Des programmes de lutte contre la pauvreté au Pérou et en Bolivie

Transcription

Des programmes de lutte contre la pauvreté au Pérou et en Bolivie
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Des programmes de lutte contre la pauvreté au Pérou et en
Bolivie : du référentiel néolibéral à inflexions sociales à un
droit universel à l’assistance ?
Nora Nagels, IHEID, Genève
Le Pérou et la Bolivie se trouvent parmi les pays d’Amérique du Sud qui connaissent les
indicateurs des plus préoccupants en matière de pauvreté, de nutrition et de santé maternelle et
infantile. Face à cette situation, ces deux pays mettent en œuvre dans les années 2000 des
programmes de transferts conditionnés (PTC) : le programme JUNTOS1 au Pérou et les Bonos
Juancito Pinto2 et Juana Azurduy3 en Bolivie. Comme tous les PTC de la région, ils visent
deux types d’objectifs : à court terme, diminuer la pauvreté des familles en augmentant leurs
liquidités monétaires et à long terme, rompre avec le cycle intergénérationnel de pauvreté en
augmentant le capital humain des générations futures.
Cette communication entend éclairer les référentiels de politiques publiques inhérents aux
programmes étudiés. Elle se fonde sur l’approche par les « référentiels de politiques
publiques », développée par Jobert et Muller (1987), qui accorde une large place aux idées
dans l’explication des politiques publiques. Ces dernières sont considérées comme des lieux
dans lesquels une société « construit son rapport au monde et donc les représentations qu’elle
se donne pour comprendre et agir sur le réel tel qu’il est perçu » (Muller 2006 : 372). Jobert et
Muller définissent le référentiel comme « une image de la réalité sociale construite à travers le
prisme des rapports d’hégémonie » (Jobert et Muller 1987: 70). Chaque politique publique se
fixe des objectifs, eux-mêmes définis à partir d’une représentation du problème, de ses
conséquences et des solutions possibles. « La définition d’une politique publique repose sur
une représentation de la réalité qui constitue le référentiel de cette politique » (Muller 2006 :
373). Reprenant l’idée d’Habermas (1979) selon laquelle chaque système politique possède
des valeurs et des symboles qui justifient les disparités de richesse et de pouvoir, Muller et
Jobert estiment que les politiques publiques légitiment le système politique lui-même. Pour
ces auteurs, face à la formulation d’une politique publique, il importe d’observer les
mécanismes de « fabrication » d’idées et de valeurs charpentant une vision du monde. Il
devient ainsi possible d’identifier derrière chaque politique publique une certaine idée du
problème public pris en charge, une représentation du groupe social concerné ou du secteur
qu’elle contribue à faire exister ainsi qu’une théorie du changement social qu’elle sous-tend
(Muller 1995).
L’objectif de cette communication vise à déceler les référentiels propres aux programmes
étudiés au Pérou et en Bolivie. Une méthodologie qualitative articulée sur l’analyse de
discours des protagonistes-clés des programmes étudiés est privilégiée. Des entretiens semi-
1
JUNTOS signifie ensemble » en espagnol.
Surnom donné à un enfant soldat mort héroïquement lors de la guerre du pacifique (1879-1883) opposant la
Bolivie, alliée au Pérou, contre le Chili.
3
Nom d’une icône de la révolte indigène menée contre l’Empire espagnol par Tupak Katari en 1781.
2
2
directifs4 ont été menés du « haut » au « bas »5 de ces programmes de transferts conditionnés
afin d’accéder aux représentations sociales construites de la pauvreté et des pauvres. Il s’agit,
au « haut » des politiques, de responsables publics (fonctionnaires ou élus) au niveau de l’Etat
central ou régional et à leur « bas », des bénéficiaires. Ces dernières sont des femmes, étant
donné que les PTC étudiés s’adressent exclusivement aux mères des enfants visés par ces
politiques
Cette communication se divise en deux parties. D’abord, un court détour historique présente
les contextes nationaux dans lesquelles les programmes sont nés. Ensuite, sont analysées les
dissemblances entre les représentations de la pauvreté, de ses causes et des instruments pour y
faire face. Une conclusion ébauche des hypothèses explicatives relatives aux différences entre
les référentiels péruviens et boliviens.
1. Les contextes nationaux des programmes étudiés
Le Pérou et la Bolivie connaissent d’importants taux de pauvreté et d’extrême pauvreté.
Précisons, au préalable, que les indicateurs circoncisant le phénomène « pauvreté » diffèrent
entre acteur-e-s et institutions. Toute mesure de la pauvreté constitue en effet une construction
sociale soumise aux rapports de pouvoir propres à son élaboration. Toutefois, à titre indicatif
et en tenant compte des nombreux biais à la construction des statistiques nationales et
internationales, certaines d’entre elles sont présentées ici.
En 2010, la Bolivie, pays de 10 031 millions d’habitants, est considérée comme le pays
d’Amérique du Sud le plus pauvre et le plus « indigène ». Selon le recensement de 2001,
62 % des personnes de plus de 15 ans se déclarent appartenir à l’un des 33 peuples originaires
ou indigènes6 de Bolivie (Molina 2005). Le Pérou, pour sa part, compte, en 2010, 29 495
millions d’habitants, dont 45 % des foyers se considèrent indigènes, soit par la langue, soit par
la descendance (Herrera 2004). Il est catégorisé parmi les pays à revenu moyen.
Les indicateurs de pauvreté en 2009, calculés selon un même panier de consommation,
montrent que 58,3 % de la population bolivienne et 34,8 % de la population péruvienne se
trouvent en situation de pauvreté. Ces chiffres atteignent respectivement 31,9 % et 11,5 %
pour l’extrême pauvreté (CEPAL 2011).
Si la Bolivie est considérée plus pauvre que le Pérou, ces deux pays se rejoignent par leurs
inégalités significatives. La pauvreté et l’extrême pauvreté sont très inégalement réparties sur
le territoire. Au Pérou, en 2009, alors que Lima héberge moins de 15 % de pauvres, 60 % de
4
Dans le cadre de ma recherche doctorale portant sur le « genre et les politiques de lutte contre la pauvreté au
Pérou et en Bolivie comme enjeux de citoyenneté », j’ai réalisé, lors trois séjours de 3 à 6 mois entre septembre
2008 et août 2010, 118 entretiens à Lima et à Ayacucho au Pérou, ainsi qu’à La Paz en Bolivie. Cette
communication se fonde sur certains de ces entretiens.
5
Faute de mieux, cette image a le mérite d’illustrer l’idée que les protagonistes se trouvent au bas ou au haut tant
de l’échelle des responsabilités politiques que de l’échelle sociale.
6
Le terme « indigène » en français est connoté péjorativement parce qu’il désigne le statut des populations
colonisées, soumises, comme le statut d’indigénat de l’administration coloniale française en Algérie. La langue
française lui préfère alors celui « d’autochtone ». Cependant, en espagnol le terme indígena est préféré à
autóctono (Bellier 2009 : 3, 4). Par conséquent, afin d’être au plus proche des intervieuwé-e-s, le mot
« indigène » est maintenu quand nous nous référons à leurs discours.
3
la population rurale, en majorité indigène, est pauvre. Cette brèche est encore plus profonde
pour l’extrême pauvreté qui touche moins de 1 % de la population liménienne mais plus de
16 % dans le reste du pays. Par ailleurs, les 10 % les plus riches détiennent 43 % du revenu
national, alors que 10 % des plus pauvres n’accèdent qu’à 1,5 % de ce revenu en 2002
(Lavrard-Meyer 2010 : 121, 124). En Bolivie, en 2004, 69 % des foyers indigènes sont
pauvres ou extrêmement pauvres (Molina 2005 : 126). 60 % du revenu national est concentré
dans les mains des 20 % les plus riches de la population, alors que les 20 % les plus pauvres
se partagent moins de 5 % (Paz 2010 : 58). Une autre manière d’évaluer les inégalités est celle
de l’indicateur de Gini7 qui rend compte des disparités de revenus. Au Pérou, il se situe aux
alentours de 0,50 pour les années 2000 (Campodónico 2010)8 et en Bolivie, il atteint 0,56 en
2007 (CEPAL 2010).
Face à cette situation, les Etats en question mettent en place une série de politiques de lutte
contre la pauvreté, dont les plus récentes sont celles de transferts conditionnés.
Le programme JUNTOS
L’Etat péruvien instaure le programme JUNTOS en 2005. A cette date, le retour à la
démocratie depuis 5 ans – suite au régime autoritaire de Fujimori de 1990 à 2000 –
s’accompagne d’une croissance économique soutenue sans retombée toutefois pour les plus
pauvres. A la même époque, la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) préconise la mise
en place de politiques d’indemnisation pour les victimes des années de violence politique.
Le Pérou a en effet connu entre 1980 et 2000 un conflit interne opposant les forces
« subversives » du Sentier Lumineux et du MRTA9 aux forces légitimes de l’Etat qui a
conduit à la mort 69 280 personnes dont chaque camp est responsable de la moitié (CVR
2003). Ce conflit se déroule principalement dans les Andes, et plus précisément dans le
département d’Ayacucho (sud-est du pays). Il est particulièrement meurtrier, sanglant et
« sale ». D’une part parce que le Sentier Lumineux entend imposer la révolution par le sang et
d’autre part parce que la force publique adopte les mêmes techniques de violence. Elle se
comporte comme en territoire occupé et est convaincue de pouvoir torturer, exécuter ou violer
toutes personnes soupçonnées de « terrorisme ». Cela s’explique, entre autres, par le fossé
divisant les populations liméniennes des populations andines queshuaphones (Grompone
2005 : 202 ; Degregori 2000 ; Tanaka 2006).
La corrélation des analyses de croissance économique sans redistribution et celles de la CVR
mène à un débat houleux entre deux positions. La première revendique un programme de
réparations économiques individuelles pour les victimes du conflit interne, alors que la
deuxième prône un programme de transferts monétaires conditionnés de lutte contre la
7
Si par exemple 5 % de la population touche 5 % du revenu national, 10 % touche 10 %, etc., la distribution des
revenus est parfaitement égalitaire. Le coefficient est alors égal à 0 ; s’il vaut 1, l’inégalité est totale. Une société
est considérée comme très inégalitaire quand le coefficient de Gini est supérieur à 0,4 (Salama 2007 : 54).
8
L’Amérique latine se caractérise par des coefficients de Gini les plus élevés au monde. Il atteint 0,639 au
Brésil, 0,59 en Argentine, 0, 58 en Colombie alors qu’il se situe à 0,36 aux Etats-Unis et à 0, 27 en France dans
les années 90 (Salama 2007 : 56).
9
Moviemiento Revolutionario Túpac Amaru, (Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru).
4
pauvreté10. Se fondant sur un argument budgétaire, le gouvernement penche pour la deuxième
position, tout en ciblant les victimes de la violence interne comme premiers bénéficiaires.
Ces deux éléments amènent le gouvernement d’Alejandro Toledo (2002-2006) à adopter, en
avril 2005, par Décret suprême11 le programme national d’appui direct aux plus pauvres,
appelé JUNTOS. Les vertus de ce type de programme mis en œuvre dans plus de 14 pays
latino-américains depuis 199612 constituent l’argument-clé de l’administration d’Alejandro
Toledo pour mettre en œuvre ce programme. Il est d’ailleurs construit sur le modèle des deux
plus importants Programmes de Transferts Conditionnés (PTC) de la région –
Opportunidades13 au Mexique et Bolsa Familia14 au Brésil. Des accords de collaboration
institutionnelle sont signés entre les comités directeurs de ces différents programmes
brésilien, mexicain et péruvien (Francke et Mendoza 2006). Par ailleurs, la Banque Mondiale
publie des rapports d’évaluation de JUNTOS à intervalles réguliers et organise des comités de
suivi et d’assistance institutionnelle (Perova et Vakis 2009 : 3).
Le comité directeur est composé d’une part, d’un représentant direct de la présidence
(PCM)15, des Ministères sociaux16 et du Ministère de l’économie et des finances (MEF) et,
d’autre part, de représentants de la société civile, issus des syndicats 17, des entreprises18, de
l’Église19, des ONG20 et des organisations de travail social21. Le président de ce comité est élu
par la Mesa de Concertación de Lucha Contra la Pobreza22 (MCLCP). Un comité de
supervision et de vigilance contrôle le programme ; y sont représentés le gouvernement
central, les gouvernements régionaux et locaux, l’Eglise, ainsi que le secteur privé et la
MCLCP,.
Sur le terrain, la mise en œuvre de JUNTOS passe par des promoteurs/trices assigné-e-s à
chaque municipalité. Elles/ils (la majorité sont des femmes) constituent la colonne vertébrale
du programme et établissent le lien entre la communauté et la centrale de JUNTOS. Enfin, des
madres líderes sont élues parmi les bénéficiaires du programme afin de faire entendre leur
voix aux instances du programme et de contrôler le respect des conditions.
10
Entretien, le 29.01.2010, avec un membre du premier comité de direction de JUNTOS.
032-2005-PCM.
12
Pour des analyses de ces PTC voir Adato (2007), Arriagada et Mathivet (2007), Draibe et Riesco (2009) et
Rawling (2005).
13
Opportunités, successeur du programme Progresa (progresse).
14
Bourse famille en portugais.
15
Presidencia del Consejo de Ministros, (Présidence du Conseil des Ministres).
16
Le Ministère de la Femme et du Développement Social (MIMDES), le Ministère de la Santé (MINSA) et le
Ministère de l’Education (MINEDU).
17
Confederación General de Trabajadores del Perú (Confédération générale des travailleurs du Pérou, CGTP).
18
Confederación Nacional de Instituciones Empresariales Privadas (Confédération national des institutions
entrepreneuriales privées, CONFIEP).
19
Caritas Pérou.
20
Associación Nacional de Centros de Investgación, Promoción Social y Desarrollo (Association Nationale de
Centres de Recherche, Promotion Sociale et du Développement, ANC).
21
Conferencia Nacional sobre Desarrollo Social (Conférence national sur le développement social).
22
Table-ronde de concertation pour la lutte contre la pauvreté. Institution créée en opposition au centralisme de
Fujimori, elle articule les principaux acteurs de l’Etat et de la société civile, actifs dans la lutte contre la pauvreté
aux niveaux locaux, régionaux et nationaux du pays. Voir pour une analyse critique de cette institution, entre
autres, Avila Molero (2004) et Bey (2004).
11
5
JUNTOS se présente comme le programme insérant le Pérou pleinement dans l’agenda
international de lutte contre la pauvreté qui promeut la participation des pauvres à leur sortie
de la pauvreté. La coresponsabilité, par le conditionnement du programme, est envisagée
comme la participation la plus adéquate. Le subside de 100 soles (environ 30 $US) n’est
transféré que si trois grands ensembles de conditions sont respectés en matière d’éducation, de
santé et de régularisation. Le contrôle des conditions est trimestriel (Francke et Mendoza
2006 ; Diaz et al. 2009 : 18).
Le ciblage est un instrument-clé du programme JUNTOS. Les bénéficiaires sont identifiés en
trois étapes. La première est géographique. Ensuite, un recensement par enquêtes est mené par
l’Institut National de Statistique (INEI) dans tous les foyers des zones géographiques
présélectionnées. Il classe les foyers par niveau de pauvreté et détermine une liste de
bénéficiaires de JUNTOS. Lors de la dernière étape, cette liste est validée par une assemblée
communale au sein des communautés bénéficiaires à laquelle participent la population et les
autorités (Alcázar 2009). Les bénéficiaires directes du subside mensuel sont les mères
d’enfants âgés de moins de 14 ans23.
En 2010, l’intervention de JUNTOS atteint quasiment un demi-million de foyers répartis dans
64624 municipalités. Il s’agit de 7,6 % de la population totale, 60 % de la population vivant
dans une pauvreté extrême et 21,2 % de la population pauvre. En 2009, le budget de JUNTOS
représente 0,14 % du PIB et 1,68 % des dépenses sociales (Cecchini et Madariaga 2011).
C’est le programme social le plus important et le plus étendu du Pérou (Arroyo 2010 : 7).
Le contexte bolivien des bonos
En Bolivie, les Bono Juana Azurduy (BJA) et Bono Juancito Pinto (BJP) s’insèrent dans les
nouvelles politiques sociales de l’Etat plurinational de Bolivie. Ces bonos et la Renta
Dignidad sont présentés par le président bolivien et son gouvernement comme les piliers
d’une nouvelle politique sociale qui se substitue aux programmes de lutte contre la pauvreté,
caractéristiques des politiques de l’époque néolibérale qui se veut révolue.
Au cours des années 2000 et des différentes « guerres sociales », le Movimiento al
Socialismo25 (MAS), présidé par Evo Morales, s’érige comme le défenseur des « laissés pour
compte » du néolibéralisme : les « pauvres indigènes, originaires et paysans ».
Une fois au pouvoir, fin 2005, reprenant les principales revendications des mouvements
sociaux l’ayant soutenu, les premières réformes du MAS portent sur la nationalisation des
hydrocarbures et la mise en place d’une Assemblée constituante. En quelques mots, la
première vise à la récupération de la souveraineté nationale sur les hydrocarbures et implique
le retour d’un Etat fort. Elle permet l’augmentation de 18% à 50% des redevances nationales
sur la production de gaz, grâce à l’impôt direct sur les hydrocarbures (Lacroix 2007).
23
Seulement au cas où elles ne peuvent pas exercer cette représentation, une autre personne du foyer est
désignée dans cette fonction.
24
A terme, JUNTOS veut atteindre les 880 municipalités considérées comme les plus pauvres.
25
Mouvement vers le socialisme.
6
L’Assemblée constituante, pour sa part, vise la reconnaissance et la revalorisation des
populations indigènes, originaires et paysannes. La nouvelle Constitution de l’Etat
plurinational de Bolivie est approuvée par référendum en janvier 2009. Schématiquement, elle
confère aux peuples originaires, paysans et indigènes, une autonomie et un pouvoir territorial
(Zalles 2009). En découle un nouveau modèle de développement conforme avec le nouvel
Etat plurinational de Bolivie élaboré par le Plano Nacional de Desarrollo Bolivia Digna,
Soberana, Productiva y Democrática para Vivir Bien26 (PND). Selon ce dernier, la transition
entamée par le gouvernement du MAS a pour objectif « le démantèlement du colonialisme et
du néolibéralisme pour construire un Etat pluriculturel et communautaire qui permet
‘l’empowerment’ des mouvements sociaux et des peuples indigènes » (Ministerío de
Planificación del Desarrollo 2006 : xv-2). Un rôle principal est dévolu à l’Etat « promoteur et
protagoniste du développement en charge de l’industrialisation des ressources naturelles »
(MPD 2006 : 19). Ce modèle rompt avec le néolibéralisme dans la mesure où les
communautés indigènes, originaires et paysannes occupent le devant de la scène et l’Etat
augmente sa présence dans les secteurs-clés de l’économie bolivienne.
Le PND prévoit une « politique de protection sociale et de développement intégral
communautaire » qui vise à éradiquer l’extrême pauvreté. Il rompt avec les programmes de
lutte contre la pauvreté de l’ère néolibérale (Canavire-Bacarreza 2010 : 36). Alors que cette
nouvelle politique comprend des projets de politiques sociales à long terme, tels que
« communauté en action » ou le Plan de Eradicación de la Extrema Pobreza27 (PEEP), seuls
les programmes à court terme, comme les bonos et la « rente dignité » se concrétisent. En
cause : les débats théoriques, notamment, en ce qui concerne le rôle à jouer par les
communautés dans les politiques sociales et l’instabilité institutionnelle du Ministère de
planification du développement.
Les bonos apparaissent comme des politiques construites à la hâte afin de rendre effective la
redistribution de la « nationalisation des hydrocarbures » et de répondre aux demandes, de
plus en plus pressantes, de la population pour des changements « réels » dans sa vie
quotidienne. Le Bono Juancito Pinto (BJP) est créé en octobre 2006 sous ordre explicite du
président Evo Morales : il faut que le bono soit prêt pour son anniversaire, que son coût
administratif ne dépasse pas les 6% du budget et qu’il s’adresse aux enfants des premières
années primaires de l’enseignement public sur tout le territoire national. Cette dernière
recommandation va à l’encontre de l’avis de la Banque Mondiale et des premières ébauches
de l’équipe chargée de la conceptualisation du bono, qui, à partir d’études internationales de
politiques similaires, proposaient un ciblage sur les régions les plus pauvres. Disposant d’une
vingtaine de jours, le bono s’inspire d’une allocation scolaire, le « bon espérance »28, mis en
œuvre entre 2003 et 2005 dans la ville d’El Alto et le Bono s’adresse à tous les enfants inscrits
26
Plan National de Développement « Bolivie digne, souveraine, productive et démocratique pour vivre bien »
créé par le Décret suprême 29272 du 12 septembre de 2007.
27
Plan d’Eradication de l’Extrême pauvreté.
28
Il sera ensuite rebaptisé bono Wawanakasataki.
7
dans l’enseignement public. Ce n’est qu’à posteriori que l’agencement institutionnel et
normatif est élaboré29.
Le BJP octroie environ 30 $US par an aux enfants des 8 premières années de primaire, pour
autant qu’ils soient inscrits dans l’enseignement public et qu’ils terminent l’année en ayant
assisté à au moins 80% des cours (UE 2008 : 1). L’armée, seule institution présente sur tout le
territoire, se charge de sa distribution dans les zones les plus reculées du pays. Il atteint 17,5%
de la population totale dont 32,4% des pauvres et 59,7 des indigents. (Cechini et Madariaga
2011). Son budget annuel pour 2010 est de 54,5 millions $US (Weisbrot et al. 2009 : 16). Il
représente 2,05 % des dépenses sociales et 0,33 % du PIB (Cechini et Madariaga 2011).
Le Bono Juana Azurduy (BJA) constitue le plus petit dénominateur commun des politiques
sociales imaginées mais non concrétisées par le gouvernement. De fait, la majorité des projets
d’une politique sociale cohérente avec l’Etat plurinational de Bolivie, envisagent, parmi leurs
instruments, un « bon mère-enfant » dont l’objectif est de réduire la mortalité maternelle et
infantile et la dénutrition de cette population. Le PEEP, par exemple, avec le soutien
technique de la Banque Mondiale, élabore un « bon mère-enfant » ciblé sur les 52
municipalités les plus pauvres du pays. Ils constituent le socle du BJA. Le Président, à la
surprise de tous, décide seul de l’élargir à l’ensemble du territoire. Le BJA nait alors en mai
2009. Toutes les femmes enceintes, allaitants, ou mères d’enfants de moins de 2 ans, sans
assurance de santé, peuvent y accéder. Les mères doivent être en possession d’une carte
d’identité et du certificat de naissance des enfants. Elles reçoivent l’équivalent de 260 $US,
répartis sur une période de 33 mois, conditionnés à des contrôles sanitaires prénataux, à
l’accouchement institutionnel et à des contrôles postnataux. Le BJA s’adresse à 3,5 % de la
population totale, à 6,4 % des pauvres et à 10 % des pauvres extrêmes. Il constitue 1,41 % des
dépenses sociales qui représentent 0,22 % du PIB (Cecchini et Madariaga 2011). Ce bono est
géré par le ministère de santé et des sports. Sur le terrain, 600 médecins, employés exclusifs
du BJA, ont été engagés pour le mettre en œuvre et assurer son suivi30.
2. Les référentiels des PTC bolivien et péruvien
A partir de l’analyse du discours des différents acteur-e-s-clés des PTC, il s’agit d’analyser
comment ils/elles les envisagent afin de déceler quels sont leurs représentations du rôle de
l’Etat en matière sociale.
Un premier élément important de ces discours concerne le caractère assistancialiste des
programmes étudiés. Tant au Pérou qu’en Bolivie, du « haut » au « bas » des programmes, les
représentations de politiques d’assistance sont récurrentes. Cependant, elles diffèrent selon les
deux pays. Au Pérou, les discours sur l’assistancialisme de JUNTOS se réfèrent au
renforcement du caractère « oisif » et « paresseux » des classes pauvres. JUNTOS freinerait le
« développement » car il habitue les pauvres à le demeurer et à être des « assistés »,
dépendants dès lors de l’Etat. En Bolivie, en revanche, les acteur-e-s estiment que les
programmes sont assistancialistes parce qu’ils ne permettent pas de lutter contre les causes
29
30
Entretien avec la première directrice du BJP.
Décret suprême no 0066 du 3 avril 2009.
8
structurelles de la pauvreté et participent alors à sa perpétuation. Deux types de justifications
de la notion d’assistancialisme sont dont présents. Le premier renvoie à un stigma de
dépendance et de paresse des pauvres, construit par les personnes en position d’autorité. Alors
que le deuxième se réfère au fait d’apporter assistance sans transformer les structures qui
créent ce besoin d’assistance (Boesten 2009 : 65).
Ces deux ensembles de discours définissent l’assistancialisme comme des politiques qui, en
ne portant qu’assistance aux plus défavorisés, les maintiennent dans leur situation.
Néanmoins, ils renvoient à deux représentations opposées du rôle de l’Etat. Le premier prône
un Etat minimum et des politiques de responsabilisation individuelle via l’activation des
pauvres et leur contrôle ; alors que le deuxième renvoie à un Etat fort capable de redistribuer
les richesses nationales.
Le Pérou : référentiel néolibéral à inflexions sociales
Au Pérou, les critiques assistancialistes des programmes se réfèrent au renforcement du
caractère « oisif » et « paresseux » des classes pauvres. Les pauvres sont envisagés comme
responsables de leur situation : ils/elles seraient paresseux « par nature » et tendraient donc à
profiter des politiques mises en place par l’Etat. Ainsi, les arguments sur l’intériorisation par
les pauvres du stigmate de pauvreté prévalent. Ils/elles se confineraient dans un immobilisme,
sans chercher à changer de situation (Geremek 1987 : 13). Le programme JUNTOS ne
procureraient alors qu’assistance aux « bénéficiaires » sans leur donner de possibilités de
transformer leur situation socioéconomique.
Ces représentations de l’assistancialisme comme promouvant des pauvres « oisifs » et
« passifs » incriminent des politiques sociales trop « laxistes ». Une distinction s’opère alors
entre bons pauvres, méritants et pauvres fainéants. Par conséquent, le ciblage est perçu
comme le meilleur outil pour que les politiques atteignent les « bons » pauvres. Le ciblage fait
consensus tant parmi les protagonistes du « bas » de JUNTOS que du « haut » : pour être
efficace, une politique doit s’adresser au plus pauvres. Cette représentation consensuelle du
ciblage, comme principe directeur des politiques sociales, renvoie à une représentation plus
restrictive des mécanismes de régulation sociale, reposant essentiellement sur les mécanismes
du marché. Les politiques ne doivent s’intéresser qu’aux populations en extrême nécessité
parce que le marché et la croissance économique demeurent les premiers mécanismes de
distribution des richesses. Ces caractéristiques correspondent au référentiel « néolibéral à
inflexions sociales », soit à celui d’Etat social actif, qui, s’il n’érige plus le marché comme
dogme absolu, demeure fondé sur l’individualisme méthodologique.
A la différence du référentiel néolibéral « pur » où le marché est le principal mécanisme de
régulation sociale, le référentiel « à inflexions sociales » accepte que le néolibéralisme génère
des « exclus » que l’Etat doit « protéger ». Le rôle de l’Etat se borne alors à offrir une certaine
égalité minimale, de départ et non pas de résultats. Par conséquent, il ne vise pas à la
résolution des inégalités mais renvoie à la nécessité de redonner une place à l’Etat quand la
croissance économique et le marché ne permettent pas la diminution de la pauvreté.
Cependant, il ne s’agit pas de retomber dans le « vieil assistancialisme ». De là, le ciblage sur
9
les plus pauvres et leur activation afin de les « aider à s’aider eux-mêmes », en les dotant de
« capacités » pour qu’ils/elles soient compétitif-ve-s sur le marché de l’emploi.
Ces discours renvoient sans ambigüité aux approches de l’Etat social actif, de l’égalité
d’opportunités, des capabilities et de l’empowerment. Le référentiel de l’Etat social actif a été
développé en Europe occidentale, notamment par Giddens31, comme troisième voie entre
l’Etat minimum cher au néolibéralisme et l’Etat social de la social-démocratie. Ce référentiel
et celui du « nouvel agenda de lutte contre la pauvreté », promu et développé sur la scène
internationale par la pensée de Sen s’influencent mutuellement. Les politiques sociales tant au
Nord qu’au Sud en sont imprégnées. Il fonde les prescriptions pour les nouveaux Etats
sociaux actifs (Jenson 2010 : 74). Cet auteure utilise le terme de « perspective
d’investissement social » pour désigner ce nouveau guide d’action sociale de l’Etat (Jenson et
Saint-Martin 2003 ; Jenson 2010). Les politiques sociales doivent être « productives » et non
plus distributives. En d’autres mots, elles doivent être efficaces à l’intégration des individus à
l’économie productive. Pour ce faire, elles les incitent, voire les forcent, à participer au
marché du travail (Jenson et Saint-Martin 2003 : 86, 87). Il s’agit d’un nouveau référentiel en
matière de politiques publiques.
Au sein de ce nouveau référentiel, l’Etat n’a pas pour objectif une égalité de résultat mais une
égalité des chances, soit la maximalisation des ressources au départ (Arnsperger 2000 : 2).
L’égalisation des chances au départ envisage l’individu comme autonome, libre et rationnel
qui doit tirer le meilleur profit des ressources qui lui sont octroyées. L’individu devient
« l’entrepreneur de soi » (Boyer 2005 : 36) ou le « sujet entrepreneur » (Périlleux 2005 : 308).
Le principe d’équité et l’idée que les citoyen-ne-s sont tenus de participer à la société pour
recevoir des aides ont pour conséquence que l’Etat doit être sélectif et pragmatique. L’équité
justifie le ciblage sur les groupes les plus vulnérables. Elle accorde à l’Etat la légitimité de
juger la conduite ou les efforts des individus qui doivent saisir les chances distribuées
équitablement. Il s’agit d’individualiser les politiques afin de coller à la diversité des
situations selon un processus d’abandon des actions pour tous les ayants droits et leur
remplacement par des interventions ciblées, personnalisées et contrôlées (Castel 1995).
L’Etat à pour mission fondamentale d’insérer les pauvres sur le marché de l’emploi.
Cependant, une contradiction se trouve au cœur de ce modèle : les sociétés ne disposent pas
d’emplois pour tous, du moins dans des conditions décentes. Or, le référentiel de l’Etat social
actif n’assigne pas à l’Etat d’influencer cette variable, source des inégalités structurelles
(Smeets 2006 : 400). L’individu et non pas l’Etat est responsable du bien-être social.
L’intervention de l’Etat n’est envisagée que comme soupape à des explosions sociales
dangereuses pour les équilibres économiques.
L’analyse des discours péruvien sur l’assistancialisme et le ciblage illustre la prégnance du
« référentiel néolibéral à inflexions sociales » ou de l’investissement social dans la manière
31
Directeur de la London School of Economics and Political Science au début des années 90, il est considéré
comme le principal théoricien de la Troisième Voie adoptée dès 1995 par le Labour Party de Tony Blair. La
Troisième Voie constitue le cadre conceptuel général au sein duquel le concept d’Etat social actif rassemble les
postulats et prescriptions dans le domaine social (Matagne 2001 : 11).
10
d’envisager le rôle social de l’Etat. Ce référentiel appartient au phénomène politique du « néopopulisme néolibéral » mis en place par Fujimori et reconduit par Alan García (2006-2011) au
Pérou.
La Bolivie : retour au référentiel national-populaire ?
En Bolivie, le discours selon lequel les bonos doivent s’attaquer aux causes structurelles de la
pauvreté pour être efficients est largement répandu. Il renvoie à des représentations
assistancialistes dans la mesure où il rejoint les discours péruviens selon lesquels les
programmes maintiennent la pauvreté mais l’expliquent autrement. Les bonos sont
assistancialistes non parce qu’ils contribueraient à l’oisiveté des classes pauvres, mais parce
qu’ils ne résolvent pas les causes structurelles de la pauvreté. Dès lors, ces discours renvoient
à des représentations de la pauvreté, des pauvres et in fine du rôle de l’Etat, différentes, voire
antagonistes à celles développées au Pérou. En effet, les pauvres n’y sont pas perçus comme
des « profiteur-e-s », potentiel-le-s de toute mesure publique en leur faveur. La responsabilité
de la pauvreté se déplace alors de celle des pauvres vers celle de l’Etat. La plupart des
interviewé-e-s considère que les bonos ne s’attaquent pas aux inégalités sociales et donc qu’ils
ne permettent pas une réelle amélioration des conditions de vie des populations auxquels ils
s’adressent. Un discours néo-structuraliste ose se faire entendre : il fonde les causes de la
pauvreté dans les inégalités sociales, marquant ainsi un point de rupture avec le
néolibéralisme à inflexions sociales.
De fait, le nouvel Etat plurinational de Bolivie se veut anti-néolibéral et en faveur des laissés
pour compte par les régimes précédents : les pauvres indigènes-originaires-paysans.
L’universalité des bonos illustre cette prise de distance avec le néolibéralisme et le référentiel
de l’Etat social actif. Même si la coresponsabilité, via les conditions et l’investissement dans
les générations futures, range les bonos au sein de la perspective d’investissement social, la
tendance à leur universalisation s’en distancie. Ce principe renverse non seulement la fonction
de contrôle social des politiques sociales à une volonté assimilatrice des exclus, mais il permet
surtout la politisation de la pauvreté. Il en découle alors une représentation du rôle de l’Etat
comme garant de la solidarité entre tous les citoyen-ne-s d’un même territoire. La solidarité se
substitue à l’individualisme. L’attribution des bonos est solidaire en termes d’appartenance à
une même communauté nationale.
Cette tendance à l’universalisation par sa volonté intégratrice rapproche le gouvernement
d’Evo Morales du régime national-populaire mis en place par le Movimiento Nacionalista
Revolucionario32 (MNR) au lendemain de la révolution de 1952. La différence entre le
nationalisme populaire d’antan et d’aujourd’hui tient au sujet social de la révolution : les
paysans-indigènes-originaires du MAS se substituent à l’alliance entre la classe moyenne et
les ouvriers-paysans du MNR. L’exaltation de la population « indigène-paysanne et
originaire » exprime cette affirmation identitaire (Le Bot 2009 : 206). Cependant cette
32
Mouvement Nationaliste Révolutionnaire aux origines de la Révolution nationaliste-populaire de 1952 qui met
en place régime de type national-populaire. Lequel se caractérise par un modèle de développement de
substitution des importations par l’industrialisation (ISI) ; la création par l’Etat d’organisations de masse
syndicales et paysannes ; et la fusion de la société civile et de l’Etat. Pour des approches approfondies de ce
régime voir, entre autres, Calderon et Laserna (1995), Blackburn (2003), Sanabria 1999, Hufty et al. (2005).
11
dernière est plus incluante qu’excluante. L’objectif di MAS n’est pas d’abolir la nation
bolivienne mais de la refonder par la reconnaissance d’abord, par la pleine accession ensuite
de l’identité indigène en son sein (Le Bot 2009 : 201). L’indianité du MAS est fluctuante et
moins liée à la langue, au territoire ou à la communauté, que rassembleuse des laissés pour
compte du néolibéralisme. Do Alto et Stefanoni (2008 : 66, 112) parlent alors « d’indigénisme
nationaliste ». Ce nationalisme est proche de celui du MNR des années 50, avec pour
différence que le clivage de classe est remplacé par l’ethnicisation non excluante de la vie
politique.
Le discours indigéniste du gouvernement parait de façade et dirigé vers l’extérieur alors qu’à
l’intérieur il suit une politique pragmatique et réformiste visant une « révolution
‘démocratique décolonisatrice profonde’ et non socialiste ou indianiste » (Lacroix 2007 :
271). L’indigénisme du MAS « semble incarner un pan-indigénisme » (Canessa 2006 : 250).
Le « peuple indigène » est associé à la défense des ressources naturelles contre l’extérieur :
l’impérialisme globalisé. Si ce dernier est identifié comme un capitalisme rampant
d’exploitation néocoloniale et d’homogénéisation culturelle, l’indigénisme est construit
comme son meilleur rempart, défenseur de la nature et d’une identité « authentique » Canessa
(2006 : 252). Le risque est alors, comme au temps du MNR, de gommer les différences et
donc les discriminations ethniques car toute la nation est présentée comme indigènes.
Enfin, les bonos posent une dernière question fondamentale : celle des premiers pas d’un
projet de droits sociaux, en particulier ici de minima sociaux, voire d’un système de garantie
d’un droit à l’assistance. Si la tendance universalisante des bonos rompt avec le ciblage propre
au néolibéralisme, les conditions « punitives » qui y sont assorties les situent dans la
continuité du paradigme assistanciel-répressif propre au référentiel d’investissement social.
De fait, un « revenu de la citoyenneté » n’est envisageable que s’il est universel,
inconditionnel et intégré à un système fiscal de distribution progressive (Do Vuelo 2010). Or,
à l’heure actuelle le BJA et le BJP33 s’acheminent uniquement vers le premier versant de ces
trois prérogatives. Outre, les conditions, le cheminement de l’universalisation de la protection
sociale requiert une importante réforme fiscale, particulièrement de l’impôt sur le revenu, tant
des particuliers que des entreprises. Tout le problème est alors de la légitimer par un
compromis qui n’est pas gagné en Bolivie où les termes de ce débat peinent même à exister34.
Enfin, tout l’enjeu réside dans la question de savoir si ces bonos peuvent instaurer un droit à
l’assistance, c’est-à-dire qu’ils soient perçus comme un droit attaché à la citoyenneté, et non
comme une faveur clientéliste (Lautier 2007 : 73). Enjeu non encore relevé car les bonos
demeurent étroitement associés aux « bienfaits » du gouvernement de Morales.
33
Remarquons que la « rente dignité » s’approche davantage du ‘revenu de citoyenneté’ dans la mesure où elle
est universelle et inconditionnée.
34
Le noyau actif du MAS est composé de petits producteurs ruraux ou urbains qui, s’ils sont très favorables aux
politiques de redistribution, demeurent cependant réticents face à toute forme de législation du travail ou de
législation fiscale progressiste. Elle mettrait de fait en péril les formes d’exploitation et d’auto-exploitation
féroces de l’économie marchande familiale informelle ou semi-formelle (Stefanoni 2011a : 5).
12
Dès lors, le gouvernement d’Evo Morales risque de se retrouver dans les mêmes problèmes
que ses prédécesseurs nationalistes-populaires : l’impossibilité de construire une nation
incluante à partir de l’institutionnalisation du conflit social.
Conclusion
En guise de conclusion, des hypothèses d’explication sont ébauchées au sujet des deux
référentiels sociaux au Pérou et en Bolivie.
L’ancrage et le maintien sur le fond de la pensée néolibérale au Pérou s’explique,
principalement par l’implantation de cette doctrine par un régime autoritaire : le fujimorisme.
Après son auto-coup d’Etat de 1992, Fujimori a mis en œuvre des politiques d’ajustements
structurels des plus violentes de la région, entre autres, parce que les forces sociales de
résistance étaient très affaiblies par la guerre interne. La guerre fustige, torture, tue et entraîne
en effet l’élimination des principales organisations syndicales, paysannes, ouvrières et
indigènes du pays. Les stratégies, tant du Sentier Lumineux que des forces légitimes de l’Etat
sèment la terreur dans les campagnes andines. Les dirigeants populaires opposés au Sentier
Lumineux étaient évincés par ce dernier et les dirigeants politiques de gauche sont
soupçonnés de terroristes par le gouvernement Fujimori. C’est pourquoi, depuis cette période,
tout opposant au néolibéralisme est qualifié de terroriste, légitimant ainsi une criminalisation
croissante des mouvements sociaux.
Par conséquent, depuis une vingtaine d’années, les institutions publiques sont envahies, et ce
de manière accentuée en matière économique, par « la corporation des économistes
néoclassiques ». Cette « caste scientifique » est formée dans de grandes universités, surtout
étatsuniennes. Elle fait carrière dans la fonction publique, les instituts de recherche spécialisés
et organisations internationales (FMI, BM, BID). Elle élabore une expertise sur la pauvreté –
dans laquelle l’outil statistique est l’instrument-clé d’objectivation – et elle revendique le
monopole du discours officiel. Le Président Alan García a en effet « troqué » les intellectuels
universitaires, chers à l’ Alianza Popular Revolucionaria Americana35 (APRA) depuis les
années 1920, contre des technocrates « néoclassiques » au sein des cercles de pouvoir
économique, politique et communicationnel (Cotler 2008 : 389). Plus précisément, les
politiques publiques, entérinées et souvent durcies par des organismes internationaux, sont
élaborées par des bureaux d’avocats, des groupes économiques organisés en lobbies et surtout
par le Ministère de l’Economie et des Finances et sa technocratie qui ont un poids
prépondérant dans l’exécutif (Adrianzen 2010 : 43). Une représentation dominante est ainsi
diffusée par les appareils d’Etat, l’élite économique et les citoyen-ne-s « inclus », selon
laquelle l’économie est devenue « la loi de la réalité ». La politique s’y subordonne (García
2011 : 202). Le contexte socio-historique d’implantation du néolibéralisme au Pérou explique
donc la primauté accordée au marché comme mécanisme de régulation sociale. Si l’Etat y
déroge par des PTC, c’est essentiellement pour palier les effets les plus dévastateurs du
marché et répondre aux exigences internationales. D’où la prégnance du référentiel
d’investissement social dans ce pays.
35
(Alliance populaire révolutionnaire américaine).
13
La Bolivie d’Evo Morales peut paraitre aux antipodes du Pérou d’Alan García. En Bolivie en
effet, les mouvements sociaux ont réussi à acquérir une légitimité politique croissante pendant
les années 90 et 2000. Le MAS et Evo Morales les ont reconnus et pris en compte dans la
politique gouvernementale. Néanmoins, elle adopte, en matière sociale, des mesures – les
bonos – qui appartiennent aussi aux PTC, influencés par l’agenda international du
développement.
Deux éléments expliquent l’impossibilité de se distancier complètement du référentiel
d’investissement social, promu sur la scène internationale.
D’abord, il semble que le gouvernement d’Evo Morales se trouve dans un embroglio entre
deux visions sociétales antagonistes. La première davantage « nationale-populaire » et
« développementaliste »36 prône la réhabilitation d’un Etat fort comme agent de
développement au travers la mise en œuvre de grands projets principalement pétrochimiques,
miniers, routiers ou hydroélectriques. Tout en dosant un savant mélange entre capitalisme
d’Etat et économie communautaire, ce premier modèle accorde un rôle majeur à l’exploitation
des ressources naturelles et aux politiques productivistes (Stefanoni 2011b : 71). La deuxième
vision sociétale est davantage philosophique. Selon un discours socio-environnemental
structuré autour de la figure symbolique de la Pachamama, la Terre-Mère, elle propose un
« horizon communautaire », fondé sur le pluralisme ethnique, social, juridique, économique et
politique inscrit dans la nouvelle Constitution plurinationale de Bolivie. Elle est davantage
indigéniste et plus réticente aux projets productivistes.
Il semble que les rapports de force traversant la société bolivienne ne permettent pas au
gouvernement d’élaborer des politiques sociales en accord avec le nouvel Etat plurinational
de Bolivie. De fait, les bonos sont des politiques de transferts conditionnés, proches de
JUNTOS. Elles demeurent les seules « imaginables » dans une situation où le bras de fer entre
les tenants d’un « néo-développementalisme » et les « pachamamistes » est peu débattu et
donc non surmonté.
Deuxièmement, la classe dirigeante continue à être influencée par la gestion de type
néolibéral qui a entraîné l’implication croissante de membres d’ONG ou d’institutions
nationales ou internationales de développement à l’intérieur de l’Etat pour la définition de
politiques publiques. Ces dernières se transforment alors en « projets » atomisés surtout que,
durant les années 90, la coopération internationale a la main mise sur l’Etat (RodriguezCarmona 2009). Si le gouvernement du MAS rompt avec la dépendance étatique aux
financements internationaux, son influence demeure importante, à travers les membres du
gouvernement provenant d’ONG. L’arrivée au pouvoir du MAS parait s’être produite trop tôt
pour pouvoir former des professionnels de gestion publique. Face à cette carence de cadres
techniques, il puise dans les ONG pour traduire les décisions politiques en critères techniques.
Si le référentiel d’investissement social au Pérou ne permet pas d’endiguer les revendications
des mouvements sociaux et conduit à leur répression violente ; le gouvernement des
36
Traduction du terme « desarrollista » qui provient de la théorie économique de la CEPAL promouvant, après
la seconde guerre mondiale, le développement par l’industrialisation comme substitution aux importations en
Amérique latine.
14
« mouvements sociaux » bolivien ne parvient pas à dépasser ses antagonismes et retourne au
référentiel national-populaire dont les caractéristiques populistes peinent de plus en plus à
masquer les fissures du vernis indigéniste.4
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