Musiques d`Asie centrale
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Musiques d`Asie centrale
Concert les 5, 6 et 13 avril Samedi 5 avril à 20h30 Alim et Fargana Qâsimov Musique spirituelle d’Azerbaïdjan Dimanche 6 avril à 17h Tengir-Too Musiques d’Asie centrale Musique des montagnes du Kirghizistan Le shashmaqâm tadjik-ouzbek Ces trois concerts bénéficient du soutien de l’Aga Khan Music Initiative in Central Asia, un programme de l’Aga Khan Trust for Culture. Ils vous sont proposés en collaboration avec la Maison des Cultures du Monde, dans le cadre du 12e Festival de l'Imaginaire. © musée du Louvre / L. Fournier Programmation : Pierre Bois Dimanche 13 avril à 17 h Académie du Maqâm de Douchanbé (Tadjikistan) Concert Samedi 5 avril 2008 à 20h30 2 Alim et Fargana Qâsimov Musique spirituelle d’Azerbaïdjan Alim Qâsimov, chant et tambour daf Fargana Qâsimova, chant Ali Asgar Mammadov, luth târ Rauf Islamov, vièle kamânche Rafael Asgarov, hautbois balaban Natiq Shirinov, percussions naghara Le mugham d’Azerbaïdjan est une des facettes les plus brillantes de l’art musical classique du monde islamique. Produit de plusieurs siècles de maturation à la charnière des traditions turques et de la musique classique persane, la musique azérie a également bénéficié des échanges avec d’autres cultures, arménienne, centre-asiatique, voire afghane, et a trouvé son expression la plus parfaite dans le mugham, vaste composition vocale et instrumentale qui dépeint avec ardeur et raffinement toute la gamme d’expressions du sentiment amoureux. Comme toutes les musiques savantes du Moyen-Orient, la musique d’Azerbaïdjan est monodique et modale. Le terme mugham, qui dérive du mot arabe maqâm, désigne non seulement le système de gammes modales sur lequel se fonde cette musique, mais aussi les suites vocales et instrumentales qui sont interprétées dans chacun de ces modes. Chacune de ces œuvres est fondée sur une succession de « mélodies-cadres » qui laissent au chanteur une relative liberté d’improvisation et d’adaptation du texte poétique. Ces mélodies, extrêmement chargées sur le plan émotionnel, alternent avec des pièces vocales ou instrumentales de caractère plus populaire. Les poèmes sont l’œuvre des grands poètes classiques qui vécurent en Iran, en Azerbaïdjan et au Moyen-Orient arabe entre le XIVe et le XXe siècle : Nizâmi, Fuzûlî, Shirvâni, Tabrizi, Vahid pour n’en citer que les principaux, et parlent avec lyrisme de l’amour, de l’attrait de l’être aimé, du déchirement de la séparation ou de l’inconstance de l’amant, de la beauté d’un paysage ou encore de la splendeur de Dieu. Totalement intégrés à la musique, ces poèmes éclatent littéralement dans le discours musical, du fait de l’introduction de vocalises, d’intermèdes instrumentaux et des multiples modulations qui caractérisent le parcours modal du mugham. À chaque mugham correspond un état émotionnel spécifique, ainsi pour n’en citer que quelques-uns, Rast exalte la noblesse et le courage, Segâh exprime l’amour et la nostalgie, Chargâh, plus puissant, enflamme les passions, tandis que Shur incline à la méditation et à la mélancolie. Le chanteur est accompagné par un luth à long manche târ, une vièle à pique kamânche et il tient lui-même le tambour sur cadre daf. Dans ce concert, Alim Qâsimov innove en adjoignant au trio traditionnel des instruments des bardes ashig, le hautbois balaban et les petites timbales naghara. Ces emprunts illustrent les échanges qu’entretiennent depuis le XIXe siècle le mugham classique et les musiques des ashig. En effet, à cette époque, la tradition du mugham s’est renouvelée en intégrant dans les suites des mélodies du répertoire de bardes. À l’inverse aujourd’hui, ceux-ci n’hésitent pas à introduire dans leur prestation des extraits de mugham. Bien qu’il nous apparaisse comme un flot musical continu, et c’est du reste l’effet recherché, le mugham est très strictement structuré. Il débute généralement par une introduction instrumentale rythmée, daramad, suivie d’une introduction instrumentale non mesurée bardasht. Le chanteur entonne ensuite le premier poème, un ghazal qui le conduit au « cœur » du mode principal, le mâye, qui est en quelque sorte la « signature » du mode principal. On peut conclure le mâye par un chant populaire tesnif, accompagné au tambour daf. Puis, tout en restant dans le même mode, le chanteur interprète un second ghazal en changeant de registre, passant par exemple au registre aigu zil. Un court interlude instrumental reng, puis le ghazal se poursuit dans un mode secondaire shobe. Parfois la modulation est difficile à détecter car elle se fait comme en fondu-enchaîné en jouant sur un groupe de notes commun aux deux modes. Chacune de ces modulations apporte ainsi un éclairage expressif particulier. Enfin, on revient généralement au mode principal et le mugham se conlut brillamment ou au contraire sotto voce par une cadence ayagh. Contrairement à d’autres traditions islamiques, comme la nûba maghrébine, cette structure n’est pas déterminée de manière irrévocable. Chaque interprète dispose en fait d’un cadre relativement Saison 2007 | 08 élastique. Si les enchaînements modaux doivent être fidèlement suivis, l’interprétation des différents passages laisse en revanche une grande liberté à l’interprète qui peut choisir de les chanter tous ou pas, ou d’en intervertir certains. Selon les interprètes, le même mugham peut donc offrir des visages bien différents. C’est sans doute à cet espace de créativité que le mugham doit d’être demeuré jusqu’à aujourd’hui une tradition si vivante et si prisée par les Azéris qu’ils en ont fait leur emblème national et ont obtenu en 2003 son classement par l’Unesco comme chefd’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité. Notes biographiques Alim Qâsimov est aujourd’hui l’interprète de mugham le plus célèbre et le plus créatif. Le jeune chanteur de 32 ans qui, en 1989, donna à la Maison des Cultures du Monde ses premiers concerts en Occident et y enregistra ses deux premiers disques, est devenu un maître et son empreinte sera à n’en pas douter comparable à celles d’autres figures marquantes de l’histoire du mugham : Khân Shushinski, Jabbar Qaryagdi Oghlu ou Zulfi Adigözelov. Issu d’une famille modeste, Alim Qâsimov est un musicien complet, imprégné aussi bien par les répertoires religieux et populaires – il doit ses premières émotions à son grand-père, barde de village – que par une musique savante qu’il découvre à la fin de son adolescence. Saison 2007 | 08 Alim Qâsimov, c’est aussi une voix dont l’inspiration – il parle volontiers de flamme intérieure – anime la moindre inflexion, aussi bien dans les passages délicats, douloureux, chantés sotto voce, que dans ses vocalises spectaculaires et pathétiques. Musicien atypique, réfractaire à l’académisme, Alim Qâsimov propose une relecture novatrice du mugham, le rebaignant dans son essence, une poésie romantique qui mêle le profane et le sacré et une forme musicale ouverte, de tous temps rebelle à la sclérose. Pour sa fille Fargana, Alim est à la fois un père et un maître de musique à l’ancienne. Cette jeune chanteuse a grandi dans l’univers musical de son père, en dehors de tout conservatoire, comme cela se faisait autrefois. Elle excelle tout particulièrement dans le répertoire religieux qu’Alim fut un des premiers à réinvestir après la disparition de l’Union soviétique. Leur duo vocal ne brise donc pas la tradition, il la prolonge. Pour Alim, son travail d’innovation ou de création à l’intérieur du mugham repose sur la formation en trio classique. De cette association où la voix commande, suivie pas à pas, avec de légers décalages, par le luth târ et la vièle kamânche, il se dégage une atmosphère de complicité, de spontanéité, propice à l’improvisation. Pour lui, chaque concert de mugham est une expérience méditative, voire mystique, dont il ne peut prévoir à l’avance le cheminement, même s’il s’appuie sur une trame fixée par la tradition. Rien n’empêche dès lors d’enrichir la palette sonore avec d’autres instruments, comme le hautbois des bardes, qui viennent nous rappeler que le mugham, pour classique qu’il soit, s’est aussi nourri d’apports populaires. Ces musiciens hors-pair interprètent deux grandes suites vocales et instrumentales du répertoire : le mugham Chargâh et le mugham BayâtiShirâz. Pierre Bois À écouter - Anthologie du Mugham d’Azerbaïdjan. Alim Qâsimov. Vol. 1 et vol. 2. INEDIT/Maison des Cultures du Monde W260012 et W260015. - Music of Central Asia vol. 6. Alim and Fargana Qasimov. Spiritual music of Azerbaijan. Smithsonian Folkways SFW CD 40525. 3 4 Concert Dimanche 6 avril 2008 à 17h Tengir-Too Musique des montagnes du Kirghizistan Nurlanbek Nyshanov, directeur artistique, guimbardes, flûtes, ocarina Ruslan Jumabaev, luth komuz Gulbara Baigashkaeva, guimbarde et luth komuz Rysbek Jumabaev, manaschi Akylbek Kasabolotov, guimbardes, flûtes, ocarina Zalina Kasymova, vièle kyl kiyak, guimbarde, luth komuz Kenjegül Kubatova, chant et luth komuz Le Kirghizistan est situé dans la zone montagneuse qui borde la frontière nordouest de la Chine. Un million et demi environ de Kirghiz forment la moitié de la population (l’autre moitié étant composée d’Ouzbeks, d’Ouïgours et de Russes). Les Kirghiz appartiennent au rameau turc du groupe altaïque, ils sont donc relativement proches des Ouzbeks. Au IXe siècle, ils jouèrent un rôle important dans l’histoire de la HauteAsie en démantelant l’État ouïgour installé en Mongolie. Leur islamisation remonte au XIIIe siècle lorsqu’ils durent se soumettre à Jöchi, fils de Genghis Khan, ce qui ne les a pas empêchés de conserver jusqu’à aujourd’hui, dans certaines régions, les anciens rites chamaniques. De même, la grande nomadisation a aujourd’hui cédé la place à une transhumance saisonnière. Les Kirghiz ont préservé les anciennes formes musicales du monde turc qui se différencient très fortement de celles de leurs voisins Ouzbeks, Ouïgours ou Tadjiks influencés par la tradition musicale arabo-persane. Point de longues suites vocales et instrumentales collectives comme en Azerbaïdjan ou au Tadjikistan mais, tout au contraire, des pièces brèves appelées küü. Conçues pour le jeu en solo, elles sont inspirées par des paysages, des vols d’oiseaux, des récits historiques, des considérations sur la vie. Les Kirghiz distinguent trois sortes différentes de küü : 1. L’obon küü qui est une simple mélodie, généralement interprétée à la flûte choor, à la flûte traversière sybyzgy ou à l’ocarina chopo choor. 2. Le zalkar küü, plus important et plus long, qui peut avoir une forme proche du rondeau ou d’un thème à variations. Il est joué au luth komuz, à la vièle kyl kiyak ou encore à la guimbarde de métal temir komuz. 3. L’aïtim küü très virtuose dont l’interprétation au luth komuz est souvent théâtrale voire acrobatique. À côté de ce riche patrimoine de musique instrumentale dont, chose rare dans une culture orale, les Kirghiz gardent bien souvent le souvenir de leurs compositeurs, s’est constitué un vaste répertoire de chants lyriques ou à caractère philosophique composés par les poètes-chanteurs akyn et accompagnés au luth komuz. Relativement bien préservée au cours du XXe siècle, la musique traditionnelle kirghize n’a cependant pas totalement échappé à l’influence soviétique avec ses orchestres d’instruments traditionnels et ses chansons d’inspiration socialiste. Fondé par Nurlanbek Nyshanov, l’ensemble Tengir-Too (nom kirghiz des monts du Tien Shan) propose une double approche de la tradition : tout d’abord un retour aux sources et aux modes d’interprétation en solo en s’adjoignant le concours de quelques grands maîtres, ensuite une expérimentation de nouvelles formes de jeu collectif et de composition musicale faisant notamment intervenir la polyphonie, déjà présente mais de manière sporadique dans la tradition kirghize. Ce concert est également l’occasion de découvrir un extrait du joyau de la littérature orale kirghize, l’épopée Manas. Contrairement aux traditions épiques d’Asie centrale qui combinent la récitation, le chant accompagné et le jeu du luth, le Manas kirghiz est simplement déclamé. Le récit commence par le désarroi d’un père de ne point avoir d’héritier et son souhait d’engendrer « un héros pour détruire les Noigut aux étriers décorés et aux chausses bleues, les hommes de Kokand, avec leurs selles en forme de tête d’oiseau, et leurs bleus manteaux, les Sartes, avec leurs ânes étiques, les Kazakhs, avec leurs selles crasseuses et leurs lances de fer, et ces Kirghizes qui ne cessent de quémander ». Puis il poursuit avec la naissance de Manas, sa généalogie, ses dons, ses jeunes années, sa joute avec le héros ouïgour Er Kökchö, sa guerre contre les Kalmouks et ses razzias chez les Kazakhs accompagné de ses quarante preux, son mariage avec Kanykai, fille de Temir Khân, sa mort, son inhumation et sa résurrection. Pierre Bois Saison 2007 | 08 5 Programme Extrait de l’épopée du Manas : Kökötöydün Ashy (Fête à la mémoire de Kökötöy) Rysbek Jumabaev. Saltanat shyngyrama (Mélodie de fête) Composition de Karamoldo Orozov (1883-1960) Gulbara Baigashkaeva, Zalina Kasymova, Nurlanbek Nyshanov, Akylbek Kasabolotov, luth komuz, vièle kyl kiyak, instruments à vent. Toguz qayryq (Neuf thèmes) Composition de Toktogul Satylganov (1864-1933) Ruslan Jumabaev, luth komuz. Alymkan (Le nom des femmes) Composition de Toktogul Satylganov (1864-1933) Kenjegül Kubatova, chant et luth komuz. Jangyryk (Écho) Composition de Nurlanbek Nyshanov Nurlan Nyshanov, Gulbara Baygashkaeva, Akylbek Kasabolotov, guimbardes de métal temir komuz. Kyz oigotoor (Un air pour réveiller les filles) Composition de Asanaaly Oshur Uulu Gulbara Baigashkaeva, Zalina Kasymova, Nurlanbek Nyshanov, Akylbek Kasabolotov, luth komuz, vièle kyl kiyak, instruments à vent. Saison 2007 | 08 Ak-tamak – Kök-tamak (Gorge blanche – gorge grise) Composition de Atai Ogonbaev (19001949) Ruslan Jumabaev, luth komuz. Sagynam (Tu me manques) Composition de Musa Baetova Kenjegül Kubatova, chant. Ker özön (La grande vallée) Composition de Murataaly Kurongkeev (18§0-1949) Zalina Kasymova, vièle kyl kiyak. Ak Satkyn menen Kulmyrza (Ak Satkyn et Kulmyrza) Extrait d’un dastan (récit chanté épique ou, comme ici, romantique) Kenjegül Kubatova, chant. Kara ozgoy (L'impudente) Composition de Niyazaaly (1856-1942) Ruslan Jumabaev, luth komuz. Qyzyl gul (La fleur rouge) Composition de Osmonqul Kenjekul Kubatova, chant et luth komuz. Erke Kyz (La fille gâtée) Anonyme Gulbara Baigashkaeva, Zalina Kasymova, Nurlanbek Nyshanov, Akylbek Kasabolotov, luth komuz, vièle kyl kiyak, instruments à vent. Kyiylyp turam (Je suis triste de te dire adieu) Composition de Kanymgul Dosmambetova, paroles de Omor Sultanov Kenjegül Kubatova, chant. Erke sary (Cher garçon roux) Composition de Ruslan Jumabaev Gulbara Baigashkaeva, Ruslan Jumabaev, duo de luths komuz. Kuydum choq (Je brûle, je me consume comme du charbon) Composition de Atai Ogonbaev (19001949) Kenjekul Kubatova, chant et luth komuz. À écouter : Jangylyk (Nouveauté) Composition de Nurlanbek Nyshanov Gulbara Baigashkaeva, Nurlanbek Nyshanov, Akylbek Kasabolotov, guimbardes de métal temir komuz et de bois jigash ooz komuz. - Music of Central Asia, vol. 1. Tengir-Too. Mountain music of Kyrgyzstan. Smithsonian Folkways SFW CD 40520. - Musiques du Kirghizistan. INEDIT/Maison des Cultures du Monde W260122. 6 Concert Dimanche 13 avril 2008 à 17h Académie du Maqâm de Douchanbé (Tadjikistan) Le shashmaqâm tadjik-ouzbek Abduvali Abdurashidov, direction artistique, viole sato Nasiba Omonbayeva, chant Khurshed Ibrahimov, chant Sirojiddin Djuraev, luth dutar Djamshed Ergashev, chant et tambour doyra Kamoliddin Khamdamov, chant et luth tanbur La musique classique de l’Asie Centrale, déjà très développée dans l’antiquité comme l’attestent des textes chinois, atteint de nouveaux sommets à partir du XVe siècle, dans les cours princières et royales de Boukhara, Khiva, Samarcande, Qoqand, Khojand, Kashgar. Au XVIIIe siècle, la musique d’art de Boukhara se cristallise en un répertoire canonique d’environ 250 pièces vocales et instrumentales organisées en un répertoire de six maqâm (litt. : shash maqâm) selon un principe d’organisation modale, rythmique et structurelle qui prévaut dans toutes les musiques classiques du monde islamique depuis le Maghreb (Mauritanie comprise) jusque chez les Ouïgours du Turkestan chinois. Chaque suite, composée dans un mode musical spécifique qui lui donne son nom (Maqâm Rast, Maqâm Dogâh, etc.), peut durer d’une à trois heures. Elle s’ouvre par des préludes instrumentaux, suivis de pièces vocales chantées en chœur homophone ou en solo et dont les formes sont rigoureusement structurées. Lentes tout d’abord, puis de plus en plus rapides, ces pièces vocales alternent parfois avec des interludes instrumentaux composés ou improvisés. On peut faire un parallèle avec la suite baroque occidentale et ses ouvertures, allemandes, courantes, sarabandes, gigues et menuets, mais ici l’ordre des types de pièces est strictement déterminé à l’avance selon un modèle identique pour toutes les suites ; seuls varient le contenu mélodique et les poèmes. Art de cour poétique et musical, le shashmaqâm est pratiqué aussi bien par les Ouzbeks turcophones que par les Tadjiks iranophones et interprété par un ensemble de chanteurs et chanteuses et d’instrumentistes où prédominent les luths à long manche dutar et tanbur, le sato joué avec un archet, discrètement soutenus par la percussion d’un tambour sur cadre, la doyra. L’esthétique sonore du shashmaqâm, très différente de celle, brillante, du mugham d’Azerbaïdjan, privilégie les timbres graves, une virtuosité contenue et la perception d’un temps en apparence suspendu. La voix se cantonne longtemps dans le bas medium avant de monter lentement vers l’aigu en même temps qu’elle gagne peu à peu en intensité et en chaleur. Musique savante par excellence, ses accents parfois tragiques éclairent magnifiquement les poèmes lyriques de Hâfez et des poètes de l’Âge d’or persan qui servirent de modèles aux poètes ouzbeks et tadjiks. La suite s’achève sur des pièces plus rapides qui, dans la tradition, étaient accompagnées de danse. La conquête de l’Asie centrale par l’Empire russe au cours du XIXe siècle puis son intégration dans l’URSS vont être source de profondes mutations dans les sociétés traditionnelles centrasiatiques. Tout d’abord, la disparition des cours princières privent la tradition classique tadjike-ouzbèke de ses principaux soutiens et celle-ci, contrairement à ce qui se passe en Iran, en Irak ou en Syrie ne parvient pas vraiment à se transférer dans les milieux plus populaires comme les cafés ou les maisons de thé. Par ailleurs, le pouvoir russe puis soviétique impose peu à peu ses modèles culturels et esthétiques, reléguant ce patrimoine pluriséculaire à un folklore de seconde zone. Il est inconcevable pour des musiciens occidentaux qu’une tradition musicale où l’on ignore la notation et dont les compositeurs sont toujours restés anonymes puisse être considérée comme savante ou classique. Le shashmaqâm connaît donc une période de déclin. Soit il n’est plus joué que dans des milieux très fermés par quelques vieux maîtres, soit il est enseigné dans des conservatoires selon des méthodes occidentales qui lui sont inadaptées pour nourrir des programmes culturels « nationaux », mélange hétéroclite de musiques villageoises et d’extraits de maqâm, stylisé à la manière des troupes folkloriques soviétiques. Dès la fin de la période stalinienne, mais surtout après le démantèlement de l’URSS, quelques musiciens, tant en Ouzbékistan qu’au Tadjikistan, prennent conscience de la nécessaire revitalisation de leur patrimoine savant. Cette musique ayant toujours été transmise de manière orale, sans notation aucune, ils doivent se livrer à un véritable travail de Saison 2007 | 08 recompilation et de collectage auprès des vieux maîtres encore vivants. S’appuyant sur le schéma organisationnel de la suite classique qui, heureusement, avait été préservé aussi bien dans la mémoire orale que dans les textes, ils reconstituent, bribe par bribe, une grande partie des pièces du répertoire et les reclassent dans chacun des six maqâm canoniques. Désormais, quelques ensembles sont en mesure de jouer ces maqâm dans leur version intégrale, si tant est que ce terme convienne à un répertoire dont les contenus variaient d’une cour princière à une autre. C’est tout le sens du travail mené par l’Académie du Maqâm de Douchanbé, fondée par Abduvali Abdurashidov avec le soutien de l’Aga Khan Music Initiative in Central Asia. Cette académie renoue avec les anciens principes de l’enseignement artistique du monde islamique où l’étude de la musique était indissociable de celle de la poésie, de la prosodie, de la métaphysique, de l’éthique et de l’esthétique. Les artistes de l’Académie œuvrent à la reconstitution et à l’interprétation du répertoire de shashmaqâm tadjik-ouzbek dans son interprétation en langue persane. Pierre Bois Programme Chapandoz-i Nava (poème de Nozima) Nasiba Omonboeva, chant Chapandoz est un genre vocal qui apparaît généralement dans la partie médiane du maqâm, ici le maqâm Nava. 7 Qushtar (composition de Turgun Alimatov, 1922-) Sirojiddin Djuraev, luth dutar Turgun Alimatov est considéré comme le grand maître du sato. Ce musicien ouzbek fit revivre cet instrument dans les années cinquante après les années de plomb staliniennes où le shashmaqâm était officiellement interdit. Il fut le maître d’Abduvali Abdurashidov. Qâshqarcha-i Ushshâq-i Sadirkhân (poème de Hâfez, 1320-1389) Djamshed Ergashev et Khurshed Ibrahimov, chant Kamoliddin Khamdamov, luth tanbur Qâshqarcha est un genre vocal qui est interprété dans le maqâm secondaire ushshâq parmi les dernières pièces du maqâm Nava. Extraits du Maqâm-i Râst La tradition n’impose pas qu’un maqâm soit joué dans son intégralité. Son exécution prendrait plusieurs heures et chaque maqâm peut être considéré comme une œuvre à géométrie variable. Seul l’ordre dans lequel les pièces sont interprétées doit rigoureusement respecter l’organisation générale du maqâm. • Râst (arrangement de Turgun Alimatov) Abduvali Abdurashidov, viole sato A. Abdurashidov a substitué à la traditionnelle pièce instrumentale qui ouvre le maqâm, cet arrangement du maître Turgun Alimatov. • Sarakhbor-i Râst (poème de Hâfez, 1320-1389) Dans ce célèbre ghazal, Hâfez utilise la métaphore du vin et de l’ivresse pour exprimer l’amour du divin et l’extase spirituelle des soufis. La structure musicale du sarakhbor illustre parfaitement le thème poétique. Les couplets s’enchaînent sur une mélodie ascendante qui, une fois parvenue à son point culminant (awj), redescend rapidement à son point de départ. • Quatre Tarona (poèmes anonymes) Les tarona sont de courtes pièces vocales d’origine populaire qui servent de transition mélodique entre les grandes pièces du maqâm. • Ufor (poème d’Amir, 1878-1822) Ufor est un genre inspiré de la danse ou évoquant celle-ci. Le poème fut composé par Amir Muhammad Umar-Khan qui régna sur le khanat de Kokand dont le territoire comprenait plusieurs régions des États actuels d’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Kirghizistan. • Suporish (anonyme) Cette pièce clôt le maqâm, tel un cercle, par un retour au début de la suite et une citation du poème de Hâfez chanté dans le sarakhbor. Dilhiroj (poème de Najib) Nasiba Omonboeva, chant. Cette pièce ne fait pas partie du shashmaqâm proprement dit, mais illustre les échanges qu’entretiennent depuis fort longtemps les Ouzbeks-Tadjiks et les Ouïgours du Turkestan chinois (Xinjiang). Ces derniers possèdent également une tradition classique (le muqâm) et cette pièce leur a été très probablement empruntée. … /… Saison 2007 | 08 Concert Dimanche 13 avril 2008 à 17h Prochainement Ufor-i Uzzâl et Mavrigi (poème de Rudaki (859-941) et poème anonyme) Le concert se termine par un ufor dans le mode uzzâl, extrait du maqâm Buzrak, et un mavrigi de la tradition populaire citadine. Musiques du monde islamique www.louvre.fr Saison 2008-09 Dimanche 29 mars 2009 à 17h Ashigh, bardes d’Azerbaïdjan Samedi 4 avril 2009 à 20h30 Qawwali, chant soufi du Pakistan Dimanche 5 avril 2009 à 17h Tembang Sunda, l’art vocal de Java-ouest À écouter - Music of Central Asia, vol. 2. Invisible face of the Beloved. Classical music of the Tajiks and Uzbeks. The Academy of Shashmaqâm. Smithsonian Folkways SFW CD 40521.