Doctorat honoris causa Conféré par la Faculté de droit de l

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Doctorat honoris causa Conféré par la Faculté de droit de l
Doctorat honoris causa
Conféré par la Faculté de droit de l’Université d'Athènes
le 29 avril 2015
à
Philippe MALAURIE Professeur émérite à l'Université Panthéon -Assas
(Paris II)
Réponse du récipiendaire
Pour un Français, plus peut-être que pour tout autre citoyen, de toutes les autres nations Athènes est une des lumières
du monde, la pure lumière de l'Attique.
Les remerciements que je vous adresse cet apres-midi, ce n'est pas seulement le discours d'usage attendu dans ce
genre de cérémonie, ils sont l'expression profonde et émue de la reconnaissance que je porte à une grande
civilisation, la civilisation grecque qui a donné à l’homme la conscience claire de ce qu'elle attend de l’homme.
Cette fin avril 2015 rappelle ce qu’André Malraux avait dit ici, en son hommage à la Grèce, à la fin mai 1959 pour la
première illumination de l'Acropole : "Le seul peuple qui célèbre une fête du NON, la fête de l’indépendance". Le
NON que célèbre cette fête ce fut le refus de la Grèce en octobre 1940 de céder aux menaces de l’Italie de Mussolini.
Mais le non est aussi la libre profession de foi, mais d'une toute autre manière, toute contraire, le non de Goethe, le
non de Méphistophélès dans Faust : "Je suis l’esprit qui toujours nie, car tout ce qui existe est digne d'être détruit".
II y a donc deux manières de comprendre le non des Grecs : le non de Malraux, celui de la résistance, de la liberté,
de l'indépendance; et celui de Goethe: le non de la destruction, du non à l'euro et peut-être à la construction
européenne. Décidément, la pensée franco-grecque d'Andre Malraux peut entrer en conflits avec la pensée allemande
de Goethe dans ce qu'elle a de plus élevé, l'humanisme.
J'ai voulu manifester ma reconnaissance à votre Faculté et, d'une manière générale, à l'université, en affirmant et en
exaltant les liens du droit et de l'humanisme. Du droit, non des philosophes. Chaque philosophie se réfère à
l'humanisme pour conforter ses positions. Sur les philosophes, l’un de vos ancêtres , Aristophane, n'avait pas été
tendre. Dans ses Nuées, il presenta Socrate dans une nacelle, entre ciel et terre: il n'a pas les pieds sur terre, il ne vit
pas dans le réel et dans les épreuves qui attendent toujours le gouvernement des hommes; il n'est pas responsable ; de
sa nature, le philosophe est un irresponsable. Au contraire, la pensée juridique affronte sans cesse les conflits des
hommes, essaye de les resoudre, affirmant ainsi une pensee toujours responsable : elle est une logique de l’action.
La pensée grecque nous a enseigné les deux principes essentiels qu'impose le gouvernement des hommes. C'est dans
le temple d'Apollon à Delphes qu'on peut lire les deux messages les plus cruciaux de la civilisation : "Connais-toi
toi-même" et "Rien de trop" : il ne faut pas se prendre pour plus qu'on est et un des plus grands maux de l'homme notamment de son droit - est l’'ubris, la démesure.
La raison d'être du droit (et de son enseignement) c'est en effet l'homme.
Une idée simple que nous devons à Protagoras, le grand sophiste grec, contemporain de Platon : "L'homme est la
mesure de toute chose". Une idée simple mais ambigüe pouvant signifier tout et son contraire, un relativisme général
où tous les concepts et toutes les règles seraient subjectifs, variant avec le sens que chacun voudrait bien lui donner ;
la transcendance serait mensongère, la justice serait une pure création des hommes, ne dépendant que des nécessités
temporelles et contingentes. L'humanisme a ainsi de multiples visages.
Dans la tradition du droit français et sans doute de l'Occident tout entier, l’humanisme est lié aux valeurs qui lui
paraissent essentielles: l'homme, pour être humain, doit être plus qu'un homme : il s'accomplit par l'accueil de
l'étranger, du pauvre, du handicapé, par la primauté de l'esprit sur le formalisme, par le refus du dogmatisme, par la
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justice, par 1'ordre dans la pensée et dans la
société.
L'humanisme du droit, c'est aussi la transcendance, et les deux ne s'opposent pas. La transcendance ne vient pas
seulement d'en haut. Elle est aussi celle que vivent et font vivre les hommes, ce que résume en une phrase admirable
la premiere Prieure du Dialogues des carmelites de Georges Bernanos : "Ce n'est pas la règle qui nous garde, c'est
nous qui gardons la règle".
L'homme ne devient pleinement un homme qu'en se dépassant : c'est le trésor de l'humanisme.
J'ai toujours su que le droit n'etait pas seulement une technique, mais qu'il reposait sur des "valeurs", comme on dit
aujourd'hui, à la fois causes, signes, témoins et effets de notre société. Quelles sont donc ces valeurs?
En les cherchant d'abord, comme il se devait, dans la justice, j'ai vite découvert l'incertitude du droit. Qu'est-ce que la
justice ? Ses variations et ses contradictions sont nombreuses: les lois non écrites relèvent de la transcendance
comme avait dit Antigone ; la répartition équitable des richesses ; une noble naiveté selon les cyniques ; la loi du
plus fort; la protection des faibles, etc.
Ces incertitudes ne m'ont pas dérouté, car elles me paraissaient tenir à l'imperfection de l’homme. Le mystère de
l'homme explique et impose le mystère du droit. Mais ce qui m'a soulevé le plus de difficultés a été la définition la
plus célèbre, donnée par un des plus grands juristes de l'histoire, Ulpien : Suum cuique tribuere : rendre à chacun le
sien. Je n'y ai rien compris et je continue à n'y rien comprendre : qu'est-ce que "rendre à chacun le sien"? C'est ce qui
est fondé en droit. Qu'est-ce qui est "fondé en droit" ? C'est de rendre à chacun le sien : un cercle vicieux, un cabinet
des miroirs : le verbalisme, la tentation constante du droit et même de toute la pensée.
J'ai donc cherché à eviter les concepts et les notions abstraites. Le coeur du droit, la réalité du droit, c'est la personne
humaine. La négation du droit c'est ce qui déshumanise la personne. La considération constante de la personne porte
un nom: l'humanisme.
Tout au long de leur longue histoire, les hommes ont constamment aspiré à l'humanisme, mettant sous ce grand nom
des idéaux très divers. Tout au long de leur longue histoire, les hommes ont toujours cédé une partie de leur idéal
humaniste devant les réalites, ce qu'avec emphase on appelle maintenant le "principe du réalisme".
L'humanisme serait-il done les personnes qu'a racontées Platon dans le mythe de la caverne, qui vivent dans le
monde des ombres ? Ses modalités de pensée le condamneraient à circuler toujours à travers les mêmes
antagonismes : l'humilité contre l'arrogance ; la sobriété contre l'emphase ; la mesure contre la démesure ; le doute
contre la sécurité idéologique ; le courage contre la faiblesse et la lâcheté; la simplicité contre la complication, etc.
L'humanisme est fragile.
Ses menaces peuvent paraître bénignes, voire insignifiantes. Par exemple, tout récemment en France, sont apparues
ces menaces qui sous prétexte de mettre fin à l’ «élitisme» menacent de supprimer à peu près complètement
l'enseignement du latin et du grec dans l'enseignement secondaire. Projet qui relève de l'antihumanisme, faisant
disparaître le socle commun de toute la civilisation occidentale.
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Beaucoup plus violente, tout au long de l'histoire, la barbarie à d’innombrables occasions s’est toujours déchainée
contre l'humanisme, en le fracassant, dévoyant d'autres tres grands fondements de la civilisation, la religion, la patrie,
l'égalité, la liberté, la fraternité.
Tout au long de l'histoire, l'immense cohorte des hommes et des femmes de bonne volonté, a toujours finalement
vaincu la terreur et la haine. L'humanisme assure toujours la liberté et il enseigne toujours l’espérance.
Je termine ces remerciements en chantant 1'espérance avec Charles Péguy :
"Ce qui m'étonne, dit Dieu, c'est l’espérance.
Et je n'en reviens pas.
Cette petite espérance n'a I'air de rien du tout,
Cette petite fille espérance.
Immortelle."
Ce chant, la mythologie grecque l'a ignoré. Pandore, en ouvrant sa fatale boîte, a laissé s'échapper tous les maux qui
ravagent les hommes et les femmes, mais a laissé au fond de sa boîte l'espérance. C'est le christianisme qui en a fait
une vertu, sans doute la plus grande. Je l'ai vécue toute ma vie, surmontant grâce à elle les épreuves que, comme tout
le monde, j'ai vécues. Je l'ai vécue aussi dans mon enseignement: elle est la richesse du droit.
Aujourd'hui, elle est le sens que je donne à mon enseignement et au doctorat que la Faculté de droit d’Athènes, me
fait l'honneur de me donner. Elle illumine les difficultés que traversent la Grèce, la France et le monde.
Elle est la lumière et l'avenir du monde, un avenir extraordinaire.
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