Guerre en Irak : les « représentations » humanitaires en question

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Guerre en Irak : les « représentations » humanitaires en question
Guerre en Irak :
Les représentations humanitaires en question
Pierre Salignon
Article paru dans Humanitaire, la revue de Médecins du Monde
N°8, Automne-Hiver 2003
http://www.medecinsdumonde.org/publications/revueHumanitaire.htm
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Guerre en Irak : les représentations humanitaires en question
Par Pierre Salignon
L’offensive militaire américano-britannique contre l’Irak n’aura duré qu’un
mois. Elle a débuté fin mars 2003 avec les premiers bombardements
américains de la capitale irakienne, Bagdad. C’est là également qu’elle a pris
fin cinq semaines plus tard avec le déboulonnage symbolique et médiatisé
d’une statue du dictateur Saddam Hussein, en face de l’hôtel Palestine, siège
des journalistes internationaux tout au long du conflit.
Le régime totalitaire de Saddam Hussein s’est ainsi effondré sans réelle
résistance. L’intervention militaire américano-britannique aura été déclenchée
unilatéralement, sans l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies.
Objectifs affichés ? "Détruire les armes de destruction massive" en
possession supposée du dictateur irakien, "préserver la sécurité
internationale" et "rétablir la démocratie en Irak".
Présentée comme "préventive" ou "juste", cette campagne militaire a été
courte, les bombardements violents. Sa mise en scène "humanitaire",
orchestrée par l’administration américano-britannique et servie par les
journalistes embarqués avec les troupes combattantes, n’aura été qu’un
leurre parfois bien utile pour masquer les véritables raisons de son
déclenchement mais aussi les conditions de sa conduite1.
Par leurs actions de communication, les acteurs humanitaires ont, eux aussi,
entretenu les confusions provoquées par l’opération militaire contre l’Irak. S’ils
soulignaient leur peur de voir la population civile devenir la première victime
de la guerre, leurs représentations de la réalité ont été souvent décalées,
voire volontairement exagérées. Les opérations de secours sont pourtant
restées limitées tout au long du conflit.
Pour ou contre la guerre ?
Avant même le début du conflit, en plein préparatifs militaires, rares ont été
les organisations humanitaires occidentales à ne pas exprimer leur opposition
à la guerre.
"La Croix-Rouge française souhaite la poursuite obstinée des efforts en vue
d’aboutir à une solution pacifique évitant aux populations de nouvelles et
cruelles épreuves"2. A l’instar de certains humanitaires, son président, le
Professeur Marc Gentilini, voulait croire début mars que la guerre n’était pas
encore inéluctable.
"Nous continuons à récuser (sa) nécessité, compte tenu des possibilités
pacifiques de désarmement de l’Irak" déclaraient de leur côté dans un
communiqué commun Action contre la Faim, Médecins du Monde, Handicap
International, Première Urgence, Solidarité et Enfants du Monde.
1
2
Libération, 23 mars 2003.
Le Quotidien du médecin, 7 mars 2003.
1
De son coté, OXFAM, l’organisation anglaise, s’inquiétait de la "catastrophe
humanitaire" à venir, une telle perspective étant avancée comme un argument
contre la guerre3.
Médecins Sans Frontières (MSF) ne s’est pas associé à ces déclarations :
"En tant qu'organisation médicale internationale, notre rôle est de porter
assistance aux populations affectées par les violences et la guerre. C'est le
cas en Irak comme dans les autres zones de conflit où nous intervenons dans
le monde. Si nous n'avons pas à nous prononcer pour ou contre la guerre - au
risque de perdre l'impartialité qui nous permet de venir en aide aux civils,
sans discrimination et de façon désintéressée - il s'agit pour nous de tout faire
pour alléger les souffrances imposées aux civils dans ces périodes de
violence extrême". Il reste que l’image anti-guerre associée au prix Nobel de
la paix reçu par MSF en 1999 n’a pas facilité la diffusion et la compréhension
d’un tel message4.
Aux Etats-Unis, la plupart des ONG se déclaraient prêtes à intervenir en Irak
avec des fonds du gouvernement américain, sans remettre en cause le bien
fondé de la guerre annoncée. L’organisation International Rescue Committee
(IRC) espérait début janvier 2003 que la guerre serait évitée, tout en
demandant, si elle devait avoir lieu, que "les enfants irakiens soient assistés".
Aux Nations unies, en raison de l’opposition affichée contre la guerre par
plusieurs membres permanents du Conseil de sécurité - dont la France privilégiant une solution diplomatique et la poursuite du processus des
inspections en désarmement, le secrétaire général des Nations unies s’est
refusé à envisager son déclenchement jusqu’au dernier moment. Début
février, cependant, le Haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés
(HCR), M. Lubbers, exprimait son inquiétude face à l’absence de mobilisation
des pays donateurs, et notamment des Etats-Unis, pouvant permettre au
HCR de se préparer aux conséquences "humanitaires" d’une intervention
militaire en Irak. Il était un des rares officiels des Nations unies à accepter de
prendre la parole alors que peu d’officiels onusiens étaient disposés à le faire,
tous inquiets d’avaliser ainsi l’action militaire unilatérale du président Bush et
de ses alliés. M. Lubbers accusait ces derniers de "ne pas s’être préparés" à
faire face aux "coûts" de cette action armée sur les civils irakiens. Yussuf
Hassan, porte-parole du HCR à New York s’inquiétait de voir des fonds
nécessaires à des "opérations vitales", comme celles menées en Angola, en
Afghanistan et en Côte d’Ivoire, détournés afin de se préparer à la crise
potentielle en Irak et dans les pays limitrophes. "Les Nations unies sont
souvent critiquées de ne pas être préparées. Maintenant que nous sommes
prêts, nous courons le risque de ne pas être financés" déclarait alors Stephen
Johnson, directeur adjoint d’OCHA (United Nations Office for the Coordination
of Humanitarian Affairs – Bureau de la coordination des affaires
humanitaires), sans cacher sa crainte de participer à une opération de
"cleaning up" (nettoyage) après une guerre déclenchée en Irak par "les Etats
3
www.oxfam.co.uk. Voir notamment "Irak, Relations entre humanitaires et militaires", Briefing Paper,
n°41, mars 2003.
4
www.paris.msf.org
2
les plus puissants". Et le même Stephen Johnson de conclure : "nous devons
nous demander si nous sommes d’accord avec le rôle qu’on veut nous faire
jouer. Voulons-nous jouer ce rôle ? Avons-nous été mis en place pour
cela ?"5. Cette question résumait le dilemme se posant aux Nations unies
mais aussi à l’ensemble de la "communauté humanitaire" dans cette guerre
décidée hors du cadre des Nations unies par la première puissance mondiale.
Une catastrophe humanitaire annoncée
Avant même le début du conflit, les Nations unies ont annoncé le risque de
"catastrophe humanitaire" en Irak. Un plan de contingence des Nations unies
faisait état de 500 000 victimes civiles si la guerre était déclenchée. Le HCR
se préparait à accueillir plus de 600 000 réfugiés dans les pays voisins.
L’argent américain ne tarda pas d’ailleurs à couler déjà dans le pipeline des
préparatifs de la "probable" guerre. Le 6 février, le HCR recevait de
Washington une quinzaine de millions de dollars destinés à couvrir des
préparatifs pour faire face à l’exode de réfugiés attendu. "Il s’agit d’un soutien
supplémentaire afin d’aider au pré positionnement de vivres et de personnel
en vue d’une urgence humanitaire potentielle au Proche-Orient" disait Kevin
Moley, l’ambassadeur américain en poste aux Nations unies à Genève6.
De leur côté, les ONG envoyaient du matériel et des équipes en Jordanie,
Iran, Syrie et Turquie. Seules quelques organisations, comme Première
Urgence, MSF et le CICR envisageaient de maintenir du personnel en Irak
même, tout en s’interrogeant sur l’espace "humanitaire" que pourraient leur
concéder les belligérants.
Rares sont les ONG à ne pas avoir alors cédé aux déclarations alarmistes. Si
le Pr. Marc Gentillini, président de la Croix-Rouge française, s’élevait "contre
certains tableaux dramatiques de la situation des civils", il lançait au même
moment, "face à la catastrophe humanitaire annoncée", un appel à la
générosité du public7. De nombreuses autres ONG françaises lui emboîtaient
le pas. On observait le même processus aux USA et en Grande-Bretagne.
Des appels "humanitaires" étaient lancés par CARE international, OXFAM,
Save the Children, Christian Aid, ActionAid...
Pour sa part, MSF a décidé de ne pas faire d’appel public tant que les
opérations de secours n’étaient pas lancées. La période de guerre a été
financée sur fonds propres. Mais l’exercice de communication aura été
périlleux. Il s’agissait d’insister sur la réactivité de MSF sans recourir au pré
positionnement massif des volontaires et du matériel autour de l’Irak, tel que
le faisaient d’autres organisations.
5
"UN given peanuts for Iraq clean up", BBC website, 4 February 2003.
Libération, 4 mars 2003.
7
AFP, 26 mars 2003.
6
3
Des représentations (de la réalité) erronées
Finalement, les combats et les bombardements dits intelligents n’ont pas
provoqué des déplacements massifs de population.... et la crise attendue n’a
pas eu lieu. Mais en mettant en avant les risques "humanitaires", l’institution
onusienne, comme certaines ONG, ont cédé, certainement sans le vouloir, à
la propagande américaine qui cherchait à hâter le déploiement militaire.
Ce cercle vicieux a continué pendant la guerre. L’interruption des distributions
d’aide alimentaire dans le cadre du programme onusien "Pétrole contre
nourriture", conjuguée aux destructions soi-disant provoquées par les
combats, faisait dire à l’UNICEF que près de 100 000 enfants de moins de
cinq ans étaient en danger de mort. En raison des problèmes d’accès à l’eau
potable, les cas de choléra et de dysenterie risquaient de se multiplier et
400 000 civils couraient le risque d’être contaminés, selon l’OMS8. Le porteparole du Programme alimentaire mondial (PAM), Trevor Rowe déclarait
même de façon prospective : "Ce qui nous attend, c’est d’avoir à nourrir 27
millions de personnes. Soit la totalité de la population irakienne. Aussi
envisageons-nous un énorme programme, probablement le plus important de
l’histoire de l’aide humanitaire"9. Un appel de fonds de 2,2 milliards de dollars
était lancé. Pour conjurer la "catastrophe", le secrétaire général des Nations
unies, Kofi Annan, demandait les pleins pouvoirs au Conseil de sécurité "pour
faire tous les arrangements avec les autorités qui pourront être établies en
Irak durant et après les hostilités"10. Les conséquences de l’embargo imposé
contre l’Irak pendant douze ans ne faisaient qu’accroître les risques et rendre
la tragédie inéluctable selon certains. L’association Care déclarait ainsi "déjà
en 1991, les dégâts liés au traitement des eaux et aux problèmes électriques
avaient causé une mortalité plus importante que la guerre elle-même"11.
Charles MacCormack, président de l’organisation Save The Children,
annonçait que "30 % des enfants souffraient de malnutrition avant la guerre,
et clairement, leur situation ne s’arrange pas"12. Selon des sources
"humanitaires", dans les villes assiégées, comme Bassora, la population
faisait face à une crise "humanitaire" (manque d’eau potable et de nourriture,
tirs contre les civils essayant de fuir). Jean-Christophe Rufin, président d’ACF,
parlait de l’utilisation par les forces de la coalition de "l’arme de la faim" pour
conquérir les villes irakiennes13 et dénonçait le chantage à la nourriture de
George W. Bush. En d’autres termes, tous les éléments étaient réunis pour
que le pire se produise.
Il n’en a rien été. A vrai dire, ces déclarations ne correspondaient en rien à la
réalité puisque, dans les faits, les ONG bloquées hors du pays ou à Bagdad –
peu nombreuses au demeurant - alertaient sur une crise alimentaire et
sanitaire qui menaçait l’Irak sans réellement savoir ce qui se passait sur le
terrain, faute d’y être présentes et actives.
8
L’Hebdo, 3 avril 2003 et Libération, 6 février 2003.
Reuter, 26 mars 2003 et Libération, 17 avril 2003.
10
AFP, 20 mars 2003.
11
Libération, 26 mars 2003.
12
"Who will rescue Iraqi civilians ? ", New-York Times, 31 March 2003.
13
L’Hebdo, 3 avril 2003.
9
4
Les civils au cœur du conflit ?14
Les craintes étaient vives avant le conflit de voir les civils payer un lourd tribut
à la guerre, et particulièrement lorsque l'on connaît les dangers liés aux
combats dans des zones d'habitation civile.
Il est impossible actuellement de dresser un bilan précis des pertes civiles –
et militaires - des combats15. Peu d’images télévisées de morts ont été
diffusées au cours de la guerre, et il semble que le nombre de victimes suite
aux bombardements lancés par l’aviation américaine dans le cadre de
l’opération "effroi et stupeur" ait été, toutes proportions gardées, limité.
On gardera néanmoins en mémoire certains des crimes commis par les
soldats de la coalition au cours du conflit parfois devant les caméras de
télévision, quand ce ne sont pas les journalistes eux-mêmes qui en ont été la
cible. L’armée américaine invoquait à qui voulait l’entendre le respect des
conventions de Genève et du droit de la guerre, mais tirait à vue contre les
civils. Ce fut le cas à de nombreuses reprises, le 24 mars notamment : "Les
forces de la coalition ont détruit un bus civil lors d’une opération visant un
pont en Irak près de la frontière syrienne", déclarait un officier du
commandement central américain au Qatar reconnaissant une bavure qui
venait de causer la mort de sept personnes. Le 31 mars, dans le sud de l’Irak,
un blindé léger américain tirait sur une camionnette s’approchant d’un
barrage : sept morts, des femmes et des enfants en bas âge, selon le
Pentagone ; dix, d’après le récit du Washington Post, qui assurait qu’aucun
avertissement ni coup de semonce n’avait précédé les tirs16. La stratégie
militaire américaine était simple : "Les snipers ont reçu l’ordre de tuer tout ce
qui avance vers eux".
Le 2 avril, suite à une courte visite dans la ville de Al Hilla, le CICR dénonçait
l’usage de bombes à fragmentation par les forces de la coalition, et s’alarmait
de la situation de nombreux blessés. "Notre équipe de quatre personnes s’est
rendue à l’hôpital de Al Hilla au sud de Bagdad ; ce qu’elle a vu là bas est une
horreur ; il y a des dizaines de corps déchiquetés", déclarait le porte-parole du
CICR17. 300 blessés étaient pris en charge dans des conditions
catastrophiques. Des dizaines de civils étaient morts.
Les soldats irakiens se seraient rendus eux aussi responsables de certains
crimes de guerre. Le général Pace, adjoint au chef d’état-major interarmées
américain, déclarait ainsi sur la chaîne de TV américaine CNN le 27 mars :
"ils ont exécuté des prisonniers de guerre (américains), ils ont mis des postes
de commandement opérationnel dans des hôpitaux, ils ont entreposé des
armes dans des écoles, ils ont habillé des soldats en civil, ils ont pris des
femmes et des enfants comme boucliers humains, et ils ont (...) ouvert le feu
contre les forces auxquelles ils prétendaient se rendre". Peu de confirmations
de ces accusations ont été possibles, même si, comme à Bassora, des
soldats irakiens n’ont pas hésité à tirer sur des civils quittant la ville.
Autrement dit, les combats, quand ils ont eu lieu, ont été menés au détriment
des populations civiles qui se sont retrouvées prises au piège des combats.
14
"Les civils piégés au cœur de la guerre", Le Figaro, 11 avril 2003.
Le Monde, 19 avril 2003.
16
Le Monde, 2 février 2003.
17
Libération, 3 avril 2003 et 14 août 2003.
15
5
Les forces de la coalition disaient encercler les villes irakiennes pour éviter les
pertes civiles. Ce faisant, elles assiégeaient des centres urbains très
peuplés18, et bombardaient parfois des troupes irakiennes fondues dans la
population qui se trouvait dans l’impossibilité de fuir pour se mettre à l’abri.
Les civils étaient otages de fait de l’un et l’autre des combattants qui se
faisaient face sur ce champ de bataille urbain. La confusion entre "civils" et
"combattants" a été poussée à l’extrême au risque de voir les soldats de la
coalition américano-britannique prendre pour cible toute personne "suspecte",
par crainte d’un attentat suicide comme cela a été le cas dans le sud de l’Irak.
La guerre a mis les civils au cœur du conflit, à Bassora19 comme à Bagdad.
Les secours impossibles20
Accéder aux civils pour apporter des secours21 : c'est bien le principal objectif
pour les organisations humanitaires, en Irak comme sur d'autres terrains de
guerre, afin d'assister les civils en situation de violence extrême. C'est ce que
MSF a essayé de faire en positionnant à Bagdad, dès le début du conflit, une
équipe médicale de six personnes, dont un chirurgien, un anesthésiste et un
médecin. Pendant quelques jours, ces volontaires humanitaires ont pu
travailler dans l'hôpital Al Kindi, une structure de référence située dans le
nord-est de la ville. Mais en période de guerre ouverte, il était très difficile de
travailler dans une zone de combat et d’obtenir des garanties de sécurité.
Le contrôle des organisations de secours a été un enjeu pour les deux
camps. A Bagdad, la tension était extrême. Les autorités surveillaient
étroitement les étrangers présents et les quelques volontaires humanitaires
toujours actifs dans la capitale. Le régime a déclaré, à plusieurs reprises, ne
pas avoir besoin d'aide humanitaire. Mohammed Mehdi Saleh, ministre
irakien du commerce, le répétait à qui voulait l’entendre : "L’Irak est un pays
riche. Nous n’avons besoin d’aucune aide". Le matériel médical acheminé22,
dès le début de la guerre, par quelques ONG à Bagdad a le plus souvent été
déchargé directement dans les entrepôts du ministère de la Santé irakien.
De nombreux étrangers, en particulier des journalistes, soupçonnés
d’espionnage, ont été arrêtés et expulsés du territoire irakien par les autorités,
souvent au prétexte de l’utilisation de téléphones satellites introduits en Irak
de façon illégale. Les humanitaires ont, eux aussi, été victimes de ces
mesures arbitraires. Ce fut le cas d’abord de deux employés de l’organisation
Islamic Relief. Puis, à compter du 2 avril, deux volontaires de MSF ont été
retenus par des services officiels irakiens, sans qu’aucune explication n’ait été
donnée sur les raisons de leur arrestation. Ils seront libérés dans les jours qui
ont suivi la chute du régime23.
C'est toute l'absurdité de la situation à laquelle nous avons eu à faire face.
MSF a dû suspendre ses activités à Bagdad au moment précis où les
hôpitaux de la capitale étaient débordés par les blessés. Le 8 avril, le CICR
18
Libération, 26 mars 2003.
Libération, 31 mars 2003.
20
Lire notamment, Le Monde, 19 avril 2003.
21
Libération, 23 mars 2003.
22
AFP, 26 mars 2003.
23
AFP, 11 avril 2003 et The Independent, 13 avril 2003.
19
6
témoignait : "tous les hôpitaux de Bagdad ont atteint leur point limite et
n’arrivent plus à faire face. La situation est très inquiétante"24.
Enfin, avec les combats à Bagdad, il faut aussi déplorer la mort de plusieurs
journalistes, et celle d'un représentant du CICR, dans les derniers jours du
conflit25.
Les militaires n'ont pas l'humanitaire pour mission
Du côté des forces de la coalition, la situation n'a pas été beaucoup plus
facile. Comme les journalistes embarqués, les organisations de secours se
sont retrouvées embarquées dans la stratégie des forces de la coalition. Elles
ont attendu la fin du conflit pour avoir accès au territoire irakien sécurisé par
l’armée américaine26. Celles qui voulaient garder leur indépendance se sont
vues imposées de multiples contraintes pour avoir accès au territoire irakien.
L’accès aux populations sinistrées dans les zones de combat aura été un des
enjeux "humanitaires" de cette guerre.
Fin mars, l’aide humanitaire restait encore celle des convois militaires
médiatisés. Une quarantaine de véhicules militaires américains et
britanniques transportant une aide du Koweït à plusieurs milliers de
personnes rejoignaient la ville portuaire d’Oum Qasr. On gardera en mémoire
le caractère humiliant de ces distributions anarchiques27.
Par cette opération de propagande, les forces de la coalition cherchaient à
rassurer une opinion internationale largement opposée à la guerre en Irak, et
à la convaincre de son bien-fondé. D'autre part, elle visait à s'attacher le
soutien des populations locales alors que l'armée américaine commençait à
occuper certaines villes irakiennes. Mais ce ne sont pas les quelques
distributions de bouteilles d'eau ou de rations militaires qui pouvaient
répondre aux immenses besoins de la population irakienne.
Comme le soulignait alors Rony Brauman, "toute distribution urgente et
gratuite de vivres n’est pas humanitaire. Pour l’être, une action doit viser à
aider de façon désintéressée, sans autre objectif que de réduire les
souffrances des personnes qui en bénéficient. Il ne s’agit ni de contrôler ni de
séduire la population. C’est pourquoi les ONG revendiquent toujours leur
indépendance. Elle est le gage de l’impartialité, de la non discrimination dans
la distribution de l’aide. Elles n’obéissent pas à des logiques politiques"28.
Après le Kosovo et l’Afghanistan, c’est toujours le même débat. L’action des
forces en présence, comme les parachutages de vivres en Afghanistan, vise
des objectifs de propagande. Plus gênante que surprenante, la militarisation
de l’humanitaire peut poser des problèmes d’accès aux ONG de secours.
Leur action est alors assimilée à celle de l’un des belligérants, ce qui risque
de compromettre leur accès à l’ensemble des zones où elles doivent
intervenir, quelle que soit la partie qui les contrôle.
24
La Croix, 8 avril 2003.
AFP, 9 avril 2003.
26
Le Monde, 10 mai 2003.
27
Libération, 27 mars 2003.
28
La Tribune, Le Progrès, 3 avril 2003.
25
7
Malgré les apparences, les militaires n’ont pas l'humanitaire pour mission29.
En Irak comme ailleurs. Certes, il n’existe pas de monopole de l’aide, mais
conduire des opérations de guerre puis d’occupation n’a rien à voir avec
l’action humanitaire. Les militaires doivent tout simplement remplir des
obligations qui leur sont imposées par le droit international, notamment celles
qui visent à assurer la survie des populations des territoires qu'ils contrôlent
dans le cadre des opérations militaires qu'ils ont déclenchées. Imposée afin
de limiter les effets du conflit sur les civils, cette action leur enjoint, en
particulier, de ne pas détruire les infrastructures essentielles à leur survie (par
exemple, centrales d'approvisionnement en eau, électricité) et les contraint en
principe à faciliter l'approvisionnement des secours sur le terrain en ne
bloquant pas l'accès des organismes d'aide. En l’espèce, les humanitaires ont
dû se débrouiller pour envoyer leurs camions chargés de vivres et de
médicaments. "C’est à vos risques et périls", répondit en substance un
militaire américain au Qatar à l’annonce du départ vers Bagdad de 2 camions
affrétés par MSF en Jordanie.
Cette politique a dissuadé de nombreuses ONG d’entrer sur le territoire
irakien. Peu comme MSF et Première Urgence ont pris le risque. "Nous
n’avons pas à obtenir une autorisation d’une organisation rattachée à un état
major militaire", soulignait Thierry Mauricet de Première Urgence30. "Nous
devons apporter des médicaments, on va trouver des camions à Amman,
prévenir les belligérants, afficher des signes humanitaires sur les véhicules, et
on ira, autorisation ou pas".
A défaut, certaines ONG ont réclamé l’ouverture de "corridors humanitaires".
Jean-Christophe Rufin, président d’ACF, appelait "l’ONU à sécuriser les voies
d’accès où les ONG pourraient acheminer de l’aide humanitaire de façon
indépendante"31. D’autres organisations bloquées hors d’Irak ont relayé son
message. Cette proposition s’est révélée peu réaliste et seules les ONG qui
ont pris des risques ont accédé pendant le conflit au territoire irakien. Frédéric
Joli, le porte-parole du CICR, résumait la position de son organisation ainsi :
"L ‘idée de corridor humanitaire peut apparaître légitime pour toutes les zones
qui ne sont pas couvertes. Mais qui sécuriserait ces corridors ? L’ONU ? Cela
paraît très complexe à mettre en œuvre…".
Les humanitaires en guerre d’indépendance
C’est ainsi que le journal Libération titrait son édition du 4 mars. Dès avant le
commencement de la guerre, en effet, les humanitaires craignaient que leur
action soit dénaturée par la tutelle que voulait imposer le Pentagone sur les
opérations d’assistance.
La guerre en Irak aura été une nouvelle fois marquée par l’instrumentalisation
tous azimuts du label "humanitaire" ». Des pays comme l’Italie ou la Lituanie,
pour montrer leur engagement auprès des Américains, ont dès les premiers
jours du conflit promis d’intervenir sur le terrain "humanitaire". Les Turcs ont
29
Le Nouvel Observateur, 3 – 9 avril 2003, "Vous avez dit… humanitaire ? ", Rony Brauman.
Le Monde, 28 mars 2003.
31
Idem.
30
8
même invoqué ce prétexte pour tenter – en vain - de légitimer une éventuelle
intervention au Kurdistan irakien. Quant aux Etats-Unis, ils promettaient une
"aide humanitaire massive" et Washington mettait en place avant même le
début du conflit un office de la reconstruction et de l’aide humanitaire sous la
tutelle du ministère de la Défense. C’est à l’ancien général américain, Jay
Garner, 64 ans, qu’il est revenu alors de superviser les opérations d’aide
"humanitaire" et de reconstruction de l’Irak d’après guerre. Le Pentagone,
parmi les huit objectifs de guerre qu’il s’était fixé, mentionnait le fait de "mettre
un terme aux sanctions et de délivrer immédiatement une aide humanitaire,
de la nourriture et des médicaments aux personnes déplacées et aux
nombreux Irakiens dans le besoin". Après 12 ans d’embargo imposés par ces
mêmes Etats Unis, ce discours ne manquait pas de cynisme.
Sur le terrain, une équipe d’aide aux désastres (DART), émanation de
l’agence gouvernementale américaine USAID, était à la manœuvre. "Les
militaires se chargeront de l’aide humanitaire en attendant que les ONG
puissent travailler sur le terrain", indiquait un de ses responsables32. Un
centre opérationnel était également installé au Koweït. Il était censé délivrer
aux ONG les autorisations nécessaires pour entrer en Irak. Au moins dans le
discours public, la question des secours étaient intégrée à la stratégie militaire
américaine. Dans les faits, les équipes d’aide aux désastres ne sont arrivées
à Bagdad que fin avril... démontrant ainsi leur inefficacité.
Cette volonté de subordination et de contrôle des Américains a suscité une
levée de boucliers de la part des organisations humanitaires comme à l’ONU.
Un collectif d’ONG françaises (Action Contre la Faim, Handicap International,
Médecins du Monde, Première Urgence, Solidarités et Enfants du mondeDroits de l’homme) publiait le 3 mars un communiqué rappelant que le terme
"humanitaire doit être réservé à l’action d’organismes indépendants
appliquant des principes de neutralité et d’indépendance. L’action humanitaire
ne peut pas être considérée comme une arme au service d’objectifs militaires,
et n’est pas le service après vente de la guerre". Le président de Save The
Children s’inquiétait de voir les "travailleurs humanitaires à travers le monde
être pris pour cible car perçus comme partisans".
Un document interne des Nations unies daté du 21 mars mettait alors en
garde contre toute confusion des rôles : "Tout ce qui pourrait donner
l’impression que l’ONU est un sous-traitant" des forces militaires "doit être
évité"33. Il excluait notamment toute escorte militaire pour les convois de
l’ONU, rejoignant en cela les préoccupations d’autres agences américaines
comme CARE, IRC, World Vision et Save the Children.
Aux USA, les ONG américaines ont à nouveau été confrontées aux pressions
de l’administration américaine. De son coté, l’organisation américaine IRC34
dénonçait le 20 mars d’autres blocages administratifs posés cette fois-ci par
le trésor américain aux ONG américaines, les empêchant d’affecter de
l’argent privé collecté aux USA à des opérations de secours en Irak et en Iran,
et retardant le déploiement des secours. En attente de financements du
gouvernement américain, ces organisations ont été contraintes d’attendre son
32
Libération, 6 Avril 2003.
Le Monde, 5 avril 2003.
34
www.theIRC.org
33
9
feu vert avant de voir l’argent débloqué. Prestataires de services d’une armée
en campagne, elles ont en pratique plus dénoncé le fait de ne pas être
"assez" intégrées dans les préparatifs "humanitaires" du gouvernement
américain que défendu leur indépendance.
Le 21 mars, la France, en raison de son opposition à la guerre en Irak,
essayait ainsi de revenir sur la scène irakienne par le biais de sa politique
humanitaire, en finançant les préparatifs de certaines organisations françaises
comme ACF, Première Urgence, Solidarité et la Croix-Rouge française. "La
France est un pays qui a du cœur, un pays qui intervient chaque fois qu’il y a
de la souffrance"35, soulignait un responsable du gouvernement suite à une
réunion organisée sous l’égide du ministre des Affaires étrangères Dominique
de Villepin. Elle regroupait "tous les responsables d’ONG françaises
spécialisées dans l’action humanitaire d’urgence dans les zones de conflit,
pour examiner avec eux les problèmes et perspectives de leur action en Irak",
selon un communiqué du Quai d’Orsay. M. de Villepin indiquait que la priorité
du ministère était à présent de se préparer au pré positionnement de ces
ONG dans les pays limitrophes de l’Irak.
Dés le début de la guerre, le débat sur l’aide humanitaire s’est trouvé bloqué
à New York. Il est devenu l’enjeu d’une nouvelle bataille politique en marge
des hostilités.
Les Américains ne cachaient pas qu’ils souhaitaient gérer, sous le contrôle de
leurs armées, la majorité des secours afin de poser le cadre de leur futur
contrôle de l’Irak. C’était bien là l’objectif. Le 24 mars, Georges W.Bush
résumait les choses ainsi : "Bientôt, le peuple irakien pourra constater la
compassion, non seulement des Etats Unis mais d’autres nations du monde
qui sont profondément préoccupées des conditions dans ce pays".
De leur côté, la France, la Russie et la Chine refusaient de voter une nouvelle
résolution "humanitaire" qui légitimerait de facto l’intervention militaire
américano-britannique. "Pour beaucoup d’Etats, il était impensable que les
Etats-Unis déclenchent une guerre contre la volonté des Nations unies et
forcent ensuite l’organisation à accepter ses conditions sur l’humanitaire"
pouvait on lire dans un article de Libération le 26 mars.
Certaines ONG ont fait entendre leur voix sur ce débat36. Interaction, un
réseau qui regroupe 165 ONG américaines, réclamait fin mars un rôle
prééminent de l’ONU dans l’assistance et la reconstruction de l’Irak. Cette
prééminence a été l’enjeu de la remise en route du programme "Pétrole
contre nourriture" dont Bush et Blair demanderont la reprise immédiate, le 27
mars.
MSF se distingua en questionnant le rôle prédominant que certains voulaient
donner à l’ONU et en refusant de rejoindre le comité de coordination des
ONG (NNCI) en Irak, regroupant une quinzaine d’entre elles. Jean-Hervé
Bradol, président de MSF expliquait pourquoi dans Le Figaro daté du 24
avril : "Nous participerons aux coordinations d’ONG lorsque leur position sera
moins ambiguë. Depuis le début, le NCCI s’est opposé à la guerre et s’est
35
36
AFP, 21 mars 2003.
Le Monde, 11 avril 2003 et La Croix, 28 mars 2003.
10
prononcé en faveur de l’ONU dans la gestion de la crise. Or l’expérience des
quinze dernières années prouve que l’ONU ne peut être présentée comme
une garantie d’efficacité. Les ONG se sont fait aspirer par les propagandes
des différents camps politiques. Cela tourne à la farce car chacun oublie ses
responsabilités propres, son mandat, sa légitimité et sa compétence pour
intervenir sur les questions des autres. Les militaires font de l’humanitaire,
l’humanitaire fait de la politique. MSF essaye de se distinguer de cette
confusion. Ce n’est pas par rigorisme dogmatique ou théorique que nous
dénonçons ces dérives, mais parce que cela donne des mauvais secours".
Pas de crise sanitaire majeure en Irak37
"Ce que nous voyons, c’est l’existence de poches de besoin mais pas de crise
humanitaire majeure"38. C’est ainsi que s’exprimait le 2 avril Marx Michael,
membre de l’équipe d’aide aux désastres (DART) de l’Agence américaine
pour l’aide internationale (USAID), lors d’un point de presse au centre de
commandement avancé de l’opération militaire en Irak installé au Qatar.
Le 9 avril, Donald Rumsfeld, lors d’un briefing à la presse, déclarait : "Le
problème humanitaire est apparu sous le régime de Saddam Hussein, depuis
une décennie". Il se réjouissait également de la rapidité des secours
américains : "Les avions atterrissent déjà à l’aéroport de Bagdad".
A Washington, le 28 avril, le président Bush se félicitait du fait que Médecins
Sans Frontières n’avait pas trouvé de crise humanitaire grave en Irak, en
tirant prétexte pour dire : "En d’autres mots, la nourriture arrive à la
population, les médicaments arrivent à la population. Ils (MSF) ont dit qu’il y
avait un manque de personnel, pas de médicaments. Nous aiderons le peuple
irakien à résoudre ce problème".
De la même façon, le 30 avril, à Bagdad, le général à la retraite Jay M.
Garner, chef du bureau du Pentagone chargé de la reconstruction et de
l’assistance humanitaire en l’Irak, se réjouissait "du fait qu’une crise
humanitaire avait été évitée et que les infrastructures du pays avaient été
moins endommagées que ce que certains pensaient". Il ajoutait, "en fait, les
Médecins Sans Frontières sont rentrés à la maison... il n’y a pas de
problèmes d’infrastructure ici"39. Autrement dit, tout va bien en Irak et les
Américains remplissent leurs engagements.
Le constat fait par les équipes MSF était pourtant plus nuancé40. Il aura été
difficile à diffuser et laissait sans doute penser qu’il n’y avait pas de "besoins"
en Irak, ce qui n’était pas le cas. MSF dénonçait en particulier les blocages
posés par les Américains à l’aide humanitaire d’urgence : des problèmes
sanitaires sérieux existaient en Irak mais sans qu’il soit possible d’invoquer
une catastrophe majeure. Du fait du désordre qui régnait dans certaines villes
du pays, et en particulier à Bagdad, certains malades ne pouvaient se faire
soigner. La désorganisation du système de santé et l’absence
d’administration fonctionnelle entravaient l’accès des patients aux hôpitaux de
37
Le Monde, 19 avril 2003.
AFP, 2 avril 2003.
39
The Washington Post, 30 April 2003.
40
NYT et AP, 2 mai 2003 ; Reuter et AFP, 3 mai 2003.
38
11
Bagdad41. Les marchandages politiques qui ont suivi la prise de contrôle par
les troupes américaines du pays n’ont rien arrangé. Ils ont été réalisés au
détriment des patients. Les organisations médicales internationales ont alors
été tenues à l’écart des structures médicales devenues l’enjeu de luttes
politiques entre Irakiens et l’objet de négociations avec les officiels
américains. Les Américains comme certains Irakiens ont bloqué les quelques
ONG qui essayaient de venir en aide aux blessés en attente de soins
d’urgence suite aux combats ayant touché la capitale irakienne.
Selon un rapport MSF daté du 5 mai, "les luttes de pouvoir font rage au sein
des hôpitaux, entre les anciens directeurs et la nouvelle garde (…) L’attitude
de l’administration américaine qui tergiverse et retarde la nomination des
responsables au sein du ministère de la Santé, les rumeurs d’aide massive, et
l’intervention directe de forces politiques dans les hôpitaux exaspèrent ces
luttes et alimentent un marchandage affreux sur un fond de privatisation
probable du secteur". En conséquence, des soins d’urgence n’ont pu être
prodigués pendant plusieurs semaines après la fin de la guerre auprès de
centaines de blessés et de malades pour qui ils étaient nécessaires. François
Calas, chef de mission pour MSF à Bagdad, constatait : "les médecins avec
qui nous parlions étaient très demandeurs, mais les directeurs d’hôpitaux très
réticents. Des médecins ainsi qu’un fonctionnaire du ministère de la Santé
nous ont dit que les directeurs avaient instruction dans le cadre de leurs
discussions avec les autorités américaines de ne pas accepter d’aide
humanitaire d’urgence".
Devant cette état de fait, MSF a dénoncé l’obstruction des autorités
américaines42 et, devant l’absence de "crise sanitaire majeure", a décidé
d’alléger sa présence en Irak, tout en maintenant des équipes à Bassora et
Bagdad afin de poursuivre les négociations avec les nouvelles autorités de
l’Irak.
Les autres acteurs de l’aide, agences des Nations unies ou ONG, sont restés
plus discrets sur les blocages américains. Ils ont expliqué que "le principe de
leur action était préventif" et "qu’ils auront un rôle à jouer dans les six
prochains mois" sans reconnaître pour autant qu’il n’y a rien d’humanitaire
dans le processus de reconstruction de l’Irak qui s’annonce. Les Nations
unies l’avouaient pourtant sans le dire le 4 mai en parlant de "crise chronique
et structurelle" dans le sud du pays. "Il faut remettre sur pied les services
publics, les différentes infrastructures, créer des emplois, assurer les services
essentiels, c’est ça le but", déclarait Kim Bolduc, coordinatrice de l’ONU dans
la région de Bassora43. Autrement dit, l’armée américaine, force occupante en
Irak, se doit d’assumer ses responsabilités de "puissance publique" et de
relancer progressivement les services publics nécessaires à la survie des
populations irakiennes. Déjà, les entreprises américaines et européennes se
sont partagées le marché de la reconstruction, avec les nombreux
prestataires de services de la puissance occupante (dont les Nations unies et
certaines ONG en particulier), tandis que les puits de pétrole ont été en partie
sécurisés et leur gestion donnée à des entreprises américaines.
41
Le Quotidien du médecin, 28 avril 2003.
“MSF dénonce l’obstruction des autorités américaines”, Le Monde, 9 mai 2003.
43
AFP, 4 mai 2003.
42
12
Conclusion :
La situation est loin d’être stabilisée. Après avoir gardé l’arme au pied au lieu
de protéger les infrastructures essentielles du pays (dont des hôpitaux, les
centrales de traitement de l’eau, les ministères – hormis celui du pétrole - ou
le musée de Bagdad), les soldats américains tardent à rétablir l’ordre dans le
pays. Mi avril, le HCR craignait même que les troubles ne poussent des
Irakiens à l’exode. Un mois après la fin de la guerre, fin mai, l’association
Care dénonçait la dégradation des conditions de sécurité en Irak, en
particulier à Bagdad, et les vols et agressions dont ont été victimes de
nombreux secouristes étrangers. Avec elle, d’autres organisations
américaines comme International Rescue Committee ou World Vision,
envisageaient même ouvertement un prochain retrait d’Irak en raison de
l’insécurité et des calculs politiques omniprésents empêchant la délivrance de
l’aide hors du cadre fixé par l’administration militaire américaine44. Dans de
nombreuses villes irakiennes, la population ne cachait plus son ressentiment
devant le chaos et la dégradation des conditions de vie faute d’emploi et de
sécurité. Un nouvel administrateur civil américain nommé par le département
d’Etat américain remplaçait le général Jay Garner, désavoué par Washington
en raison des retards pris dans les opérations de "reconstruction" de l’Irak et
de rétablissement de l’ordre. Depuis la chute du régime de Saddam Hussein,
plus de 50 soldats américains ont été tués dans des opérations quotidienne
de guérilla. Les humanitaires n’ont pas été épargnés. Fin Juillet 2003, une
voiture du CICR était victime, sur une route au sud de Bagdad, d’une attaque
dans laquelle un délégué de l’organisation trouvait la mort.
Si la victoire militaire des armées américano-britanniques n’a jamais fait
aucun doute, elle a peu de chances cependant de faire naître un Irak
démocratique à court terme. Et loin d’être accueillis comme des libérateurs,
"les impérialistes de la démocratie"45 pourraient bien perdre la paix. La crise
politique est grave et durable. La catastrophe sanitaire et humaine annoncée
par certains, avant même le début de la guerre, risque en revanche de se
produire demain.
Pierre Salignon est responsable de programmes à Médecins Sans Frontières (Paris).
Auteur, avec Marc Le Pape, de Une guerre contre les civils – Réflexions sur les
pratiques humanitaires au Congo Brazzaville (1998-2000), Karthala, 2001, 176 pages. A
paraître à l’automne 2003, Médecins sans Frontières, Populations en danger 2003, A
l'ombre des guerres justes, Flammarion, avec des articles de l’auteur.
44
45
"Humanitarian groups spurn Iraq", The Wall Street Journal, 29 May 2003.
Libération, 3 avril 2003, "Gagner la guerre et perdre la paix".
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