Ma fille, ses kilos et moi - Eki-Lib

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Ma fille, ses kilos et moi - Eki-Lib
Ma fille, ses kilos et moi
Face aux rondeurs de leurs filles, des mères s’inquiètent, au point de se
transformer en nutritionnistes. Un interventionnisme qui met en jeu leur propre
image et qui risque de provoquer des troubles du comportement alimentaire à
l’adolescence. Caroline Desages
L
’aveu est difficile pour Leïla, 34 ans, maman d’une petite Emma de 2 ans : « Il ne se passe pas un jour sans
que je pense à son poids, je vis dans l’angoisse qu’elle devienne grosse. » Très ronde à l’adolescence, elle
pense avoir transmis cette prédisposition à son enfant. Elle a banni de la maison tout ce qui ressemble à
un gâteau, et s’impose de cuisiner légumes et poisson chaque jour. Pourtant, reconnaît-elle, le poids de sa fille
est plutôt en dessous de celui d’une enfant de son âge.
Sophie, 35 ans, maman d’Alice, 3 ans, n’est pas près d’oublier son dernier rendez-vous
chez la pédiatre. « Au détour d’une phrase, elle a glissé qu’Alice était en léger surpoids,
se souvient la jeune femme. Cela m’a fait l’effet d’un coup de poing. Je n’avais que ces
deux mots en tête. Depuis, je me fais violence pour ne pas mettre Alice au régime et je
me demande où j’ai échoué. »
Effet collatéral des messages de prévention contre l’obésité infantile ou transfert de la quête maternelle,
toujours frénétique, d’un idéal de minceur ? Les récits de Leïla et de Sophie n’ont rien d’exceptionnel, bien au
contraire. Ils attestent que le poids des filles est venu s’ajouter à la longue liste des inquiétudes parentales.
Des filles miroirs
« Enfant, et jusqu’au début de l’adolescence, la petite fille est assez proche des modèles de la société, qui
idéalise les corps enfantins, minces, presque asexués. Une image très valorisante pour la mère, explique
Myriam Beaugendre, psychologue clinicienne à l’hôpital Mère-Enfant de l’Est parisien. Et puis les hormones
s’en mêlent, le corps de l’adolescente devient parfois plus disgracieux, plus lourd. Il est alors moins positif
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pour la mère de se vivre en miroir par rapport à sa fille. Si elle n’a pas un regard bienveillant sur son propre
corps, une angoisse peut émerger. »
« J’essaie de me convaincre que Manon n’est pas moi », raconte Véronique, qui, à 46 ans et au terme d’une
longue thérapie, a perdu les kilos de sa jeunesse. Apparemment réconciliée avec elle-même, elle éprouve
cependant la sensation désagréable d’être rattrapée par son histoire lorsqu’elle regarde sa fille, 9 ans, qui
affiche « cinq kilos en trop » et dont le corps a déjà des courbes adolescentes.
Les mères en surpoids sont-elles plus touchées ? « Pas forcément », répond Myriam Beaugendre. Celles qui
redoutent l’embonpoint de leur fille sont avant tout en conflit avec leur image. Insatisfaites de leur apparence,
elles poursuivent un idéal esthétique difficile à atteindre… qu’elles transfèrent sur leur fille, dont la mission est
de reprendre le flambeau en faisant perdurer leur beauté. « La question, en somme, c’est l’identification, et à
quel point la mère considère sa fille comme la continuité d’elle-même, résume la psychologue. C’est
finalement l’estime de soi des mères qui est en jeu. » Et les femmes qui n’ont jamais dépassé les difficultés de
leur adolescence ne sont pas en reste.
Des restrictions souvent injustifiées
Épargner à leur enfant les souffrances liées au surpoids : les femmes intransigeantes avec leur fille brandissent
cet alibi… en partie sincère. « Manon n’est pas une projection de moi, affirme Véronique, et ce n’est pas parce
que j’ai mal vécu d’être ronde, enfant, qu’elle sera elle aussi malheureuse. Je le sais d’autant
plus qu’elle est, au contraire de moi, très à l’aise avec son corps. Mais quand elle s’avachit et
que je vois son ventre rebondi, c’est plus fort que moi, ça m’énerve et je lui en veux. »
Emmanuelle, 38 ans, a fait les frais de règles alimentaires draconiennes pendant son enfance
: « Je n’étais jamais assez mince pour ma mère. » Elle se refuse donc à frustrer Sidonie, 4 ans,
« obèse », selon sa pédiatre. Elle avoue cependant recourir à quelques stratagèmes : elle
coupe les carrés de chocolat en deux pour lui faire croire qu’elle lui en a donné autant qu’à
son frère, qui a droit, lui, à deux vrais morceaux. Alexandra, 38 ans, se surprend, elle, à servir
à sa fille, 13 ans et toute menue, des portions plus petites que celles données à son jumeau,
plus rond. « Elle a le droit de manger de tout, assure la jeune femme. Simplement, je surveille les quantités. »
Puis de concéder : « Je veille à ce qu’elle ait des légumes à chaque repas, alors que je mets moins la pression
sur son frère. »
Véronique, Alexandra et dans une moindre mesure Emmanuelle sont, consciemment ou non, dans une logique
de restriction. Ce que déconseille Dominique Cassuto1, nutritionniste à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.
Cette dernière confie recevoir de plus en plus de mères paniquées parce que leur fille n’est pas dans le bas de
la courbe de poids du carnet de santé : « Parfois, l’inquiétude est justifiée par un vrai début d’obésité. Mais,
souvent, ces enfants sont simplement au milieu, voire en haut de la courbe. » Un peu agacée par l’alarmisme
dont font preuve certains pédiatres, elle poursuit : « Il y a une vue de l’esprit selon laquelle la valeur basse de
la courbe est devenue la norme. Or, c’est faux ! C’est uniquement si un enfant ne reste pas
dans son “couloir” que l’on peut y voir un signe d’alerte. Ce qu’il faut surveiller, c’est l’évolution
dans le temps du poids et de la taille. »
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auteure avec Sophie Guillou de Ma fille se trouve trop ronde, comment l’aider ? (Albin Michel, 2005)
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Un corps de femme à aimer
Imposer à son enfant un régime dès le plus jeune âge, c’est le début d’un cercle vicieux : « En contrôlant son
poids, on perturbe les signaux de rassasiement, ce qui peut, à terme, engendrer des troubles du
comportement alimentaire », insiste Dominique Cassuto, qui va plus loin encore : « Plus la mère restreint sa
fille, plus celle-ci est susceptible de souffrir dans son estime de soi. » Le sentiment de dévalorisation physique
et intellectuelle et la perte de confiance éclatent à l’adolescence, période de transformations corporelles très
perturbantes rimant souvent avec nouvelles rondeurs. La nutritionniste reçoit ainsi de nombreuses jeunes
filles, âgées de 15 à 20 ans, atteintes de boulimie: « Beaucoup témoignent de restrictions alimentaires dès la
petite enfance. » De quoi réfléchir à deux fois avant de priver son enfant de dessert2, « Plutôt que de se
transformer en nutritionniste, une mère devrait montrer l’exemple », préconise
Dominique Cassuto. Difficile de prêcher la bonne parole si on fuit les repas, que l’on se
plaint de sa ligne et que l’on ne mange que du fromage blanc… Entre parents et
enfants, le processus d’identification est automatique : « Une enfant intègre qu’il faut
être mince vers l’âge de 5 ans, d’où l’importance de la rassurer très tôt sur ce qu’elle
est, sans insister sur son physique. »
Et les pères, dans tout cela ? « Ils ont du mal avec l’embonpoint de leurs filles, estime Sylvie Benkemoun3,
psychologue, vice-présidente de l’association Allegro Fortissimo. C’est d’autant plus blessant pour elles, qui
ont tant besoin de se sentir belles dans le regard de leur père. » Et, comme en témoigne Emmanuelle, le poids
des filles permet parfois de régler des comptes : « Mon ancien compagnon m’a lancé un jour : “Avec moi,
notre fille maigrit, avec toi, elle compense.” »
Quoi qu’il en soit, la réponse à l’embonpoint, réel ou fantasmé, de nos filles ne se trouve pas dans un
quelconque régime miraculeux. Encore moins dans la mise en place de règles alimentaires drastiques. « Et si,
suggère Myriam Beaugendre, on apprenait à aimer vraiment notre féminité, c’est-à-dire nos corps de femmes
matures, et cherchions à accompagner nos filles avant tout dans leur propre façon de devenir femme ? »
Trouver les mots et l’attitude justes
Souvent confrontée à des adolescentes en surpoids ou à leurs parents, Sylvie Benkemoun, psychologue, est
fermement opposée aux régimes : « Fais le minimum possible pour les perdre », dit-elle à sa propre fille quand
celle-ci se plaint d’avoir pris un ou deux kilos. Voici ses conseils aux parents.
Éviter à tout prix les remarques blessantes, même dites sur le ton de la plaisanterie : « Dis donc, c’est quoi, ce
petit ventre, là ? »
Lui apprendre à écouter ses sensations alimentaires.
Ne jamais la forcer à finir son assiette : son corps n’est pas une poubelle.
Faire du repas un moment de partage et de plaisir.
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(Lire l’enquête « Learning to overeat » in American Journal of Clinical Nutrition août 2003).
Sylvie Benkemoun, membre du Groupe de réflexion sur l’obésité et le surpoids (Gros).
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S’adapter à ses goûts : un hamburger mangé avec plaisir et qui la rassasiera vaut mieux qu’une assiette de
légumes mangée comme une corvée.
La valoriser et lui assurer qu’on l’aimera toujours, quel que soit son gabarit.
Écouter sa souffrance, essayer de comprendre d’où vient sa prise de poids (séparation des parents,
changement d’école, chagrin d’amour…).
L’aider à trouver un interlocuteur lorsque l’on sent que l’on n’est pas la bonne personne : un membre de la
famille, une amie, un psychologue, un médecin, sensibilisés aux questions de poids.
Témoignages
Sophie-Anne, 51 ans, directrice artistique : « La voir comme cela me renvoie à mes propres échecs »
« Léa n’a jamais été du genre “fil de fer”, et je l’ai toujours trouvée belle. J’entrais dans des colères noires
quand son père, dont j’étais séparée, lui disait, petite, qu’elle était trop grosse. Je n’avais qu’une angoisse, que
cela la rende anorexique. Récemment, elle a pris dix kilos, ce qui m’agace parce que je ne veux pas qu’elle se
retrouve dans dix ans avec quinze kilos de plus et qu’elle en souffre. Mais ce qui me fait mal, surtout, c’est que
cette prise de poids soudaine est le symptôme d’un mal-être. Si demain elle se remet à travailler, qu’elle est
sereine et qu’elle garde ces kilos, je crois qu’ils ne me dérangeront plus… Même si je garde dans un coin de ma
tête une pensée peu avouable. La voir comme cela me renvoie à mes propres échecs : je n’ai pas su l’aider à
être une jolie jeune femme qui sache prendre soin d’elle, ni l’aider davantage à trouver sa voie
professionnelle. »
Léa, 22 ans, coiffeuse : « Ma mère vit plus mal que moi ma prise de poids »
« En un an, j’ai pris dix kilos. Je sais pourquoi : je suis partie en Amérique du Sud, et la nourriture là-bas n’est
pas vraiment diététique ! Surtout, je traverse une période un peu difficile, je ne travaille pas en ce moment et
j’ai tendance à grignoter pour calmer mes angoisses. Je suis convaincue que, dès que j’irai mieux, ces kilos
partiront tout seuls. Je me suis toujours trouvée jolie, c’est encore le cas, mais je ne peux pas dire que je suis
bien dans ma peau, actuellement. Je préférerais être plus mince, mais je crois que ma mère vit beaucoup plus
mal que moi ma prise de poids. Ça l’inquiète et, moi, je m’inquiète qu’elle s’inquiète ! Cela dit, je n’aurais pas
aimé non plus qu’elle s’en fiche. Son avis compte énormément et je sais qu’elle voudrait que je fasse plus
attention à moi. Je ne me fais pas de souci, les choses vont s’arranger. Rassure-toi, maman, ça va aller. »
À lire
L’Alimentation de vos enfants de Fabiola Flex et Patrick Tounian
Un livre qui s’en prend aux diktats nutritionnels véhiculés par les pouvoirs publics et repris par les industriels.
Des impératifs qui ne font que semer la confusion. Les auteurs prônent donc la déculpabilisation, le retour au
plaisir et au bon sens (Denoël, 2010).
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