Laïciser les hôpitaux - Université Paris 1 Panthéon

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Laïciser les hôpitaux - Université Paris 1 Panthéon
Laïciser les hôpitaux : les rythmes de la société et du politique
La laïcisation des hôpitaux fut surtout la mise à distance de l’Eglise catholique, du fait
de son importance dans la société certes, mais également parce que les initiatives protestantes1
étaient plutôt laïques2, parce que les rares initiatives juives3 ont été relativement limitées et
n’ont pas eu un caractère confessionnel affirmé : c’est bien au sein de la République et non
dans leur groupe religieux restreint que des médecins juifs et des médecins protestants ont
exercé leurs talents, ne se distinguant ainsi en rien des élites protestantes et juives du pays.
Quant à la religion musulmane, sa présence dans un hôpital de la banlieue parisienne plutôt
que dans les hôpitaux, volonté en fait de mise à l’écart d’une population d’ouvriers auxquels
l’essentialisation par la religion permettait de nier leur appartenance de classe, elle fut
imposée par l’autorité publique dans le cadre d’une politique coloniale4.
Aucun des ouvrages d’historien publiés à l’occasion du centenaire de la loi de 1905 ne
s’attarde sur la laïcisation des hôpitaux5 et si un colloque se tient en ce mois de novembre
2005 sur un thème proche6, le seul fait qu’il ait lieu à Bobigny, pour son soixante-dixième
anniversaire dans l’ancien hôpital franco-musulman, rattaché à l’Assistance publique en 1961
et devenu hôpital Avicenne en 1979, est significatif d’autres soucis, d’autres problématiques.
Tout au plus l’expulsion en 1908 des augustines de l’Hôtel-Dieu de Paris, aboutissement d’un
processus qui datait de vingt ans7, a-t-elle pu donner l’occasion de publier quelques cartes
postales et photographies prises à cette occasion sur l’Île de la Cité8. Même l’association
« Les Anciens de l’AP » ne prévoit pas dans ses statuts la moindre prohibition de discussion
religieuse9 et les signes confessionnels ont disparu de l’équipement burlesque des jeunes
internes10, symptôme de l’effacement de cette préoccupation en milieu hospitalier.
Les logique et motivation de deux processus de laïcisation, scolaire et hospitalier, ont
pu présenter bien des points communs, ainsi que l’expliquait au début des années 1880 le
personnage emblématique de la laïcité hospitalière, l’aliéniste Désiré Magloire Bourneville :
1
C’est à dire menées par des protestants en tant que tels.
Patrick CABANEL, « Enfermement et intériorisation : l’exemple de la vocation religieuse aux XIXe et XXe
siècles », in Bernard DELPAL et Olivier FAURE, Religion et enfermement (XVIIe-XXe siècles), Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2005, p. 75-92.
3
C’est à dire menées par des juifs en tant que tels.
4
Varinia BERNAU, L’hôpital franco-musulman de Bobigny pendant l’entre-deux-guerres, mémoire de maîtrise
d’histoire, université de Paris VII, 2004.
5
Par exemple Jacqueline LALOUETTE, La Séparation des Eglises et de l’Etat. Genèse et développement d’une
idée. 1789-1905, Paris, Le Seuil, 2005, où ne sont évoqués ni La Rochefoucauld-Liancourt, ni Bourneville, ni
Mesureur, ni même Chevandier. Certes, la Revue de la Société française d’histoire des hôpitaux de septembre
2005 est un numéro spécial « La laïcisation et les hôpitaux [et non, bien sûr, "la laïcisation des hôpitaux"]. La loi
du 9 décembre 1905, bilan d’un siècle », mais il n’est pas vraiment surprenant qu’une société d’histoire des
hôpitaux s’intéresse à l’histoire des hôpitaux.
6
« L’hôpital entre religions et laïcité », colloque de l’université Paris 13, 24 et 25 novembre 2005. Seule la
dernière des quatre demi-journées est consacrée au processus de laïcisation tandis que l’inauguration au soir de
la première journée de l’exposition « 1935-2005. L’hôpital Avicenne : une histoire sans frontières » tout comme
la plaquette du programme, avec en couverture l’entrée principale de l’hôpital Avicenne qui ressemble à celle
d’une mosquée, évoquent l’importance actuelle de l’Islam qui n’était pas véritablement au cœur des débats en
1905.
7
Attaquée en Conseil d’Etat, la décision du préfet de la Seine ne fut entérinée par le président Fallières que dans
le contexte des lendemains de la loi de Séparation. Le départ des augustines peut s’interpréter en fonction de ces
deux logiques, structurelle pour les années décisives pour la laïcisation de l’hôpital (1820-1890) ou
conjoncturelle pour les débats dans la société autour de la loi.
8
Ce qui fait que leur départ de Saint-Louis est le plus souvent ignoré.
9
Statuts adoptés lors de l’assemblée générale constitutive du 12 décembre 2002.
10
Ainsi, les ecclésiastiques sont singulièrement absents des fresques de salle de garde, Patrick Balloul, La salle
de garde ou le plaisir des dieux, Urrugne, Editions de Loya, 1993.
2
1
« C’est au nom de la liberté de conscience que nous, républicains, nous n’avons cessé de
réclamer la laïcité de l’enseignement. C’est au nom de cette même liberté que nous voulons la
laïcité de l’Assistance Publique11. » Si les études ont été nombreuses sur la laïcisation de
l’école, les recherches sont plus limitées dans le cas des hôpitaux le plus souvent
monographiques, parfois fort riches comme pour les hôpitaux parisiens12 ou lillois13. Je
propose, ici, de situer ce processus à une autre échelle, tant chronologique que spatiale, mais
aussi sociale et politique, pour tenter de saisir l’influence du contexte extra-hospitalier mais
aussi de mouvements plus profonds sur la laïcisation de l’hôpital
Les fluctuations de la tutelle cléricale, de François Premier à Louis XVIII
Une approche des rapports entre l’Eglise et les hôpitaux en France qui présenterait une
dynamique rectiligne, voire une coupure franche, laisserait de côté de forts sinueuses
fluctuations, d’autant plus nombreuses que ces relations sont fort anciennes. Elles se situent
dans la logique du code Justinien qui, au milieu du VIe siècle, présentait déjà des textes
remontant au siècle précédent et soulignait les spécificités des hôpitaux, partie à part des biens
et établissements de l’institution ecclésiale14. L’hôpital est bien une émanation de l’Eglise,
une institution qui, sur la base de ses textes fondateurs, se préoccupait fort des déshérités :
« Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que
vous l’avez fait » (Mt 24 40). Dans le royaume, c’est aux VIe et VIIe siècle que des hôpitaux
furent fondés, sur initiative épiscopale. Communément attribuée avec quelque incertitude à
l’évêque Landry, la fondation de l’Hôtel-Dieu de Paris au milieu du VIIe siècle fut bien une
démarche religieuse, tant par le choix du lieu, à quelques pas de la cathédrale Saint-Etienne,
que par le régime auquel étaient soumis les patients dès leur arrivée : confession, communion,
puis messes quotidiennes. C’est au sein du clergé qu’était recruté le personnel de
l’établissement, frères augustins et sœurs augustines. Pourtant, confronté à la précarité de
l’institution et surtout à des déboires financiers, le chapitre cathédral fit appel en 1505 à la
municipalité afin qu’elle s’occupe de ces dernières questions et un arrêt du Parlement confia à
douze gouverneurs laïques l’administration de l’Hôtel-Dieu15. Ce n’était pas là exception
parisienne et à la fin du siècle le pouvoir royal intervint d’une manière croissante dans la
gestion d’établissements hospitaliers que l’Eglise peinait à régir. Cette ingérence, qui ne se
limitait pas au domaine de l’hôpital mais concernait l’ensemble des politiques d’assistance,
s’explique avant tout par les crises dont étaient victimes les plus démunis dépossédés de
l’aura que leur décernait le christianisme médiéval et pour lesquels François Premier a créé en
1544 le Grand Bureau des Pauvres, dont le fonctionnement fut également confié aux autorités
municipales de Paris.
Même si, et c’était bien le moins, la direction spirituelle en était confiée au clergé, le
pouvoir central et surtout les municipalités eurent ainsi l’occasion de participer à une première
laïcisation du monde de l’hôpital, dont la fonction d’accueil prima longtemps sur de bien
inopérantes velléités thérapeutiques. Les troubles de religion ne firent alors, dans un premier
11
Délibérations du Conseil municipal de Paris, 17/3/1881.
Véronique LEROUX-HUGON, Des saintes laïques. Les infirmières à l’aube de la Troisième République,
Paris, Sciences en situation, 1992 ; Anne NARDIN, « La bataille pour la laïcisation », in Françoise SALAÜN,
dir. de, Accueillir et soigner, Paris, Douin, 1999, p.122-123.
13
Sylvia EVRARD, La Congrégation hospitalière des Augustines face à la professionnalisation des soins
infirmiers, des années 1880 aux années 1940, l’échec de laïcisation des hôpitaux lillois, DEA d’histoire
contemporaine, université de Valenciennes et du Haut Cambrésis, 2004.
14
Jean IMBERT, Les hôpitaux en droit canonique, Paris, Vrin, 1947.
15
Pierre VALLERY-RADOT, Paris d’autrefois. Ses vieux hôpitaux parisiens. Deux siècles d’histoire
hospitalière, de Henri IV à Louis-Philippe, Paris, éditions Paul Dupont, 1947.
12
2
temps, qu’accroître cette tendance, tout autant parce que les protestants prônaient en ce
domaine l’intervention laïque que du fait du délabrement de nombre d’établissements. Les
initiatives hospitalières d’Henri IV allèrent en ce sens, par la fondation d’un premier hôpital
militaire en 1604 au faubourg Saint-Marcel puis par l’impulsion qu’il a donné à la
construction de l’hôpital Saint-Louis16. En revanche, très vite, après le concile de Trente, des
initiatives dévotes engagèrent une véritable reconquête d’hôpitaux souvent délaissés17. C’est
dans ce contexte que la congrégation des Filles de la Charité fut instituée par Vincent de Paul
et Louise de Marillac et que ces religieuses, après avoir fondé plusieurs établissements,
essaimèrent en d’autres hôpitaux jusqu’à devenir le plus notoire ordre congréganiste
hospitalier. La reconquête ne fut cependant pas générale : je n’insisterai pas ici sur le rôle
dans la deuxième moitié du XVIIe siècle de la monarchie dans l’institution de l’Hôpital
général, que la logique d’accueil et d’enfermement distinguait des Hôtel-Dieu dans la mesure
où la maladie n’y était pas centrale. Soulignons cependant que la religion était loin d’en être
absente, tant par la place et la taille des édifices du culte que parce que religieuses et religieux
y servaient.
A la veille de la Révolution française, lorsque Jacques Tenon rédigeait son rapport18,
l’hôpital n’apparaissait plus comme un établissement par nature confessionnel. Dans les pages
qu’il a consacrées à l’Hôtel-Dieu19, Louis-Sébastien Mercier n’évoquait à aucun moment la
religion sauf pour mettre en avant des préoccupations hygiénistes et humanistes : « La maison
de Dieu ! Et on ose l’appeler ainsi ! » Si Lumières et encyclopédistes ont contribué à suggérer
une autre légitimité dans l’assistance aux malheureux, pauvres et malades, les nombreux
revers de la gestion religieuse des établissements hospitaliers ne donnèrent une place à l’Etat
ou aux édiles que par défaut. Dès lors, logiquement, le choix de défaire l’Eglise de cette
fonction n’était pas perçu comme une aberration, ni même impossible pour peu que les
moyens utilisés à cette fin par les institutions religieuses aient été conservés.
Les réformes de la Révolution furent, dans le domaine hospitalier, largement inspirées
des idées de La Rochefoucauld-Liancourt, qui présidait le Comité de Mendicité de la
Constituante, mais aussi le fruit d’une volonté, antérieurement manifestée par Turgot, de
substituer les secours à domicile à l’hébergement et d’améliorer l’hygiène des établissements
où étaient dispensés les soins. Bien que touchés par les réformes qui ont mis en cause la place
de l’Eglise dans la société, comme la suppression des dîmes20, les hôpitaux ne furent pas au
centre de cette dynamique et les mutations des modes de financement, où la part des loyers et
fermages fut réduite, leur furent plutôt profitables. Même la loi de novembre 1790 abolissant
les ordres religieux précisait que les sœurs qui se chargeaient des soins ne pouvaient quitter
leur établissement que six mois après l’avoir annoncé à la municipalité ou si celle-ci le leur
permettait. Le décret, pris la même année, qui supprimait les vœux de religion eut de bien plus
fortes répercussions, limitant pendant deux décennies le recrutement des sœurs hospitalières.
16
Il est tentant de mettre en rapport le contexte de cette fondation et la rapide spécialisation de cet établissement
dans le traitement des maladies contagieuses.
17
Jean-Pierre GUTTON, Les administrateurs d’hôpitaux dans la France de l’Ancien Régime, Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 1999.
18
Voir infra.
19
Mais, dans cette partie de son texte, il traite également de l’Hôpital général et de Bicêtre, en englobant les
administrés pour « le dénombrement des infortunés qui ne savent où poser leur tête », Louis-Sébastien
MERCIER, Le tableau de Paris, Paris, La Découverte, 1998, p. 214-215. La rédaction date des années 17811788.
20
Je renvoie pour les aspects juridiques de l’histoire des hôpitaux français à la thèse de droit, que Maurice
Rochaix a soutenue en 1957, qui est toujours la principale référence, Les questions hospitalières de la fin de
l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 1996. Sur cette période, voir Jean IMBERT, Le droit
hospitalier de la Révolution et de l’Empire, Paris, Sirey, 1954.
3
Quant à la constitution civile du clergé, elle a bien touché les ecclésiastiques des hôpitaux
mais une spécificité hospitalière n’est pas véritablement perceptible.
En dehors de changements, au demeurant provisoires, de dénomination21, la question
se pose alors de la laïcisation de l’hôpital pendant la Révolution. La religion et le combat
contre la religion, même sans en être des éléments centraux, y étaient-ils véritablement
présents ? Ainsi, lorsqu’un ci-devant marquis et inspecteur des hôpitaux, plus connu pour son
œuvre littéraire que pour son action philanthropique, proposait qu’il n’y ait plus qu’un malade
par lit dans les établissements et parvenait à convaincre le législateur en l’an II, que désirait-il
de véritablement de différent de ce qu’avaient commencé à réaliser, deux siècles plus tôt, les
administrateurs de l’hôpital Saint-Louis ? Certes, les exemples de conflits abondent comme
cette dispute à Paris en 1789 entre un chapelain et la supérieure qui exigeait des indigentes un
billet de confession où la municipalité intervint pour expulser les quatorze prêtres de la
Salpêtrière22, mais la principale réforme fut celle qui attribuait aux municipalités la charge de
l’assistance, donc des hôpitaux. Une autre modification préparait les bouleversements des
siècles suivants, une affirmation de la médicalisation, même dans l’Hôpital général : c’est en
1789 que, pour la première fois, un médecin était affecté à la Salpêtrière.
La Restauration a donc correspondu dans le monde hospitalier à un retour de la
religion qui ne serait qu’un moment parmi une succession d’alternances où les clercs
occupaient la place que leur laissaient les autorités, place au demeurant largement déterminée
par leur capacité à s’y installer. Or, au tournant du siècle, un autre groupe social, celui des
médecins, investissait les hôpitaux français. La création de l’internat sous le Consulat en fut
un élément de poids puisque s’installèrent dès lors, présents en permanence entre les murs de
l’hôpital, des hommes dont la légitimité était d’une autre nature que celle des religieux23.
C’est également à partir de ce moment que les hôpitaux furent construits en fonction d’une
approche, profane, édictée par des médecins. L’incendie en 1772 du vieil Hôtel-Dieu de l’île
de la Cité avait été l’occasion de créer, en 1785, une commission chargée tout autant d’établir
un état des lieux hospitaliers de Paris que de réfléchir à propos de l’hôpital idéal. Elle était
présidée par le chirurgien Jacques Tenon et des savants, dont Lavoisier, y participaient. Trois
ans plus tard, la commission publiait un rapport en cinq mémoires dont le dernier inventoriait
les mesures à prendre pour la construction des établissements qui devaient remplacer l’HôtelDieu24. L’architecture y était soumise à une répartition par pathologies, selon la même logique
que celle qui allait amener à un éclatement de la médecine sur le modèle de la nosographie, et
dans les mesures préconisées l’on retrouvait sans peine les préoccupations qui se situaient
dans un perspective globale d’amélioration de la santé des populations. Lorsque ce ne fut plus
autour de l’autel puis, à partir de la construction de Saint-Louis, de la chapelle qu’était
organisée la vie hospitalière, que les spécialisations et l’hygiénisme présidaient à
l'aménagement de l’hôpital, les conditions d’un processus de réelle laïcisation étaient déjà
largement en place.
1820-1890, les décennies décisives
Dès la première Restauration25, une ordonnance royale mettait les établissements de
santé nationaux sous l’autorité du Grand Aumônier. Mais cette dimension n’avait pas un
21
L’Hôtel-Dieu de Paris devint ainsi Grand Hospice d’Humanité.
Jean IMBERT, Les hôpitaux en France, Paris, PUF, 1996, p. 31.
23
Bénédicte VERGEZ-CHAIGNON, Les internes des hôpitaux de Paris 1802-1952, Paris, Hachette, 2002.
24
Jacques TENON, Mémoires sur les hôpitaux de Paris, 1788 ; une édition en fac-similé a été effectuée deux
siècles plus tard, Paris, Doin-AP-HP, 1998.
25
Le 8 février 1815.
22
4
caractère essentiel alors que les discussions portaient surtout sur la fonction de l’assistance
dans la société. Dans sa thèse, Maurice Rochaix n’y voit aucune rupture et, après la période
révolutionnaire, caractérise une « période réactionnaire » qui va de l’an V à 184826. Le
Second Empire s’accommoda fort bien d’une présence cléricale au sein de l’hôpital public et
la Commune de Paris fut trop brève pour impulser une réelle laïcisation. Les deux premières
décennies de la Troisième République furent autant celles d’un relatif statu quo que d’un
parachèvement de la laïcisation, fruit l’action de nombre d’administrateurs et de médecins
hospitaliers parisiens. Grâce à la thèse de Véronique Leroux-Hugon, nous connaissons bien le
« long développement à la sécularisation des hôpitaux parisiens » qui dura une décennie
depuis la laïcisation de l’hôpital Laënnec en 1878. Cette volonté nécessitait le remplacement
des sœurs, renvoyées sans ménagements à leurs couvents, décision plutôt bien accueillie par
les habitants de la grande ville du fait en partie de « la déchristianisation de la population
parisienne, accentuée par la Commune27. » Mais ces initiatives n’ont fait qu’accélérer une
dynamique déjà en cours. Les effectifs religieux ne suffisaient pas à faire face à un besoin
croissant en personnel soignant qui, à la fin de la Deuxième République, était à l’Assistance
publique composé pour un tiers seulement de congrégationistes28, part bien moindre que dans
le reste du pays. La dynamique s’est perpétué et c’est ainsi que les sœurs hospitalières de la
communauté de Sainte-Marthe, présente à Cochin, Saint-Antoine et Beaujon depuis le début
du XVIIIe siècle et qui ont certes du quitter Saint-Antoine en 1881, s’étaient résignées, devant
la chute de leurs effectifs, à délaisser Beaujon sept ans plus tôt29.
« Avec la laïcité, l’air, la lumière, la propreté et la science moderne entrent dans nos
hôpitaux30 » : maintes fois cité, l’éloge de Bourneville par Mesureur peut paraître caricaturale
si l’on ne comprend pas à quel point la sécularisation de l’hôpital était perçue par ses
promoteurs comme constitutif de la marche vers le progrès. Il est vrai qu’Armand Després,
surnommé « Pansement sale »31, confrère et ennemi intime de Bourneville, opposant déclaré
au départ des religieuses, était « persuadé que l’asticot mange le vibrion32 ». Déjà, lors de la
discussion qui a précédé la loi de 1838 d’assistance aux aliénés, la question s’était posée de la
pertinence de les confier à des religieux, en des arguments qu’un demi siècle plus tard
n’auraient pas reniés pas les anticléricaux : « Dans les établissements appartenant aux
congrégations, on pourrait craindre qu’une direction exclusivement religieuse ne fût donnée à
l’esprit des malades et ne nuisit à leur guérison33. »
C’est à la fin du XIXe siècle que le corps médical parvint à une place dominante34,
mais il s’était renforcé tout au long du siècle, s’appuyant sur des réseaux et institutions
26
C’est le titre qu’il donne à la troisième partie de son ouvrage, op. cit., p. 107-152.
Véronique LEROUX-HUGON, op. cit., p.63.
28
Il y aurait eu ainsi 1001 soignants laïques pour 333 religieuses, A. DE WATTEVILLE, Rapport à Monsieur le
Ministre de l’Intérieur sur l’administration des hôpitaux, Paris, Imprimerie nationale, 1851,
29
Cécile GAZIER, Après Port-Royal : l’ordre hospitalier des Sœurs de Sainte-Marthe de Paris (1713-1918),
Paris, L’Edition moderne/Librairie Ambert, 1923.
30
Le Progrès médical, 1909.
31
Le Télégraphe, 20/10/1891. Député à la Chambre élue en 1889, Després intervint à propos des infirmières
laïques en déclarant « Il n’y a, dans les hôpitaux, que des putes ou des religieuses ». Il était également auteur de
rapports sur la prostitution à Paris. Il convient de prendre garde à l’effet que produirait une étude de la
laïcisation : en ne s’intéressant qu’aux laïques et en y trouvant de nombreux médecins, l’impression se ferait
d’un corps de médecins parlementaires largement favorable à ce processus. En réalité, les médecins ne se sont
pas distingués, sur ce plan comme sur d’autres, des autres députés et sénateurs, Jack D. ELLIS, The PhysiciansLegislators of France. Medicine and Politics in the Early Third Republic, 1870-1914, Cambridge, Cambridge
University Press, 1990.
32
Patrice DEBRE, Louis Pasteur, Paris, Flammarion, 1997, p.299.
33
Jan GOLDSTEIN, Consoler et classifier, l’essor de la psychiatrie française, Le Plessis-Robinson, Synthélabo,
1997, p. 388, et Robert CASTEL, l’ordre psychiatrique, Paris, Editions de Minuit, 1976.
34
Jacques LEONARD, La France médicale au XIXe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, 1978.
27
5
corporatifs étayés par une démarche scientifique et l’aura qui l’accompagnait35. A partir des
années 1830, les médecins français, les Parisiens particulièrement, ont entamé le processus de
spécialisation qui, bouleversant le corpus hippocratique, faisant éclater le corps humain, a
modifié une perception médicale et ontologique qui ne se fondait plus aisément dans les
conceptions de l’Eglise36. A ce sujet, le réel talent dont purent faire preuve au XIXe des
religieux dans le cadre des soins donnés aux aliénés37 relève, comme la pédiatrie et plus tard
la gériatrie, a fortiori la gérontologie, d’un autre type de spécialisation dans la mesure où elles
ne reposent pas sur le fractionnement des organes. Ne percevoir qu’un recul de l’Eglise dans
le domaine hospitalier tout au long de ces décennies se révèlerait cependant réducteur. Ces
années-là furent aussi, en France, celles d’innovations et réactivations du catholicisme qui a
su édifier des établissements hospitaliers. Sous le Second Empire, ce furent Saint-Luc et
Saint-Joseph à Lyon, dans le quartier ouvrier de la Guillotière délaissé par les Hospices civils
de Lyon qui construisaient l’hôpital de la Croix-Rousse. A Paris, dans le XIVe
arrondissement, un autre hôpital Saint-Joseph fut conçu dans un premier temps comme
condition à la fondation d’une faculté, confessionnelle, de médecine, puis devint la « réponse
catholique à la laïcisation de l’Assistance publique »38. Quant à Marseille, à l’indéniable
retard dans le domaine hospitalier, c’est après la Grande Guerre que la ville eut droit son
hôpital Saint-Joseph39.
Néanmoins, le mal était plus profond pour l’Eglise que cela ne pouvait sembler. C’est
bien l’essence même du catholicisme qui était en cause en ce XIXe siècle. Si le christianisme
est le seul des grands monothéismes basé sur le corps, le catholicisme de ces décennies
souligne plus encore cette dimension, décrétant en 1854 le dogme de l’Immaculée
Conception, portant après deux siècles le culte du Sacré-Cœur à son apogée, à un moment où
reculait l’ascétisme40. Et c’est dans ce contexte pas toujours très cohérent que, parmi les trois
regards sur le corps, celui du clerc, celui du savant et celui de l’artiste, le premier perdait de
son importance et de son acuité, les plus fortes ruptures se situant dans les années 1855-1865.
Par une médicalisation croissante, mais aussi du fait du recul du spirituel dans le monde
hospitalier, le corps pouvait y acquérir un statut plus essentiel, repoussant d’autant l’influence
cléricale. L’évolution de la technologie, des processus et des modes opératoires, participait à
ce processus. Il fallait une douzaine de personnes pour maintenir l’opéré au début du XIXe
siècle ; l’anesthésique, au milieu du siècle, est venu calmer tout cela, alors que s’effectuait
une autre révolution chirurgicale, celle de l’asepsie41. Dès lors, la souffrance, révélatrice du
caractère dans la démarche rédemptoriste des catholiques, n’avait plus lieu de subsister entre
les murs de l’hôpital sauf dans sa fonction de symptôme. Sans doute leur moindre attention,
voire leur complaisance pour une douleur qu’il conviendrait d’apaiser a-t-elle éloigné
religieux et religieuses de l’art médical. Alors, l’Eglise rendue moins dangereuse par la perte
35
George WEISZ, The Medical Mandarins : The French Academy of Medicine in the 19th and Early 20th
Centuries, Oxford, Oxford University Press, 1995.
36
George ROSEN, The Specialization of Medicine, New York, Forben Press, 1944, et George WEISZ, Divide
and Conquer. A Comparative History of Medical Specialization, Oxford, Oxford University Press, 2004.
37
Hervé GUILLEMAIN, « Le traitement moral de la folie dans les asiles de l’ordre de Saint-Jean-de-Dieu
(1830-1860) », Le Mouvement social, n°215, avril-juin 2006, et Olivier BONNET, « Servir Dieu, servir les fous.
Les religieuses dans les asiles d’aliénés au XIXe siècle », in Bernard DELPAL et Olivier FAURE, op. cit., p.
131-151.
38
Jacqueline LALOUETTE, « L’hôpital libre et chrétien : une réponse catholique à la laïcisation des hôpitaux de
l’Assistance publique », Revue de la Société française d’histoire des hôpitaux, n°119, septembre 2005, p. 27-28.
39
Bernard ARDURA, L’abbé Fouque : un téméraire de la charité, Marseille, Jeanne Laffitte, 2004.
40
Alain CORBIN, dir. de, Histoire du corps, volume 2, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 2004,
notamment Olivier FAURE, « Le regard des médecins », p. 15-50 et Alain CORBIN, « L’emprise de la
religion », p. 51-83.
41
John Harley WARNER, Against the Spirit of System : The French Impulse in Nineteen-Century American
Medicine, Princeton, Princeton University Press, 1998.
6
d’une bonne part de sa crédibilité, les substantielles économies qu’autorisait la présence des
religieuses entre ces murs, tout cela explique que, « en dépit d’un anticléricalisme de principe,
l’assistance sous la IIIe République va très bien s’accommoder de l’existence des œuvres
privées »42.
Un processus achevé
Si, pendant les années d’ordre moral, une loi imposa un ecclésiastique aux côtés du
maire dans la commission administrative des hôpitaux communaux43, celle du 5 août 1879 qui
ne reprit pas cette disposition, écartant les ecclésiastiques en tant que tels puisque rien ne les
empêcha de siéger à un autre titre44. La présence des sœurs hospitalières restait le principal
signe, le principal enjeu des rythmes de la laïcisation. La dimension économique prévalut
largement dans leur subsistance au sein des hôpitaux provinciaux45. Au volontarisme laïque
de Bourneville ou Mesureur s’opposait ainsi le pragmatisme gestionnaire d’Herriot qui, dans
la mesure du possible, s’efforçait de préserver les sœurs des Hospices civils de Lyon46. Le
conseil municipal, qui votait en 1903 une résolution demandant la fermeture de la basilique de
Fourvière, « cette citadelle de la superstition et de l’exploitation religieuse »47, ne voyait pas
d’inconvénient à ce que subsistent entre les murs de l’Hôtel-Dieu et de la Charité puis de
l’hôpital Grange-Blanche des communautés de pseudo-religieuses, à l’incertaine qualification
mais peu dispendieuses des deniers municipaux.
La construction de chapelles non funéraires lors de l’édification des hôpitaux est aussi
fort révélatrice, et nous retrouvons des innovations dans le cas d’établissements, comme
Saint-Louis, dont le caractère original a déjà été signalé. Leur étude mériterait une longue
mise en perspective48. Pas, ici, de rupture avec la fin de l’Ancien Régime, parce que les
rythmes de l’architecture hospitalière sont fort lents, parce que, au moment où la
préoccupation principale était la réorganisation, la Révolution ni l’Empire n’ont laissé
d’œuvre hospitalière immobilière remarquable49. A Paris, la chapelle de Lariboisière (185450)
semble se situer dans une indéniable continuité après celle de l’ancien hôpital Beaujon (1784).
Il fallut attendre que s’exprime une volonté municipale de sécularisation pour que soient
42
Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1996,
p. 287.
43
Ce devait être le plus ancien curé de la paroisse, loi du 21 mai 1873.
44
Dans les CHU, des religieux et des religieuses ont siégé au conseil d’administration en tant que représentants
élus du personnel, présentés aux élections professionnelles par les syndicats CGT, CFDT ou, plus rarement,
CFTC.
45
Pendant la Grande Guerre, elles composaient un peu plus de 40% du personnel laïque de l’ensemble des
hôpitaux civils, 0,6% à l’APP et 70% aux HCL, Christian CHEVANDIER, « Dans les hôpitaux civils : anges
blancs ou travailleuses ? », in Rémy CAZALS, Emmanuelle PICARD et Denis ROLLAND, La Grande Guerre,
pratiques et expériences, Toulouse, Privat, 2005, p. 25-34.
46
Christian CHEVANDIER, « Le maire et l’hôpital : Herriot et ses Hospices civils de Lyon », in Bruno
BENOIT et Mathias BERNARD, dir. de, Le maire et la ville (XIXe-XXe siècle), Clermont-Ferrand, Presses de
Clermont-Ferrand, à paraître.
47
Jacques PREVOSTO, « Soixante ans de République », in Françoise BAYARD et Pierre CAYEZ, dir. de,
Histoire de Lyon, tome 2, Le Coteau, Horvath, 1990, p. 351-370.
48
Les nombreux travaux sur le patrimoine hospitalier en donneraient un matériau d’accès aisé. Pour une
approche globale, Anne PETILLOT, Patrimoine hospitalier, Paris, Fédération hospitalière de France/Scala,
2004.
49
Ce qui ne signifie pas qu’il n’y eut aucune construction ou affectation de bâtiments non hospitaliers, comme à
Paris entre 1792 et 1795 l’Hôpital des vénériens, la Maison d’allaitement, l’Hospice des orphelins de Paris ou
l’Hospice de l’Humanité du faubourg Saint-Antoine. Mais la présence de chapelles dans ces hôpitaux y était fort
dépendante d’une conjoncture assez fine.
50
Les dates indiquées sont celles de l’ouverture de l’établissement.
7
construits des hôpitaux sans chapelle, une résolution tempérée par la durée de toute
édification hospitalière ; rien de surprenant alors à ce qu’à Paris l’hôpital de Ménilmontant,
inauguré en 1878 (et qui devint l’année suivante l’hôpital Tenon), dispose d’une chapelle
située selon la même logique que celle de Lariboisière. Bien sûr, le calendrier de l’édification
de ces chapelles dans les hôpitaux rejoint peu ou prou celui de la présence d’une communauté
de sœurs, ce qui au demeurant n’est en rien surprenant : « Pourrions-nous garder un personnel
religieux sans lui donner les moyens de remplir ses devoirs religieux ? » demandait Edouard
Herriot défendant la présence d’une chapelle à Grange-Blanche51. Car si un tel édifice
religieux a bien été bien inauguré en 1933 en présence du maire de Lyon et du primat des
Gaules, à Paris, aucune chapelle ne se trouve au nouvel hôpital de la Pitié (1911) ni a fortiori
au nouvel hôpital Beaujon (1935).
La laïcisation des hôpitaux telle qu’elle se concrétisa par le départ des sœurs fut un
phénomène dont l’allure et le rythme purent être sensiblement différents selon les villes,
douce à Bordeaux52 et marquée de soubresauts à Lille, rapide et farouche à Paris et Elbeuf,
fort longue à Lyon et à Rouen mais avec des logiques différentes, lorsque les sœurs
normandes subsistaient parce qu’elles étaient devenue infirmières, formées et diplômées53.
Ces tempos différents et l’intérêt manifesté localement par des notables anticléricaux pour
l’hôpital se répondent et expliquent de tels écarts. Le rôle dans le processus de laïcisation de
l’Assistance publique de Paris de Désiré-Magloire Bourneville, proche de Clemenceau,
conseiller municipal de Paris en 1876, conseiller général de la Seine en 1879, député en 1883,
qui n’avait de cesse de dénoncer « le clergé, cause de tant de malheur »54, est connu55. Mais ce
sont surtout ses talents de médecin aliéniste qui ont contribué à sa notoriété : chef de service à
Bicêtre après avoir été l’assistant officieux de Charcot à la Salpêtrière, il a joué un tel rôle
dans la prise en charge de l’enfance en souffrance qu’il est possible de le caractériser comme
« précurseur de la pédopsychiatrie56 ». Un autre médecin républicain, « l’illustre docteur
Chevandier57 », qui a siégé avec Bourneville à la Chambre58, s’est surtout fait connaître
comme législateur. Laïque convaincu sinon anticlérical, Chevandier fut auteur et rapporteur
de propositions de loi sur les enterrements civils « en vue d’assurer le respect dû à la liberté
de conscience »59, mais, alors qu’il a exercé à l’hôpital de Montpellier, il ne s’est jamais
préoccupé d’une quelconque laïcisation de l’hôpital.
Ce relatif désintérêt des anticléricaux pour l’hôpital au moment des débats sur la loi de
Séparation semble prendre acte de l’absence de véritable enjeu dans ce domaine. Rejoignant
en cela l’argumentation laïque sur l’école, c’est la question de la liberté de conscience qui
revenait communément lors des réunions des conseils d’administration des hôpitaux et des
conseils municipaux de communes disposant d’un établissement hospitalier ; les procès
verbaux des délibérations de ces instances regorgent de relations des mésaventures de libres
penseurs circonvenus pour y recevoir les derniers sacrements, de religieuses ne s’occupant
51
Témoignage de Gérard Maes, ancien directeur de l’hôpital Edouard Herriot, in René MORNEX, dir. de,
Album de famille. Souvenir de quelques décennies de vie hospitalière 1923-1983, Lyon, Stéphane Bachès, 2002,
p.170.
52
Pierre GUILLAUME, Les hospices de Bordeaux au XIXe siècle, 1796-1855, Bordeaux, Les Etudes
hospitalières, 2001.
53
Yannick MAREC, dir. de, Les hôpitaux de Rouen, du Moyen Âge à nos jours. Dix siècles de protection
sociale, Rouen, Editions PTC, 2005, p. 77.
54
Le Progrès médical, 1888.
55
Michel Poisson, Origines républicaines d’un modèle infirmier (1870-1900), Paris, Editions hospitalières,
1998.
56
Jacqueline GATEAUX-MENNECIER, Bourneville, la médecine mentale et l’enfance, Paris, L’Harmattan,
2003.
57
Jacques RISSE, Les professions médicales en politique (1875-2002), Paris, L’Harmattan, 2004, p.94.
58
Ainsi qu’avec Armand Després, voir supra.
59
Rapport du 24 mai 1880 à la Chambre des Députés.
8
que de patients confessant la même foi qu’elles mais beaucoup de funérailles civiles qui n’ont
pas eu droit à semblable déférence que des cortèges religieux, comme si la querelle autour de
la laïcisation de la mort l’emportait largement sur ce qui concernait les aspects proprement
hospitaliers. Bien sûr, le monde de l’hôpital a vécu pleinement la vie politique du siècle, en
retenant les aspects liés à la place de la religion dans la société et ce n’est pas par hasard si les
médecins de l’Assistance publique de Paris furent nombreux à être dreyfusards60. De même,
le zèle intempestif de certains pieux médecins a pu leur coûter une carrière hospitalière et
l’épisode loufoque du certificat médical d’Alexis Carrel attestant la réalité d’un miracle à
Lourdes lui a attiré l’hostilité de son prestigieux confrère des Hospices civils de Lyon, Victor
Augagneur, par ailleurs maire de Lyon61. Il est toujours possible, même dans l’entre-deuxguerres, de dénicher en 1922 une campagne sur le thème « Rendez les sœurs aux hôpitaux ! »,
avec force caricatures vulgaires d’infirmières, du périodique Le Pèlerin, subrepticement remis
aux patients par des dames patronnesses sous prétexte de visites62. En 1934, le conseiller
municipal communiste du XIIIe arrondissement, André Marty, s’indignait parce « qu’à
l’hospice Debrousse, tout dernièrement, une israélite âgée de plus de 80 ans et immobilisée au
lit a dû se faire baptiser pour être tranquille durant ses derniers jours63. » L’histoire de
l’hôpital en France n’en marque pas moins à partir de la Grande Guerre un indéniable
apaisement. Le gouvernement de Vichy, s’il favorisa l’Eglise dans l’institution scolaire, n’a
pas manifesté le désir de lui livrer l’hôpital. Bien au contraire, la loi de décembre 1941 qui
ouvrait l’hôpital public à tous les publics, en supprimant l’exigence d’indigence, n’en faisait
plus le lieu du service des pauvres. La troisième grande réforme hospitalière, la loi de
décembre 1970 qui instaurait le service public hospitalier dont relèvent les établissements
hospitaliers à but non lucratif regroupa avec les centres hospitalo-universitaires dans une
même carte sanitaire tous les hôpitaux Saint-Joseph. Tout au plus, lorsque fut adoptée la loi de
1975 autorisant les interruptions volontaires de grossesse, la fédération CFTC de la Santé
parvint-elle à y faire inclure une clause de conscience permettant à travailleurs qui y étaient
hostiles à ne pas participer à ces activités64.
Aujourd’hui, les réactions du personnel hospitalier à des manifestations religieuses qui
lui semblent excessives relèvent non d’une revendication de laïcité mais l’impossible
indifférence à une oppression spécifique dont sont victimes certaines patientes, relevant en
cela du même ordre que les débats qui ont déchiré les organisations médicales humanitaires :
le médecin ou le soignant témoin doit-il se taire et soigner ou bien dénoncer les exactions
auxquelles il assiste ? Ces préoccupations sont d’ailleurs reprises par les pouvoir publics :
« Chacun connaît des exemples de patientes refusant d’être examinées par un homme, chacun
a eu vent d’attitudes violentes dictées par des préjugés culturels ou religieux » explique
l’année du centenaire de la loi de Séparation le ministre de l’Intérieur65. Si le personnel
hospitalier doit, comme tout fonctionnaire, s’abstenir de montrer ses options religieuses ou
60
Bruno HALOUIA, « L’affaire Dreyfus dans le milieu hospitalier et universitaire parisien », Ordre et désordre
à l’hôpital. L’internat en médecine (1802-2002), Paris, Musée de l’AP-HP, 2002, p. 123-131.
61
Alain Drouard, Alexis Carrel (1873-1944) De la mémoire à l’histoire, Paris, L’Harmattan, 1995, p.72.
62
Jean-Paul MARTINEAUD, « La laïcisation de l’hôpital Lariboisière à Paris », Revue de la Société française
d’histoire des hôpitaux, n°91, 1998, p.25-28.
63
Question écrite au préfet de la Seine, 29/8/1934. Le directeur de l’Assistance publique et le préfet de la Seine
lui répondirent : « La neutralité religieuse est rigoureusement observée dans tous les établissements dépendant de
l’Administration générale de l’Assistance Publique, aussi bien dans les établissements desservis par un personnel
laïc que dans ceux qui comportent un personnel religieux », Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris,
20/9/1934.
64
Fédération CFTC des Services de santé et services sociaux, CFTC 50 ans d’action syndicale en secteur
sanitaire et social, Paris, édité par la Fédération, 1985, p. 169-170.
65
Nicolas SARKOZY, « La laïcité à l’hôpital : un principe au service de tous ! », Revue de la Société française
d’histoire des hôpitaux, n°119, septembre 2005, p. 2.
9
politiques66, l’accueil des malades s’est toujours fait dans la deuxième moitié du XXème
siècle en dehors de toute discrimination. La première phrase de la Charte du patient
hospitalisé, dont la version initiale a été publiée en septembre 1974, le rappelle sans
privilégier la dimension religieuse : « Les établissements de santé qui assurent le service
public hospitalier accueillent toutes personnes quels que soient leur origine, leur sexe, leur
situation de famille, leur âge, leur état de santé, leur handicap, leurs opinions politiques,
syndicales, philosophiques ou religieuses »67. Dès lors, les demandes de certaines patientes
n’avaient en elles-mêmes rien pour choquer. Ce qui a heurté le personnel médical et
paramédical fut la pression exercée par leurs proches sur ces malades, plus précisément par
des époux désirant imposer pour et à leur femme des modalités de traitements potentiellement
nuisibles. Particulièrement intense lorsque les malades étaient des enfants condamnés à mort
par les exigences de leurs parents, le malaise suscité par le refus de transfusion sanguine par
les Témoins de Jehova était du même ordre. Les soignants ne se sentaient pas vraiment
concernés par l’interprétation de livres religieux mais bien par le fait qu’ils étaient ainsi
appelés à se rendre complices de ce qu’ils considéraient comme un suicide ou un assassinat.
Nous sommes en présence, là, de démarches d’opposition à des pratiques se revendiquant de
la religion qui se situent dans une autre logique que celle de la sécularisation.
Conclusion
La laïcisation des hôpitaux est un phénomène à appréhender sur un temps long, en
rapport avec les rythmes de la société, ceux de la politique, du droit, de la médecine. Les
différents moments de la laïcisation de l’Etat, la Révolution et la Constitution de la Quatrième
République, correspondent aux deux principales étapes de la laïcisation de l’hôpital, les
réformes de l’assistance au temps et aux lendemains de la Révolution et la loi de 1946 qui
requiert le diplôme d’Etat pour l’exercice du métier d’infirmière à l’hôpital, retirant
théoriquement aux religieuses sans formation certifiée le droit de pratiquer le métier des
vraies infirmières. Ce dernier texte peut d’ailleurs être rapproché de l’article 1 de la loi
Chevandier sur l’exercice de la médecine, dont l’auteur n’en niait pas la dimension laïque :
« Là où le miracle s’arrête, l’exercice illégal de la médecine et de la pharmacie commence »68.
Et si l’on se demande à quelle proximité se situe la loi de 1905, comment ne pas penser à la
circulaire de 1902 du ministre de l’Intérieur, Emile Combe, qui préconisait la mise en place de
formations d’infirmières véritablement qualifiantes et l’ouverture de la première école
d’infirmières dispensant un enseignement initial, à la Salpêtrière, en 1907 ? D’apparence
secondaire mais déterminantes dans un processus de qualification du personnel soignant qui
est le parachèvement de la laïcisation, ces initiatives relèvent plus de l’histoire de la
médecine, de l’histoire du droit, que de l’histoire de la religion.
Les rapports entre le droit et la médecine, si prégnants en milieu hospitalier et qui ont
construit l’affrontement entre les deux groupes sociaux qui prétendaient le dominer, ne sont
66
Texte liminaire de la circulaire du 2 février 2005, « relative à la laïcité dans les établissements de santé », qui
s’appuie sur le rapport sur la laïcité remis au Président de la République, mais également sur la Constitution ainsi
que sur le Code de la Santé publique pour rappeler que « tous les patients [sont] traités de la même façon quelles
que puissent être leurs croyances religieuses » et que « les patients ne [peuvent] douter de la neutralité des agents
hospitaliers ».
67
Charte du patient hospitalisé (annexée à la circulaire ministérielle n°95-22 du 6 mai 1995). Un projet
ministériel d’actualisation de la Charte reprend en 2005 la même formulation sauf pour le « patient » de 1995,
« malade » en 1974 qui devrait devenir une « personne ».
68
Cité par Jacques LEONARD, La médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier-Montaigne, 1981,
p.287 ; il s’agit de la loi du 30 novembre 1892. Les convictions anticléricales d’Antoine-Daniel Chevandier ne
l’empêchèrent pas de s’associer en 1881 aux opportunistes et de voter alors le maintien du budget des cultes.
10
pas des relations de domination, mais d’équilibre entre deux discours qui tout en ayant leurs
logiques propres convergent sur certains points. La religion s’inscrit dorénavant à l’hôpital par
ces discours. Le seul fait qu’elle ne soit plus en mesure de tenir le sien est significatif d’une
laïcisation achevée. De fait, le couple administrateur-médecin ne se soucie plus du tiers exclu,
l’aumônier, alors que toute l’histoire institutionnelle des hôpitaux au XIXe et XXe siècles est
celle de ce couple et se joue notamment lors des conseils d’administrations mis en place sous
le Directoire lors de la fondation des grandes institutions à la création concomitante de
l’internat. Dès lors, le processus de laïcisation qui semblait alors se dérouler n’était somme
toute qu’une manifestation d’inertie que les réalités politiques, économiques et
démographiques finirent par laisser s’épuiser.
Le principal objet du processus de « laïcisation », pour user d’un terme simple, des
hôpitaux fut la substitution à un groupe de religieuses hospitalières peu qualifiées d’un corps
professionnel d’infirmières laïques diplômées. Or, cette dynamique accompagnait la
transformation de la médecine, de plus en plus efficace, et de l’hôpital dont la fonction et
l’efficience thérapeutique ne cessaient de s’accroître. Tout cela correspondait à d’autres
débats, à d’autres enjeux que ceux de la laïcité dans les hôpitaux laïcisés. Dès lors, à l’hôpital,
la dimension laïque de ces démarches de laïcisation n’était qu’accessoire et peu ou prou
inéluctable alors que les débats autour de l’hôpital relèvent avant tout, aux XIXe et XXe
siècle, des métamorphoses de la question sociale.
Christian CHEVANDIER
11

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