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Images et éthique
©L’Harmattan,2010
5Ͳ7,ruedel’Ecolepolytechnique;75005Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN:978Ͳ2Ͳ296Ͳ13983Ͳ1
EAN:9782296139831
Collection « Ethiques de la création »
Images et éthique
Coordonné par Elie Yazbek
L’Harmattan
La collection Ethiques de la Création, créée par l’Institut Charles Cros
(www.institut-charles-cros.eu) est coéditée avec l’Harmattan, sous la
responsabilité éditoriale de Sylvie Dallet, Georges Chapouthier et Emile
Noël. L’Institut Charles Cros traite et expérimente les relations des arts
avec les nouvelles technologies et les sciences, dans une dimension qui
ouvre sur les usages de société et questionne la transmission des savoirs.
Cette collection rassemble des textes de combat aux formes diverses, dans
une dimension éthique et interdisciplinaire conjuguée qui valorise une
« recherche – création » attentive aux mutations contemporaines.
Titres disponibles :
- Sylvie Dallet, Georges Chapouthier, Emile Noël (dir) : La
Création, définitions et défis contemporains, 2009
- Elie Yazbek (coordonné par) : Images et éthique, 2010
Remerciements maquette et couverture « Images et Ethique » :
Suzy Tchang : Bleu , papier marouflé, technique mixte, 2010
La plasticienne Suzy Tchang a exposé son travail sur cœurs de fleurs et
messages de paix à l’occasion de deux manifestations produites par
l’Institut Charles Cros : Orient Occident, des passerelles Arc en ciel (2009)
et le festival de création contemporaine, Les Arts ForeZtiers (2010). La
peinture Bleu a été choisie par l’artiste pour illustrer le thème de
l’ouvrage.
Josiane Lépée, graphiste ([email protected])
Sommaire
- Préface d’Elie Yazbek .........................................................................
7
- Alby James : Y aurait-il un compromis entre la vérité et le traitement de
l’éthique dans la réalisation filmique? ....................................................
9
- Jad Hatem : L’image est la vie ...................................................................
17
- Sylvie Dallet : L’éthique, une révolution du récit? .................................
27
- Anca Manolescu : Une manière d’exposer le mal, le Musée du Paysan à
Bucarest ....................................................................................................
43
- Alain Tasso : Les fins de l’image ...............................................................
55
- Jacqueline Nacache : Montage interdit : discours critiques et éthique de la
représentation ..........................................................................................
69
- Patricia Pisters : Logistics of Perception 2.0: Multiple Screen Aesthetics in
Iraq War Films .........................................................................................
87
- Elie Yazbek : Téléréalité et éthique. Images de l’intime? .......................
111
- Hamid Aidouni : Images des « années de plomb », témoignage et éthique 121
- Hady Zaccak : Censures au Liban ............................................................
133
- Joseph Korkmaz : Ethique de l’image et image de l’éthique...................
147
- Eric Thouvenel : Cinéma expérimental, l’éthique à la marge ................
159
- Nathalie Maroun : Ethique, rhétorique et culture de masse :
Les séries télévisées aux frontières de l’art et de l’industrie ......................
171
- Béatrice Fracchiolla : Anthropologie de la violence à l'égard des femmes :
images, représentations et mises en abyme spectaculaires dans La Journée
de la Jupe .....................................................................................................
6
183
Préface
Dans le cadre des célébrations de son vingtième anniversaire,
l’Institut d’études scéniques, audiovisuelles et cinématographiques
(IESAV) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban a organisé
en décembre 2008 le colloque « Images et éthique »1. Ce premier
colloque, suivi d’une série de rencontres autour de l’image et son
rapport à la société, à permis de réfléchir dans un premier temps sur
les liens entre la production d’images à différents niveaux
(photographie, peinture, cinéma, télévision…) et l’usage qui en est
fait. Il s’est ensuite penché sur la problématique de l’éthique et de la
réception des images.
Dans l’histoire des peuples comme dans le vécu intime, l’éthique,
entendue comme « science ayant pour objet le jugement
d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du bien et du
mal »2, a souvent vécu une relation ambiguë avec l’image qui est
tout à la fois expérience, fixité, mouvement, mais également « vérité
et mensonge » pour reprendre les termes du réalisateur Orson
Welles.
C’est cette ambiguïté qui rend nécessaire la « demande d’éthique »,
telle que formulée naguère par Paul Ricœur, dans la relation
nouvelle « des mutations qui affectent la nature profonde, la qualité
de l’agir humain à l’âge présent des sciences, des techniques et de la
vie politique » 3. Les interventions de chercheurs libanais, arabes et
européens, accompagnées de projections d’images et d’extraits de
films, se sont penchées sur ce sujet, pensé à travers de multiples
interrogations : sur les limites entre l’éthique et la censure, voire
1
Le comité scientifique du colloque était composé de Jocelyne Gérard, Jad Hatem
et Elie Yazbek.
2
Lalande, André : Vocabulaire technique et critique de la Philosophie [16ème
édition], Paris, PUF, 1988.
3
Ricoeur, Paul : Lectures 1, Autour du politique, Paris, Seuil, 1991.
l’autocensure, sur l’irruption des images dans le quotidien et ses
effets, sur les images de guerre et de massacres et leur rapport avec
l’éthique, sur l’éthique de la représentation…
La publication de ces textes, retravaillés après le passage oral, vise à
élargir le débat autour de cette thématique, débat devenu
incontournable dans un monde envahi par des images de toute
sorte et par la démocratisation (démesurée ?) des moyens de
communication. Il est nécessaire et urgent aujourd’hui de créer des
passerelles entre les spécialistes de l’image, qu’ils soient des
praticiens ou des chercheurs, et un large public qui était, jusqu’à
très récemment, un simple consommateur et récepteur, mais est
devenu également un producteur d’images diverses à supports
multiples. L’IESAV, dans le cadre de sa mission pédagogique,
s’inscrit dans cette perspective et se veut un lieu d’échange,
d’observation, de recherche et de travail pour tout ce qui concerne
l’image et son rapport à l’homme et à la société.
Elie Yazbek
Directeur adjoint de l’IESAV
8
Is There a Trade Off Between Truth and Ethical Treatment in
filmmaking?
Alby James
My answer to this question is “yes”, but I want you to question
with me, “Does this matter?” And I pose this challenge to you
because, first, I no longer believe that there is one, cardinal truth
which is the same from whichever point of view one looks at it –
no, I am clear now, based on my experience of life, that ‘the point
of view of the observer or reporter’ makes all the difference to what
we reveal to be the truth – and, second, we here in this room are in
the business of providing information, education and
entertainment. Even in the least value-laden of these three words,
‘information’, I believe there is a pact between interlocutors about
‘context’ or point of view. I’m talking about the difference between
watching BBC, ITV, Sky News, Al Jazeera, CNN or the Fox
Network for one’s daily news consumption on television or
between reading The Times or The Guardian newspapers. The
reporter is speaking and writing for an intended audience; the
viewer or reader wants to be able to trust the source of their news
and information and will be more sceptical of information and
news learned from an untrustworthy source.
This is what I mean about a ‘trade-off between truth and ethical
treatment in filmmaking. The audience does not want the truth
under any circumstances. It wants the truth on its own terms; it
wants the truth to be palatable.
For example, let’s look at an excerpt from Michael Haneke’s film,
Funny Games. The film opens with a happy middle-class family –
mother Anna, father George and son Georgie –as they are on their
way to a summer vacation home. Upon arrival they do the typical
things families do to get ready for their vacation, including getting
the boat in the water. Enter Peter, a neighbor stopping by to
borrow a few eggs. Even though Peter is polite and deferential,
there's something creepy about his manner. He is soon joined by
Paul who is just as polite but with an even more unsettling manner.
It doesn't take long before the violent side of the newcomers is
revealed when they give George a serious leg injury and take the
family captive. Their motivations are unclear but they have
nothing to do with robbery or material gain. They're playing a
game and bet that by 9:00 the next morning, Anna, George, and
Georgie will all be dead.
This is a monster in the house thriller and we all know how these
are supposed to turn out but Haneke is not about fulfilling audience
expectations. He defies audience expectations not only indirectly
through a story that refuses to follow Hollywood conventions, but
by some "fourth wall" breaking when Paul makes asides directly to
the audience. And he even goes so far as to employ a rewind
sequence to show both way a scene could evolve – the crowdpleaser route – and the non-crowd pleasing one he prefers.
Let us look at a 3-minute excerpt. This will be the second act
climax which is 1 hour and 34 minutes into the film.
This film is emphatically not entertainment. Haneke's ultimate
point is that violence is something to be feared and despised, not
relished and applauded and because we sympathize with the
victims not the killers, there is no catharsis at the end. Anna does
not grab the gun and wipe out her captors, as the "rewound"
portion of the film suggests would happen in the Hollywood
version of Funny Games. Instead she is casually thrown overboard
from the sailboat as the two heartless white-dressed youths travel
to the friends of Anna and George to start all over again.
10
By crafting a monster-in-the house film that shows none of the
actual violence as it is meted out it is anything but entertaining.
Instead, Haneke makes a bold statement about how the
indoctrination of mainstream thrillers has made violence and terror
acceptable for entertainment. Haneke challenges the moviemaking
establishment to reflect on how violence in films is helping to make
society even more violent and questions the lack of ethics in this
approach. Funny Games is openly and intentionally unpleasant and
is not for anyone in search of light fare. This is tough movie that
sticks the knife in, twists it and then leaves it there. But while it's
thought-provoking, educational if you wish, its audience is small.
Haneke’s 2007 remake of his 1997 German-language original made
just $1.29m and cost $15m to make.
Contrast that with the crowd pleasing Casino Royale made the
previous year by my employers at Eon, which cost ten times more
at $150m but made $588m at the box office.
Let us look at an excerpt. This starts 1 hour 14 minutes into the
film.
So, while this fight in the stairwell is shown as realistically as
possible (do I really mean that?) and Bond is shown to be bloody
and hurt after it as he cleans himself up to go back and join Le
Chiffre in the casino and then we end the sequence with Bond
joining the traumatized Vesper in the shower, which serves to
underline the horror of the physical battle she has experienced,
does this sop to the ethics of truth make the audience dissatisfied
with the lack of ethics in this approach to violence? I suggest not.
The truth is that the trade-off between ethical treatment and
entertainment is an acceptable compromise when it is in the
service of storytelling and entertainment.
Let’s look at another example, this time Akira Kurosawa’s
Rashômon.
11
This great Japanese filmmaker revealed through this 1950
breakthrough film that "Human beings are unable to be honest
with themselves about themselves. They cannot talk about themselves without embellishing“. So, while film cameras are admirably literal and faithfully record everything they are pointed at,
because they are usually pointed at real things, we usually think we
can believe what we see. The message of Rashômon is that we
should suspect even what we think we have seen.
The film opens in torrential rain and five shots move from long
shot to close-up to reveal two men sitting in the shelter of Kyoto's
Râshomon Gate. The rain is used as a device in the film
unmistakably setting apart the present from the past. The two men
are a priest and a woodcutter and when a commoner runs in out of
the rain and engages them in conversation, he learns that a samurai
has been murdered and his wife raped and a local bandit is
suspected. In the course of telling the commoner what they know,
the woodcutter and the priest introduce flashbacks in which the
bandit, the wife and the woodcutter say what they saw – or think
they saw – and then a medium turns up to channel the ghost of the
dead samurai. Although the stories are in radical disagreement, it is
unlikely any of the original participants are lying for their own
advantage, since each claims to be the murderer.
Since 1950, the story device of Rashômon has been borrowed
repeatedly. The films Courage Under Fire, The Usual Suspects and
Snake Eyes were certainly influenced since they, too, show
flashbacks that do not agree with any objective reality. But they
achieve what their truth-tellers (storytellers) want because in our
seeing these events in flashbacks, we assume that they reflect truth.
But all they are really reflecting is a point of view, sometimes one
that is lied about. The genius of Rashômon is that all of the
flashbacks are both true and false. True, in that they present an
accurate portrait of what each witness thinks happened. False,
because they cannot talk about themselves without embellishing.
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Again, then, I think i have illustrated the point that there is a tradeoff between ethical filmmaking and filmmaking. What the
storyteller desires to achieve is of greater importance than ‘the
truth’. In the service of art and entertainment, different rules apply.
But the bigger ethical problem lies in what the filmmaker leaves in
the viewer’s mind as to his or her perception of the truth. I can best
illustrate this with reference to the great theatre director, Peter
Brook, who offered an approach to truth many years ago that I
have found invaluable during my career as a theatre director and as
a writer, producer and filmmaker in radio, television and film. That
approach is embraced by the motto: “new truths are found when
stereotypes are broken.”
This, I believe, makes my position clear. I do not elevate an
absolute truth, a moment caught by the camera or microphone,
above the desire to create a creative response, above the desire to
put the event – or moment – in context. “Helping people to see
things differently” is what I hold as being important. Telling people
what they already know is insufficient. It also plays to their
stereotyping of people. For example:
“A young black man with untidy dreadlocks is running down a
hilly street towards a busy main road in a middle-class suburb. He’s
running so fast that he knocks people over if they get in his way.
Behind him a policeman is running, too. The bystanders look
horrified as he passes them and some shout, “Stop him, quick!”
Meanwhile, further up the hill a thirty-something white woman
stands screaming as other people try and comfort her.”
I suspect that most of you think that this young man is a criminal
trying to get away. He fits the type, doesn’t he? He’s young and
black, has untidy dreadlocks, is in an urban, middle-class setting
and is running desperately… And with a policeman running a little
distance behind him it really does look as if he’s trying to get away
13
from the law, having done something to the distressed white
woman further up the hill.
In many stories it could be necessary for me to use this stereotype
of the young black man because it serves as a short cut in western
cultures to communicate this idea to the audience. Especially when
I want to be descriptive (state the way things are). But when I want
to be prescriptive (i.e. suggest the way things could be, when I
want to take the audience on a journey of the imagination) this is
not the cultural shorthand I’d want to reinforce. So I start off with
the stereotype and make the audience think again. Here’s the rest
of the sequence.
“Further down the hill a small child is rattling towards the main
road in a runaway pushchair. The policeman flags and collapses.
The young black man is tired, too, but he’s desperate. The busy
traffic on the main road is now very close. He puts on a spurt and
gains on the pushchair. He manages to grab a handle of the
pushchair just before it reaches the main road. Holding it tight he
throws himself to the ground. The pushchair clatters on top of him,
the child falls safely into his arms. A passing truck blasts its horn as
it crunches the pushchair under its huge wheels. The watching
crowd applauds…”
So, with this scenario we break the stereotype. The young black
man is presented as brave and heroic (what I call dominant
impressions) and the audience knows straightaway that this story is
not going to treat black people in a stereotypical way. They will be
open, instead, to a journey of discovery.
This is what I mean by taking a creative approach, by encouraging
people to see things differently.
In the last 12 years, alongside my work in the UK, I have also been
working in South Africa, leading a series of project development
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and training and development programs for writers, producers,
directors, script editors and commissioning editors in the field of
film and television drama and, I am happy to say, several quality
projects have emerged from them. One example is particularly
relevant to this theme and that is our adaptation of Macbeth to
contemporary northern South Africa where legends and the social
mores of the community still resounds with the ancient rites of the
people. The new South Africa is the country with the most modern
Constitution in the world and ethical practices are primary in how
I am teaching my colleagues to approach their work. Death of a
Queen offers many illustrations of my views for the following
reasons... it had to:
a) Be about Africans in contemporary setting but with ancient
beliefs and practices;
b) Address a very controversial recent event surrounding the
death of the reigning queen and the inheritance of her
brother with the rumor that the brother murdered the sister
to get the crown;
c) The faithfulness of the adaptation from the original work by
Shakespeare for those who were lovers of his work.
And over and above all this, the thematic purpose we would give to
this work to make it resonate with the contemporary audience –
you could call this the ‘moral purpose’.
There is no doubt in my mind that all these choices are complex
and are full of repercussions.
My aim in this presentation has been to share a little of the
complexity that I have experienced in my working life and to
illuminate some of the problems and possible solutions to these.
15
L’image est la vie
Jad Hatem4
I
Le titre de mon intervention peut surprendre si l’on considère
l’origine du mot imago qui, chez les Romains, désignait
originellement un portrait en cire du défunt. Cette façon de retenir
quelque chose de sa présence se sait dégradée. Mais pour faible
qu’elle soit au regard de la vie, elle garantit une survie. Il n’est pas
niable qu’une survie de ce genre n’est pas la vie, à peine moins que
celle des ombres dans les Enfers. Prêtons attention au fait qu’imago
désignait aussi le spectre, ce qui est de nature à renforcer l’idée que
l’image n’est qu’un pâle reflet de son modèle, une forme privée de
nerfs et de sang. Ce n’est donc pas sans raison que
traditionnellement image et vie sont opposées et qu’on s’enhardit
parfois à faire de la première la meurtrière de la seconde. Pour ceux
qui tiennent la vie pour la valeur suprême, l’image paraîtra donc
anti-éthique dès le principe, c’est-à-dire avant toute figuration. Je
vise à montrer qu’il y a des images qui, loin de tuer la vie, sont
elles-mêmes vivantes et qu’elles sont susceptibles de se mettre au
service de l’éthique de la réalisation de soi.
Le concept précise qu’avec l’image nous avons affaire à une
représentation et non à une présence de la personne ou de la chose.
L’imago ne retient donc rien de la présence. Il en est le simulacre,
non la réalité. Il est clair que l’image en elle-même, en tant que
support de la représentation, relève de la présence : la statuette de
cire est bien là, ainsi que le tableau et les dessins qui s’animent sur
4
Jad Hatem est professeur de philosophie, de littérature française et science des
religions à l'Université Saint-Joseph, à Beyrouth. Chef du département de
philosophie il est également poète. Il est l’auteur de nombreux ouvrages,
notamment sur la phénoménologie de la création poétique et Michel Henry.
l’écran. C’est le représenté qui est absent quand bien même il se
tiendrait en chair et en os (pour autant qu’il en ait) auprès de ce qui
le représente, car il est bel et bien absent du représentant. En
conclusion, l’image aurait beau vouloir imiter la vie, son statut
d’image la condamne à n’en rien posséder.
Est-on pour autant contraint de ne concevoir le rapport de l’image
et de la vie que sous les seuls angles du contraste ou de l’impossible
poursuite ? Je vais tenter de conjurer l’interdit de présentation (et
non plus seulement de représentation) qui pèse sur l’image.
Je ne vais pas, à cet effet, recourir au lamentable expédient de
prendre la vie dans une acception métaphorique. Lorsque Bède le
Vénérable qualifie la peinture de zôgraphia, terme qu’il traduit par
écriture vivante5, il sait recourir à une simple analogie. L’image que
j’entends examiner est proprement vivante, au lieu de simplement
ressembler à la vie. Mais parmi les vivants qui pourraient passer
pour des images, j’exclus de mon propos l’image comme métaphore,
comme l’on dit d’un garçon qu’il est le portrait craché de son père.
Il n’y a qu’un seul fils qui passe, sans que ce soit métaphoriquement,
pour l’image vivante de son père, c’est le Verbe éternel Image du
Dieu invisible selon saint Paul (Col 1:15). Cette Image est non
seulement sans déficience aucune, mais de surcroît
substantiellement identique à son modèle. Elle n’en joue pas moins
son rôle d’image par cela qu’elle exprime le Principe, de quoi
marquer vis-à-vis de celui dont elle s’est extériorisée sa dépendance,
ce qui ne l’empêche nullement de receler en soi la vie. Pour peu
qu’on lui prête également une liberté qui désire s’éprouver ellemême, comme le fait Schelling dans Philosophie et religion, on sera
conduit à admettre en elle la possibilité d’une revendication de son
autonomie, voire la nécessité d’une séparation d’avec l’absolu. Pour
le philosophe allemand, le monde est issu de la chute de l’Image et
prend sa consistance de la tentative de reproduire ici-bas la réalité
archétypale. Mais ce qui vaut pour Dieu appartient-il à l’homme de
5
De Templo, II.
18
l’accomplir ? Peut-il vraiment produire une image de soi à la fois
réelle et vivante ? Schelling pense que non : « Par sa nature, toute
représentation purement finie n’est qu’idéale ; par contre, les
représentations de ce qui se caractérise comme absolu sont par
nature réelles, car il s’agit là de ce par rapport à quoi l’idéal est réel
à l’état pur. Par la forme, l’Absolu ne devient pas objectif en une
simple image (Bild) idéale de lui-même, mais en une réplique (ou
contre-image, Gegenbild) qui est simultanément lui-même, un
véritable autre Absolu » 6 . L’idéal est ce qui est relatif à la
connaissance. Il y a deux types de représentation, finie, celle de
l’homme, absolue, celle de Dieu. Alors que la première ne produit
qu’une image mentale, la seconde engendre un effet à l’extérieur,
une image autonome. Comme dit Schelling : « Dieu ne connaît pas
les choses parce qu’elle sont, mais plutôt, à l’inverse, les choses sont
parce que Dieu les connaît »7. Il est toutefois une représentation
finie qui a la prétention de porter l’image à la vie, celle des gens
porteurs du mauvais œil. Mais, dira-t-on, ce ne sont là que
superstitions !
II
La littérature fantastique a spontanément retrouvé ce schéma
lorsqu’elle a insinué que les êtres surnaturels qui peuplent son
univers procèdent en réalité du psychisme humain. Plus
précisément, ils extériorisent un aspect d’un personnage ou de
plusieurs. J’ai proposé le terme de plasmation pour désigner le
processus de formation de l’être extériorisé, réservant au résultat le
terme d’exoplasme que j’ai distingué de l’ectoplasme qui désigne en
biologie la couche superficielle de la cellule animale ou, en
occultisme, l’émanation visible du corps du médium 8 car, d’une
part, l’exoplasme exprime une profondeur de l’âme du plasmateur
.Philosophie et religion, SW VI, p. 34 (tr. B. Gilson).
Système de philosophie en général, SW VI, p. 169.
8 Cf. La Genèse du monde fantastique en littérature, Bucarest, ZetaBooks, 2008.
6
7
19
avec mise à distance, et, d’autre part, la réalité immanente rendue
plastique (comme vie imagée) gagne l’autonomie et donc la vie.
Il me faut expliquer l’usage que j’ai fait du verbe insinuer. Je ne
veux pas dire qu’il n’y a phénomène de plasmation que lorsque le
récit le fait découvrir en toutes lettres. Dans la plupart des récits, il
ne se découvre qu’à l’interprète.
Exemple d’explicite : le conte d’Andersen intitulé L’Ombre. Un jour
que l’ombre d’un jeune savant dont l’existence s’est comme
rabougrie, s’était profilée sur l’appartement d’en face d’où jaillissait
une prenante musique et où paraissait une jeune fille, il se fit la
réflexion suivante : « Je crois que mon ombre est la seule chose
vivante que l’on voie là-haut ! Comme elle se tient gentiment parmi
les fleurs, la porte est entrebâillée, l’ombre devrait avoir l’astuce de
passer à l’intérieur et de revenir me raconter ce qu’elle a vu »9. Le
personnage se déplace, son ombre l’imite. Le lendemain il se
réveille sans ombre. Les années passent. Un jeune homme
richement vêtu se présente. C’était l’ombre ! Elle raconte que dans
la maison d’en face habitait la plus charmante personne qui fût, la
poésie, auprès de qui elle demeura trois semaines, et là elle vit tout
et apprit tout, notamment le mal ce qui précisément se tapit dans
l’ombre, en raison de quoi elle est devenue un être humain. On
peut supposer que son opulence lui est venue de la vente aux gens
des informations qu’elle a pu glaner sur les mœurs et les
malversations des voisins. Les relations évoluent entre l’homme et
son exoplasme, qui exige d’abord de n’être pas tutoyé, puis se met à
tutoyer cavalièrement son plasmateur, qu’il engage enfin à voyager
avec lui en qualité d’ombre afin de dissimuler qu’il n’en a pas. Et
comme il réussit à se faire aimer de la fille du roi, nourrissant le
projet de l’épouser, et qu’il craint d’être dénoncé par son
plasmateur, il l’accuse de se prétendre l’original et le fait exécuter.
La plasmation est explicite par cela déjà que son processus est mis
en avant, ensuite de par l’identification de l’exoplasme comme étant
9
Andersen, Œuvres, I, tr. R. Boyer, Paris, Pléiade, 1992, p. 346.
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