Impact délétère de la stigmatisation des prises de risque ?

Transcription

Impact délétère de la stigmatisation des prises de risque ?
point de vue
par Gabriel Girard, doctorant en sociologie (EHESS)
Prévention
Impact délétère de la stigmatisation
des prises de risque ?
Certains messages préventifs favoriseraient-ils les prises de risque alors même qu’ils
entendent les réduire ? Schématisant ainsi des comportements individuels pour
lesquels la mise en place de stratégies de réduction des risques et la discussion sur
le statut sérologique sont complexes, tout en occultant la notion essentielle de plaisir.
Et ce alors que les rapports sans préservatif restent fréquents chez les gays.
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t si les discours stigmatisant fortement les prises de risque, présentées comme irresponsables,
pouvaient finalement se révéler contre-productifs en terme de prévention ? Si l’injonction au « tout
préservatif » avait parfois un impact néfaste sur les
comportements préventifs ? C’est ce que suggèrent plusieurs études en sciences sociales présentées lors de
la conférence CHAPS en mars. Notamment l’enquête
Relative safety II1, menée auprès d’un échantillon de
gays séropositifs dans le but de comprendre leur gestion de la prévention et du risque, publiée début 2009
par l’institut de recherche anglais Sigma Research. Le
fait d’avoir eu des relations anales sans préservatif
durant l’année précédant l'étude était l’un des critères
de recrutement.
L’enquête montre que les gays interviewés sont très bien
informés sur les risques et qu’aucun ne veut assumer la
responsabilité d’une contamination. Mais elle indique
aussi qu’il existe une forte tension entre le désir de
sexualité sans préservatif et l’image de soi comme un
individu moralement responsable face aux risques de
transmission du VIH. Beaucoup de ces hommes savent
d’ailleurs que la transmission du virus est passible de
poursuites au Royaume-Uni. Une autre enquête de
Sigma Research2, portant sur les représentations des
gays concernant la pénalisation de la transmission,
révèle que de nombreux séronégatifs considèrent que le
dévoilement du statut sérologique est un « devoir moral »
pour les séropositifs. Ainsi, dans un contexte communautaire où la responsabilité de la transmission pèse
largement sur les séropositifs, les relations anales sans
préservatif s’avèrent des situations émotionnellement
difficiles à gérer.
Les significations du « seroguessing ». Depuis la fin des
années 1990, une abondante littérature scientifique
décrit l’existence de pratiques spontanées de réduction
des risques sexuels, alternatives au préservatif (lorsque
les personnes ne veulent pas ou ne peuvent pas l’utiliser). Parmi elles, le retrait avant éjaculation, la sélection
des pratiques (pénétration « insertive » ou « réceptive »,
en fonction du statut sérologique des partenaires) ou le
choix de partenaires de même statut sérologique (« serosorting »). L’intérêt de l’enquête de Sigma Research est
de montrer combien ces stratégies sont difficiles à mettre en œuvre concrètement, car elles impliquent bien
souvent un échange avec le partenaire. Échange qui
n’a rien d’évident : la crainte du rejet constitue un frein
très important au dévoilement de la séropositivité. Or
une récente étude australienne3 a montré que l’intérêt
pour des stratégies de réduction des risques sexuels
était renforcé par la possibilité de discuter de son statut
sérologique. En l’absence de dialogue, les gays interviewés déploient d’autres stratégies, en privilégiant des
situations dans laquelle la « séroconcordance » est supposée (« seroguessing ») : la fréquentation des saunas
est citée par certains comme une des manières de s’assurer de rencontrer des partenaires également séropositifs. À travers les différents témoignages, on perçoit
à quel point aborder la prévention avec un partenaire
occasionnel paraît malaisée. C’est un conflit intérieur où
une véritable concurrence des risques se pose : entre
risque pénal et risque de stigmatisation, entre risque de
rejet et sentiment de culpabilité.
Conséquence de ces tensions ? La grande majorité
des répondants ne s’appuient pas sur des stratégies de
réduction des risques lorsque le préservatif n’est pas
utilisé : aucun ne cite la charge virale comme facteur
d’influence sur le risque de transmission et seule une
minorité pratiquent le retrait avant l’éjaculation. De
manière plus générale, beaucoup de ces hommes sont
hostiles à l’idée de pratiquer toute stratégie de réduction des risques. Des résultats qui concordent avec
ceux de la dernière enquête Presse gay sur la faible
diffusion de comportements rationalisés de réduction
des risques4. Ce faible recours ne traduit pas nécessairement un désintérêt pour la prévention, mais plutôt
la difficulté pour beaucoup d’envisager un échelonnement maîtrisable des risques au niveau individuel.
Selon eux, imaginer réduire ou limiter le risque indique
déjà un engagement dans une activité sexuelle sans
préservatif, planifiée et régulière, contradictoire avec
un principe moral de responsabilité. Bien que relativement fréquentes, les relations sans préservatif sont
plus souvent décrites comme des évènements exceptionnels, liés à l’usage de substances récréatives ou à
l’insistance du partenaire. Ce rapport au risque s’inscrit
dans un contexte communautaire dans lequel tous les
rapports sans préservatif sont pensés comme relevant
du bareback et de la prise de risque intentionnelle. La
réaction des répondants traduit le refus d’être associé
à un groupe stigmatisé et moralement (parfois pénalement) condamnable.
Selon les auteurs, ces résultats soulignent que les décisions prises dans la sphère intime et les dilemmes qu’elles engendrent sont très difficiles à partager au niveau
communautaire, où les espaces d’échange et de soutien
sur ces sujets sont trop souvent absents ou insuffisants.
C’est un des principaux apports de cette enquête que
de révéler la « double contrainte » entre la recherche
d’intimité et l’angoisse de transmettre le VIH, entre le
désir de ne pas utiliser de préservatif et la réprobation
sociale du bareback souvent intériorisée.
D’après les chercheurs de Sigma Research, la mise
en cause de « l’irresponsabilité » ou du désintérêt des
gays pour la prévention limite la compréhension des
enjeux liés à la « sérophobie » et au manque d’habitude
à négocier les pratiques non protégées. Il serait crucial
de comprendre ce que les pratiques comme le seroguessing nous disent du contexte social et politique de
la prévention du VIH.
Ces résultats apporte un éclairage passionnant sur la
complexité des adaptations préventives « en contexte »,
qui constitue des pistes de travail utiles à la réflexion
et à l’action. Ainsi, selon David Halperin7, il faut sortir
du questionnement sur le « pourquoi » les homosexuels
prennent des risques, qui sous-entend une motivation
rationnelle peu en lien avec la réalité des pratiques,
et résister au retour en force des analyses « psychologisantes » des comportements homosexuels. Face aux
relations sans préservatif, le discours de santé publique
a le plus souvent recours à des explications plaçant la
responsabilité à l’échelle individuelle. La psychologie
s’impose alors comme la discipline « clé » pour comprendre les motivations individuelles des comportements de santé. En découle souvent une lecture clivée
où cette individualisation des responsabilités renvoie
la non-application des recommandations sanitaires à
des explications soit « pathologisantes » – les gays sont
assimilés à la figure de victime, mal informée ou animée
de « pulsions de mort », soit invoquant une « mauvaise
volonté » – figure d’un individu rationnel, calculateur et
cynique, et évacue la question centrale du plaisir et du
bien-être sexuel.
Pour David Halperin, il faudrait plutôt comprendre
« comment » les gays composent avec l’usage du préservatif, en fonction de leurs partenaires, de la perception du risque et du contexte des relations. Selon lui,
la condamnation morale des relations sans préservatif,
comme « l’injonction » de son usage, font obstacle au
développement de messages de prévention utilisables
et ciblés.
1
Bourne A et al., Relative Safety II: risk and unprotected anal
intercourse among gay men with diagnosed HIV, Original
Research Report, 2009. Téléchargeable sur :
www.sigmaresearch.org.uk/
2
Dodds C et al., Sexually charged: the views of gay and bi-
Des enjeux pour la prévention. L’enquête de Sigma
Research permet de confronter les discours récurrents
sur la dégradation de la prévention et la complexité
de l’expérience des gays. Et confirme les données sur
la « sérophobie » et ses effets sur la vie affective et
sexuelle issues des enquêtes Vespa5 (2003) et Aides et
toi (2007)6. Pour certains gays, le phénomène médiatique que représente le bareback a pu constituer un
référentiel identitaire, proposant un discours positif sur
la sexualité sans préservatif. Mais dans la plupart des
cas, le poids de la condamnation morale des pratiques sans préservatif constitue un nouveau registre
de stigmatisation, qui renvoie ces hommes au silence
et à la culpabilité.
transmission, Sigma Research, 2009. Téléchargeable sur :
www.sigmaresearch.org.uk/
3
Jin et al. “Unprotected anal intercourse, risk reduction
behaviours, and subsequent HIV infection in a cohort
of homosexual men”, Aids 2009, 23:243-252.
4
Velter A (dir.), Rapport enquête Presse gay 2004, ANRS-
InVS, 2007.
5
Bouhnik AD et al., “Sexual difficulties in people living with
HIV in France. Results from a large representative sample of
outpatients attending french hospitals”, Aids Behaviour, 2007.
6
Aides et toi, résultats de l’enquête 2007 :
www.aides.org/rapport/resultats-aides-toi-2007.pdf
7
Halperin David, What do gay men want ? An essay on sex,
risk and subjectivity, The University of Michigan Press, 2007.
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sexual men on criminal prosecutions for sexual HIV
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