LA LOI ET LE REGLEMENT EN DROIT MAROCAIN
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LA LOI ET LE REGLEMENT EN DROIT MAROCAIN
LA LOI ET LE REGLEMENT EN DROIT MAROCAIN 1 M. Abdallah HARSI Professeur de l’Enseignement Supérieur Faculté de Droit, Département Droit Public Fès. Le choix de l’étude des rapports de la loi et du règlement en droit marocain en général part de la conviction que le sujet, traditionnellement rattaché au droit constitutionnel, constitue également l’un des thèmes fondamentaux du droit administratif. Cette approche permet de découvrir des aspects que seul le droit administratif fait apparaître, ceci au double point de vue de la définition (et de l’objet) du règlement par rapport à la loi , et du régime contentieux2. Le thème de la loi et du règlement découle directement de la notion de séparation des pouvoirs. A la séparation organique des pouvoirs législatif et exécutif, correspond une séparation matérielle qui intéresse la répartition des compétences normatives entre eux. Sont donc exclus de notre propos : - tous les actes du législatif qui ne constituent pas des actes d’élaboration de la loi . Il s’agit notamment des pouvoirs exercés par le législatif dans ses rapports avec l’exécutif dans le cadre de sa fonction de contrôle (procédés de mise en jeu de la responsabilité gouvernementale : question de confiance et motion de censure). - Tous les actes de l’exécutif qui ne constituent pas une activité réglementaire. Il s’agit de toute l’activité non administrative du gouvernement, ainsi que de tous les actes de nature politique pris dans le cadre des rapports entre l’exécutif et le législatif et qui portent le 1 Texte de la contribution faite au Colloque international « Les rapports du Législatif et de l’Exécutif dans les Systèmes Politiques contemporains, Faculté de Droit de Fès, 28 et 29 janvier 2000. 2 Sur les rapports qui existent entre le droit constitutionnel et le droit administratif relativement à cette question, voir : OULD BOUBOUTT (A.S.), L’apport du conseil constitutionnel au droit administratif, Economica, Paris, 1987. 1 nom d’ « actes de gouvernement » (notamment les mesures prises par l’exécutif dans le cadre de sa participation à la fonction législative, en particulier l’initiative des lois : omission de demander des crédits au parlement, refus de présenter au parlement un projet de loi, décision de déposer un projet ou de le retirer…).1 Cette première délimitation étant faite, il faut noter que la définition et la détermination de l’objet de la loi et du règlement résulte essentiellement de le Constitution. Il en résulte une première définition , provisoire et qui doit être précisée, selon laquelle la loi est l’acte voté par le parlement, et le règlement est l’acte édicté par le gouvernement (le premier ministre, et les ministres par délégation). Historiquement, le problème des rapports de la loi et du règlement s’est posé au Maroc avec l’entrée en vigueur de la Constitution de 1962.2 S’inspirant de la Constitution française de 1958, le texte constitutionnel marocain a assigné à la loi un domaine limité et a attribué au pouvoir réglementaire une compétence de droit commun. Ce schéma est repris par la Constitution actuelle, telle qu’elle a été révisée le 13 septembre 1996. La détermination par la Constitution d’un domaine propre à la loi et au règlement ne signifie pas que la frontière entre les deux notions est facile à tracer. C’est à ce niveau que le rôle du juge prend toute son importance. Tout d’abord le juge constitutionnel qui est chargé, (entre autres) dans le cadre de son rôle de répartiteur des compétences normatives, d’empêcher les empiétements du législatif sur le domaine réglementaire. Nous verrons ensuite quel est le rôle joué par le juge administratif dans la détermination des domaines de la loi et du règlement. Le partage des compétences entre le législatif et l’exécutif institué par la Constitution ne peut être effectif que par l’existence de procédés destinés à en garantir le respect. 1 La notion d’ « actes de gouvernement » est étudiée dans la plupart des ouvrages de droit administratif général auxquels on peut se référer utilement, et qui renvoient eux-mêmes à une bibliographie très abondante sur le sujet. 2 Sous le protectorat, c’est le Sultan qui, par dahir, prenait des décisions aussi bien individuelles que générales, et parmi ces dernières, les actes de nature législative et règlementaire (Voir : DECROUX P., Le souverain du Maroc législateur, in Revue de l’Occident musulman et de la méditerrannée, 1967, p.31.). Avant le protectorat, cette distinction n’existait pas, et le régime juridique était dominé par les orincipes de droit public musulman (Voir : Abdallah HARSI, L’administration en droit public musulman, mémoire de D.E.S. en sciences politiques, Faculté de droit de Rabat, 1988, 235 pages). 2 C’est ainsi que, après avoir précisé la définition et les domaines respectifs de la loi et du règlement (1ère partie), nous verrons comment s’opère la protection juridictionnelle de ces domaines(2ème partie). 1ère partie – Définition et domaines respectifs de la loi et du règlement Nous exposerons la définition et le domaine de la loi d’abord (A), nous verrons ceux du règlement ensuite (B). A- Définition et domaine de la loi La loi peut être définie à deux points de vue : organique (ou formel) et matériel. Du point de vue organique, c’est-à-dire de l’auteur, la loi est l’acte voté par le parlement (article 45, alinéa 1 de la Constitution). Il faut préciser ici que la loi peut être votée directement par le peuple par voie de référendum. Il y a là un cas de substitution prévu par la Constitution (article 69). Ce procédé demeure bien entendu exceptionnel. Du point de vue matériel, c’est-à-dire de l’objet ou du domaine, la loi correspond à un certain nombre de matières dont la liste résulte de l’article 46 de la Constitution qui dispose : « Sont du domaine de la loi, outre les matières qui lui sont expressément dévolues par d’autres articles de la Constitution : - les droits individuels et collectifs énumérés au titre premier de la présente Constitution ;1 - la détermination des infractions et des peines qui leur sont applicables , la procédure pénale, la procédure civile et la création de nouvelles catégories de juridictions ; - le statut des magistrats ; - le statut général de la fonction publique ; - les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires ; - le régime électoral des assemblées et conseils des collectivités locales ; - le régime des obligations civiles et commerciales ; - la création des établissements publics ; - la nationalisation d’entreprises et les transferts d’entreprises du secteur public au secteur privé . » 1 Il s’agit notamment des divers droits visés par les articles 9, 10,14 et 15 de la Constitution. 3 Quant aux autres matières expressément dévolues à la loi par la Constitution, il s’agit de la prorogation de la durée de l’état de siège (article 49), du vote de la loi de finances et l’approbation du plan (article 50), de la création de nouvelles catégories de collectivités locales (article 100), de la détermination du régime juridique des collectivités locales et des attributions des gouverneurs à leur égard (article 101). Font également partie du domaine de la loi, les matières dans lesquelles le parlement est appelé à édicter des lois organiques.1 En conclusion, d’après la Constitution, on peut définir la loi comme étant l’acte voté par le Parlement dans les matières énumérées par l’article 46 et les matières fixées par d’autres articles de la Constitution. Le domaine de la loi résulte de la définition précédemment donnée, c’est-à-dire qu’il recouvre principalement les matières énumérées par l’article 46, et celles auxquelles ce même article renvoie, et accessoirement, il ne faut pas l’oublier, de la jurisprudence appelée à préciser les domaines respectifs de la loi et du règlement B- Définition et domaine du règlement 1° Définition du règlement Matériellement, le règlement est l’acte qui comporte des dispositions générales et impersonnelles. Du point de vue organique, le règlement est l’acte unilatéral pris par le gouvernement, plus exactement par le Premier ministre (article 63 de la Constitution), et les ministres par délégation (article 64). La définition organique du règlement pose en réalité un problème de dévolution du pouvoir réglementaire. En effet, en dehors des dispositions constitutionnelles expresses qui font du gouvernement le seul titulaire du pouvoir réglementaire, celui-ci est exercé par d’autres autorités tant au niveau national que local sur des bases différentes. 1 Voir les articles 14,21,37,38,42,50,80,92 et 95 de la Constitution. A ce propos, M. Mustapha KHATTABI a relevé que bien que la Constitution ait élevé la Cour des comptes au rang d’institution constitutionnelle, elle renvoie en ce qui concerne son organisation et les modalités de son fonctionnement à une loi ordinaire et non à une loi organique. A notre avis, l’attitude du constituant est logique car la Cour des comptes n’est qu’une juridiction administrative spécialisée, dont les arrêts relèvent d’ailleurs par la voie de la cassation de la Cour suprême. Elle fait donc partie des juridictions dont les modalités d’organisation et de fonctionnement sont fixées normalement par une loi ordinaire ( Voir Mustapha KHATTABI, Les interventions du pouvoir réglementaire dans le domaine de la loi - La pratique constitutionnelle marocaine-, in R.J.P.I.C.,Paris,août-septembre 1998,pp.225-233. 4 Tout d’abord, le pouvoir réglementaire est également exercé, même si c’est à titre exceptionnel, par le Roi ; ce pouvoir apparaissant comme le complément indispensable de certains pouvoirs qui lui sont attribués par la Constitution . C’est ainsi que, sur la base de l’article 19 de la Constitution, le Roi est habilité à prendre par dahir les mesures d’organisation du ministère des habous et des affaires islamiques. De même, en raison de sa qualité de Chef suprême des Forces Armées Royales (article 30 de la Constitution), le Roi peut prendre les mesures réglementaires intéressant ce service. En outre, les ministres peuvent exercer le pouvoir réglementaire dans certaines hypothèses. Ils peuvent édicter les mesures d’application d’une loi (cas du ministre des finances notamment), ou d’un décret. On parle dans ce cas de pouvoir réglementaire délégué. Ils exercent également un pouvoir réglementaire dit spontané quand ils édictent les mesures d’organisation interne de leurs services, ou quand ils prennent les mesures nécessaires au fonctionnement du service en cas de grève par exemple1. Au niveau local, les autorités déconcentrées (gouverneurs) disposent du pouvoir réglementaire dans les mêmes conditions que les ministres. Les organes délibérants et exécutifs des collectivités locales disposent également du pouvoir réglementaire en vertu de textes législatifs, notamment en matière de police administrative. 2° Domaine du règlement Il s’agit ici du règlement exercé au niveau national. A cet égard, l’Exécutif est appelé à intervenir dans deux domaines différents . Il prend des règlements « dans les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi » (article 47 de la Constitution) ; il s’agit des règlements dits autonomes2. D’autre part, il édicte des règlements d’application de la loi sur la base de l’article 61 de la Constitution qui dispose que « Le gouvernement assure l’exécution des lois ». L’Exécutif peut donc édicter des règlements dans certaines matières où le législateur n’est pas habilité à intervenir. Ce qui n’entraîne pas une primauté de l’Exécutif sur le Législatif. Car si la distinction entre règlements autonomes et règlements d’application (ou subordonnés) est valable sur le plan intellectuel, le régime 1 Cette règle a été affirmée depuis longtemps par la Cour suprême dans l’arrêt EL HIHI, du 17 avril 1961, Rec., année judiciaire 1960-1961, pp. 56 et ss. 2 Sur cette question , voir l’intéressant article de M. ACHARGUI, Le domaine du règlement autonome, mythe ou réalité, in R.E.M.A.L.D., n°22, janvier-mars 1998, pp. 17-27 (en arabe). 5 juridique des deux types d’actes est le même : ce sont des actes administratifs, susceptibles de contestation devant le juge administratif, à la différence de la loi. 2ème partie - La protection juridictionnelle des domaines législatif et réglementaire La délimitation des domaines respectifs de la loi et du règlement se fait par l’intervention du juge constitutionnel qui protège le domaine du règlement, et le juge administratif qui protège le domaine de la loi. A – Le rôle du juge constitutionnel dans la protection du domaine du règlement. Le juge constitutionnel réalise cette protection principalement par le moyen des techniques de répartition des domaines respectifs de la loi et du règlement. Deux procédés fondamentaux existent à cet égard : l’irrecevabilité et la « délégalisation ». Accessoirement, la procédure de l’inconstitutionnalité, qui est dans certaines hypothèses une technique indirecte de répartition, permet également une telle protection. 1°L’irrecevabilité Ce procédé, qui intervient avant le vote de la loi, est prévu par l’article 52 de la Constitution complété par les articles 27 et 28 de la loi organique relative au conseil constitutionnel1. D’après ces dispositions, le gouvernement peut opposer l’irrecevabilité à toute proposition ou amendement qui n’est pas du domaine de la loi. En cas de désaccord, le Conseil constitutionnel statue dans un délai de huit jours à la demande de l’une des deux chambres ou du gouvernement. En conséquence, la discussion du texte en séance plénière est suspendue, et l’autorité qui saisit le Conseil constitutionnel en avise l’autre qui peut présenter ses observations dans le délai fixé pour le Conseil constitutionnel. Ce dernier se prononce dans le délai de huit jours .Sa décision est notifiée au président de la Chambre concernée et au Premier ministre, dans un délai de trois jours de la date où elle est rendue. 1 B.O. n°4244 du 2-3-94, p.158. 6 2°La procédure de « délégalisation » L’article 48 de la Constitution dispose : « Les textes pris en forme législative peuvent être modifiés par décret, après avis conforme du Conseil constitutionnel lorsqu’ils seront intervenus dans un domaine dévolu à l’exercice du pouvoir réglementaire. »1 Dans ce cas, le Conseil constitutionnel est saisi par le Premier ministre. Il se prononce dans le délai d’un mois. Ce délai est réduit à huit jours quand le gouvernement déclare l’urgence (article 25 de la loi organique relative au Conseil constitutionnel). Le Conseil constitutionnel constate dans ce cas le caractère législatif ou réglementaire des dispositions qui lui ont été soumises (article 26 de la même loi organique). 3°L’inconstitutionnalité Les lois votées mais en instance de promulgation peuvent être déférées au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution par le Roi, le Premier ministre, le Président de la Chambre des représentants, le Président de la Chambre des conseillers ou le quart des membres de l’une ou l’autre Chambre (article 81 de la Constitution). Dans cette hypothèse, le Conseil constitutionnel exerce un contrôle de conformité à la Constitution qui peut concerner, entre autres, la délimitation des domaines de la loi et du règlement. Une loi inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application. Les détails de la procédure, les délais ainsi que les effets de la décision de conformité à la Constitution sont fixés par les articles 22, 23 et 24 de la loi organique relative au Conseil constitutionnel. B – La protection du domaine de la loi par le juge administratif Contrairement au domaine réglementaire, la protection du domaine de la loi est mal assurée, car elle n’est pas organisée. Si le Gouvernement veut prendre un règlement lorsqu’une loi serait nécessaire, il ne peut en être empêché par le Parlement. Il n’y a aucune procédure qui permet au Parlement de saisir le Conseil constitutionnel. Le règlement est édicté, il entre en 1 L’expression « texte pris en forme législative » signifie qu’organiquement le texte a été pris par le parlement, alors que matériellement il a une nature réglementaire. 7 application et il faut, pour qu’il soit annulé, qu’un administré ait saisi le juge administratif d’un recours en annulation pour excès de pouvoir. Le contrôle intervient à l’initiative des citoyens et la solution du litige nécessite souvent un délai considérable. La protection du domaine de la loi contre les empiètements du pouvoir réglementaire incombe donc au juge administratif, statuant dans le cadre contentieux de la légalité, et plus particulièrement le recours pour excès de pouvoir. Saisi à l’occasion d’un texte illégal, le juge doit en prononcer l’annulation (ou la nullité). Le fait pour le Gouvernement de méconnaître la compétence du législateur constitue une illégalité, et même plus largement une violation de la Constitution qui est la loi suprême. D’ailleurs, le contrôle de la constitutionnalité des décrets n’est plus interdit aux juridictions depuis la modification de l’article 25 (alinéa 2) du code de procédure civile par l’article 52 de la loi instituant les tribunaux administratifs. En conséquence, les textes pris en violation de la compétence du législateur doivent être annulés.1 Les règlements sont tous soumis au contrôle du juge . Cependant, il peut être difficile d’obtenir l’annulation des règlements dits autonomes, car le bloc de légalité qui les domine est beaucoup moins important que celui qui s’impose aux règlements subordonnés. Le juge soumet dans ce cas les premiers aux principes généraux du droit qui s’imposent à toute autorité réglementaire, même en l’absence de toute disposition législative. Mais comme nous l’avons signalé, la protection du domaine législatif comporte plusieurs failles : initiative des administrés, délai du recours très court (un minimum de 60 jours), effet non suspensif du recours, délai important pour une solution du litige. En outre, en droit marocain, les décrets réglementaires du Premier ministre bénéficient d’un privilège de juridiction. Selon l’article 9 de la loi sur les tribunaux administratifs, seule la Cour suprême est compétente pour statuer en premier et dernier ressort sur les recours pour excès de pouvoir dirigés contre les actes du Premier ministre. 1 Il faut ajouter à ce contrôle par voie d’action, le contrôle par la voie de l’exception de l’illégalité (voir article 44 de la loi sur les tribunaux administratifs). 8