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3 24 heures | Lundi 28 juillet 2014 Point fort Des jeunes renouent avec la vie dans une buvette d’alpage Social Jean-Marie Grillon est un éducateur hors norme. Sur les pentes du Pic-Chaussy, il tente de resocialiser des adolescents en rupture placés chez lui par la justice. Reportage Karim Di Matteo Textes Chantal Dervey Photos «T a gueule, toi!» «Eh, ne lui parle pas comme ça!» «Tu veux que je le lui parle comment?» Abstraction faite des jurons et des remises à l’ordre qui résonnent sur les pentes du Pic-Chaussy, la Buvette des Petits Lacs a tout de l’étape de montagne comme on en rencontre tant. Tout au plus, sur les hauteurs des Mosses, on est surpris de croiser Jean-Marie Grillon, alias Grillon, le truculent patron à la barbe hirsute et à l’accent romand difficilement identifiable. Un doux mélange moitié-moitié d’armailli dzodzet et de baba cool seventies. Passé les images d’Epinal, on découvre la facette sociale du lieu. Ici, depuis deux ans, des jeunes servent les randonneurs en terrasse, coupent du bois ou piochent sur un chemin pédestre. Un Tribunal des mineurs ou un Service de protection de la jeunesse l’a exigé. Ces instances ont considéré ce séjour de longue durée approprié pour les déconnecter d’un quotidien de cité, de rupture familiale ou scolaire, d’institution spécialisée. La Buvette des Petits Lacs fait en cela partie du réseau Caritas Montagnards, partenaire des Cantons et de la justice pour le placement en milieu familial. «Je suis aussi en contact direct avec des greffes de tribunaux, précise Grillon. Le nombre de gamins ne cesse de croître. Actuellement, j’en reçois une dizaine par saison.» Cette expérience insolite n’est pas la première du genre pour Grillon. Il l’a en effet éprouvée plusieurs années en Gruyère, au Roter Sattel, au-dessus de Bellegarde (FR). «Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, on prend la neige pour le frigo. C’est douche indienne, avec un seau, y a pas internet, pas de téléphone. Une fois, un gars est monté avec sa télé sur la tête. Il n’a jamais pu la brancher. Beaucoup préféreraient être en prison plutôt qu’ici.» Ange gardien Jean-Marie Grillon n’a pas la tâche facile pour encadrer les jeunes qui lui sont confiés le temps d’un été, mais c’est sa vie. Un autre modèle «Elargir lapalette des possibilités» «Ma formation, c’est ma vie» «Florentin, va prendre ta douche, bon sang! s’impatiente-t-il. C’est la dixième fois que je lui dis, mais il va y aller. Dans un moment, la discussion va devenir plus musclée. Ce sont des rapports durs, mais justes. On m’engueule, j’engueule. Si je prends un coup, idem. Mais sans être moralisateur: là où il y a la liberté, il y a l’obéissance. Il faut installer une confiance pour qu’ils te respectent.» Pour ce faire, l’homme s’appuie sur Martine, dite Babette, assistante sociale, employée durant sept ans à l’Office des curatelles: «Je l’ai rencontré par hasard au Népal en 2011 et j’ai adhéré, explique-t-elle. Il manque des lieux comme ça. J’ai démissionné pour venir bosser cette saison.» Grillon l’admet: sa formation, c’est sa vie. Un parcours sinueux pour ce Jurassien, successivement mécano sur machines agricoles, chauffeur poids lourds, ambulancier, patron d’auberge et musicien. Dans l’entrée du petit gîte trône son piano transporté en hélicoptère. Chaque automne, cet original rejoint l’Inde en voiture. Il y retrouve sa femme, ses deux enfants et plusieurs projets éducatifs. «Mon parcours me permet de faire ce job. J’ai toujours été élevé dans une pension, sans parents. J’ai touché à l’alcool, à la drogue. Mais je ne veux pas entrer dans les détails. Personne ne sait d’où je viens, mais le plus important c’est que tout le monde sait où je vais. Et puis quand… (ndlr: une dispute éclate à l’intérieur). Attends, je reviens, ça castagne. On risque d’être interrompus souvent.» Malik, 13 ans, exprime son énième mécontentement. Si on l’a mis trois mois au vert, c’est qu’il a été renvoyé de son foyer du Mont-sur-Lausanne: «Quand on me VC1 Contrôle qualité Bon an mal an, les ados se rendent utiles dans l’exploitation, notamment en coupant le bois, en rentrant les chèvres, en taillant un sentier dans les pâturages (à gauche) ou en créant un chemin pédestre (à droite). fait chier, je tape.» Et il ne s’en cache pas, il voudrait être ailleurs: «Mais je n’ai pas le choix. L’autre jour, j’ai pété les plombs, je suis parti à Lausanne. Ici, c’est chiant. Y a toujours des trucs à faire. Alors oui, je découvre une expérience de vie. Mais ça va m’apporter quoi? Rien.» Un juge en visite Au sortir de sa douche, Florentin est à peine plus positif. Peut-être parce que l’ado de 15 ans, sanctionné pour des mé- faits qu’il ne tient pas à préciser et des fugues à répétition, a droit à une visite spéciale: Olivier Boillat, président du Tribunal des mineurs de Genève. «C’est essentiel pour moi de voir les jeunes sur le lieu de placement. Je leur montre que je ne les envoie pas seulement là pour les punir, mais aussi pour les valoriser. Je ne me débarrasse pas d’eux. Ils diront toujours que cela ne sert à rien, mais je suis convaincu du contraire.» L’intéressé adhère du bout des lèvres: «J’ai fait des con- neries à Genève, explique-t-il. Le juge m’a dit: «Je ne vais pas t’envoyer en prison, mais dans un endroit où tu pourras te reposer et apprendre la vie.» Au début, c’était difficile. C’est l’école qui me manque le plus: les copains, les profs. Ma mère est venue me voir deux fois. C’est pas toujours évident de faire le travail, je n’ai pas envie. Et j’ai de la peine à m’intégrer, je ne me sens pas apprécié ici. Malgré ça, quand je partirai, fin août, j’aimerais pouvoir remercier Grillon.» Le placement familial reste l’exception U Même si les Services de protection de la jeunesse et les juges romands sont de plus en plus ouverts au placement d’un jeune dans une famille d’accueil (qui comprend des lieux comme la Buvette des Petits Lacs), de telles solutions restent l’exception en cas de sanction pénale. Au chapitre des prestations personnelles – comme on appelle les travaux d’intérêt général pour les mineurs –, les jeunes sont prioritairement placés par le Tribunal des mineurs à l’atelier spécifique de la Fondation vaudoise de probation, à Carrouge. Celui-ci prévoit des activités à l’intérieur ou à l’extérieur, sur des chantiers, voire en forêt. D’autres sont mis à contribution dans des cuisines d’établissements médico-sociaux ou d’hôpitaux, ou placés dans une exploitation agricole via Caritas Montagnards. Le Tribunal des mineurs n’y a toutefois jamais placé un jeune jusqu’ici. Des cours d’éducation variant selon l’infraction punie sont proposés: cours de conduite, d’éducation à la santé (alcool ou consommation de cannabis), etc. La peine peut être assortie d’une mesure de protection, qui peut consister en une mesure de surveillance, une assistance personnelle plus soutenue, voire un placement pénal en dernier recours. «En général, les placements pénaux d’adolescents se font en institution, mais ils peuvent aussi se faire en famille d’accueil», selon Marc Favez, adjoint du chef du Service vaudois de protection de la jeunesse. Le canton de Vaud compte huit institutions pour adolescents, qui ne sont pas réservées aux placements pénaux. En outre, quelques institutions spécifiques existent en Suisse romande pour les adolescents qui doivent être placés en établissement fermé. Michel Lachat connaît bien Jean-Marie Grillon. Depuis des années, le président du Tribunal des mineurs du canton de Fribourg lui envoie des pensionnaires, d’abord à Roter Sattel, en Gruyère, et aujourd’hui à la Buvette des Petits Lacs. «Grillon s’est fait une réputation dans le domaine. Sous son air bohème et amuseur, l’homme est exigeant. Il n’y a pas beaucoup de familles et de lieux qui soient d’accord d’accueillir ces délinquants. Alors certes, il y a des échecs, mais aussi de belles réussites. Ce modèle offre une plus grande palette de choix pour les placements. Cela vaut donc la peine de prendre le risque de s’y essayer.» Pour Jean-Yves Riand, responsable romand de Caritas-Montagnards, partenaire de l’Etat pour le placement de jeunes en familles d’accueil, «M. Grillon assume des situations que l’on peut qualifier d’assez lourdes. Il est intéressant d’envisager une cassure avec le milieu habituel de ces jeunes, pour les sortir d’une dynamique d’institution. C’est un dépaysement prisé par nos mandataires, qui cherchent des solutions alternatives.» Olivier Boillat, président du Tribunal des mineurs de Genève, qui a placé cet été un troisième jeune sur les hauteurs des Mosses, confirme: «Ce qu’il y a d’extraordinaire, au-delà du cadre, c’est la personnalité de Grillon. De plus, ces jeunes sont habituellement hospitalisés, médicalisés. Là, c’est très différent.»