Gilles KAHN, scientifique et négociateur convaincu à patte de velours

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Gilles KAHN, scientifique et négociateur convaincu à patte de velours
Témoignage de François Bélorgey
Secrétaire Général du Conseil Stratégique des Technologies de l'Information
François BÉLORGEY a participé au rapport LOMBARD-KAHN sur la recherche et
développement, clef d'un nouvel essor des télécommunications en France (1996).
Gilles KAHN,
scientifique et négociateur convaincu à patte de velours
J’ai connu Gilles KAHN à trois reprises, dans une partie administrative de ma
carrière :
- en 1996-1997 tout d’abord, alors qu’il était Directeur scientifique de l’INRIA et que
j’assurais la « tutelle de l’INRIA » au ministère de l’Industrie (fonction administrative
ronflante consistant pour l’essentiel à défendre les budgets et la croissance du encore - jeune Institut ou, plus intéressant, à soutenir la création de l’AFNIC à partir
du NIC France sous l’impulsion d’Yves BABONNEAU, ou d’INRIA-Transfert sous
celle de Laurent KOTT) ; je fus également l’un des « petits scribes » de son rapport
dit « Lombard-Kahn » sur l’avenir des télécommunications en France, qui fonda
notamment le Réseau national des télécommunications (RNRT) destiné pour
l’essentiel à pallier le désengagement du Centre national d’études des
télécommunications (CNET) de France Télécom ;
- de 1997 à 1999 ensuite, alors que Gilles KAHN avait été nommé à l’Académie des
sciences, premier de son espèce après avoir surmonté les scepticismes
(« l’informatique, serait-ce donc là devenu une science ? ») et que du Cabinet de
Jacques DONDOUX, qui après avoir lancé le Minitel et le GSM à la tête de la
Direction générale des télécommunications ancêtre de France Télécom, était devenu
politicien à l’âge de la retraite et était secrétaire d’État au Commerce extérieur, je
l’invitai à parler de l’expatriation des scientifiques au moment de la suppression du
service militaire, pour encourager le recrutement de jeunes volontaires scientifiques
à l’étranger (VSNA et VSNE) ;
- de 2004 à son décès en 2006 enfin, alors qu’il dirigeait l’INRIA et que j’étais
Secrétaire général du Conseil stratégique des technologies de l’information, un des
ancêtres de l’actuel Conseil national du numérique.
Je ne fus pas un proche, ni encore un scientifique partageant ses travaux, ni même
son collaborateur. Mais il m’a profondément marqué.
Le Gilles KAHN que j’ai connu procédait par petites touches, toujours amicales et
subtiles. Il savait admirablement faire passer une idée l’air de rien, par un
témoignage, une anecdote, une subtilité … et toujours en ayant, sinon raison (ce
serait bien impossible), mais en étant sincère sur le fond : « ce dont on parle dans
les couloirs de l’INRIA en ce moment, c’est plutôt « ci » que « ça » … Cela dit, cela
ne me dérange pas que vous parliez de « ça » » nous disait-il … et l’article parlerait
bientôt surtout de « ci », et presque plus de « ça ».
Lors de rédaction du rapport sur l’avenir de la R&D en télécom, je fus frappé par son
apparente insouciance, sa confiance : « vous pouvez dire ça, oui bien sûr il n’y a pas
de problème ». Je n’ai pas le souvenir d’une opposition de sa part, d’un point
d’accroche qui ne fut immédiatement résolu, d’une orientation qui, dans le doute, ne
soit pas répondue … Il appliquait, me semble-t-il admirablement et spontanément, ce
précepte que pour être apprécié, aimé, il faut « être celui qui commence ». Sans se
renier, sans rien lâcher sur le fond, sans jamais soutenir une idée dont il n’était pas
d’abord authentiquement convaincu lui-même.
Gilles KAHN donnait des orientations, certes en sachant surnager dans un monde où
la politique joue son rôle, mais avant tout en étant dans « son » sujet, attentif à
toutes les facettes d’un monde numérique en explosion, toujours en reformation,
curieux sans dilettante, capable de rentrer dans le fond là où nécessaire, aussi
profondément que nécessaire. Capable, aussi, de dire « ça, je ne sais pas » sans
avoir honte, ni craindre.
J’ai planché devant lui - ma dernière planche avec de « vrais » transparents, posés
l’un après l’autre sur un rétroprojecteur - en 2000 au Conseil général des
technologies de l’information ; j’avais parlé d’Akamaï et de l’avenir de ce que l’on
appellerait aujourd’hui « la fibre au pied du building ». Pas de philosophie, ni de
science, du business essentiellement … Il avait immédiatement rebondi : « ça
m’intéresse ! », avait vu des implications - alors que je n’avais pas fini -, sur les
différentiations des flux, des pistes d’améliorations … Cela recoupait-il des sujets
dont il s’occupait à l’INRIA, des thèses, des avancées, la « Net neutralité » dont on
commençait à parler beaucoup ? Sans doute … mais il allait diablement vite, sous
des dehors bonhommes et ronds ; il savait se motiver, être enthousiaste, toujours.
Gilles KAHN manque, depuis ce jour de 2006. 10 ans sans sa présence amicale,
sans son soutien présent pour défendre le monde de demain, non seulement en
matière juridique, réglementaire … mais au fond, pour comprendre, pour construire,
pour être un scientifique, aussi un ingénieur, parfois un économiste au milieu d’un
monde souvent de court terme, à en devenir parfois suicidaire.
Ce n’est pas à moi de le dire, mais … Merci pour tous ceux auxquels il aura donné le
goût, l’appétit de faire communiquer, de participer à un rêve de compréhension du
monde numérique, de la belle mathématique et des algorithmes aux applications
ludiques.
09/02/2016
François Bélorgey