Musiques d`Asie centrale

Transcription

Musiques d`Asie centrale
Concert
les 5, 6 et 13 avril
Samedi 5 avril à 20h30
Alim et Fargana Qâsimov
Musique spirituelle d’Azerbaïdjan
Dimanche 6 avril à 17h
Tengir-Too
Musiques
d’Asie centrale
Musique des montagnes du Kirghizistan
Le shashmaqâm tadjik-ouzbek
Ces trois concerts bénéficient du soutien de
l’Aga Khan Music Initiative in Central Asia,
un programme de l’Aga Khan Trust for Culture.
Ils vous sont proposés en collaboration avec
la Maison des Cultures du Monde, dans le cadre
du 12e Festival de l'Imaginaire.
© musée du Louvre / L. Fournier
Programmation :
Pierre Bois
Dimanche 13 avril à 17 h
Académie du Maqâm de Douchanbé
(Tadjikistan)
Concert
Samedi 5 avril 2008
à 20h30
2
Alim et Fargana Qâsimov
Musique spirituelle d’Azerbaïdjan
Alim Qâsimov, chant et tambour daf
Fargana Qâsimova, chant
Ali Asgar Mammadov, luth târ
Rauf Islamov, vièle kamânche
Rafael Asgarov, hautbois balaban
Natiq Shirinov, percussions naghara
Le mugham d’Azerbaïdjan est une des
facettes les plus brillantes de l’art musical
classique du monde islamique. Produit
de plusieurs siècles de maturation à la
charnière des traditions turques et de la
musique classique persane, la musique
azérie a également bénéficié des échanges
avec d’autres cultures, arménienne,
centre-asiatique, voire afghane, et a
trouvé son expression la plus parfaite
dans le mugham, vaste composition vocale
et instrumentale qui dépeint avec ardeur
et raffinement toute la gamme
d’expressions du sentiment amoureux.
Comme toutes les musiques savantes du
Moyen-Orient, la musique d’Azerbaïdjan
est monodique et modale. Le terme
mugham, qui dérive du mot arabe
maqâm, désigne non seulement le système
de gammes modales sur lequel se fonde
cette musique, mais aussi les suites
vocales et instrumentales qui sont
interprétées dans chacun de ces modes.
Chacune de ces œuvres est fondée sur une
succession de « mélodies-cadres » qui
laissent au chanteur une relative liberté
d’improvisation et d’adaptation du texte
poétique. Ces mélodies, extrêmement
chargées sur le plan émotionnel, alternent
avec des pièces vocales ou instrumentales
de caractère plus populaire.
Les poèmes sont l’œuvre des grands
poètes classiques qui vécurent en Iran, en
Azerbaïdjan et au Moyen-Orient arabe
entre le XIVe et le XXe siècle : Nizâmi,
Fuzûlî, Shirvâni, Tabrizi, Vahid pour
n’en citer que les principaux, et parlent
avec lyrisme de l’amour, de l’attrait de
l’être aimé, du déchirement de la
séparation ou de l’inconstance de l’amant,
de la beauté d’un paysage ou encore de la
splendeur de Dieu. Totalement intégrés à
la musique, ces poèmes éclatent
littéralement dans le discours musical, du
fait de l’introduction de vocalises,
d’intermèdes instrumentaux et des
multiples modulations qui caractérisent
le parcours modal du mugham.
À chaque mugham correspond un état
émotionnel spécifique, ainsi pour n’en
citer que quelques-uns, Rast exalte la
noblesse et le courage, Segâh exprime
l’amour et la nostalgie, Chargâh, plus
puissant, enflamme les passions, tandis
que Shur incline à la méditation et à la
mélancolie.
Le chanteur est accompagné par un luth
à long manche târ, une vièle à pique
kamânche et il tient lui-même le tambour
sur cadre daf. Dans ce concert, Alim
Qâsimov innove en adjoignant au trio
traditionnel des instruments des bardes
ashig, le hautbois balaban et les petites
timbales naghara. Ces emprunts illustrent
les échanges qu’entretiennent depuis le
XIXe siècle le mugham classique et les
musiques des ashig. En effet, à cette
époque, la tradition du mugham s’est
renouvelée en intégrant dans les suites
des mélodies du répertoire de bardes. À
l’inverse aujourd’hui, ceux-ci n’hésitent
pas à introduire dans leur prestation des
extraits de mugham.
Bien qu’il nous apparaisse comme un flot
musical continu, et c’est du reste l’effet
recherché, le mugham est très strictement
structuré. Il débute généralement par une
introduction instrumentale rythmée,
daramad, suivie d’une introduction
instrumentale non mesurée bardasht. Le
chanteur entonne ensuite le premier
poème, un ghazal qui le conduit au
« cœur » du mode principal, le mâye, qui
est en quelque sorte la « signature » du
mode principal. On peut conclure le mâye
par un chant populaire tesnif,
accompagné au tambour daf. Puis, tout
en restant dans le même mode, le
chanteur interprète un second ghazal en
changeant de registre, passant par
exemple au registre aigu zil. Un court
interlude instrumental reng, puis le
ghazal se poursuit dans un mode
secondaire shobe. Parfois la modulation
est difficile à détecter car elle se fait
comme en fondu-enchaîné en jouant sur
un groupe de notes commun aux deux
modes. Chacune de ces modulations
apporte ainsi un éclairage expressif
particulier. Enfin, on revient
généralement au mode principal et le
mugham se conlut brillamment ou au
contraire sotto voce par une cadence
ayagh.
Contrairement à d’autres traditions
islamiques, comme la nûba maghrébine,
cette structure n’est pas déterminée de
manière irrévocable. Chaque interprète
dispose en fait d’un cadre relativement
Saison 2007 | 08
élastique. Si les enchaînements modaux
doivent être fidèlement suivis,
l’interprétation des différents passages
laisse en revanche une grande liberté à
l’interprète qui peut choisir de les chanter
tous ou pas, ou d’en intervertir certains.
Selon les interprètes, le même mugham
peut donc offrir des visages bien
différents. C’est sans doute à cet espace
de créativité que le mugham doit d’être
demeuré jusqu’à aujourd’hui une
tradition si vivante et si prisée par les
Azéris qu’ils en ont fait leur emblème
national et ont obtenu en 2003 son
classement par l’Unesco comme chefd’œuvre du patrimoine oral et immatériel
de l’humanité.
Notes biographiques
Alim Qâsimov est aujourd’hui
l’interprète de mugham le plus célèbre et
le plus créatif. Le jeune chanteur de
32 ans qui, en 1989, donna à la Maison
des Cultures du Monde ses premiers
concerts en Occident et y enregistra ses
deux premiers disques, est devenu un
maître et son empreinte sera à n’en pas
douter comparable à celles d’autres
figures marquantes de l’histoire du
mugham : Khân Shushinski, Jabbar
Qaryagdi Oghlu ou Zulfi Adigözelov.
Issu d’une famille modeste, Alim Qâsimov
est un musicien complet, imprégné aussi
bien par les répertoires religieux et
populaires – il doit ses premières émotions
à son grand-père, barde de village – que
par une musique savante qu’il découvre à
la fin de son adolescence.
Saison 2007 | 08
Alim Qâsimov, c’est aussi une voix dont
l’inspiration – il parle volontiers de
flamme intérieure – anime la moindre
inflexion, aussi bien dans les passages
délicats, douloureux, chantés sotto voce,
que dans ses vocalises spectaculaires et
pathétiques.
Musicien atypique, réfractaire à
l’académisme, Alim Qâsimov propose
une relecture novatrice du mugham, le
rebaignant dans son essence, une poésie
romantique qui mêle le profane et le
sacré et une forme musicale ouverte, de
tous temps rebelle à la sclérose.
Pour sa fille Fargana, Alim est à la fois
un père et un maître de musique à
l’ancienne. Cette jeune chanteuse a
grandi dans l’univers musical de son
père, en dehors de tout conservatoire,
comme cela se faisait autrefois. Elle
excelle tout particulièrement dans le
répertoire religieux qu’Alim fut un des
premiers à réinvestir après la disparition
de l’Union soviétique.
Leur duo vocal ne brise donc pas la
tradition, il la prolonge. Pour Alim, son
travail d’innovation ou de création à
l’intérieur du mugham repose sur la
formation en trio classique. De cette
association où la voix commande, suivie
pas à pas, avec de légers décalages, par le
luth târ et la vièle kamânche, il se dégage
une atmosphère de complicité, de
spontanéité, propice à l’improvisation.
Pour lui, chaque concert de mugham est
une expérience méditative, voire
mystique, dont il ne peut prévoir à
l’avance le cheminement, même s’il
s’appuie sur une trame fixée par la
tradition. Rien n’empêche dès lors
d’enrichir la palette sonore avec d’autres
instruments, comme le hautbois des
bardes, qui viennent nous rappeler que le
mugham, pour classique qu’il soit, s’est
aussi nourri d’apports populaires.
Ces musiciens hors-pair interprètent
deux grandes suites vocales et
instrumentales du répertoire :
le mugham Chargâh et le mugham BayâtiShirâz.
Pierre Bois
À écouter
- Anthologie du Mugham d’Azerbaïdjan.
Alim Qâsimov. Vol. 1 et vol. 2.
INEDIT/Maison des Cultures du Monde
W260012 et W260015.
- Music of Central Asia vol. 6. Alim and
Fargana Qasimov. Spiritual music of
Azerbaijan. Smithsonian Folkways SFW
CD 40525.
3
4
Concert
Dimanche 6 avril 2008
à 17h
Tengir-Too
Musique des montagnes
du Kirghizistan
Nurlanbek Nyshanov, directeur artistique,
guimbardes, flûtes, ocarina
Ruslan Jumabaev, luth komuz
Gulbara Baigashkaeva, guimbarde et luth
komuz
Rysbek Jumabaev, manaschi
Akylbek Kasabolotov, guimbardes, flûtes,
ocarina
Zalina Kasymova, vièle kyl kiyak,
guimbarde, luth komuz
Kenjegül Kubatova, chant et luth komuz
Le Kirghizistan est situé dans la zone
montagneuse qui borde la frontière nordouest de la Chine. Un million et demi
environ de Kirghiz forment la moitié de
la population (l’autre moitié étant
composée d’Ouzbeks, d’Ouïgours et de
Russes). Les Kirghiz appartiennent au
rameau turc du groupe altaïque, ils sont
donc relativement proches des Ouzbeks.
Au IXe siècle, ils jouèrent un rôle
important dans l’histoire de la HauteAsie en démantelant l’État ouïgour
installé en Mongolie. Leur islamisation
remonte au XIIIe siècle lorsqu’ils durent
se soumettre à Jöchi, fils de Genghis
Khan, ce qui ne les a pas empêchés de
conserver jusqu’à aujourd’hui, dans
certaines régions, les anciens rites
chamaniques. De même, la grande
nomadisation a aujourd’hui cédé la place
à une transhumance saisonnière.
Les Kirghiz ont préservé les anciennes
formes musicales du monde turc qui se
différencient très fortement de celles de
leurs voisins Ouzbeks, Ouïgours ou
Tadjiks influencés par la tradition
musicale arabo-persane. Point de longues
suites vocales et instrumentales collectives
comme en Azerbaïdjan ou au
Tadjikistan mais, tout au contraire, des
pièces brèves appelées küü. Conçues pour
le jeu en solo, elles sont inspirées par des
paysages, des vols d’oiseaux, des récits
historiques, des considérations sur la vie.
Les Kirghiz distinguent trois sortes
différentes de küü :
1. L’obon küü qui est une simple mélodie,
généralement interprétée à la flûte choor,
à la flûte traversière sybyzgy ou à
l’ocarina chopo choor.
2. Le zalkar küü, plus important et plus
long, qui peut avoir une forme proche du
rondeau ou d’un thème à variations. Il est
joué au luth komuz, à la vièle kyl kiyak
ou encore à la guimbarde de métal temir
komuz.
3. L’aïtim küü très virtuose dont
l’interprétation au luth komuz est souvent
théâtrale voire acrobatique.
À côté de ce riche patrimoine de musique
instrumentale dont, chose rare dans une
culture orale, les Kirghiz gardent bien
souvent le souvenir de leurs compositeurs,
s’est constitué un vaste répertoire de chants
lyriques ou à caractère philosophique
composés par les poètes-chanteurs akyn et
accompagnés au luth komuz.
Relativement bien préservée au cours du
XXe siècle, la musique traditionnelle
kirghize n’a cependant pas totalement
échappé à l’influence soviétique avec ses
orchestres d’instruments traditionnels et
ses chansons d’inspiration socialiste.
Fondé par Nurlanbek Nyshanov,
l’ensemble Tengir-Too (nom kirghiz des
monts du Tien Shan) propose une double
approche de la tradition : tout d’abord un
retour aux sources et aux modes
d’interprétation en solo en s’adjoignant le
concours de quelques grands maîtres,
ensuite une expérimentation de nouvelles
formes de jeu collectif et de composition
musicale faisant notamment intervenir la
polyphonie, déjà présente mais de manière
sporadique dans la tradition kirghize.
Ce concert est également l’occasion de
découvrir un extrait du joyau de la
littérature orale kirghize, l’épopée Manas.
Contrairement aux traditions épiques
d’Asie centrale qui combinent la
récitation, le chant accompagné et le jeu
du luth, le Manas kirghiz est simplement
déclamé. Le récit commence par le
désarroi d’un père de ne point avoir
d’héritier et son souhait d’engendrer « un
héros pour détruire les Noigut aux étriers
décorés et aux chausses bleues, les
hommes de Kokand, avec leurs selles en
forme de tête d’oiseau, et leurs bleus
manteaux, les Sartes, avec leurs ânes
étiques, les Kazakhs, avec leurs selles
crasseuses et leurs lances de fer, et ces
Kirghizes qui ne cessent de quémander ».
Puis il poursuit avec la naissance de
Manas, sa généalogie, ses dons, ses jeunes
années, sa joute avec le héros ouïgour
Er Kökchö, sa guerre contre les Kalmouks
et ses razzias chez les Kazakhs accompagné
de ses quarante preux, son mariage avec
Kanykai, fille de Temir Khân, sa mort, son
inhumation et sa résurrection.
Pierre Bois
Saison 2007 | 08
5
Programme
Extrait de l’épopée du Manas :
Kökötöydün Ashy (Fête à la mémoire
de Kökötöy)
Rysbek Jumabaev.
Saltanat shyngyrama (Mélodie de fête)
Composition de Karamoldo Orozov
(1883-1960)
Gulbara Baigashkaeva, Zalina Kasymova,
Nurlanbek Nyshanov, Akylbek
Kasabolotov, luth komuz, vièle kyl kiyak,
instruments à vent.
Toguz qayryq (Neuf thèmes)
Composition de Toktogul Satylganov
(1864-1933)
Ruslan Jumabaev, luth komuz.
Alymkan (Le nom des femmes)
Composition de Toktogul Satylganov
(1864-1933)
Kenjegül Kubatova, chant et luth komuz.
Jangyryk (Écho)
Composition de Nurlanbek Nyshanov
Nurlan Nyshanov, Gulbara Baygashkaeva,
Akylbek Kasabolotov, guimbardes de
métal temir komuz.
Kyz oigotoor (Un air pour réveiller les filles)
Composition de Asanaaly Oshur Uulu
Gulbara Baigashkaeva, Zalina Kasymova,
Nurlanbek Nyshanov, Akylbek
Kasabolotov, luth komuz, vièle kyl kiyak,
instruments à vent.
Saison 2007 | 08
Ak-tamak – Kök-tamak (Gorge blanche –
gorge grise)
Composition de Atai Ogonbaev (19001949)
Ruslan Jumabaev, luth komuz.
Sagynam (Tu me manques)
Composition de Musa Baetova
Kenjegül Kubatova, chant.
Ker özön (La grande vallée)
Composition de Murataaly Kurongkeev
(18§0-1949)
Zalina Kasymova, vièle kyl kiyak.
Ak Satkyn menen Kulmyrza (Ak Satkyn et
Kulmyrza)
Extrait d’un dastan (récit chanté épique
ou, comme ici, romantique)
Kenjegül Kubatova, chant.
Kara ozgoy (L'impudente)
Composition de Niyazaaly (1856-1942)
Ruslan Jumabaev, luth komuz.
Qyzyl gul (La fleur rouge)
Composition de Osmonqul
Kenjekul Kubatova, chant et luth komuz.
Erke Kyz (La fille gâtée)
Anonyme
Gulbara Baigashkaeva, Zalina Kasymova,
Nurlanbek Nyshanov, Akylbek Kasabolotov,
luth komuz, vièle kyl kiyak, instruments à
vent.
Kyiylyp turam (Je suis triste de te dire
adieu)
Composition de Kanymgul
Dosmambetova, paroles de Omor
Sultanov
Kenjegül Kubatova, chant.
Erke sary (Cher garçon roux)
Composition de Ruslan Jumabaev
Gulbara Baigashkaeva, Ruslan Jumabaev,
duo de luths komuz.
Kuydum choq (Je brûle, je me consume
comme du charbon)
Composition de Atai Ogonbaev (19001949)
Kenjekul Kubatova, chant et luth komuz.
À écouter :
Jangylyk (Nouveauté)
Composition de Nurlanbek Nyshanov
Gulbara Baigashkaeva, Nurlanbek
Nyshanov, Akylbek Kasabolotov,
guimbardes de métal temir komuz et de
bois jigash ooz komuz.
- Music of Central Asia, vol. 1. Tengir-Too.
Mountain music of Kyrgyzstan.
Smithsonian Folkways SFW CD 40520.
- Musiques du Kirghizistan. INEDIT/Maison
des Cultures du Monde W260122.
6
Concert
Dimanche 13 avril 2008
à 17h
Académie du Maqâm de
Douchanbé (Tadjikistan)
Le shashmaqâm tadjik-ouzbek
Abduvali Abdurashidov, direction artistique,
viole sato
Nasiba Omonbayeva, chant
Khurshed Ibrahimov, chant
Sirojiddin Djuraev, luth dutar
Djamshed Ergashev, chant et tambour doyra
Kamoliddin Khamdamov, chant et luth tanbur
La musique classique de l’Asie Centrale,
déjà très développée dans l’antiquité
comme l’attestent des textes chinois,
atteint de nouveaux sommets à partir du
XVe siècle, dans les cours princières et
royales de Boukhara, Khiva,
Samarcande, Qoqand, Khojand,
Kashgar. Au XVIIIe siècle, la musique
d’art de Boukhara se cristallise en un
répertoire canonique d’environ 250 pièces
vocales et instrumentales organisées en
un répertoire de six maqâm (litt. : shash maqâm) selon un principe d’organisation
modale, rythmique et structurelle qui
prévaut dans toutes les musiques
classiques du monde islamique depuis le
Maghreb (Mauritanie comprise) jusque
chez les Ouïgours du Turkestan chinois.
Chaque suite, composée dans un mode
musical spécifique qui lui donne son nom
(Maqâm Rast, Maqâm Dogâh, etc.), peut
durer d’une à trois heures. Elle s’ouvre par
des préludes instrumentaux, suivis de
pièces vocales chantées en chœur
homophone ou en solo et dont les formes
sont rigoureusement structurées. Lentes
tout d’abord, puis de plus en plus rapides,
ces pièces vocales alternent parfois avec des
interludes instrumentaux composés ou
improvisés. On peut faire un parallèle
avec la suite baroque occidentale et
ses ouvertures, allemandes, courantes,
sarabandes, gigues et menuets, mais ici
l’ordre des types de pièces est strictement
déterminé à l’avance selon un modèle
identique pour toutes les suites ; seuls
varient le contenu mélodique et les poèmes.
Art de cour poétique et musical, le
shashmaqâm est pratiqué aussi bien par
les Ouzbeks turcophones que par les
Tadjiks iranophones et interprété par un
ensemble de chanteurs et chanteuses et
d’instrumentistes où prédominent les
luths à long manche dutar et tanbur, le
sato joué avec un archet, discrètement
soutenus par la percussion d’un tambour
sur cadre, la doyra.
L’esthétique sonore du shashmaqâm, très
différente de celle, brillante, du mugham
d’Azerbaïdjan, privilégie les timbres
graves, une virtuosité contenue et la
perception d’un temps en apparence
suspendu. La voix se cantonne longtemps
dans le bas medium avant de monter
lentement vers l’aigu en même temps
qu’elle gagne peu à peu en intensité et en
chaleur. Musique savante par excellence,
ses accents parfois tragiques éclairent
magnifiquement les poèmes lyriques de
Hâfez et des poètes de l’Âge d’or persan
qui servirent de modèles aux poètes
ouzbeks et tadjiks. La suite s’achève sur
des pièces plus rapides qui, dans la
tradition, étaient accompagnées de danse.
La conquête de l’Asie centrale par
l’Empire russe au cours du XIXe siècle
puis son intégration dans l’URSS vont
être source de profondes mutations dans
les sociétés traditionnelles centrasiatiques.
Tout d’abord, la disparition des cours
princières privent la tradition classique
tadjike-ouzbèke de ses principaux
soutiens et celle-ci, contrairement à ce qui
se passe en Iran, en Irak ou en Syrie ne
parvient pas vraiment à se transférer
dans les milieux plus populaires comme
les cafés ou les maisons de thé. Par
ailleurs, le pouvoir russe puis soviétique
impose peu à peu ses modèles culturels et
esthétiques, reléguant ce patrimoine
pluriséculaire à un folklore de seconde
zone. Il est inconcevable pour des
musiciens occidentaux qu’une tradition
musicale où l’on ignore la notation et
dont les compositeurs sont toujours restés
anonymes puisse être considérée comme
savante ou classique. Le shashmaqâm
connaît donc une période de déclin. Soit
il n’est plus joué que dans des milieux
très fermés par quelques vieux maîtres,
soit il est enseigné dans des conservatoires
selon des méthodes occidentales qui lui
sont inadaptées pour nourrir des
programmes culturels « nationaux »,
mélange hétéroclite de musiques
villageoises et d’extraits de maqâm, stylisé
à la manière des troupes folkloriques
soviétiques.
Dès la fin de la période stalinienne, mais
surtout après le démantèlement de
l’URSS, quelques musiciens, tant en
Ouzbékistan qu’au Tadjikistan, prennent
conscience de la nécessaire revitalisation
de leur patrimoine savant. Cette musique
ayant toujours été transmise de manière
orale, sans notation aucune, ils doivent se
livrer à un véritable travail de
Saison 2007 | 08
recompilation et de collectage auprès des
vieux maîtres encore vivants. S’appuyant
sur le schéma organisationnel de la suite
classique qui, heureusement, avait été
préservé aussi bien dans la mémoire orale
que dans les textes, ils reconstituent,
bribe par bribe, une grande partie des
pièces du répertoire et les reclassent dans
chacun des six maqâm canoniques.
Désormais, quelques ensembles sont en
mesure de jouer ces maqâm dans leur
version intégrale, si tant est que ce terme
convienne à un répertoire dont les
contenus variaient d’une cour princière à
une autre.
C’est tout le sens du travail mené par
l’Académie du Maqâm de Douchanbé,
fondée par Abduvali Abdurashidov avec
le soutien de l’Aga Khan Music Initiative
in Central Asia. Cette académie renoue
avec les anciens principes de
l’enseignement artistique du monde
islamique où l’étude de la musique était
indissociable de celle de la poésie, de la
prosodie, de la métaphysique, de
l’éthique et de l’esthétique. Les artistes de
l’Académie œuvrent à la reconstitution et
à l’interprétation du répertoire de
shashmaqâm tadjik-ouzbek dans son
interprétation en langue persane.
Pierre Bois
Programme
Chapandoz-i Nava (poème de Nozima)
Nasiba Omonboeva, chant
Chapandoz est un genre vocal qui apparaît
généralement dans la partie médiane du
maqâm, ici le maqâm Nava.
7
Qushtar (composition de Turgun Alimatov,
1922-)
Sirojiddin Djuraev, luth dutar
Turgun Alimatov est considéré comme le
grand maître du sato. Ce musicien ouzbek
fit revivre cet instrument dans les années
cinquante après les années de plomb
staliniennes où le shashmaqâm était
officiellement interdit. Il fut le maître
d’Abduvali Abdurashidov.
Qâshqarcha-i Ushshâq-i Sadirkhân
(poème de Hâfez, 1320-1389)
Djamshed Ergashev et Khurshed
Ibrahimov, chant
Kamoliddin Khamdamov, luth tanbur
Qâshqarcha est un genre vocal qui est
interprété dans le maqâm secondaire
ushshâq parmi les dernières pièces du
maqâm Nava.
Extraits du Maqâm-i Râst
La tradition n’impose pas qu’un maqâm
soit joué dans son intégralité. Son
exécution prendrait plusieurs heures et
chaque maqâm peut être considéré
comme une œuvre à géométrie variable.
Seul l’ordre dans lequel les pièces sont
interprétées doit rigoureusement respecter
l’organisation générale du maqâm.
• Râst (arrangement de Turgun Alimatov)
Abduvali Abdurashidov, viole sato
A. Abdurashidov a substitué à la
traditionnelle pièce instrumentale qui
ouvre le maqâm, cet arrangement du
maître Turgun Alimatov.
• Sarakhbor-i Râst (poème de Hâfez, 1320-1389)
Dans ce célèbre ghazal, Hâfez utilise la
métaphore du vin et de l’ivresse pour
exprimer l’amour du divin et l’extase
spirituelle des soufis. La structure
musicale du sarakhbor illustre
parfaitement le thème poétique. Les
couplets s’enchaînent sur une mélodie
ascendante qui, une fois parvenue à son
point culminant (awj), redescend
rapidement à son point de départ.
• Quatre Tarona (poèmes anonymes)
Les tarona sont de courtes pièces vocales
d’origine populaire qui servent de
transition mélodique entre les grandes
pièces du maqâm.
• Ufor (poème d’Amir, 1878-1822)
Ufor est un genre inspiré de la danse ou
évoquant celle-ci. Le poème fut composé
par Amir Muhammad Umar-Khan qui
régna sur le khanat de Kokand dont le
territoire comprenait plusieurs régions des
États actuels d’Ouzbékistan, du Tadjikistan
et du Kirghizistan.
• Suporish (anonyme)
Cette pièce clôt le maqâm, tel un cercle,
par un retour au début de la suite et une
citation du poème de Hâfez chanté dans
le sarakhbor.
Dilhiroj (poème de Najib)
Nasiba Omonboeva, chant.
Cette pièce ne fait pas partie du
shashmaqâm proprement dit, mais
illustre les échanges qu’entretiennent
depuis fort longtemps les Ouzbeks-Tadjiks
et les Ouïgours du Turkestan chinois
(Xinjiang). Ces derniers possèdent
également une tradition classique (le
muqâm) et cette pièce leur a été très
probablement empruntée.
… /…
Saison 2007 | 08
Concert
Dimanche 13 avril 2008
à 17h
Prochainement
Ufor-i Uzzâl et Mavrigi (poème de Rudaki
(859-941) et poème anonyme)
Le concert se termine par un ufor dans le
mode uzzâl, extrait du maqâm Buzrak, et
un mavrigi de la tradition populaire
citadine.
Musiques du
monde islamique
www.louvre.fr
Saison 2008-09
Dimanche 29 mars 2009
à 17h
Ashigh,
bardes d’Azerbaïdjan
Samedi 4 avril 2009
à 20h30
Qawwali,
chant soufi du Pakistan
Dimanche 5 avril 2009
à 17h
Tembang Sunda,
l’art vocal de Java-ouest
À écouter
- Music of Central Asia, vol. 2. Invisible
face of the Beloved. Classical music of the
Tajiks and Uzbeks. The Academy of
Shashmaqâm. Smithsonian Folkways SFW
CD 40521.