Images célestes de Rome : la Ville et ses incarnations divines

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Images célestes de Rome : la Ville et ses incarnations divines
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IMAGES CÉLESTES DE ROME :
LA VILLE ET SES INCARNATIONS DIVINES
Les villes antiques sont plus que des agglomérations bâties, inscrites au sol, ou des
personnes morales : protégées par les dieux, fondées sous leur regard 1, elles s’incarnent en des doubles divins, Tyché, Fortune, Genius, qui sont à la fois leur âme et leur
garant surnaturel 2. Cas exceptionnel, la plus puissante d’entre elles, devenue la maîtresse du monde, Rome, élue par les dieux, fondée par le fils d’un dieu et futur dieu,
a elle-même été divinisée 3. Comment une Vrbs, fût-elle l’Vrbs par excellence, est-elle
devenue une déesse ? Ce que je voudrais, c’est retracer cette lente construction d’une
divinité. Il m’appartiendra de répondre à plusieurs questions : sous quel nom, sous
quels traits – autant qu’à l’iconographie, je serai très attentive à ces questions de dénomination, car elles sont révélatrices d’une théologie –, selon quelles modalités l’Vrbs
Roma a-t-elle accédé au statut divin ? Il ne suffit pas d’invoquer la Dea Roma, dans un
monde « romain » qui, de surcroît, n’est plus uniquement de langue latine ou italique,
mais où, de plus en plus, on parle aussi grec.
Et d’abord, question préliminaire, qu’est-ce qui distingue une image, symbole,
personnification, allégorie, même incarnée sous les traits d’une effigie, tête ou statue,
telles les statues de nos villes modernes, d’une véritable divinité, deus ou dea, au sens
1.
2.
3.
Ainsi, chez Ovide, fast. 1, 85 sq., Jupiter qui, du haut du Capitole, totum cum spectet in orbem, / nil nisi
Romanum quod tueatur habet ; lui qui avait envoyé (4, 831-835) des augures de fondation à la Ville naissante :
Vrbs oritur […] / uictorem terris impositura pedem (4, 857 sq.).
Sur les diverses valeurs du Genius : Genius personnel de l’homme (pouvoir de procréation ou simple principe de vie – la définition est controversée –, personnalité divinisée et double surnaturel de l’individu,
« ange gardien » du paganisme) ou Genius Publicus, Genius populi Romani ou Vrbis Romae, cf., entre autres,
G. Dumézil, La Religion romaine archaïque, Paris, Payot (Bibliothèque historique), 19742, p. 362-369 et 505507 ; « L’esclave romain et son Genius », in Mariages indo-européens, Paris, Payot (Bibliothèque historique),
1979, p. 327-336 ; « Encore Genius », in Hommages à R. Schilling, H. Zehnacker, G. Hentz (éd.), Paris, Les
Belles Lettres, 1983, p. 85-92 ; R. Schilling, « Genius et Ange », in Rites, cultes, dieux de Rome, Paris, Klincksieck (Études et commentaires ; 92), 1979, p. 415-441 (repris de son article « Genius », RLAC, X, 1978, col. 5283) ; H. Le Bonniec, « Le témoignage d’Arnobe sur deux rites archaïques du mariage romain », REL, 54,
1976, p. 110-116.
On se souviendra de Tite-Live, praef. 7 : ut […] primordia urbium augustiora faciat ; et, si cui populo licere
oportet consecrare origines suas et ad deos referre auctores, ea belli gloria est populo Romano ut, cum suum
conditorisque sui parentem Martem potissimum ferat […]. Telle est, avant même les réalisations augustéennes (augustiora, qui n’est jamais innocent), la théorie formulée par l’historien (urbium, pluriel augmentatif, belli gloria, vocabulaire de la consecratio).
Roma illustrata, P. Fleury, O. Desbordes (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 85-96
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plein de l’Antiquité ? Je répondrai : ce sont les temples, ou du moins les autels, c’està-dire les lieux où se célèbre le culte, sous la forme de sacrifices sanglants ou d’offrandes non sanglantes. Je lierai donc, rigoureusement, temple (ou autel) et divinité. La
figure qui reçoit d’exceptionnels hommages, rhétoriques, politiques, est peut-être
une entité plus qu’humaine. C’est peut-être une abstraction personnifiée. Ce n’est
pas, ou pas encore, une abstraction divinisée – en d’autres termes, une dea.
On distinguera donc plusieurs moments dans cette naissance à la vie divine. Car
celle que nous appelons communément la Dea Roma est née grecque : c’est une Qea;
JRwvmh, si ce n’est même simplement JRwvmh, avant qu’elle ne se naturalise en roma
dans le monnayage républicain. C’est sous l’Empire qu’elle prendra véritablement
son essor vers le ciel : non sous la forme, peu productive, d’une Fortuna Vrbis, que
j’envisagerai dans un second temps ; mais à la faveur d’alliances impériales beaucoup
plus prometteuses, qui lui offriront son incarnation la plus achevée, alliance avec le
prince, puis avec Vénus, mère de la nation romaine. Telle est l’évolution que je vais
m’efforcer de retracer.
La Dea Roma ou, du moins, la figure qu’il est convenu d’appeler ainsi 4, est donc,
en fait, d’origine grecque. Elle est née dans le second quart du IIIe siècle et n’est encore
qu’une effigie monétaire 5, symbole de l’hégémonique cité latine. Vers 274, les habitants de Locres font figurer au revers d’un didrachme 6 RWMA (au droit figure la tête
de Zeus), assise, vêtue d’un chiton long, portant l’épée au flanc gauche et appuyée sur
un bouclier. Elle est couronnée par PISTIS, qui n’est pas une abstraction grecque,
mais la Fides des Romains (à laquelle, non sans équivoque, ils s’en remettent 7). Dans
le monnayage romain, la tête, encore dépourvue de légende 8, et coiffée d’un casque
phrygien, qui, vers 265, apparaît sur un didrachme d’argent, est vraisemblablement la
4.
5.
6.
7.
8.
On se reportera, en particulier, à É. Maynial, DA, IV, 2, 1911, p. 875-878 ; F. Richter, in W.H. Roscher, Ausführlisches Lexikon der griechischen und römischen Mythologie, IV, Leipzig, B.G. Teubner, 1909-1915, col. 130164 ; C. Fayer, Il culto della Dea Roma. Origine e diffusione nell’Impero, Pescara, Trimestre (Collana di saggi
e ricerche), 1976 (pour l’essentiel, jusqu’à Auguste) ; R. Mellor, « The goddess Roma », ANRW, II, 17, 2, 1981,
p. 950-1030 ; E. Di Filippo Balestrazzi, LIMC, Suppl. VIII, 1997, p. 1048-1068 et pl. J’ai moi-même abordé
la question dans ma Fortuna. Le culte de la Fortune dans le monde romain, II, Les Transformations de Fortuna sous la République, Rome, École française de Rome (Collection de l’École française de Rome ; 64),
1987, p. 77-80.
Sur Roma dans le monnayage républicain, cf. H. Zehnacker, Moneta. Recherches sur l’organisation et l’art
des émissions monétaires de la République romaine (289-31 av. J.-C.), Rome, École française de Rome
(Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ; 222), 1973, I, p. 255-261, 330-338 ; M.H. Crawford,
Roman Republican Coinage, Cambridge, Cambridge University Press, 1974, II, p. 721-725.
BMC, Greek Coins, Italy, p. 365, no 15-17 ; reprod. dans M.H. Crawford, Coinage and Money under the
Roman Republic, Londres, Methuen, 1985, p. 33, fig. 8 ; LIMC, no 178. On rappellera avec intérêt la dédicace
CIL X 16, d’époque impériale : Ioui Opti/mo Maximo / diis deabus/que inmor/talibus et / Romae / Aeternae /
Locrenses.
Cf. chez Polybe, 20, 9, 10-12, l’erreur d’interprétation commise en 191 par les Étoliens qui ne savent pas que
in fidem se permittere signifie, en fait, « s’en remettre à la discrétion du vainqueur ». Analysé par G. Freyburger, « Fides et potestas, pivsti" et ejpitrophv », Ktèma, 7, 1982, p. 177-185.
E.A. Sydenham, The Coinage of the Roman Republic, Londres, Spink, 1952, no 21 ; M.H. Crawford, Roman
Republican Coinage, 22, 1 et pl. I ; cf. I, p. 44 ; LIMC, no 11 et fig.
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sienne 9. Elle a, dans ses premières manifestations, le visage guerrier de la Conquérante. Cette création des Grecs d’Italie franchit la mer et n’accède véritablement à la
condition divine qu’en Asie, au début du IIe siècle, quand, en 195, elle reçoit à Smyrne
son premier temple, comme les habitants de la ville le rappelleront encore avec fierté
sous Tibère 10. En 191, les Chalcidiens composent un péan 11, toujours chanté du temps
de Plutarque, en l’honneur de Flamininus, leur bienfaiteur, du grand Zeus, de Rome
et de la Bonne Foi (Pivsti") des Romains. Vers 170, elle reçoit un autre temple à Alabanda en Carie 12. L’histoire de la nouvelle déesse a véritablement commencé. C’est
que, dans le monde hellénistique, le culte de Rome et celui des souverains répondent
aux mêmes conceptions 13. Le statut divin conféré à la Ville consacre sa suprématie
militaire et politique. Personne physique, personne morale, quiconque a pouvoir sur
les hommes – y compris les magistrats romains 14 – accède à la surhumanité. Comme
la victoire, le pouvoir est divinisant. La divinité nouvelle de Rome traduit, au plan
religieux, la reconnaissance, par les Grecs, de l’impérialisme romain 15.
Divinité pour les Grecs, et eux seuls. Si l’idée que leur Ville puisse être d’essence
divine commence à effleurer les Romains, ce que nous ignorons, ce n’est encore, au
mieux, qu’une vue de l’esprit, sans incarnation surnaturelle, sans accomplissement
cultuel. Sa tête casquée, emblème de la cité, désormais accompagnée de la légende
roma qui l’explicite, figure au droit des deniers de la République à partir de 136 16.
Autre innovation, de peu postérieure : au revers d’un denier de M. Furius Philus,
monétaire en 119, roma debout, casquée, le sein droit découvert, tenant un sceptre
dans la main gauche, couronne de la main droite un trophée 17. C’est la première
9. H. Zehnacker, Moneta…, p. 256 sq., 336-338, qui interprète le casque phrygien par référence à la légende
troyenne des origines de Rome ; cf. M.H. Crawford, Roman Republican Coinage, II, p. 722, note 2.
10. Tac., ann. 4, 56, 1 : se […] primos templum Vrbis Romae statuisse, M. Porcio consule, magnis quidem iam
populi Romani rebus, nondum tamen ad summum elatis, stante adhuc Punica urbe et ualidis per Asiam regibus. Le commentaire, par lequel ils explicitent le sens de leur fondation, est éclairant.
11. Plut., Flamin. 16, 6 sq. On citera encore l’hymne de la poétesse Melinno de Lesbos à « Roma, fille d’Arès »,
conservé par Stobée, 3, 7, 12 (et datable du IIe siècle avant J.-C. ; cf. C.M. Bowra, « Melinno’s Hymn to
Rome », JRS, 47, 1957, p. 21-28).
12. Liv. 43, 6, 5 : Alabandenses templum Vrbis Romae se fecisse commemorauere ludosque anniuersarios ei diuae
instituisse.
13. L. Cerfaux, J. Tondriau, Le Culte des souverains dans la civilisation gréco-romaine, Paris – Tournai, Desclée
& Cie (Bibliothèque de théologie 5, série III), 1957, p. 278-282.
14. Suet., Aug. 52 (cf. infra, note 43).
15. R. Mellor, « The goddess Roma », p. 959, sur ces cultes qui apparaissent « particularly after Rome’s defeat of
Perseus at Pydna in 168 […]. The appearance of Roma seems to parallel political developments ».
16. E.A. Sydenham, The Coinage of the Roman Republic, 525 ; M.H. Crawford, Roman Republican Coinage,
239, 1 et pl. XXXVI (denier de C. Servilius) ; pour les émissions suivantes, de 136 à 108-107, cf. ses relevés,
II, p. 723, note 6.
17. E.A. Sydenham, The Coinage of the Roman Republic, 529 ; H. Zehnacker, Moneta…, pl. I ; M.H. Crawford,
Roman Republican Coinage, 281, 1 et pl. XXXIX : « on well-executed and well-preserved specimens the right
breast may be seen to be bare » ; LIMC, no 40 et fig. Émis après les victoires de 121 sur les Allobroges et les
Arvernes (trophées de Fabius Maximus, futur Allobrogicus, et Domitius Ahenobarbus, sur la rive gauche
du Rhône) et les triomphes de 120 (érection du Fornix Fabianus) ; cf. Liv., perioch. 61 ; Val. Max. 9, 6, 3 ;
Vell. 2, 39, 1 ; Flor. 3, 2, 5-6 ; Strab. 4, 1, 11 ; 4, 2, 3.
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représentation en pied de Roma et, à notre connaissance, la première attestation,
dans son iconographie, du type amazonien. Mais, dans la Ville, la nouvelle déesse
végète. Son nom n’apparaît, dans la série des dédicaces bilingues des rois et des peuples d’Asie au Capitole 18, que pour accompagner la statue – sa statue –, offerte par les
Lyciens 19. Dans le temple reconstruit et dédié par Catulus en 69, son effigie n’est guère
plus qu’une statuette dans la main de Jupiter, tel que le représente la nouvelle statue
cultuelle du dieu. Rome, même divinisée par certains, est encore dans la dépendance
de Jupiter, seul objet du culte public. Que représente, d’ailleurs, cette statuette ? Sa
dénomination n’est pas dénuée d’ambiguïté. Eijkovna tina; th`" JRwvmh", dit d’elle le
Grec Dion Cassius. Mais Suétone, qui s’exprime en Romain et parle le langage du
passé, la nomme signum rei publicae 20. Nous sommes loin de la Roma impériale qui,
maîtresse d’un temple, a acquis une vie propre. L’usage républicain ne reconnaît en
elle qu’une personnification, mineure, de l’État romain 21. La divinité de Rome, aux
yeux mêmes des Romains, est lente à se dessiner. Elle a ses effigies, largement symboliques ; mais nous n’avons encore, en cette fin de la République, vu aucune mention
de la Dea Roma – et, je le dis dès maintenant, nous ne verrons pas davantage trace de
cette appellation litigieuse dans la suite de notre enquête.
Une autre incarnation divine de la Ville a-t-elle eu plus de chances de s’imposer ?
Avec la refondation augustéenne, le regard que les Romains portent sur leur devenir
a changé. Rome, qui a survécu aux guerres civiles 22, qui a renouvelé avec les dieux
son pacte séculaire 23, y a acquis le sentiment de sa propre immortalité : elle se pense
désormais comme une Ville éternelle (avec l’approximation coutumière au nonphilosophe, qui ne distingue pas entre immortel et éternel, entre l’immortalité des
dieux et l’éternité des astres 24). C’est dans le célèbre distique de Tibulle (mort en 19),
Romulus aeternae nondum formauerat Vrbis /moenia 25, mais aussi dans l’historio-
18. CIL I2 725-732, 2952-2953, qui appartiennent à un même monument, surmonté de statues de Rome et du
peuple romain (du milieu du IIe siècle ? d’époque sullanienne ? et réincorporant des dédicaces plus anciennes ?). Cf. R. Mellor, « The dedications on the Capitoline hill », Chiron, 8, 1978, p. 319-330.
19. CIL I2 725 : Roma(m) Iouei Capitolino et poplo Romano (cf. LIMC, no 7).
20. Cass. Dio, 45, 2, 3 ; Suet., Aug. 94, 8, à propos du songe de Catulus, parmi les signes (apocryphes !) de l’avènement d’Auguste.
21. Cf. la juste remarque d’É. Maynial, DA, IV, 2, 1911, p. 876 : « en gravant cette tête sur leurs monnaies, les
Romains n’avaient aucunement l’idée de représenter Roma comme une divinité, mais seulement de créer
un emblème de leur cité ».
22. Cf. R. Gest. diu. Aug. 34, 1 : In consulatu sexto et septimo, postquam bella ciuilia exstinxeram, per consensum
uniuersorum potitus rerum omnium […].
23. Aux Jeux de 17 ; cf. G.B. Pighi, De ludis saecularibus populi Romani Quiritium, Amsterdam, Schippers,
19652.
24. Cic., rep. 6, 17 : supra Lunam sunt aeterna omnia ; nat. deor. 2, 111 : aeternum ex astris […] nodum (fragment
des Aratea, 32 Soubiran). Cicéron lui-même, homme politique, plus que philosophe, appelle de ses vœux
l’éternité de l’État : si immortalem hanc ciuitatem esse uoltis, si aeternum hoc imperium, si gloriam sempiternam manere (Rab. perd., 33). Cf. encore rep. 3, 40, frg. 2 Bréguet : debet enim constituta sic esse ciuitas ut
aeterna sit ; 3, 41 : de illa inmortalitate rei publicae sollicitor, quae poterat esse perpetua, si […].
25. 2, 5, 23 sq. ; cf. N. Méthy, « Rome, “ville éternelle” ? À propos de deux vers de Tibulle (II, 5, 23-24) », Latomus,
59, 2000, p. 69-81.
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graphie contemporaine, chez Tite-Live, ce qui ne surprendra pas, que nous lisons
cette prise de conscience d’une éternité, promise à la Ville plus qu’humaine, in aeternum Vrbs condita, dans les discours de Canuleius, puis de Scipion 26, ou dans ce véritable hymne à Rome, beatam Vrbem Romanam et inuictam et aeternam illa concordia,
entonné par le Sénat 27, dans un grand moment de consensus préaugustéen. Maintes
fois réaffirmée 28, cette certitude est l’une des convictions les plus solides de l’idéologie
augustéenne.
On ne s’étonnera pas que, simultanément, prenne corps l’idée d’une Fortune de
la Ville, non plus du peuple romain, comme la Fortuna Publica populi Romani de la
République, dont le temple fut dédié en 194 29, mais une Fortuna Vrbis, dont il reste à
évaluer le sens, si ambigu est le concept de fortuna (nom propre ou nom commun ?
notion abstraite ou divinité ?). On la voit apparaître chez Tite-Live, quand la jeune
Rome de la République est menacée par son puissant voisin étrusque. Alors se dresse
Horatius Cocles : id munimentum illo die Fortuna Vrbis Romanae habuit (2, 10, 2),
avec une sorte d’échange des rôles. Le héros devient rempart, la Ville (de pierre – et,
plus encore, de torchis !) s’incarne en une entité surnaturelle qui a son champion,
dans cette lutte épique. Nous en aurons plus loin l’écho négatif et comme inversé,
dégradé en simple nom commun, dans le catastrophique fortuna tum urbis crimen
adfirmante, qui confirme l’héroïque équipée de Mucius Scaevola 30.
Une notion voisine s’enracine encore davantage dans le sol romain : c’est la Fortuna loci huius. Elle est attestée pour la première fois chez ce même Tite-Live, dans le
discours de Camille : à supposer que les Romains émigrent à Véies, avec leur valeur,
uirtus uestra, qui ne dépend que d’eux, Fortuna certe loci huius transferri non possit 31,
formule où le démonstratif, postposé, a la même force que la particule épidictique
donnée à la Fortuna Huiusce diei par Catulus qui, en 101, remporta grâce à elle la
bataille de Verceil 32. Non que chaque lieu ait sa fortune, comme il a son Genius, infiniment plus banal. Il est des lieux prédestinés. Ou plutôt, il n’en est qu’un, unique au
26. Liv. 4, 4, 4 : in aeternum Vrbe condita, qui puise sa force dans des institutions rénovées ; 28, 28, 11 : ville placée sous la garantie des dieux, ne istuc Iuppiter Optimus Maximus sirit, urbem auspicato dis auctoribus in
aeternum conditam.
27. Liv. 5, 7, 10.
28. Cf. déjà l’imperium sine fine (à rapprocher de Cic., nat. deor. 2, 111 ; cf. supra note 24) promis par Jupiter à
Vénus, chez Virgile, Aen. 1, 279 ; Ov., fast. 3, 72 : Romulus aeternae […] pater Vrbis. Ainsi que H.U. Instinsky, « Kaiser und Ewigkeit », Hermes, 77, 1942, p. 313-355 ; J. Beaujeu, La Religion romaine à l’apogée de
l’Empire, I, La Politique religieuse des Antonins (96-192), Paris, Les Belles Lettres (Collection d’études anciennes), 1955, p. 144.
29. Liv. 34, 53, 5-6, Fortuna Publica populi Romani Quiritium Primigenia, de son titre complet ; cf. J. Champeaux,
Fortuna…, II, p. 3-35.
30. Agissant en toute légalité, Liv. 2, 12, 4-5, puisqu’il est approuvé par les autorités (consul, Sénat). Encore 3,
7, 1 : une fois de plus, Rome, sine capite, sine uiribus, est sauvée par les dieux qui veillent sur elle, di praesides ac Fortuna Vrbis tutata est […].
31. 5, 54, 6-7. Le thème est préparé dans l’exorde, 5, 51, 2-3 ; Camille, rentré d’exil, nec […] mea uoluntas mutata,
sed uestra fortuna perpulit, se refuse à ce que les Romains abandonnent la Ville libérée : plus uastitatis huic
urbi secunda nostra fortuna faciet quam aduersa fecit ?
32. Plut., Mar. 26, 3 ; cf. J. Champeaux, Fortuna…, II, p. 154-170.
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monde : Rome, dont Cicéron avait vanté les atouts géographiques, économiques 33, et
dont Tite-Live, par la voix de Camille, exalte la sacralité sans égale. Le Capitole, le
temple de Vesta, les deux sanctuaires où réside l’âme de Rome, les anciles, garants de
ses destins, sont ici, hic, inscrits dans un lieu unique par nature et par vocation. La
Fortuna loci huius, c’est la Fortune même de Rome, de la Ville bâtie aux bords du
Tibre. À la deuxième génération augustéenne, Ovide ne dira pas autre chose. La fortuna loci (avec ses variantes) paraît plusieurs fois dans son œuvre. Les trois exemples
des Métamorphoses n’évoquent qu’une « destinée », sur le mode mineur 34. Avec les
Fastes, poème religieux de Rome, tout change. At postquam Fortuna loci caput extulit
huius / et tetigit summo uertice Roma deos, dit un Janus 35 qui, tout dieu qu’il est, s’exprime comme le pieux Camille. Animées d’un même mouvement, la Fortuna loci
huius et Roma, en passe d’être divinisée, ne font qu’un ; la destinée surnaturelle de la
Ville l’élève jusqu’aux dieux. D’autres villes ont-elles aussi leur Fortune, divinisante ?
Peut-être. Fors sua cuique loco est, dit plus loin le poète. Mais on ne saurait pour autant
(outre que la formulation est différente) le taxer de généralisation abusive. L’heureuse
élue n’est autre qu’Éleusis, ville sainte, habitat de la divinité, Cerealis Eleusin 36. Avec
elle, la Rome augustéeenne, ville prédestinée, choisie par les dieux, peut, sans déchoir,
soutenir la confrontation 37.
Le thème sacralisant de la Fortuna Vrbis, cependant, n’ira pas plus loin. Il s’est
formé et, en même temps, arrêté à l’époque augustéenne, entravé dans son développement par deux Fortunes « personnelles » assurées d’un plus bel avenir : les Fortunes impériales 38. Sous l’Empire, la Fortuna populi Romani s’incarne en quelque sorte
dans les Fortunes du Prince, Redux, instituée en 19, pour célébrer le retour d’Auguste
de son voyage en Orient, et Augusta, qui reçoit un temple à Pompéi 39. Mais le natalis
de l’autel de Fortuna Redux, le 12 octobre, prend le nom d’Augustalia 40, avec un glis-
33. Rep. 2, 5 sq. et 2, 10 sq. ; repris par Liv. 5, 54, 4.
34. « Destinée » accablante et changeante, attachée aux lieux comme aux personnes (et proche de la « malédiction ») : à Cadmos, abandonnant la ville qu’il a fondée, exit / conditor urbe sua, tamquam fortuna locorum, /
non sua se premeret (4, 565-567) ; à l’incestueuse Myrrha, qui eût pu naître en d’autres lieux, où n’existe pas
la prohibition de l’inceste, me miseram, quod non nasci mihi contigit illic / fortunaque loci laedor ! (10, 334
sq.) ; ou loi universelle, énoncée par Pythagore : sic totiens uersa est fortuna locorum (15, 261). Si la charge
théologique paraît faible, l’effet de dramatisation est assuré.
35. Fast. 1, 209 sq.
36. Fast. 4, 507.
37. Les quelques rares exemples, littéraires ou épigraphiques, qu’on peut encore citer ne remettent pas en
cause ces conclusions. Ainsi Lucain, 4, 661 sq., qui, en prélude à la mort de Curion, met en parallèle la fortuna locorum et les ducum […] fata priorum ; cf. Sil. 7, 345 ; CIL III 10399 ; XII 4183 ; associée à Tutela, VI
177 ; Genius Tutela, VI 216 ; Religio, XIII 7742.
38. Cf. I. Gradel, Emperor Worship and Roman Religion, Oxford, Clarendon Press (Oxford Classical Monographs), 2002. Pour la numismatique, B. Lichocka, L’Iconographie de Fortuna dans l’Empire romain (Ier siècle avant n. è.-IVe siècle de n. è.), Varsovie, Centre d’archéologie méditerranéenne de l’Académie polonaise
des Sciences, 1997.
39. CIL X 820 ; X 824-827 (ministri à partir de 3 apr. J.-C.). Cf. I. Gradel, Emperor Worship…, p. 103-106.
40. F. Amit., in Inscriptiones Italiae, A. Degrassi (éd.), XIII, 2, p. 519 sq. ; Cass. Dio, 54, 10, 3 sq. Sur les monnaies
de Q. Rustius à l’autel de Fortuna Redux, B. Lichocka, L’Iconographie de Fortuna…, p. 287-289. Cf. S. Benoist,
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sement révélateur de la déesse à l’Empereur 41 ; de même que la Fortuna Augusta lui
emprunte son épiclèse 42. La Fortune de l’État est confisquée par le souverain, qui tient
en sa main les destins de l’Empire. L’unique rempart de la Fortune de Rome, le représentant sur terre de la domination romaine, c’est bien, désormais, le Prince. Roma et
Auguste, en qui s’incarne la Fortune de Rome, sont associés dans une commune divinisation : culte du Prince et culte de la Ville vont de pair.
Venus d’Orient, les temples de Rome et d’Auguste, avec leurs fêtes, les JRwmai`a
Sebastav, essaiment en Occident 43. À l’autel de Tarragone, construit en 26-25, est
associé le prodige du palmier, symbole de victoire, qui y poussa 44 : les monnaies de
l’époque de Tibère en perpétuent le souvenir 45. L’autel de Lyon 46, élevé au confluent
par les peuples des Trois Gaules, fut dédié le 1er août 12. Mais à qui ? On observe une
distorsion entre les différentes catégories de sources. Il était, nous disent les textes
officiels, inscriptions 47 et monnaies 48, consacré à Rome et à Auguste 49. Les sources
littéraires, cependant, ne font état que du culte rendu à l’Empereur 50. Ce qui peut
s’expliquer, me semble-t-il 51, par l’inégale densité religieuse des deux figures. Le culte
impérial naissant et le culte officiel de Rome ont bien des points communs. Mais,
41. La Fête à Rome au premier siècle de l’Empire. Recherches sur l’univers festif sous les règnes d’Auguste et des
Julio-Claudiens, Bruxelles, Latomus (Collection Latomus ; 248), 1999, p. 84-86, 178, 242-244, 260.
41. Cf. R. Gest. diu. Aug. 11 : Aram Fortunae Reducis […] pro reditu meo senatus consacrauit […] et diem
Augustalia ex cognomine nostro appellauit.
42. Sur les légendes monétaires, Fortuna Aug(usta), puis, à partir de Vespasien, Augusti, cf. en outre B. Lichocka,
L’Iconographie de Fortuna…, p. 66.
43. Suet., Aug. 52 : Templa, quamuis sciret etiam proconsulibus decerni solere, in nulla tamen prouincia nisi communi suo Romaeque nomine recepit. Cf. L. Cerfaux, J. Tondriau, Le Culte des souverains…, p. 316-320, 327330, 404 sq.
44. Quint. 6, 3, 77 : Augustus, nuntiantibus Terraconensibus palmam in ara eius enatam, « Apparet, inquit,
quam saepe accendatis ».
45. R. Étienne, Le Culte impérial dans la péninsule ibérique, d’Auguste à Dioclétien, Paris, De Boccard (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ; 191), 1958, p. 362-378, 405-414 : ensuite, temple du
Diuus Augustus, après la mort du prince en 14 après J.-C. ; cf. Tac., ann. 1, 78, 1, qui a valeur d’exemplum
pour toutes les provinces.
46. Cf. R. Turcan, « L’autel de Rome et d’Auguste Ad Confluentem », ANRW, II, 12, 1, 1982, p. 607-644, où les
témoignages sont passés au crible d’une sévère critique. Également D. Fishwick, « The Development of
Provincial Ruler Worship in the Western Roman Empire », ANRW, II, 16, 2, 1978, p. 1204-1208.
47. CIL XIII 1036 sacerdos Romae et Augusti ad aram quae est ad confluentem, 1042-1045, 1049, 1674-1675, 1691,
1694, 1702, 1706, 1710, 1712, 1714, 1716, 1718, 11174, 11250, 11353 ; vers la fin du Ier et le début du IIe siècle, templum Romae et Augustorum, avec la discussion de C. Fayer, Il culto della Dea Roma…, p. 24-28, sur la valeur
du pluriel.
48. J.-B. Giard, Catalogue des monnaies de l’Empire romain, I, Auguste, Paris, Bibliothèque nationale, 1976, sur
les monnaies dites à l’autel de Lyon, rom et avg, p. 9-11, 52-54, 211-225, 231-241, 246, et pl. ; R. Turcan,
« L’autel de Rome et d’Auguste… », pl. III-IX et XI-XV.
49. Ce qui est conforme au principe énoncé par Suétone, Aug. 52 (cf. supra note 43).
50. Liv., perioch. 139, 2 : ara dei Caesaris ad confluentem ; Suet., Claud. 2, 1 : ara ibi Augusto dedicata est ; Strab.
4, 3, 2 : tov te iJerovn […] Kaivsari tw`/ Sebastw`/ (qui le décrit : un autel de grandes dimensions, portant gravés les noms des soixante peuples gaulois qui s’y assemblaient chaque année et environné des statues qui
les personnifiaient) ; Cass. Dio, 54, 32, 1 : to;n tou`` Aujgouvstou bwmovvn.
51. Malgré R. Mellor, « The goddess Roma », p. 985 : « no fully satisfactory explanation has yet been proposed
for Roma’s absence from these literary texts ».
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entre une abstraction lointaine, fût-elle maîtresse du monde, et le souverain régnant,
maître effectif de ce monde, praesens diuus 52, et non divinité évanescente, on comprend sans peine que la religion, l’opinion aient mis l’accent sur ce dernier 53. C’est
toute la différence qui sépare la religion réelle de la religion légale. Rome et Auguste :
cette alliance impériale est immortalisée par la Gemma Augustea qui montre les nouveaux dieux de l’Empire siégeant côte à côte, sur le même trône. Roma, qui reste casquée, selon la tradition, y porte la longue tunique qui sied maintenant à sa nature
pacifiée et souveraine 54.
Il faut attendre le règne d’Hadrien pour que soient fondés sur la Velia le ou plutôt
les deux temples jumeaux de Vénus et de Rome 55, édifices de dimensions exceptionnelles 56, joints, dos à dos, par leur cella, celle de Vénus regardant l’est (vers le Colisée),
celle de Rome, l’ouest, vers le Forum 57. La construction d’un ensemble aussi imposant
fut également une œuvre de longue haleine, dont la chronologie peut être ainsi reconstituée 58. En 121, le 21 avril, jour ancestral des Parilia, celui de la naissance romuléenne
de la Ville, l’Empereur célébra le Natalis Vrbis en donnant des jeux 59, qui doivent correspondre à la décision de construire le temple et aux travaux préliminaires. La cérémonie de fondation peut être datée de 128 60. Des marques de briques, des années 123
à 134-137 61, des monnaies, des années 134-138, permettent de fixer la dédicace vers 136137. Ces monnaies donnent aux deux déesses les épiclèses de Roma Aeterna 62 et Venus
52. Hor., carm. 3, 5, 2. Cf. encore 4, 14, 43 sq., à Auguste : o tutela praesens / Italiae dominaeque Romae – « dieu
sur terre », épiphane (Gloss. II, 157, 22). La notion existe en latin depuis Plaute et Térence (Phorm., 345).
53. Cf. C. Fayer, Il culto della Dea Roma…, p. 15 : « la dea Roma è una personificazione astratta del potere, mentre
sovrani e magistrati sono detentori di un potere concreto ».
54. Cf. infra, note 73.
55. Cass. Dio, 69, 4, 3 : tou` th`"` A
j frodivth" th`" te R
J wvmh" naou` ; 71, 31, 1 : e[n te tw` / A
j frodisivw/ tw`/ te R
J wmaivw./
56. S.B. Platner, T. Ashby, A Topographical Dictionary of Ancient Rome, Oxford, Oxford University Press, 1929,
p. 552-554 ; F. Coarelli, Roma, Rome – Bari, Laterza (Guide archeologiche Laterza ; 6), 1980, p. 39, 94 sq. ;
A. Cassatella, in Lexicon Topographicum Vrbis Romae, E.M. Steinby (dir.), vol. V, Rome, Quasar, 1999,
p. 121-123.
57. Prud., c. Symm. 1, 218-222 : ac Sacram resonare Viam mugitibus ante / delubrum Romae (colitur nam sanguine et ipsa / more deae, nomenque loci ceu numen habetur, / atque Vrbis Venerisque pari se culmine tollunt /
templa, simul geminis adolentur tura deabus).
58. J. Beaujeu, La Religion romaine à l’apogée de l’Empire, I, p. 128-161. Cf. R. Turcan, « La “fondation” du temple de Vénus et de Rome », Latomus, 23, 1964, p. 42-55. Brève, mais excellente notice de M. Beard, J. North
et S. Price, Religions of Rome, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, I, p. 257-260 et 263.
59. Athénée, 8, 361 f, selon qui la fête autrefois appelée Parilia, eJorth; ta; Parivlia me;n pavvlai kaloumevnh, prit
ensuite le nom de Romaia, nu~n de; JRwmai~a, en l’honneur de la Fortune de la Ville (sic), th/` th`" povlew"
Tuvch/, à qui l’excellent et très cultivé empereur Hadrien éleva un temple. N(atalis) Vrbis. C(ircenses)
m(issus) XXIIII au calendrier de 354 (Inscriptiones Italiae, XIII, 2, A. Degrassi (éd.), p. 244 sq. et 445).
60. Sur la base des médaillons (F. Gnecchi, I medaglioni romani, Milan, Hoepli, 1912, II, 1, p. 81, no 11 ; 82, no 2526 ; pl. 99, 1 et 100, 1-2 ; A. Banti, I grandi bronzi imperiali, Florence, Banti, 1987, IV, 2, p. 111, no 84 ; 147,
no 154 ; LIMC, no 244) et des monnaies (RIC, IV, 2, p. 109, no 487 ; 124, no 667) de Sévère Alexandre, en 228,
qui représentent l’Empereur sacrifiant devant le temple de Roma Aeterna, dont ils doivent commémorer
le centenaire.
61. CIL XV 317 ; 1030 a.
62. RIC, II, p. 327 (« Types ») ; 370, no 263 A et pl. 14, 279 ; no 265 ; 439, no 774-775. Cf. encore les revers Romulo
Conditori, p. 371, no 266 ; 439, no 776. On y ajoutera les nombreuses émissions à la légende Roma(e) Aeterna(e),
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Images célestes de Rome : la Ville et ses incarnations divines
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Felix 63 et reproduisent leurs statues cultuelles : l’une et l’autre trônent, Roma tenant
soit le Palladium, l’un des symboles de l’éternité de la Ville 64, soit une Victoire, et un
sceptre (plutôt qu’une lance retournée) ; Vénus, une statuette de Cupidon et un sceptre (plutôt qu’une lance). Incendié, le temple fut reconstruit par Maxence en 307 65 :
dans sa nouvelle statue de culte, Roma tient le sceptre et le globe de l’univers 66. Avec
la fondation d’Hadrien, la divinité de Rome est désormais installée dans Rome même.
Mais il lui a fallu, pour réaliser cette ultime conquête, prendre appui sur une divinité
plus ancienne, mieux reconnue, qui n’est autre que la Mère vénérée du peuple romain,
la triomphante Mère des Énéades – autre symbole de la puissance romaine. Pourtant,
comme dans le couple précédent, celui de Rome et d’Auguste, l’alliance de Vénus et
de Rome est inégale, cette fois au détriment de Vénus. Elle l’éclipse dans les sources
littéraires du IVe siècle, qui tendent à ne plus nommer que le templum Vrbis 67.
Ces alliances successives, l’émergence de Roma désormais seule nous éclairent
sur la signification de la déesse. Incarnation de sa puissance temporelle, dans des systèmes polythéistes, grec ou romain, où la divinisation consacre le pouvoir suprême,
elles nous révèlent aussi l’image idéale que Rome entend donner d’elle-même, à la
ville et au monde 68. Ses sujets, ses citoyens l’ont vue, elle-même s’est vue, sous les
63. depuis Antonin, qui représentent la déesse trônant, RIC, III, p. 110, no 621 ; 385, no 177 ; 428, no 539 ; IV, 1,
p. 127, no 291 ; 136, no 350 G et pl. 7, 22 ; 147, no 414 ; 183, no 671, 691, 697 ; 233, no 143 ; IV, 2, p. 84, no 175 ; 118,
no 602-607 ; et celles qui figurent sa statue assise dans un temple décastyle ou hexastyle, III, p. 100, no 543 ;
110, no 622-623 ; 114, no 664 ; IV, 1, p. 127, no 292 ; 233, no 143 A ; 316, no 19 ; 321, no 54. À illustrer par C.C. Vermeule, The Goddess Roma in the Art of the Roman Empire, Boston, Museum of fine arts, Department of
classical art, 1974 (19591), pl. II, 23 sq. ; III, 1-12 ; 21 sq.
63. Plus faiblement attestée : RIC, II, p. 372, no 280. Cf. le revers de Julia Mamaea, RIC, IV, 2, p. 126, no 701-703,
et pl. 9, 5 ; LIMC, s. v. Venus, VIII, no 234, et fig.
64. Le fatale […] Palladium de Virgile, Aen. 2, 165 sq., « auquel est attaché le destin » de la Ville, xoanon tombé
du ciel, et l’un de ses pignora […] fatalia (Ov., fast. 6, 421-454) ; Cic., Scaur. 48 ; Dion. Hal. 1, 68 sq. ; 2, 66.
65. Chronogr. a. 354, p. 148 Mommsen (MGH, IX) : templum Romae arsit et fabricatum est ; Aur. Vict., Caes.
40, 26, parmi les monuments de Maxence, Vrbis fanum. C’est cet édifice qui, par sa splendeur, provoqua
l’admiration de Constance II, lors de son voyage à Rome en 357 (Amm. 16, 10, 14 : Vrbis templum).
66. Qui peut être surmonté d’une Victoire : RIC, VI, p. 326, no 119-126 et pl. 5 ; 375-377, no 187, 194-205 et pl. 6,
Maxence conserv vrb svae ; IX, p. 21, no 37 sq. ; 31, no 94 sq. ; 33, no 106 et pl. 3, 1-4 ; 47, no 26 sq. et pl. 4, 8 ;
51, no 43 et pl. 4, 11-13 ; 79, no 12-14 ; 83, no 32 et pl. 6, 12-14 ; 149, no 20 et pl. 9, 8-10 ; F. Gnecchi, I medaglioni
romani, I, p. 83, no 1 sq. ; pl. 37, 6 sq. ; II, 1, p. 143, no 10 ; 146, no 32 vrbs roma beata ; 147, no 13 ; 152 sq., no 6769 ; 157, no 6 ; 158, no 2 sq. ; pl. 135, 1 et 12 ; 136, 8 ; 138, 1-3 ; 140, 1 et 7 sq. ; C.C. Vermeule, The Goddess Roma…,
pl. IV, 11-16 ; 18-25 ; LIMC, no 140 et 142.
67. Cf. supra, note 65. En outre, Hist. Aug., Hadr. 19, 12 : eo loco in quo nunc templum Vrbis est ; Cassiod., chron.,
p. 142 Mommsen (MGH, XI), à la date de 135 : templum Romae et Veneris factum est, quod nunc Vrbis appellatur. Sur l’ensemble de la question, cf. J. Gagé, « Le Templum Vrbis et les origines de l’idée de Renouatio »,
AIPhO, 4, 1936 (Mélanges Cumont, I), p. 151-187.
68. L’iconographie de Roma est un sujet complexe, dans la mesure où les divers types, apparus successivement,
coexistent, sans qu’un type plus récent élimine les précédents. En outre, les attributs, interchangeables,
passent d’un type à l’autre : ainsi la statuette de la Victoire, commune au type amazonien et à Roma Aeterna.
On tiendra compte, également, de la fonction de l’effigie : figuration symbolique, ou reproduction d’une
statue de culte. Je ne saurais donc, ici, que donner quelques indications rapides. L’étude de C.C. Vermeule,
The Goddess Roma…, sous un titre général, est en fait centrée sur la figure de Roma assise dans la numismatique impériale, ce qui limite le propos (du même auteur, The Cult Images of Imperial Rome, Rome,
G. Bretschneider, 1987, p. 66). R. Mellor, « The goddess Roma », p. 1011-1017, multiplie inutilement les types,
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Jacqueline Champeaux
traits d’une guerrière, casquée 69, tantôt, selon les conventions du type amazonien 70,
le sein droit découvert, en tenue militaire et virile, portant une courte tunique qui lui
laisse les jambes nues, tantôt vêtue d’une longue tunique et trônant, telle une souveraine 71. La première image de Rome est celle de la conquérante des temps républicains 72. Ensuite, elle se modèle sur ses alliances surhumaines : impériale, maîtresse
d’un empire universel, aux dimensions de l’œkoumène, sur lequel elle règne conjointement avec Auguste, le Fondateur 73 ; éternelle et apaisée, installée à tout jamais dans
sa puissance souveraine, auprès d’une Vénus Felix 74 qui, traditionnellement, est aussi
Genetrix 75, mère rayonnante de l’Empire et du monde romain.
69. au nombre de cinq, ce qui, à mon sens, ne fait que compliquer la question : Athéna-Minerve ; type amazonien ; type composite ; Roma Aeterna ; Roma et Constantinople. Plus traditionnellement, on distingue,
depuis Richter, trois types fondamentaux : amazonien, semi-amazonien, non amazonien. Tel est le classement adopté par E. Di Filippo Balestrazzi dans le LIMC, Suppl. VIII (cf. supra, note 4), en particulier le
catalogue de la page 1049. Pour ma part, je proposerai des appellations moins théoriques et plus descriptives : Rome conquérante (la guerrière casquée, amazonienne) ; souveraine (en longue tunique, trônant
auprès de l’Empereur) ; éternelle (qui finit par tenir le globe cosmique, symbole de domination universelle,
dans un empire théocratique où elle paraît en majesté, telle une impératrice byzantine).
69. Telles sont ses premières effigies monétaires, la tête seule des didrachmes du IIIe siècle, puis des deniers
(cf. supra, notes 8, 9 et 16), dont l’interprétation, en l’absence d’autres détails, est inévitablement limitée.
70. Première représentation en pied : le denier de M. Furius Philus, en 119 (cf. supra, note 17).
71. Les figures entières, debout ou assises (monnaies, gemmes, statues, reliefs), permettent évidemment une
interprétation plus riche que les seules têtes casquées. Tous les attributs ou détails du costume sont signifiants, mais certains le sont plus que d’autres, car ils sont discriminants. Il y a, dans l’iconographie de
Roma, des constantes : le casque, dont elle est toujours coiffée ; les armes, lance, épée, cuirasse (déposée à
ses pieds), bouclier (porté au bras gauche ou sur lequel elle s’appuie), monceau d’armes sur lequel elle est
assise. Ces attributs me paraissent peu signifiants : que Rome, fille de Mars (cf. supra, note 3), offre d’elle
une image guerrière n’est pas pour surprendre. J’attacherai, en revanche, plus d’importance au costume,
militaire ou féminin : la tunique courte, qui découvre le genou ; le vêtement long, qui la rapproche des
autres déesses et féminise son image guerrière. D’autres attributs ne sont pas moins parlants, comme la
statuette de la Victoire, qu’elle tient dans la main, dans le type « Athéna-Minerve ». On sera sensible au
renversement de perspective, depuis la statue de Jupiter au Capitole reconstruit en 69 avant J.-C. (cf.
supra, note 20) : Rome était jadis tenue dans la main de Jupiter, détenteur de toute souveraineté ; c’est elle
qui, maintenant, joue le rôle autrefois dévolu au dieu.
72. Qui se continue quand elle accompagne l’Empereur, dans les scènes de profectio ou d’aduentus. Cf. l’iconographie succincte réunie par R. Mellor, « The goddess Roma », pl. II-V : relief de la Chancellerie (Domitien),
remplois de l’arc de Constantin (Trajan, Marc Aurèle), relief du palais des Conservateurs (Hadrien) ;
LIMC, no 190, 199, 208 ; R. Turcan, L’Art romain dans l’histoire. Six siècles d’expressions de la romanité,
Paris, Flammarion, 1995, p. 134, fig. 165 ; 151, fig. 183.
73. Sur la Gemma Augustea de Vienne. Présidant à l’apothéose impériale sur la base de la colonne Antonine.
Tel encore l’autel de la gens Augusta à Carthage, dont la face principale représente Roma, tenant dans la
main une Victoire ; elle est assise devant un autel (avec un effet de « mise en abyme ») surmonté du globe,
du caducée et de la corne d’abondance. Ou encore, même s’il s’agit d’un type différent, la statue debout
du temple de Rome et d’Auguste à Ostie, qui a le pied gauche posé sur un globe : R. Mellor, « The goddess
Roma », pl. I et VI-VII ; C.C. Vermeule, The Goddess Roma…, pl. IX, 1 ; X, 1 et 3 ; LIMC, no 54, 98, 221, 246.
74. Cf. encore N. Méthy, « Les références à Rome dans le monnayage du Haut-Empire : iconographie et
idéologie », in XII. Internationaler Numismatischer Kongress Berlin 1997. Akten, B. Kluge, B. Weisser (éd.),
Berlin, Mann, 2000, p. 575-596 ; ainsi que « Une légende rare : Roma Felix dans le monnayage du HautEmpire », RIN, 100, 1999, p. 113-146.
75. Ainsi la chante, dans son éloge de Rome, Rutilius Namatianus, 1, 67 sq. : Auctores generis Venerem Martemque fatemur, / Aeneadum matrem Romulidumque patrem.
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Images célestes de Rome : la Ville et ses incarnations divines
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Nous connaissons mieux, maintenant, son nom : non pas la Dea Roma, appellation commode, forgée par les modernes pour mieux la distinguer de l’Vrbs Roma,
mais qui n’est qu’une convention, sans référence antique 76. Elle est Roma, simplement, si ce n’est même l’Vrbs, sans autre précision. Mais ce détail n’est pas sans incidence théologique. La vraie divinité, c’est l’Vrbs elle-même, qui jouit en propre de
son sanctuaire, le templum Vrbis. Elle est, par elle-même, et directement, divine. Elle
n’a pas besoin, pour accéder à ce statut plus qu’humain, de la médiation d’une Fortuna-Tyché. Rome est, de plein droit, aeterna, à l’égal des dieux traditionnels. Telle est
la Ville dont Philippe l’Arabe célèbre le millénaire 77 en 248, toujours le 21 avril, jour
de sa naissance. Telle elle figure dans le groupe des quatre statuettes d’argent, découvert en 1793 sur l’Esquilin 78, qui représente les quatre plus grandes villes du monde :
Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche, cette dernière sous les traits canoniques de la Tyché d’Eutychidès 79. Rome y est la seule ville d’Occident et, des quatre,
elle fut la plus puissante. Rome, ville réelle, ville de pouvoir, est aussi devenue une
ville idéale. Tantôt vilipendée, tantôt reconnue dans son éternité 80 par les chrétiens,
elle renaît après le sac d’Alaric, en 410 81. On ne dissociera pas la ville fangeuse de la
terre et la ville divine aux temples d’or 82 déjà chantée par Ovide 83. Rome n’a plus
besoin, pour devenir déesse, de l’intercession d’autres divinités, Fortuna, Auguste,
Vénus. Elle est, par elle-même, en tant qu’Vrbs Aeterna, une cité céleste.
Jacqueline Champeaux
Université de Paris-Sorbonne – Paris IV
76.
77.
78.
79.
80.
81.
82.
83.
La formule qui s’en approche le plus est due à Martial, 12, 8, 1 sq., en l’honneur de Trajan, ce qui n’est pas fortuit : Terrarum dea gentiumque Roma, / cui par est nihil et nihil secundum. Nous ne sommes pas loin de la fondation d’Hadrien, qui, déjà, se profile : Rome est maintenant mûre pour rendre un culte à sa propre divinité.
Avec des jeux fastueux : RIC, IV, 3, p. 70 sq., no 12-25 saecvlvm novvm et pl. 6, 7-12 ; 105, no 6 (Pacatianus)
romae aeter. an. mill. et primo = LIMC, no 88 ; F. Gnecchi, I medaglioni romani, II, 1, p. 99, no 12 ; pl. 109,
5 ; A. Banti, I grandi bronzi imperiali, IV, 3, p. 8, no 7 sq. ; 27-31, no 45-54 ; 41, no 7 sq. ; Hist. Aug., Gord. 33, 1-3 ;
Aur. Vict., Caes. 28, 1 ; Eutr. 9, 3 ; Oros., hist. 7, 20, 2. Commentaire de R. Turcan, L’Art romain…, p. 288 sq.
Cf. J. Mangas, « La diosa Roma Eterna », in El milenarismo : la percepción del tiempo en las culturas antiguas,
J. Mangas, S. Montero (éd.), Madrid, Complutense, 2001, p. 187-203.
K.J. Shelton, The Esquiline Treasure, Londres, British Museum, 1981, p. 88 sq., no 32 et pl. 40 sq. ; R. Amedick,
« Die Tychen des Silberschatzes vom Esquilin und der Wagen des Praefekten von Rom », JbAC, 34, 1991,
p. 107-114 ; LIMC, no 147.
T. Dohrn, Die Tyche von Antiochia, Berlin, Mann, 1960.
Cf. F. Paschoud, Roma Aeterna. Études sur le patriotisme romain dans l’Occident latin à l’époque des grandes
invasions, Rome, Institut suisse de Rome (Bibliotheca Helvetica Romana ; 7), 1967, en particulier p. 9-11,
20 sq., 151-155, 165-167, 218-220, 225-229, 232 sq., 239-247, 264-272, 283 sq., 288 sq., 312-322, 326-335.
Cf. le médaillon d’Attale (Priscus Attalus) en 410, F. Gnecchi, I medaglioni romani, I, p. 83, no 1-2 ; pl. 37,
no 6-7 ; C.C. Vermeule, The Goddess Roma…, pl. IV, 25 : invicta roma aeterna. Ou, sur la mosaïque de
l’arc triomphal de Sainte-Marie-Majeure, qui date de Sixte III (pape de 432 à 440), la scène de présentation de Jésus au Temple : l’édifice qui y est figuré est en réalité le templum Vrbis romain, reconstruit par
Maxence en 307, avec sa nouvelle statue, Roma, qui trône au fronton, tenant le sceptre de la main gauche,
le globe dans la main droite ; cf. J. Gagé, « Le Templum Vrbis… », pl. II, a-b (cf. supra, note 67).
Cf. le magnifique catalogue de l’exposition Aurea Roma. Dalla città pagana alla città cristiana (Roma
Palazzo delle Esposizioni, 2 dicembre 2000-20 aprile 2001), S. Ensoli, E. La Rocca (éd.), Rome, « L’Erma »
di Bretschneider (Cataloghi Mostre ; 29), 2000.
Fast., 1, 223 sq. ; cf. 1, 77 : templorum […] aurum.

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