Le petit juif de Rovigo
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Le petit juif de Rovigo
Roman Le petit juif de Rovigo * Au début -du siècle, une peeite ville) d'Algérie où mijote un drame dont nous connaissons bien la fin LE MAITRE DE LA MITIDJA • par Jules Roy. Grasset, 390 p., 26 F. « Le Maître de la Mitidja », quatrième volume des « Chevaux du soleil », nous rappelle, à point nommé, que notre auteur est l'homme des orages, qu'il se plaît au milieu des éclairs et du vent et qu'il n'atteint ses embellies qu'au terme d'un rude parcours. En effet, le danger de ces suites romanesques en sept ou huit ou dix volumes, sur fond d'histoire, c'est que l'académisme les guette. Du moins c'est ce qu'on croit a priori. On pense à ces toiles immenses qui, couvrant tout un mur de musée, ajoutent au souvenir des gloires et des désastres comme un arrière-goût de poussière. Par chance, Jules Roy est un écrivain de tempérament vif et d'humeur brusque. A la démesure de son entreprise actuelle il a su ajouter son grain de folie personnel et 'arracher son 'oeuvre l'enlisement. C'est lorsque sa plume dérape qu'il devient le meilleur. Ainsi est-il évident que peu à peu il est en train de terrasser le monstre que son ambition avait conçu. RoY Tête baissée JULES Couleurs de flammes Nous avions eu déjà dans e les Cerises d'Icherridène » la surprise, assez époustouflante, de cette Sabine de Roailles consumée, Corinthe un brin d'amadou, par une brusque fièvre sexuelle, tandis que reposait sur son lit de mort son mari, dans la chambre voisine. Fièvre romantique non dépourvue de saveur et qui avait le grand mérite de placer rceuvre tout entière sous le signe du feu. Tout ce qui touche à l'Algérie brûle, doit brûler, brûlera. Ces excès mêmes donnent leurs couleurs de flammes aux « Chevaux du Soleil ». Nous en étions désormais avertis. « Le Maître de la Mitidja », qui introduit dans lé cycle un nouveau personnage, à vrai dire modeste, un simple instituteur qui arrive de France pour prendre un poste à Rovigo, dans la plaine de la Mitidja, n'échappe pas à là règle de la passion violente et acharnée. Nous aurons donc dans ce quatrième volume un fort habile contrepoint où alternent le délire amoureux et le délire politique d'une Algérie antisémite où toutes les haines raciales se déchaînent en un mélange particulièrement explosif. Ce Dematons qui, au printemps Page 30 Lundi 3 norit 1970 • de 1901, dans la solitude nocturne de son école, emplit cahier sur cahier de sa petite écriture régulière et penchée n'est pas homme de tout repos. II a, certes, le sens de la justice et du devoir. Ses deux seuls biens sont une montre, cadeau de son père, et tin piano, instrument bien étrange• en ces lieux, que lui a imposé la fantaisie d'une femme. Tout de suite nous apprenons que, deux fois divorcé, il a quitté l'Aube (son pays d'origine) pour refaire à trente-cinq ans une vie que son goût des femmes a bouleversée. Disons que l'Amour majuscule (et non point la dissipation) est sa tare profonde. •Pas plus qu'il ne recule devant l'élan torrentiel des -mots, parfois, quand il écrit, il ne peut hésiter devant les formes de la vie qui l'enchantent, les sentiments vifs qui bousculent l'ordre des jours et vous arrachent à l'ennui. C'est tête baissée qu'il suit ses impulsions. Deux divorces, c'est beaucoup pour un enseignant de ce temps. On le lui a fait sentir. A peine a-t-il débarqué à Alger, au quai de la « Transat » en bas du square Bresson, que deux nouveaux coups de foudre l'atteignent. Il s'éprend de l'Algérie et de ses difficiles problèmes. Il tombe amoureux de Mathade, l'épouse d'un gendarme, rien de moins. Ce qui me plaît chez lui c'est qu'en matière de tactique il ne barguigne pas. Sa méthode de séduction est des plus simples. Quand il aime une -femme il se jette à ses pieds, faisant rouler son chapeau melon d-ans la poussière et proférant des phrases du 'genre : « C'est toi ma nuit d'étoiles et de lune, mon matin, ma gloire. » La vraie bêtise La méthode peut nous paraître aujourd'hui étonnante. Figurez-vous que je la crois bonne. Ces barbus en chapeau melon qui, à la fin des repas, chantaient « le Temps des cerises », savaient y faire. Les femmes, attendries, les relevaient en posant LA PLACE DU GOUVERNEMENT, A ALGER, EN 1902 Une étrange annexe de la métropole une main sur leur front. Je ne me moque pas. Le charme des cahiers de l'instituteur Dematons tient à cette simplicité sans arrière-pensée qui met la vraie bêtise à sa vraie place — tout en bas quand il s'agit, par exemple, du racisme — et qui réhabilite « le Temps des cerises ». En reconstituant le climat d'une époque l'auteur fixe les limites d'une poésie directe, souvent touchante. Dematons n'écrit-il pas, après avoir cité quelques vers qui lui plaisent « Sous ces flonflons d'orphéon, il y a une naïveté mélancolique qui doit me resSembler »? Ce propos définit bien le ton d'un livre, intimiste dans son ensemble, éclairant la vie quotidienne d'une petite ville d'Algérie au début du siècle, et cela en dépit des crises qui viennent agiter le récit. Ce n'est pas en effet une mince affaire que la mort du juif Bacri, venu se réfugier dans l'école de Rovigo, dans la propre maison de l'instituteur parce qu'il redoutait une « youpinade » et qui, finalement découvert, prend peur et se suicide. Nous sommes au temps où Drumont, député d'Alger, organise avec l'aide du maire, Max Régis, des manifestations antisémites, et particulièrement à Blida. C'est à une véritable initiation à la vie algérienne que nous assistons, en effet par l'intermédiaire de Dematons, Français. de France, d'abord désorienté, puis prenant peu à peu conscience des problèmes raciaux que pose cette étrange annexe de la métropole. Il y voit deux Communautés qui s'ignorent et, à l'intérieur de celle qui prétend détenir le pouvoir; les divisions d'une mesqùinerie provinciale qui met à profit les notions d'origine, de religion, de classe. Que Dematons soit un instituteur. en un moment où cette fonction noble s'appuie sur le laïcisme et la Déclaration des Droits de l'Homme, est tin fait très heureux. Avec notre maître d'école, « émanation d'un mè- tre en platine iridié conservé au. pavillon de Breteuil à Sèvres », nousallons pouvoir réduire le problème par la méthode du dénominateur commun. Sa passion de la justice qui n'épargne rien ni personne lui permet d'y voir, clair. On sait qu'il ne gagnera pas le combat dans lequel il s'est engagé. Du moins a-t-il le mérite d'apaiser, ici et là, les conflits et de servir d'exemple à une population « européenne » aussi igno: rante qu'orgueilleuse et turbulente. L'arrivée de Drumont Alger n'est pas si éloigné de Rovigo que, de temps en temps, nous ne puissions nous y rendre pour assister à l'arrivée de Drumont et aux troubles que son apparition suscite. C'est dans l'ensemble une belle occasion d'entendre brailler des imbéciles sur un thème préfabriqué tout exprès pour leur égoïsme. Mais la vraie 'vie algérienne, c'est dans les petites villes de la Mitidja qu'on la voit. Sa médiocrité est profonde : ici chacun sait tout sur tout le monde, on se surveille, entre l'église, l'école, la gare du chemin de fer et l'unique restaurant du lieu. Dans ces agglomérations coupées de tout et surtout de la réalité musulmane, mijote un drame dont nous connaissons bien la fin. Un drôle de type tout de même, ce Dematons. Convoiter dam Rovigo_ la femme d'un gendarme ! Nul doute' qu'il ne réussisse dans son entreprise. hardie et qu'il ne puisse chanter, comme Jacques Brel, « Mathilde est revenue ». Mais je ne dois pas oubiler d'ajouter un détail qui compte : cet instituteur qui noircit vingt-cinq cahiers en un printemps est un remarquable écrivain, tantôt modeste, sifflotant un petit air nostalgique, tantôt saisi d'une transe lyrique dont il a comme honte après coup. Evidemment, il est double. Il n'écrit pas tout à fait comme Jules Roy. Mais son tempérament, sa verve éclatent dans la moindre de ses pages et donnent à son livre une vérité saisissante qu'on a du mal à oublier ensuite pour revenir à notre temps finalement, lui aussi, morose et conformiste. JEAN FREUSTIE -