Le colosse du marché de l`art

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Le colosse du marché de l`art
PEOPLEPORTRAIT
PHOTOS : PG
SA GALERIE
À PARIS
Un hôtel
particulier
de 450 m2
en face
de Christie’s,
sur la très
prestigieuse
avenue
Matignon.
GUY PIETERS,
FIGURE INFLUENTE ET ATTACHANTE
Le colosse
du marché de l’art
Avec ses quatre galeries réparties entre la Flandre,
la Côte Belge, la Côte d’Azur et Paris, cet autodidacte
génial est devenu l’une des figures incontournables
du marché de l’art moderne et contemporain en Europe.
ANTOINE MORENO
R. C A L LE B A U T
L
’homme est un
colosse et pas
seulement parce qu’il a la carrure d’un joueur
de rugby. Lorsqu’au printemps 2010, le marchand d’art
belge Guy Pieters, 57 ans, s’est
offert sa première galerie parisienne, il a choisi un hôtel particulier de 450 m2 en face de
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Christie’s, sur la prestigieuse
avenue Matignon, à deux pas
des Champs-Elysées. Le genre d’espace qui se loue plusieurs dizaines de milliers
d’euros par mois, sans parler
du «pas de porte» commercial. Qui dit mieux? Hormis
l’Américain Larry Gagosian,
le plus fortuné des marchands
d’art qui ouvre à son tour dans
le quartier, combien de galeristes parisiens auraient été
en mesure d’y apposer leur
enseigne? Et le plus surprenant, c’est que le galeriste flamand a réalisé cette opération
sur fonds propres. Pour quel
montant? Notre interlocuteur
refuse de répondre. «Je ne
voudrais pas réduire cette
merveilleuse aventure et l’ac-
Fou d’avoir choisi Paris?
cueil extraordinaire qui nous
a été fait par le milieu parisien
à une simple question de chiffres», se justifie, avec le sourire, l’homme d’affaires averti,
esthète dans l’âme. Au travers
ses trois sociétés, une belge et
deux françaises, le galeriste
détient un portefeuille de plus
de 2.000 œuvres signées par
les artistes les plus cotés du
20e siècle... Andy Warhol,
Robert Indiana, ainsi que
Rauschenberg, Yves Klein,
Lucio Fontana, Jean-Michel
Basquiat, Gilbert & George
mais aussi les Belges Jan Fabre
ou Wim Delvoye: la liste de
ses invités donne le tournis.
La tournant Arman
Cela fait plus de 30 ans que
Guy Pieters et sa femme Linda
consacrent leur vie à l’art. Bien
avant Paris, le couple a ouvert
dans les années 1980 une première galerie à Knokke puis
une deuxième à LaethemSaint-Martin dont le total des
actifs s’élève aujourd’hui à
11 millions d’euros. En 2000,
ce fut Saint-Paul de Vence,
dans le Sud de la France, qui
affiche un chiffre d’affaires de
4,5 millions d’euros, soit quatre fois et demie supérieur à
celui de l’activité belge! «L’année 2010 est une année exceptionnelle pour nous, confie
Guy Pieters. Le marché de l’art
moderne et contemporain ne
subit pas de crise, affirmer le
contraire est un mensonge.
Seuls quelques artistes à la
mode ont subi des revers car
ils étaient soutenus par des
financiers qui ont fait exploser les prix; ils se sont noyés
ensemble. Ces artistes ont disparu aujourd’hui des catalogues des ventes publiques.
Pour le reste, il n’y a pas de
crise de volume, les transactions dans notre domaine
garde. Mais c’est sa rencontre
à la fin des années 1970 avec le
sculpteur Arman qui marque
un tournant dans sa carrière.
«Je lui dois ma vie et mon parcours, reconnaît Guy Pieters. Il
s’est pris d’amitié pour moi, et
il a accepté que je le représente
alors que je n’étais personne.
C’est grâce à lui que j’ai rencontré Warhol, Christo et
Jeanne Claude ou bien Tom
Wesselmann à New York.
Cela s’est passé très naturellement, c’est un privilège dont
je n’ai mesuré la chance que
bien plus tard.» La relation
professionnelle entre le galeriste belge et son père spirituel, disparu en 2005, n’a
jamais été contractualisée par
écrit. «Je suis incapable de lire
ou de rédiger un contrat,
avance le très intuitif marchand d’art. Au moment où
l’on se sert la main, pour moi
tout est dit.»
Avec un volume de marché aux enchères d’art contemporain sept fois inférieur au Royaume-Uni, une foire internationale parisienne — la FIAC — longtemps jugée à la traîne
de Bâle ou de Miami, c’est peu de dire que la France était
has been il y a quelques mois encore dans le milieu
des amateurs et collectionneurs. Aussi, quelle ne fut pas
la surprise au printemps dernier de voir le marchand belge
Guy Pieters prendre ses quartiers — et quels quartiers! —
au cœur de la capitale hexagonale. Plus précisément dans
le Triangle d’Or, un confortable périmètre situé près
des Champs-Elysées, pourtant délaissé ces dernières
années par les galeristes de renom au profit d’autres quartiers comme le très branché Marais ou les rues
de Belleville, situés rive droite. «J’ai pensé m’installer à
Pékin il y a quelques années puis à New York mais finalement c’est Paris que j’ai choisi», raconte Guy Pieters en
passant sous les échelles qui encombrent sa nouvelle galerie, la veille de l’inauguration de l’exposition qu’il consacre
au sulfureux Wim Delvoye. «La raison première est que
je me sens ici comme chez moi. J’ai découvert la ville pour
la première fois il y a 30 ans, en touriste. La seconde raison,
c’est que le vent est en train de tourner: Paris redevient
une place forte du marché. Regardez l’activité de la ville:
l’installation Jan Fabre au Louvre a fait 900.000 visiteurs,
le Grand Palais a dû ouvrir jour et nuit pour absorber
l’affluence lors de son exposition Picasso et les maîtres,
des grands noms de la peinture comme Anselm Kiefer
s’installent dans la capitale.» Quelques mois après l’arrivée
du Flamand, le fameux galeriste américain Larry Gagosian
choisissait à son tour le Triangle d’Or pour y ouvrir
l’automne dernier sa première succursale française...
Accueilli avec enthousiasme par la presse française,
Guy Pieters, dont la personnalité tonitruante tranche singulièrement avec le milieu parisien, est-il vu du même œil
par l’élite locale des marchands? D’autant que le Belge
«chasse» sur les mêmes terres que certains confrères,
tel Emmanuel Perrotin qui, lui aussi, représente Wim
Delvoye... «Il n’y a pas de compétition entre nous, assure
Guy Pieters. Paris est composé de petits villages et entre
les Champs-Elysées et le Marais, le public des collectionneurs n’est tout simplement pas le même.»
n’ont jamais été aussi nombreuses et les prix repartent
à la hausse.»
Il est loin le temps où l’autodidacte qui a arrêté ses
études à 14 ans, vendait des
cartes postales dans un recoin
du magasin de peintures que
tenait sa mère à LaethemSaint-Martin. Son contact avec
l’art s’est fait par le biais de ses
parents — son père est peintre
Les valeurs sûres
et rien d’autre
en bâtiment — qui fréquentent
les artistes du village, Léon
De Smet, Hubert Malfait ou
Albert Saverys, successeurs
de la deuxième génération des
expressionnistes flamands.
Certains seront ses premiers
clients en tant que marchand.
Son passage à l’échelle internationale se fera plus tard sous
l’influence de sa femme Linda
qui l’ouvre aux artistes d’avant-
De poignées de main en serment oral, Guy Pieters réussit dans les années 1980 un
coup de maître: ravir le quasimonopole de la famille Nellens de Knokke sur les Nouveaux Réalistes français —
Arman, Niki de Saint Phalle,
Jean Tinguely — pour leur
proposer ses propres cimaises. Comment résister à la personnalité énergique et charismatique du Flamand?
«C’est peu de dire que Guy
a un fort pouvoir de persuasion, souligne Lieven de Buck,
ami de longue date et directeur de la galerie de SaintPaul de Vence. C’est un homme de parole, il fait toujours
ce qu’il a dit. Les artistes peuvent compter sur lui.»
L’habile négociant décide
seul avec sa femme des artistes
et des œuvres qu’il mettra en ≤
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≤ avant dans la dizaine d’expo-
sitions qu’il programme annuellement. Même si ses choix
ne font pas l’unanimité de la
profession. Des griefs? On lui
reproche çà et là de ne miser
que sur des valeurs sûres à
haute valeur commerciale
quand certains de ses confrères
prennent le pari d’artistes en
devenir. «Nos investissements
sont énormes et j’ai des responsabilités vis-à-vis de mon
équipe, argue le principal intéressé. A 57 ans, je ne peux pas
me permettre de consacrer
10 ans à l’émergence d’une
nouvelle signature.»
Peu enclin à accompagner
les futurs talents, il préfère
parier sur des noms déjà
renommés pour leur offrir une
visibilité hors du commun et
un cadre de prestige. A commencer par ses galeries, toutes
situées dans des endroits très
chics comme Laethem-SaintMartin, la commune la plus
riche du royaume, le Zoute, le
8e arrondissement parisien ou
la Côte d’Azur. Sur la Riviera,
la galerie de Saint-Paul de
Vence, dont Guy Pieters est
aussi propriétaire, s’étend sur
750 m2 et dispose d’un jardin
qui s’étend sur 4.000 m2 au
rythme de magnifiques sculptures. Détail éclairant: l’espace est situé juste à côté de la
fameuse Fondation Maeght,
du nom d’un des plus grands
mécènes français du 20e siècle. Tout un symbole... Mais
cet amateur de golf ne se
contente pas de ses propres
vitrines. Si on ne vient pas à
lui, il s’invite dans les plus
enviables places to be de la
planète. Comme l’inestimable parvis du musée Peggy
Guggenheim de Venise réquisitionné lors de la Biennale
2009 pour l’artiste belge Wim
Delvoye et sa tour de 9 tonnes
et 10m de haut. La même
SES GALERIES À KNOKKE ET SAINT-PAUL DE VENCE
La seconde réalise un chiffre d’affaires de 4,5 millions d’euros,
soit quatre fois et demie supérieur à celui de l’activité belge!
année sur la lagune, la mise en
scène du travail de deux de
ses protégés, Jan Fabre et
Bernar Venet, lui coûtera la
bagatelle de 1 million d’euros.
«Nous coproduisons fréquemment des œuvres majeures, parfois en partenariat
avec un collectionneur et l’artiste lui-même. Dans les années 1960, l’époque était au
minimalisme et à l’esprit de
récupération; les œuvres d’art
étaient rarement coûteuses.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Des artistes comme
Murakami, Jeff Koons ou
Wim Delvoye sont revenus à
des approches rigoureuses
qui font appel à des techniques extrêmement pointues
et très onéreuses.»
Une vitalité
dionysiaque
Pour valoriser la cote de ses
«poulains», Guy Pieters ne
recule devant aucune dépense comme la réalisation
de luxueuses monographies
qu’il édite en son nom ou le
cofinancement d’expositions
depuis que les musées, privés
ou publics, demandent aux
marchands de mettre la main
au portefeuille... Mais à ne
voir en l’homme d’affaires
qu’un gagneur invétéré on
oublie une dimension plus
troublante du personnage.
Car la vitalité dionysiaque de
ce fonceur cache une part
d’ombre. Quand il perd son
fils dans un accident de voiture il y a 10 ans, Guy Pieters
sombre dans une profonde
dépression. C’est l’art qui le
sauvera. Il se prend d’affection pour Robert Combas,
peintre phare des années 1980
qui traverse un long et douloureux passage à vide professionnel. Le galeriste le
prend sous son aile et se donne
pour mission de ressusciter
la notoriété affaiblie de l’artiste, tâche à laquelle il s’est
encore attelé l’an dernier en
consacrant avec succès une
large exposition Combas entre
les murs de son espace parisien. «Depuis, j’ai été contacté
par sept ou huit musées pour
organiser une rétrospective
de ses œuvres», savoure le
mentor qui aime à dire qu’il
«faut être un guerrier pour ses
artistes». Car en bon chef de
troupe, Guy Pieters sait qu’il
faut se battre et monter au
front pour défendre ses protégés. Il donne beaucoup mais
n’en attend pas moins en
retour. «Rien ne provoque
chez lui autant de colère que
lorsque l’un de ses artistes
vend à son insu directement
à un acheteur. Il se sent trahi,
explique un proche. Il est très
dur en affaires mais c’est
quelqu’un qui fonctionne
beaucoup à l’affectif.» Luimême n’hésite pas à se décrire comme «un romantique,
amoureux passionné des relations humaines». Parmi les
nombreuses œuvres des artistes de son écurie et qui
ornent les murs de la maison
du couple à Laethem-SaintMartin, il en est une qui tient
une place particulière: une
lettre de Jean Tinguely, rehaussée d’un dessin, que le
plasticien suisse lui a adressée à la dernière heure de sa
vie. «Elle m’est parvenue juste
après son décès. Je l’ai encadrée dans ma chambre à coucher, c’est un souvenir qui
m’est très cher.» Entre pulsion de vie et mélancolie. z
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