaisement. Nos pas nous conduisent à un troisième ermitage, l’ermita San Roque. L’ancienne chapelle est laissée à l’abandon. Malgré l’herbe folle qui couvre l’escalier, des coquilles sur les murs et une statue de Saint Roch dans son alcôve sont relativement bien conservées. Puis le chemin descend dans la vallée de Santuarán, à proximité de la mer, avant de remonter au niveau de 350 m au santuario de Santa Maria de Itziar, érigé sur un rocher qui domine la région. Cette chapelle du XIe est l’une des plus anciennes du chemin. Le bourg d’Itziar, bien connu au Moyen Âge, n’a cessé de décroître avec les années. Aujourd’hui, il ne reste que quelques vieilles maisons de pierres à proximité de la chapelle. Dépassées les dernières maisons, le sentier descend de nouveau en pente raide vers Deba, qui somnole près de la plage. La ville de Deba n’a rien de particulièrement remarquable. Bien encastrée entre deux hautes falaises, elle a le mérite d’avoir accès à la mer. Dans une région où les montagnes taillées à la verticale rendent difficile toute circulation, le port de © 2011 Claude Bernier 22 mer de Deba est une ouverture sur le monde. Son importance vient du fait qu’il sert de relais pour l’approvisionnement de toute une population. Pour trouver le gîte, nos informations demeurent imprécises. Mon ami italien parlait d’un « guardino di fiori » (un jardin de fleurs) alors que notre livre guide, Le Chemin côtier des éditions RANDO, mentionne un parc public près de la mer. Les deux informateurs nous invitent à nous rendre à l’Office du Tourisme où nous allons trouver la clé. Nous arrivons malheureusement un samedi aprèsmidi, alors que la dame devrait être en congé. Par hasard, elle se trouve sur place avec un client peu commode, ce qui fait monter la température de la dame. Nous craignons un moment de devoir en payer le prix. Finalement, après le départ de ce client difficile, la dame met quelques instants pour laisser tomber la pression, et avec une gentillesse modérée, elle nous explique comment se rendre à l’albergue. À notre arrivée, deux Italiens s’y trouvent déjà. Avec Pierre et Lise qui attendent à la porte, le petit gîte de six places sera complet. La pièce est exiguë, avec ses deux lits de trois matelas superposés, une minuscule table et quelques cordes pour sécher le linge. Comme je n’ai pas le vertige, j’accepte de monter au sommet du gratte-ciel. Un des Italiens, un jeune médecin, se montre particulièrement gentil et prête volontiers ses conseils à Lise qui est aux prises avec des ampoules tenaces. Ses bons soins lui seront d’un précieux secours. Quant à nous, Roger et moi, après la douche et la lessive, n’ayant qu’une seule clé pour tout le groupe, nous convenons avec les autres de l’heure du retour. Pendant que Lise et Pierre se rendent à la messe, nous allons célébrer à notre façon cette belle et dure journée dans un petit bar où nous ouvrons une excellente bouteille de chakali, il vino del pais. Depuis trois jours que nous marchons au milieu des vignobles de ce bon vin de la région, il faut bien, une bonne fois, ouvrir une bouteille. À deux pas du bar, un restaurant chinois allume ses lumières. Nous nous y rendons pour terminer cette soirée, ayant la certitude de passer une agréable nuit à notre retour au gîte. Au matin, les Italiens se lèvent très tôt. L’espace est tellement réduit dans ce gîte qu’il vaut mieux que l’on se lève à tour de rôle. Aussi, je laisse Roger ranger ses effets, avant de descendre de mon gratte-ciel. Comme aucun restaurant n’a ouvert ses portes, nous dégustons nos petits gâteaux dans le parc, en nous frottant les mains, car le temps frais accompagne un ciel bleu sans nuages audessus de nos têtes. Le début de la journée s’annonce rude. En dix kilomètres, nous devons monter au col du mont Arno, à 500 m d’altitude. Nous quittons la côte pour nous diriger en ligne droite vers la ville de Bilbao. Nous passerons à l’intérieur des terres et nous aurons l’occasion de mieux découvrir la campagne du Pays basque. © 2011 Claude Bernier 23 Nous sortons de la ville en traversant le pont sur la rivière Deba qui a donné son nom à la ville sur la rive droite. Avant d’atteindre la montagne, le sentier chemine à travers des fermes où nous devons constamment ouvrir et fermer des barrières. Puis, commencent les premières montées, plutôt raides, vers l’ermita del Calvario, à 200 m sur un sentier en corniche. En arrivant devant l’ermitage, nous avons une vue splendide sur la ville de Mutriku à gauche. La vieille cité portuaire est enclavée dans un creux rocheux, en forme de nid. De chaque côté, face à la mer, de hautes falaises sont tranchées à la verticale, alors que derrière, en flanc de montagne, des prairies ressemblent à un paysage d’alpages. Les conifères et les hêtres cèdent la place à des pierres dressées. D’anciens fours à chaux coniques alternent avec des amoncellements de pierres, des bases vétustes d’anciennes habitations. Nous en profitons pleinement pour emplir nos yeux, car au cours des trois prochains jours, nous ne verrons plus l’océan, cheminant alors à travers les terres. De colline en colline, nous descendons vers Olatz, un village bucolique au fond d’une vallée, aménagé autour de l’ermita San Isodoro Labrador. À la sortie de cette petite agglomération, nous empruntons un chemin de terre qui remonte à travers une forêt pour les quinze prochains kilomètres. Constamment, sur ces routes, nous passons de zones ombragées à des espaces dénudés. Ici aussi, en Espagne, les coupes à blanc laissent de grandes plaies au milieu de la forêt. Ce chemin tortueux qui suit les sinuosités de la montagne conduit au pied du mont Arno, à 500 m au-dessus de la mer, le point le plus élevé du Camino en Pays basque. Pour la première fois depuis notre départ, le 13 avril, nous ressentons une forte chaleur. Loin de la mer, bien protégés du vent par les montagnes, nous devons nous arrêter pour étendre sur nos membres exposés au soleil une crème solaire. Peu après, nous nous arrêtons pour dîner sur le bord du sentier où quelques grosses pierres permettent de s’asseoir. Roger sent le besoin d’enlever son chandail, tellement le soleil frappe fort. Quand nous atteignons le col du mont Arno, quelques kilomètres plus loin, nous quittons alors la province de Guipuzcoa pour celle de Viscaya. © 2011 Claude Bernier 24 Le Pays basque espagnol (la provincia de Viscaya) Peu avant Markina-Xemein, le sentier descend brusquement vers la ville où nous espérons trouver un gîte et un bon repas. Avant d’entrer dans la municipalité, sur le bord de la rivière Artibai, dans le quartier Arretxinaga, une église tout à fait particulière, San Miguel, a été construite sur un emplacement païen. À la place du chœur, une grotte où repose un dolmen (deux pierres verticales soutenant une pierre horizontale) sert d’autel. Et le reste de l’église est érigé autour de ce « chœur » un peu particulier. Les piliers qui soutiennent le toit reposent sur des rochers de chaque côté, ce qui donne l’impression de se trouver à l’intérieur d’une immense grotte. L’édifice a d’abord été élevé à partir d’une simple ermita, mais dès le Moyen Âge, l’affluence de pèlerins est devenue telle que les autorités ont décidé d’agrandir le bâtiment pour accueillir plus de visiteurs. La construction actuelle remonte au XVIIIe siècle. Il ne fait aucun doute que les autorités ont voulu marquer une continuité entre les religions païennes et le catholicisme. Un premier regard sur les lieux nous convainc que nous sommes loin de la mer, loin aussi des petits ports de pêche tellement sympathiques. La ville a des airs de western. Sur la rue principale où nous tentons de trouver un hôtel acceptable, des automobilistes font vrombir les moteurs de leur voiture sans impunité et se baladent à pleins gaz sur un large boulevard. Les premières habitations rencontrées paraissent sales et malpropres, rien pour nous inviter à rester. Cependant, au centre-ville, la Maison de la culture, entourée de palmiers, donne un air exotique qui nous réconcilie avec l’endroit. À deux pas, l’imposante et austère iglesia de Andra Mari, construite au XVIe siècle, de style renaissance, est l’une des plus imposantes églises du Pays basque. Cette ville a toujours joué un rôle important pour de Camino del Norte. Deux grands hospitals étaient aménagés près du couvent des Padres Carmélitas qui géraient les établissements. Cet arrêt était jugé essentiel pour les pèlerins qui parcouraient de grandes distances et souvent couchaient à la belle étoile. À proximité de l’église, un hôtel sans distinction particulière qui ne séduirait certainement pas un visiteur habitué de coucher dans les cinq étoiles, mais pour nous, convient fort bien, d’autant plus que l’on peut souper sur place. Le patron se montre sympathique à notre situation et se dit prêt à nous servir le petitdéjeuner à 7 h, le lendemain. Une offre que l’on ne peut refuser. Nous y déposons donc le sac, après vingt-trois kilomètres, et pas des plus reposants. Ce soir, nous sommes fourbus, le soleil du midi ayant épuisé nos forces, nous nous contentons d’une balade pour visiter l’église et prendre l’apéro. Nous revenons à l’hôtel pour le souper, désireux de nous coucher tôt. © 2011 Claude Bernier 25 En ce lundi matin 23 avril, une belle journée s’ouvre devant nous. Après le petitdéjeuner, nous quittons l’hôtel avec une température quasi idéale : du temps frais et ensoleillé. Le camino suit une route de campagne qui monte vers un monastère, la colegiata de Ziortzia. À mi-chemin, nous traversons le village de Bolivar, où est né Simon Bolivar, le Libérateur de l’Amérique du Sud qui, depuis Cortés et les autres conquérants, était toujours sous l’emprise espagnole. Une imposante statue du Général des Armées occupe la partie centrale du village. Nous cherchons en vain un bar pour le premier café du matin. Nous nous heurtons à des portes closes. À la sortie de Bolivar, nous empruntons un sentier soulevé et pierreux, une ancienne voie romaine qui conduit au sommet d’une colline où, jadis, un camp romain y avait été érigé pour surveiller la région. Un souvenir qui rappelle que les Romains, maîtres de la péninsule ibérique, cent ans avant Jésus-Christ, avaient organisé le territoire avec la rigueur qu’on leur reconnaît. Au XIIe siècle, les Cisterciens ont construit, sur les ruines du camp romain, la colegiata qui domine la colline la plus élevée de la région. Cet ensemble comprend plusieurs édifices soudés les uns aux autres : un grand portique, une église, un cloître, une tour de guet, la maison de l’abbé, une hôtellerie pour visiteurs, en plus de nombreux bâtiments de ferme. Lors de notre passage, seules les portes de l’église sont ouvertes. Nous entendons les moines chanter dans une pièce adjacente, mais impossible de trouver un café. Dès l’abord, la richesse de l’église nous étonne. Avec sa grande nef, son retable plateresque rempli d’ornements et de décorations dans un style tout à fait baroque, ce monastère étale un faste qui surprend. À gauche du retable, une grande statue de la Vierge, la Andra Mari de Markina-Xemein, alors qu’à droite, un saint Jacques Matamoros retient notre attention. En quittant l’église, le soleil irradie le portique. Dans un large tympan, un Christ triomphant, assis sur un trône, accueille les visiteurs. La tour, à droite de l’église, est tout ce qui reste de l’ancien hospital, fondé en 1386 par les Cisterciens pour loger les pèlerins qui se rendaient à Compostelle. Il faut croire que la mission du monastère a changé au cours des années. Nous quittons les lieux sans café. La route asphaltée nous conduit maintenant à Munitibar-Arbatzegi. Comme le nom l’indique, il ne s’agit pas d’un seul village, mais de deux, séparés par une rivière, mais reliés par un pont, et sous l’autorité d’une même administration. À l’affût de quelque chose à se mettre sous la dent, nous apercevons de vieilles dames qui sortent d’une maison avec des sacs blancs. Même si rien ne l’annonce, il s’agit bien d’une épicerie. Le patron, d’un air débonnaire, nous prépare un excellent bocadillo, jambon et fromage, que nous irons manger à l’ombre, à la sortie du dernier village, dans un abribus nouvellement installé. En traversant les lieux, nous nous arrêtons devant l’église, reconstruite en 1848, suite à un incendie, selon un style néo-classique. Les gens de la place © 2011 Claude Bernier 26 entretiennent aussi avec beaucoup de soins deux ermitas, l’une consacrée à saint Jacques, l’autre, à sainte Lucie. Pendant la dégustation de notre sandwich, à l’arrêt d’autobus, quelques personnes s’approchent de l’abribus. Nous voulons leur céder la place qui leur revient, mais personne ne veut la prendre. En écoutant leurs propos, il est tangible que ces gens vouent une grande admiration aux pèlerins qui viennent de loin pour parcourir leur coin de pays en route vers Compostelle. Dès que nous les informons que nous venons, un de Belgique, et trois du Canada, leur regard s’enflamme. Pour des personnes peu habituées à quitter leur lopin de terre, notre aventure prend une dimension importante. Après le repas, nous prenons alors un sentier, parallèle à la route, qui descend en pente douce en direction de la vallée. Ce parcours enchanteur permet de découvrir toute la beauté du Pays basque. De chaque côté, des fermes traditionnelles, avec leurs jardins, leurs vergers en fleurs émerveillent le marcheur attentif à la nature qui l’entoure. Nous avançons dans le silence de la solitude, au milieu d’une région fertile où la vie printanière éclot dans chaque plante, chaque bourgeon. Même le petit ermita, à une croisée de chemins, est entouré de fleurs et participe à la joie du printemps. Le sanctuaire, très humble, témoigne du passé des pèlerins. Le fermier voisin, désireux de préserver la belle statue de saint Jacques, faite de bois polychrome, l’a installée devant sa maison, bien protégée dans une alcôve fermée par une vitre épaisse. Là aussi, les fleurs se mêlent aux couleurs de la statue. Par moment, le sentier laisse voir que nous marchons sur une ancienne calzada romana. Il suffit de quelques coups de botte pour découvrir la pierre bien posée dans le sol. De plus, le pont romain, tout couvert de végétation au-dessus de la rivière Golako, ne permet aucune hésitation sur l’origine de ce sentier. Après tant de montées et de descentes lors des jours précédents, le marcheur apprécie le bonheur de se trouver sur le plat au milieu de cette végétation naissante. À l’approche de Guernica, nous traversons trois villages, distants l’un de l’autre de quelques kilomètres à peine : Mendata, Marmiz et Ajangez. Dans chacun d’eux, une petite église et le célèbre fronton pour la pelote basque occupent le centre du village. Nous marchons sans nous arrêter, trop heureux de retrouver le sentier au cœur de la campagne. Guernica se laisse désirer longtemps. De très loin, nous apercevons la ville au creux de la vallée qui s’étend de chaque côté de la rivière Oka. Qui ne connaît pas Guernica? Cette ville a été si souvent marquée par les horreurs de la guerre! Qu’il s’agisse de la peinture de Goya qui rappelle la fusillade de ses citoyens par les armées de Napoléon en 1810, ou la grande fresque de Pablo Picasso, évoquant le bombardement du 26 avril 1937 par la légion Condor de l’aviation allemande, chaque fois la ville a vu le sang de ses citoyens couler dans la rivière. © 2011 Claude Bernier 27 Pour ceux qui sont moins familiers avec l’histoire de l’Espagne, il suffit de rappeler qu’en ce jour d’avril, jour de marché en plus, l’aviation allemande a déversé des centaines de bombes sur la basse ville et les banlieues, alors que l’artillerie du général Franco faisait tonner ses canons. Plus de 2 000 personnes y trouvèrent la mort et la ville fut détruite à quatre-vingts pour cent. Seules l’église et la mairie furent épargnées et quelques habitations près du centre. Aujourd’hui, près de l’église Santa Maria, dans un parc aménagé pour garder la mémoire de l’événement, des photographies montrent les ruines de la ville, immédiatement après le bombardement. Il a fallu la mort de Franco pour que l’évocation de cette barbarie soit possible. La ville a été reconstruite entre 1940 et 1950 par les prisonniers ou les opposants au régime. L’albergue Guernica, au centre de la ville, est un édifice complètement rénové et aménagé pour recevoir un groupe d’une trentaine de jeunes. Au moment de notre arrivée, un couple de Français, assis sur les marches, attend l’ouverture de la porte. Nous serons six pèlerins pour partager ces locaux propres et bien entretenus. Comme prévu, l’hospitalera arrive à 16 h précise. Elle nous enregistre et nous présente les locaux mis à notre disposition. Dans une pièce, un homme est couché, un vieux sac de sport à ses côtés. Tout laisse deviner qu’il s’agit d’un itinérant, hébergé par la municipalité. Au moment du coucher, nous pourrons constater qu’il a quitté les lieux. En accord avec Lise et Pierre, nous décidons de souper sur place et de préparer un souper partage. Lise qui aime cuisiner s’engage à se procurer les aliments à l’épicerie, alors que Roger et moi, nous apporterons le vin et partagerons les frais, plus tard. Malgré quelques difficultés avec le four et les casseroles, le souper se déroule à merveille, stimulé par une bouteille de chakoli comme apéritif, et un bon rouge durant le repas. Les toilettes communes permettent de faire la lessive du linge et de la vaisselle. Si la clôture à l’arrière du gîte a servi pour étendre nos nippes, c’est un courant d’air qui se chargera de sécher le reste, vu qu’aucun chiffon n’est disponible pour essuyer les plats. Au matin, nous déjeunons sur place, prêts à partir tôt sur le sentier. Nous reverrons ces Français d’un soir, une seule fois, au cours de la journée suivante, avant de les distancer à tout jamais. À la sortie de la ville, nous passons devant l’arbol de Guernica. Le tronc d’un vieux chêne est enfermé dans un temple en colonnades qui lui sert de toit et l’entoure complètement. Sous les ramures de cet arbre géant, il y a trois cents ans, un tribunal rendait la justice. Ce temple circulaire demeure dans l’esprit des gens le symbole des libertés du Pays basque. Juste derrière, un grand parc sur les bords de la rivière Urdaibai est devenu une réserve de la biosphère. © 2011 Claude Bernier 28 La route que nous empruntons, ce matin, s’appelle la ruta juradera (la route du serment). Il s’agit d’un chemin traditionnel qui remonte à une époque très ancienne sur lequel passait celui qui gouvernait le pays. Cette personne se rendait aux quatre coins de l’Euskadi pour prêter serment de protéger les droits et libertés du peuple basque. C’était alors la seule façon d’obtenir la soumission de ce peuple fier qui se rebellait à la moindre occasion devant toute forme d’autorité. Ferdinand, roi d’Aragon, fut le dernier à emprunter ce chemin au XVe siècle. Il partit de Guernica, s’arrêta au sommet du mont Aretxabalagane, s’agenouilla dans l’église San Emeterio à Gorkolexea, fit serment à Bilbao et revint vers le port de Bermeo, près de Guernica, où il jura pour une dernière fois de protéger les droits des Basques. Aujourd’hui, nous suivrons cette route durant vingt-cinq kilomètres, jusqu’à Gorkolexea. Dès la sortie de la ville, nous retrouvons une route en forêt qui nous conduit au magnifique village d’Ugarte Muxika, avant de reprendre le sentier qui grimpe vers un premier sommet, l’alto de Morga, à 330 m. Pendant sept kilomètres, nous avançons sur un sentier en crête où les descentes et les montées alternent continuellement. Sur ce chemin étroit, il suffit de quelques coups de botte pour sentir que la calzada romana n’est pas loin. Une légère descente nous amène au col de Gorebiz, puis au village d’Eskerika avant de remonter à 420 m au col de Alto de Aretxabalagane, au pied du mont Bizkarga, une étape importante de la ruta jugadera. De cet endroit élevé, notre regard embrasse un large espace de la région. C’est donc ici que le souverain s’arrêtait pour remplir ses obligations envers le peuple basque. Les yeux remplis de belles images du pays, nous reprenons, en légère descente, une route utilisée par les compagnies qui exploitent la forêt. Sur ces chemins forestiers, le pèlerin apprécie le plaisir de marcher. Seul avec lui-même, loin des bruits de la ville, le promeneur solitaire se laisse emporter par ses rêveries. Ces moments privilégiés, je les apprécie pleinement sur les chemins de Compostelle. Rêveur de nature, je laisse les autres pèlerins partir en avant. À chaque fois, j’aime me laisser emporter par le calme de la marche, savourant la joie de me sentir en harmonie avec la nature. Tous mes sens en éveil, je me laisse pénétrer par les odeurs des sous-bois. J’observe les jeux de lumière que crée le soleil à travers les boisés alors qu’il joue à cache-cache avec les nuages. La nature végétale remplit mon esprit d’un baume reposant pendant que mes pas bercent mon sac sur mes épaules. Ne plus penser, ne plus me poser de questions, seulement rêvasser… L’harmonie, le meilleur des remèdes à tous nos maux! Après plusieurs kilomètres de pistes forestières, un petit sentier oblique vers la gauche et descend en pente raide vers le village de Goikolexea, au fond de la vallée. Les premières maisons, trapues et cossues, souvent ornées d’un blason laissent supposer l’importance historique de cette municipalité. Sur la place principale, l’église San Emeterio, la deuxième étape de la ruta jugadera, se dresse fièrement à côté de la mairie. Selon la tradition, le roi devait y entrer, © 2011 Claude Bernier 29 s’agenouiller devant le retable basque, prêter serment au milieu des paroissiens réunis. Devant l’église, une grande table de pierre autour de laquelle les gens du village avaient l’habitude de se réunir pour régler les affaires courantes, occupe une place centrale. Après la visite de l’église, un petit bar attire notre attention. En apprenant que nous venons du Canada, la dame nous invite à nous asseoir, elle va nous préparer à dîner. Surpris devant tant de gentillesse, nous apprenons bientôt qu’un de ses fils vient de s’établir à Montréal. Pendant que nous prenons une bière, elle ne cesse de faire le va-et-vient entre sa cuisine et la petite terrasse où nous sommes attablés, nous bombardant de questions sur notre pays d’origine. Après les dernières salutations, nous la quittons le ventre un peu trop rempli. Heureusement, les cinq kilomètres qui nous séparent de notre gîte se parcourent sur un terrain relativement plat. Nous arrivons à Lezama vers 16 h, après trente kilomètres, en majorité, en terrains accidentés. Selon nos informations, un petit gîte de douze places devrait nous accueillir. Mais les portes sont verrouillées. Dans cette banlieue pas si lointaine de Bilbao, à peine huit kilomètres, aucun hôtel ne s’offre à notre vue. Où aller? Aucune idée! Pendant que nous tournons en rond avec nos gros sacs à dos, saint Jacques arrive. Il descend de voiture. Ce personnage que les pèlerins appellent « saint Jacques », c’est le bon samaritain qui s’arrête pour les aider, quand aucune autre solution ne semble se proposer. Donc, cet homme, dans la bonne cinquantaine, devinant que nous cherchons un gîte, s’avance vers nous. « Le gîte n’ouvre qu’à l’été, dit-il, et nous sommes en avril. Mais je connais une casa rural pas très loin d’ici. » Délaissant sa voiture, il fait quelques pas avec nous en direction d’une petite ruelle. Puis au carrefour, il nous indique la marche à suivre : ses indications précises ne nous laissent pas dans le doute. Nous le remercions et 300 m plus loin, nous arrivons devant une ancienne maison de ferme transformée en casa rural comme il nous l’avait décrite. Dès que nous entrons dans la cour, le propriétaire vient vers nous, heureux de nous accueillir. Il nous montre sa maison où tout sent le neuf : les chambres avec lits douillets, les salles de bain et la salle à manger près de l’entrée. Une salle de séjour bien éclairée donne droit à la télévision sur grand écran. Malheureusement, nous arrivons à l’improviste et une sortie est prévue à son horaire. Cependant, il met tout à notre disposition : vaisselle en porcelaine, micro-onde, lave-linge, etc. De longues cordes à l’extérieur permettent de faire sécher notre linge en toute quiétude. Une épicerie, à proximité, pourra nous fournir tout ce dont nous avons besoin pour le souper. Après la douche et la lessive, nous partons faire quelques achats. Au retour, Lise prépare la cuisson © 2011 Claude Bernier 30 du poulet, pendant que nous sirotons l’apéritif. Une soirée des plus paisibles dans un endroit de rêves. Au lever, le patron a déjà préparé le petit-déjeuner. Une douce pluie chantonne sur le toit métallique, nous invitant à bien profiter de ces derniers moments dans notre oasis. Nous quittons la casa rural bien préparés pour affronter la douche. Plutôt que de marcher sur les bas côtés d’une route rectiligne, mais achalandée, qui se dirige vers Bilbao, nous empruntons le sentier officiel qui grimpe au sommet d’une haute colline vers l’ermita de Santo Cristo, au sommet. Un chemin bien balisé que la pluie de cette nuit a rendu boueux et glissant. Nous sortons le bâton de marche de son fourreau pour garder notre équilibre. Sur la crête, ce sentier a le double mérite de nous tenir à distance des quartiers industriels et de nous faire entrer dans Bilbao par un parc bien aménagé qui sert de promenade, les jours de beaux temps. Le Monte April est couvert d’un large boisé, pelé et balayé par les vents violents de l’automne, mais au cours de l’été, il offre des sentiers propices pour le recueillement et la détente. Le dimanche et les jours de fêtes, les gens de Bilbao viennent y chercher le calme et la tranquillité. Les autorités de la ville ont toujours respecté cette montagne, car on la considère comme le poumon de la cité. À partir du stationnement du Monte April, le point le plus élevé, nous descendons littéralement vers les vieux quartiers de la ville. Nous empruntons d’abord une première série d’escaliers qui nous amène à la rue Camino Acheta, elle-même en forte pente descendante. Cette ruelle nous conduit à d’autres escaliers qui aboutissent à côté de la basilique Nuestra Señora de Begoña. Ce très haut édifice domine complètement le vieux Bilbao et sa construction remonte à la naissance de la ville, au XVe siècle. Après une visite, à la sortie, nous apercevons devant nous le Paseo Virgen de Begoña, une large rue piétonne qui descend à travers la vieille ville de Bilbao. En fait, il s’agit plutôt d’une série d’escaliers, complétés par de larges paliers. Autrefois, les visiteurs courageux qui remontaient ces escaliers à genoux étaient assurés d’obtenir des indulgences plénières à l’intérieur de la basilique. Du haut de ces escaliers, notre regard s’étend sur la majeure partie de la ville, l’ancienne et la nouvelle. Bilbao, fondée en 1300 par Don Diego Lopez de Haro, connut un essor économique dès sa fondation. Dès lors, bien des pèlerins venus en bateaux de l’Angleterre, des Flandres ou des pays nordiques, commençaient leur pèlerinage dans la basilique. La ville s’étant développée sur le flanc de la colline, en face de l’église, sur la rive droite de la rivière Nervión, l’espace vint à manquer. À partir du XVe siècle, de nouveaux bâtiments apparurent sur la rive gauche. Comme c’était la coutume, on construisit la cathédrale de saint Jacques sur la partie la plus élevée de la nouvelle agglomération. Bien avant la fondation de la © 2011 Claude Bernier 31 ville, il existait sur cet emplacement un ermita de Santiago. On remplaça la petite chapelle par un immense édifice, consacré au patron de l’Espagne. De style gothique flamboyant, avec un majestueux portique du type renaissance, cette magnifique église est toujours considérée comme l’une des plus belles du Pays basque. Fréquentée par les pèlerins de Compostelle, elle devint le point de départ de nombreux pèlerinages. Sur un côté de la cathédrale, la puerta de los peregrinos conduisait à un vaste déambulatoire où une grande statue de saint Jacques accueillait les visiteurs. Aujourd’hui, les hauts fourneaux qui avaient fait de Bilbao le centre sidérurgique de l’Espagne du XIXe siècle sont en partie disparus. Le musée Guggenheim, construit sur les anciennes installations portuaires le long de l’un des bras de la rivière Nervión, demeure un exemple de la façon intelligente et artistique de rénover les vieux quartiers industriels. Cette réalisation émerveille toutes les personnes qui s’intéressent à l’urbanisme. Malheureusement, avec nos gros sacs, jamais ne nous est venue l’idée de nous y arrêter. Nous le regarderons de loin, sans plus, en longeant un autre bras de la rivière. Arrivés au dernier palier du Paseo Virgen, nous nous arrêtons devant une carte murale de la ville, accolée à un abribus. Un homme s’approche, nous indique le meilleur trajet à suivre pour traverser la ville, tout en évitant les détours qui pourraient retarder notre marche, permettant aussi d’atteindre le port sans difficulté. En suivant ces indications, nous traversons la Plaza Santiago, la rivière Nervión sur le pont San Antón et le reste de la ville, presque en ligne droite, jusqu’à la Plaza del Sagrado Corazón, à proximité du port. De là, nous marchons le long de la rivière Nervión où une promenade est aménagée à quelques mètres du cours d’eau qui ressemble maintenant davantage à un canal. Cette longue promenade nous amène à un cul-de-sac, à cause des travaux sur le port. Encore une fois, un bon samaritain, voyant notre désarroi, vient nous montrer un escalier, caché derrière un édifice, qui monte vers une nouvelle promenade, de l’autre côté de la voie ferrée. Celle-ci, dont la construction en belles tuiles de granit n’est pas complètement terminée, va nous permettre de sortir de Bilbao, sans encombre. Ce qui nous était apparu comme un cauchemar inévitable lors de la préparation de notre chemin se transforme en une ballade très agréable. Nous rejoignons ensuite une petite route, peu achalandée, qui se dirige vers Portugalete. Au moment de quitter définitivement Bilbao, à un carrefour routier, quelques hommes âgés nous font signe de nous approcher et nous invitent à entrer dans leur « club », une salle modeste qui sert de lieu de rencontres et de réceptions. Dans un coin, une petite cuisine sert des tapas, ces « entrées » dont les Espagnols raffolent et que nous retrouvons dans tous les bars. Devinant que nous sommes des pèlerins de Compostelle, chacun veut en savoir davantage sur nous. À peine avons-nous posé le sac, les questions fusent de toutes parts, © 2011 Claude Bernier 32 les bouteilles s’ouvrent, les verres se remplissent et des tapas de tous genres rôtissent sur une plaque chauffante. Pendant que nous prenons apero et tapas, tapas et apero, la discussion s’anime et nous ne voyons pas le temps passer. Une heure plus tard, nous devons partir. Après de multiples salutations, nous quittons nos hôtes et les remercions pour leur accueil si chaleureux. Nous reprenons le sac, un peu ronds, incertains d’avoir l’énergie nécessaire pour atteindre le gîte. Heureusement, Roger garde la main ferme sur le gouvernail, nous pourrons parcourir sans inquiétude les cinq kilomètres qui nous séparent de Portugalete. La pluie a cessé et un vent frais vient de la mer, ce qui nous permet de reprendre nos esprits petit à petit. Nous arrivons dans la ville portuaire vers 16 h, sans avoir dévié de notre chemin. En face du port, près de l’église Santa Maria, un vieil hôtel porte le même nom que l’édifice religieux, et offre quelques chambres encore. Pierre et Lise vont se retrouver dans la vieille partie, avec une chambre toute décrépie, alors que nous, plus favorisés, jouirons d’une pièce rénovée récemment, avec vue sur la mer. Portugalete est considéré comme le véritable port de Bilbao. Fondée en 1322, la ville a toujours maintenu une vocation maritime. Autrefois la vieille ville était entourée de murailles pour protéger l’entrée de la rivière Nervión. Aujourd’hui les anciennes tours ont disparu. Ce qui attire notre attention, c’est le pont transporteur au-dessus de la rivière qui relie les deux rives au moyen de câbles puissants qui suspendent une passerelle métallique qui fait la navette, vingtquatre heures sur vingt-quatre, transportant passagers et voitures à plus de vingt mètres au-dessus des eaux. Cette structure métallique, inaugurée en 1883, est l’œuvre de l’ingénieur Alberto de Palacio et reprend les mêmes principes de construction que la tour Eiffel, construite à la même époque. Malgré quelques avaries durant la guerre d’Espagne, elle a été remise en fonction en 1941 après de sérieuses réparations et demeure toujours en service. Après la douche, un seul désir nous anime : trouver un endroit pour prendre une bouchée et regagner notre lit le plus rapidement possible. Sur une ruelle piétonne, derrière l’église, une pizzeria est déjà ouverte. Après le repas, nous retournons à l’hôtel sous une pluie abondante. Ce soir, rien d’autre ne nous intéresse, trop heureux de retrouver un lit chaud et un bon matelas pour dormir. Au lever, la pluie a cessé. Nous quittons l’hôtel à la recherche d’un petit bar pour déjeuner. En remontant la rue principale, après plusieurs essais infructueux, nous apercevons un bar très convenable, presque à la sortie de la ville. À la fin des dernières rues achalandées, une piste cyclable, nouvellement asphaltée, permet de sortir de la zone industrielle. Durant onze kilomètres, ce magnifique chemin peu fréquenté va nous permettre de traverser les banlieues-dortoirs. Sinueux, cheminant d’un parc à un espace ombragé, le bidegorri, c’est ainsi que © 2011 Claude Bernier 33 l’appellent les gens de la place, demeure la sortie piétonnière la mieux réussie que nous ayons rencontrée jusqu’ici. Malgré que de gros nuages menacent constamment, seules quelques gouttelettes vont nous effleurer. Plus que jamais, nous apprécions cette balade du matin au milieu des nouveaux quartiers qui poussent de chaque côté de nous comme des champignons. Le bidegorri prend fin à l’entrée de la ville de Zierbena. Plutôt que de traverser une zone urbaine, le camino emprunte un sentier qui contourne la ville et se dirige vers la playa de la Arena. À proximité de l’ermita de la Virgen del Socorro (la Vierge du Secours), une longue passerelle bleue, uniquement pour piétons, enjambe la rivière Muskiz et relie le camino à une piste élevée, sur le bord de la mer. Pendant cinq kilomètres, nous marchons sur cette promenade aménagée spécialement pour les visiteurs venus admirer les beautés du paysage. Les passerelles et les petits tunnels se succèdent dans un décor enchanteur, en flanc de falaises, alors que les vagues de l’océan viennent mourir sous nos pieds. Une magnifique balade, l’une des plus belles du chemin, met un terme à notre séjour en Pays basque. Dès que nous apercevons Ontón au fond de la vallée, nous quittons l’Euskadi pour entrer dans la Cantabrie. © 2011 Claude Bernier 34 La Cantabrie Nous entrons dans la Cantabrie en suivant le sentier piétonnier qui longe le littoral. À l’orée du village, plusieurs possibilités s’offrent à nous. En premier lieu, faire un long détour qui passe par Otañes et suivre ensuite la rivière Mioño, ce que suggère notre guide. Une deuxième possibilité, que nous conseille le livre El Camino del Norte, des éditions Everest, consiste à rejoindre la vallée de Guriezo où l’on peut marcher le long de la rivière jusqu’à la ville de Sámano. Nous préférons la troisième qui a le mérite de nous tenir plus près du rivage : l’ancienne route nationale, presque abandonnée aujourd’hui, depuis l’ouverture de l’autoroute A-8 qui draine pratiquement toute la circulation. Cependant, pour rejoindre la N-634, nous devons descendre dans le village d’Ontón, au fond de la vallée, à proximité de l’océan. La petite localité se trouve au milieu d’un dédale de routes qui semble peu la favoriser. À peine quelques maisons modernes se mêlent aux vieilles demeures ancestrales de la Cantabrie. Nous cherchons en vain un bar pour trouver à manger. Quelques affiches vieillies et rouillées tiennent bon encore sur la devanture de deux bâtiments fermés à clé. Une vieille dame, témoin de notre déception, s’avance vers nous et nous conseille de chercher plutôt vers la gazolineria à la sortie de l’autoroute, au sommet de la colline. Nous remontons de l’autre côté de la vallée à travers des routes qui se croisent en direction de la A-8. De fait, un poste d’essence offre de la gazoline, de l’huile à moteur et aussi divers produits que l’on retrouve généralement dans une petite épicerie. Un centre de dépannage, ou si vous préférez, un dépanneur comme nous les connaissons chez nous. Dans la partie réfrigérée, nous mettons la main sur des sandwiches qui satisferont à coup sûr notre faim. De l’autre côté de la route, un abribus, laissé à l’abandon, va nous protéger contre le vent frais qui vient de la mer et de la pluie qui menace sous forme de gros nuages noirs. Juste à côté, des toilettes sont fermées avec de lourds verrous à chacune des portes. Un pèlerin n’est pas exigeant. Ce que nous ne pouvons pas laisser dedans, nous l’abandonnerons parmi les grandes herbes, loin des regards indiscrets, derrière les bâtiments. Après la dégustation de notre bocadillo, nous irons y faire une visite, à tour de rôle, laissant ce seul souvenir au petit village. Cette route nationale, peu fréquentée, s’amuse à suivre tous les dénivelés et les méandres du terrain le long de cette côte découpée en dents de scie, évitant les collines trop escarpées et les rivières en crue. Elle croise l’autoroute à maintes reprises que nous traversons dans de petits tunnels aménagés pour les travailleurs agricoles. Quand le bitume s’approche du rivage, nos yeux se portent comme par un aimant vers la mer. Un plaisir toujours renouvelé de suivre le ressac des vagues, d’entendre l’éclat de l’eau sur les rochers et de sentir l’air salin, pendant que les nuages au-dessus de nos têtes retiennent leur trop-plein © 2011 Claude Bernier 35 d’humidité, qu’ils déversent sur les montagnes à notre gauche. Juste avant de traverser le pont sur la rivière Mioño, nous retrouvons le sentier officiel qui serpente le long de la côte à l’approche de Castro Urdiales. Cette étape trop longue de trente-cinq kilomètres, nous l’avons réduite à vingt-neuf en passant par la N-634. Nous arrivons à la ville après une bonne marche, sous un vent frais. La pluie qui nous menaçait ce matin s’est retenue toute la journée. La ville de Castro Urdiales s’étend à perte de vue le long de la côte. Nous nous rendons d’abord auprès de la police locale, la Guardia Civil, pour obtenir les clés du gîte. Les bureaux administratifs, de même que la mairie, la cathédrale et les ruines romaines sont situés au cœur de la vieille ville, sur un promontoire qui s’avance dans la mer. Là, chez la Guardia Civil, un policier nous enregistre, estampille nos credenciales et nous confirme qu’un autre policier va venir nous ouvrir les portes du gîte. Il suffit de longer la baie au complet en suivant le paseo Amestoy et à son extrémité, nous verrons la petite maison jaune à notre gauche. Un simple vingt minutes de marche après nos vingt-neuf kilomètres. Un vrai charme, cette baie! La région de Castro Urdiales connaît une longue histoire. Cette large baie en hémicycle, protégée par une presqu’île rocheuse qui fait quelques pas vers l’océan, offre un port accueillant pour de petites embarcations, car les alluvions venues des montagnes, à proximité, ont rendu les eaux peu profondes. Les Romains construisirent sur le promontoire une forteresse qui donna son nom à la ville. Ils exploitèrent également un gisement de fer au pied des montagnes et la colonie prit le nom de Flaviobriga. Au Moyen Âge, Castro Urdiales est considérée comme égale aux trois autres grandes villes portuaires de la Cantabrie : Laredo, Santader et San Vicente de la Barquera. On les appelait alors Las Cuatro Villas de la Costa. Ces villes sont renommées pour la pêche en haute mer et pour le commerce avec les Flandres. Deux édifices règnent en maître au-dessus du promontoire : l’église Santa Maria de Asunción et le château phare, construit sur les fondations de l’ancienne forteresse romaine, qui sert de repère, maintenant, pour les embarcations qui entrent dans la baie. Au XVe siècle, la ville fut durement frappée par des invasions et des épidémies. Et les armées françaises de Napoléon lui donnèrent son coup de grâce, en 1813, pour avoir refusé de se soumettre au gouvernement central, imposé par l’Empereur. Aujourd’hui, la ville renaît, grâce aux touristes qui envahissent ses plages et son port de mer qui accueille des centaines de petits et grands voiliers. Arrivés aux portes du gîte, une petite maison à côté du centre sportif spécialement réservée pour les pèlerins, nous nous assoyons sur les marches, alors que la pluie menace dangereusement. Heureusement, les deux policiers descendent de voiture au moment où les premières gouttes se mettent à tomber. Nous évitons le déluge de justesse. © 2011 Claude Bernier 36 Être patient fait partie de la vie du pèlerin. Ne pas bousculer les gens qui nous aident exige de la discipline que chaque personne doit s’imposer. Alors que le touriste récrimine, que le visiteur rouspète, le pèlerin se tient coi, espérant la gentillesse de ceux qui nous accueillent. Un précepte plus facile à dire qu’à suivre. Ce soir, nous serons huit dans le gîte : nous quatre, plus un couple de Français avec qui nous aurons le plaisir de partager, et deux autres pèlerins, un Espagnol et un Italien, tous deux peu communicatifs. Dès que l’orage cesse, nous nous empressons de descendre en ville pour acheter le souper et nous revenons aussitôt, car une autre tempête approche. Grâce aux bons soins de Lise, nous nous préparons une bonne bouffe où le liquide et le solide font progressivement disparaître les souffrances de la journée. Nous nous endormons en écoutant chanter la pluie sur le toit d’ardoises audessus de nos têtes. Au lever, la pluie a simplement diminué. Nous prenons le petit-déjeuner sur place avant de reprendre le sac, sachant qu’il faudra s’habiller d’une façon à se protéger de l’intempérie. Pendant que nous sommes tous à table, j’interviens au milieu de la conversation entre l’Italien et l’Espagnol. D’abord surpris, ils sont étonnés que nous puissions parler espagnol tous les quatre. À partir de ce moment, à chaque fois que nos pas se croiseront, ces deux pèlerins nous adresseront quelques mots. À la sortie de la ville, un petit sentier court le long de la plage, parallèle à la N634 et à l’autoroute, un peu plus à l’intérieur des terres. La pluie a rendu ce chemin boueux et glissant. Il n’en faut pas davantage pour nous convaincre de revenir sur le bas-côté de la route nationale. Après la longue étape d’hier, notre intention première était de nous arrêter après dix-huit kilomètres au petit gîte de Portarrón, peu après Ilarés. Plusieurs pèlerins nous avaient vanté les mérites de cet établissement dans un endroit enchanteur. Il est à peine 11 h 30 quand nous y arrivons. Il est vrai que le gîte semble très accueillant, sur le bord de la rivière Guriezo. Mais la pluie vient à peine de cesser. La boue et de grandes flaques d’eau entourent le bâtiment. Comment allons-nous occuper notre après-midi, dans cet endroit isolé? Après une brève discussion, nous décidons de poursuivre jusqu’à Liendo où il est possible de dormir dans une ancienne école primaire. Au premier bar, nous nous arrêtons pour un café et un petit pain que nous mangerons sur le bord du chemin, un peu plus tard. Pour la première fois, nous rencontrons Michel de Paris, un des organisateurs du projet Compostelle 2 000, venu lui aussi se faire préparer un bocadillo. Nous aurons l’occasion de nous revoir au cours des prochains jours. Les premiers rayons de soleil apparaissent et nous donnent le goût d’avancer. © 2011 Claude Bernier 37 Cette deuxième partie de la journée se déroule dans la joie de marcher. Une petite route vallonne dans un décor rustique où règne la paix et la tranquillité. Nous traversons des prairies hérissées de roches karstiques où paissent moutons et brebis. À une croisée de chemins campagnards, des tables de piquenique attendent les pèlerins. Nous savourons lentement notre casse-croute sans qu’aucune voiture ne vienne perturber la douceur des lieux. Seul un pèlerin autrichien s’arrête pour nous dire deux mots en anglais, avant de poursuivre son chemin devant nous. Nous reprenons le sac avec gaieté, additionnant les kilomètres sans trop nous en rendre compte. En traversant la ville de Liendo, nous nous arrêtons un instant devant la petite école qui pourrait nous servir de gîte. Son apparence n’est guère invitante. La pauvre, elle semble abandonnée au milieu d’un quartier industriel. Rien de très alléchant pour un pèlerin. L’idée de poursuivre s’impose d’elle-même. Nous reprenons le sac en direction de Laredo. En sortant de la ville, un homme âgé s’approche de nous. Dans un espagnol difficile à comprendre, il nous conseille de ne pas suivre le sentier officiel qui s’enfonce dans les terres, mais plutôt d’emprunter celui qui longe le littoral. Très peu balisé, nous dit-il, mais fort agréable à parcourir. Surtout, il nous évite de faire le long détour par la ville de Tarrueza, coincée dans un labyrinthe de chemins qui partent dans toutes les directions. Au début, ses conseils nous paraissent judicieux, mais bientôt nous perdons les balises de vue et nous devons nous débrouiller avec nos propres intuitions. Un semblant de sentier nous conduit à travers des champs où quelques taureaux, à la physionomie peu engageante, nous lancent des regards qui nous tiennent sur nos gardes. La pauvre ermita San Blas, égarée au milieu du pâturage, nous paraît un bien piètre refuge en cas de danger. Quand enfin une barrière se présente, nous séparant des bêtes à cornes, nous laissons jaillir un soupir de soulagement. Cette fois, un sentier plus convaincant se dirige en droite ligne vers la grande ville de Laredo que nous apercevons devant nous. Ce petit chemin goudronné, au sommet de la colline, nous amène directement à des escaliers qui descendent vers un grand édifice. Il s’agit en effet du couvent de Las Madres trinitarias del Convento de San Francisco (les Mères trinitaires du couvent de saint François) où Sœur Teresa, une religieuse cloîtrée, nous accueille avec gentillesse et discrétion. Nous dormirons sur place, alors que Pierre et Lise s’installent plutôt dans le couvent en face, de l’autre côté de la rue, où une autre communauté ouvre ses portes aux pèlerins. Quand nous déposons le sac dans la chambre pour quatre personnes, que la religieuse vient nous présenter, nous savons que nous venons de compléter trente-sept kilomètres, la plus longue distance parcourue sur ce chemin côtier. © 2011 Claude Bernier 38 Laredo est une belle et grande ville avec ses nombreux hôtels, sa plage immense et sablonneuse qui couvre toute la baie en forme de demi-lune. Sur la colline, avant de descendre les escaliers, nous nous sommes arrêtés pour admirer le paysage. De ce point de vue exceptionnel, notre regard couvrait entièrement l’agglomération, l’ensemble des habitations, le bras de mer et le port de Santoña, à l’horizon. Cependant, les lieux touristiques attirent peu le pèlerin qui préfère marcher en solitaire sur des sentiers paisibles et éloignés des bruits des grandes villes. À notre arrivée, le soleil perce les nuages, mais une ligne sombre au-dessus de la mer laisse présager la tempête. Notre visite de la ville se limitera au vieux quartier, au pied de la colline, qui encercle les deux couvents. La vieille ville est composée principalement de six rues, assez étroites, qui forment un habitat tassé et ombragé : tours, maisons blasonnées, portes de la ville et fontaine constituent un tout compact qui a peu changé au cours des siècles. Le couvent San Francisco, bâti en flanc de colline par les frères franciscains, qui ont œuvré durant les épidémies, est le plus imposant édifice après l’église Nuestra Señora de la Asunción, juste à côté. Celle-ci possède un magnifique retable près duquel une grande statue de saint Jacques occupe une place de choix. Après la douche et un minimum de lessive, car le couvent n’offre aucun endroit pour faire sécher le linge, nous descendons en ville pour l’apéritif et le souper. De gros nuages noirs couvrent déjà le ciel, nous obligeant à rester aux aguets prêts à retraiter à proximité du gîte. À deux pas de l’entrée du couvent, un bar peut combler nos besoins. Durant le repas, trois pèlerins hollandais, deux femmes et un homme viennent nous saluer, ayant observé que nous étions pèlerins. Nous revenons chez les Mères trinitaires sous une pluie torrentielle. Bercés par le chant de la pluie qui ruisselle sur notre fenêtre, nous connaissons une excellente nuit. À 7 h 30 du matin, nous descendons pour rejoindre Pierre et Lise qui nous attendent dans le portique. Il pleut toujours, mais nous sommes prêts à nous glisser sous la douche, revêtus d’un léger poncho qui couvre le sac et le pèlerin. Une très belle promenade longe la baie de Laredo, passant devant de riches hôtels qui contemplent la mer. Pendant quarante minutes, nous avançons sur les dalles de granit, souvent ensablées, le regard tourné vers la mer. Malheureusement, la pluie fine et le brouillard ne nous permettent pas d’apprécier la beauté du paysage à sa juste valeur. À la Pointe de Laredo, en face de la Riá de Treto, un large estuaire qui s’enfonce dans les terres, nous devons attendre sur la plage sablonneuse qu’une navette vienne nous chercher. Quand nous devenons suffisamment nombreux, une embarcation se détache du port de Santoña, en face de nous, et s’approche en © 2011 Claude Bernier 39 notre direction. Une ballade en bateau de cinq minutes sans grand intérêt, mais absolument nécessaire pour rejoindre la rive gauche. Santoña est une vieille cité maritime, entièrement tournée vers la mer. Encore aujourd’hui, les navires de pêche partent au loin et les conserveries de thon sont réputées à travers toute l’Espagne. Selon la légende, la nef Santa Maria, le vaisseau amiral de Christophe Colomb, propriété de Juan de la Costa, aurait été construite dans le port de Santoña. Le propriétaire du navire qui accompagnait le découvreur de l’Amérique serait revenu dans sa ville natale en l’an 1500, avec une mappemonde qui allait révolutionner la géographie de l’époque. Un énorme monument, sur la place centrale, face à la baie, le représente avec son globe terrestre. Là aussi, un promontoire s’enfonce vers la mer sur lequel on peut observer trois forts. Les deux premiers, San Martin et San Carlos, auraient été érigés au XVIIe siècle, alors que le troisième daterait de l’époque de Napoléon. Un peu en retrait, l’église Santa Maria del Puerto est dédiée à tous les marins qui partent en haute mer. Dans une chapelle latérale, un saint Roch, en habit de pèlerin, rappelle que plusieurs personnes, venues de France ou d’Angleterre, commençaient ici leur pèlerinage. Ce matin, nous sommes une bonne douzaine de pèlerins à descendre de l’embarcation. D’où viennent les autres? Une question difficile à élucider. Parmi eux, nous reconnaissons Michel que nous avons rencontré hier, ainsi que l’Italien et l’Espagnol de Castro Urdiales. Quant aux nouveaux, le pèlerin ne pose pas de questions, il salue, serre des mains et continue son chemin. Il n’est pas facile de trouver ses repères dans une grande ville. Nous avançons vers la pointe où le sentier semble commencer. En traversant les ruelles, nous restons à l’affût, car nos provisions manquent. Trouver le dîner avant de quitter la ville est essentiel. Heureusement, une petite épicerie a déjà ouvert ses portes. Une dame, reconnaissant en nous des pèlerins, s’offre pour nous préparer un sandwich. Nous quittons les lieux avec tout ce qui nous convient pour la journée. Plusieurs chemins relient Santoña à Santander, une longue étape de quarante kilomètres que nous espérons pouvoir scinder en deux. Pour cela, nous empruntons le chemin le plus au nord qui passe par le village de Güemes où un gîte est tenu par un prêtre voyageur, Don Ernesto. Nous quittons Santoña par une petite route qui contourne la ville et se dirige vers la Playa de Barria. En cette fin d’avril, par ce temps frais et pluvieux, nous marchons à proximité d’une plage déserte sans être importunés par les touristes. Près de l’église consacrée à la Virgen del Puerto, un deuxième monument représente Juan de la Costa, une lunette d’approche à la main, scrutant l’horizon. Dépassée la plage, nous poursuivons sur un sentier sablonneux à travers des paysages lacustres. © 2011 Claude Bernier 40 À l’entrée du village d’Argoños, un trottoir traverse la petite agglomération et rejoint une route en direction de Camino del Portillo. Ce chemin goudronné serpente à travers des champs et des prairies où des troupeaux de moutons paissent paisiblement sur des collines qui regardent la mer. Le tracé suit des chemins de campagne où les balises se font rares. Roger, l’œil averti, le guide à la main, marche devant nous avec confiance et sérénité. Un sentier calme et silencieux qui met derrière nous les bruits de la ville du début de la journée. Le temps demeure gris, mais seules quelques gouttelettes viennent assombrir nos espoirs de beau temps. Nous arrivons vers midi à la Torre de Venero où une aire de pique-nique nous accueille à deux pas de la vieille tour, en ruines, qui servait jadis à surveiller les baleines qui s’approchaient de la rive. Après le dîner, nous traversons le village de San Miguel de Meruelo et tournons à droite vers Ajo. De retour en rase campagne, nous franchissons le pont médiéval de Salorga sur le Rio Campiazo. Au sommet d’une colline, un monastère d’une taille imposante, la colegiata Santa Maria de Bareyo veille sur la région. Pressés de rejoindre le gîte avant l’arrivée de l’orage qui menace au loin, nous accélérons le pas plutôt que de nous arrêter pour visiter les lieux. Peu après, à une intersection, nous entrons dans un bar pour demander notre chemin. Le jeune homme derrière le comptoir met un frein à une conversation très animée avec des amis, sort dehors et nous indique de la main le chemin à suivre pour atteindre la grande maison blanche, en flanc de colline, le gîte de Don Ernesto. En moins d’un kilomètre, nous franchissons la barrière de bois en face de l’albergue. Plusieurs pèlerins se sont déjà installés, mais quelques places restent encore disponibles. Une demi-heure plus tard, le prêtre devra déclarer complet et refouler les nouveaux arrivants vers une autre maison, à quelques cent mètres de son propre gîte. L’accueil est très chaleureux, malgré l’absence momentanée du prêtre. Nous nous installons sans plus tarder. Comme l’orage semble vouloir passer au loin, nous en profitons pour faire une importante lessive, les nombreuses cordes tendues à l’extérieur permettant de faire sécher facilement le linge. Comme toute menace de pluie a disparu, nous revenons vers le bar pour quelques achats et prendre l’apéritif habituel. Mais le temps change si vite… Soudain, nous apercevons l’orage qui approche. Nous repartons vers le gîte à grandes enjambées. Hélas! Nous avions mal calculé la distance. Nous arrivons au gîte en plein déluge, trempé comme une vadrouille. Des pèlerins, témoins de notre mésaventure, ont mis notre linge à sécher en lieux sûrs. Comme je dispose de plusieurs pièces de rechange, je peux mettre du linge sec pour le souper. D’autres pèlerins n’ont pas cette chance. Le feu allumé dans la cheminée du salon devient très populaire. Et faute de cordes, le séchage se fera d’une autre façon. Cependant, dans le dortoir, l’humidité s’est installée, loin de toute source de chaleur qui pourrait sécher les objets qui s’y trouvent. © 2011 Claude Bernier 41 Le gîte de Don Ernesto comprend une grande maison de deux étages à laquelle s’ajoutent deux ailes latérales, l’une servant de résidence au prêtre, l’autre consiste en un dortoir de vingt-quatre places, avec toilettes et douches, pour les pèlerins. Au rez-de-chaussée, un salon et une salle à manger permettent d’accueillir les visiteurs, alors qu’à l’étage, une grande salle fait office de musée. On y retrouve une bibliothèque avec bon nombre de livres de voyage, des cartes de toutes sortes et surtout beaucoup d’information sur la région, spécialement sur les Picos d’Europa, ces hautes montagnes aux neiges éternelles, à quelques dizaines de kilomètres de la maison. Don Ernesto, surnommé le prêtre voyageur, a parcouru la majorité des pays de l’Amérique du Sud et certaines régions de l’Asie. De nombreuses photos en font foi. Depuis plusieurs années, ses projets fleurissent en Amérique latine. Des livres étalés sur des tables en sont un témoignage très concret. Des cartes et des illustrations très variées expliquent une bonne partie de ses activités. Au souper, réunis autour d’une même table, une soupe paysanne fume devant nous, préparée par un des amis du prêtre. D’autres visiteurs se sont joints aux pèlerins et nous avons l’occasion de partager nos souvenirs des chemins de Compostelle, chacun se faisant un plaisir de raconter des anecdotes vécues. Une rencontre que tous les pèlerins apprécient pour son partage et sa simplicité. De tels échanges sont rares sur le Camino del Norte et assurément personne n’oubliera son passage à Güemes. À la fin du repas, Don Ernesto nous invite à nous réunir au salon. Durant une bonne heure, il nous explique les raisons qui l’ont motivé à mettre sur pied ce gîte pour pèlerins, un lieu pour dormir, mais surtout pour partager et pour s’ouvrir sur le monde. La maison appartient à sa famille. Mais à sa mort, tous ses biens seront envoyés à la mission qu’il a fondée au Guatemala. Le retour au dortoir ne soulève pas le même enthousiasme. Le local, trop exigu, ouvert au vent et à la pluie, fait disparaître tout le charme de la soirée. Après une nuit difficile, le réveil n’est guère plus rose. Nous remplissons nos sacs avec des vêtements encore humides qui sentent le pèlerin, avant de nous diriger vers la salle à manger où nous attend un petit-déjeuner copieux et savoureux. Nous nous serrons les coudes et nous nous souhaitons un bon chemin, espérant que l’averse s’arrête au cours de la matinée. Nos vœux ne se réaliseront pas, car la pluie s’est installée pour la journée. Désertant les sentiers trop boueux, tout l’avant-midi, nous avançons péniblement le long d’une route achalandée, arrosés par la pluie poussée par des vents forts et éclaboussés par les voitures qui passent sans arrêt. Nous marchons avec obstination, la tête inclinée, animés par le seul désir d’arriver le plus rapidement au port. À 10h30, nous entrons dans Somo, à la recherche du quai où doit arriver © 2011 Claude Bernier 42 la navette qui va nous conduire à Santander. Comme nous sommes un dimanche, le seul bar disponible est fermé et n’ouvre ses portes qu’à 13 h. Pendant une demi-heure, nous espérons la navette, collés au mur du bar pour nous protéger de la pluie, grelottant et dégoulinant de toutes parts. Dès son arrivée, la navette se remplit comme un œuf, bien des gens de la place voulant se rendre en ville en ce jour de fête. La traversée sur l’embarcation remplie à pleine capacité dure vingt-cinq minutes. Serrés comme des sardines dans ce petit bateau dont les fenêtres sont rendues opaques par l’humidité, nous attendons patiemment de toucher le sol. Sur le quai, une carte murale nous renseigne sur le chemin à suivre pour atteindre le gîte par le plus court chemin. Nous arrivons haletants devant une porte verrouillée, le gîte n’ouvre qu’à 15 h. Comment occuper ces trois heures d’attente? Des gens entrent dans la cathédrale pour la messe de midi. Nous y serons au moins à l’abri. Pendant que de bons chrétiens à côté de nous prient, chantent et se recueillent, nous grelottons et claquons bruyamment des dents, incapables de nous réchauffer. À la sortie, un pèlerin espagnol qui a fait la traversée avec nous affirme connaître un bon restaurant pas trop cher. Nous marchons derrière lui sous la pluie durant quinze minutes. Arrivés à son établissement, nous constatons que d’autres personnes connaissaient aussi les lieux. Nous devons nous asseoir aux seules places disponibles, c’est-à-dire près d’une entrée qui donne sur une terrasse, ouverte à tous les vents. Dans cet air glacial, nous commandons une soupe chaude qui, espérons-le, ne refroidira pas trop en cours de route. Après celle-ci, le patron accepte de nous préparer un sandwich que nous faisons accompagner d’une bonne bouteille de rouge. Il faut bien trouver un moyen de se réchauffer. À 14 h 30, nous nous retrouvons devant le gîte en train de faire la queue pour espérer obtenir une place. Hélas! Plus de trente personnes veulent entrer, alors qu’il n’y a que vingt places. L’hospitalier essaie de séparer les vrais pèlerins de ceux qui prétendent en être. S’en suit une grande confusion et l’action de l’hospitalero tourne au vinaigre. De gros mots fusent, certains ne retenant plus les effusions de leur colère devant le fait d’être évincés. Ayant perdu tout contrôle, le jeune homme ouvre quand même la porte au milieu du plus grand désordre et s’empresse d’aller se réfugier dans son bureau. Refusant de nous inscrire, il ferme la porte de sa chambre en espérant que le calme se rétablisse. Pendant ce temps, nous réussissons à mettre la main sur un lit, derrière une porte, l’endroit le plus éloigné de la tempête. Quand le brouhaha s’apaise, nous nous dirigeons vers le bureau de l’hospitalier qui accepte de nous inscrire, sans dire un mot. Les formalités remplies, la douche prise, nous quittons les lieux pour respirer à l’aise. Près du quai, en face de la baie, une petite terrasse vient d’ouvrir ses portes et installe des pare-soleil. Nous nous y assoyons pendant que les premiers rayons se faufilent entre les nuages. © 2011 Claude Bernier 43 De cette terrasse, notre regard s’étend sur l’ensemble de la baie de Santander et sur les principaux édifices construits à proximité de la rive. La ville a connu un incendie majeur en 1941 qui a détruit bien des traces du passé. Les habitants se sont empressés de reconstruire, sans respecter les éléments qui en faisaient le charme. C’est donc dire que la cité a des airs de vie moderne et les souvenirs du passé ne sont pas toujours visibles à un œil peu averti. En face de nous, deux ensembles retiennent notre attention. El Palacio de Magdalena et ses dépendances dominent complètement la baie. Cet ancien palais royal, dont les fondations remontent à une ancienne forteresse médiévale, construite sur une élévation rocheuse qui baigne dans la mer, est aujourd’hui le siège de l’Université Internationale Menendez Pelayo. À droite, à deux cents mètres de la plage, l’imposante cathédrale où nous avons assisté à la messe, ce midi, ne peut être ignorée. Avec tous les édifices qui l’entourent, elle couvre un espace impressionnant qui attire le regard. Cette grande église, construite au XIIIe siècle, a reçu plusieurs ajouts qui en font aujourd’hui un monument que l’on pourrait qualifier d'« énorme ». D’abord, au cours des siècles suivants, sont venus s’ajouter plusieurs chapelles latérales, un grand monastère, un hospital pour les pèlerins et une église de Santiago. Durant de nombreuses années, le gouvernement civil s’était même réservé un espace dans une partie de ces locaux pour ses délibérations. À n’en pas douter, la ville ancienne s’est bâtie à l’ombre de la cathédrale. Comme le beau temps s’installe, nous en profitons pour déambuler dans les ruelles pittoresques de la vieille ville. Après cette journée marquée par la pluie, nous espérons trouver un endroit paisible pour souper. Par chance, nous repérons une pizzeria qui accepte de nous servir une pizza dès 20 h. Nous y reviendrons pour prendre enfin un bon repas. De retour au gîte, des pèlerins nous informent que l’hospitalero fait de longs séjours au bar, juste à côté, partageant son temps entre la buvette et l’aide aux visiteurs. Ce que nous pourrons constater lors de notre retour du restaurant à 21 h. Ne pouvant entrer, le local étant fermé à clé, nous descendons au bar où nous trouvons l’hospitalier. Devant notre demande, il prend le temps de vider son verre avant de venir nous ouvrir la porte. Nous remarquons qu’il a sans doute voulu noyer sa triste aventure de cet après-midi et qu’il est en train de sombrer. Nous l’aidons à monter les escaliers, ouvrir la porte et regagner sa chambre. Nous ne le reverrons plus. Peut-être dort-il encore? Dans cet albergue, même les lits superposés manifestent leur mauvais caractère. Au moindre mouvement, ils grincent et craquent de toutes parts. Serrés de tous les côtés, ennuyés par l’humidité qui suinte des vêtements mouillés accrochés aux sommiers, nous connaissons une nuit à dormir debout. Aussi, au petit matin, les pèlerins s’empressent de plier bagages, heureux de quitter le plus rapidement possible. © 2011 Claude Bernier 44 Depuis quelques jours, Pierre et Lise nous ont informés qu’ils allaient nous quitter à Santander. Pierre attend son frère qui a marché devant nous, trois semaines plus tôt. Il revient de Santiago avec sa femme et doit s’arrêter ici au cours de la journée. Nous allons déjeuner ensemble et faisons nos adieux, espérant nous revoir à Compostelle avant notre départ. Pour la première fois, depuis notre arrivée en Espagne, nous reprenons le chemin sans eux, car ils marchaient avec nous depuis Irún. La sortie de Santander n’est pas vraiment agréable. Comme toutes les grandes villes industrielles, les banlieues se prolongent sans fin. Pour éviter de suivre la route nationale et, en parallèle, l’autoroute, nous prenons un chemin peu éloigné de la côte qui traverse les petits villages de San Roman, Boo de Pelagos et Liences. Mais sur cette route élevée, sans protection, le vent fort et la pluie s’en donnent à cœur joie. Le pauvre pèlerin avance tête baissée contre vent et marée. Nous devons payer le prix de notre isolement. Ainsi exposés aux éléments déchaînés, nous marchons en solitaire, toute trace des autres pèlerins ayant disparu. Se seraient-ils envolés, ces nombreux compagnons d’infortune qui faisaient la file, hier, devant l’albergue? Sont-ils en train fuir les intempéries, de marcher au-dessus des nuages? Ce Camino del Norte est décidément rempli de mystères! Rendues à Santiago, quelques semaines plus tard, les dames hollandaises vont lever le voile sur cette situation inexpliquée. Selon elles, plusieurs pèlerins, en ce lundi matin pluvieux, déçus de l’accueil reçu sur ce chemin peu fréquenté, ont simplement pris l’autobus pour rejoindre le Camino francés, qu’ils ont terminé en leur compagnie. De fait, par la suite, nous n’avons plus jamais rencontré ces pèlerins d’un soir, sauf Pierre et Lise, qui marchaient avec nous depuis notre arrivée en Espagne. Ainsi, après quelques kilomètres, nous cessons de jeter un regard derrière nous, sachant que désormais nous serons seuls à poursuivre notre chemin. En fin d’avant-midi, la pluie se fait intermittente, ce qui nous permet de nous asseoir sur des bancs humides à l’entrée du village d’Arce pour grignoter quelques provisions. Dès que la pluie reprend, nous nous levons, à la recherche d’un gîte. Dans cette agglomération où des quartiers entiers sont en chantier, impossible d’obtenir des informations. Même les habitants du coin ne reconnaissent plus les rues de leur patelin. Nous entrons dans le premier bar rencontré, rempli à pleine capacité. Dans un coin, n’ayant même pas une chaise pour nous asseoir, nous commandons une bière. À la dame venue nous porter un verre, nous expliquons notre situation au milieu des éclats de voix et des rires des buveurs attablés. Cette aimable personne téléphone à la propriétaire du gîte La Posada La linea et vient nous confirmer que nous sommes attendus. Ses explications concernant le chemin pour s’y rendre sont précises, mais il faut plus d’un kilomètre en revenant sur nos pas pour trouver la maison en question. Cette fois, nous ne sommes nullement déçus. Cette dame espagnole qui a vécu de nombreuses années de © 2011 Claude Bernier 45 l’autre côté des Pyrénées, nous réserve un accueil des plus chaleureux. Elle met à notre disposition une grande chambre avec salle de bain pour un prix modique. Malheureusement, son mari est parti ce matin avec la voiture, elle ne pourra pas nous préparer à souper. Mais qu’importe! Le soir venu, nous devrons parcourir trois kilomètres pour trouver une table champêtre à La Casa de Sextein où, là aussi, nous sommes accueillis comme des invités. En ce lundi soir, le 30 avril, nous revenons à la pension sous un ciel étoilé, heureux de notre journée. Au lever, la maîtresse de maison nous a préparé un petit-déjeuner plein de fantaisies qu’elle prend avec nous. La conversation se prolonge. Nous sommes peu enclins à vouloir quitter cette maison qui verse un baume sur nos difficultés des derniers jours. En quittant La Posada, un soleil radieux se lève à l’horizon. Au coin de la rue, nous nous arrêtons pour prendre une photo de cet endroit qui laisse en nous de beaux souvenirs. Nous reprenons pour la cinquième fois la petite route au pied de la colline, qui va nous conduire de nouveau au pont médiéval d’Arce, au milieu des plantes grimpantes et des quenouilles où les flèches jaunes nous confirment que nous sommes bien sur le chemin officiel. Autrefois, la traversée du Rio Mogro posait bien des problèmes aux anciens pèlerins qui devaient négocier avec des passeurs la façon la plus économique de franchir le cours d’eau. À la fin du Moyen Âge, la construction du pont d’Arce a réglé la question des passeurs, mais exigeait de faire un long détour. Aujourd’hui, le train qui passe sur le pont de fer et l’autobus qui roule sur l’autoroute A-8, permettent de prendre un raccourci, grâce aux véhicules motorisés, mais demeure interdit aux piétons. Inutile d’échafauder un raisonnement sophistiqué pour reconnaître la réaction de la plupart des pèlerins de Santander, en ce matin frais et pluvieux… Fidèles à nos convictions de pèlerins qui usent leurs semelles de bottines sur les routes, nous ne prendrons aucun de ces moyens de transport qui auraient pu nous faire économiser des pas, mais auraient écorché nos exigences. À la sortie du pont, le sentier suit le Rio Mongro quelque temps avant de s’enfoncer dans les terres en direction de Cudón sur un chemin herbeux qui mouille les pieds et monte vers l’ermita de la Virgen del Monte, au sommet d’une colline. Puis, de nouveau sur le goudron, le camino se dirige vers le village de Mogro qui comprend seulement une petite église et quelques habitations. De cet endroit, notre vue se prolonge vers la mer où des vaguelettes moutonnent vers le rivage. Au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans la campagne, l’océan s’éloigne de notre regard, remplacé par de vastes prairies, agrémentées par de vertes collines où paissent de paisibles troupeaux de moutons. La belle température nous ranime et nous avançons allègrement au milieu de grandes fermes ancestrales. En flanc de collines, les vergers en fleurs ressemblent à de vastes bouquets d’ouate, éparpillés dans la campagne. © 2011 Claude Bernier 46 En entrant dans la ville de Cudón, un bar vient d’ouvrir ses portes. Sur le comptoir, la dame a disposé de petites tortillas, préparées le matin, composées d’œufs, de pommes de terre et de chorizo. Quoi de mieux pour dîner? Nous en glissons chacun deux dans notre sac, espérant un endroit tranquille pour les manger. Quatre kilomètres plus loin, à un carrefour de routes, le camino bute sur de grosses canalisations de la compagnie Solvay qui amènent des produits chimiques à la gare ou au port de Requejada. Durant cinq kilomètres, nous marchons sur le sentier gravillonné qui longe les canalisations. Une descente bien paisible vers le Rio Saja. À mi-parcours, seuls sur ce sentier, nous déposons le sac pour le dîner. Assis sur les énormes tuyaux, nous dégustons en toute sérénité nos excellentes tortillas, nullement incommodés par les cheminées de l’usine Solvay, qui fument dans un ciel sans nuages. Les canalisations nous amènent directement à la ville de Requejada où nous entrons par le quartier industriel. Rien de très gai, car les installations, abandonnées depuis belle lurette, s’étalent en vrac, rongées par la rouille et envahies par des broussailles. Au milieu de ces ruines, nous zigzaguons pour atteindre une rue carrossable. Au premier bar, nous nous assoyons pour un café pris rapidement, car il nous reste encore trois heures de marche. Le camino poursuit le long de la voie ferrée avant de traverser le pont au-dessus du Rio Saja. Nous quittons sans regret cette ville salle et industrielle pour retrouver la campagne verdoyante. Une petite route monte vers le village de Complengo, une étape vers Santillana del Mar où nous espérons trouver un gîte. Les paysages autour de nous, inondés de soleil, éclatent de verdure. Ici et là, de larges taches blanches nous obligent à fixer le regard pour déterminer s’il s’agit bien de vergers en fleurs ou de larges troupeaux de moutons. Devant moi, mon compagnon Roger a accéléré le pas, alors que je traîne derrière, désireux de savourer au maximum ces moments de bonheur. En pleine euphorie, j’aperçois pour la première fois le village de Santillana del Mar, au creux de la vallée. Roger s’est arrêté au sommet de la colline, m’indiquant avec son bâton la colegiata de Santa Juliana, gorgée de soleil en cet après-midi radieux. Jean-Paul Sartre disait de ce village qu’il était le plus beau d’Espagne. Dès le Xe siècle, des moines vinrent s’établir ici, apportant les reliques de Santa Juliana, martyrisée sur les ordres de son mari. De nouvelles constructions s’élevèrent tout autour du monastère, constituant un village qui a peu changé au cours des âges. Aujourd’hui, plusieurs visiteurs affluent et s’émerveillent devant © 2011 Claude Bernier 47 ces maisons fleuries, souvent ouvragées, qui conservent un cachet ancien. Même le surprenant musée de l’inquisition rappelle une triste époque de la vie espagnole et retient encore l’attention des étrangers avec ses instruments de torture et ses méthodes barbares, autrefois célèbres. Nous traversons le village à la recherche d’un gîte. À son extrémité, incertain du chemin à suivre, nous nous arrêtons pour une bière froide. Le jeune homme nous explique que nous sommes sur la bonne voie et qu’à moins de trois cents mètres, nous allons apercevoir La Posada de Castio, voisine de l’autre maison qui accueille aussi des pèlerins, La Posada Carmen. Une dame âgée nous ouvre la porte de la première, toute heureuse de recevoir des pèlerins. Cette grande demeure, avec son escalier monumental, ressemble plutôt à un petit château et met à la disposition des visiteurs tout ce qui nous convient. Profitant du soleil qui brille dans la cour, nous étalons le contenu de nos sacs sur des tables, pendant que notre lessive sèche sur de longues cordes à linge. Pour une fois, nous avons la possibilité de chasser l’humidité de nos sacs, il ne faut pas rater l’occasion. Nous descendons ensuite dans le village pour un bain de foule et un bon repas. Sur place, nous prenons le temps de découvrir ce village typique de la Cantabrie. Plusieurs maisons possèdent une architecture qui s’inspire des grandes demeures mexicaines. Des officiers de l’armée espagnole, ayant fait fortune en Amérique latine, sont venus terminer leurs jours, ici, dans cette oasis, apportant richesses et joie de vivre. De plus, au siècle dernier, des habitants de Madrid, séduits par la beauté du village, prirent l’habitude d’y venir passer l’été, ce qui contribua grandement au développement de ce bourg, à deux pas de la mer. Avant le coucher du soleil, nous revenons à La Posada pour récupérer notre linge qui repose encore sur les cordes, à l’extérieur. Au lever, la propriétaire nous prépare un excellent petit-déjeuner. Nous la remercions pour la gentillesse qu’elle nous a accordée. Devant la porte du gîte, nous nous attardons pour une photo des lieux, émerveillés surtout par la beauté du paysage devant nous, alors qu’un soleil éclatant se lève et rougeoie les sommets enneigés des Picos d’Europa. À la sortie de Santillana del Mar, le camino emprunte un chemin goudronné et zigzague à travers la campagne, baignée par la fraîcheur du matin. La mer à notre droite, les montagnes aux pics enneigés à notre gauche, nous marchons d’un pas allègre, émerveillés devant la richesse des couleurs. De chaque côté de nous, les paysages maritimes rivalisent avec les collines chauves balayées par les vents, les vallées au climat tropical où reverdissent citronniers et bananiers. Aux modestes ermitages succèdent d’imposantes églises. À moins de quatre kilomètres du village que nous venons de quitter, repose au sommet d’une colline, au milieu d’un pâturage, la petite ermita San Pedro, alors que, quelques kilomètres plus loin, sur une autre colline lui faisant face, l’église forteresse San Martin, aux dimensions gigantesques, sans fenêtre, éclairée seulement par © 2011 Claude Bernier 48 quelques meurtrières, rappelle l’époque où les gens de la région, harcelés par les brigands venus de la mer, construisaient d’immenses églises pour se protéger. Aujourd’hui l’imposant édifice apparaît bien seul sur sa colline, complètement isolé, visité par quelques troupeaux de moutons. Le sentier descend alors dans la vallée où les arbres fruitiers sont en pleine floraison. De tous les côtés, le printemps bourgeonne et chasse la tristesse de l’hiver. Ici, même si le sol se couvre rarement de neige durant la saison hivernale, les vents froids venus de la mer mettent en veilleuse la végétation. Pendant que nous remontons vers la ville de Cigüenza, mon regard est attiré par l’imposante église de saint Martin de Tours. Cet édifice religieux, construit au XVIIIe siècle, grâce aux dons de Juan Antonio de Tagle Bracho, se voulait une copie conforme de l’église Las Capuchinas de Lima. Parti très jeune pour le Pérou, il revint, fortuné, sur la terre natale, avec l’intention de reproduire selon les plans exacts le bâtiment religieux qui l’avait émerveillé, là-bas. Il mourut avant l’érection finale de l’édifice, mais sa fortune permit à ses descendants de terminer les travaux. Dans la ville voisine, Cobreces, une autre église fut également construite grâce aux dons d’une famille, Los Quiros. Eux, cependant, restèrent au pays et y firent fortune dans le commerce. Voulant se distinguer des Indianos, ainsi appelait-on ceux qui revenaient de l’Amérique, ils firent appel aux moines trappistes, venus de France, qui introduisirent le style néoclassique, déjà connu dans d’autres pays d’Europe. La construction de l’église San Pedro Advincula commença en 1891 pour se terminer vingt ans plus tard. Arrivés à Venta de Tramalón vers 11 h 30, nous demandons à la jeune fille de nous préparer un sandwich, pendant que nous sirotons une bière. Avec une température aussi belle, nous avons plutôt une envie irrésistible de farniente. Deux kilomètres plus loin, traversant le village de Ruiloba, nous croisons deux couples de Français venus faire une promenade dans la région durant une semaine. Nous prenons un café avec eux. Ces gens ont la ferme intention de se rendre à Comillas, cinq kilomètres plus loin, où ils ont déjà réservé une place dans la vieille prison, maintenant utilisée comme gîte. Sous ce soleil, le goût de reprendre le sac s’amenuise. À deux pas, le petit gîte communale nous apparaît tout à fait agréable. Nous déposons volontiers le sac. Un numéro de téléphone est indiqué sur la porte. J’appelle. Une dame nous répond qu’elle va venir dans vingt minutes. En attendant, nous nous assoyons sur les marches, à l’ombre, pour déguster notre sandwich. Quand elle arrive, elle nous informe qu’elle est la directrice de l’école primaire, juste à côté, et qu’elle a dû attendre le départ des élèves avant de venir. La « maîtresse » nous enregistre et nous indique où la rejoindre, si jamais un besoin se faisait sentir. Nous aurons l’occasion de la revoir à la fin des classes, une belle occasion de la remercier de mettre à notre disposition ce petit gîte très confortable. © 2011 Claude Bernier 49 Dans ce village où la vie semble faire une pause, l’après-midi traîne en longueur jusqu’au moment où, déambulant sur la seule rue importante, j’aperçois sur le fronton ouvragé : Casa cultural. Par la porte entr’ouverte, je m’introduis en douceur. Quelques ordinateurs tout neufs sont alignés contre un mur. La jeune dame m’explique qu’on vient à peine de les installer et qu’elle n’est pas certaine que je puisse envoyer un message au Québec. En un tour de main, je mets un ordinateur en marche, sous le regard intéressé de la dame. Eh oui! Je peux mettre à jour mon courrier électronique. Roger, venu me rejoindre, envoie lui aussi un court message. À 20 h, comme promis, la jeune fille qui sert au bar met une large feuille de papier sur une petite table en guise de nappe et nous apporte un repas que son patron a choisi pour nous, accompagné naturellement d’une bonne bouteille de vin de la région. Nous serons les seuls clients, ce soir. Nous revenons à notre gîte sous un ciel couvert, alors qu’un vent humide agite les feuilles des arbres. Mauvais présage! Au lever, le temps gris n’annonce rien de très encourageant. Nous prenons sur place le petit-déjeuner acheté au bar, hier soir, et partons sans plus tarder. À la sortie du village, l’immense monastère des Carmélites occupe le sommet d’une colline. Puis, un sentier gravillonné descend lentement vers une ville, sur le bord de la mer. À l’entrée de Comillas, une importante station balnéaire, une averse éclate sans avertissement, une pluie forte, poussée par de puissants vents venus de la mer. En un rien de temps, le sentier se transforme en une boue pâteuse où maintenir son équilibre devient une préoccupation constante. Au même moment, la plage sablonneuse que nous parcourons, les beaux édifices, tels le Capricho de l’architecte Gaudi et le Palacio de Solbrellano, l’ancienne résidence des marquis de Comillas, ont perdu tout intérêt. Le brouillard descend des Picos d’Europa, à proximité, dont nous ne percevons même plus la silhouette. Les golfeurs ont déserté leur joli terrain, inondé par de grandes flaques d’eau. À droite, un pont romain retient à peine notre attention, le temps d’un regard. Juste à côté, la petite chapelle Santa Marina, elle aussi, semble abandonnée, un arbuste ayant décidé de croître dans son clocher. Délaissant à nouveau le sentier boueux, nous empruntons plutôt la route qui relie les villages d’El Tejo et La Revilla, un chemin sur les falaises, qui débouche sur la ville de San Vicente de la Barquera. Du haut de la colline, notre vue embrasse le très long pont, l’estuaire qui prend la forme d’un golfe au printemps et la ville tout entière au fond du tableau. L’immense baie fait partie du parc national de Oyambre, un espace protégé de 5 000 hectares, composé de marais, de dunes, de petites rivières et d’une plaine qui s’étire de la mer jusqu’aux pieds des Picos d’Europa. Trempés sous cette pluie qui ne lâche pas, nous ne nous attardons pas longtemps et nous descendons vers le pont, espérant trouver un endroit sec le plus rapidement possible. © 2011 Claude Bernier 50 Le très long pont La Maza, construit sur vingt-huit arches, date du XVe siècle et a su résister à toutes les inondations. En été, il semble suspendu au-dessus d’un marécage, mais au printemps, lors de la fonte des neiges qui descendent des Picos d’Europa, la Ria de Vicente se gonfle et charrie glaces et alluvions venues des montagnes. Au moment où nous nous engageons sur le pont, l’élément liquide recouvre presque entièrement la surface et le courant demeure puissant en ce début de mai. Le gîte que nous recherchons se trouve sur la partie élevée de la ville, sur la Calle Alta, au pied de l’église Nuestra Señora de Los Angeles, une église forteresse qui complétait le système défensif avec les épaisses murailles et le Castillo del Rey, à l’autre extrémité. Le gîte actuel comprend seulement une partie de l’ancien hospital, un bâtiment rénové au siècle dernier, alors que l’autre partie, autrefois intégrée à la muraille, demeure en ruines, juste à côté. Nous arrivons tôt et nous nous heurtons à des portes closes. Faisant volte-face, nous pivotons sur nos talons et décidons de redescendre en ville pour dîner. Dans l’escalier, nous croisons Luis, l’hospitalero, qui a reconnu en nous des pèlerins. Il nous invite à le suivre et nous ouvre les portes. Dans cet albergue froid et humide, nous déposons simplement le sac, nullement intéressés à nous glisser sous une deuxième douche froide, constatation faite par un pèlerin déjà installé. Quant à la lessive, les conditions étant telles que toute tentative de séchage semble illusoire. Nous repartons vers le bas de la ville, espérant trouver un endroit sec et chaud pour dîner. Dans un bar qui ressemble fort peu à un restaurant, le patron nous prépare un sandwich de son cru avec viandes froides et chorizo. Nous prenons tout notre temps pour l’apéritif et le repas accompagné, comme veut la tradition, d’un bon vin du pays. Au retour, Luis se met à table et invite tous les pèlerins à lui remettre leur credencial, il va se charger lui-même de remplir les formulaires. Vérification faite, il demande à un jeune Portugais de quitter le gîte, car ce dernier ne veut pas payer les 5 € exigés. Depuis cette année, l’association des pèlerins de Santiago n’accepte plus les donativos, ou si vous préférez les entrées gratuites, car là où chacun était libre de donner ce qui lui plaisait, plusieurs pèlerins ne donnaient plus rien. Aujourd’hui, chacun doit payer un minimum (entre 3 et 7 €, selon les gîtes) pour l’entretien des établissements réservés aux pèlerins. Avant le souper, au moment où chacun récupère son carnet du pèlerin, Thomas, le jeune étudiant anglais de Birmingham, ne trouve plus son document. Nous faisons une enquête rapide et arrivons à la conclusion que le document a disparu. Tout de suite, les doutes portent sur le jeune Portugais, parti chercher un lit ailleurs. Luis décide de faire venir les policiers qui, sitôt arrivés, repartent à la recherche du jeune homme. Une demi-heure plus tard, ils sont de retour avec le suspect. Une fouille systématique ne donne aucun résultat et ce dernier affirme n’avoir rien volé durant son passage à l’albergue. © 2011 Claude Bernier 51 Pendant l’enquête, Luis prend la situation très au sérieux et l’affaire tourne au drame pour lui. Il me demande si je peux m’occuper du souper, la soupe et les pâtes étant sur le feu. Chez moi, j’ai préparé les soupers pendant trente-cinq ans pour ma femme et mes fils, je puis sans problème préparer le repas pour les douze pèlerins que nous sommes. À chaque fois que l’hospitalier met les pieds dans la cuisine, il se plaint qu’il est trop vieux pour cette besogne (il a soixantedix ans, mais en paraît quatre-vingts). Pour le consoler de cette mésaventure qui prend des proportions trop importantes, selon moi, j’essaie de faire porter la conversation sur d’autres sujets et j’achète le livre qu’il a écrit sur le Camino del Norte. Écrit en espagnol, mais traduit en quatre langues, ce livre se veut une ouverture aux pèlerins étrangers. Après la lecture de quelques pages, je constate que le français est d’une si mauvaise qualité qu’il vaut mieux utiliser uniquement la version originale espagnole pour comprendre le sens du texte. Une observation que je ne dirai pas à Luis, suffisamment perturbé par les événements. Finalement, à 21 h, après le départ des policiers, nous nous mettons à table. Mais ce vol a pris tellement d’importance que personne ne manifeste le désir de fêter. Le souper terminé, nous nous empressons de faire la vaisselle et de regagner nos matelas. Au matin, le petit-déjeuner traîne en longueur. Luis met beaucoup de temps à se procurer du pain. Il a très mal dormi, me dit-il, et va demander d’être remplacé le plus rapidement possible. Le drame d’hier soir l’a grandement affecté. Pendant que nous attendons, nous avons l’occasion de parler longuement avec un Galiego, un pèlerin venu de la Galice, que nous avions rencontré en 2004 sur le chemin La Via de la Plata. S’exprimant uniquement dans la langue de sa province, ce grand marcheur n’est pas toujours facile à comprendre. Malgré tout, nous réussissons à partager bien des souvenirs qui éveillent d’anciennes émotions. Nous quittons le gîte vers 9 h, pressés de reprendre le chemin. Une dame basque, Danielle, demande de nous accompagner. Elle ne veut pas marcher toute seule. Depuis quelques jours, elle accompagnait la jeune architecte allemande, Marion, mais celle-ci désire poursuivre en solitaire. Elle cherche des moments de réflexion, affirme-t-elle. Le jeune Anglais s’est levé avec un mal de jambe et aimerait consulter un médecin. Rosario, un jeune espagnol, va rester avec lui. Le Galiego, de son côté, s’est impatienté et a quitté avant l’arrivée du pain. Les projets de plusieurs d’entre nous divergent, nous serons seulement trois, Roger, Danielle (la dame basque) et moi, à descendre les anciens escaliers au pied de la Torre medieval de Los Estrada. Cette tour, au nord du système de défense, devait protéger la vieille ville des invasions venues de la mer. Une série d’escaliers, entre deux murs de pierres, descend vers l’océan. À proximité de la plage, un pont rejoint la route nationale, la N-634, qui mène à Unquera. La pluie a cessé, mais le sentier sur le bord de la mer est quasi impraticable. Nous © 2011 Claude Bernier 52 décidons de marcher sur le bas-côté de cette route, la majeure partie de la circulation empruntant plutôt l’autoroute, en parallèle. Sous un ciel gris, le vent froid venu de la mer souffle sans arrêt. Nous avançons sans nous arrêter jusqu’à un premier estuaire, El Ria de Tina Menor que nous traversons sur un long pont. La N-634 continue en ligne droite, contournant les villes de Pesués et Unquera, à notre gauche. La crue des eaux, toujours abondante au printemps, a creusé un deuxième estuaire El Ria de Tina Major, à travers la falaise qui longe la côte. Au moment où nous nous engageons sur cet autre pont, au-dessus de la rivière Deva, nous quittons la Cantabrie et entrons dans les Asturies, une province au statut particulier qui a toujours gardé une forme d’indépendance, face au pourvoir central. © 2011 Claude Bernier 53 Les Asturies La province des Asturies, au nord-ouest de l’Espagne, n’a jamais été conquise par les Mores, c’est pourquoi nous l’appelons « la principauté des Asturies ». Cette province tire son importance du fait que le prince des Asturies, Felipe, fils du roi Juan Carlos, est le futur roi d’Espagne. Au moment de notre entrée dans la principauté, Laetizia, une jeune asturienne, née à Oviedo, la femme du prince Felipe, venait de donner naissance à son troisième enfant. Les journaux couvraient l’événement à pleines pages. Les Asturies, coupées du reste de l’Espagne par la chaîne de montagnes, la Sierra Cantabrique et par les Pics d’Europe, ont su résister aux Romains et aux invasions arabes. Dès 722, le roi Pelayo des Asturies assure son indépendance en mettant en déroute une armée de Mores et commence par le fait même le mouvement de la reconquête de l’Espagne par les chrétiens, la Reconquista. En Espagne, l’héritier du trône reçoit d’office le titre de Prince des Asturies. Au décès du roi, il prend sa succession et son propre fils devient à son tour Prince des Asturies. Vu que le prince Felipe a un fils, le problème ne se pose pas pour les années à venir. À moins d’un changement de régime, la situation demeure claire pour les prochaines décennies. Au XXe siècle, sous le régime franquiste, le caudillo fit payer très cher aux Asturiens leur esprit d’indépendance, mais ne réussit jamais à vaincre leur résistance. La révolution industrielle transforma profondément cette région agricole. Les mines exigeaient des charpentes de bois pour leurs exploitations. On planta partout des eucalyptus, à croissance rapide, pour obtenir le bois nécessaire aux besoins des nouvelles constructions. Aujourd’hui, la plupart des mines sont fermées, et les arbres sont employés pour le papier et les tissus. Après avoir franchi le pont sur la Ria de Tina Mayor, nous prenons une piste qui passe derrière les maisons de Colombres, évitant ainsi de traverser la ville. Nous avions songé à nous arrêter à l’albergue rural El Cantu, un grand gîte de cent vingt-cinq places, à proximité de notre chemin. À notre arrivée, une meute d’enfants de dix à douze ans courent dans toutes les directions, crient à tue-tête et les pauvres animateurs ne savent plus où donner de la tête. Nous entrons par une porte, et jugeant la situation très désagréable, nous sortons par une autre et reprenons le chemin. Aujourd’hui, le temps se maintient gris, mais la pluie tarde à venir. Le brouillard recouvre les montagnes à notre gauche et nous empêche de voir la mer, pourtant pas très loin. Depuis quelques jours, Roger s’inquiète pour mes bottes. Pour le pied gauche, en particulier, le talon est tellement usé que la semelle a disparu pour la moitié, © 2011 Claude Bernier 54 des fils de toile apparaissent déjà. Mais où faire ressemeler des bottes dans ces petites villes où les cordonniers ont rarement pignon sur rue. M’en procurer de nouvelles pourrait mettre fin à mon chemin. Trop risqué! Je sais que leurs jours sont comptés, qu’elles prennent l’eau par-dessous et par-dessus, car à la moindre pluie, mes bas deviennent humides. Chaque soir, je les examine avec soin et je me croise les doigts. Nous avons déjà parcouru plus de la moitié du chemin. Ma jambe gauche ne me cause aucun problème. J’espère seulement atteindre Santiago avec les morceaux qui veulent bien me suivre jusqu’à la basilique. Selon nos connaissances du terrain, le sentier que nous parcourons devrait nous conduire à l’ouest de Colombres où nous pourrions sûrement trouver un petit hôtel. À notre arrivée à un carrefour de route, nous tournons à droite sur la N634, en direction de la ville. À moins de cent mètres, une petite pensión sur la gauche attire notre attention. Le propriétaire de la Pensión Oyambre nous accueille aimablement et nous offre une bière, pendant que sa femme s’active rapidement pour préparer deux chambres, l’une pour nous, l’autre pour la dame basque. Danielle a marché toute la journée à nos côtés, et ne veut surtout pas nous quitter. Les chambres, quoique petites, sont très propres et bien agencées, et en plus, pour un prix très modique. Les propriétaires, un jeune couple dans la trentaine, semblent disposés à tout faire pour rendre notre séjour agréable. Ce petit bar, situé en face d’un bâtiment beaucoup plus important, l’hôtel-restaurant Casa Junco, a été rénové récemment. Assis devant notre apéritif habituel, une averse s’abat avec fracas sur l’établissement, nous enlevant toute envie de sortir dehors. Comme nous n’avons qu’à traverser la rue pour aller dîner et souper, nous limitons nos déplacements à l’essentiel. En fin d’après-midi, pendant que la pluie fait une pause, nous visitons le cimetière de la ville juste derrière notre pensión. Pourquoi le cimetière? Pour les personnes qui ont déjà visité les Asturies ou la Galice, la question ne se pose même pas. Ces endroits sont de véritables petits bijoux d’architecture. Ces gens ne mettent pas les corps en terre, mais dans des tombeaux aménagés avec soin, où la richesse des familles se mesure à la beauté et à la grandeur du reposoir pour les personnes disparues. La ville de Colombres est considérée comme celle dont la présence de Los Indianos est la plus apparente. Dans certains quartiers, on se croirait au Brésil, tellement l’architecture de l’Amérique latine a marqué de son empreinte les constructions d’ici. Un bâtiment, à côté de l’hôtel Casa jundo, contient les archives des gens de la région qui se sont rendus faire fortune en Amérique et qui sont revenus terminer leurs jours parmi les leurs. Nous aurions aimé visiter ce petit musée, mais il n’ouvrait ses portes qu’en fin de semaine. Au cours de la journée, le long du chemin, notre regard s’est porté souvent vers ces maisons, nouveau style qui s’écarte des traditions de la région. Comme la pluie menace toujours, nous n’osons pas nous aventurer loin dans la ville pour découvrir © 2011 Claude Bernier 55 davantage cette réalité. Nos vêtements demeurent humides et la pension n’offre pas la possibilité de les faire sécher. Nous jouons donc de prudence pour ne pas aggraver notre situation et nous nous contentons d’une courte promenade dans les environs. Après un bon souper au restaurant de l’hôtel durant lequel Danielle nous a longuement parlé du peuple basque et de ses coutumes, nous passons une excellente nuit dans cette pension bien paisible. Au lever, dès 7 h, le propriétaire nous a préparé un copieux petit-déjeuner. Au moment de payer nos comptes, il sort une petite carte de la région qui montre un sentier qui longe la mer. Il suffit, nous dit-il, en traversant le prochain village, de quitter la N-634, à droite, et de suivre les informations. Ce sentier, balisé par les membres de l’association touristique des Asturies, vaut le détour, affirme-t-il. De fait, en entrant dans le bourg La Franca, nous apercevons les balises et un panneau dans un parc affiche une carte semblable à celle du propriétaire. Sans hésiter, nous partons vers le village de Peruelles où commence le sentido. Cette petite agglomération, sur le bord de la mer, a peu changé au cours des âges. Ses maisons basses traditionnelles, aux formes massives, entourées de hauts murs de pierres pour se protéger du vent, lui donnent une allure particulière, une évocation d’un passé lointain. Comme la pluie vient de reprendre, nous nous arrêtons pour un café chaud et sortir le poncho pour affronter l’averse. En quittant le village, le sentier se présente devant nous en descendant vers le rivage et suit par la suite les contours de la rive de très près. À maints endroits, de grands panneaux indiquent les points de vue à ne pas manquer, donnent des explications sur la formation géologique du sol, énumèrent les fleurs qui poussent de chaque côté du sentier et fournissent d’autres illustrations intéressantes. Sur ce parcours, nous pouvons bénéficier de belvédères pour s’arrêter, de passerelles au-dessus des ravins et de petits ponceaux qui enjambent les cours d’eau. En période de beau temps, cette promenade mérite qu’on s’y attarde longuement. Mais ce matin, la nature ne favorise en rien notre ballade. Alors que nous sommes déjà arrosés par une pluie fine, poussée par un bon vent frisquet, surgit dans le ciel un immense nuage noir chargé de glace. En quelques minutes, nous sommes mitraillés par de gros grêlons qui frappent le pauvre pèlerin, isolé, sans abri et sans protection. Pour un moment, je m’accroupis, me réfugie sous mon chapeau, essayant de protéger ma figure. Durant trois ou quatre minutes, c’est mon sac qui encaisse la décharge la plus violente. Je sens que ça crépite très fort sur la toile. Les coups martèlent mes jambes et mes bras, sans que je ne puisse rien faire pour les protéger. Quand cesse le bombardement, le sol est recouvert de glaçons. Nous reprenons la marche avec précaution, car nos bottes glissent sur cette patinoire improvisée. Heureusement, l’orage met un terme à la pluie du matin, mais le vent persiste et nous pouvons cheminer sous un ciel gris devenu plus clément. © 2011 Claude Bernier 56 La cloche du village vient de sonner midi quand nous entrons dans la petite agglomération de Ardin. Un minuscule bar, qui ne paie pas de mine, ne sert pas de repas, mais la dame accepte de nous préparer une assiette de jambon qu’elle garnit de gros morceaux de fromage de chèvre. La pauvreté du village n’a d’égal que la gentillesse de ces gens qui nous accueillent dans la plus grande simplicité. Pendant que nous mangeons, ils viennent s’intéresser à notre chemin et en profitent pour faire un brin de causette. En quittant le bar, nous évaluons à quatre kilomètres la distance à parcourir avant le gîte. Petit à petit, en avançant, nous nous rendons compte qu’il en restait plus du double. Danielle qui vient de nous affirmer être rendue au bout de son rouleau, tire de plus en plus de la patte. Dès qu’elle disparaît à notre regard, nous faisons une pause pour l’attendre. Le sentier continue sur le bord de la mer et les falaises s’élèvent vers de plus hauts sommets alors que le vent prend de l’ampleur. La pluie tombe toujours de chaque côté de nous, mais nous progressons dans un corridor protégé. À l’approche de Llanes, le sentier contourne une falaise abrupte qui surplombe l’océan avant de piquer du nez vers une petite route qui descend dans la ville. Dès que nous entrons dans Llanes, nous nous dirigeons vers l’albergue juvenil où, selon notre guide, il est possible de dormir. Je sonne à la porte. Aucune réponse. Je pénètre dans l’établissement pour me faire dire que cette auberge n’accueille que des groupes de jeunes et ne reçoit pas de pèlerins. En consultant nos notes, nous découvrons qu’il existe un second gîte, à l’autre extrémité de la ville. Avant de partir, Danielle nous dit qu’elle est totalement épuisée, qu’elle ne peut nous accompagner. Nous l’invitons à s’asseoir sur un banc, dans un petit parc, juste à côté, avec promesse de venir la chercher dès que nous aurons trouvé l’emplacement de cette deuxième auberge. Après bien des recherches et des tâtonnements, nous localisons l’albergue privado La Estación, près du port. Devant la porte, sont rangées de nombreuses bicyclettes de montagnes couvertes de boue et bon nombre de cyclistes en habits dégoulinants de sueurs bavardent entre eux. « Le gîte est complet, me dit l’hospitalero, en me voyant arriver avec mon gros sac. » Que faire? Où aller? Pendant que Roger marchait devant moi à grandes enjambées, j’avais aperçu une petite pension qui me semblait sympathique. En revenant sur nos pas, nous nous arrêtons à La Pensión Carmen. Les deux chambres libres nous conviennent. Pendant que Roger s’installe, je dépose mon sac et pars à la recherche de Danielle. Assise sur le même banc, elle n’a pas bougé d’un centimètre. Je l’invite à me suivre et nous retrouvons facilement l’établissement hôtelier. Sans visiter la chambre, elle paie la note et monte à l’étage avec la dame qui nous a accueillis. Nous ne la verrons plus de la soirée. En partant pour le souper, nous frappons à sa porte. Aucune réponse. Elle nous dira le © 2011 Claude Bernier 57 lendemain matin qu’elle se sentait trop fatiguée pour quitter son lit. Elle a dormi sans arrêt jusqu’au matin. Quant à nous, nous empruntons la rue piétonne, jalonnée de nombreux bars et restaurants. En ce samedi soir, les gens font la fête et les établissements sont déjà remplis à pleine capacité. Nous nous assoyons à l’entrée d’une sidreria sous une véranda pour notre apéritif habituel. C’est la première fois que j’assiste à la consommation du cidre asturien. Le spectacle en vaut la chandelle. La consommation du cidre obéit à un rite très particulier qui remonte à des temps très anciens. Le client commande une bouteille entière. On ne sert jamais un seul verre à la fois. La moitié de la bouteille est versée dans un grand verre par le serveur qui élève le contenant au bout de son bras droit, alors qu’il tient le verre très bas dans sa main gauche. Le contenu tombe de très haut pour mousser et s’oxygéner. Le client boit le cidre cul sec et jette par terre le fond du verre. Ce qui explique qu’en fin de soirée, la cidrerie est remplie d’odeurs et le plancher fort glissant, ce qui n’aide en rien le consommateur impénitent. Après l’apéritif, nous délaissons les buveurs un peu trop bruyants à notre goût et nous nous dirigeons vers une ruelle peu éclairée où un modeste restaurant permet de prendre un bon repas pour refaire nos forces et oublier nos trente kilomètres de la journée, parfois un peu épuisants. À 22 h, n’ayant aucune envie de visiter davantage la ville, nous sommes de retour à notre chambre pour une bonne nuit de sommeil. Au lever, je vais frapper à la porte de Danielle et je l’invite à venir prendre le petit-déjeuner dans notre chambre. Elle était déjà levée, elle attendait seulement notre appel. Nous avions acheté tout ce qu’il fallait la veille, car la dame nous avait dit qu’il serait impossible de trouver des bars qui ouvraient tôt, dans ce quartier de la ville. Comme nous étions en périphérie, assez près de notre chemin, nous n’avions pas l’intention de retourner en ville pour déjeuner. Dès 7 h 30, le sac sur les épaules, nous quittons la pensión Carmen sous les premiers rayons de soleil qui percent entre deux montagnes. À la sortie de la ville, nous nous arrêtons pour quelques photos. Avec ce lever de soleil, la montagne la plus à l’ouest, inondée de lumière, brille avec éclat, alors qu’hier, enveloppée dans le brouillard, nous devinions sa présence sans la voir. À la sortie de la ville, une route, ancienne et étroite, suit de très près le rivage de l’océan. Avec le soleil qui monte vers son zénith et l’absence de vent, nous pouvons enfin enlever la veste et marcher bras nus dans la fraîcheur du matin. Après cinq kilomètres, nous arrivons au village de Celorio où le monastère San Salvador, au fond de la baie, domine une plage magnifique en forme de demilune. Bâti au XIe siècle par les Bénédictins, il accueillait autrefois les pèlerins. Outre le bâtiment principal, une tour et un portail rappellent son passé glorieux. © 2011 Claude Bernier 58 De hautes murailles se prolongent le long de la mer, marquant sans doute les limites du domaine. Deux kilomètres plus loin, une seconde baie, formée par l’estuaire de la rivière Niembro, offre un cadre pittoresque à la très belle église Nuestra Señora de los Dolores. Avec la chaux blanche qui colore ses murs et brille au soleil, et les tuiles rouges de son toit, cette Notre-Dame des Douleurs ne semble pas trop souffrir de l’usure du temps. Construite sur une avancée de terre au milieu de l’océan, elle ressemble aux églises baroques du Brésil colonial. À peu de distance, en arrière, la petite chapelle Animas paraît bien humble à l’ombre de grands chênes qui la protègent. Les pèlerins médiévaux trouvaient refuge, peu après, au monastère bénédictin San Antolin de Bedón, fondé au XIIe siècle. De tous ses bâtiments, il ne reste aujourd’hui que l’église romane, d’une austérité cistercienne, où l’on peut voir un ancien sarcophage. Son abandon, au fond d’un vallon, évoque un passé bien lointain qui ne lui enlève rien de son charme. Tous ces bâtiments rappellent aux pèlerins d’aujourd’hui qu’ils marchent en toute certitude sur les pas de ceux d’autrefois. Nous entrons bientôt dans le village de Naves, bien connu pour son passé jacquaire. La petite ermita San Roque a préservé une belle statue de saint Roch dans son tympan. Nous progressons alors sur l’ancien camino, un chemin étroit qui s’enfonce sous des tunnels de verdure et longe des murs de pierres et de vastes champs d’orangers. Quand le sentier rejoint la route principale, nous passons devant l’ancien palais appartenant au Conde de la Vega del Sella. Un mur d’enceinte encercle ce vaste domaine qui possédait aussi un hospital pour les pèlerins, alors qu’aujourd’hui, aucun de ces endroits n’ouvre sa porte aux pèlerins. Ce domaine, encore bien préservé, se situe à l’entrée de la petite ville de Nueva, considérée comme le plus beau village des Asturies. Avec ses maisons fleuries, peintes de diverses couleurs, ses parcs multiples, ses nombreuses rues piétonnes, cette ville touristique s’est méritée plusieurs prix d’excellence. Comme il est midi, à notre arrivée, nous nous assoyons sur des balançoires dans l’un de ses terrains de jeux pour enfants, à l’ombre de quelques grands chênes, pour casser la croûte. Danielle, qui traînait péniblement derrière nous, finit par nous rejoindre. Inutile de fournir des explications, son attitude traduit une fatigue extrême. Nous avançons trop vite pour elle. Avant d’ouvrir son sac pour en extraire son dîner, elle s’étend longuement sur un banc pour récupérer. Puis, au moment de repartir, nous échangeons des informations avec elle, car nous ne voulons quand même pas l’abandonner. Après discussion, nous convenons ensemble qu’il vaut mieux qu’elle marche à son rythme. Une analyse du chemin à parcourir avant d’atteindre le prochain gîte nous donne la certitude que le fléchage est facile à © 2011 Claude Bernier 59 suivre et que les occasions de perdre le tracé sont quasi inexistantes. Nous lui faisons la promesse de l’attendre à l’entrée de la ville, arrivés à Ribadesella. Elle nous invite à continuer sans elle et à respecter notre propre rythme. C’est ainsi que chacun se sent au meilleur de sa condition. À regret, nous l’abandonnons, assise sur son banc, son sandwich à la main. En traversant Nueva, le chemin s’est éloigné de la mer et poursuit au fond d’une vallée où la N-634 et l’autoroute A-8 se croisent à quelques reprises. Rien de très agréable! Aussi, à la première occasion, nous tournons à droite vers un petit chemin qui s’enfonce dans les champs. Nous hésitons d’abord, mais comme toutes les flèches sont pointées vers l’église San Pedro, en avant de nous, sur un tertre, au milieu de la prairie, nous concluons que le camino passe à proximité. Ce bâtiment, qui ressemble plutôt à un ancien monastère, paraît bien isolé sur cette butte, avec pour tout voisin, le cimetière du village de Piñeres de Pria, au fond de la vallée. Ainsi veut l’histoire. Au cours des siècles, à cause des guerres ou des épidémies, des villages entiers se sont déplacés, mais les citoyens n’ont pas emporté avec eux leur église et le dortoir de leurs ancêtres. Aujourd’hui, la pauvre église reçoit sans doute peu de visiteurs, car l’herbe folle croît en abondance aux interstices sur toute la surface du stationnement. Un étroit et tortueux chemin descend ensuite vers Cuerres en traversant des champs en friche et des vergers en fleurs. Ici et là, des amoncellements rocheux de karst témoignent de la pauvreté du sol. Nous traversons le Rio Guadamia sur un pont médiéval, rénové récemment, qui délimite la région de Llanes de celle de Ribadesella. Sur la place centrale de Cuerres, une fontaine, la fuente de los Peregrinos, ornée de plusieurs sculptures, évoque elle aussi le camino ancestral. Nous arrivons à Ribadesella du côté de la rive gauche du Rio Sella. C’est ici que furent construites les premières habitations de la ville. Juste derrière nous, dans les collines, des grottes conservent encore des souvenirs des habitants de la préhistoire qui les avaient habitées. Les anciens pèlerins s’arrêtaient ici, devant la vieille église romane Santa Maria Magdalena. L’antique hospital de los peregrinos, dédié à San Sebastian, laisse encore deviner ses fondations sous les édifices voisins. Au XXe siècle, la ville balnéaire s’est construite sur la rive droite, de l’autre côté du pont que nous traversons pour rejoindre notre gîte, un ancien hôtel, transformé en auberge pour les jeunes, l’albergue juvenil Roberto Frasinelli. À ce moment de l’année, l’auberge est pratiquement vide. Une jeune fille nous accueille avec le sourire et nous remplissons les formalités sans plus tarder. Nous déposons nos sacs dans une chambre pour quatre personnes. À peine entrés, nous faisons deux pas vers la fenêtre. La mer est presque à nos pieds. Roger semble particulièrement fier du choix de l’emplacement : « Je n’ai jamais couché dans une chambre si près de l’océan pour si bas prix. » Pendant que mon compagnon se dirige vers la douche, je pars à la rencontre de Danielle. © 2011 Claude Bernier 60 Je la vois de loin qui avance péniblement vers la ville. Dès que je m’approche, elle me demande de prendre son sac, totalement vidée de toute énergie. Pendant que nous marchons côte à côte, elle me fait part de la décision prise, il y a quelques minutes à peine. Elle vient de téléphoner à sa fille qui va venir la chercher demain. Elle met fin à son chemin, se sentant incapable de nous accompagner plus longtemps. En entrant au gîte, l’inscription terminée, elle se couche immédiatement, alors que nous nous assoyons sur une terrasse pour l’apéritif avant de faire les cent pas sur la promenade, en face de la mer, malgré nos trente kilomètres parcourus aujourd’hui. Pendant que notre lessive sèche sous le chaud soleil de 18 h, Danielle vient nous rejoindre sur la promenade. Elle désire nous payer un souper pour souligner son départ et nous remercier de l’avoir attendue souvent. Nous ramassons notre linge bien sec et rangeons nos effets avant d’aller manger. Sur la terrasse d’un restaurant, nous assistons à un magnifique coucher de soleil, alors que le gros ballon rouge se noie petit à petit dans les eaux paisibles de l’océan. Sachant qu’il s’agit de notre dernier souper à trois, nous nous attardons longuement au restaurant. Danielle nous raconte la raison de son chemin. Après la mort de son mari, il y a deux ans, toutes sortes de difficultés ont surgi dont elle n’est pas complètement remise encore. Elle a voulu faire ce chemin pour mettre de l’ordre dans ses idées. Mais elle a constaté ces derniers jours qu’elle n’était pas suffisamment préparée physiquement et mentalement. Elle reconnaît devant nous qu’une telle démarche exige une préparation adéquate. Un chemin de Compostelle, loin d’être une simple marche, nécessite une préparation mentale qu’elle n’avait pas. Sans trop s’en rendre compte, elle s’était d’abord accrochée à Marion, la jeune architecte allemande. Or ces chemins exigent une démarche autonome. Marcher au crochet de quelqu’un entraîne infailliblement des problèmes, tôt ou tard. Danielle n’est pas la première à en prendre conscience. En terminant sa réflexion, elle exprime le désir de revenir à l’automne, avec sa fille, après une préparation plus appropriée. Au milieu du repas, un jeune Espagnol, du nom de Javier, un moniteur de ski de la Sierra Nevada, au sud de l’Espagne, se joint à nous. Nous l’avons rencontré, d’abord, à San Vicente de la Barquera, puis aujourd’hui, nous nous sommes croisés à maintes reprises. En fin de parcours, il nous a promis de venir souper avec nous. Au lever, nous partageons notre petit-déjeuner dans la chambre avant de reprendre le sac. La mine triste, désolés de devoir se quitter, nous échangeons les dernières accolades et nous sortons de ce magnifique gîte en saluant Danielle, debout sur le balcon, ayant promis de garder le contact à notre retour à la maison. © 2011 Claude Bernier 61 Nous quittons Ribadesella sous un ciel couvert; lentement, le ciel se dégage et vient illuminer cette baie magnifique juste avant qu’on la quitte. Cette partie de la côte, les Espagnols l’appellent la Costa Verde, car cette région demeure relativement sauvage. Nous marchons sur une petite route quasi déserte et traversons de minuscules villages pratiquement abandonnés. Nous évoluons dans une gamme de verts où les eucalyptus vert-de-gris se mêlent et se confondent avec les collines verdoyantes. La mer, d’un bleu turquoise, accentue les contrastes avec ses rochers couverts de lichens et ses plages de sable blond. Les villages, éparpillés le long de la côte, avec leurs horreos de bois noirci par la mutation des saisons et par les vents de la mer chargés d’embruns, jalonnent notre chemin. Ces horreos, de simples greniers en forme de maisonnettes, sont construits sur de hautes pierres verticales qui les rendent inaccessibles à la vermine, spécialement aux rats, le principal prédateur des zones agricoles. Cette façon de conserver les céréales, les légumes du jardin et les fruits du potager, existe dans plusieurs pays d’Europe, notamment au Portugal et en Scandinavie. Mais c’est ici, dans les Asturies, qu’on les retrouve en plus grand nombre. Dans la campagne asturienne, chaque propriétaire se fait un honneur de posséder son horreo et il en prend un soin jaloux. Aujourd’hui, ces anciens greniers servent rarement à l’entreposage de la nourriture, mais certains, particulièrement bien décorés, sont utilisés comme lieu de rassemblement lors des fêtes familiales ou nationales. Même à la périphérie des villes, il est possible d’en apercevoir; ils ont alors plutôt une valeur symbolique. Peu après le village de Vega, où nous nous arrêtons pour grignoter et voyons arriver derrière nous, Marion, la jeune architecte allemande de Brême. Tout en échangeant des nouvelles du camino, elle nous explique ce qui est arrivé véritablement à la credencial de Thomas, le jeune anglais rencontré à San Vicente de la Barquera, événement qui avait grandement perturbé notre soirée. Et bien, c’est elle, Marion, qui était en possession du carnet de Thomas. En fait, quand Luis lui avait remis sa credencial, elle n’avait pas remarqué que le document du jeune anglais s’était glissé dans le sien. Le lendemain, en arrivant au gîte de Pesués, elle a constaté l’erreur. L’hospitalera a communiqué immédiatement avec Luis et le jeune anglais, resté sur place pour guérir son pied blessé, a pu récupérer son document, le soir même. En compagnie de Marion, nous marchons un bon moment le long de la très belle plage Arenal de Maris. Cet endroit est sans doute très fréquenté, l’été, car des installations de camping s’étalent sur plusieurs kilomètres. Après la seconde plage, la playa de La Espasa, tout aussi belle, nous devons tourner à droite en direction de La Isla. Nous quittons Marion qui poursuit son chemin vers le gîte de Sebrayo. Nous nous reverrons seulement à Santiago, car Marion a l’intention de suivre le Camino de la Costa, alors nous nous dirigeons vers Oviedo où débute © 2011 Claude Bernier 62 le Camino Primitivo. Nous conservons un souvenir très agréable de cette jeune femme au sourire communicateur, qui manifestait beaucoup d’intérêt à toutes les personnes qu’elle rencontrait. Le malheur a voulu qu’une distraction de sa part cause tout un émoi au gîte de San Vicente de la Barquera. Un ami qui avait parcouru ce sentier, l’an dernier, m’avait fortement conseillé de m’arrêter au gîte de La Isla. Le village est petit, me disait-il, mais les gens sont très accueillants. Et il avait raison. Pour atteindre le bourg, nous franchissons un pont sur le Rio de los Romeros (la rivière des marcheurs), cours d’eau qui posait bien des problèmes aux pèlerins d’autrefois. Aujourd’hui, presque sec en été, il connaît pourtant des crues printanières abondantes. En entrant dans le village, nous nous arrêtons au premier bar. La jeune femme qui nous apporte un verre, nous explique le chemin à suivre pour nous rendre au gîte, sans qu’on en fasse la demande. Sur la place principale, une dame âgée qui nous a vus venir de loin nous attend avec, en mains, les clés de l’ancienne école primaire, transformée en gîte pour pèlerins. Bien aménagé, cet établissement peut recevoir une vingtaine de pèlerins. Cette vieille dame, qui ne compte plus ses années, a plein de trucs dans son tablier. Comme elle ne peut nous remettre la clé, n’en ayant qu’une seule à sa disposition, elle nous montre comment entrer et sortir en passant par une fenêtre sur le côté. En cet après-midi ensoleillé, nous disposons de tout l’espace nécessaire pour faire la grande lessive et visiter le village, ce qui exige moins de cinq minutes. Les portes de l’ermita Nuestra Señora de la Velilla étant verrouillées, nous n’aurons pas l’occasion de la visiter. Demain, en quittant le village, nous passerons à quelques mètres de l’ancienne forteresse des Templiers, sur le promontoire, aujourd’hui démolie, et du monastère bénédictin Santiago de Caravión dont il ne reste que des ruines. Le petit village offre peu de service, heureusement, le petit bar à l’entrée peut nous servir le dîner à 14 h et le souper à 20 h. Nous lui serons fidèles. Pendant que notre linge sèche sur des cordes, balancé par le vent de la mer, nous en profitons pour marcher sur la plage. La Isla marque la fin de notre séjour sur le bord de la mer Cantabrique. Demain matin, nous nous éloignerons définitivement de l’océan Atlantique pour nous enfoncer à l’intérieur du pays, selon une tangente sud-ouest, d’abord à travers la campagne asturienne et ensuite au cœur des montagnes des Asturies qui effrayaient tellement les pèlerins d’autrefois, étant infestés de loups agressifs et de bandits notoires. Avant de partir souper arrivent des cyclistes, d’abord deux Anglais, puis deux Polonais et un Flamand, suivis de quelques Espagnols. Le Flamand comprend le français, mais en présence d’un Wallon, mon ami Roger, il préfère parler en anglais. Il me raconte qu’il est déjà venu au Canada, qu’il a visité les Grands © 2011 Claude Bernier 63 Lacs et le nord de l’Ontario. Son plus beau souvenir : ses balades en « pick-up » dans la région de Niagara. Au moment de nous mettre au lit, nous sommes une dizaine de pèlerins à occuper un matelas. Chacun a droit à un lit personnel. Au lever, les Polonais sont les premiers à créer du mouvement dans le gîte. Nous déjeunons sur place, à la même table que ces deux excellents cyclistes, l’un parle un peu anglais avec l’accent « pollock », alors que l’autre connaît bien le russe. Inutile d’ajouter que nos propos se limitent à l’essentiel. Seuls les Espagnols ont l’habitude de se lever plus tard. Nous quittons le gîte, alors qu’ils dorment encore, ou font semblant de le faire. Comme hier, les vapeurs du matin tardent à s’évaporer. Il faut attendre 10 h avant que le soleil s’impose et chasse les nuages. Nous prenons une petite route bordée par des murets où vergers en fleurs et citronniers apportent leur touche printanière. En moins de trois kilomètres, nous entrons dans la petite ville de Colunga. Les belles demeures asturiennes, construites depuis quelques centaines d’années, peintes de plusieurs couleurs différentes, donnent un cachet particulier à cette ville côtière. À la sortie de la ville, nous retrouvons la tranquillité sur une route de campagne qui relie d’humbles hameaux. Avant la traversée de Pernús, un des premiers villages que nous rencontrons, plusieurs vieilles croix en pierre, alignées le long du chemin, surveillent des vaches laitières qui paissent dans le pré. Un premier signe qui montre que nous sommes bien sur le chemin traditionnel. Au second village, la petite église San Salvador, de style roman, fut construite en 921, à l’époque du roi Alfonso III. Un texte latin, gravé dans une pierre à côté de la porte d’entrée, en témoigne. Nous entrons pour une courte visite. Peu après, à une croisée de routes, le gîte de Sebrayo paraît bien isolé. Seules quelques vieilles maisons lui tiennent compagnie. Aucun service à proximité. Pour pouvoir souper ici, il aurait fallu apporter les victuailles depuis Colunga. Pour le pain et le fromage, aucun problème, mais pour la bouteille de vin et les apéritifs, cela fait tout un poids dans le sac. C’est pourtant ici que Marion se proposait de dormir. Nous ne regrettons nullement notre séjour à La Isla. Pour les cinq derniers kilomètres, le camino perd de son charme. Nous voguons, non sans péril, entre la route nationale et l’autoroute, sur des bouts de piste, souvent coupés par de nouvelles constructions. Vers midi, à la recherche d’un endroit pour manger notre bocadillo, j’aperçois de grosses pierres parmi les herbes hautes sur lesquelles nous pourrions nous asseoir pour dîner. Sans trop de précautions, je détache les courroies et au moment de déposer mon sac, j’entends Roger crier : « Claude, attention! » À l’instant même, je vois une grosse vipère de plus d’un mètre de long qui se © 2011 Claude Bernier 64 prépare à se jeter sur moi. D’instinct, je fais trois pas à reculons pendant que Roger frappe sur les pierres avec son bâton. Nous reprenons le sac pour aller nous asseoir cinquante mètres plus loin, cette fois, en faisant bien attention de heurter fermement les pierres avant de déposer le sac. Cette règle du bon marcheur, je la connaissais pourtant, mais ce midi, je l’avais oubliée. À l’ombre d’un très haut viaduc de l’autoroute, au-dessus de nos têtes, nous mangeons notre sandwich en toute sérénité, sachant que les vipères nous surveillent de loin. Pour moi qui ai toujours rêvé de mourir sur un chemin de Compostelle, je viens encore de rater ma chance! Finalement, nous entrons dans Villaciosa en marchant sur le bas-côté de la route de la N-632, une voie relativement achalandée. Selon notre guide, aucun gîte n’est disponible dans la ville. Javier, le pèlerin de Malaga qui nous a rejoints, affirme qu’il en existe un, mais à la périphérie de la ville, qui ouvre ses portes à 18 h. Quant à nous, nous n’avons nullement l’intention de chercher davantage. Nous déposons le sac sur la terrasse d’un bar, espérant ainsi trouver l’énergie pour repartir à la recherche d’un petit hôtel. Au centre-ville, sur une rue piétonne, le Cafe del Sol offre des chambres. Rien de très séduisant, mais nous ne sommes pas des clients exigeants. La dame qui nous ouvre la porte nous explique qu’il n’est pas possible de faire la lessive dans cet hôtel. En pèlerin d’expérience, nous installons des cordes sur le balcon qui donne sur une cour. En face de nous, donnant sur ce même espace plombé de soleil, les mamans espagnoles ont déjà rempli de longues cordes avec le linge de la famille entière. Nous procédons donc à la lessive habituelle. Le seul inconvénient : aucune porte ne donne sur ce balcon, il faut passer par une fenêtre dont le seuil est plutôt élevé. Nous installons donc un système d’escalier, particulièrement périlleux qui nous permet de passer de la chambre au balcon. Le défi en valait la peine, car, à 19 h avant de partir pour l’apéritif, nous constatons que notre linge est parfaitement sec. Nous pourrons donc souper en toute tranquillité d’esprit et consacrer notre attention aux buveurs, toujours nombreux, dans cette cidrerie où nous allons prendre l’apéritif et manger sur place. Villaciaosa est la capitale du cidre. Depuis des temps immémoriaux, le cidre coule à flots dans les buvettes de cette ville. Encore aujourd’hui, las sedrerias se comptent par dizaines et en soirée, elles sont toujours remplies. Il est fort possible que le nom de la ville vienne de cette coutume : Villaviciosa (ville vicieuse). Pourtant, les gens que nous rencontrons manifestent une grande civilité à notre égard. Et pour le souper, peu friands du cidre, nous préférons une bonne bouteille de rouge que la dame n’hésite nullement à nous apporter. Durant le repas, cette même dame sert les clients au bar et donne tout un spectacle. Grande, stature athlétique, elle joue avec les verres et les bouteilles de cidre avec une dextérité étonnante. Malgré ses prouesses et ses contorsions © 2011 Claude Bernier 65 (c’est aussi une habitude de se contorsionner quand on vide une bouteille de cidre), nous ne l’avons jamais vue échapper un verre ou une bouteille, ou encore renverser du cidre sur le plancher. Cet art s’est développé seulement dans les Asturies, une façon, semble-t-il, d’exprimer sa joie de vivre devant les clients et les visiteurs. De retour à notre chambre d’hôtel, nous constatons qu’aucune lampe n’éclaire cette chambre. Seule la petite lumière de la salle de bain permet de nous déplacer sans danger, et de ranger nos effets. Dans une prise de courant, quelques fils pendent lamentablement, mais nous n’osons pas leur toucher de peur de mettre le feu à l’établissement. Fidèles à l’adage bien connu : le pèlerin ne demande rien, n’exige rien, il prend ce qu’on lui donne, nous nous couchons sans réclamer davantage. Au lever, la jeune dame qui nous a accueillis hier est déjà debout et disposée à nous servir le petit-déjeuner. Elle accepte même de nous préparer un sandwich que nous mangerons en route, à l’heure du dîner, à une bonne distance des vipères, nous l’espérons. Ce matin, dès la sortie de la ville, le temps est magnifique et le soleil colore de ses rayons le sommet des édifices. Au carrefour, nous prenons une petite route qui monte dans les collines vers le monastère Santa Eulalia. Personne ne passe sur ce chemin de campagne. Seules quelques vaches, le regard bien triste, suivent notre cheminement. Derrière chaque maison, un verger en fleurs nous rappelle que nous sommes le 9 mai et que le printemps asturien est en pleine floraison. Aujourd’hui, au milieu de ces collines verdoyantes, nous connaissons l’une des plus belles journées de notre chemin du nord. Une heure après notre départ, nous arrivons au village de San Juan de Amandi. À l’intersection, une église romane et sur la place centrale, une toute petite ermita où seulement une quinzaine de personnes peuvent entrer en même temps. C’est la première d’une série de petites chapelles semblables que nous allons voir sur ce chemin primitif au cours des prochains jours. Certaines n’ont plus de nom, mais les gens de la région en prennent un soin jaloux. Moins d’un kilomètre plus loin, nous arrivons à Casquita à la bifurcation des deux chemins, à gauche, vers Oviedo par le Camino Primitivo et à droite, vers Gijón, afin de poursuivre sur le Camino de la Costa. Aucune ambiguïté. La balise avec les doubles coquilles indique clairement le chemin à suivre. Comme nous désirons parcourir le Chemin Primitif, nous tournons à gauche vers Camaca de Abajo sur un sentier qui va nous amener à Oviedo. À la seconde agglomération, Camaca de Arriba, que l’on ne peut qualifier de village, l’agglomération étant formée de seulement quatre maisons de ferme, aux quatre coins de l’intersection, nous demeurons incertains de notre chemin. Trois personnes © 2011 Claude Bernier 66 âgées viennent nous saluer, nous en profitons pour échanger avec elles des informations. À leurs avis, trois chemins mènent à La Vega de Sariego. Un premier chemin descend au fond de la vallée et passe devant le monastère San Salvador de Valdedios. Le second contourne la montagne par la gauche. Enfin, droit devant nous, le sentier conduit à Alto de Campa, au sommet de la montagne. Le plus difficile, disent-ils, mais aussi le plus court. Comme le sommet nous apparaît peu élevé et que la vallée que nous voyons à droite est enclavée entre deux élévations importantes, nous optons pour la montée en face de nous. Le début de ce chemin s’annonce prometteur, ayant été utilisé récemment par des bûcherons, sans doute. Le chemin forestier débouche sur un sentier qui monte à travers un boisé. Avant d’atteindre le sommet, ce sentier rétrécit, rétrécit de plus en plus, envahi par les arbustes et des broussailles denses. Je lance à Roger en boutade : « Nous sommes vraiment sur le camino primitivo, il n’est pas passé un pèlerin ici depuis mille ans ». Et je continue d’avancer… Aucune balise. Le tracé se perd au milieu de la végétation la plus sauvage. Je fonce à tout hasard, alors que des ronces et des épines flagellent mes jambes et lacèrent mes cuisses. J’appelle Roger. Pas de réponse. Il est sans doute, maintenant, loin derrière moi. Par bonheur, dans une éclaircie, j’aperçois au loin un clocher de chapelle. Je me dirige dans cette direction. Il s’agit bien de l’Alto de Campa. Arrivé au centre du village, je m’assois sur un muret, et j’attends, j’attends… Heureusement, au bout de vingt minutes, Roger arrive. Je crois que nous avons fait de multiples détours, mais peut-être pas les mêmes. L’important, nous nous sommes retrouvés. En sortant du village, une petite route, bien balisée, descend vers la plaine, vers le village de La Vega de Sariego. Ce dernier tronçon ne manque pas de charme. Nous avançons au milieu de pâturages en pente douce vers le creux de la vallée. Un vrai coin du paradis. Tout autour de nous, chante le printemps : les vergers en fleurs, les bourgeons tendres des arbres et même l’herbe verdoyante des collines. Peu avant d’entrer dans le village de La Vega de Sariego, une source d’eau, très riche en chlorure de sodium, est connue de tous les gens de la région. Selon les autorités locales, l’eau d’El Pozu Salau aurait la propriété de guérir bien des maux. Nous nous arrêtons devant le puits, mais Roger me conseille de ne pas en boire, ne sachant pas quel effet cela pourrait produire. Je me contente d’y goûter du bout des lèvres. Javier, au contraire, en remplit une pleine bouteille, affirmant que l’action bienfaitrice de cette eau est sans égal. La réaction ne tardera pas à se faire sentir. Durant tout l’après-midi, sa principale activité consistera à courir à la salle de bain. Pendant trois jours, l’eau purificatrice va faire sentir ses « bienfaits ». Pauvre Javier! L’expérience va le vider de ses © 2011 Claude Bernier 67 « maux » et de ses énergies. Heureusement, que je ne l’avais effleurée que des lèvres! Nous arrivons à La Vega de Sariego un peu après midi. Nous nous arrêtons au bar La Casa Rufo où la propriétaire détient la clé de l’albergue. « Malheureusement, nous dit-elle, les pèlerins d’hier sont partis avec la clé, je dois m’en procurer une autre ». Pendant qu’elle poursuit ses démarches, elle nous apporte une bière que nous prenons tout en mangeant notre bocadillo. Après bien des tâtonnements, elle va découvrir que ces pèlerins n’ont pas apporté la clé, mais l’ont déposée au mauvais endroit. Nous pouvons enfin entrer dans le gîte. Cet albergue sur la place centrale du village est absolument magnifique. De construction récente, comme toute l’agglomération d’ailleurs, il peut recevoir dans les meilleures conditions seize personnes à la fois. Roger et moi, nous nous installons dans la même chambre, alors que Javier choisit celle qui se trouve juste à côté de la salle de bain. Inutile d’insister sur les explications. Dans son état, il apprécie le fait de limiter ses déplacements. Un seul inconvénient : la dame du bar ne trouve toujours pas la clé qui donne accès à la terrasse où nous pourrions étendre notre linge. Un pèlerin doit prendre des initiatives parfois. Aussi, étant seulement trois dans ce grand gîte, nous utilisons toutes les fenêtres exposées au soleil pour sécher notre linge. La méthode s’avère efficace. En après-midi, faisant le tour rapide du village, une autre Casa cultural a ouvert ses portes. Elle ne possède qu’un seul ordinateur, mais il est disponible. J’en profite pour lire mes messages et envoyer des nouvelles au Québec. En soirée, nous soupons au seul bar du village, la Casa Rufo, avec notre ami Javier qui garde constamment un œil sur la porte de la salle de bain du bar. Même si nous ne sommes que trois visiteurs, la propriétaire accepte de nous préparer un souper, selon son inspiration, comme elle le dit elle-même, qui sera pourtant copieux et savoureux. À partir de ce jour, le jeune instructeur de ski de Malaga va devenir un agréable et inséparable compagnon de route. Même s’il ne parle que l’espagnol et qu’il est deux fois plus jeune que nous, à trente-deux ans, durant les prochains jours, nous allons continuellement échanger avec lui et une belle amitié va naître de ces rencontres. Chaque soir, il téléphone à sa compromessa pour lui raconter son chemin. Compromise? Quelle façon macho d’appeler ainsi « sa blonde »! L’expression ne m’était pas étrangère. En République Dominicaine, ma jeune « professeure » de vingt-deux ans, Alessandra, m’avait déjà montré son anillo de compromessa (sa © 2011 Claude Bernier 68 bague de fiancée, en québécois). Pourtant, Javier ne manifeste en rien une attitude dominatrice envers les femmes. Contre la langue et les coutumes du pays, rien ne sert de protester. Nous revenons au gîte sous un ciel sans nuage. Ni le magnifique coucher de soleil, ni les étoiles brillantes dans le ciel ne présentent des signes avantcoureurs de la journée qui va suivre. Nous nous levons très tôt, dès 6 h, sous un épais brouillard qui recouvre le village et déjeunons tous les trois à l’albergue. Cette fois, nous envoyons Javier déposer la clé de l’établissement à l’endroit précis que la dame lui a montré, la veille. Une longue promenade de trente kilomètres nous attend, aujourd’hui, car nous voulons nous rendre à Oviedo. Avant de nous coucher, en revenant du bar, nous avons échangé des informations avec Javier. Nous sommes maintenant certains du chemin à parcourir et de la façon de trouver la rue de notre hôtel à Oviedo. Tous les trois, nous ne marchons jamais côte à côte. Nous pourrions facilement nous égarer. Il est important, avant de se mettre en route, d’étudier le parcours et d’établir un consensus sur toutes les indications à suivre. À la sortie de La Vega de Sariego, nous traversons l’autoroute à travers un tunnel aménagé pour les agriculteurs et entrons dans le hameau de Barbecho, au milieu d’une multitude de horreos. On se croirait dans un parc de rangement pour les anciens greniers. À l’intersection, la très belle église romane Santa Maria de Narzana nous rappelle que nous avons bien rejoint le chemin traditionnel. Puis, nous traversons successivement les hameaux de Careses et El Rayu. Le camino contourne ensuite par la gauche la ville moderne de Pola de Siero avant d’entrer dans le vieux quartier et la Plaza de Argüelles. Le roi Alfonso X y avait fait construire un hospital pour les pèlerins. Il ne reste aujourd’hui que la petite chapelle, bien restaurée. À la sortie de la ville, nous avons revêtu le poncho, une pluie douce s’est mise à tomber. Un sentier asphalté pour cyclistes et fort peu achalandé suit en parallèle la N-634 pendant quelques kilomètres. Quand l’asphalte disparaît et que le sentier devient boueux, nous rejoignons la route nationale. L’accotement très large permet de marcher en toute sécurité. La situation n’est pas très agréable, mais à l’approche de cette très grande ville, nous jugeons que c’est la solution la moins mauvaise. Par cette route, nous entrons à El Barrón, une petite ville qui possède quelques édifices imposants. Une avenue, en ligne droite, garnie de larges trottoirs, permet de traverser l’agglomération assez rapidement. Au carrefour, une route secondaire, la AS-17, tourne à droite et s’éloigne du bruit, de la circulation dense et des édifices commerciaux. Cette voie, relativement tranquille, relie de petits villages qui se touchent et se donnent la main. Langreo, Lugones, Avilés et Fonciello, sans service et sans intérêt. Puis le sentier s’enfonce dans la © 2011 Claude Bernier 69 campagne et se faufile entre de petites prairies et de grands jardins où ici et là s’égrènent quelques habitations le long de cette route jusqu’aux deux agglomérations plus importantes, Granda et Colloto, que l’on peut considérer aisément comme des banlieues éloignées d’Oviedo. La N-634 traverse ces deux villes et va nous conduire jusqu’au pont sur le Rio Nora qui marque l’entrée dans la ville d’Oviedo. À la sortie du pont, une grande avenue monte directement vers la cathédrale, construite sur la partie la plus élevée de la ville. Comme l’albergue de los peregrinos ouvre ses portes à 20 h seulement, notre décision est déjà prise depuis hier, nous allons nous chercher un petit hôtel pour dormir. Selon notre guide, la Casa Albino, sur la rue Gascano, offre des chambres pour 34 €. Dès que je pousse la sonnette et que je signale ma présence à interphone, une jeune fille vient ouvrir. En voyant nos gros sacs, elle ajoute : « Pour les pèlerins, c’est en face. » Nous la suivons donc dans l’autre édifice. Au deuxième étage, elle nous ouvre la porte d’une chambre pour exactement le prix indiqué. Je paye sur place. Nous n’aurons qu’à laisser la clé dans la boîte à lettres, en sortant, demain matin. Notre hôtel est au centre-ville, à deux minutes de la cathédrale et nous pouvons souper et déjeuner dans le bar, juste à côté. Comment demander mieux? La pluie a cessé et les premiers rayons de soleil apparaissent. Nous prenons une douche rapide et partons à la découverte de la ville, malgré nos trente kilomètres bien comptés. Oviedo fut fondée au VIIIe siècle par le roi Fruela et dévastée par les Maures quelques années plus tard. Son fils, Alfonso II le Chaste, fit reconstruire la ville, l’entoura de murailles et en fit la capitale des Asturies. Dès que commencèrent les pèlerinages vers Saint-Jacques-de-Compostelle, cette place forte devint un centre important pour les pèlerins qui venaient du nord, mais aussi pour ceux qui parcouraient le Camino Francés. Les pèlerins vénéraient San Isodoro à León et prenaient le chemin vers l’église San Salvador d’Oviedo. Un adage bien connu de l’époque affirmait : qui va à Saint-Jacques, vénère le serviteur à León et le Seigneur à Oviedo. La cathédrale actuelle fut construite au XVIe siècle sur les fondations de l’ancienne église San Salvador. Cet édifice majestueux est entouré de plusieurs autres bâtiments qui font la réputation d’Oviedo. En plus des chapelles, des sacristies et du cloître gothique, il est important de mentionner la Camara Santa (la Chambre sainte) qui est l’ancienne chapelle du palais d’Alfonso el Casto. Viennent s’ajouter le monastère de San Pelayo, la grande église Santa Maria de la Corte qui fut construite à la même époque que la cathédrale et le musée archéologique des Asturies, aménagé dans l’ancien couvent San Vicente. © 2011 Claude Bernier 70 Une marche dans le vieux quartier permet d’admirer de nombreux édifices somptueux qui ont marqué l’histoire de cette ville. Qu’il suffise de mentionner les principaux : le palais archiépiscopal, le palais des Comtes de Toreno, le palais du Marquis de Camposagrado, la Casa de Deán, la Torre Vieja (la vieille tour) et combien d’autres, sans oublier l’Ayuntamiento (la Mairie). Malgré nos trente kilomètres parcourus dans la journée, nous nous promenons lentement sur ces rues chargées d’histoire à l’affût de nouvelles découvertes. À quelques reprises, nous croisons Javier qui porte toujours son gros sac, attendant l’ouverture de l’albergue. À 20 h, vidés de nos énergies, nous nous assoyons enfin sur la Plaza de Daoiz y Villarde où de nombreuses terrasses se prêtent bien à la détente. Un court apéritif et un bon repas vont nous aider à refaire nos forces. Comme le ciel a retrouvé sa clarté, la fête continue sur la grande place, alors que nous revenons à notre hôtel en prenant bien soin de ne pas glisser sur les pavés couverts de cidre. Après une bonne nuit de sommeil et un petit-déjeuner à proximité de l’hôtel, nous mettons beaucoup de temps à traverser les banlieues d’Oviedo. Entrer ou sortir d’une grande ville pose toujours un problème pour le pèlerin à pied. Mais nous avons toujours résisté à la tentation de prendre un bus. Grâce à un excellent balisage, nous avançons d’un bon pas sous un ciel gris et, de carrefour en carrefour, la circulation diminue et nous débouchons enfin sur une petite route tranquille qui contourne le mont Naranco avant de tourner à gauche en direction des montagnes. Le camino, d’abord asphalté, devient rapidement gravillonné dès que nous nous enfonçons dans la campagne. Ce chemin serpente au milieu des fermes entre d’anciens murs de pierres sèches et nous ramène la joie de marcher. Ici aussi, les vergers en fleurs laissent deviner que le printemps est plus tardif dans cette région. De fait, la floraison des arbres semble nous suivre, car nous progressons de régions plus chaudes à régions plus fraîches, ce qui explique que même le printemps nous accompagne. Toute la journée, sur ce chemin traditionnel, nous nous arrêtons à maintes reprises devant de toutes petites chapelles qui jalonnent le Camino Primitivo. Faut-il le rappeler, depuis Oviedo, nous marchons sur le chemin parcouru par le roi Alfonso II le Chaste, qui fit, avec sa cour, le premier pèlerinage vers SaintJacques de Compostelle en septembre de l’année 829. Sur de courts tronçons, nous retrouvons un sol pierreux, pavé à l’ancienne, probablement des parcelles de voies romaines. Les anciens pèlerins recherchaient ces chemins romains qui avaient l’avantage d’être droits, asséchés et solides, à l’opposé des chemins agricoles, boueux et défoncés. Sans trop nous en rendre compte, nous traversons les hameaux de Llanpaxuga, Loriana et Venta del Escamplero où nous nous arrêtons pour un café. L’unique bar est minuscule. Nous nous © 2011 Claude Bernier 71 assoyons dehors pour boire notre café, pendant que la dame nous prépare un goûter dans sa cuisine. La route de campagne vallonne ensuite au milieu de prairies hérissées de rochers et de bosquets d’eucalyptus. Après un pont romain sur une rivière, nous tournons à droite vers l’ermita Santa Ana avant de traverser le hameau de Premoño. Puis, une calzada romana, légèrement sinueuse, mais encore bien conservée, relie ce hameau au suivant, Puerma, où nous ne voyons âme qui vive. Le soleil est revenu et nous apporte sa chaleur et sa lumière. Ses rayons scintillent sur un grand bassin d’eau créé par un barrage, que nous suivons à sa droite pendant quelques kilomètres avant de traverser la rivière, sur un pont, en aval du barrage. Déjà, la ville de Grado où nous espérons trouver de l’hébergement apparaît devant nous. Un ami italien m’avait prévenu que les gîtes officiels sur le Camino Primitivo consistaient souvent en d’anciennes écoles primaires abandonnées et faiblement aménagées pour recevoir des pèlerins. Il avait ajouté le commentaire suivant : « Se avete fortuna… » (Si tu as un peu d’argent…). Cela voulait tout dire. De fait, avant de partir, notre décision était prise : les petites pensions peu dispendieuses nous apparaissaient la meilleure solution sur ce chemin où l’hébergement est fort peu développé. En traversant Grado, je m’arrête au bar de la Pensión Narcera et je m’adresse au patron qui s’affaire à servir des clients. Sans mettre un frein à sa conversation, il fait signe à sa femme qui s’approche de nous avec une clé en main. Une nuit pour 35 € et un souper pour 7 €. Peut-on demander de meilleures conditions? La dame nous montre une chambre, à l’arrière, loin du bruit, qui nous convient très bien. La ville de Grado possède très peu d’éléments capables de séduire le visiteur. Au Moyen Âge, de grandes foires attiraient les gens de la région qui venaient ici échanger des produits de toutes sortes. Un grand hospital accueillait les pèlerins qui se préparaient à franchir les montagnes. Aujourd’hui, la ville est plutôt connue pour sa fabada, cette fameuse soupe paysanne faite de haricots, de lard, de saucisses et de boudin noir. Nous aurons l’occasion de la déguster, tard en soirée. Nous faisons rapidement le tour de la ville et localisons quelques bars qui pourraient servir le petit-déjeuner avant de revenir à notre chambre pour une sieste. Vingt-huit kilomètres aujourd’hui, trente, hier, ces longues distances commencent à faire sentir leurs effets. Nous avions désiré limiter nos journées à vingt kilomètres, mais sur ce chemin, impossible de trouver de l’hébergement dans les petits hameaux. © 2011 Claude Bernier 72 À l’heure du souper, le patron qui parle continuellement avec ses clients au bar ne s’empresse aucunement d’ouvrir la porte du comedor (la salle à manger). Il faut attendre 21h20 avant que les lumières s’allument pour que l’on puisse entrer. Notre attente est récompensée, car nous avons droit à un excellent repas, précédé naturellement de la fabada. Quand la jeune fille nous apporte l’addition complète à la fin du repas, le patron a écrit 50 € pour tout : la chambre, les deux repas et les nombreux apéritifs pour patienter jusqu’au souper. Bref, un prix pèlerin moins cher que prévu. Et il en sera ainsi dans toutes les petites villes du Camino Primitivo. On ne nous demande jamais de remplir une fiche d’inscription, de signer un papier quelconque ou de laisser une carte d’identité. Aucune trace officielle de notre passage! Souvent le propriétaire fait payer, comme ici, une somme globale au rabais. Et pourtant, l’accueil ne manque jamais de respect et d’attention. Au lever, la découverte d’un bar qui sert le petit-déjeuner s’avère un peu difficile. Il faut descendre jusqu’au carrefour au bas de la ville. Pourtant, nous avons besoin de toute notre énergie, car les dénivelés commencent à se faire plus importants. Dès que l’on sort des limites de la ville, une petite route monte en forte pente vers un plateau où notre vue s’étend sur toute la région. Un décor bucolique splendide. La campagne asturienne rayonne en ce matin ensoleillé. Tout autour de nous, de petits villages sont disséminés, ça et là, en flanc de collines, de belles vaches rousses broutent dans la prairie, les taches blanches des vergers en fleurs alternent avec les bosquets d’eucalyptus, et en fond de scène, les collines et les montagnes couvertes de forêts. Après cinq kilomètres, nous passons à côté de l’albergue de los peregrinos, perdu au creux d’une vallée, à proximité du hameau San Juan de Villapañada. Autrefois, dans ce village, un hospital était tenu par l’Ordre hospitalier, les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Mais au cours des années, le village n’a cessé de perdre de son importance et, aujourd’hui, seules quelques vieilles maisons sont encore habitées. La tranquillité ne laisse aucun doute, mais cette ancienne école primaire abandonnée n’a rien pour retenir notre intérêt. Nous avons quand même une bonne pensée pour Javier qui a probablement dormi ici. Dépassé l’Alto de Fresno, l’endroit le plus élevé du plateau, nous descendons au fond d’une vallée et traversons le hameau San Marcello, accroché en flanc de colline, où la vie semble s’être arrêtée depuis longtemps. Ce village médiéval vit sous le seuil de la pauvreté. Un chemin, étroit et raviné, se glisse entre de grosses maisons de pierres où l’étable et la demeure sont étroitement liées. La boue encercle les bâtiments et salit tout ce qui s’y déplace. De maigres vaches attendent tristement leur pitance, les jarrets bien enfoncés dans l’élément visqueux. Notre guide parlait d’un beau village fleuri… Nous sommes peut-être un peu tôt dans la saison. © 2011 Claude Bernier 73 Le chemin descend jusqu’au Rio Narcea où nous entrons dans le magnifique village, La Doriga, construit sur le bord de la rivière. À notre gauche, la très belle église Santa Eulalia attire notre attention, alors qu’à droite, une ancienne ferme forteresse est dominée par une tour crénelée. Depuis le Moyen Âge, les habitudes des gens ont très peu évolué : le tas de fumier devant les étables, les écuries parmi les maisons et les poulaillers tout autour des bâtiments. Nous sommes vraiment sur le chemin primitif, d’ailleurs, des coquilles Saint-Jacques sont encore visibles, bien encastrées dans les murs d’enceinte. Le camino progresse ensuite le long de la rivière Narcea jusqu’à la route nationale où nous pouvons traverser le cours d’eau sur un pont. De l’autre côté, le monastère San Salvador de Cornellana mérite un arrêt. En cette fin d’avantmidi, toutes les portes sont closes, même celle du gîte. Nous nous assoyons sur des bancs devant l’entrée principale pour manger notre frugal repas. Le monastère fut fondé en 1024 par l’Infante Cristina. Au début, il s’agissait d’une exploitation agricole associée à une église. Les moines de Cluny arrivèrent cent ans plus tard et développèrent le monastère. Vaillants défenseurs des chemins de Saint-Jacques, ils administraient déjà d’importantes sections du Camino francés. Dans l’enceinte du monastère, ils bâtirent un hospital et accueillirent des pèlerins. Aujourd’hui, le monastère est en bonne partie laissé à l’abandon. Seule la partie réservée aux pèlerins a été rénovée et est considérée comme un gîte de luxe. Comme il n’est pas encore midi, à notre arrivée, nous hésitons à déposer le sac, préférant marcher encore quelques heures. Le camino repart le long d’un cours d’eau, le Rio Nonaya que nous allons suivre jusqu’à Salas. Au fil des années, la rivière s’est creusée un lit confortable au fond de la vallée, alors que nous, pauvres pèlerins, devons parcourir toutes les montées et les descentes, assujettis aux dénivelés du terrain. Cette région, consacrée depuis des siècles à la culture du maïs, s’est pourvue de très grands horreos. À chaque fois que nous traversons un hameau, nous sommes étonnés par le nombre et la quantité de ces greniers. Les hameaux de Llamas et de Quintana sont reconnus à travers la région pour leurs grands horreos à huit piliers (plutôt que quatre) et leurs pigeonniers circulaires. Peu avant Salas, nous traversons le Rio Nonaya sur un pont médiéval et montons vers l’ancienne ville forteresse, située au sommet d’une large et haute colline. Au Moyen Âge, la ville occupait une place stratégique à l’entrée des montagnes. Sur la grande plaza, en face de l’église, la haute tour crénelée de l’ancien château et le palais des Valdés-Salas rappellent son passé militaire. © 2011 Claude Bernier 74 À l’hôtel Soto, sur la rue de l’archevêque, une dame nous accueille, nous ouvre une chambre au deuxième étage et nous conduit ensuite sur la terrasse où nous pourrons laver et étendre notre linge en toute quiétude. Cette gentille personne qui connaît bien les habitudes du pèlerin et s’intéresse à son bien-être met à notre disposition tout ce qui convient pour le séchage : séchoir, cordes et pinces. Après la douche et la lessive, nous rendons visite à Javier qui s’est installé dans le gîte officiel, l’ancienne prison où des chambres, basses et humides, sont disponibles pour les pèlerins, sur le bord de la rivière. Seul le vieux quartier mérite une visite, selon notre guide. Nous en faisons rapidement le tour avec Javier avant de nous asseoir sur une terrasse. Ce bel après-midi respire l’air frais des montagnes et nous permet de relaxer avant d’entreprendre un long périple à travers la Sierra Asturiana. Au lever, en ce dimanche matin 13 mai, un bar a ouvert ses portes dès 7 h, comme promis. Nous sommes ses premiers clients. La journée s’annonce splendide, même si au cours de la nuit, un vent froid s’est levé, nous obligeant à attacher fermement la veste avant de partir. Aujourd’hui, nous entrons véritablement dans les montagnes des Asturies. En moins de cinq kilomètres, nous devons atteindre l’altitude 450 mètres. Au bout de la rue principale, un sentier grimpe à flanc de montagne à l’ombre des chênes et des châtaigniers. Puis, nous croisons la N-634 qui monte jusqu’à une piste qui se glisse entre deux fermes et poursuit sur un chemin forestier en mouvement ascendant vers le sommet. Le vent fort de ce matin ne cesse de s’intensifier. Dès que nous entrons dans une zone dégagée, des rafales nous poussent à droite, à gauche, contre notre volonté. Ce souffle puissant charrie des feuilles, des branches et tout ce qu’il rencontre. Rendus au premier hameau, Porciles, nous venons de dépasser le point le plus élevé du plateau, le col de La Espina. Nous hésitons à poursuivre sur le sentier de peur d’être blessés par de lourdes branches qui tombent des arbres et que le vent transporte. Nous reprenons alors la route nationale. Mauvaise décision! Nous découvrons rapidement que l’étroitesse de ce long ruban goudronné, l’absence d’accotement et la vitesse des automobilistes qui doivent négocier avec les rafales, rendent notre situation encore plus périlleuse. Après discussion, nous jugeons qu’il serait plus agréable de mourir frapper par une branche que d’être écrasés par un véhicule rendu fou par le vent. Dès que l’occasion se présentera, nous retournerons sur le sentier. Dans le village La Espina, nous nous arrêtons pour un café. Attenant au bar, une petite épicerie peut nous procurer une collation et des fruits séchés pour grignoter à l’occasion. Ce village, un carrefour de routes sur le plateau, jouait un © 2011 Claude Bernier 75 rôle important au Moyen Âge à tel point que le monastère Nuestra Señora de Bazar dépendait directement de l’archevêque de Saint-Jacques de Compostelle. De cette époque, il ne reste que l’église Nuestra Señora de los Remedios, associée à l’ancienne léproserie. En quittant le village, nous retournons sur le sentier. Sur ce plateau, balayé par le vent, notre situation demeure précaire. Nous avançons péniblement, poussés de tous les côtés par des poussées de vent qui ne préviennent jamais de leurs mouvements. Dans la campagne, les champs de maïs partagent le territoire avec les vaches laitières. Ni l’un ni l’autre ne semblent apprécier les folies d’Éole, le dieu du vent. Après le hameau de Pedregal, le sentier s’élargit et devient pierreux. Nous sommes probablement sur une ancienne voie romaine. Dans le dernier hameau, Santa Eulalia, les horreos, de plus en plus hauts, sont installés sur les toits des maisons et prennent l’allure des chapeaux de tours, comme on en voit dans certaines forteresses de la région. Nous ne nous attardons guère à l’architecture de ces lieux, car la pluie menace dangereusement. Dès que le village s’éloigne derrière nous, le déluge nous tombe sur la tête, poussé par des vents toujours aussi violents. Nous entrons dans Tineo, lavés de toutes parts, par le ciel qui se vide lamentablement sur nos têtes et par les voitures qui ne peuvent s’empêcher de nous éclabousser. Cette ville est construite en flanc de colline en forme hémicycle. D’en bas, on dirait un vaste amphithéâtre dont chaque maison représente un siège différent. Nous arrivons par le haut et descendons par des ruelles transformées en ruisselets. Comment pouvons protéger nos bottes dans de telles conditions, sachant que les miennes voient le jour dans tous les replis? Cependant, un excellent balisage nous conduit directement à la porte que Javier se fait un plaisir de nous ouvrir. Quelques pèlerins ou plutôt des marcheurs se sont déjà installés dans le grand dortoir qui peut accueillir une quarantaine de personnes. Sans plus tarder, nous déposons le sac et passons de la douche froide à la douche chaude, désireux de revêtir du linge sec le plus tôt possible. Par contre, pour la lessive et le séchage du linge, il faudra attendre. Le soleil des derniers jours a fait un excellent travail, je dispose abondamment de vêtements pour me tenir au sec. Tineo est un point d’arrêt presque obligé sur le chemin de Compostelle. Le roi Alfonso X d’ailleurs obligeait les pèlerins de son époque à s’arrêter à l’hospital de cette ville, sous peine d’amendes. Le monastère de San Francisco, construit juste à côté, assurait le fonctionnement de cette auberge. Une preuve demeure : la grande place, en bas, dans le vieux quartier, porte encore le nom de Plaza de los peregrinos. L’église paroissiale actuelle constitue le dernier vestige des bâtiments monastiques. © 2011 Claude Bernier 76 En ce dimanche soir du 13 mai, nous cherchons en vain un restaurant ouvert. Après bien des demandes, nous entrons dans une petite pizzeria où une jeune fille, en l’absence de sa mère, accepte de nous préparer une pizza de son cru. Très talentueuse, elle réussit ce plat italien avec succès. La nouvelle se répand rapidement. En quelques minutes, toutes les tables sont occupées. Comble de gentillesse, elle déniche pour nous une très bonne bouteille dans le cellier de son père. Nous revenons au gîte sous la pluie et, toute la nuit, nous entendons sa triste complainte sur le toit de l’albergue. Au lever, la pluie a cessé, mais le brouillard dense recouvre la ville. Nous prenons le petit-déjeuner sur place et quittons sans plus tarder. Pour retrouver les balises, nous devons revenir sur nos pas et monter vers la rue la plus élevée où le sentier continue en direction du sud. Ce matin, le sentier est jonché de branches et de débris de toutes sortes. Nous devons rester attentifs et bien regarder où nous mettons les pieds. À plusieurs endroits, de grandes flaques d’eau nous obligent à faire des détours. Des coins de ciel bleu alternent avec quelques gros nuages qui laissent tomber de petites averses inoffensives. Nous prévoyons que la journée sera longue, aussi nous marchons d’un bon pas tous les trois, à quelque distance l’un de l’autre. Dans cette première partie du chemin, nous progressons à travers des boisés sur des chemins forestiers. Une première montée vers le mont Navarriego, suivie d’une légère descente, puis une seconde montée plus importante vers l’Alto de Piedratecha, et une descente vers Obona. Entouré de forêts, le monastère Santa Maria la Real d’Obona se niche au creux d’un petit vallon. Cet endroit était connu, au Moyen Âge, comme un centre culturel et économique important. Des moines perfectionnaient les méthodes de culture et d’élevage de leur époque, alors que d’autres enseignaient le latin, la philosophie et la théologie. Après le départ des religieux, les gens de la région ont continué à entretenir l’église cistercienne, alors que le monastère est tombé en ruines depuis longtemps. Ce qui étonne en arrivant sur les lieux : de très grands arbres entourent encore aujourd’hui ces anciens bâtiments et créent une atmosphère qui respire le sacré. En quittant l’église, fatigués d’enjamber des branches cassées et d’éviter les trous de boue, nous empruntons plutôt une petite route, peu fréquentée, la AS219, qui suit le camino en parallèle. Très sinueux et accidenté, ce chemin relie les hameaux de Villaluz et Campiello, où nous nous arrêtons à une croisée de routes devant un bar-épicerie, la Casa Herminia. Une coquille sur le linteau de la porte nous invite à y entrer. Sur le Camino Primitivo, il est fréquent de rencontrer ce genre de petits dépanneurs où nous pouvons trouver l’essentiel. Un couple dans la quarantaine gère l’établissement. Pendant que madame prépare le café, monsieur nous confectionne un sandwich de son cru, capable d’apaiser la faim © 2011 Claude Bernier 77 du bûcheron le plus gourmand. Nous glissons le bocadillo dans notre sac, espérant un coin tranquille pour l’apprécier, aux environs de midi. Sur ce chemin, nous espérons en vain un tronçon droit et plat. Les montées succèdent aux descentes et la sinuosité du parcours nous offre continuellement de nouveaux paysages. Impossible de s’ennuyer sur cette route. La grande solitude envahit le marcheur qui s’émerveille de la beauté du décor, ce qui le ramène constamment à son monde intérieur. Pendant que son œil vagabonde à l’extérieur, son esprit, tout intérieur, suit le fil de ses réflexions. Quoi de mieux pour entrer dans sa bulle que ces paysages tranquilles des montagnes et des vallées! Nous avançons lentement au cœur de la région montagneuse et nous nous approchons petit à petit des plus hauts sommets. Sans trop nous nous interroger, nous traversons les hameaux d’El Fresco et d’El Espin. Dans le premier, une petite ermita semble laissée à l’abandon, alors que, dans le second, une belle ferme vit à l’ombre de quelques chênes majestueux, témoins d’un passé glorieux. Dans le hameau de Borres, un refuge accueille des pèlerins, même si aucun service ne paraît disponible à proximité de cette ancienne école primaire. Nous jetons un coup d’œil sur l’établissement et poursuivons notre chemin sans nous arrêter. Quelques mètres plus loin, nous rejoignons un couple d’Espagnols, assis sur le bord du chemin, en train de prendre une collation. Nous échangeons avec eux quelques informations. Après une brève discussion, le couple décide de poursuivre sur le sentier, alors que nous préférons continuer sur la route. Nous nous reverrons. À Samblismo, quelques beaux horreos attirent notre attention, sans plus. À ce carrefour de petites routes, de vieilles maisons de pierres traversent les siècles sans broncher, conservant les souvenirs d’un passé lointain. À notre arrivée, un dernier nuage noir approchant, nous en profitons pour nous arrêter dans l’abribus pour apprécier notre bocadillo. Javier nous a rejoints, et alors qu’il pleut au-dessus de nos têtes, nous essayons de réparer son poncho, percé de toutes parts. Avant le bourg La Mortera, la montée devient plus abrupte. Les pentes s’accentuent. Au milieu du hameau, sur un petit plateau entouré de vallées profondes, notre regard ne quitte pas des yeux les hauts pics où nous devrons passer demain. Les anciens pèlerins appelaient ces montagnes : « La barrière des Asturies ». Nous arrivons à Porciles alors que le soleil perce à nouveau les nuages. Ce bourg mérite certainement le titre de village, étant la plus importante agglomération rencontrée depuis notre départ, ce matin. Juste à côté de la tienda-bar Boto, un petit musée témoigne de la vitalité de la vie rurale dans les © 2011 Claude Bernier 78 montagnes asturiennes. Mais aujourd’hui, le musée est fermé, nous devons passer outre. Peu après, à l’Alto de Lavadoira, une vue plongeante sur la vallée de la rivière Allande et en particulier sur la ville de Pola de Allende, en bas, met un frein à notre marche. Comme nous sommes à huit cents mètres d’altitude, nous descendons en forte pente vers la ville. À notre gauche, nous apercevons alors la massive forteresse de Cienfuegos, construite au XVIe siècle sur un piton rocheux qui domine la ville et la protège, grâce à sa position pratiquement imprenable. Au Moyen Âge, la ville était considérée comme l’un des pivots importants de tout le système de défense des Asturies. Pour cette raison, elle demeurait fortement achalandée. Mais au XIXe siècle, elle a perdu la moitié de sa population, partie à l’étranger, ce qui explique l’étonnant Monument aux Émigrants, sur la place principale. Après nos trente-cinq kilomètres parcourus aujourd’hui, nous prenons le temps de faire une pause au premier bar qui nous ouvre ses portes. Javier nous accompagne, mais il doit nous quitter pour aller dormir à l’albergue, deux kilomètres plus loin. Pendant que nous prenons notre bière traditionnelle, l’Espagnol rencontré sur le chemin vient nous raconter que sa femme est tombée dans le sentier, qu’ils sont entrés en ville en taxi et que son épouse subit présentement des examens à la clinique médicale. Leur chemin s’arrête aujourd’hui. À deux pas du bar, nous entrons à l’hôtel Nueva Allandesa où le patron nous fait un prix pèlerin : 40 € pour le souper cinq couverts, le vin, le coucher et même le petit-déjeuner. Une offre que l’on ne peut refuser, d’autant plus que cet hôtel affiche avec fierté ses quatre étoiles. À l’inscription, le patron nous informe que trois autres Québécois viennent de s’inscrire, nous aurons donc de la compagnie pour souper. Pour le moment, un seul désir nous anime : prendre une douche et faire une courte sieste. Nos trente-cinq kilomètres sur ce chemin accidenté, agrémenté de petites averses, se font sentir dans les jambes. À 20 h, nous descendons dans la salle de réception et quelle n’est pas notre surprise d’apercevoir Lise et Pierre, accompagnée d’une dame, une Française qui marche avec eux depuis quelques jours. Nous nous assoyons autour d’un verre pour échanger les dernières nouvelles. Nous avions toujours cru qu’ils marchaient derrière nous, alors qu’ils étaient devant. Mystères du camino!!! Ils nous racontent qu’ils sont restés deux jours à Santander avec le frère de Pierre, qu’ils ont dû s’arrêter de nouveau trois jours, car Lise a été malade. Sur la route, ils ont rencontré Jacqueline qui les accompagne maintenant. Le patron s’est mépris sur son origine, la prenant pour une autre Québécoise. © 2011 Claude Bernier 79 Nous nous quittons au moment où les portes de la salle à manger s’ouvrent, ne voulant surtout pas manquer ce fameux souper à cinq couverts. Eux, selon leur habitude de se coucher tôt, ont déjà mangé et se préparent à aller dormir. Comme promis, le cuisinier mijote des plats qu’il réserve aux clients de marque. Chaque couvert correspond à un mets particulier de la région, de la fabada jusqu’au dessert, en passant par el pote de berza (le ragoût au chou), el repollo relleno (la salade de boudin) et el pudin de verduras (le pouding vert). Un repas de roi pour de pauvres pèlerins qui ont peiné sous les averses, une partie de la journée, et parcouru 35 kilomètres sur les dénivelés des montagnes. À la fin du repas, d’autres personnes sont venues nous rejoindre dans la salle à manger. Des visiteurs et aussi quelques marcheurs sont attablés, des personnes que nous verrons, demain, sur le sentier. Nous regagnons notre chambre grand luxe vers 22 h 30, sans oublier de régler le réveille-matin pour être fidèles à notre rendez-vous, demain matin, avec nos nouveaux compagnons de route. Au lever, après une excellente nuit de sommeil, nous retrouvons Jacqueline, Lise et Pierre à la salle à manger. Nous prenons la précaution de nous nourrir suffisamment, car la journée s’annonce longue et difficile. Nous devons aujourd’hui monter sur les sommets et franchir la fameuse barrière des Asturies. Par chance, en sortant, nous constatons que le soleil se lève dans un ciel sans nuage, éclairant le sommet des monts. Pendant la première heure, nous marchons à l’ombre, sur une petite route le long du Rio Nasón, un torrent plutôt paisible par beau temps, mais qui s’anime dès que la pluie arrive. Le chemin goudronné prend fin dans le hameau La Reigata et commence alors un sentier pierreux qui traverse la rivière sur un pont et grimpe ensuite entre deux montagnes, en forte pente, sur des pierres qui roulent. Le sentier monte dans une forêt de conifères et décrit un tracé en Z. Plus il s’élève, plus les arbres se font petits et rares. En approchant du sommet, la végétation a disparu, seuls quelques arbustes essaient de survivre en s’agrippant entre les roches. Ce matin, je me sens en pleine forme. À la sortie du hameau, Roger me dit de ne pas l’attendre, qu’il va monter lentement, respecter son rythme cardiaque. Je marche d’abord derrière le groupe, avec Jacqueline, la Française. Nous rejoignons bientôt les Espagnols. L’un d’eux est parti devant tout le monde et marche allègrement. Les deux autres éprouvent des difficultés. Même s’ils sont plus jeunes que nous, le fait de porter deux sacs, l’un derrière, l’autre devant (leur bedaine) nuit grandement à leur performance. Leurs efforts se poursuivent très hachurés, ils font vingt pas et s’arrêtent pour souffler. Roger qui les a rejoints leur conseille de marcher plus lentement, mais régulièrement, ils pourront ainsi progresser sans danger. Lui qui a souvent guidé des groupes en montagne connaît la meilleure façon de procéder dans de tels cas. Mais aujourd’hui, devant ces deux hommes qui manquent d’expérience et d’entraînement, ses conseils © 2011 Claude Bernier 80 glissent sur les pierres et s’évaporent. Les Espagnols gardent ce rythme saccadé, en avançant par à-coups, jusqu’au sommet, au risque de provoquer une crise cardiaque. Ils franchissent les derniers cent mètres, à bout de souffle, en même temps que Roger qui a maintenu son rythme, lent et régulier, tout au cours de l’ascension, sans aucun danger de défaillance cardiaque. De mon côté, j’arrive au col de Puerto del Palo en même temps que Javier. Nous sommes alors sur le point le plus élevé (à 1146 m) de tout le Camino del Norte. C’est quand même peu en comparaison de la Cruz de Hierro (1490 m) sur le Camino francés et le Col de Somport (1632 m) sur le Chemin d’Arles. Nous décidons d’attendre les autres marcheurs à cet endroit, ayant une vue sur toute la vallée et pouvant ainsi suivre leur progression. Sur les hauteurs, la température s’est transformée. La chaleur produite par l’effort et les rayons de soleil dans la vallée laisse place à un vent froid, venu des glaciers, qui balaie la cime des montagnes. Après avoir sué abondamment durant cette montée, je grelotte maintenant en regardant les autres s’approcher. Sans m’en rendre compte, je suis en train d’attraper un refroidissement qui va me causer des problèmes pour le reste de mon chemin. Sur la crête, le paysage se métamorphose et devient fantasmagorique. De petits nuages, comme des fantômes vivants, poussés par ce souffle puissant, courent parmi nous, à ras le sol, et sautent de sommet en sommet, créant par des jeux d’ombre et de lumière, une féerie à nulle autre pareille. Le sentier se maintient sur la ligne de crête des montagnes et serpente entre des rangées de pierres sèches au milieu d’arbustes rachitiques luttant contre le vent qui les assaille. Le hameau de Montefuado, constitué de trois maisons en pierres des champs, brave les intempéries et accueille parfois les bergers et leur troupeau qui se déplacent sur ce sentier. En son milieu, la petite ermita de Santiago, témoin silencieux de bien des drames, résiste toujours à l’usure du temps. Puis, le sentier descend en pente raide vers le hameau de Lago, un palier plus bas. Nous entrons alors dans une forêt de conifères traversée par des chemins forestiers qui sillonnent le plateau dans tous les sens. L’un d’eux aboutit à la route AS-214 qui nous conduit au village de Barducedo. Nous nous arrêtons à la petite épicerie pour prendre une bouchée et acheter notre souper, car aucun service n’existe à proximité du gîte de La Mesa où nous nous dirigeons. Le sac rempli à pleine capacité, nous repartons, chargés comme des baudets, pour les trois derniers kilomètres, espérant trouver de l’hébergement au prochain hameau. La route départementale vagabonde au gré de la division des pâturages et des pauvres fermes qui se partagent cette campagne enclavée entre les montagnes. © 2011 Claude Bernier 81 Nous apercevons au loin la petite école primaire, en retrait du hameau La Mesa qui compte à peine quatre maisons et une vieille église abandonnée. Nous arrivons à l’albergue rural en même temps que Lise et Pierre, et nous sommes accueillis une autre fois par Javier. Jacqueline se joindra à nous, une heure plus tard. Nous serons donc six dans ce gîte capable d’accueillir huit pèlerins avec un confort minimum. Peu après notre arrivée, les deux Espagnols avec sacs devant et derrière se présentent devant l’albergue, et voyant notre installation précaire et l’espace restreint qui leur serait dévolu, décident de poursuivre jusqu’au prochain village, vingt kilomètres plus loin. Nous leur souhaitons la meilleure des chances. Après la lessive, nous étendons notre linge sur des cordes en face de l’albergue au moment où le ciel se couvre et le soleil se cache. Le vent frais qui souffle sur le plateau sèche fort peu nos vêtements, nous obligeant à faire quelques acrobaties pour organiser le séchage à l’intérieur du gîte. Au souper, nous disposons d’un seul rond sur un minuscule réchaud pour préparer la bouffe. Javier va demander une grande casserole à la voisine pour faire cuire notre spaghetti. Chacun prend des initiatives pour mener à bien notre projet, et finalement, nous pouvons nous installer tous les six autour d’une table à cartes pour quatre personnes et nous en mettre suffisamment dans notre bedaine pour combler tous nos besoins. Le repas terminé, la vaisselle bien lavée, nous complétons nos préparatifs pour la nuit et ne tardons pas à nous mettre au lit alors que les rafales de vent fouettent notre pauvre albergue et que la pluie recommence à chanter sa romance habituelle. Au matin, le vent s’est apaisé et un brouillard opaque recouvre la campagne. Le petit-déjeuner partagé, nous reprenons le sentier sous une pluie fine vers une ligne d’éoliennes sur les sommets, trois cents mètres plus haut. Dès que nous nous approchons de la crête, notre oreille entend clairement le chant des sirènes métalliques, mais notre œil perçoit à peine la présence de la musicienne la plus rapprochée. Une fois au sommet, le sentier pique du nez et descend rapidement vers le barrage sur le Rio Salime, huit cents mètres plus bas. Autrefois, la pente de la montagne était vertigineuse et terrifiait les pèlerins. Lors de l’érection des éoliennes, les ingénieurs ont aménagé une route gravillonnée en lacets qui permet une descente beaucoup moins périlleuse, mais nécessairement plus longue. Au fur et à mesure que nous descendons, la petite bruine s’estompe et le brouillard se dissipe, laissant apparaître les montagnes autour de nous. © 2011 Claude Bernier 82 Devant nos yeux qui s’émerveillent, l’immense bassin d’eau produit par le barrage émerge lentement en face de nous. Cet ouvrage a été construit durant les années 1950. Il a modifié considérablement la configuration de la vallée et engloutit quatorze villages, dont celui de Salime qui a donné son nom au barrage. À l’époque, la route ne permettait pas de transporter le matériel par camions, la pente étant trop accentuée. Il a fallu construire un téléphérique (le plus grand de l’Europe à ce moment) sur trente-sept kilomètres. Les collines abritaient auparavant des vignes, mais aujourd’hui le brouillard qui s’élève de ce lac artificiel empêche la maturation du raisin. L’humidité créée par cet immense plan d’eau arrose les flancs escarpés des montagnes. Des arbustes chétifs ont remplacé les vignes et croissent péniblement, prenant racines dans les fissures du roc et tapissant les rochers d’un soupçon de verdure. Selon la légende, le mot salime viendrait du diable en personne. Un jour, le malin, ayant fêté un peu trop avec les ivrognes du coin, est tombé en bas de l’ancien pont de bois et s’est mis à crier : « Salime, salime » (« sortez-moi, sortez-moi », en patois asturien). Les villageois, en reconnaissant le diable, le rejetèrent à l’eau, et avec l’aide du curé de la paroisse, baptisèrent le pont du nom de Salime. Descendu au niveau de l’eau, le sentier traverse ce cours d’eau sur le barrage et remonte de l’autre côté, sur une route asphaltée, également en lacets. Après notre première montée du matin (300 m) et notre descente (800 m), nous entreprenons une remontée (550 m) vers la ville de Grandas de Salime. Une journée bien remplie qui restera longtemps gravée dans notre mémoire et dans nos mollets! La montée vers la ville de Grandas de Salime ne s’accomplit pas dans l’allégresse. La fatigue se fait sentir et nos pieds trop lourds traînent sur l’asphalte que chauffe le soleil. Nous passons devant l’albergue San Salvador, nous contentant d’y jeter un coup d’œil. Les espaces très réduits et les lits étroits à trois étages ne nous séduisent guère. Nous nous arrêtons plutôt à la Pensión Arreigada où la dame nous offre une chambre pour 20 € et le menu pour 7 €. Une véritable aubaine! Après la douche et la sieste, nous nous déplaçons peu, la ville n’ayant rien à nous offrir. Cet ancien village a pris de l’importance, au début des années 1950, à cause de la construction du barrage. Mais depuis, la ville s’est peu développée et continue de stagner. Nous nous contentons d’une visite à l’église, l’ancienne chapelle d’un monastère disparu, construite au XIIe siècle. Ce matin, 17 mai, je me sens fiévreux. Je n’ose pas dire un mot à personne, car je ne veux pas retarder le groupe ou que l’on m’oblige à rester sur place pour me reposer, ou encore moins me forcer à prendre un bus. Je déjeune sans appétit, convaincu que j’ai attrapé un bon rhume en attendant les autres marcheurs au © 2011 Claude Bernier 83 Col de Palo. J’aurais dû me mettre à l’abri du vent ou revêtir mon polar pour éviter de grelotter. Trop tard! Le mal est fait. Je vais vivre avec mon problème. Dès la sortie de Grandas de Salime, de petits chemins creux et ombragés relient de minuscules hameaux. Le premier, la Farrapa, est constitué de quatre maisons, alors que le second, Cereijara, avec une vingtaine d’habitations, ressemble davantage à un village. À l’arrêt de bus, la petite ermita de Malneira nous rappelle que nous foulons les pas des anciens pèlerins, étant assurément sur le chemin traditionnel. Dans la lande, une route goudronnée nous conduit à une piste en direction du hameau de Castro. À l’entrée de l’agglomération, un autre ermita, entourée de fleurs, fait l’orgueil des gens de la place. Puis, une longue promenade dans la campagne nous amène tour à tour dans les hameaux de Padreira, de Gestoselo et de Peñafuente où nous nous arrêtons pour un café. En reprenant le sac, la tête me tourne et mes jambes toutes molles hésitent à repartir. Je vois devant moi une haute colline que je dois monter si je veux atteindre avec les autres le col d’Alto de Acebo (1030 m) qui marque la frontière entre les Asturies et la Galice. Pour ne laisser rien paraître, j’utilise une ruse de Sioux. Je fais semblant de prendre des photos pour retarder ma marche et suivre loin derrière le groupe. Mais la réalité est toute autre. Je suis exténué, à bout de forces… En approchant de la borne jacquaire qui marque l’entrée de la Galice, j’aperçois mes amis qui sont tous là, assis sur le bord de la route, qui m’attendent : Roger, Javier, Lise et Pierre, et Jacqueline également. À coups de volonté, j’arrive à petite vitesse, à mon tour, à la limite de mes capacités. © 2011 Claude Bernier 84 La Galice À l’entrée de la Galice, la borne jacquaire indique 169.630 kilomètres avant Santiago. À partir de maintenant, régulièrement, des bornes nous donnent la distance précise qu’il reste à parcourir pour entrer dans la basilique. Un exercice un peu futile, car, à plusieurs endroits, il est possible de prendre deux ou trois chemins pour se rendre au futur gîte. Cependant, ce fait démontre à quel point ces chemins acquièrent de l’importance pour une province pauvre comme celle de la Galice. À mon arrivée devant mes amis, non sans difficulté, j’essaie de camoufler ma fatigue. Chacun est prêt à repartir, nous pouvons continuer. Huit cents mètres plus loin, dès que l’on atteint une route asphaltée, le bar El Acebo a déjà ouvert ses portes, nous nous arrêtons pour un café. Cette fois, sans le dire, j’apprécie l’occasion de m’asseoir. En reprenant le sac, comme le sentier monte devant nous d’une façon escarpée à travers la montagne, nous décidons plutôt de marcher sur la route départementale peu achalandée. Une décision qui me réjouit grandement, compte tenu de ma condition physique. Cette route sinueuse, taillée entre des rochers abrupts, rejoint bientôt les hameaux de Monteseiro et Pabreira, séparés l’un de l’autre de quelques kilomètres, avant d’atteindre un village plus important, Fonfria, à une croisée de routes. Nous empruntons ensuite une piste forestière, parallèle à la route principale, qui monte vers une petite ville construite au sommet d’une colline, A Fonsagrada. Pour cette dernière partie du chemin, complètement épuisé, je laisse les autres marcher devant, me contentant de mettre un pied devant l’autre, espérant me rendre en ville par mes propres moyens. Nous entrons dans l’agglomération vers 14 h 30, après vingt-huit kilomètres de marche. À la Pensión Manolo, le patron offre de nous servir le dîner, tout de suite. Nous déposons le sac dans nos chambres et descendons à la salle à manger. L’établissement vient d’être rénové et les pièces brillent de propreté. Je réussis à avaler une soupe chaude, puis je me mets à grelotter. Ne pouvant manger davantage, je m’excuse auprès des autres et monte me coucher. Durant plus d’une heure, sous d’épaisses couvertures, alors que de chauds rayons de soleil entrent par de larges fenêtres, je ne parviens toujours pas à me réchauffer. Je grelotte et claque des dents, sans arrêt. Vers 17 h, enfin, je réussis à dormir une petite heure. Me croyant rétabli, je me lève, passe sous la douche et descends au bar avec Roger. Mes illusions s’évanouissent en un rien de temps, car mon rhume revient en force. Je retourne me coucher, mais avant de m’étendre sous les couvertures, j’avale deux pilules fortes de Tylenol que ma belle-mère m’avait données avant mon © 2011 Claude Bernier 85 départ. Toute la soirée, je ne cesse de suer comme une vieille locomotive à vapeur. Quand Roger monte dans la chambre pour écouter les nouvelles de 22 h, je réussis à m’endormir. À 1 h du matin, je me réveille tout en nage, mes draps étant complètement détrempés. Je les arrache de mon lit et je me glisse dans mon sac de couchage. Au lever, à 7 h, je me sens beaucoup mieux. Le patron nous a préparé un copieux petit-déjeuner que je réussis à avaler sans peine. Comme les autres, je remets mon sac sur mes épaules, et je repars comme si j’avais vécu une journée normale, la veille. La matinée s’annonce belle, cependant nous devrons franchir trois cols, ce qui n’est pas de tout repos. Dès la sortie de A Fonsagrada, le sentier monte allègrement pour redescendre tout de suite à O Padrón où un gîte pour pèlerins est aménagé à côté de l’église, au centre du village. Javier se proposait de dormir, ici, hier soir. Cette campagne galicienne favorise la réflexion. Aucun autre village important ne vient troubler le chemin intérieur du pèlerin. Je reviens en Galice pour la quatrième fois. Chacun de mes chemins m’a conduit vers cette province où les forêts d’eucalyptus se mêlent aux fermes laitières : Puy-en-Velay en 2001, La Via de la Plata en 2004, Arles en 2005, et aujourd’hui le Chemin du nord en 2007. Chaque fois, je m’y sens très bien. La Galice est devenue pour moi presque un pays d’adoption. En revoyant les petites collines bien particulières à cette province de l’ouest de l’Espagne, j’ai l’impression de contempler le paysage de mon enfance, dans les Appalaches. Dès que j’entre en Galice, je retrouve ce décor qui m’est cher, un coin de pays qui m’est familier. À l’approche de Santago de Compostela, le pèlerin perçoit le but ultime de sa marche, de ses longues journées de sueurs, de douleurs parfois, mais aussi de belles rencontres. Tout naturellement, dans son esprit, le retour en arrière s’opère en toute sérénité. L’heure du bilan approche. Qui n’a pas connu ces moments de réflexion qui accaparent complètement son esprit et le transportent dans un ailleurs que lui seul pourrait définir. L’entrée dans la Galice provoque et suscite cette démarche qui permet de revoir tout le chemin parcouru. Une réaction tout à fait normale qui permet de fermer les livres, qui clôt une lente progression vers un devenir nouveau. En réfléchissant sur mes chemins, j’ai l’impression d’apercevoir une longue suite sans fin, pas quatre, mais un seul parcours. Tous ces bouts s’additionnent les uns aux autres, formant un long ruban, qui se prolonge à l’infini. C’est toujours le même chemin qui se continue. Le décor change, mais moi, j’avance chaque fois sur un seul et même sentier. Encore aujourd’hui, porté par ma rêverie, je laisse les autres marcher devant moi, trop heureux de retrouver cette solitude qui me plaît tant. Je ne sais pas si © 2011 Claude Bernier 86 c’est mon rhume d’hier qui a tout déclenché, mais ce matin, je sens le besoin de faire le point, de tout revoir du début à la fin, le fin fond de ma démarche, de revenir sur les motifs qui m’ont conduit sur ces chemins à quatre reprises. C’est dans un esprit de partage, de découvertes et de curiosité que, en 2001, j’étais parti du Puy-en-Velay, le 17 août, avec l’idée de me rendre à SaintJacques de Compostelle. Ignorant presque tout de ces chemins, mes débuts furent difficiles. Dès le premier soir, je me suis arrêté à Montbonnet. Nous étions douze pèlerins pour souper et dormir dans ce gîte familial. Tous avaient accroché une coquille à leur sac, sauf moi. Je ne me sentais nullement pèlerin et je ne tenais pas à afficher des convictions que je ne partageais pas encore. Au départ, le lendemain, le jeune propriétaire de l’établissement m’a expliqué que la plupart des personnes faisaient transporter leur sac, qu’ils allaient vers Santiago, chargés légers et à petite vitesse. C’était, selon ses dires, la façon actuelle et moderne de faire le Chemin de Compostelle. Cette conception nouvelle ne me plaisait pas du tout. Une telle attitude m’a déçu et remettant en question mon désir de parcourir ce chemin dans la plus grande austérité, comme le faisaient les pèlerins d’autrefois. J’avais préparé mon chemin selon d’autres critères. Ce matin-là, j’étais le seul à remettre mon sac sur mes épaules, alors que plusieurs m’invitaient, moi aussi, à faire transporter mes bagages. Cette forme d’hypocrisie m’a tout simplement frappé au flanc. Parti sans attendre le groupe, j’ai rapidement distancé ces gens, et heureusement, je ne les ai pas revus. Au cours de la journée, je me suis fait de nouveaux compagnons de route : un Français de soixante-douze ans faisait un essai pour voir s’il pourrait se rendre jusqu’au bout, un couple d’Autrichiens ayant parcouru le Camino francés, l’année précédente, deux jeunes filles des Ardennes rencontrées dans la cathédrale et finalement, une dame italienne qui avait perdu son mari au cours de l’hiver, pleurait à la moindre occasion. Durant quatre jours, nous nous sommes croisés constamment et nous avons partagé nos inquiétudes et nos problèmes vécus sur le chemin. Le soir du quatrième jour, nous sommes allés souper ensemble sur la terrasse d’un restaurant à Aumont-Aubrac. Durant le repas, les Autrichiens, les premiers, ont annoncé qu’ils quittaient le chemin, l’atmosphère ne leur plaisait pas. Le Français plus âgé était épuisé, sa fille allait venir le chercher le lendemain. Les jeunes filles des Ardennes avaient tellement d’ampoules aux pieds qu’elles ne pouvaient pas marcher plus longuement, elles repartaient elles aussi. La dame italienne se proposait d’aller rejoindre une amie à Paris. Je restais seul. J’hésitais, j’allais quitter probablement, moi aussi. Cette randonnée avait perdu son sens à mes yeux. Je ne voyais pas en quoi cette longue marche pouvait porter ses fruits. Je me donnais deux jours pour traverser l’Aubrac, une région que je ne connaissais pas, et ensuite rendu sur le bord du Lot, je retournerais au Québec. Nous nous © 2011 Claude Bernier 87 sommes tous donné l’accolade, et nous avons pleuré ensemble, appuyés les uns contre les autres. Notre rêve venait de prendre fin. Le lendemain matin, à ma sixième journée, à l’entrée d’un bar, vers 10 h, un événement allait changer complètement mon destin. J’arrivai au milieu d’un attroupement de pèlerins. Au centre, une jeune fille essayait d’expliquer quelque chose que personne ne comprenait. J’ai saisi tout de suite qu’elle parlait en espagnol. Je me suis adressé à elle dans sa langue maternelle. Elle s’est avancée vers moi, disant qu’elle n’avait pas d’argent pour payer son dîner, son compagnon de route ayant pris un autre chemin. J’ai demandé à la dame qui tenait le bar si elle pouvait lui préparer un sandwich jambon et fromage, comme le demandait la jeune fille. J’ai donné dix francs à la dame et la jeune Espagnole est partie avec son dîner. Dès qu’elle eut fait quelques pas, les pèlerins présents se sont interrogés pour savoir ce qu’elle faisait sur ce chemin avec un gros sac. Il était évident qu’elle boitait, que sa jambe gauche ne pliait pas. Après avoir moi-même pris un café, je suis reparti sur le sentier. Vingt minutes plus tard, je retrouvais la jeune fille qui venait de tomber. Je l’ai aidée à se relever et nous sommes repartis ensemble, côte à côte. Elle s’appelait Felice, venait de la région de Barcelone en Espagne. Sans que j’en fasse la demande, elle s’est mise à me raconter son histoire. Deux ans auparavant, dans un accident de voiture, elle avait perdu toute sa famille. Demeurée la seule survivante, elle avait vécu ces deux dernières années dans les hôpitaux. Une succession d’opérations lui avaient permis de réparer ses membres, de refaire son visage (elle était maintenant jolie, sans blessure apparente à la figure). Onze tiges d’acier retenaient solidement ses os dans sa jambe gauche. Dans quelques mois, quand ceux-ci seraient suffisamment refaits, on allait lui retirer ce métal et elle pourrait alors marcher normalement. Selon toute apparence, rien ne semblait anormal à la superficie de son corps. Felice marchait surtout pour alimenter son cerveau, retrouver sa mémoire afin de vivre un jour une vie normale. Les médecins avaient semé en elle un espoir : si elle faisait beaucoup d’efforts physiques et mentaux, elle pourrait redevenir une femme comme les autres. Felice rêvait d’adopter un enfant, car elle savait qu’elle ne pourrait jamais devenir enceinte. Elle désirait être autonome, exercer la profession de physiothérapeute, avoir un emploi pour gagner sa vie et élever son enfant. Felice rêvait de VIVRE! De 11 h à 20 h, nous avons marché ensemble dans ces montagnes arides où rien ne pousse, sous un soleil de 35 ° Celsius. Les autres pèlerins avaient quitté le sentier, je suppose, ne voyant plus personne autour de nous. Vu l’état de santé précaire de la jeune Espagnole, je ne pouvais en aucune façon l’abandonner. La situation est devenue particulièrement évidente après moins © 2011 Claude Bernier 88 d’un kilomètre, la jeune fille étant déjà au bout de ses forces. Nous nous sommes arrêtés pour dîner. Assis l’un à côté de l’autre, Felice parlait sans arrêt et me décrivait sa vie dans les hôpitaux, ses multiples opérations, ses moments de découragements, ses espoirs aussi. Elle avait souvent songé à arrêter, à se laisser mourir. Mais les souvenirs de ses parents, de son frère et de sa sœur, plus jeunes qu’elle, la poussaient à continuer. Elle voulait vivre pour eux, pour porter les souvenirs de sa famille. Quand nous avons repris le sac, je lui ai expliqué que nous pourrions descendre vers la vallée, sur le bord de la route, il serait possible de faire du pouce, de prendre un taxi. La jeune handicapée ne voulait rien savoir, elle désirait une seule chose : marcher le plus possible pour retrouver rapidement la mémoire. Elle voulait reprendre ses études, obtenir un diplôme et gagner sa vie honorablement. À chaque nouveau kilomètre, à bout de force, elle s’agrippait à moi et je devais l’aider à s’asseoir par terre. Dès que j’étais assis à côté d’elle, elle s’appuyait contre moi ou encore je la retenais par les épaules, car elle se sentait presque toujours étourdie. Parfois, elle prenait ma main, la déposait délicatement sur sa jambe ou sur sa cuisse gauche pour me faire sentir ce qui se passait dans ses veines, dans ses nerfs. On aurait dit une centrale électrique, un moteur qui fonctionnait à plein régime. Au bout de mes doigts, je percevais la vie qui bougeait, un courant circulait, des influx nerveux s’agitaient, en pleine action, tout le long de sa jambe. Cette rencontre avec Felice réveillait en moi une plaie vieille de presque cinquante ans. Une douleur profonde! À l’entendre parler, mes souvenirs remontaient à la surface avec une acuité qui me renversait. Je me sentais submergé par des émotions que j’avais essayé d’apaiser pendant toutes ces années. Un passé douloureux s’énervait dans tout mon être, malgré moi. Malgré moi! J’avais peine à retenir mes larmes pendant que je l’écoutais. À son âge, vingt ans, j’avais vécu un drame un peu semblable au sien. Le 17 novembre 1958, à 13 h 20 de l’après-midi, mon corps tout entier passait sous un rouleau de six mille livres. Après avoir aplani le sol de la cour de recréation du collège pour préparer l’installation des patinoires extérieures, je me dirigeais vers les hangars pour ranger le rouleau pour l’hiver. J’étais sur le bacul du tracteur, une chaîne se déroulait à mes pieds et soudain elle s’est enroulée autour de mes jambes, et, en une fraction de seconde, elle m’a tiré sous le rouleau. Alertés par un étudiant qui avait observé la scène, d’autres jeunes du collège ont accouru vers moi et m’ont transporté sur une porte en bois dans la grande salle © 2011 Claude Bernier 89 où des ambulanciers sont venus me chercher. Dans une chambre de l’hôpital d’Arthabaska, caché derrière un paravent, je gisais inerte. Quelques médecins sont venus me voir. Je les ai entendus se consulter, analyser mon cas. Finalement, le verdict est tombé, lapidaire : « Il n’y a plus rien à faire, il faut le laisser mourir ». Un d’entre eux a lancé : « On pourrait peut-être lui mettre de la glace autour de la tête… ». Incapable de bouger, j’ai compris à ce moment précis que j’étais à une croisée de chemins, que j’avais une décision à prendre : je voulais mourir ou je voulais vivre. Il était tellement facile de me laisser mourir. Regroupant le peu d’énergie qui me restait, je me suis crié à moi-même : je veux VIVRE! Plusieurs semaines plus tard, je réussis à ouvrir un œil, une jeune infirmière, à mes côtés, me regardait. À peine aperçue, je la vis quitter la chambre, partie annoncer la nouvelle. Un homme en vareuse blanche s’est approché de mon lit, accompagné de la jeune infirmière. Où étais-je? Que m’était-il arrivé? Je ne pouvais nullement bouger. Durant plusieurs jours, j’ai vu défiler des visages inconnus. On me regardait, m’auscultait, tâtait mes membres. Un objet inerte qui reprend vie. La jeune infirmière venait régulièrement me voir. Dès que j’ai pu percevoir les premiers sons, la jeune fille m’a chuchoté à l’oreille que j’étais ici depuis des semaines, au dixième étage de l’hôpital Saint-François d’Assise, à Québec. Dans mon délire, affirmeront plus tard des amis venus me voir à Arthabaska, j’avais prononcé à plusieurs reprises le mot « Québec ». Mon père, persuadé que je voulais changer d’hôpital, avait convaincu les autorités du collège de me faire transférer à Québec. Ma guérison progressa lentement durant plusieurs mois. Je commençai à bouger mes mains, mes pieds. Le tympan de mon oreille droite se reconstitua petit à petit, alors que celui de la gauche était perdu définitivement. Mon nez, complètement écrabouillé dans l’accident, reprit un peu sa forme, mais demeurait lamentablement tourné vers la droite. La peau de ma joue gauche recouvrit mes os centimètre par centimètre, sous l’épais pansement qui couvrait une partie de ma figure. Les colimaçons de mes oreilles tardaient à retrouver leur vitalité. N’ayant aucun équilibre, on dut fixer mon corps sur le lit avec des sangles puissantes. Étant nourri par intraveineuse, j’économisais sur les repas. Chaque jour, des membres du personnel hospitalier venaient m’encourager. Je reprenais vie. Pendant quatre mois, j’ai lutté à tous les instants pour VIVRE. Je reconnais que je n’ai jamais voulu lâcher. Le 3 mars 1959, à 16 h, le docteur Bélanger est venu m’annoncer que j’avais mon congé de l’hôpital, que j’allais sortir demain sur un fauteuil roulant. Mais quelques-unes de ses paroles m’ont fait très mal : mon corps avait été trop brisé, disait-il, je ne pourrais jamais marcher normalement, je devais me faire à cette idée. J’ai pleuré toute la soirée, toute la nuit. Quand les © 2011 Claude Bernier 90 gens du collège sont venus me chercher, le 4 mars, en avant-midi, mon idée était bien ancrée dans ma volonté. Comme Felice, j’avais vingt ans et je voulais VIVRE. Au collège d’Arthabaska, on m’a installé à l’infirmerie, avec les vieux Frères malades et un jeune de vingt-deux ans, aveugle pour le reste de sa vie, suite à une méningite, deux ans auparavant. Pendant deux semaines, j’ai vécu à ses côtés. Cela m’a donné un véritable coup de fouet. Ce n’était pas de la colère, ce n’était pas de la révolte, mais un immense désir de m’en sortir à tout prix. Avec mon fauteuil roulant, j’ai appris rapidement à me déplacer partout dans le collège, ce qui a convaincu mon supérieur de me donner une chambre à proximité du dortoir des autres étudiants, mes amis. En quelques mois, je suis passé du fauteuil roulant à la marchette, puis aux béquilles et finalement à la canne. Après bien des rencontres, j’ai réussi à convaincre le directeur des études de m’inscrire aux examens de l’université Laval. Des amis me prêtaient leurs notes de cours, et quand j’en avais la force, j’y jetais un coup d’œil. De guerre lasse, à la fin de mai, il a accepté de m’inscrire en me disant : « Si tu en réussis un, c’en sera un de passer. » À la fin de juin, j’ai réussi tous les examens de l’université, et avec des notes très acceptables. Durant l’été, pendant que mes camarades de classe étaient partis en excursion pour la fin de semaine, je me suis rendu au bout du domaine des Frères, sur le bord de la rivière Nicolet, et là, j’ai lancé ma canne dans la rivière. En revenant, je suis tombé cinq ou six fois, mais j’ai appris à me relever et je n’ai jamais utilisé à nouveau une canne depuis ce moment. Au milieu d’août, j’ai réussi à convaincre mon supérieur que je pouvais enseigner, que j’allais me débrouiller. Durant la première semaine de septembre, j’entrais dans ma classe pour ma première année d’enseignement. Vingt-six jeunes garçons de onze ans de Windsor Mills commençaient leur sixième année. J’ai connu une année merveilleuse. J’entends encore le petit Gilles affirmer à sa mère avec sa belle voix qui chantait claire : « Moi, maman, mon professeur, il est toujours calme, il ne court jamais! » Je pouvais marcher, me déplacer péniblement, mais j’évitais toutes les occasions qui m’auraient obligé à courir. L’année suivante, j’en remercie mon supérieur d’avoir compris ma situation. Il m’a nommé surveillant des élèves au collège de Victoriaville. J’avais enfin l’occasion de marcher à volonté. Au cours de l’hiver, devant les insistances du professeur d’éducation physique, j’ai accepté de chausser les patins. J’ai patiné trois fois, à la noirceur, en soirée, quand les élèves étaient couchés, et je le faisais en m’appuyant sur un vieux bâton de hockey comme font les enfants à leurs premières expériences. Au cours des années suivantes, j’ai appris à © 2011 Claude Bernier 91 nouveau à patiner avec mes limites et finalement, j’ai joué au hockey jusqu’à l’âge de cinquante-quatre ans. Aujourd’hui, j’ai soixante-huit ans et je ne prends aucun médicament. J’ai traîné mes bottines sur quatre chemins de Compostelle pour une distance totale qui avoisine les six mille kilomètres. Et je sais qu’il me reste bien d’autres chemins à parcourir. Avec Felice, en ce 23 août 2001, nous sommes arrivés à 20 h sur la place principale de Nasbinal. Le jeune ami de Felice, Federico, nous attendait, désespéré. Inquiet, il avait interrogé les autres pèlerins. Certains tentaient de l’encourager, affirmant que nous marchions derrière le groupe, que nous allions arriver à une heure tardive, sinon la gendarmerie serait envoyée à notre secours. Parlant à peine la langue de Molière, ses démarches pour retrouver la jeune fille s’étaient avérées infructueuses. Il ne savait plus quoi faire pour retrouver la jeune handicapée espagnole dont il avait la charge. Une association caritative de Barcelone lui avait fourni l’argent nécessaire pour amener sa cousine sur un chemin de Compostelle, il ne voulait pas faillir à sa tâche. Les médecins lui avaient recommandé de limiter leur marche à cinq kilomètres, et nous venions d’en parcourir vingt-neuf. C’était beaucoup trop. Demain, ils allaient retourner à Barcelone. Avant de nous quitter, j’ai pris Felice dans mes bras, je lui ai souhaité de réaliser ses rêves et je lui ai confirmé que j’allais faire mon pèlerinage pour elle. Maintenant, rien ne pourrait m’arrêter. Et je n’ai jamais cherché à la revoir. Trois ans plus tard, sur le chemin La Via de la Plata, en Espagne, entre Séville et Salamanca, nous connaissions beaucoup de difficultés : la pluie, le froid, ma jambe gauche me faisait beaucoup souffrir, alors que Roger éprouvait de sérieux problèmes avec une hanche. Un matin, nous avons dû marcher sept kilomètres dans la boue qui collait à nos bottes. À tous les cinq ou six pas, il fallait nous arrêter pour enlever la boue, tellement nos bottes devenaient lourdes. Quand nous avons enfin atteint une route, nous nous sommes assis sur une pierre pour reprendre notre souffle, complètement épuisés. Sans dire un mot, j’ai commencé à penser que nous pourrions nous arrêter là, que notre chemin pourrait finir sur cette roche. Au moment où j’allais en parler à Roger, j’ai vu passer l’ombre de Felice et j’ai entendu clairement sa voix : « Claudio, vamons à continuar… » (Claude, continuons…). Cette phrase, elle me l’avait répétée si souvent, en cet après-midi, sur le sentier de l’Aubrac. Entendre ainsi sa voix remuait le fond de mon être, comme un appel venu de la profondeur de la nuit. Sans dire un mot, je me suis levé et j’ai suivi l’ombre de Felice. Sa voix, encore bien présente en moi, m’appelait à me dépasser, à surmonter mes douleurs. Cette voix, c’était aussi mon propre cri, lancé à moi-même en ce 17 novembre 1958. Et je sais que je vais l’entendre jusqu’à ma mort, cette voix qui m’invite à marcher, à me dépasser : « Claudio, vamos à continuar… » © 2011 Claude Bernier 92 Perdu dans mes rêves, je n’ai pas vu le temps passer. J’ai pris du retard, j’ai vagabondé derrière les autres. En entrant à Paradavella, je reconnais le sac de Roger, et celui des autres, à côté de la porte du bar. Roger me dit en entrant : - Ça ne va pas? Non, non, tout au contraire. Tout va très bien. J’ai un peu rêvassé. Je vois qu’ils ont terminé leur café. Je m’en commande un, ainsi qu’un bocadillo, car je commence à avoir faim. Nous repartons tous ensemble sur un sentier qui grimpe au flanc de la montagne. En cette belle journée, c’est toujours agréable d’admirer la campagne, les prairies vertes et les petits troupeaux de vaches laitières. Près des habitations, les horreos ont changé leur toit d’ardoises pour des toits de chaume. Déjà, leurs formes commencent à se modifier, se rapprochant davantage de ceux que l’on voit sur le Camino francés. Sans nous arrêter, nous traversons les hameaux d’A Degolada et de Conto. À Lastra, quelques chaises nous attendent à l’ombre près de la porte d’un bar. Nous commandons une bière pour accompagner notre sandwich. En quittant le bar, une piste forestière monte en sous-bois vers l’Alto de Fontaneira. Au sommet, une petite église en granite est consacrée à Santiago. Juste à côté, un bel horreo, dans sa forme allongée, comme ceux du sud de la Galice, mérite une photo. Nous descendons ensuite sur une route calme et bordée de sapins, qui ne tarde pas à remonter vers l’Alto de Carballin. Après avoir suivi une autre piste forestière entre des conifères, nous descendons sur un chemin rocailleux à travers la lande vers le village de Cádavo Baleira où nous espérons trouver un gîte. Inutile de chercher, il est là, juste en bas de la pente, à l’entrée du village. Cette fois, nous logeons dans un albergue de luxe : deux dortoirs de dix lits chacun, une belle cuisine et tout ce qu’il faut pour la lessive et le séchage du linge. Nous arrivons vers 14 h et nous nous dirigeons immédiatement vers le bar Estrella où la dame accepte de nous préparer une assiette. Au cours du repas, elle vient causer avec nous, s’informe de notre chemin et de nos origines. Dans ce petit village paisible, le passage des pèlerins devient un événement qui intéresse la population. Comme la cuisine le permet, nous décidons de préparer un bon repas. Chacun met la main à la pâte et Lise dirige les opérations. Javier arrive avec Natalia, une jeune étudiante espagnole et tous les deux acceptent de souper avec nous. Nous sommes donc sept personnes pour partager ce repas qui est interrompu momentanément quand les deux responsables du gîte viennent nous rencontrer. Avec eux aussi, nous partageons des informations dans un bel esprit de fraternité. © 2011 Claude Bernier 93 Au lever, le temps gris et frais annonce une journée maussade. Le brouillard recouvre le village. Dans la Galice, les balises sont toujours nombreuses et bien indiquées, nous n’éprouvons aucune difficulté à retrouver notre chemin. Dès la sortie du village, une petite grimpette de cent cinquante mètres nous amène à l’Alto Vaqueriza (900 m). De ce point de vue, nous pourrions admirer les collines environnantes, mais la grisaille et le brouillard dans les vallées ne laissent rien voir de la beauté du paysage. À notre droite, un mirador (une sorte de point d’observation surélevé construit sur une structure de bois) veille sur une belle forêt de pins, plantés en flanc de colline, qui descend jusqu’au creux de la vallée, à nos pieds. Nous prenons une piste à gauche, qui passe sous un beau calvaire et descend à travers une forêt de sapins. À mi-pente, une ermita de Carmen, bien entretenue, reçoit sûrement des visiteurs, car on a aménagé une aire de pique-nique juste à côté. En entrant dans le village de Vilabade, nous terminons une descente de quatre cents mètres et longeons la grande église Santa Maria, avant de prendre une petite route qui va nous conduire à Castroverde. Cette belle église demeure le dernier vestige du célèbre monastère de Saint-François d’Assise qu’il avait fondé en personne lors de son pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle en l’année 1207. La petite route continue jusqu’à Castroverde, le village le plus important de la région. Plutôt que d’entrer dans l’agglomération, le camino tourne à gauche et prend un sentier à travers un boisé. Après un pont, des bancs nous invitent à nous asseoir pour la pause de 10 h. En face de nous, se dresse la Torre de Homenaje, une haute tour carrée, tout ce qui reste de l’ancien château des seigneurs féodaux d’Altamira. Le sentier continue au milieu des ronces, sans problème pour nous, car il a été nettoyé et élargi tout récemment. Nous retrouvons ensuite la petite route qui nous conduit au hameau El Souto de Torres où nous longeons l’église et le cimetière sans voir signe de vie. Un sentier gravillonné passe ensuite le long d’une carrière de granite avant de filer entre des pâturages où çà et là quelques habitations, souvent très anciennes, sont disséminées dans la campagne jusqu’au hameau de Vilar de Las. De 11 h à 14 h, en toute tranquillité, nous avançons au milieu de belles prairies où les troupeaux de vaches alternent avec des champs en jachère, passant de routes gravillonnées à chemins de terre, ou vice versa, traversant sans trop nous en rendre compte les hameaux de Santa Maria de Gondar, Bascuas et As Casas de Vina. Quand nous apercevons la ville de Lugo au fond de la vallée, nous sommes en train de parcourir notre trente-troisième kilomètre de la journée. Nous entrons dans Lugo par une porte à travers la muraille, la Puerta de San Pedro, l’une des dix portes de la ville. Lugo est entourée de murailles romaines © 2011 Claude Bernier 94 qui datent du IIIe siècle après Jésus-Christ, qui l’encerclent complètement. Ce sont les seules murailles romaines complètes de toute l’Europe, c’est pourquoi elles sont classées Patrimoine de l’Humanité. Elles forment une ceinture de deux kilomètres de longueur et leur épaisseur atteint parfois jusqu’à sept mètres, alors que la hauteur varie entre huit et douze mètres. Elles comprennent également quatre-vingt-deux tours dont vingt-quatre proviennent de la période initiale. La cathédrale mérite aussi le déplacement. Commencée en 1129 par Raymond de Montfort, la construction s’échelonna sur une cinquantaine d’années et fut achevée par Mateo, le bâtisseur de la basilique de Saint-Jacques de Compostelle. Quelques apports viennent de la période de la Renaissance, principalement le chœur et le retable, alors que les chapelles rayonnantes datent de l’époque gothique. Nous arrivons devant les portes closes de l’albergue. Un numéro de téléphone est affiché au mur dans le portique. J’appelle. Une voix d’homme me répond qu’il sera ici bientôt. Cinq minutes plus tard, un jeune homme très affable se présente, nous inscrit et vient nous montrer le dortoir et les salles de bain. Nous sommes arrivés à temps, car, dès que je commence à m’installer, j’entends la pluie qui ruisselle à la fenêtre. De petites averses intermittentes qui nous permettent quand même de sortir et de visiter un peu la ville. Il est possible de faire le tour de la cité par un chemin piétonnier qui passe parfois sur la muraille, souvent se contentant de la longer. Les gens de la place l’appellent el camino de rondo (le chemin de ronde), alors qu’à l’Office du tourisme la jeune fille nous a mentionné El gran anillo peatonal de Lugo (le grand anneau piétonnier de Lugo). Cela sonne un peu moins caserne, et un peu plus touristique. Comme la pluie menace constamment et que nos trente-trois kilomètres ont amoché un peu notre enthousiasme pour la marche, nous faisons quelques pas sur la muraille et revenons à proximité de la cathédrale où des terrasses sous des auvents nous fascinent davantage. Natalia et Javier qui nous ont croisés toute la journée, se sont installés dans le même coin du dortoir que nous et maintenant viennent nous rejoindre pour l’apéritif. Même si la conversation se déroule toujours en espagnol, nos échanges avec ces deux jeunes ne sont jamais banals. Javier se prépare pour son mariage, au cours de l’été, et réfléchit beaucoup, pendant que Natalia termine ses études et ressent le besoin de faire le point avant de commencer sa carrière. Deux jeunes personnes qui manifestent beaucoup de maturité. Avant de retourner au gîte, Natalia téléphone à la Casa rural de Casa de Ponte pour nous réserver une place pour demain soir. Lors de son appel, elle mentionne cinq Québécois (trois vrais : Lise, Pierre et moi-même, et deux par adoption, Roger et Jacqueline). Nous avons donc un toit assuré pour demain. © 2011 Claude Bernier 95 Nous revenons au gîte pour souper. Depuis quelques jours, nous transportons des restes de nourriture de nos repas précédents. Ce soir, nous désirons les consommer pour alléger nos sacs. Pendant que Pierre et Lise sont partis à la messe, nous soupons avec Pascal, un pèlerin français qui vient de faire le Camino francés et retourne chez lui à pied, dans la région de Tours, en passant par le Camino del Norte. Cet homme, dans la quarantaine, parle avec enthousiasme des divers chemins de Compostelle, qu’il connaît bien. Nous partageons avec lui une bonne bouteille de vin que nous venons de nous procurer. Au moment de nous installer pour la nuit arrivent deux couples de Japonais ou de Chinois, des Brésiliens en fait. Si le premier semble assez bien portant, dans le second cas, l’homme et la femme paraissent totalement épuisés. Comme le dortoir peut recevoir une cinquantaine de personnes et que nous ne dépassons pas la vingtaine, nous pouvons étaler nos effets sur le matelas du haut et coucher sur celui du bas. Au lever, le temps évolue dans le grisâtre et de petites averses peuvent surgir à l’improviste, nous gardons le poncho à portée de la main. Nous quittons le gîte après avoir pris notre petit-déjeuner dans la cuisine, dans la pénombre, personne n’étant capable de trouver l’interrupteur. Nous traversons le vieux quartier, passons sur le parvis de la cathédrale, franchissons la Puerta de Santiago, dominée par une grande statue de saint Jacques en Matamoros, c’est-à-dire monté sur son cheval blanc, le bouclier à la main gauche, l’épée à la main droite. Un saint Jacques tueur de Mores. Une représentation que les Espagnols chérissent particulièrement, mais que les pèlerins étrangers admirent peu. Nous descendons sur la rue de Santiago, tournons à gauche sur la Calzada del Puente qui débouche sur le vieux pont romain, au-dessus du fleuve Miño, ce même fleuve que nous traversons à Portomarin sur le Camino francés. Ce n’est pas par hasard si nous retrouvons ici une antique calzada romana (voie romaine), car le chemin que nous suivons ce matin passe pour la majorité du temps sur l’ancienne voie romaine, numéro XIX, qui s’appelait à l’époque Itineratio de Antonino qui allait de Lucus Augusti (l’ancien nom de Lugo) jusqu’à Iria Flavia (aujourd’hui Padrón), près de l’océan Atlantique, passant par la colline sur laquelle est construite la basilique Saint-Jacques de Compostelle. Le tracé d’aujourd’hui était considéré comme la voie officielle des armées romaines et le chemin médiéval des pèlerins. À plusieurs reprises, nous sentons nos bottes effleurer des dalles anciennes, parfois recouvertes de gravier ou encore cachées sous une couche de goudron. À la sortie du pont, le sentier monte en douceur vers l’Alto de San Juan, une colline qui domine la région. Depuis le Moyen Âge, cette route s’appelle en © 2011 Claude Bernier 96 galiego, La Estada Vella de Santiago (la vieille route de Saint-Jacques). Durant la montée, nous jetons un coup d’œil sur la balise indiquant qu’il nous reste seulement cent kilomètres pour Santiago. Je ne peux pas dire que je me sens heureux de voir que notre chemin tire à sa fin. J’aime bien ces chemins, j’y marcherais encore longtemps. Aussi, le besoin de réfléchir sur cette odyssée demeure bien présent en moi. Je crois observer la même attitude chez Roger. Nous parlons peu et vivons dans notre bulle, chacun de notre côté. La Galice offre de beaux moments de réflexion. Depuis quelques jours, Pierre et Lise se sont davantage repliés sur leur couple. Ils vivent de plus en plus ensemble, n’ayant de contact avec nous que pour l’essentiel. Jacqueline marche derrière et arrive souvent avec une heure de retard sur nous. Seuls Javier et Natalia demeurent très ouverts avec nous. De chacune de nos rencontres avec eux résultent de belles réflexions qui montrent à quel point ces jeunes gens vivent une enrichissante expérience intérieure. Au fur et à mesure que nous avançons sur cette route, le paysage devient de plus en plus celtique. Les Galiciens partagent une même descendance avec les Bretons de France et les habitants du pays de Galles en Angleterre. Ces trois régions ont en commun une même tradition, un même peuple, des gens de mer qui vivent sur les pointes rocheuses qui baignent dans l’océan Atlantique. Le chemin que nous suivons mène au hameau de Seoane où une église de granite, très ancienne, arbore une rose de pierre, très caractéristique des pays celtiques. Tout le long de ce chemin de Lugo à Padrón, nous aurons l’occasion d’admirer des croix, des calvaires et des statues celtiques, comme on en voit partout dans les petits villages de Bretagne. À quatorze kilomètres de Lugo, l’église Santa Eulalia de Boveda aurait été construite à la fin de l’Empire romain, au IVe ou Ve siècle. Des fouilles récentes ont démontré qu’elle a été érigée sur les bases d’un temple romain. Sur le plancher et sur les murs, des fresques païennes prouvent hors de tout doute l’origine de ces tableaux. Cependant, bien des faits montrent que la fondation du village est antérieure à l’époque romaine. Tout autour de l’agglomération, des tumulus remontent à l’âge de la pierre. Dans le village lui-même, des maisons faites uniquement de pierres empilées, sans recours à aucun mortier, fournissent une preuve indéniable de l’ancienneté de ces habitations. Sur ce chemin qui conduit à San Roman de Retorta, nous traversons trois autres hameaux : Burgo de San Vicente, Bacurino et Mera. Dans chacun d’eux, de très beaux horreos, de type galicien, c’est-à-dire de forme allongée, étroits, surmontés d’une croix et d’un petit clocher, sont construits selon le modèle d’une petite église miniature. C’est donc dire à quel point ces greniers étaient importants pour la population locale. Dans bien des cas, de leur efficacité © 2011 Claude Bernier 97 dépendait la survie du village. Aussi, les habitants leur apportaient une attention quasi religieuse. À midi, nous nous arrêtons à la taverna de San Roman, le seul bar du hameau. Même s’il reçoit des invités, en ce dimanche midi, le patron nous prépare une assiette. Durant le repas, il nous explique que, jadis, des centaines de gens vivaient dans la région, mais qu’aujourd’hui moins de quarante personnes y résident en permanence. Tous les jeunes ont quitté la région pour vivre en ville. Sur une carte qu’il a confectionnée lui-même, il nous explique les trois chemins qui conduisent au gîte, la Casa de Ponte. Il nous conseille de prendre la voie romaine qui va directement au pont romain, juste à côté de l’albergue rural. Le nom de cette auberge vient justement de la proximité avec ce pont, toujours emprunté par les piétons, qui enjambe le Rio Ferreira et qui a résisté à toutes les inondations depuis deux mille ans. Nous suivons les conseils du barman et empruntons la voie romaine pour nous rendre à la Casa rural. Cette fois, la dalle de pierre occupe le centre du chemin, là où passait le bœuf qui tirait le chariot romain. Un chemin rustique qui a vu défiler tant de générations, bien des souliers, de la sandale du légionnaire romain aux bottes du pèlerin d’aujourd’hui. En arrivant à la Casa de Ponte, nous sommes agréablement accueillis par l’aubergiste qui nous offre une bière, dès que nous déposons le sac. Cet homme dans la soixantaine s’occupe seul de son auberge, accueille les visiteurs et fait lui-même la cuisine. Cette grande maison, bien connue dans la région depuis l’époque romaine, a subi de récentes rénovations qui l’ont rendue compatible avec la vie moderne. Construite totalement en pierre, cette grande demeure était jadis le centre d’un vaste domaine romain. Les propriétaires, au Moyen Âge, l’ont transformée en maison de poste et aujourd’hui, elles accueillent des visiteurs, principalement des pèlerins de Compostelle. Après la douche, nous descendons dans la salle de séjour avec Javier et Natalia, alors que Pierre et Lise restent dans leur chambre. Pendant que l’aubergiste prépare son souper, Jacqueline arrive, complètement épuisée. Elle transporte un sac tellement lourd que nous serions crevés depuis longtemps si nous devions le porter à sa place. Malgré nos conseils, elle ne veut rien renvoyer par La Poste. Elle désire s’arrêter demain, à Melide, pour se reposer. Au souper, le cuisinier met les plats sur la table et chacun se sert selon son appétit. Nous sommes tous les sept autour de la table quand un couple de visiteurs arrive. Le patron les installe sur une petite table à côté, nous n’aurons pas d’échange avec eux. © 2011 Claude Bernier 98 Au cours de la nuit, mon rhume s’acharne sur moi, je tousse sans arrêt. Au lever, je promets à Roger que je vais m’arrêter à la pharmacie, dès que j’arrive en ville. Je ne veux pas lui faire subir une autre nuit semblable. Après un bon petit-déjeuner pris sur place, nous remercions l’aubergiste qui nous a si bien accueillis et nous quittons la Casa rural sous un ciel gris. Moins d’une heure plus tard, la pluie arrive, parfois forte, poussée par de gros vents. Rien pour améliorer mon rhume. Aujourd’hui, nous franchissons la dernière étape avant de rejoindre le Camino francés à Melide. Une journée de paix, de solitude, sous la pluie! Nous traversons de petits hameaux où il n’est pas possible de s’arrêter pour un café. À des bouts de calzada succèdent de petits chemins gravillonnés ou à peine goudronnés. Nous progressons à travers la campagne galicienne la plus pauvre et la plus humble. Après avoir traversé Casarriño et Hospital das Seixas qui tient son nom d’un très grand hospital, construit au XIIe siècle et dont il ne reste aucune trace, nous quittons la route pour une piste qui monte à travers des genêts en direction d’une crête, hérissée d’éoliennes. Une fois franchi le col de la Sierra do Careón (700 m), une route redescend à travers une forêt de pins. Nous traversons le hameau de Vilouriz où un bar a ouvert ses portes. Rien de mieux qu’un arrêt au sec pour quelques minutes. Pendant que nous prenons un café arrivent Javier et Natalia, désirant aller dormir au grand gîte de Ribadiso da Baixo. Nous ne les reverrons donc pas à Melide. Pour nos adieux, nous nous donnons rendez-vous à Saint-Jacques-de-Compostelle, chez Manolo, mercredi à 15 h. Comme prévu, ils seront tous les deux présents à l’heure et au lieu fixé. Nous sortons du bar tous les quatre ensembles, un sentier démarre à travers la lande. Déjà, nous apercevons au loin la ville de Melide. Nous traversons le Rio Furelos sur un pont et un chemin plus achalandé se dirige en ligne droite vers la ville au creux de la vallée. Melide, considérée comme un carrefour des chemins de Compostelle, reçoit à la fois les pèlerins du Camino francés et ceux qui arrivent du nord. En entrant dans la ville, nous mettons fin au Camino del Norte. Dorénavant, un seul et même chemin va nous conduire à Santiago. Nous pourrions nous arrêter ici, mais parcourir un chemin de Compostelle sans nous rendre à la basilique, c’est pratiquement un non-sens. C’est un peu comme si nous marchions vers un objectif et à deux pas de ce dernier, nous fassions volte-face. En 2001 et 2005, nous avons traversé la ville sans nous arrêter, préférant aller dormir dans le grand gîte de Ribadiso da Baixo, dix kilomètres plus loin. En 2004, nous avions décidé de faire une pause ici et de nous inscrire dans cet autre grand gîte qui n’avait pas bonne réputation auprès des pèlerins. Mal nous en prit, la qualité de l’hospitalité ne s’était nullement améliorée. En cette année © 2011 Claude Bernier 99 2007, même si des amis nous ont confirmé que la situation a changé du tout au tout, nous décidons de chercher ailleurs un toit pour la nuit. À cause d’un arrêt au bar de Vilouriz qui a retardé notre progression, nous entrons dans la ville longtemps après Lise et Pierre que nous croisons à proximité du gîte. Notre décision de ne pas nous inscrire dans le gîte municipal les déçoit quelque peu, mais nous les invitons plutôt à nous retrouver à la même table pour le souper. Nous ne les reverrons plus. Connaissant bien la ville, nous trouvons facilement une chambre à l’hôtel Xaneira, sur l’avenida La Habana. D’autres pèlerins, qui ont entendu parler, eux aussi, de la réputation de l’albergue partagent des chambres à côté de nous. C’est avec eux que nous prenons l’apéritif. Comme la météo annonce de la pluie pour le reste de la semaine, nous nous arrêtons à une boutique où des parapluies sont vendus au rabais à un prix dérisoire. J’en profite pour visiter une pharmacie et me procurer des pastilles contre la toux. J’ignore de quels ingrédients elles sont composées, à chaque fois que j’en prends une, j’ai l’impression d’aggraver ma situation, plutôt que de l’améliorer. Conséquence sans doute d’une grande fatigue, cette vilaine toux ne va me quitter qu’au moment de monter dans l’avion pour revenir au Québec. Comme nous sommes un lundi et qu’il me reste deux jours de marche, je communique avec ma compagnie d’aviation pour fixer une date de départ avec mon billet ouvert. On m’offre deux possibilités : vendredi ou dimanche. Je choisis dimanche pour ne pas me sentir presser de retourner à Paris. Nous avions prévu avant de partir nous rendre jusqu’à Muxia pour laver nos pieds sales dans la mer. Mais le retour imprévu chez Roger, au début de notre aventure, a modifié nos plans. Il doit retourner chez lui pour le 30 mai. Nous terminerons donc notre chemin à Saint-Jacques de Compostelle. Au lever, nous prenons le petit-déjeuner à l’hôtel avec d’autres pèlerins et quittons les lieux sans plus tarder. La journée s’annonce meilleure, le soleil laisse deviner sa présence, même si une faible brume recouvre encore la ville. Dès que nous rejoignons le sentier qui traverse une forêt de grands hêtres, le brouillard se dissipe et nous connaissons une agréable matinée. Nous parcourons ce sentier pour la quatrième fois. Peu de détails ont changé au cours des six dernières années. Nous progressons en toute sérénité, attentifs aux moindres repères, sur ce chemin familier. Les dénivellations importantes ayant pris fin hier, le sentier vallonne sur de petites collines, au milieu de troupeaux de vaches laitières. Comme la pluie se tient à distance pour une fois, nous nous comptons chanceux de terminer ce chemin dans d’aussi bonnes conditions. © 2011 Claude Bernier 100 Au moment où nous passons devant l’albergue Ribadiso da Baixo, tous les pèlerins ont déjà quitté. En 2001, nous nous étions arrêtés ici avec Lola, une pèlerine espagnole. Un couple de Mexicains s’était joint à nous pour aller souper au bar sur la colline. Passant devant celui-ci, nous constatons que la porte est entr’ouverte. Nous entrons pour saluer la propriétaire et prendre un café. Comme nous sommes les seuls clients, nous en profitons pour partager des souvenirs. La dame se plaint que les pèlerins ont beaucoup changé au cours des dernières années. Le chemin étant de plus en plus fréquenté, des touristes se mêlent aux pèlerins. Le camino est victime de sa popularité. Elle trouve que les nouveaux arrivants n’ont plus la simplicité, la gentillesse et le respect des premiers pèlerins. Elle songe à vendre son commerce, à laisser la place aux plus jeunes, mais la situation demeure difficile. Qui va vouloir venir s’installer ici, au milieu de nulle part? Elle a commencé en mettant quelques chaises de parterre devant sa maison, puis elle a transformé son sous-sol pour en faire un bar et maintenant elle sert des repas. En la quittant, nous la remercions pour ce qu’elle a fait pour nous, lui rappelant de très beaux souvenirs que nous avons vécus dans son établissement. En sortant du bar, nous poursuivons sur la route qui conduit à Arzúa. Depuis notre premier passage, les travaux sur l’autoroute ont pris fin et la circulation a beaucoup diminué sur cette route secondaire qui offre un beau panorama, étant plutôt élevée au sommet de la colline. Dès que nous entrons dans la ville, des pèlerins, avec qui nous avons déjeuné ce matin, nous invitent à les rejoindre. Ce restaurant, un peu éloigné de la rue, avec sa vaste terrasse, nous le connaissons bien, nous étant arrêtés ici à chacun de nos passages. Nous déposons donc le sac pour une deuxième fois. Pendant que nous prenons notre café, nous voyons passer Pierre et Lise. Nous les appelons en vain, car le bruit de la circulation sur cette rue achalandée étouffe le son de notre voix. Nous n’insistons pas, espérant les revoir plus loin sur le sentier. C’est dans cette ville que prend fin le Camino de la Costa. Marion qui a parcouru cet autre chemin devrait se joindre à nous au cours des prochains jours. Un grand hospital, tenu par des Augustins, était bien connu des pèlerins du Moyen Âge. De leur couvent, il ne reste aucune trace, alors que le nouveau gîte a été construit sur les fondations de l’ancien. Ce grand gîte en pierre, avec ses petites fenêtres aux cadrages de bois peints en bleu ressemble beaucoup à celui de Ribadiso da Baixo. Tout laisse croire que ce sont les mêmes architectes ou les mêmes constructeurs qui ont réalisé ce projet. Comme nous sommes tôt dans la journée et que nous prévoyons parcourir trente kilomètres avant de trouver un gîte, nous continuons notre chemin sans plus nous arrêter. À la sortie de la ville, la petite chapelle La Magdalena, un sanctuaire gothique qui faisait partie d’un couvent, comprenait aussi un hospital pour pèlerins. © 2011 Claude Bernier 101 Aujourd’hui, les religieux ont quitté et leur établissement a été démoli, il ne reste que la chapelle, désacralisée, qui sert maintenant de salle d’exposition. En nous éloignant des dernières habitations, nous entrons dans une forêt d’eucalyptus, ces grands arbres, minces, effilés, qui répandent un arôme qui enchante. Marcher dans ces lieux où la pénombre invite au recueillement demeure une excellente façon de préparer notre arrivée à Saint-Jacques de Compostelle. Notre retour en Galice ressemble à une tournée de reconnaissance. En fin d’après-midi, nos trente kilomètres complétés, nous décidons de nous arrêter à La Meson à Brea où nous avions trouvé refuge lors d’une pluie torrentielle en 2004. Malgré les conditions épouvantables à l’extérieur, l’accueil tout simple des propriétaires nous avait séduits. Nous revenons, cette fois, sous une belle température. Dès l’entrée, nous reconnaissons la dame qui sert les repas, alors que le fils s’occupe des clients au bar. Cette petite auberge bien tenue est une véritable oasis. À l’heure du souper, l’établissement étant complet, la salle à manger se remplit et toutes les tables sont occupées. Nous avons l’occasion de partager avec les pèlerins présents : trois couples d’Italiens, deux hommes venus d’Angleterre, une Allemande qui marchent avec deux Américaines. Une belle rencontre internationale sous le signe de la fraternité! Ce matin, la dame qui connaît bien les habitudes des pèlerins nous sert le petitdéjeuner dès 7 h. Dans ses quelques moments libres, elle prend le temps de s’intéresser à nous, à nos origines et à nos chemins. Au moment de nous servir, nous tenons à lui répéter comment nous apprécions sa gentillesse et son auberge, étant de retour ici pour une seconde fois. Au départ, un ciel couvert n’annonce rien de bon. Après quelques kilomètres, une petite averse vient confirmer nos craintes. Mais rien de grave. De gros nuages vont menacer toute la journée, mais sans faire de réels dégâts. Malgré la pluie, au passage, nous reconnaissons la petite chapelle Santa Irene, sous les arbres, juste à l’entrée du village qui porte le même nom. Avec ses murs épais en pierre des champs, sa forme carrée et trapue, coiffée d’un tout petit clocher, cette chapelle, sûrement très ancienne, a vu défiler bien des générations de pèlerins. Nous traversons Pedrouzo sans nous égarer, cette fois. En 2005, des travaux routiers nous avaient causé bien des problèmes. À notre gauche, le grand albergue de Arca, la dernière étape avant Santiago, accueille toujours beaucoup de visiteurs. Bon nombre de pèlerins quittent cette auberge tôt le matin avec l’intention d’arriver à la basilique pour la messe des pèlerins à midi. N’étant pas © 2011 Claude Bernier 102 pressés par le temps, nous remettons à demain la bénédiction dans la cathédrale, préférant profiter à plein de notre dernière journée, sous la pluie. Peu après la traversée à gué du Rio Amenal, sur de grandes pierres plates, nous entrons dans une autre forêt d’eucalyptus qui encerclent l’aéroport. Nous entendons les avions décoller, sans vraiment les voir. Le vrombissement des moteurs rappelle notre départ prochain. Le camino contourne l’aéroport et se dirige vers le village de Lavacolla (lave le cou). Au Moyen Âge, les pèlerins ne se lavaient pas seulement le cou, mais tout le reste. Les mesures d’hygiène n’étant pas ce que nous connaissons aujourd’hui, les pèlerins d’autrefois devaient obligatoirement faire une lessive complète avant d’entrer dans la cathédrale. À la sortie du village, au creux de la vallée, nous entreprenons la montée de la dernière colline, el Monte de Gozo. Devant nous, au loin, les antennes de télévision de la Galice, au sommet, nous servent de point de repère. Autrefois, dès qu’ils arrivaient sur le point le plus élevé et qu’ils apercevaient la cathédrale, les pèlerins se jetaient à genoux et entonnaient des cantiques pour remercier Dieu de les avoir aidés à se rendre jusqu’ici, malgré tous les dangers rencontrés. Plusieurs passaient une partie de la nuit à chanter le Te Deum ou à prier avant de se remettre en route pour entrer dans la ville et se rendre directement à la basilique. Aujourd’hui, Monte de Gozo est devenu un grand centre d’accueil pour les visiteurs qui désirent se rendre au pied du tombeau de saint Jacques. Pour la visite du pape Jean-Paul II en 1993, les autorités ont fait construire une série de pavillons qui peuvent accueillir plus de mille personnes en même temps. En dehors des mois de juillet et d’août, ou quelques grandes fêtes religieuses au cours de l’année, ce grand centre demeure désertique et ressemble plutôt à un éléphant blanc. Administré par des fonctionnaires qui multiplient les règlements, le centre a perdu son âme, le sens de l’accueil dans la simplicité, l’ouverture aux autres et la générosité. Nous ne conseillons pas aux vrais pèlerins de s’y arrêter, ayant vécu l’expérience de leur hospitalité en 2004. Aussi, nous nous contentons d’une pause à la cafétéria pour manger une bouchée et reprenons aussitôt le sac pour nous rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle. Pour le marcheur qui porte le sac, l’entrée dans Santiago n’est pas très agréable : un bon cinquante minutes de marche à travers la ville moderne avec ses industries, ses commerces, la circulation, etc. Un mal nécessaire pour celui qui ne veut jamais prendre de véhicules motorisés. Par contre, dès que nous approchons du vieux quartier au sommet de la colline, plusieurs éléments permettent de créer l’atmosphère : el callejón de las Ánimas (la ruelle des Âmes), la plaza Cerventés, la Via Sacra et plusieurs autres. Dès que nous arrivons sur la plaza del Obradoiro, en face de l’immense cathédrale, il n’est pas facile de contenir son émotion. Pour une quatrième fois, ce sont surtout les © 2011 Claude Bernier 103 souvenirs qui refont surface, les figures de tous ceux avec qui nous avons marché, demeurent bien présentes en nous. Santiago est devenue pour nous une ville familière. Nous en connaissons presque tous les recoins. Même si nous avons été satisfaits de notre hébergement à chacun de nos passages, cette fois, plutôt que de chercher dans le quartier San Roque, au plus haut de la colline, nous descendons à proximité de la cathédrale où dans une ruelle, nous sonnons à la porte d’une petite pension au nom bizarre O Papa Upa. La dame nous offre une chambre au deuxième étage pour un prix vraiment modeste. De notre balcon, nous voyons deux clochers de la cathédrale. Comme il est déjà 14 h, nous nous dirigeons immédiatement vers le restaurant Manolo, sur la place Cerventés, pour notre rendez-vous avec Javier. À peine assis, nous voyons arriver notre compagnon de route. Nous nous installons pour dîner quand Natalia arrive à son tour. Nous sommes tous les quatre réunis pour le repas d’adieu. Beaucoup d’émotion dans l’air. Tout en mangeant, nous écoutons les deux jeunes gens nous raconter leur chemin, ce que représente pour eux cette aventure. Ils nous attribuent tous les deux des mérites que nous ne méritons certainement pas. Pour nous, ils furent des pèlerins fort sympathiques, mais pour eux… Javier ne cesse de répéter que nous lui avons appris le chemin, que nous lui avons fait découvrir le sens du voyage. Natalia parle d’une expérience exceptionnelle pour elle. Que dire? Oui, nous les avons écoutés, oui, nous avons été attentifs, mais surtout nous avons partagé avec eux de belles discussions… Au moment de nous quitter, Javier essuie des larmes qui coulent sur ses joues. Natalia me donne deux baisers, m’expliquant que les Espagnols n’en donnent qu’un seul, deux, c’est une marque particulière. Nous les quittons, non sans un peu de tristesse, ces pèlerins d’une qualité exceptionnelle dont le souvenir se joint à beaucoup d’autres et demeure à jamais gravé dans notre mémoire. Le lendemain, nous assistons à la messe des pèlerins à midi et nous passons le reste de l’après-midi à flâner à proximité de la cathédrale. Nous croisons Marion, la jeune architecte allemande, originaire de Brême, qui vient d’arriver et qui se cherche une chambre. Elle nous explique combien elle a aimé le Camino de la Costa et nous invite à le parcourir, un jour. Nous lui souhaitons un bon retour, craignant de ne pas la revoir avant notre départ. Nous cherchons aussi à rencontrer Pierre et Lise, supposant qu’ils sont à Santiago. Mais nos efforts demeurent infructueux. Puis, Roger ramasse ses effets dans la chambre de l’hôtel et nous nous dirigeons à pied vers la gare d’autobus où nous prenons un léger souper. À 19 h, après de chaudes accolades, Roger monte dans l’autobus qui va l’amener à l’aéroport où il doit prendre son avion pour Bruxelles à 23 h. © 2011 Claude Bernier 104 Au moment de rentrer chez soi, en 2001, nous avions cru qu’il n’y aurait pas d’autres chemins. Le Destin en a décidé autrement. Cette fois, nous nous quittons avec promesse de continuer nos échanges de courriels, sans plus. Je reviens de la gare à pied et prépare mon sac pour le départ du lendemain. Vendredi matin, je quitte l’hôtel dès 7 h pour la gare ferroviaire, située juste en bas de la colline, à dix minutes de marche. Un brouillard recouvre la ville et une douce pluie vient laver mes derniers souvenirs. Mon train part pour Irún à 8 h 5. J’aime bien voyager en train. Je mettrai deux jours pour me rendre à Paris. Dimanche, un avion m’attend pour Montréal où je devrais arriver vers 11 h. Durant ces deux jours de train, j’en profiterai pour revoir mon chemin, classer mes émotions et qui sait, peut-être, préparer un autre chemin. © 2011 Claude Bernier 105 Conclusion Peut-être qu’après quatre chemins, je devrais m’arrêter, me taire définitivement? J’ai brassé tellement d’idées, vécu tant d’émotions, admiré de si beaux paysages, le temps est sans doute venu de fermer le livre, de retrouver ma solitude de pèlerin. Au cours des siècles, ces chemins ont malgré tout peu changé. Des villes sont nées, se sont agrandies obligeant le pèlerin à faire des détours, à ouvrir de nouveaux sentiers. Des églises, des monastères se sont élevés, ont accueilli des visiteurs, puis sont retombés dans l’ombre, ou ont complètement disparu. D’anciennes auberges ont connu leur heure de gloire, ont périclité et furent remplacées par de nouvelles. Par contre, les montagnes et les fleuves sont demeurés, assurant une permanence au milieu des bouleversements qui affectaient en surface les générations de pèlerins et leur environnement. Certains vous diront que les pèlerins sont devenus trop nombreux, que les gîtes sont remplis à pleine capacité, que ces chemins ont perdu de leur tranquillité, de leur exotisme. Qu’en était-il au Moyen Âge quand plus de cinq cent mille personnes marchaient en même temps sur ces mêmes sentiers? Pourtant, peu de gens se plaignent de coucher à la belle étoile comme les pèlerins d’autrefois. Les loups n’infestent plus les forêts. Les brigands ont disparu des passages étroits et dangereux. Les marcheurs ne traversent plus les rivières au risque de se noyer. De quoi se plaint-on? Un chemin de Compostelle demeure une aventure, un endroit privilégié pour partager, pour réfléchir, pour vivre une fraternité humaine, dans le silence et la sérénité, à une époque où la machine, la technologie sous toutes ses formes envahit de plus en plus nos vies. Si quelqu’un recherche d’abord son confort, c’est son droit, il vaudrait peut-être mieux pour lui de regarder du côté des grands hôtels, du bord de la mer, des plages sablonneuses où, généralement, les aventures se créent et se développent dans un univers et un esprit fort différent. Comme animateur d’une association de pèlerins, je préfère écouter les pèlerins qui reviennent de leur chemin. Je ne me lasse jamais d’entendre le récit de leur aventure, chaque fois unique, personnelle. La lumière dans leurs regards, la joie qui illumine leur faciès me parlent davantage que tous les voyages que vous pourriez me raconter. Rien ne remplace une aventure dans laquelle on a vécu intensément la joie, la souffrance, la peur, le défi, le dépassement de soi, la fraternité… La liste serait si longue… La vie moderne qui nous confine trop souvent à l’espace restreint du métro, boulot, dodo permet difficilement de nous ouvrir sur nous-mêmes et sur © 2011 Claude Bernier 106 les autres en toute liberté. Un chemin de Compostelle, l’histoire le prouve, offre une occasion, parmi bien d’autres, de vivre une expérience personnelle de qualité. Comme disait le Sage dans Citadelle de Antoine de Saint-Exupéry : « Si ton frère te demande ce qu’est une montagne, ne lui réponds pas que c’est une grosse bosse sur la croûte terrestre, monte plutôt avec lui sur la montagne. » (Ici, je paraphrase en langage pèlerin.) « Ton frère va découvrir par lui-même qu’une montagne, ce n’est pas seulement un immense bloc de granite, c’est aussi les sueurs de la montée, le vent, la pluie, la boue, la douleur aux pieds, les courbatures de toutes sortes, mais aussi de très beaux paysages, la joie du dépassement, la rencontre des autres marcheurs, le vent frais au sommet, un ciel étoilé durant la nuit, la sérénité et la paix pour son âme ». Bref, pour résumer, toutes les vérités qui transforment nos vies passent d’abord par nos sens. Les plus beaux livres d’images, les réflexions les plus savantes comme les rêves les plus passionnants, ne remplaceront jamais les pas que vous pourriez faire, le gros sac sur les épaules, au milieu de la pluie ou du brouillard. Aussi, si la Vie vous intéresse… Pensez à des paroles que vous avez déjà entendues : « Lazare, lève-toi, prends ton grabat et marche. » Petite phrase anodine que j’exprimerais en mes mots, à moi : « Toi, pèlerin, mon frère, mon semblable, toi, pèlerine, ma sœur, mon amie, lève-toi, quitte ton fauteuil trop confortable, prends ton sac et viens marcher. Tu ne le regretteras jamais. » © 2011 Claude Bernier 107