Foucault mythologue des sciences Pour relire Les mots et les choses
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Foucault mythologue des sciences Pour relire Les mots et les choses
Foucault mythologue des sciences Pour relire Les mots et les choses Une caricature célèbre de Maurice Henry, parue dans la Quinzaine littéraire en juillet 1967, passait en revue une nouvelle tribu : torses nus, vêtus de pagnes, portant bracelets aux chevilles et poignets, ses membres arboraient aussi les attributs d’un autre monde, celui des lettres parisiennes, à commencer par les lunettes à lourde monture de l’ère pompidolienne. De gauche à droite, assis en tailleur, on voyait ainsi Foucault qui animait le débat, Lacan au nœud papillon, le sourcil levé dans sa direction, Lévi-Strauss perdu dans ses fiches et Barthes, songeur, peut-être dubitatif. Devenue couverture d’une histoire du structuralisme, la caricature a nourri bien des malentendus, à commencer par celui qui consistait à supposer que de l’un à l’autre auteur, de l’une à l’autre discipline, philosophie, psychanalyse, anthropologie, histoire littéraire, se rencontraient dans ces si années productives un même style de pensée, d’écriture, déductible d’un même mot d’ordre1. Alors, à faire de Foucault un mythologue des sciences, qui plus est un héritier de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, ne tombe-t-on pas soi-même dans la caricature ? L’anthropologue n’avait-il pas expressément interdit ce rapprochement ? Dans les entretiens qu’il accordait à Didier Eribon, le jugement de Lévi-Strauss était pourtant sans nuance, expéditif : Didier Eribon : Dans les années soixante et soixante-dix, on parlait « du » structuralisme comme d’un phénomène global et on déclinait toujours une liste de noms : Lévi-Strauss, Foucault, Lacan, Barthes… Claude Lévi-Strauss : Cela m’agace toujours car cet amalgame est sans fondement. Je ne vois pas ce qu’il y a de commun entre les noms que vous citez. Ou plutôt, je le vois : ce sont des faux-semblants. Je me sens appartenir à une autre famille intellectuelle : celle qu’ont illustrée Benveniste, Dumézil. Je me sens aussi proche de Jean-Pierre Vernant et de ceux qui travaillent à ses côtés. Foucault a eu tout à fait raison de rejeter l’assimilation2. 1 2 F. Dosse, Histoire du structuralisme, 2 volumes, Paris, La Découverte, 1991-1992. Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 104-105. 1 Pour clore définitivement sur ce chapitre, il n’y aurait plus qu’à évoquer l’accueil prudent mais plutôt glacial réservé à l’œuvre de Foucault dans le même dialogue : Son œuvre me touche par ses qualités d’écriture – je me rappelle sa leçon inaugurale au Collège de France, très belle littérairement, et où passait l’émotion. En revanche, j’éprouve de la réticence devant un parti pris consistant à répéter sur tous les tons : attention, les choses ne sont pas comme vous croyez, c’est le contraire. En somme, à affirmer que ce qui est noir est blanc et ce qui est blanc noir. Cela m’édifie sur les opinions de l’auteur, mais ne m’apprend rien de plus : un positif et un négatif photographique enferment la même quantité d’information. Je me défends mal aussi de l’impression – je n’essaierai pas de la justifier, faute de l’avoir contrôlée – que Foucault prend quelques libertés avec la chronologie. Comme s’il savait d’avance ce qu’il voulait prouver et cherchait ensuite de quoi étayer sa thèse. De la part d’un historien des idées, cela me gêne. Je me trompe peut-être. C’est un point sur lequel seuls les historiens de métier peuvent se prononcer3. Inversion terme à terme des problématiques classiques, infidélités avec l’histoire : il paraîtrait pour le moins saugrenu d’aller chercher un disciple chez un si mauvais sujet. Néanmoins, un tel jugement ne doit pas nous intimider : d’abord parce qu’un auteur peut revendiquer une filiation sans l’aval de son père putatif ; ensuite, parce que tout à fait indépendamment des questions d’identification, une méthode, c’est sa nature même, peut trouver à s’exporter d’un site à un autre, d’une œuvre à une autre, avec ou sans l’accord de leurs auteurs. Or, pour la question qui nous occupe, mettre l’accent sur l’application de la méthode d’une discipline, la mythologie comparée, telle que pratiquée par Lévi-Strauss, à un objet qui ne lui est pas forcément approprié, ou auquel elle n’est pas forcément appropriée, à savoir la science, peut tout simplement nous aider à relire Les mots et les choses – et à voir aussi, c’est le parti pris de cette étude, ce qui ne fonctionne pas dans ce livre. Car il me semble que cette œuvre de Foucault, et spécialement elle, a laissé une tension irrésolue, ce qui en fait à la fois le grand intérêt historique et le caractère daté : une tension qui passe entre l’intention philosophique de l’auteur, sa méthode, et le choix de ses objets. 3 Ibid. 2 La tension : une réception philosophique On rencontre plusieurs expressions de cette tension particulière entre intention philosophique, méthode et choix des objets dès les premières réceptions, nombreuses, du livre de Foucault qui, on le sait, bénéficia d’une audience extraordinaire pour un texte de philosophie. Or, il est une de ces réceptions à laquelle on a rarement fait sa place, parce que tout en provenant d’un universitaire et non d’un journaliste, elle n’est pas présentée par une tête couronnée, c’est celle de Bernard Balan. Bernard Balan est un élève de Canguilhem et un contemporain de Foucault, il est né en 1930, il a quatre ans de moins que son aîné. Il travaille au moment où Foucault publie Les mots et les choses, à une thèse d’épistémologie historique qui porte sur la formation et l’histoire du concept d’homologie en anatomie comparée, thèse dont la rédaction sera retardée par de graves problèmes de santé qui le conduiront pour plusieurs années dans un sanatorium, si bien qu’elle ne paraîtra sous la forme d’un livre qu’en 1979, beaucoup plus tard – ce délai de près de quinze ans condamnant quasiment son auteur au silence. Au moment où Balan intervient, en 1968, dans les colonne de la revue La Pensée, ce n’est donc pas un représentant chenu de la vieille Sorbonne qui fait rempart de son corps et de son autorité contre l’entrée en scène d’un jeune challenger, c’est lui-même un jeune challenger dans le domaine de l’épistémologie historique. Et son jugement a la fraîcheur, l’injustice aussi des challengers. Il aboutit à la conclusion suivante, par laquelle on peut commencer : Si l’on fait des Mots et les Choses l’occasion d’une polémique, cette polémique doit conduire à l’approfondissement de certaines parties du livre ; mais elle montrera aussi que la méthode est vaine. Si au contraire on cherche à appliquer systématiquement la méthode, on fera un travail de falsification. Les mots et les choses ne peuvent pas servir d’ouvrage de référence, par exemple4. Quelle est la tension ici notée par Balan ? Celle qui nous intéresse en réalité, qui passe entre une intention philosophique du texte, qui est clairement polémique, et qui a d’ailleurs déclenché la polémique, et une méthode qui, elle, ne peut véritablement réaliser ces intentions, sauf à trahir ses objets. Pourquoi la méthode ne peut-elle pas réaliser les intentions de 4 B. Balan, « Entretiens sur Foucault. Deuxième entretien », La pensée, janvier-février 1968, n° 137, repris dans : Les mots et les choses de Michel Foucault. Regards critiques 1966-1968, imec éditeur, Presses universitaires de Caen, 2009, p. 363. 3 l’ouvrage ? Parce qu’elle produit une falsification : elle traite les sciences avec les outils intellectuels avec lesquels précisément on penserait plutôt la magie (et on pourrait ajouter ici : les mythes). Le problème capital du livre se rencontre ici : la méthode archéologique n’implique-t-elle pas une falsification radicale de l’histoire des sciences en même temps qu’une méconnaissance de la nature de la démarche scientifique, dans la mesure où la science s’est dégagée de la magie pour autant qu’elle a refusé de s’enfermer à l’intérieur d’une théorie philosophique bâtie à partir du problème du langage, et tendant à poser a priori des limites à la possibilité de connaître tout en survalorisant les capacités du langage ? Parce que dépendantes des structures formelles et arbitraires du langage, la magie et la philosophie sont peut-être susceptibles d’une analyse intégralement archéologique dévoilant le caractère illusoire d’un devenir au profit d’une succession de rupture, rendant ce qui précède impensable dans le contexte de ce qui suit, en même tant que nécessaire dans le contexte contemporain. On peut douter qu’il en soit de même de la science, dans la mesure où elle rencontre la réalité des choses, au-delà des formes verbales, des déterminations du rapport des mots aux choses, et des conditions de la perception – et cette réalité enveloppe un sérieux en face duquel la classification chinoise inventée par Borges pourrait être rendue à sa fonction de farce, en face de laquelle il faut une sensibilité bien sophistiquée pour éprouver un malaise quelconque5. On le voit bien : ce que reproche Balan à Foucault, c’est d’avoir limité son abord de la science aux formations discursives et aux rapports tumultueux qui s’établissent dans le discours des mots aux choses, formations discursives et rapports qui sont déterminants dans l’examen de la magie comme de la philosophie – mais également et surtout, pourrait-on ajouter, dans l’examen des mythes, comme le démontre magistralement Lévi-Strauss. Ce dernier ne rappelait-il pas constamment à quel point l’épreuve empirique d’un mythe était seconde, pesait peu par rapport aux raisons de sa détermination interne, aux opérations intellectuelles qu’il recèle ? 5 Ibid., p. 350-351. 4 Un modèle mythique démenti par l’expérience ne disparaît pas purement et simplement : il ne change pas non plus dans un sens qui le rapprocherait de l’expérience. Il poursuit son existence propre et, s’il se transforme, cette transformation satisfait non aux contraintes de l’expérience, mais à celles de l’esprit, indépendantes des premières6. Or, rappelle Balan, à côté de ces contraintes intellectuelles, il y a les choses mêmes dont les sciences font l’épreuve, par exemple dans le laboratoire, et qui imposent une toute autre temporalité à cette pratique spécifique, une toute histoire, celle qu’essaye de produire l’épistémologie historique notamment dans la tradition française portée par Bachelard et Canguilhem. Il est cependant vrai que l’homme de science est le constructeur d’un discours à travers lequel il exprime ce qu’il saisit d’intelligibilité dans les choses. Que la détermination philosophique du rapport entre les mots et les choses conditionne positivement et négativement la matérialité de son travail et l’élaboration des résultats obtenus est un fait ; mais pour le savant, il existe aussi un laboratoire, et du fait que le laboratoire n’est pas une phrase, avec lui s’introduisent dans la pensée des lois qui ont leur authenticité et fournissent à cette pensée un devenir qu’elle est incapable de produire et qui lui ouvre des perspectives imprévues ; beaucoup plus que l’œuvre de Cuvier, celle de Darwin est peut-être une de ces aventures. Mais Foucault parle de Cuvier, et non de Darwin7… Les mots et les choses constitueraient donc un linguistic turn, un tournant linguistique auquel un nouveau challenger dans le domaine de la philosophie, aurait soumis l’histoire des sciences et l’épistémologie historique, quand d’autres, dans d’autres domaines pratiqueraient le même tournant linguistique en anthropologie, en littérature, ou en psychanalyse. Le problème, c’est que ce tournant appliqué spécialement à cet objet manque ce qui fait la spécificité de la pratique scientifique, ou plutôt l’efface : il s’agit du retour aux choses mêmes, à travers les différentes modalités d’expériences, d’expérimentations, qui constituent le socle empirique sur la base duquel la science moderne a fondé son discours. 6 7 Lévi-Strauss, « Structuralisme et écologie », Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 157. B. Balan, « Entretiens sur Foucault… », art. cit., p. 351. 5 Le jugement de Balan paraît sans nuance. Il reconnaît toutefois plus loin et la portée révolutionnaire de ce texte (autrement dit ce qui procède de son intention philosophique) et une exploitation possible de la méthode, pour autant qu’on la fasse glisser d’une archéologie du langage à une archéologie de la perception, en se rapprochant d’un livre antérieur prisé par le critique, Naissance de la clinique, livre plus conventionnellement rattaché à la tradition de l’épistémologie historique : La méthode utilisée par Foucault est révolutionnaire mais, au moins en apparence, d’emblée insuffisante. Pourtant, de la même manière que Foucault s’est attaché aux rapports entre Biologie, Linguistique et Sciences des richesses pour souligner les structures communes qui se réfèrent à la possibilité générale de parler, il se pourrait bien que l’analyse des discordances amène à dégager des structures complémentaires, susceptibles d’éclairer, au-delà de la parole, les structures archéologiques de la perception en général, en se rapprochant de Naissance de la clinique, si on quitte Les mots et les choses8. Cette archéologie de la perception, c’est celle à laquelle s’est d’ailleurs attaché Bernard Balan lui-même, à propos de la seule histoire naturelle, dans l’ouvrage tiré de sa thèse, L’ordre et le temps, en renonçant à plus faire mention de l’existence d’un texte dont de toute façon il ne savait que faire, ni d’un auteur qui n’avait rien à faire de lui. J’ai longtemps partagé, et je dois dire que je partage encore en partie le jugement de Bernard Balan sur ce livre (ce malgré la magistrale leçon d’épistémologie historique que Foucault lui a adressée sur son propre terrain, comme en représailles, deux ans après sa critique, en 1970). Pour peu bien entendu qu’on se place dans la perspective qui est la sienne, à savoir celle d’une épistémologie historique : mais c’est là une perspective qui est, en un sens, commandée par le choix des objets de Foucault. Aussi, ce jugement de Balan m’apparaît-il tout à la fois lucide et tranché, aiguisé par la jeunesse. Loin de la polémique sur l’humanisme ou l’anti-humanisme, loin du conflit de génération qui bouleverse par ailleurs le champ philosophique de l’époque, du débat sur les intentions théoriques, sur lesquelles je vais revenir, débat qui a beaucoup polarisé la réception de Foucault, Balan s’efforce d’évaluer, dans un seul domaine en réalité, son domaine de compétence, les sciences naturelles, ce que la 8 Ibid., p. 362-363. 6 méthode foucaldienne fait de son objet. Et je crois qu’on pourrait élargir sa critique aussi bien à l’économie, qu’à la grammaire comparée et à la linguistique, et pour finir à tout le champ des sciences humaines. Assurément, pour qui voudrait pratiquer quelque chose comme une épistémologie historique comparative des sciences humaines, y compris d’ailleurs détachée des préjugés qui sont ceux de la discipline relativement, par exemple, à la sociologie des sciences ou de façon plus générale aux effets que les sciences humaines devraient exercer sur la façon de pratiquer l’épistémologie historique aujourd’hui, le texte de Foucault ne saurait servir d’ouvrage de référence, parce qu’il présente d’une façon fausse, faussée, les rapports entre ses objets, les sciences. L’intention : une tâche politique Mais encore faudrait-il que ce fût l’entreprise de Foucault, que de substituer une archéologie des sciences humaines à une histoire de ces sciences ou à une épistémologie historique. Aussi la question qu’on peut se poser une fois ce verdict sévère prononcé peut-elle être la suivante : N’a-t-on pas méjugé l’intention philosophique de l’auteur ? Foucault voulaitil vraiment substituer sa méthode archéologique à une épistémologie historique comparative ? Je crois qu’il faut requalifier l’intention philosophique de ce texte, intention politique, pour voir dans quelle mesure la méthode qu’il utilise lui est ou non appropriée, avant de savoir ensuite si elle se donne les bons objets pour s’exercer. Car, et c’est là une partie de mon propos : l’archéologie que propose ici Foucault, si elle me semble tout à fait bien fondée méthodologiquement dès lors qu’on identifie le projet qui la sous-tend, qui n’est pas prioritairement épistémologique, se donne en revanche un champ d’analyse, une assiette beaucoup trop étroite, et prescrite par une tradition qu’elle essaye par ailleurs de dépasser : les sciences et uniquement elles – et avec ces dernières la tradition de l’épistémologie historique. En d’autres termes, l’archéologie, si elle visait à être autre chose que le substitut mal fondé d’une épistémologie historique comparative, n’aurait pas dû se donner comme objet exclusif les sciences, les disciplines théoriques. Mais revenons à l’intention. Le texte de Foucault est une intervention politique dans le champ de la philosophie contemporaine. C’est lui-même qui le désigne de cette façon : dans l'entretien avec Madeleine Chapsal, paru dans la Quinzaine littéraire en mai 1966, Foucault est très précis sur l’entreprise politique. Il définit une tâche politique, des adversaires, un groupe politique, un domaine d’action. On pourrait quasiment dresser une liste. La tâche politique, on la connaît : 7 Notre tâche actuellement est de nous affranchir définitivement de l’humanisme, et, en ce sens, notre travail est un travail politique9. Et plus loin dans le dialogue : Notre tâche est de nous affranchir définitivement de l’humanisme, et c’est en ce sens que notre travail est un travail politique, dans la mesure où tous les régimes de l’Est ou de l’Ouest font passer leur mauvaise marchandise sous le pavillon de l’humanisme… Nous devons dénoncer toutes ces mystifications, comme actuellement, à l’intérieur du PC, Althusser et ses compagnons courageux luttent contre le chardino-marxisme10. Comme on le voit la tâche politique désigne d’emblée l’adversaire et quelques alliés. L’adversaire, c’est l’humanisme comme pavillon commun, en contexte de guerre froide, aux deux camps adverses. On pourrait le désigner comme une idéologie, voire même comme une structure idéologique commune au bloc de l’Est et au bloc de l’Ouest. En ce sens, il y un humanisme de droite et humanisme de gauche, un humanisme marxiste et un humanisme atlantiste. Le premier mouvement de Foucault, mouvement politique consiste à dissoudre cette idéologie, dissoudre cette stratégie de légitimation politique, qui est aussi un façonnement culturel. En 1970, Foucault le déclinera d’ailleurs sous divers aspects : J’appelle philosophie humaniste toute philosophie qui prétend que la mort est le sens dernier et ultime de la vie Philosophie humaniste toute philosophie qui pense que la sexualité est faite pour aimer et proliférer. Philosophie humaniste, toute philosophie qui croit que l’histoire est liée à la continuité de la conscience11. Et l’on pourrait poursuivre en examinant tous les éléments qui codent la culture d’une époque. 9 M. Foucault, « Entretien avec Madeleine Chapsal », La Quinzaine littéraire, n°5, 16 mai 1966, repris dans Dits et Ecrits, I, 1966 (doc. 37), Paris, Quarto Gallimard, p. 541. 10 Ibid. 11 M. Foucault, « La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, t. XXIII, n°1, janvier-mars 1970 (doc. 77), repris dans Dits et Ecrits, I, 1970, p. 898. 8 Telle quelle, cette philosophie humaniste prend la forme de l’alliance monstrueuse, impensable, comme Foucault le dit, de Sartre et Teilhard des Chardin, du marxisme existentialiste et du personnalisme chrétien, alliance que les althussériens, qui sont euxmêmes objectivement proches de Foucault dans la bataille bien que placé dans un autre champ, le champ politique (au sein du PCF), s’efforcent de combattre. Mais le groupe politique que Foucault veut organiser autour de son entreprise est bien plus vaste que cela. Foucault l’inscrit d’ailleurs dans un conflit de génération qui se joue au sein du champ philosophique et plus généralement du champ académique : il cite dans l'entretien avec Madeleine Chapsal « La génération des gens qui n’avaient pas vingt ans pendant la guerre », cette génération qui s’est découvert une passion, « la passion du concept et de ce que nommerai le système »12. Elle s’oppose bien sûr à celle des maîtres, qui avaient la trentaine ou la quarantaine pendant la guerre : au premier chef, Sartre (le Sartre de la Critique de la raison dialectique), Merleau-Ponty (celui de Sens et non sens, ou « Les sciences de l’homme et la phénoménologie »), Gusdorf (le caïman à Ulm, auteur d’une Introduction aux sciences humaines), qui sont très directement visé en plusieurs passages du livre, comme l’ont fort bien montré les commentateurs. Plus loin dans le dialogue : Ces découvertes [celle du structuralisme bien sûr, qui donne sa configuration nouvelle aux sciences humaines] ont une pénétration très forte dans ce groupe mal définissable des intellectuels français qui comprend la masse des étudiants et les professeurs les moins vieux13. Aux professeurs les moins vieux, les challenger parmi lesquels Foucault se compte, ceux qui n’avaient pas vingt ans pendant la guerre, vient s’ajouter la masse des étudiants. On sait depuis le livre de Bourdieu et Passeron, Les héritiers, paru en 1967, quelles secousses bouleversent le monde universitaire français de l’après guerre. C’est bien sûr l’explosion démographique qui change la donne au sein d’une institution qui a du mal à accueillir les nouveaux entrants, que les phénomènes de générations mais aussi l’origine sociale poussent vers les sciences nouvelles. Ces dernières sont entrées en masse après 1945 dans les institutions légitimes de la production du savoir et de l’enseignement. Dans le monde savant, tout d’abord, on aurait peine à dresser une liste exhaustive des instituts et des centres, 12 13 M. Foucault, « Entretien… », art. cit., Dits et Ecrits I, p. 542 Ibid. 9 rattachés ou non au Centre national de recherche scientifiques (CNRS), et chargés de promouvoir les nouvelles disciplines : Institut national d’études démographiques (INED), Instituts d’études politiques (IEP), Institut français de polémologie (IFP), tous trois créés dès 1945 ; centre médico-psychopédagogique Claude Bernard, Centre d’Étude Sociologique du CNRS, Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) créés en 1946 ; VIe Section de l’Ecole Pratique des Hautes Études, dite section des sciences économiques et sociales, fondée en 1947, etc. Dans le monde universitaire, ensuite, l’intégration polémique et même douloureuse des sciences humaines a pour plus évident symptôme le changement de dénomination des Facultés de Lettres, rebaptisées en juillet 1958 : « Facultés des Lettres et des Sciences Humaines », ainsi, ne l’oublions pas, que la percée des études d’économies dans les Facultés de Droit qui sont rebaptisées à la même époque « Facultés de Droit et des Sciences Économiques ». Face à cette nouvelle donne, le monde académique est entré en résistance. En ce sens, le discours des philosophes de l’époque, (et d’ailleurs sur ce sujet Althusser n’échappe pas à la critique, pas plus que Canguilhem), manifeste clairement une défense de corps face à l’émergence des sciences humaines, analogue à celle qu’on avait rencontré en Allemagne au moment de la crise démographique et académique des années 1880 (et qu’on situe très bien dans les œuvres de Dilthey et d’une partie des néokantiens de l’époque, comme le montre le beau livre de Fritz Ringer sur le déclin des mandarins allemands14). C’est un discours à forte tonalité critique, assorti le plus souvent (chez Merleau-Ponty, Sartre, Gusdorf surtout) d’intentions philosophiques très manifestes, celles d’assujettir les nouveaux entrants à un carcan métaphysique détenu par les philosophes eux-mêmes – de redonner, en un mot, à la philosophie le privilège du locuteur. L’humanisme brocardé par Foucault est l’expression parfaite de cette entreprise clairement réactionnaire, en ce qu’elle ne fait rien d’autre que rejoindre et célébrer les valeurs du passé, celle d’un espace ou la position philosophique et ses privilèges n’étaient pas menacés, l’espace scolaire d’avant 1945, pour le dire en un mot : l’espace des humanités. D’où d’ailleurs l’anti-scientisme plus général qui accompagne ce mouvement de réaction, et qui n’est pondéré que d’un bord du champ philosophique, dans la tradition dont Foucault est issu, celle de l’épistémologie historique dite à la française (la lignée Rey-Bachelard-Canguilhem). 14 F. Ringer, The Decline of the German Mandarins. The German Academic Community, 1890-1933, Harvard University Press, 1969. Comme l’a montré Bourdieu ailleurs, dans son cours sur Manet, il y aurait tout un travail à faire sur le lien entre crise démographique et naissance des avant-gardes. 10 Il n’est pas étonnant que ce conflit de génération dans le champ académique et plus spécifiquement dans le champ philosophique, tel que brossé par Foucault, ait un point d’application essentiel : le système d’enseignement. Ce que vise un livre comme Les mots et les choses, c’est une révision, une révolution dans le système d’enseignement, qui fasse entrer en force les positivités, notamment les sciences humaines. Ce qui est condamné, ça n’est pas l’honnête homme, c’est notre enseignement secondaire (commandé par l’humanisme). Nous n’apprenons absolument pas les disciplines fondamentales qui nous permettraient de comprendre ce qui se passe chez nous – et, surtout, ce qui se passe ailleurs… Si l’honnête homme, aujourd’hui, a l’impression d’une culture barbare, hérissée de chiffres et de sigles, cette impression n’est due qu’à un seul fait : notre système d’éducation date du XIXe siècle et on y voit régner encore la psychologie la plus fade, l’humanisme le plus désuet, les catégories du goût, du cœur humain… Ce n’est ni la faute de ce qui se passe, ni la faute de l’honnête homme, s’il a le sentiment de ne plus rien y comprendre, c’est la faute de l’organisation de l’enseignement15. Et plus loin dans le texte : L’effort qui est fait pas les gens de notre génération, ça n’est pas de revendiquer l’homme contre le savoir et contre la technique, mais c’est précisément de montrer que notre vie, notre manière d’être, jusqu’à notre manière d’être la plus quotidienne, font partie de la même organisation systématique et donc relèvent des mêmes catégories que le monde scientifique et technique16. La génération précédente a dressé une ligne de partage très forte entre les exigences de la vie et celle de la science. Foucault veut montrer au contraire qu’on ne sort pas du savoir. Montrer comment les positivités se sont introduites dans l’espace du savoir collectif. Et que ce sont elles dont il faut comprendre l’efficace, car ce sont elles qui modèlent l’homme aujourd’hui. 15 16 Michel Foucault, « Entretien… », art. cit., p. 545. Ibid., p. 546. 11 La méthode L’entreprise éminemment politique, comme on le voit, emporte avec elle une méthode : identifier le savoir implicite d’une société en un temps donné. Pour comprendre cela, peut-être faut-il se reporter à l’entretien avec Raymond Bellour de 1966 encore, à chaud si l’on peut dire, au moment où le livre sort. Cet entretien a une tournure plus méthodologique, moins politique que l’entretien avec Madeleine Chapsal. Aussi Foucault peut-il y avancer : Dans une société, les connaissances, les idées philosophiques, les opinions de tous les jours, mais aussi les institutions, les pratiques commerciales et policières, les mœurs, tout renvoie à un certain savoir implicite propre à cette société. Ce savoir est profondément différent des connaissances que l’on peut trouver dans les livres scientifiques, les théories philosophiques, les justifications religieuses, mais c’est lui qui rend possible à un moment donné l’apparition d’une théorie, d’une opinion, d’une pratique17. Ce savoir implicite prend alors la forme d’une analyse de ce que Foucault appelle le « théorico-actif », dans la mesure où il ne fait pas état d’une quelconque antériorité de la théorie sur la pratique, mais montre au contraire comment théorie et pratique s’interpénètrent. On ne peut pas ne pas constater d’emblée que l’expression même de théorico-actif que Foucault propose n’est qu’une reprise des « logiques pratico-théoriques », logiques concrètes qui régissent les sociétés primitives telles que Lévi-Strauss les présente dans la Pensée sauvage, et qui se manifestent spécialement dans les mythes fondateurs18. Ce passage de l’entretien avec Raymond Bellour renvoie lui-même directement à la présentation du projet de Foucault dans la Préface des Mots et les choses, texte lui-même très connu et souvent commenté, ou Foucault isole trois ordres dans une culture : Les codes fondamentaux d’une culture – ceux qui régissent son langage, ses schémas perceptifs, ses échanges, ses techniques, ses valeurs, la hiérarchie de ses pratiques – fixent d’entrée de jeu pour chaque homme les ordres empiriques auxquels il aura affaire et dans lesquels il se retrouvera. A 17 M. Foucault, entretien avec R. Bellour, Les Lettres françaises, n°1125, mars-avril 1966, repris dans Dits et Ecrits I (doc. 34), p. 526. 18 C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962. 12 l’autre extrémité de la pensée, des théories scientifiques ou des interprétations des philosophes expliquent pourquoi il y a en général un ordre, à quelle loi générale il obéit, quel principe peut en rendre compte, pour quelle raison c’est plutôt cet ordre-ci qui est établi et non pas tel autre. Mais entre ces deux régions si distantes, règne un domaine qui, pour avoir surtout un rôle d’intermédiaire, n’en est pas moins fondamental : il est plus confus, plus obscur, moins facile sans doute à analyser. C’est là qu’une culture, se décalant insensiblement des ordres empiriques qui lui sont prescrits par ses codes primaires, instaurant une première distance par rapport à eux, leur fait perdre leur transparence initiale, cesse de se laisser passivement traverser par eux, se déprend de leurs pouvoirs immédiats et invisibles, se libère assez pour constater que ces ordres ne sont peut-être pas les seuls possibles ni les meilleurs ; de sorte qu’elle se trouve devant le fait brut qu’il y a, au-dessous des ordres spontanés, des choses qui sont en ellesmêmes ordonnables, qui appartiennent à un certain ordre muet, bref qu’il y a de l’ordre19. Qu’est-ce que Foucault isole ici et dont il se propose de faire l’analyse ? Des codes de second ordre, qui introduisent un certain jeu dans les codes du premier ordre, mais n’ont pas le même degré de réflexivité que les théories savantes. Pour qui a lu Lévi-Strauss, on voit bien qu’est délimité ici la place des mythes dans son système de pensée, comme codes du second ordre précisément, avec le jeu éminemment politique que les mythes permettent, comme figure du théorico-pratique. Or, comment reconstruire ces codes du second ordre ? Comme pour l’étude des mythes, à partir de leurs « traces verbales ». L’idée est de trouver dans des traces verbales différentes des traits communs pour « constituer ce que les logiciens appellent des classes, les esthéticiens des formes, les gens des sciences humaines des structures, qui sont l’invariant commun à un certain nombre de traces »20. Une fois encore, la méthode structurale de LéviStrauss : la recherche d’invariants dans des groupes de transformations, est mobilisée pour rendre compte de ce savoir implicite d’une société. Il va de soi que dans la préface de son livre, comme dans l’entretien, Foucault dresse un programme plus vaste que celui qu’il se donne dans Les mots et les choses : celui d’une archéologie du savoir, où comme on sait la 19 20 M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, « Préface », p. 11 (je souligne). M. Foucault, entretien avec R. Bellour, art. cit., p. 526. 13 méthode de Lévi-Strauss est à l’honneur (et je ne peux ici que renvoyer aux remarquables et très complètes analyses de Gildas Salmon sur le sujet21). L’objet Mais la particularité de notre livre, Les Mots et les choses, c’est qu’ici l’archéologie s’applique exclusivement à un seul objet : les codes de troisième ordre, les sciences ou les disciplines qu’on qualifie comme telles rétrospectivement. Autrement dit, Foucault se propose de dégager sous l’étude des disciplines celle des savoir implicites qui les ordonnent, leur donnent un profil commun, des fonctions communes, ou permettent surtout d’identifier des opérations intellectuelles communes. Appliquée aux sciences humaines, on peut mesurer à quel point cette entreprise est non seulement archéologique mais aussi généalogique, mêlant à loisir les deux méthodes. Ainsi, si l’on suit une voie régressive pour atteindre la structure du livre, il faut partir de la coexistence dans les sciences humaines contemporaines de deux formes de savoir : herméneutique, et systématique – sachant que la configuration structuraliste a éliminé le domaine herméneutique pour privilégier l’approche systématique, laissé de côté ce que Foucault appelait les « phénoménologies acéphales de la compréhension »22 qui alimentent l’humanisme, pour en venir au système. Cette distinction entre deux régimes de scientificité à l’intérieur des sciences humaines, ou plutôt un régime qui nous éloigne de la science et un régime qui nous en rapproche, est proposée par les représentants de la méthode structurale, Lévi-Strauss au premier chef, notamment dans un article paru en 1964 et intitulé « Critères scientifiques dans les disciplines sociales et humaines »23. Derrière la fausse homogénéité que recouvre ce titre technocratique de « sciences humaines », il faut ainsi distinguer selon LéviStrauss entre de simples clientes des sciences véritables, qui parodient donc les méthodes proposées dans le domaine physico-mathématiques en vue d’autres fins que celles de la science, notamment des fins utilitaires ou idéologiques (et l’anthropologue vise explicitement la sociologie et la psychologie, à côté des sciences juridiques), et de véritables « disciples » des sciences physico-mathématiques, cultivant la seule valeur de vérité indépendamment de 21 G. Salmon, Logique concrète et transformations dans l’anthropologie structurale de Claude LéviStrauss, thèse de doctorat, Université Paris 1, 27 novembre 2009, ch. 6 : « Analyse transformationnelle et archéologie : vers une théorie de la valeur des savoirs », p. 527-617. 22 On rencontre cette expression dans Naissance de la clinique, PUF, 1963, préface, p. X. 23 Claude Lévi-Strauss, « Critères scientifiques dans les disciplines sociales et humaines », Revue internationale des sciences sociales, vol. XVI, 1964, n°4, p. 579-597, repris dans : Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 339 et sq. 14 l’utilité, entendre ici : les disciplines structurales, à commencer par la linguistique et l’anthropologie. Partant de cette dichotomie héritée, polémique bien sûr, on pourrait se proposer alors pour relire Les mots et les choses de conduire la généalogie de ce double savoir : herméneutique et systématique, à travers l’archéologie des disciplines empiriques et des positivités qui en procèdent, soit prioritairement à travers les différentes formes d’études des signes et des ordres empiriques. Cette voie généalogique conduit en réalité le texte, même si elle est cachée sous les dehors d’une archéologie. Or, ce que Foucault montre entre autre dans son livre, et qui est original du point de vue d’une chronologie par ailleurs héritée de l’épistémologie historique allemande, de tradition néokantienne, c’est une coupure importante au XVIIIe siècle qui dissocie l’étude des ordres empiriques de l’herméneutique, ces deux registres qui fonctionnaient de pair jusqu’alors. C’est le moment inaugural pour les positivités, où comme le dit Foucault « les choses se replient sur leurs propres épaisseur, et sur des exigences extérieures à la représentations ». Apparaissent trois ordres autonomes, la grammaire comparée, l’anatomie comparée et l’économie politique, qui se jouent hors du règne de la représentation. Ce qu’un langage administratif plus tardif a baptisé du titre curieux de sciences humaines renvoie alors, nous dit Foucault, à une réaction de l’herméneutique à ces positivités : sociologie, psychologie, et théories des formes symboliques (mythologie comparée, analyse littéraire, etc.) coïncident avec la réintroduction du motif de la représentation et de la compréhension, passé au crible de la Critique (celle de Kant) ou de ce que Foucault appelle « l’analytique de la finitude ». Si bien que, contre toute attente, ces sciences si combattues par les philosophes participent de l’humanisme un peu vain brandi par leurs principaux critiques, selon une subtile dialectique : elles sont les premières à avoir introduit la figure de l’Homme. Il n’est rien à conclure de ce premier parcours et de cette démonstration tortueuse sinon que ce propos-là est beaucoup trop intelligent pour être vrai. Mais il a le mérite de tout miser en faveur de la révolution structuraliste, quitte à brûler les vaisseaux des autres disciplines constituées – ce qui soit dit en passant est d’autant plus aisé à faire que jamais véritablement Foucault ne quitte la position de surplomb qui est celle du philosophe sur ces objets. Si l’on suit la voie archéologique en revanche, on doit donc comprendre que Foucault doit chercher le code de second ordre, savoir implicite d’une société, à partir du code de troisième ordre, les disciplines en voie de conversion scientifique, les positivités et bientôt les sciences. Le problème, c’est que cela ne marche pas : car ce n’est pas au sein d’une positivité qu’il faut chercher le savoir implicite d’une société. Pourquoi peut-on affirmer cela ? Tout 15 simplement parce que les opérations fondamentales que Foucault prétend saisir archéologiquement sont en réalité parfaitement réfléchies par les disciplines scientifiques elles-mêmes ou par les philosophies qui accompagnent le mouvement de ces positivités. Elles ne figurent pas comme un savoir implicite commun et inconscient sur le fond duquel elles se développeraient comme sciences, mais au contraire comme des opérations fondamentales qui sont parfaitement identifiées comme communes aux différentes sciences, par delà leur différences : c’est évidemment le cas de l’analyse en régime de représentation, et de son application à la grammaire comme à l’économie dans une philosophie comme celle de Condillac. C’est le cas aussi des croisements propres à l’émergence d’une théorie de la valeur, qui appuie donc l’étude de la monnaie sur une théorie générale des signes, et une théorie des signes naturels sur une biologie par exemple, dans toute la tradition de l’histoire économique. Si bien que ce qui se produit alors n’est pas tant une archéologie que l’esquisse d’une épistémologie historique comparative qui aurait toutefois le défaut de vouloir nécessairement partir des opérations communes et donc peut-être les moins significatives des sciences plutôt que d’interroger les problèmes cognitifs et les moyens spécifiques mobilisés pour les résoudre dans leur genre. Donc marquer aussi un système de différences, une certaine régionalité du savoir scientifique par delà ses formes communes, comme le proposait Bernard Balan. L’indicateur de ce défaut majeur dans l’« application » de l’archéologie à la science, c’est que par delà ses déclarations d’intention, l’économie générale du discours de Foucault renvoie très clairement à une tradition épistémologique homogène et bien identifiée : non pas la tradition française mais la tradition allemande, dont Foucault s’est par ailleurs beaucoup inspiré et dont il prétendait partir. Les mots et les choses est ainsi un livre très néokantien, marqué par la tradition de l’école de Marbourg, en particulier par la lecture de Cassirer. Les coupures, les discontinuités, suivent la chronologie proposée par Cassirer dans son Erkenntnisproblem. L’interprétation de la place de Descartes, de Condillac, de Kant, comme témoins et catalyseurs de la science d’une époque est chez Foucault d’un néokantisme tout à fait classique : toute une tradition « philosophique », et essentiellement elle, est passée au crible de ce que Kant appelait la Methodenlehre. Plus encore, bien souvent, le traitement des sciences humaines est imprégné de la vision et du principe d’organisation qui présidaient à la fameuse Philosophie des formes symboliques de Cassirer. Les commentateurs l’ont déjà noté, sans toutefois établir pourquoi cette inspiration pouvait paraître si problématique au regard du projet de l’auteur. Si seulement Foucault avait voulu suivre Lévi-Strauss jusqu’au bout ! Ce dernier n’avait-il pas proposé dans la Pensée sauvage quelques hypothèses hardies sur les rapports de 16 la science au mythe ? Ce qui oppose la science au mythe nous proposait Lévi-Strauss, c’est que la science est disjonctive, quand le mythe est conjonctif : à partir de structure commune, la science produit des événements, qui sont des résultats scientifiques spécifiques, et ce sont les événements qui sont les plus difficile à expliquer, à penser, et doivent mobiliser l’épistémologue ; quand, à partir d’événements en apparences singuliers, les mythes offrent au savant à reconstituer le tissu conjonctif d’une structure, qui elle est la plus difficile à penser à leur échelle. Aussi la relation de priorité entre structure et événement se manifeste-t-elle de façon rigoureusement symétrique et inverse dans la science et dans les mythes : les mythes créent de la structure à partir d’événements, la science, des événements (ce qu’on appelle des résultats), à partir de la structure. La structure savante est prédonnée, objectivée par la science elle-même. Ce qui signifie aussi que les opérations intellectuelles fondamentales que Foucault cherche à identifier archéologiquement à partir des disciplines sont déjà réfléchies par elles : loin d’être cachées, elles sont tout à fait explicitées, et du coup la méthode archéologique ne sert à rien. Mais alors qu’est-ce que l’archéologie pouvait rejoindre dont ne traite pas l’épistémologie historique, y compris dans sa tradition germanique ? Précisément, des systèmes de valeurs sous-jacents à la pratique des sciences, les systèmes de valeur implicites des discours scientifique, et à travers eux les jeux de pouvoir dans lesquels le savoir s’investit. Et là encore, la symétrie des relations entre mythe et science telle que pensée par Lévi-Strauss pouvait indiquer une voie. La pensée mythique ne réfléchit pas les opérations quelle produit sur son objet, en revanche elle réfléchit souvent ses propres valeurs. Le mythe est bien du pratico-théorique à l’état pur comme le montre Lévi-Strauss. Il n’est réduit à l’état de discours que par le savant structuraliste qui n’est pas tant obsédé par la valeur du mythe que par les opérations qu’il recèle. Mais un mythe n’est jamais seulement qu’un discours, il participe d’une pratique. C’est une pratique intégrée. Il n’est devenu discours que dès lors qu’il a été objectivé, au moins depuis les Grecs, comme l’envers de la rationalité scientifique, comme l’a très bien montré Marcel Détienne dans son magnifique livre sur l’invention de la mythologie24. Il va de soi que dans cet ordre, il y a dans l’analyse structurale des mythes une plus-value interprétative directe, même si elle repose sur une abstraction théorique majeure : par delà la dispersion du matériau mythique, ses événements que composent les mythèmes, on identifie des opérations fondamentales de l’esprit, des structures mentales chez Lévi-Strauss, 24 Marcel Detienne, L’invention de la mythologie, Gallimard, 1981 . 17 auxquelles ensuite on peut accorder des fonctions (qui vont s’insérer dans le système de valeur sous la forme d’action politique aussi bien). Qu’en est-il de la pensée scientifique elle-même ? Sa particularité, c’est au contraire qu’elle réfléchit toujours ses opérations, mais pas forcément ses valeurs. La science, si elle produit des événements scientifiques à partir de structure, est bien dans le pratico-inerte, assez peu dans le pratico-théorique comme le mythe. La portée axiologique latente des opérations de la science n’est pas immédiatement assignable et bien souvent elle est voilée ou refoulée. Ce qui est de l’ordre de l’inconscient dans la science ne réside donc pas dans les opérations intellectuelles pratiquées, qui sont hautement réfléchies, mais dans le système de valeur dans lequel s’introduit cette pratique théorique : valeur de vérité, mais derrière elle aussi utilité, pensée de l’état, pensée de la société civile, civilisation des mœurs, etc., et encore en amont le jeu des pouvoirs qui équilibrent et déséquilibrent ces forces. Mais, et pour parodier encore une fois Lévi-Strauss : ce système des valeurs ne se postule pas - ce contre toutes les métaphysiques qui pullulaient au XIXe siècle en réaction au sciences humaines, renaissaient dans les années 1950, et retrouvent aujourd’hui une étrange, détestable vigueur. Il ne peut être dégagé que par l’expérience, a posteriori. Plus encore, il n’est lui-même identifiable que par une méthode archéologique au sens strict puisque c’est bien des invariants dans des groupes de transformation du savoir, des invariants axiologiques, qu’il s’agit d’identifier selon les époques, et non des invariants épistémologiques. Invariants qui subissent des cassures, des discontinuités. Or, quand Foucault entend critiquer l’humanisme à la mode de son temps, que vise-t-il sinon précisément une valeur qu’on oppose au scientisme, soit à des formes jugées immorales, ou politiquement néfastes d’objectivation ? S’il y donc bien une tension propre à notre œuvre, laissée irrésolue, entre intention philosophique, méthode et choix des objets, c’est sans doute sur ce dernier point qu’elle exerce toute sa force : l’archéologie foucaldienne prend ici les objets légués par la tradition de l’épistémologie historique, pour les soumettre à une analyse dont les principaux résultats sont déjà détenus par cette tradition. Combien autre eût été une archéologie de ces sciences s’efforçant de réfléchir leur système de valeur ! Mais pour l’atteindre, il fallait certes partir des formations discursives, sans se laisser intégralement happer par elles. Il fallait sortir de la fascination des mots pour rejoindre l’étude des pratiques, des institutions savantes, selon une méthode que Foucault pratiquait de façon empirique mais sûre dans L’histoire de la folie, et qu’il systématisera à partir de Surveiller et punir. Les mots et les choses était une trop 18 brillante parenthèse qu’un ouvrage programmatique au ton un peu emprunté, un peu douloureux, L’archéologie du savoir, allait s’efforcer de clore. Ronan de Calan 19