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24 Les vins belges Du grain de folie au business Bien que certains considèrent toujours les viticulteurs belges comme de doux illuminés, un nouveau secteur économique voit lentement le jour. Mais la culture de la vigne, apparue dans nos contrées dès le IXe siècle, est-elle aujourd’hui un business rentable ? forward s’est penché sur les bilans de quelques figures de proue de la viticulture nationale. TE X TE CHANTAL SAMSON PHOTO WIJNK ASTEEL GENOELS-ELDEREN, CHARDONNAY MEERDAEL, DOMAINE VITICOLE PHILIPPE GRAFÉ ‘P roduced with pride in Belgium’. Sur sa contre-étiquette, Maurice Fol, l’un des pionniers du ‘Hagelandse wijn’, affiche clairement la couleur. Il pousse le luxe jusqu’à numéroter à la main chaque exemplaire de sa toute petite production : 240 bouteilles pour la cuvée Ortega 2009 – l’une des quatre cuvées du Domein Tempelberg. Une curiosité rare, mais dont le prix assèche le palais de certains œnophiles ! Avec ses 50 ares, Maurice Fol est un artisan de la vigne. Mais il a, face à lui, de plus en plus de professionnels qui investissent des sommes considérables dans leurs vignobles et leurs chais, avec l’objectif de hausser le niveau qualitatif général des vins belges. Avec 119 hectares de vignes répartis entre une centaine de vignerons et 468.703 litres de vin produits en 2010, selon les chiffres du SPF Économie, le secteur vitivinicole belge reste un lilliputien à l’échelle mondiale, mais la production belge n’en suscite pas moins un intérêt croissant auprès des amateurs de vins. Produire des vins capables de rivaliser avec les grands crus de Bourgogne, ce fut, dès le départ, le pari de Jaap van Rennes. Aujourd’hui administré par sa fille et son beau-fils, le Wijnkasteel Genoels-Elderen (Limbourg) produit, en moyenne, 100.000 bouteilles par an… et les écoule sans la moindre difficulté. “La demande nationale a tellement crû ces cinq dernières années que nous avons décidé de stopper les exportations et d’imposer un paiement comptant à tous nos nouveaux clients. No money, no business”, lance avec amusement le fondateur du premier domaine viticole belge par la superficie (22 hectares en production). Même son de cloche au vignoble des Agaises (Hainaut) : Raymond Leroy, qui eut, un jour, cette idée un peu folle de tirer parti du soussol calcaire des coteaux d’Haulchin pour produire un vin effervescent digne de concurrencer les meilleurs champagnes, se désole de ne pouvoir vendre la moindre bouteille à celui qui visite ses 14 hectares de vignes (4 hectares supplémentaires seront plantés en 2012). Et pour cause : sa production totale de ‘Ruffus’ – environ 100.000 bouteilles – est réservée d’une année sur l’autre ! Tous se sont lancés dans l’aventure par passion. Mais tirent-ils de leurs parcelles de Chardonnay, de Pinot noir, de Müller-Thurgau ou de Regent suffisamment de revenus pour en vivre ? Cela, c’est une autre histoire… Une histoire que certains n’aiment pas évoquer : au Château Bon Baron (Lustin), par exemple, on veut bien parler vins mais pas chiffres. Des investissements considérables Sur l’étroite route de campagne qui mène au Domaine viticole du Chenoy (10 hectares plantés de cépages interspécifiques, voir encadré) apparaissent d’abord les vignes, puis l’imposant corps de bâtiment qui reproduit la structure au carré des fermes d’autrefois. C’est ici que le Namurois Philippe Grafé promène sa silhouette ascétique depuis 2003. Il a investi dans son domaine 1,6 million EUR, 60% de cette somme provenant de son bas de laine personnel et les 40% restants d’un emprunt bancaire. Les dettes pèsent donc très lourd dans son bilan. “En élaborant mon plan financier, j’ai compris très vite que la société allait devoir disposer d’un capital important, estimé à 200.000 EUR. Lorsqu’on démarre de zéro comme je l’ai fait, il faut pouvoir tenir 3 ans au minimum (ndlr, le temps nécessaire pour que les pieds de vigne grandissent et portent suffisamment de raisins) sans la moindre rentrée financi- 26 forward février 2012 © 2002-2012 Joyce van Rennes - Wijnkasteel b.v.b.a. ère. Ajoutez-y le temps de l’élevage – qui est plus long pour les vins effervescents que pour les vins tranquilles – et vous aurez compris qu’il est nécessaire d’avoir les reins très solides”, rappelle le vigneron wallon. ‘‘On investit et on se demande en permanence où cela va s’arrêter” Jaap van Rennes (Wijnkasteel) Philippe Grafé s’est lancé dans la viticulture à un âge où d’autres enfilent leurs charentaises. Il n’a jamais perçu le moindre salaire ou dividende en près de dix ans. “Je n’y pense même pas !”, lance ce septuagénaire plein de fougue. Les cinq actionnaires de la SA Vignobles des Agaises, qui ont doté celleci d’un capital de 250.000 EUR, sont logés à la même enseigne : chacun d’entre eux tire ses ressources d’une autre activité professionnelle (le négoce de vins pour Raymond Leroy, l’agriculture pour Etienne Delbeke, les travaux de génie civil pour Michel Wanty…). La société a investi jusqu’ici 1 million EUR et s’apprête à réinjecter une somme équivalente pour construire un nouveau chai et une salle de dégustation au beau milieu des ceps. “Le moindre cent gagné est réinvesti. Nous avons un très beau bilan, mais nous manquons de liquidités. Notre trésor, il est là”, s’exclame Raymond Leroy, en pointant son imposant stock de bouteilles attendant patiemment l’heure du dégorgement. Démarrer sans patrimoine personnel relève-t-il de la gageure ? Oui, répond sans hésiter Jaap van Rennes. La SPRL dans laquelle il a logé son activité vitivinicole affiche un capital de… 1,9 million EUR et l’on n’ose imaginer le montant des investissements qui ont fait de Genoels-Elderen le fleuron de la viticulture flamande. Inutile de poser la question, d’ailleurs. Avec un sourire confondant, Jaap van Rennes confesse “ne pas s’intéresser aux questions d’argent”… “HonnêUNE PRODUCTION EN HAUSSE tement, je ne peux pas vous CONSTANTE dire non plus combien j’ai inSelon les chiffres du SPF Économie, la production vinivesti au total. On commence cole belge s’est élevée à 468.703 litres en 2010, contre et on se demande en perman215.000 litres environ cinq ans plus tôt. Un peu plus de ence où cela va s’arrêter !” Paul 250.000 litres sont produits sous le régime des appelVleminckx, qui a débuté en lations. Il en existe 5 en Flandre : Hagelandse Wijn (la 1994 avec 2 hectares de Chartoute première, en 1997), Haspengouwse Wijn (2000), donnay à Oud-Heverlee, en Heuvellandse Wijn (2005), Vlaamse Landwijn (2005) et plein cœur du Brabant flamand, Vlaamse Mousserende Kwaliteitswijn (2005), et 4 en Waldispose aujourd’hui de 8 heclonie : Côtes de Sambre et Meuse (depuis 2004), Vin de tares, qui lui permettent de pays des Jardins de Wallonie (2004), Vin mousseux de produire annuellement entre qualité de Wallonie et Crémant de Wallonie (2008). 40 et 60.000 bouteilles de Chardonnay Meerdael, un vin mousseux de très grande qualité. “Il ne faut pas espérer atteindre le break-even avant 10 ou 12 ans, ce qui, naturellement, n’est pas de nature à rassurer les banques. Ici, j’ai pu compter sur leur appui pour la construction des bâtiments, avec une hypothèque à la clé, mais autant les oublier lorsqu’il s’agit de crédits d’investissement.” Grappiller jusqu’au moindre cent Une gestion au cordeau : c’est ce qui permet aux plus tenaces de survivre et même de prospérer. Au Domaine de Mellemont, Pierre Rion et ses deux associés se retroussent les manches quelque 750 heures par an (hors vendanges) : du bénévolat pur et simple car ce vignoble de 3,7 hectares planté en Pinot noir, Pinot auxerrois et Müller-Thurgau n’est pour eux qu’un hobby. Heureusement : sur base de son résultat d’exploitation, le Domaine de Mellemont ne pourrait rémunérer ces trois courageux qu’à hauteur de 3,55 EUR de l’heure ! Pour composer son équipe de vendangeurs, Pierre Rion bat le rappel sur Facebook et paie ceux-ci en bouteilles du domaine. “Avec la superficie que nous avons, nous sommes à la limite de ce que nous pouvons faire sans personnel fi xe”, estime cet homme d’affaires touche-à-tout. Grignoter sur les frais de personnel, c’est, pour tous, le nerf de la guerre. Au Domaine du Chenoy, Philippe Grafé s’appuie sur deux jeunes recrues payées via le plan Activa et emploie un ouvrier pour les travaux de base comme la taille ou le hersage. Sur le payroll des Agaises sont inscrits trois salariés. Et sur celui de Genoels-Elderen, six seulement. Pour contourner cette difficulté, Paul Vleminckx a choisi d’aller le plus loin possible dans l’automatisation, y compris pour la vendange. “Si la récolte est manuelle, vous devez compter 200 heures-homme par hectare, contre 8 heures-homme lorsque la vendange est mécanisée. J’ai donc acquis une vendangeuse à Sancerre dès 2002. Il y va ni plus ni moins de la viabilité de l’entreprise”, commente le patron de Chardonnay Meerdael. Toute source d’économies est bonne à prendre. Un fermier qui diversifie l’exploitation familiale, comme JeanFrançois Baele au Domaine du Ry d’Argent (Namurois), et ce sont des terres qu’il ne faut pas acquérir. Etienne Rigo au Les vins belges Domaine de Mellemont et Etienne Delbeke au Clos des Agaises sont, eux aussi, des agriculteurs qui ont mis leurs propres terres à disposition. La complémentarité des ‘pères’ de la cuvée Ruffus est, sans conteste, un atout indéniable pour la rentabilité du domaine hennuyer : la cuverie des Agaises est installée dans l’ancienne étable à moutons de la ferme des Delbeke et mise à disposition gratuitement pendant dix ans en échange de sa transformation complète ; quant à l’installation nécessaire au dégorgement, elle est amenée de Champagne, autant de fois que nécessaire, par Thierry Gobillard (Champagne J-M Gobillard et Fils), autre actionnaire du vignoble des Agaises. Trouver le juste rapport qualité-prix Le dernier élément qui joue un rôle déterminant dans la rentabilité des domaines viticoles belges est le prix de vente de leurs précieuses cuvées. Selon le Professeur Ghislain Houben de l’Université d’Hasselt, qui a étudié la rentabilité du vignoble belge, le vigneron qui vend son produit sous la barre des 10 EUR la bouteille (hors TVA) ne peut qu’être déficitaire. “Il est clair que celui qui décroche un 90/100 chez Parker peut voir l’avenir en rose !”, plaisante Pierre Rion. En attendant cette improbable cotation, celuici vend ses produits à un prix moyen de 7,20 EUR et son entregent commercial fait le reste. L’enjeu est le même pour tous : écouler le fruit de sa récolte et ne pas être contraint, un jour, de devoir déprécier son stock. Dans cet exercice délicat, certains s’en sortent mieux que d’autres. “Cher, mon vin ? Non, non, non, mes clients me disent qu’il est très bon marché au regard de sa qualité”, lance Jaap van Rennes. Le prix de vente conseillé de son ‘Chardonnay Goud’ est de 25 EUR, celui de son ‘Pinot noir’ de 28 EUR et celui de la ‘Zilveren Parel’ (la plus chère de ses cuvées effervescentes) de 19 EUR. La concurrence ne permet toutefois pas de faire n’importe quoi : les ‘bulles’ de nos viticulteurs, par exemple, subissent l’assaut commercial des cavas espagnols, surtout en Flandre. “Il faut un juste rapport qualité-prix, mais vous devez aussi inclure dans votre prix de vente les risques de mauvaise récolte, nos conditions climatiques étant ce qu’elles sont. Sans cela, vous êtes ‘kapot’ du jour au lendemain”, rapporte Paul Vleminckx. 27 LES ANCIENS ET LES MODERNES Il y a deux écoles dans la viticulture belge. D’une part, ceux qui ont choisi de planter des cépages traditionnels comme le Chardonnay ou le Pinot noir, en arguant du fait que notre climat actuel est celui de la Bourgogne il y a un siècle. Genoels-Elderen, Aldeneyck, Vignobles des Agaises, Chardonnay Meerdael, entre autres, se rangent résolument dans cette catégorie. Et d’autre part, il y a ceux qui ont opté pour des cépages interspécifiques, nés du croisement entre des espèces différentes et qui ont la propriété de bien résister aux maladies de la vigne telles que le mildiou et l’oïdium. Ces nouveaux cépages ont pour nom Johanniter, Pinotin, Solaris, Cabertin ou encore Regent. Philippe Grafé (Domaine du Chenoy), son voisin Jean-François Baele (Domaine du Ry d’Argent) et, plus récemment, Vanessa Vaxelaire et Andy Wyckmans au Domaine du Château de Bioul estiment que c’est là le meilleur choix pour combiner viticulture septentrionale et écologie (la culture de ces vignes nécessitant beaucoup moins de pulvérisations). Un autre point de divergence dans le business model des viticulteurs belges est le choix des canaux de distribution. Tandis que certains ciblent en priorité les restaurants (Genoels-Elderen par exemple), d’autres panachent davantage entre ventes au domaine, particuliers, secteur Horeca, cavistes et grossistes en vins. La voie royale pour écouler son stock est naturellement la grande distribution : le Domaine de Mellemont cède la moitié de sa production de blanc à l’enseigne Champion, et le Domaine du Chenoy a vendu, en 2011, quelque 10.000 litres de rouge à Delhaize, qui l’a embouteillé sous le nom ‘Orée du Bois’. D’autres s’y refusent pour une question de taille et/ou d’image de marque. “Un bon produit doit rester artisanal et confidentiel”, argue Raymond Leroy, cheville ouvrière du vignoble des Agaises. Hasardeux destin que celui de nos viticulteurs, mais la flamme qui les anime n’est pas près de s’éteindre ! Sur les hauteurs d’Emines, Philippe Grafé médite. Pour assurer la pérennité de son domaine, il s’est mis, dit-on, en quête d’un dauphin passionné, mais son affaire a aussi un prix : les actifs de sa société se montent à 1,2 million EUR et le domaine est désormais rentable (avec un petit bénéfice d’exploitation de 28.881 EUR en 2010). Philippé Grafé parviendra-t-il à trouver la perle rare ? Ce passage de flambeau aura valeur de test pour le petit monde de la viticulture belge.