Malaise dans la Culture / 1 Malaise dans la Culture, Chapitre V, §8-9

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Malaise dans la Culture / 1 Malaise dans la Culture, Chapitre V, §8-9
Malaise dans la Culture / 1
Malaise dans la Culture, Chapitre V, §8-9, « La part de réalité effective … nature humaine
originelle. »
Ce passage est important dans la progression de l'oeuvre, puisqu'il présente la pulsion de mort
(Thanatos), origine principale du « malaise dans la culture ».
§8.
Cette présentation a lieu à travers des exemples qui, selon Freud, attestent de l'existence de
Thanatos avec une évidence aveuglante.
Il faut toutefois rappeler que chez Freud, cette pulsion ne désigne pas simplement
l'agressivité qui résulterait de la rencontre d'un obstacle, d'un désir contrarié, d'une frustration – ce
qui ne serait pas très original. La citation « homo homini lupus » montre d'ailleurs que le constat de
la violence entre les hommes n'est pas nouveau. Mais pour Freud Thanatos est une pulsion
spécifique et indépendante qui doit se satisfaire même si les autres pulsions sont satisfaites : une
humanité parfaitement heureuse aurait encore besoin de violence et d'agression, dans cette
hypothèse (ce qui ne serait évidemment pas le cas si l'on voit la violence comme la conséquence
d'une frustration).
Or, les exemples ici proposés pourraient aisément être interprétés en les subordonnant à
d'autres pulsions. « Exploiter sans dédommagement la force de travail » d'autrui se rapporte aux
pulsions du Moi (faim), « l'utiliser sexuellement sans son consentement » aux pulsions d'objet
(libido). C'est la raison pour laquelle Freud précise que « cette agression cruelle … se met au
service d'une autre intention dont le but pourrait aussi être atteint par des moyens plus doux ». Les
obstacles ne sont ni des causes ni des motifs mais des prétextes pour une pulsion qui cherche à se
satisfaire à tout prix.
La nécessité de ces prétextes ou de ces fausses justifications vient évidemment du fait que la
société censure énergiquement Thanatos. La pulsion de mort se révèle donc plus nettement lorsque
les inhibitions d'origine sociale ont été levées. C'est notamment le cas pour des comportements
collectifs, en particulier lors des guerres. Dans Psychologie des foules et Analyse du Moi (1921)
Freud remarque le caractère primaire, irréfléchi, instinctif des réactions des foules : ce qu'on ne
ferait jamais seul ou dans une vie sociale normale, on le fait dans une foule ou un groupe. C'est que
la foule représente pour l'individu une puissance illimitée, invincible, infiniment plus présente que
la société. Elle se substitue donc à la société qui imposait les interdits. Dans certains cas, la dévotion
à un chef, à une cause pour lesquels on est prêt à tout sacrifier ou à tout détruire peut accentuer le
phénomène. L'idéalisation, la surévaluation d'une personne ou d'une idée supprime toute instance
critique, tout interdit : « La conscience morale ne s'applique à rien de ce qui arrive en faveur de
l'objet ; dans l'aveuglement de l'amour, on devient criminel sans remords »1. On notera toutefois que
cette perspective implique la libido et non la pulsion de mort seule.
§9. Jusqu'à « … à la nature humaine originelle ».
Freud rattache le thème de la pulsion de mort à son développement. Comme elle représente
une menace majeure pour la culture, celle-ci doit la réprimer en étendant le domaine d'Eros à la
société et même à l'humanité entière. Le commandement évangélique d'aimer son prochain comme
soi-même ne se fonde ni sur nos pulsions spontanées ni sur une quelconque transcendance. C'est un
exemple typique de formation réactionnelle (cf. « qui se justifie effectivement par le fait que rien
n'est plus contraire à la nature humaine originelle »). Les intérêts économiques (pulsion du Moi) ne
sont pas suffisamment forts pour soutenir la culture et ils doivent être renforcés par la libido
(pulsion d'objet). D'où le lien libidinal inhibé quant au but aux membres de la société et à l'humanité
1 p.178.
Malaise dans la Culture / 2
entière, de même que le prélèvement opéré sur la libido proprement sexuelle, restreinte à l'union
monogamique indissoluble.
Remarques sur la pulsion de mort.
Freud remarque lui-même que la thèse d'une pulsion de mort spécifique et distincte de la
pulsion sexuelle a été vivement critiquée, même dans les milieux psychanalytiques2. Quels sont les
arguments en présence ?
La justification de cette thèse apparaît dans Au-delà du Principe de Plaisir (1920). La
psychanalyse part en effet du principe de plaisir : la recherche du plaisir domine les processus
psychiques. Néanmoins, cette description ne cadre pas avec tous nos actes psychiques, même si on
laisse de côté ce qui s'explique par le principe de réalité (ajournement de la satisfaction). Freud
énumère notamment
– les névroses traumatiques dans lesquelles les malades rêvent de leurs épreuves passées alors
que normalement le rêve est censé satisfaire symboliquement un désir.
– le jeu de l'enfant qui peut symboliser une épreuve douloureuse3.
– La cure psychanalytique dans laquelle le patient revit des expériences passées souvent
pénibles.
Quelle est la conclusion ? Lorsque les résistances ont été levées (sommeil, travail psychanalytique),
l'inconscient ou plutôt le ça manifeste une tendance régressive, une « compulsion de répétition » qui
semble échapper au principe de plaisir. Ceci conduit à penser que dans tout organisme vivant
s'affrontent deux forces :
– une force de conservation, de reproduction, d'organisation de la matière inerte en matière
vivante – Eros.
– Une force de régression, qui tend à ramener la vie à un état antérieur à son apparition,
l'animé à l'inanimé – Thanatos.
Quelques critiques :
– Comme on l'a dit plus haut, la « pulsion de mort » et l'agression s'interprètent assez bien à
partir de la frustration du désir. On associe mal un bonheur parfait à la violence et à
l'agressivité.
– Freud rapproche deux thèmes à première vue différents : la destruction, la décomposition et
la régression, le retour à un état antérieur. Ce qui fonde ce rapprochement, c'est le fait que la
matière inerte (résultat de la destruction) a précédé l'apparition de la vie. Cependant, on ne
peut pas dire que la matière inerte représente un état passé auquel la vie aspire à retourner :
on ne peut aspirer qu'à ce qu'on a connu ou vécu dans le passé. Or la vie, par définition, n'a
pas pu vivre un état antérieur à son apparition.
– On peut, il est vrai, aspirer à un état d'apaisement de relâchement des tensions. Et
l'apaisement maximum serait la mort. C'est ce que certains psychanalystes appellent le
principe de Nirvana. Mais dans ces conditions, on ne peut guère dire que la pulsion de mort
aspire à la violence ; elle viserait plutôt la paix. En tous cas, elle peut servir à interpréter des
choses fort différentes et l'on comprend que Freud ait pu dire « La doctrine des pulsions est,
pour ainsi dire, notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans
leur indétermination. »4
2 cf. ch. VI.
3 Voir le « jeu du fort-da » ou « jeu de la bobine » que Freud observe auprès de son petit-fils.
4 Angoisse et vie pulsionnelle.
Malaise dans la Culture / 3
CHAPITRE 7.
Ce passage est essentiel parce qu'il donne la clé, ou du moins l'une des clés, du "malaise dans la
civilisation".
§2. Comment la civilisation inhibe-t-elle la pulsion d'agression?
L'amour du prochain, le déplacement et l'extension de la libido aux membres de la société ou à
l'humanité entière, ne sont pas des explications suffisantes. Ils ne peuvent pas faire disparaître
magiquement la pulsion de mort, qui doit pouvoir se satisfaire d'une manière ou d'une autre.
La réponse réside dans la constitution du sur-moi; par celle-ci, le moi retourne contre lui-même
l'agression qu'il ne peut déployer au dehors, contre les autres. Le moi devient "masochiste sous
l'influence du sur-moi sadique" (p.79, GF1645).
Ce point de vue est nouveau par rapport aux développements précédents: jusqu'alors, la
civilisation était décrite comme une puissance de contrainte, purement extérieure, opposée aux
pulsions individuelles. "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", "Tu ne tueras point" etc.
apparaissaient comme de simples obstacles à Thanatos. Désormais, c'est l'énergie pulsionnelle
de l'individu lui-même qui se retourne contre lui.
Quels sont les effets de ce retournement de l'agressivité ?
Pour la civilisation, les avantages sont évidents. Mieux encore qu'une "garnison occupant une
ville conquise", la culture trouve en chacun un collaborateur efficace. On peut dire également que
la civilisation réalise cette prouesse de contraindre l'agressivité de chacun à se satisfaire en
annulant ses effets destructeurs pour la société (puisqu'elle se transforme en auto-agression).
Pour l'individu, ce sont les inconvénients qui ressortent.
Tout d'abord, il y a les sentiments pénibles de remords et de culpabilité, les reproches que la
conscience adresse à nos désirs. Chacun a pu expérimenter ce lien entre pulsion et sentiment de
culpabilité: pour la libido évidemment, mais pour l'agressivité aussi: on s'en veut d'en vouloir aux
autres, on se sent coupable de sa méchanceté, etc.
Ensuite et plus profondément, l'analyse de Freud signifie que les exigences du sur-moi et leurs
manifestations, qu'on vient d'évoquer, répondent à une nécessité (inhiber l'agressivité) avant la
condamnation de toute faute particulière: c'est parce que j'ai besoin de me punir que le dois être
coupable et non parce que je suis coupable que j'ai besoin de me punir. La condamnation morale
consciente, voire les tentatives de rationalisation (philosophiques par exemple) de la moralité,
doivent être considérées comme des phénomènes tout à fait secondaires. Ce qui est infiniment
plus important, c'est ce besoin de souffrance et de punition qui se traduit par des sentiments
d'infériorité, le besoin d'échec, etc. bref un malaise diffus et sans raison déterminée. C'est ainsi
qu'il faudrait interpréter, par exemple, le "mystère", effectivement très mystérieux, du péché
originel6 comme une "justification" de ce sentiment vague de culpabilité. "On peut très bien
5 Traduction PUF Quadrige. J'indique la page du texte correspondant dans l'éd. GF.
6 Le mystère du péché originel signifie que nous naissons pécheurs, avant même d'avoir accompli uen quelconque
action.
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penser, écrit Freud un peu plus loin, que la conscience de culpabilité engendrée par la culture
n'est pas … reconnue comme telle, qu'elle reste pour une grande part inconsciente ou qu'elle se
fait jour comme un malaise, un mécontentement pour lesquels on cherche d'autres motivations.
Les religions du moins n'ont jamais méconnu le rôle du sentiment de culpabilité dans la culture.
Elles surviennent en effet avec même la prétention de rédimer l'humanité de ce sentiment de
culpabilité qu'elles appellent péché." (p. 78-79, GF 163).
Comment se représenter la constitution du sur-moi?
C'est la question qui sera discutée dans la suite du chapitre. Freud est confronté à un problème,
parce que deux explications de cette constitution sont possibles:
1/ L'explication (classique dans la psychanalyse) par l'intériorisation. Le sur-moi est une instance
intérieure, qui a cependant une origine extérieure : les parents et la civilisation dont les normes
sont transmises par l'éducation. La civilisation est comme "une garnison placée dans une ville
conquise." La sévérité du sur-moi est alors l'héritière directe de celle de la civilisation. C'est ce
qu'exposeront les §3,4,5.
2/ L'explication par le retournement de l'agressivité de l'individu contre lui-même.
Elle prévaut dans ce paragraphe et se trouve réexposée dans le §8. Freud tente ensuite de la
concilier avec la précédente dans le §9. La note 2, p.156-157 peut éclairer cette idée et la différence
avec la thèse de l'intériorisation: "Le père "excessivement faible et indulgent" deviendra chez
l'enfant un facteur occasionnant un sur-moi excessivement sévère parce qu'il ne reste à cet enfant,
sous l'impression de l'amour qu'il reçoit, aucune autre issue pour son agression que de la tourner
vers l'intérieur." La sévérité du sur-moi n'est donc pas héritée de celle du père, mais s'alimente à
l'agressivité de l'enfant.
Entre ces deux passages, Freud expose au §6 deux phénomènes qui permettent de faire la
transition parce qu'ils sont mal expliqués par la théorie de l'intériorisation et mieux par celle du
retournement de l'agressivité [cf.§8:"Nous avons déjà expliqué les deux particularités de la
conscience morale, mais nous avons vraisemblablement gardé l'impression que ces explications
ne vont pas jusqu'au fond des choses..."}
§3,4,5. Formation du sur-moi par intériorisation de l'autorité.
La thèse exposée dans ce passage a une portée considérable, indépendamment des problèmes
liés à sa compatibilité avec d'autres aspects de la psychanalyse. Chez Rousseau ou Kant, par
exemple, la condamnation de certains de nos désirs ou de certaines de nos actions signifie que
nous ne sommes pas esclaves de nos penchants, que nous ne nous réduisons pas à notre être
empirique (cf. texte de Kant en annexe et le thème de la conscience dans La Profession de Foi
du vicaire Savoyard de Rousseau). Freud va tenter de montrer que cette "disposition intellectuelle
originaire" (Kant) n'est ni intellectuelle, parce qu'elle a des sources affectives et empiriques, ni
originaire parce qu'elle est le résultat d'une évolution.
§3. Nécessité de retracer la genèse du sentiment de culpabilité.
D'où vient ce sentiment? La réponse naïve serait : du fait qu'on a commis une faute . Cette
réponse est doublement insuffisante:
- bien souvent, l'intention de faire le mal suffit à provoquer le sentiment de culpabilité (on a de
mauvaises pensées", de "funestes projets")
- on peut se demander pourquoi telle action est jugée comme une faute.
Pour répondre a cette dernière question, Freud écarte l'idée d'une faculté originelle, innée: la
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condamnation du mal n'est nullement spontanée ou naturelle, tout au contraire, elle contredit les
désirs spontanés. {Pour la discussion de cette mise à l'écart, cf. la conclusion}.
Pourquoi évite-t-on le mal, puisque ce n'est pas pour le plaisir ? Ce refus ne peut s'expliquer que
par une influence étrangère : ce sont les autres, et notamment les parents pour l'enfant, qui
déterminent ce qui est bien et mal.
Il faut ensuite comprendre pourquoi on se soumet à cette influence des autres, quoiqu'elle
s'oppose aux désirs spontanés. Il faut ici un motif ou un intérêt et Freud n'envisage évidemment
pas une obligation qui s'imposerait par elle-même ou un "impératif catégorique". Le motif de
l'obéissance aux autres (aux parents) réside dans l'amour qu'on leur porte, lié à la crainte des
dangers dont cet amour nous protège, dangers extérieurs et dangers que les autres eux-mêmes
représentent (les punitions infligées par les parents). Un enfant qui détesterait purement et
simplement ses parents n'éprouverait aucune angoisse devant la perte de leur amour et serait
donc "inéduquable". Cependant il est clair que ce n'est pas un "pur amour", parfaitement
désintéressé, qui fonde l'obéissance, puisqu'il est lié à la détresse et à la crainte du danger.
Le mal n'est donc jamais absolument un mal, un mal en soi. C'est ce qui peut entraîner une
punition. L'enfant ne fait pas le bien pour le bien, mais pour éviter la perte d'amour et l'adulte,
malgré toutes les modifications ultérieures, ne peut que reproduire cette attitude {La dernière
phrase du § est à mettre de côté: elle contredit formellement la suite. A ce stade, on voit mal
comment il pourrait y avoir une condamnation des intentions. cf. §4).
§4. Ce stade encore infantile de la moralité reste lié à une autorité extérieure. C'est une
"angoisse sociale": l'individu ne se condamne pas lui-même, "en conscience". Seule la crainte d'une
punition extérieure le retient de satisfaire ses désirs. C'est ce qu'on peut vérifier aisément chez
l'enfant (d'où la difficulté d'une éducation authentiquement morale pour Kant, par exemple), mais
aussi chez l'adulte. Freud évoque en note l'exemple du "mandarin de Rousseau“ dont il rend
compte dans les « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort »: "Dans Le Père Goriot,
Balzac fait allusion à un passage des oeuvres de J.J. Rousseau dans lequel cet auteur demande au
lecteur ce qu'il ferait si - sans quitter Paris et naturellement sans être découvert - il
pouvait, par un simple acte de volonté, tuer à Pékin un vieux mandarin dont le décès ne
manquerait pas de lui apporter un grand avantage. Il laisse deviner qu'il ne tient pas la vie de ce
dignitaire pour très assurée. "Tuer son mandarin" est devenu une expression proverbiale pour
cette disposition secrète, propre aussi aux hommes d'aujourd'hui."7 La légende de l'anneau de
Gygès, dans la République, (légende qui illustre une thèse évidemment opposée à celle de Platon),
pourrait convenir également (cf. texte en annexe}.
§5. La « conscience morale », par opposition à la crainte de l'autorité extérieure, n'apparaît
que lorsque celle-ci est intériorisée. Dès lors l'enfant se juge, se condamne, se censure. Cette
intériorisation résulte d'une identification à celui des parents qui assume l'interdiction, en vue de
refouler énergiquement les désirs oedipiens: le garçon, par exemple, sous la menace
(inconsciente) de la castration, s'identifie au père pour refouler le désir qu'il éprouve pour sa
mère: "Les parents, en particulier le père, ayant été reconnus comme l'obstacle à la réalisation
des désirs oedipiens, le moi infantile, en vue d'accomplir ce refoulement se renforce en érigeant
en lui ce même obstacle" (Essais, p.245). Freud note les conséquences de l'intériorisation :
- il n'y a pas d'affaiblissement de la censure. Le sur-moi garde la rigueur d'une autorité extérieure,
conformément à son origine. La rigueur implacable de la conscience morale ne témoigne donc
nullement de sa transcendance (Kant), mais tout simplement de l'ancienne supériorité, écrasante,
du père.
- la censure peut maintenant s'exercer sur les intentions et les pensées.
Il faut bien comprendre que cette intériorisation n'est pas du tout synonyme d'autonomie : la
morale repose toujours sur "la peur du gendarme" (du père) et l'identification ne change rien au
7 Essais de psychanalyse, p.33.
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fond, c'est-à-dire au motif de l'obéissance. Le sujet obéit par peur d'une autorité intérieure ou
extérieure et non parce qu'il le faut. On ne considérera donc pas cette intériorisation comme un
équivalent de l'autonomie Kantienne, mais plutôt comme son contraire.
Pour conclure sur ces trois paragraphes et leur portée philosophique, on peut discuter la phrase
essentielle : "on est en droit de récuser une capacité de différenciation originelle, pour ainsi dire
naturelle, concernant le bien et le mal." Cette idée que Freud rejette peut signifier deux choses:
- si l'origine signifie ce qui est chronologiquement premier, la conscience morale serait innée. On
comprend que Freud n'accepte pas cette thèse, parce que même si l'on peut penser que
l'aptitude à la moralité est innée, il est évident que cette aptitude n'est pas actualisée chez
l'enfant. Un nourrisson ne distingue pas le bien et le mal, pas plus qu'il ne connaît le théorème de
Pythagore et personne n'a jamais dit le contraire.
- « Originel » peut signifier aussi ce qui ne dérive pas de l'expérience, ce qui est valable a priori. Le
théorème de Pythagore doit être appris, éventuellement au moyen de figures données dans
l'expérience, mais il est vrai universellement et nécessairement, a priori. C'est ce que veut dire
Kant lorsqu'il parle, à propos de la conscience morale, d'une "disposition intellectuelle originaire":
la loi morale commande a priori, indépendamment de toute satisfaction d'un penchant,
satisfaction dont les moyens nous sont enseignés par l'expérience. Par exemple, on m'a inculqué
qu'il ne fallait pas mentir, j'ai appris les multiples inconvénients du mensonge etc. Tout cela est
empirique. Mais j'ai en même temps conscience qu'il ne faut pas mentir, indépendamment de
tout "conditionnement", indépendamment de tout inconvénient. Dire le contraire reviendrait à peu
près à affirmer que j'accepte le théorème de Pythagore uniquement parce qu'il m'a été enseigné,
parce qu'il fallait l'accepter pour avoir une bonne note, etc. De même, un argument qu'on
pourrait opposer à Freud serait la possibilité, pour la conscience, de s'opposer à la morale
établie, ce qui est peu compréhensible si elle n'est que l'héritière de l'éducation. Bref, la
psychanalyse ne résout pas le problème de la légitimité de la loi morale (est-elle vraiment fondée
ou dérive-t-elle de données empiriques?) : elle ne le pose même pas, ce qui est d'ailleurs normal
pour une théorie scientifique.
§6. Deux phénomènes psychologiques qui cadrent mat avec la thèse de l'intériorisation.
Dans ces deux phénomènes, en effet, c'est le renoncement qui renforce la conscience morale;
or, dans la thèse de l'intériorisation :
- le surmoi est d'origine externe. Il ne provient pas d'un renoncement intérieur ;
- surtout, il est la cause du renoncement et non son effet.
Premier phénomène : la sévérité morale excessive, injustifiée. Les plus vertueux sont souvent
étouffés par les scrupules, les brutes ont souvent bonne conscience. A première vue, on se
demande où est le problème: ce n'est pas le renoncement qui explique la sévérité de la
conscience mais plutôt l'inverse, semble-t-il. C'est parce qu'on a des scrupules qu'on est vertueux
(sur le plan du comportement), par parce qu'on est vertueux qu'on a des scrupules. Pourtant, on
peut se demander pourquoi une conscience exigeante ne se satisfait pas d'un comportement
convenable ni même irréprochable: pourquoi les phénomènes de torture morale, d'angoisse du
salut, de haine de la bonne conscience (cf. Kant).
A ce problème, il y aurait une explication simple, dans les cadres de l'ancienne théorie: le désir
réprimé ne s'éteint nullement, bien au contraire, il renforce la tentation. D'où la nécessité
d'accroître la vigilance de la conscience. Freud dira (§8) que cette explication ne lui parait pas
suffisante, sans préciser pourquoi. Peut-être est-ce parce qu'on ne voit pas comment le sur-moi
peut résister aux tentations, quelles forces il peut mobiliser pour faire barrage à l'énergie
croissante des pulsions insatisfaites.
Deuxième phénomène : le renforcement de la conscience morale par l'adversité. C'est un fait
psychologique bien connu: dans le malheur, on n'accuse pas la réalité mais soi-même ("Qu'est-
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ce que j'ai fait au Bon Dieu?", le gouvernement de Vichy après la débâcle de 1940, interprétée
comme la conséquence d'une décadence morale).
Explication possible par l'ancienne théorie: le sort est vécu comme un substitut de l'autorité
parentale. L'individu ou la collectivité ressentent la même impuissance terrorisée devant les
événements que l'enfant devant ses parents. Comme le souligne Freud, ce rapprochement est
particulièrement évident quand le monde n'est pas considéré comme un ensemble de faits
matériels, mais comme la manifestation d'une volonté divine (cf. chez Epicure l'utilité des
explications matérielles des phénomènes naturels pour dissiper la crainte des dieux}.
Conséquence: devant ce danger extérieur, on se soumet à nouveau à sa forme intériorisée,
c'est-à-dire au sur-moi.
Point faible de cette explication. Il n'est pas très facile à trouver … Peut-être réside-t-il, a
nouveau, dans le problème du renforcement de la conscience morale. Comment l'individu. déjà
affaibli par un malheur extérieur, trouve-t-il les ressources pour s'infliger une punition intérieure;
où trouve-t-il l'énergie nécessaire pour se réprimer?
On voit donc que dans la théorie de l'intériorisation, le sur-moi est constitué à un stade infantile et
une fois pour toutes. Dès lors il a pour fonction de réprimer les pulsions. Mais la question est
alors de savoir pourquoi il ne s'épuise pas à remplir cette fonction : d'où lui vient son énergie, ou
plutôt le renouvellement de son énergie?
§8. Explication plus profonde des deux phénomènes en question.
Initialement le sur-moi est le principe, la cause du renoncement. Ensuite il en devient également
l'effet. Une pulsion insatisfaite transfère son énergie au sur-moi et la retourne contre le moi. C'est
ainsi que la vertu (renoncement aux pulsions) engendre la torture morale. Ou encore que le
malheur (qui frustre certains désirs) renforce la rigueur de la conscience.
Évidemment, il y a là un cercle vicieux qui pose un problème : le renoncement renforce la
conscience qui impose de nouveaux renoncements. A la limite, la totalité de l'énergie psychique
ne tarderait pas à intégrer le sur-moi pour tuer les instincts. Cette critique peut toutefois être
contrée. D'une part, on constate parfois cette auto-destruction dans certaines affections
psychiques ainsi que dans l'ascétisme radical que Freud a décrit auparavant. D'autre part, il faut
aussi compter avec le principe de plaisir et les "pulsions du moi" qui visent l'auto-conservation8 . On
comprend mieux, de cette façon, pourquoi cette énergie du sur-moi est attribuée à l'agressivité et à
la pulsion de mort et non à Eros.
§9. Conciliation des deux points de vue.
On peut commencer par les rappeler:
- point de vue traditionnel de la psychanalyse : le sur-moi est l'intériorisation d'une autorité
extérieure,
- point de vue qu'on vient de dégager: l'énergie du sur-moi provient de notre propre agressivité,
retournée contre nous-mêmes, contre le moi.
Conciliation: l'autorité extérieure, par les frustrations qu'elle impose, développe l'agressivité de
l'enfant. Celle-ci ne pouvant être satisfaite réellement, l'enfant a recours à une satisfaction
symbolique par une double identification. D'une part il s'identifie au père comme incarnation de
l'autorité, en situation de satisfaire son agressivité. Cette première identification crée le sur-moi :
l'enfant se voit capable d'assumer l'autorité et de satisfaire son agressivité. D'autre part et
simultanément, il fait de son père une victime imaginaire identifiée à son moi. D'où la phrase (tout
a fait fréquente}: "Si j'étais le père (première identification) et toi l'enfant (deuxième identification),
je te traiterais mal." On peut également faire le schéma suivant:
8 (cf. le rappel de l'interdiction du suicide au début du Phédon)
Malaise dans la Culture / 8
Cela dit, cette inversion de la situation réelle, même si elle est essentielle pour l'évolution de la
personnalité, reste imaginaire: l'enfant ne se prend pas vraiment pour le père, sans quoi il
déchaînerait réellement son agressivité contre lui et il n'y aurait pas constitution du sur-moi.
L'explication se trouve dans l'ambivalence des sentiments de l'enfant, soulignée dans la note
2 :"...on peut dire que la conscience morale sévère nait de l'action conjointe de deux
influences de la vie. le refusement pulsionnel qui déchaîne l'agression et l'expérience d'amour qui
tourne cette agression vers l'intérieur et la transfère au sur-moi." Bref, l'enfant désirerait tuer son
père, mais il l'aime aussi et il ne le tue pas. La pulsion de mort fournit donc l'énergie du sur-moi et
assure son renouvellement. L'amour canalise cette énergie et la retourne contre le moi.
Le schéma serait donc plutôt:
§ 13. Deux compléments.
1/ La conciliation avec les thèses exposées dans Totem et Tabou, le meurtre du père primitif comme
naissance de la civilisation. Cette théorie suppose que le meurtre soit suivi du remords, de sorte que
le père est plus puissant mort que vivant. Or, est-ce que cela ne suppose pas une conscience morale
déjà constituée, qui juge le meurtre et qui n'en provient nullement ? De plus, le sur- moi ne serait
pas issu d'une agression réprimée puisque, de fait, elle ne l'a pas été.
Freud explique que pour la horde primitive comme pour l'enfant, c'est l'amour pour le père qui
retourne l'agressivité contre le moi. La seule différence est que les deux pulsions ne jouent pas
simultanément mais successivement: "Une fois la haine satisfaite par l'agression, l'amour se fit
jour dans le remords de l'acte". Désormais, la violence bridée par l'amour doit se transformer en
discipline sociale et en répression des pulsions. L'amour érige le sur-moi qui s'alimente ensuite
de l'énergie agressive réprimée.
L'acte lui-même n'a donc guère d'importance: on ne se sent pas coupable "parce qu'on a
effectivement fait ce qui ne peut pas se justifier", contrairement à ce qu'affirme le "lecteur irrité"
(§11). Cela supposerait un acte en soi condamnable et une aptitude naturelle à discerner le bien et le
mal. Le sur-moi se constitue pour gérer l'ambivalence des sentiments, le conflit entre Eros et
Thanatos.
2. La conclusion du raisonnement exposé dans ce chapitre ("Ce conflit est attisé..."). La
civilisation tend à englober les hommes dans des unités toujours plus vastes, ce que Freud
attribue à une "impulsion érotique intérieure". Elle renforce l'amour, donc inhibe toujours
davantage l'agression. Ce processus a à la fois pour condition et pour conséquence un
retournement de l'agressivité sur le moi et un renforcement du sentiment de culpabilité, du besoin
de punition, donc du "malaise dans la civilisation".