Crise au Sarkozistan

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Crise au Sarkozistan
Crise au Sarkozistan
Préface : Daniel Schneidermann
Illustrations : Mor
© Loubiana 2010
Préface
Tout a commencé par un « coup de gueule ».
Celle qui a poussé ce « coup de gueule » s’appelle Viviane Reding. C’est une commissaire européenne, cette
espèce que nos ministres, tout gonflés de l’honneur de
représenter un grand pays, méprisent copieusement en
« off » et parfois ouvertement.
Ce soir-là, à la télévision, elle nous engueulait ferme.
« C’est une honte ! Trop, c’est trop ! », criait-elle devant les caméras. Notre pays venait d’adresser un bras
d’honneur à la communauté internationale en procédant bruyamment à des expulsions de « Roms ».
« Un ton inhabituel de la part de la Commission »,
nota sobrement David Pujadas, sur France 2.
Tout a commencé ainsi : par cette saine engueulade
que Pujadas appelait simplement « un ton inhabituel. »
Mais pourquoi était-il incapable d’appeler l’engueulade une engueulade ? De nous désigner comme ce que
nous étions en train de devenir, un État voyou ?
Extraordinaire coïncidence : à l’instant même où je
me posais cette question existentielle, nous recevions le
premier article de l’envoyé spécial au Sarkozistan.
Cet article était stupéfiant. Il était rédigé ainsi :
« Paris, 14 septembre. Une féroce lutte de clans a
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éclaté à l’intérieur même du régime au Sarkozistan (Europe occidentale). Le ministre de la Police, un faucon
du régime, a réécrit en catastrophe une instruction raciste, envoyée aux préfets, et révélée par un site Internet
indépendant, alors que l’agence officielle n’en avait pas
soufflé mot. Un autre journal indépendant révèle que le
ministre de l’Immigration, autre faucon, mais opposé
au ministre de la Police, a menti en prétendant ne pas
avoir été alerté de l’existence de cette instruction. Ce
mensonge a mis en fureur l’Union européenne, qui a fait
référence aux déportations de l’Occupation, redoublant
la colère du pouvoir français. Cette comparaison était
évidemment excessive et stupide. Mais comme il était
doux de voir une bureaucrate étrangère administrer au
leader la raclée que la presse brûle de lui infliger, sans
jamais l’oser à visage découvert. »
« Sur le front de la corruption, le procureur de Paris, soumis au pouvoir, vient de refuser à un juge indépendant d’enquêter sur une affaire de corruption liée à
des ventes de sous-marins nucléaires au Pakistan et qui
pourrait impliquer le clan présidentiel. Enfin, le chef de
la police, ami d’enfance du leader français et membre
de son clan, a été lui aussi pris en flagrant délit de
mensonge en prétendant avoir demandé l’autorisation
d’une commission officielle pour mener une enquête sur
des fuites de presse dans un scandale de conflit d’intérêts mettant en cause un trafic de décorations entre un
ministre et l’entourage d’une milliardaire octogénaire
du cosmétique. Rival potentiel du président, le Premier
ministre, lui aussi un dur, mais aux manières plus modérées, a attaqué violemment ses propres ministres devant les parlementaires du parti au pouvoir. Dans cette
ambiance de décomposition, le ministre du Travail fait
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passer au forceps une réforme des retraites rejetée par la
majorité de la population, en s’appuyant sur une récente
réforme qui limite le temps de parole de l’opposition au
Parlement. »
Ce fut une illumination.
C’est donc ainsi qu’on nous voyait désormais de l’extérieur ?
Depuis trop longtemps, citoyens blasés du Sarkozistan sans le savoir, nous avons perdu l’habitude d’appeler les choses par leur nom. Sévérité sur les autres,
indulgence sur nous-mêmes : nous avons cessé de nous
voir. Un bras d’honneur est appelé « une réponse du
ministre français ». Une injure est appelée « un ferme
démenti du directeur général de la police », etc. Nous
ne disons jamais : le président a bafouillé, mais « selon de nombreux observateurs (lesquels ?) le président a
été jugé hésitant. » Quant à l’Homme Fort du régime,
nous persistons à le nommer par de doux euphémismes,
comme « les plus hautes autorités de l’État ».
Déchirant le voile, appelant un chat un chat, cet
envoyé spécial impitoyable nous révélait comme nous
étions : un petit État voyou des confins de l’Europe
occidentale, sans foi ni loi, multipliant les bravades à
la communauté internationale. Pujadas, notre Pujadas,
cessait d’être un journaliste du service public pour devenir le « présentateur de la télévision officielle ». Les
responsables de l’UMP se partageaient désormais entre
« faucons » et « colombes ». On ne parlait plus de trafic d’influence, mais de « corruption ». Le procureur
n’était plus dépendant de la chancellerie, mais « soumis au pouvoir ». Le ministre de l’Intérieur devenait
« le ministre de la Police ».
Nous avons demandé à l’envoyé spécial de rester
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parmi nous quelque temps. Nous avions besoin de lui.
Il a rencontré des gens de la rue, les « Sarkozis » de
base. Éclusé les archives de presse. Rencontré discrètement les sources qui voulaient bien le recevoir. C’est
une sélection de ses meilleurs articles, remaniés et enrichis, augmentée de nombreux articles inédits, que nous
vous proposons ici.
Ces reportages, certes très durs, décrivent néanmoins
une réalité complexe, différente des clichés habituellement véhiculés sur le Sarkozistan. Contrairement à ce
que l’on colporte trop souvent, il existe au Sarkozistan une justice, des élections où concourent plusieurs
partis et une presse qui peut donner l’apparence de
la liberté. Quant à la campagne de haine contre les
« Roms », si spectaculaire vue de l’extérieur, elle n’était
qu’une diversion du clan au pouvoir, tremblant de se
voir confronté à une révolte de la rue à propos d’une réforme des retraites contestée. Pendant cette polémique,
ni plus ni moins de « Roms » qu’auparavant ont été
expulsés par le petit État voyou.
Très vite, notre envoyé spécial s’est plus particulièrement penché sur cet objet étrange : les médias du
Sarkozistan.
Autour de lui, en effet, il observait révolte, colère,
écœurement, délitement. Mais rien de tel n’apparaissait
au journal télévisé, ni dans les colonnes des journaux.
Il s’est donc demandé s’il existe des journalistes au
Sarkozistan.
La réponse est oui.
Sont-ils libres d’y travailler ?
Jusqu’à présent, une liberté formelle était maintenue.
Mais, pendant l’enquête de notre envoyé spécial,
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trois médias, enquêtant sur un scandale de financement
occulte du parti au pouvoir, ont été victimes de mystérieux cambriolages. Les ordinateurs des journalistes ont
disparu. L’objectif d’intimidation était manifeste.
Que répondit le pouvoir, interpellé sur ces cambriolages ?
Rien.
Les puissants du Sarkozistan répondent quand ils le
souhaitent, et parfois jamais.
Le plus souvent, ils répondent à des journalistes
choisis, soigneusement sélectionnés, sous forme de conversations privées, lors de voyages ou de délicieux déjeuners, dans des restaurants réservés à la Nomenklatura,
à l’abri des oreilles indiscrètes.
Ici, dans ce mélange de connivence, d’arrogance et
de crainte, commence le mystère du Sarkozistan.
C’est pour comprendre les paradoxes de ce peuple
violent mais soumis, arrogant mais attachant, que notre
reporter est resté plusieurs semaines au Sarkozistan,
y traversant la violente crise de l’automne. Nous ne
connaissons de lui que ses écrits. De quel lointain territoire étranger arrive-t-il ? Nous ne le savons pas. Mais
il nous renvoie un reflet que nous n’avions jamais imaginé. Après l’avoir lu, il vous sera difficile de continuer
à nous regarder comme avant.
Daniel Schneidermann
De l’inamovibilité de l’élite
Ce qui surprend le plus le voyageur revenant au Sarkozistan après de longues années, c’est l’inamovibilité
de la caste au pouvoir. Septuagénaires, octogénaires : à
la tête des pouvoirs locaux, de l’économie ou des médias de cet État moyen des confins de l’Europe occidentale, dans les émissions les plus courues de la télévision
locale, ce ne sont que gérontes pontifiants, glorieuses
légendes liftées (ah ! le fameux Michel Drucker, dont
nul n’est capable de dire s’il est vraiment encore vivant
ou si des sosies successifs présentent son émission à sa
place), survivances incrustées des décennies passées.
Le Sarkozistan n’aime pas disgracier. Ceux qui ont
été admis dans les cercles sacrés, ceux qui connaissent
les secrets du sérail, qui sait ce qu’ils pourraient révéler, sous le coup de l’amertume ? On accumule donc les
postes, les prébendes, les strates. Le petit État voyou
ayant perdu la plupart de ses colonies, étant donc dans
l’incapacité d’expédier au bagne les indésirables, est
contraint d’offrir la durée à une caste d’inamovibles.
N’en prenons qu’un exemple : l’omniprésent speaker officieux Jean-Pierre Elkabbach. Il a commencé son
interminable carrière sous le règne du fondateur du Sarkozistan moderne, un ombrageux général nommé de
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Gaulle (ce protagoniste légèrement mégalomane de la
Seconde Guerre mondiale était parvenu à hisser le Sarkozistan dans le camp des vainqueurs, en dépit de son
effondrement militaire initial. L’austère officier, quarante ans après sa mort, est toujours révéré comme un
héros, et le parti d’affairistes au pouvoir porte encore
comiquement son nom).
Elkabbach, donc. Son premier haut fait remonte aux
profondeurs du siècle précédent. Un dictateur sanguinaire, vassal de l’ex-État voyou, offrit un jour un lot de
diamants à l’Homme Fort Giscard. À l’époque, la télévision d’État n’en avait soufflé mot, abandonnant le scandale à la feuille satirique nommée Le Canard enchaîné.
Un jeune journaliste de la télévision d’État, Claude Sérillon, voulut citer Le Canard à l’antenne. Elkabbach
le censura. Le jeune audacieux fut muté (mais l’affaire
ne lui a pas nui : il dispose encore d’un strapontin à la
télévision officielle).
Croit-on que la carrière d’Elkabbach souffrit de cette
grossière censure ? Pas du tout. Si sa crédibilité, aux
yeux du public, ne s’en releva jamais, les dirigeants,
toutes castes confondues, surent qu’ils tenaient là un
serviteur fidèle.
Parfois momentanément mis à l’écart lors des complots de palais, Elkabbach a toujours su se relever (à
noter qu’on parle ici « d’alternances », le Sarkozistan
tirant gloire de ses parodies d’élections, dans lesquelles
les partis les plus riches écrasent les petits de tout le
poids de leur propagande).
Au fil des décennies, il s’est fait attribuer les plus
hauts postes, les plus grasses prébendes, par les Hommes
Forts successifs du petit État voyou, toujours séduits
par ses inépuisables capacités de courtisan. Il a toujours
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tout perdu du fait de sa maladresse et de sa nervosité.
Président de la télévision d’État (il avait été nommé
à ce poste par accord exprès de deux dirigeants de
l’État, Mitterrand et Balladur, à l’époque où deux factions rivales devaient momentanément se partager le
pouvoir) il a contribué à faire la fortune de quelques cupides producteurs-animateurs de télévision, dont l’un,
Jean-Luc Delarue, plusieurs décennies plus tard, vient
d’être poursuivi par la justice pour cocaïnomanie. L’animateur consacrait quelques dix mille euros mensuels
(dix fois le salaire minimum du Sarkozistan) à l’achat
de drogue.
Dirigeant d’une radio privée, sa fébrilité a conduit
Elkabbach à annoncer prématurément à l’antenne la
mort d’un animateur de télévision, certes atteint d’un
cancer (et qui finit par en mourir quelques semaines
plus tard) mais à qui la radio a dû adresser de plates
excuses.
Au moment de recruter, dans cette radio, un chef du
service politique, Elkabbach a admis avoir demandé,
pour cette nomination, l’avis du Numéro Un, lequel
s’est empressé de s’en vanter pour humilier le serviteur
trop zélé. Tout cela ne nuit d’ailleurs pas aux bonnes
relations : dans les voyages officiels du Numéro Un, Elkabbach vole le plus souvent dans l’avion présidentiel,
à distance de la piétaille des journalistes.
Aujourd’hui, Elkabbach est toujours là. Si ses patrons ont dû le relever de ses fonctions de dirigeant, son
interview radiophonique du matin est inamovible.
Ses interviews sont truquées. Ainsi, se glorifiant de
recevoir « pour la première fois » le dirigeant d’une
grande banque délinquante, responsable d’une grave crise financière, Elkabbach s’est-il rendu, une fois de plus,
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ridicule : ayant manifestement disposé des questions à
l’avance, l’invité lisait laborieusement ses réponses (ce
que montraient les caméras installées dans le studio, à
la grande joie des internautes).
Qu’importe : il est toujours là, chaque matin, à la radio, éternel faire-valoir des forts. Invariablement, après
son interview, il avale un café avec son antique complice Duhamel, commentateur de la radio concurrente,
située à quelques centaines de mètres. Les journalistes
des deux radios ne finissent pas de s’en moquer.
Pourquoi s’attarder ainsi sur le cas Elkabbach ? Parce qu’il est parfaitement représentatif d’une certaine
inamovibilité, au Sarkozistan.
Au Sarkozistan, on est là pour toujours, si l’on rend
les services attendus. En résulte cette accablante image,
dès l’on allume un téléviseur : à perte de vue, une colonie de vieux mâles blancs. Les nomenklaturistes quinquagénaires sont jugés jeunes. Le présentateur de la première chaîne Jean-Pierre Pernaut ou l’animateur de variétés Michel Drucker n’ont plus d’âge à force de liftings,
de teintures et d’implants. Le phénomène est d’autant
plus étonnant que la langue de bois du pouvoir regorge d’antiphrases comme « avancement au mérite »,
« méritocratie républicaine », « culture du résultat ».
L’Homme Fort lui-même met d’ailleurs en scène régulièrement son ascension au mérite et sa douloureuse enfance atypique, hors du « sérail ». Mais la réalité est une
société où erreurs, échecs, gabegie, mauvais résultats ne
sont jamais sanctionnés que par les lois inéluctables de
la biologie.