Que peut nous dire la théorie politique de l`intégration européenne

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Que peut nous dire la théorie politique de l`intégration européenne
Congrès AFSP Aix 2015
Module transversal 3
Les études européennes entre interdisciplinarité et normalisation
Janie Pélabay, CEVIPOF - Sciences Po Paris, [email protected]
Version provisoire – Merci de ne pas citer
Que peut nous dire la théorie politique de l’intégration européenne et de l’UE ?
Les théories de l’intégration européenne et de l’Union européenne (UE) sont
foisonnantes ; elles représentent une mosaïque complexe, d’autant plus difficile à cerner que
la segmentation entre, voire à l’intérieur des disciplines concourt non seulement à démultiplier
les approches mais aussi à freiner leur mise en relation.
Il n’est pas rare que l’entreprise de théorisation de l’intégration européenne soit
présentée comme impliquant et confrontant des modèles et des concepts issus de la science
politique et des relations internationales, avant d’être appliqués à l’UE, en tant que processus
régional d’intégration politique, sociale et économique. Ainsi conçu, ce domaine se trouve
animé par des débats autour du fonctionnalisme et de l’intergouvernementalisme, du
constructivisme et de l’institutionnalisme, ou même du structuralisme, avec tous les « néo »
susceptibles d’être accolés à ces divers « ismes »1.
Par ailleurs, on compte des travaux en anthropologie philosophique, en histoire des
idées et en histoire conceptuelle qui mènent une investigation sur l’idée d’Europe selon une
perspective généalogique où l’invocation de la Grèce et de la Rome antiques côtoient les
références à des penseurs tels que Kant, Nietzsche, Husserl ou Patočka, investigation qui a
souvent pour but de dévoiler les fondements éthiques et spirituels de « l’homme européen »
ou, selon un geste plus critique, de mettre cet « esprit européen » à l’épreuve des faits et du
temps présent2.
Parallèlement à ces entreprises, parfois mais rarement en interaction avec elles, il est
une autre façon encore d’appréhender théoriquement l’intégration européenne et l’UE, qui se
singularise par sa proximité avec la théorie politique normative et la philosophie politique
1
Pour une présentation des théories de l’intégration européennes comprises en ce sens, voir Antje Wiener et
Thomas Diez, European Integration Theory, Oxford, Oxford University Press, 2004 (2e éd. : 2009) ainsi que
Sabine Saurugger, Théories et concepts de l’intégration européenne, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2009
2
Parmi la diversité des travaux ressortissant à ce type d’investigations, on peut citer : Anthony Padgen (ed.), The
Idea of Europe from Antiquity to the European Union, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; Nicolas
Weil (dir.), Existe-t-il une Europe philosophique ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Mark
Hunyadi (coord.), « L’idée d’Europe », numéro spécial de la Revue philosophique de Louvain, vol. 109, février
2011. On pourra également se reporter au volume L’esprit européen (Neuchâtel, La Baconnière, 1947),
publication des Rencontres Internationales de Genève auxquelles participèrent, en 1946, des penseurs tels que
Julien Benda, Karl Jaspers, Denis de Rougemont ou Georg Lukacs ainsi qu’aux essais de Rémi Brague, Europe,
la voie romaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1999 et de Lucien Jaume, Qu’est-ce que l’esprit
européen ?, Paris, Flammarion Champs Essais, 2010. Dans une perspective plus critique, voir les travaux
menées par Bo Stråth, « A European Identity: To the Historical Limits of a Concept », European Journal of
Social Theory, vol. 5, n° 4, 2002, p. 387-401, ou (co)dirigés par lui : Lars Magnusson and Bo Stråth (eds.),
European Solidarities. Tensions and Contentions of a Concept, Brussels, PIE-Peter Lang 2007 ; Bo Stråth (ed.),
Europe and the Other and Europe as the Other, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2000.
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appliquée3. De ce côté-là, on s’intéresse aux enjeux de fond entourant la politique européenne,
qu’il s’agisse de clarifier et/ou (re)définir les grandes notions qui travaillent mais aussi
orientent le processus d’une intégration politique de l’Europe – citoyenneté, démocratie, État,
peuple, etc. ainsi que, bien sûr, intégration – ou qu’il s’agisse de problématiser théoriquement
les défis pratiques qui se posent à elle et de débattre des potentielles « sorties de crise ». C’est
sur cette théorisation-là, mêlant considérations sur ce qu’est l’UE et sur ce qu’elle devrait être,
que l’on se concentrera dans la présente communication.
Saisies de cette manière, l’intégration européenne et l’UE se sont profilées en tant que
champ de recherche il y a relativement peu de temps. En effet, il a fallu attendre que viennent
s’y appliquer les débats ayant relancé la philosophie politique dans les années 1980 et 1990,
au premier rang desquels ceux qu’a suscités la critique communautarienne du libéralisme
politique. Aussi peut-on dire que le « tournant européen » de la théorie politique normative et
de la philosophie politique s’est d’abord produit, principalement, sous la forme d’une
application à l’UE de controverses plus générales où se confrontent des visions divergentes de
l’intégration politique. Le libéralisme politique, la pensée communautarienne, le néorépublicanisme, le cosmopolitisme, le multiculturalisme sont autant de courants de pensée qui
se sont imposés durablement jusqu’à venir informer et structurer l’analyse théorico-normative
de l’intégration européenne. Ajoutons que ce tournant s’est vu faciliter par le fait que les
enjeux de ces débats philosophiques sont entrés en forte résonance avec ceux qui ont émergé,
dans le monde académique mais aussi et surtout dans l’espace public, dès la ratification du
Traité de Maastricht et suite à ce que l’on désigne couramment comme la fin du « consensus
permissif ». C’est à partir de là que s’est opéré en retour, du point de vue de la sous-discipline,
une forme de « normalisation », au sens où l’Union européenne s’est depuis lors stabilisée en
tant qu’objet d’analyse pour la théorie politique normative et la philosophie politique.
Dans ce qui suit, je tenterai de dresser un panorama des positions et des axes
d’affrontement qui se dégagent de trois débats autour desquels s’articulent, pour l’essentiel, le
« tournant » européen de ce type de travaux, débats qui touchent respectivement aux
problématiques de l’identité, de la communauté et de la légitimité. Dans un second temps, et
de manière beaucoup plus succincte, je reviendrai sur la question d’une « normalisation » des
recherches théoriques et philosophiques sur l’UE, en regardant comment elles s’attachent à
(re)penser les catégories de la politique européenne mais aussi en ouvrant une réflexion sur la
manière dont s’y joue l’articulation complexe entre théorie et pratique, entre normatif et
empirique.
Trois débats principaux : identité, communauté, légitimité
Etant donné le cheminement rappelé ci-dessus, il n’est pas surprenant que les débats
internes à une théorie politique de l’intégration européenne se structurent autour de ces
thèmes cruciaux que sont l’identité, la communauté et la légitimité. Depuis une vingtaine
d’année, ce sont en effet les nœuds problématiques autour desquels les penseurs libéraux,
communautariens, néo-républicains, multiculturalistes et cosmopolites déploient leurs
réflexions sur les conditions d’une intégration politique des sociétés d’aujourd’hui,
3
Les ouvrages collectifs suivants offrent des exemples de cette déclinaison de la théorie politique de l’UE :
Jürgen Neyer and Antje Wiener (eds.), Political Theory of the European Union, Oxford, Oxford University
Press, 2011 ; Jean-Marc Ferry (dir.), L’Idée d’Europe. Prendre philosophiquement au sérieux le projet politique
européen, Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2013. Voir également les analyses suivantes : Richard
Bellamy et Dario Castiglione, « Legitimizing the Euro-’Polity’ and its ‘Regime’. The Normative Turn in EU
Studies », European Journal of Political Theory, vol. 2, n° 1, 2003, p. 7-34, et Andreas Føllesdal « Normative
Political Theory and the European Union”, in K. E. Jørgensen, M. Pollack et B. Rosamond (dir.), Handbook of
European Union Politics, London, Sage, 2007, p. 317-335.
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puissamment travaillées par la diversité des valeurs, des cultures, des religions ou, pour le dire
à la manière rawlsienne, par un « fait du pluralisme raisonnable » s’imposant comme « le
résultat normal de l’exercice de la raison humaine dans le cadre des institutions libres d’un
régime démocratique constitutionnel »4.
Ainsi l’intérêt porté à l’UE par les penseurs du politique procède-t-il, en grande partie,
du fait qu’il s’agit d’une entité politique incarnant un processus d’intégration politique devant,
d’emblée, composer avec une diversité constitutive. Or, dans le cadre de l’UE, cette diversité
européenne a ceci de particulier qu’elle ne se limite pas au pluralisme axiologique, culturel et
religieux mais qu’elle englobe également une pluralité de nations, de peuples et d’États, ce à
quoi se surajoute une « diversité profonde » résidant dans la variété conflictuelle des visions
d’Europe, du projet européen et de ce que devrait être l’UE5. D’où la série de problèmes
théorico-normatifs auxquels ouvre une lecture non triviale de la devise européenne « Unie
dans la diversité »6, parmi lesquels : (1) savoir si la polity européenne requiert, pour son
intégration, le support d’une identité européenne et, si oui, en quoi celle-ci réside, (2)
comprendre à quelle conception de la communauté s’adosse l’idée d’un « nous » européen, ou
encore (3) affronter le défi d’une démocratie européenne en quête de légitimation populaire.
 Identité européenne versus UE post-identitaire
Tant dans les discours publics que dans les travaux philosophiques, on trouve un
ensemble de postures normatives qui exhortent à une identification de l’Europe. Les appels au
partage d’une « identité européenne » ne sont certes pas nouveaux, mais ils prennent une
acuité particulière en ces temps de profond « malaise européen »7. Face à la défiance
populaire que suscite une politique européenne menée « d’en haut », la référence au partage
d’une identité fait souvent figure de dernier recours pour aborder les défis de l’unité et de la
solidarité entre Européens. Cette démarche, pour ainsi dire, identificatrice procède de la
volonté de (re)donner de l’épaisseur éthique et de la profondeur historique au projet politique
européen en l’enracinant dans un fonds commun de ressources sémantiques déposées dans un
« héritage », une « mémoire » ou un « patrimoine » constitutifs d’une vision civilisationnelle
de l’Europe.
Cette quête de sens et d’authenticité peut prendre plusieurs directions. Cependant, à
chaque fois, l’Europe politique s’y trouve saisie sous deux aspects dont la superposition
s’avère, en tant que telle, hautement problématique. Pareille superposition concerne l’Europe
comme legs civilisationnel et l’UE comme construction politique8.
Selon les partisans de la démarche identificatrice, le malaise actuel de l’UE rendrait
plus impérieuse l’exigence que « nous, Européens » nous mettions en quête de notre
4
John Rawls, Libéralisme politique (1993), trad. C. Audard, Paris, PUF, 1995, p. 4.
Voir à ce sujet Janie Pélabay, Kalypso Nicolaïdis et Justine Lacroix, « Echoes and Polyphony. In Praise of
Europe’s Narrative Diversity », in J. Lacroix and K. Nicolaïdis (eds), European Stories. Intellectual Debates on
Europe in National Contexts, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 334-362
6
Pour une problématisation de cette devise, je me permets de renvoyer à : Janie Pélabay, « Vers une Union postunanimiste ? Réflexions sur le sens de la devise européenne », in Jean-Marc Ferry (dir.), L’Idée d’Europe.
Prendre philosophiquement au sérieux le projet politique européen, op. cit., p. 55-92.
7
Jean-Marc Ferry, L’Europe crépusculaire, Comprendre le projet européen in sensu cosmopolitico, Paris, Éd.
du Cerf, 2010, p. 13.
8
Sur la nécessaire distinction entre Europe et UE, cf. J. Peter Burgess, « What’s so European about the European
Union. Legitimacy between Institution and Identity », European Journal of Social Theory, vol. 5, n° 4, p. 467481.
5
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commune Européanité9 (Europeanness) et que nous l’explicitions publiquement. C’est bien
sûr un geste généalogique qu’appelle cette ambitieuse tâche. Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’aller
puiser dans l’histoire politique de la construction européenne, par exemple en revisitant les
narratives des « pères fondateurs » de l’UE ou en cherchant à décoder leurs actes au prisme
d’une étude philosophique10. Afin de produire l’« épaississement » recherché, il est
recommandé de se lancer à la (re)découverte de racines nettement plus profondes, et même si
profondes qu’elles ont pu être enfouies, voire occultées. Ce sont les sources qui nous
rattacheraient à un patrimoine civilisationnel ayant façonné au fil des siècles tout un « univers
de valeurs et de sentiments moraux »11. De là, il est alors proposé d’extraire les fondements
éthico-existentiels de la « planète européenne »12, ceux-là mêmes qui seraient amenés à
déterminer, tout à la fois, l’ethos et le telos de l’intégration européenne.
Cette entreprise identificatrice a suscité de nombreuses réserves et critiques. Certains
ont pointé l’inefficacité, voire la naïveté d’une telle stratégie de « construction » des
Européens13, tandis que de nombreux autres ont souligné les risques qu’elle comporte en
termes d’essentialisation, d’homogénéisation du « nous » et d’exclusion des « autres ». Ainsi,
Gerard Delanty a mis en garde contre la volonté de substantialiser l’identité européenne par
des traits civilisationnels spécifiques, attribuant à l’Europe une « mission spirituelle, la
mission de l’Occident » : surgit ici, d’après lui, le risque de réifier le « nous » européen par
des « appels abstraits à l’héritage européen » et des « discours nostalgiques » qui nous
présentent un âge d’or de la culture européenne réalisant « l’unité de ses traditions », alors
qu’il conviendrait bien plutôt de « démystifier » la « notion spirituelle d’Europe » ainsi que
« les conceptions essentialistes de l’identité qui l’accompagnent »14. D’où la volonté
alternative, exprimée par des auteurs d’horizons différents, de tracer la voie d’une démarche
« post-identitaire »15, plus à même de faire droit à l’originalité de l’intégration européenne
vis-à-vis de son équivalent stato-national mais également plus apte à rendre l’UE crédible
dans sa prétention à se revendiquer d’un projet politique en perpétuelle construction,
éminemment inclusif, et non pas d’une lutte – défensive ou offensive – pour la reconnaissance
du « moi » européen.
Un débat entre deux courants de la philosophie française illustre cette opposition quant
au besoin d’une identification (au sens fort du terme) de l’Europe et des Européens.
Pour les défenseurs d’une identité européenne, l’idée est de lester l’Europe politique
de « concepts ou de postulats fondamentaux » devant être « assumés à la racine », faute de
quoi « l’objet dont il est question » serait entraîné « dans le non-être ». C’est en ces termes
que Chantal Delsol explique qu’« il en va de l’existence même de l’Europe qui, si elle n’ose
pas s’identifier ni nommer ses caractères, finit par se diluer dans le rien », avant de
poursuivre : « Il s’agit de montrer que nul être, objet, institution, ne peut exister sans être dit,
9
Définie, par exemple, par Jacques Dewitte (« Comment parler de l’identité européenne ? », in C. Delsol et J.-F.
Mattéi (dir.), L’identité de l’Europe, Paris, PUF, 2010, p. 141) comme « ce qui est spécifiquement, typiquement
européen ».
10
Pour une démarche de ce type, voir Catherine Guisan, A Political Theory of Identity in European Integration:
Memory and Policies, Abingdon, Routledge, 2012.
11
Joseph H. H. Weiler, L’Europe chrétienne ? Une excursion, trad. T. Teuscher, C. Vierling et A. Peyro, Paris,
Éditions du Cerf, 2007, p. 24.
12
Chantal Delsol, « L’affirmation de l’identité européenne », in C. Delsol et J.-F. Mattéi (dir.), L’Identité de
l’Europe, op. cit., p. 1.
13
Adrian Favell, « Europe’s Identity Problem », West European Politics, vol. 28, n° 5, November 2005, p.
1109-1116.
14
Gerard Delanty, « The Limits and Possibilities of a European Identity: A critique of Cultural Essentialism »,
Philosophy Social Criticism, vol. 21, n° 4, 1995, p. 15-16.
15
Jean-Marc Ferry, L’Europe crépusculaire, op. cit., p. 72.
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caractérisé et défini. »16 Selon la formulation retenue par Jean-François Mattéi, l’objectif est
de mettre « en évidence ce qui relève d’une identité propre à la seule Europe »17. Au
demeurant, l’Europe ne souffrirait pas seulement d’un déficit d’identité ; selon Jacques
Dewitte, elle serait en proie à « une crise de l’idée même d’identité qui accompagne et double
la crise de l’identité européenne »18. Traduite tour à tour dans les termes de la
« renonciation », de la « déconstruction », de la « condamnation » ou de la
« désappropriation », le « refus » de l’identité condamnerait l’Europe à un déni, voire à une
forme de haine de soi nourrie de la contestation de l’impérialisme et du « colonialisme
culturel »19. A trop vouloir s’adonner à « la mise en question critique de l’identité
européenne », on se refuserait à « accorder une signification à l’idée d’Europe, c’est-à-dire un
contenu substantiel, le terme même d’Europe n’étant plus qu’un mot vide de sens »20. Plus
gravement encore, le front anti-identitaire risquerait de priver l’humanité « de toutes les
inventions apportées au monde ou perfectionnées par les Européens durant les cinq derniers
siècles »21. Aussi, au lieu de se montrer « puéril » en voulant « se débarrasser de ce qui induit
des excès », c’est-à-dire en condamnant l’entreprise identitaire au nom de ses méfaits passés
(guerres, totalitarismes, épurations ethniques, colonisation), mieux vaudrait réactiver le sens
de la « continuité historique » requérant la reconnaissance du « legs immense du christianisme
à l’Europe »22, singulièrement pour ce qui est des droits de l’homme. Pour autant, cette
origine ne permet pas d’épargner à « l’Europe des droits »23 une critique tout aussi vive. Le
« refus de se différencier » serait lié à l’impuissance d’une Europe qui, « armée seulement par
les droits de l’homme », reste « persuadée que son rôle dans le monde est d’apporter la
paix24 ». En creux – car, curieusement, elle n’est pas discutée par ces auteurs – on retrouve ici
la critique d’une pensée post-nationaliste et cosmopolitique. La « dénégation » de « l’identité
européenne » marquerait une tendance autodestructrice à la haine de soi, « processus
mortifère par lequel les élites européennes en viennent à se nier elles-mêmes25 ».
Hormis la référence convenue aux « élites », cet argumentaire a pour cible les
« intellectuels européens » et, plus précisément encore, le collectif d’auteurs réunis dans
l’ouvrage Penser l’Europe à ses frontières : géophilosophie de l’Europe, publié en 1993. Les
contributeurs de ce volume se réunissent autour de la volonté de « mettre en débat […] la
possibilité même d’une identification de l’Europe » ainsi que « la profondeur, voire la
violence, de ce que cette possibilité (ou impossibilité) engage 26 ». De ce côté-là du débat, il
16
Chantal Delsol, « L’affirmation de l’identité européenne », in Ch. Delsol et J.-F. Mattéi (dir.), op. cit., p. 1.
Jean-François Mattéi, « La négation de l’identité européenne », in Ch. Delsol et J.-F. Mattéi (dir.), op. cit., p.
156.
18
Jacques Dewitte, op. cit., p. 131.
19
Jean-François Mattéi, op. cit., p. 150-152.
20
Ibid., p. 150.
21
Jean-François Mattéi, Le procès de l’Europe. Grandeur et misère de la culture européenne, Paris, Presses
Universitaires de France, 2011, p. 18. Exemplifié par les multiples « innovations techniques […] rendues
possibles par les progrès scientifiques qui sont au cœur de l’esprit européen » – pour n’en reprendre que
quelques-unes citées par Jean-François Mattéi : la lunette astronomique, le journal, la transfusion sanguine,
l’avion, le Nylon ou l’aspirine – « ce chapelet interminable d’inventions », auquel s’adjoint des « normes
intellectuelles, politiques et morales » toutes redevables à un principe d’ouverture à autrui et au monde,
attesterait du « génie de l’Europe » et de sa « fécondité » insigne (ibid., p. 18-25).
22
Chantal Delsol, op. cit., p. 5
23
Voir à ce sujet Justine Lacroix, La Pensée française à l’épreuve de l’Europe, Paris, Grasset, 2008.
24
Chantal Delsol, op. cit., p. 3.
25
Façon dont Chantal Delsol (ibid., p. 7) résume le propos de Jean-François Mattéi dans le même ouvrage.
26
Collectif, Penser l’Europe à ses frontières : géophilosophie de l’Europe, La Tour d’Aigues, Éditions de
l’Aube, 1993, p. 9. Cet ouvrage compte les contributions, entre autres, de Giorgio Agamben, Alain Badiou,
Étienne Balibar, Jacques Derrida, Denis Guénoun, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Paul Virilio. On
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s’agit de dépasser « l’image d’une Europe recueillie dans son identité, concentrée sur son
génie propre27 » et, comme l’explique d’emblée Jean-Luc Nancy, de penser « un au-delà de
l’identité ou de l’identification de l’Europe », étant entendu que le seul « crédit » que l’on
puisse « encore accorder » à l’Europe serait « celui de désigner un espace de circulation
symbolique excédant l’ordre de l’identification subjective et, plus encore, celui de la
crispation identitaire »28. Ainsi devrait-on bannir toute « mono-généalogie » (le fameux
triptyque logos grec/droit romain/fraternité chrétienne) servant à attribuer à l’Europe un
« sens » conforme à ses « origines ». D’après Jacques Derrida, voilà ce avec quoi il faudrait
« rompre » : la production intellectuelle et politique d’une « histoire circulaire », c’est-à-dire
embourbée dans un « cercle sémantico-archéo-téléologique » ramenant « l’unité européenne »
à une « histoire comprise entre son commencement et sa fin » et assignant au nom d’Europe
une « mission universelle »29. Pour reprendre l’expression employée par Étienne Balibar, le
principe d’une Europe comme « borderland », elle-même animée par une « multiplicité
d’Europes », est d’aller vers ce qui est au-delà d’elle-même, vers ce qui l’excède toujours, en
« composant » avec ses « altérités », tant internes qu’externes. C’est là un principe
d’ouverture réciproque qui devrait inciter à garder indéterminé le processus se déployant au
plan politique sous le nom de « projet européen » et s’actualisant « dans l’existence de ses
structures juridiques », le droit étant défini comme « l’ensemble des procédures formelles qui
“débordent” le cadre national » et qui, par cette « émancipation », permettent à l’Europe de
devenir « un espace de réseaux »30 plutôt qu’un « territoire » obsédé par la surveillance de ses
frontières. En somme, la rupture qu’invitent à effectuer les partisans d’une « désidentification » est triple : elle concerne la définition d’un « objet » identique et authentique à
soi, le recours à une « logique de la fondation » et la déclinaison stato-nationale du politique
et de la souveraineté.
 L’idée d’un « commun » européen : qu’est-ce qui nous relie politiquement ?
Le diagnostic critique d’après lequel le projet européen serait en crise vient donner de
l’importance à la réflexion sur l’existence et sur la nature d’un « commun »31 ou de
« commonalities » permettant de penser un « nous » politique européen. Les bénéfices
attendus de la consolidation de ce « nous » politique fait d’un « commun » européen sont
multiples : assurer la stabilité de l’euro-polity et le fonctionnement institutionnel de l’Union,
motiver les citoyens à participer à « la vie démocratique de l’UE » ou, suivant une aspiration
plus forte encore, permettre aux citoyens et peuples européens de nouer des relations
effectives d’entente, de confiance et de solidarité. Mais, quel que soit le but recherché, on note
des divergences importances quant à la manière de concevoir ce « nous ». Adossées aux
courants de la pensée politique contemporaine, trois conceptions principales se sont peu à peu
dégagées de la littérature : une Europe libérale au sens du libéralisme politique concevant
peut compléter cette référence par : Marc Crépon, Altérités de l’Europe, Paris, Galilée, 2006 ; Jacques Derrida,
L’Autre Cap, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991 ; Denis Guénoun, Hypothèses sur l’Europe. Un essai de
philosophie, Paris, Circé, 2010 ; Jean-Luc Nancy, « Frontières », in Y. Hersant et F. Durand-Bogaert (dir.),
Europes, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 821-829. Au demeurant, Jean-François Mattéi (Le Procès de l’Europe,
op. cit., p. 180-181 et p. 197) étend sa critique à des auteurs aussi différents que Christian Ansperger, Ulrich
Beck ou Susan Sontag, sans oublier l’ensemble des cultural studies et des gender studies.
27
Collectif, Penser l’Europe à ses frontières, op. cit., p. 59.
28
Ibid., p. 12-13.
29
Ibid., p. 32-34.
30
Ibid., p. 50-51.
31
Je reprends ce terme à Jonathan White, « Europe and the Common », Political Studies, vol. 58, 2010, p. 104122. Le terme de « commun » est en effet préférable à celui de communauté en raison de sa plus grande
généralité.
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l’UE comme une société politique des droits ; une Europe républicaine, visant une
communauté des citoyens européens ; une Europe communautarienne, axée sur l’idée d’une
communauté européenne des valeurs. Au départ assez tranchée, l’opposition entre ces
conceptions a laissé place à des tentatives de conciliation, faisant émerger des « modèles
mixtes » déclinant le cosmopolitisme en termes soit républicains soit libéraux, et répondant
même à certaines exigences communautariennes. Aussi convient-il de complexifier la
présentation de ces types de « commun ». Les nuances entre eux se laissent saisir au travers
d’une fine gradation, renvoyant à leur degré respectif d’« épaisseur », c’est-à-dire au caractère
plus ou moins « mince » [« thin »] ou « épais » [« thick »] des liens jugés nécessaires à un
« nous » politiquement intégré32.
Pour ce qui est de l’Union européenne, on a coutume de considérer que les formules
les plus minces restreignent le commun européen à l’agrégation d’objectifs politiques et
d’intérêts matériels, principalement la sécurité intérieure et extérieure, la croissance
économique et les échanges commerciaux. Cette approche, qualifiée de « minimaliste » par
Jonathan White33, donne de l’Union l’image d’une organisation intergouvernementale,
dévolue à la résolution de problèmes, soumise à un critère d’efficacité et à l’avantage final
que retire, pour chacun pour eux-mêmes les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre des
politiques concertées ou conjointes. L’attention est ici réservée aux impératifs fonctionnels et
structurels d’une gouvernance performante, conçue comme reposant avant tout sur le savoir
des experts ainsi que sur les capacités de négociation, de compromis et de prise de décision
des gouvernants nationaux. Cette approche est parfois complétée par une vision
« pragmatique34 » du commun, s’autorisant de la corrélation entre un « mode de vie »
européen et certaines réalisations communautaires telles que la monnaie unique, le marché
commun ou la libre circulation des capitaux, des services, des biens et des personnes35.
Restant « minces » mais excédant un schéma fonctionnaliste et vertical d’intégration,
les thématisations axées sur la citoyenneté européenne misent sur la force cohésive des
normes et pratiques qui s’y rattachent. L’exercice et la défense des droits et libertés garantis
aux citoyens européens en tant que sociétaires juridiques de l’Union36, leur implication pour
que les institutions européennes satisfassent leur « sens de la justice » et assurent ainsi une
« gouvernance légitime37 », ou encore leur engagement civique et leur participation active à la
constitution de l’ordre légal et politique européen38 se présentent comme autant de vecteurs
potentiels pour tisser des liens juridiques et/ou politiques. Ressortit également à cette
32
La distinction conceptuelle « thin »/« thick » a notamment été formalisée par Michael Walzer (Thick and Thin:
Moral Argument at Home and Abroad, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1994). Elle est aujourd’hui
fréquemment appliquée au cas de l’intégration européenne.
33
Jonathan White, « Europe and the Common », op. cit., p. 107.
34
Gerard Delanty, « Models of European Identity: Reconciling Universalism and Particularism », Perspectives
on European Politics and Society, vol. 3, n° 3, 2002, p. 351.
35
Le succès d’une telle association est loin d’être assuré, dans la mesure où seules des portions très spécifiques
de la population européenne, souvent perçues comme des euro-élites, semblent illustrer ce « mode de vie »
européen. Voir à ce sujet l’enquête d’Adrian Favell, Eurostars and Eurocities: Free Movements and Mobility in
an Integrating Europe, Oxford, Blackwell, 2008.
36
Pour cette position, voir Justine Lacroix, « Europe des valeurs ou Europe des droits ? », in S. Besson, F.
Cheneval et N. Levrat (dir.), Des valeurs pour l’Europe ?, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2008, p. 2739.
37
Andreas Føllesdal « Union Citizenship: Unpacking the Beast of Burden », Law and Philosophy, vol. 20, n° 3,
2001, p. 313-343.
38
Conception républicaine qui peut être illustrée par les écrits de Richard Bellamy et Dario Castiglione, par
exemple leur article : « Democracy, Sovereignty and the Constitution of the European Union: The Republican
Alternative to Liberalism », in Z. Bankowski and A. Scott (dir.), The European Union and Its Order, Oxford,
Blackwell, 2000, p. 170-190.
7
Congrès AFSP Aix 2015
approche la conscience prêtée aux citoyens européens que les problèmes importants formant
leur « lot commun » leur demandent de coopérer sur la base de règles acceptables par tous et
de s’investir dans des processus de légitimation et de délibération où « l’antagonisme
politique » [« political adversarialism »] serait mobilisé afin de développer une
compréhension plus large des possibilités d’association politique39.
Un degré relatif d’épaisseur est franchi par les formules qui recourent au langage très
ambivalent40 des « valeurs communes ». Encore faut-il tenir compte des divergences internes
à cette catégorie, selon que lesdites « valeurs communes » seront conçues de manière
universaliste et procédurale ou particulariste et substantielle. Comme l’expliquent chacun à
leur manière Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry41, les « normes » dont le contenu est
juridico-politique diffèrent des « valeurs » reflétant les engagements éthico-culturels propres à
une communauté déterminée. De ce point de vue, l’option du patriotisme constitutionnel se
présente comme un entre-deux à l’épaisseur résolument limitée par son orientation
« postconventionnelle », puisqu’elle consiste à reconnaître que l’ancrage des principes
constitutionnels dans des histoires nationales singulières leur confère une
« inévitable coloration éthique42 », tout en insistant sur le besoin de prémunir la culture
publique commune contre la « surcharge éthique43 », voire l’« enkystement traditionnel44 »
que ne manquerait pas de provoquer son couplage indu avec l’ethos substantiel d’une culture
particulière, fût-elle majoritaire45.
C’est au contraire un tel couplage que prescrivent les conceptions « maximalistes46 »
d’après lesquelles la condition à toute Europe intégrée réside dans le partage de marqueurs
identitaires « chauds », tels que des traits ethnoculturels, des croyances religieuses, une ou des
langues, un territoire ou, plus largement, des visions du monde et du bien ou des héritages
civilisationnels : autant de contextes de « significations partagées » où les Européens sont
invités à puiser les liens éthiques qui, seuls, disposeraient de l’épaisseur permettant de
constituer une authentique « communauté » européenne. Car – pour reprendre les idéauxtypes employés par Cathleen Kantner – on quitte ici définitivement la perspective d’un
« nous-commercium » pour épouser celle d’un « nous-communio » reposant sur une « autocompréhension éthique partagée », sur une identité collective « dense » enracinée dans un
fonds partagé de convictions profondes au sujet de la vie bonne47. À l’opposé d’une ontologie
sociale axée sur la simple convergence, les approches épaisses se singularisent par le fait
qu’elles soutiennent une ambition de « communautarisation » de l’Union européenne, pouvant
39
Cette position théorico-normative, complétée par une enquête de terrain, est développée par Jonathan White
dans Political Allegiance. After European Integration, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2011.
40
Cette ambivalence se traduit notamment par le rapport complexe qu’une politique des valeurs communes
entretient avec une politique de la diversité. Sur ce point, je me permets de renvoyer à Janie Pélabay, « L’Europe
des valeurs communes et le recul du multiculturalisme : la diversité supplantée par l’unité ? », Revue
philosophique de Louvain, vol. 109, n° 4, novembre 2011, p. 747-770.
41
Voir notamment : Jürgen Habermas, « La réconciliation grâce à l’usage public de la raison : remarques sur le
libéralisme politique de John Rawls », in J. Habermas et J. Rawls, Débat sur la justice politique (1995), trad. R.
Rochlitz, avec C. Audard, Paris, Le Cerf, 1997, p. 18-19 ainsi que Jean-Marc Ferry, Valeurs et normes : la
question de l’éthique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002.
42
Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine, trad. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1998, p. 222.
43
Ibid., p. 259.
44
Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris,
Gallimard, 1997, p. 221.
45
Jürgen Habermas , L’Intégration républicaine, op. cit., p. 222-230 et p. 259.
46
Jonathan White, « Europe and the Common », op. cit., p. 108.
47
Cathleen Kantner, « L’identité européenne entre commercium et communio », in L. Kaufmann et D. Trom
(dir.), Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun au politique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, p. 235.
8
Congrès AFSP Aix 2015
aller jusqu’à l’invocation d’une « identité européenne quasi-nationale »48. Ici, il s’agit en effet
de substantialiser l’UE en la transformant en une authentique « communauté », qualifiée par
Etzioni de « normative-affective », c’est-à-dire unissant ses membres par « un noyau dur
[core] de valeurs partagées (i.e. une culture morale) et un réseau de liens affectifs »49. Menée
sous la bannière d’une conception « (néo)communautarienne »50 de l’intégration européenne,
cette entreprise de community building s’en remet à des « dialogues moraux transnationaux »
au cours desquels les Européens s’emploieraient à clarifier « les valeurs qui devraient guider
leurs vies »51. Loin de fédérer des besoins ou des intérêts, loin de viser l’extension de droits
ou l’amélioration de procédures démocratiques, ces dialogues, d’emblée ciblés sur des sujets
sensibles tels que la peine de mort, le mariage gay ou l’immigration et l’asile, ont vocation à
faire émerger les « compréhensions partagées du bien »52 et les « valeurs particularistes »53
des Européens.
De cette gradation« thin »/« thick », se laissent dégager des diagnostics sensiblement
divergents sur le rapport entre unité et diversité. À l’évidence, plus le lien entre Européens est
« épaissi » et plus l’attention accordée à ce qui peut pluraliser ce lien est réduite. Ainsi que
l’explique Jonathan White, une approche « épaisse » ou « maximaliste » implique un haut
degré de « régularité » ou de « ressemblance » entre les citoyens, « soit du point de vue des
traits qu’ils manifestent, soit au plan des finalités qu’ils poursuivent », tandis qu’une approche
« mince » ou « minimaliste » autorise une plus grande marge de diversité, même si cela
entraîne une moindre cohésion de la communauté politique54. Par ailleurs, la catégorisation
« thin »/« thick » permet d’éclairer de manière instructive les débats sur le régime politique de
l’Union, en ménageant plusieurs combinaisons morphologiques possibles. Pour shématiser,
tandis que l’option d’une « société de sociétés » traduit une option modeste en ce qui
concerne l’épaisseur des liens requis tant pour l’union que pour ses unités de base, alors que
celle d’une « communauté de communautés »55 vise le même degré d’épaisseur à ces deux
niveaux, la formule d’une « société de communautés » reconnaîtra l’épaisseur de ses
composantes, tout en déchargeant l’entité plus large de cette contrainte.
 Le défi de la légitimation et la question d’un « demos » européen
S’il est une question lancinante dans la littérature théorico-normative sur l’intégration
européenne, c’est bien celle du « déficit démocratique » de l’Union européenne56. Au sein de
cette littérature, la discussion sur la légitimité démocratique des institutions et des politiques
48
Jos de Beus, « Quasi-National European Identity and European Democracy », Law and Philosophy, vol. 20, n°
3, mai 2001, p. 283-311.
49
Amitai Etzioni , « The Community Deficit », Journal of Common Market Studies, vol. 45, n° 1, March 2007,
p. 24.
50
Amitai Etzion, « A Neo-Communitarian Approach to International Relations: Rights and the Good », Human
Rights Review, July-September 2006, p. 69-80.
51
Amitai Etzioni , « Affective Bonds and Moral Norms: A Communitarian Approach to the Emerging Global
Society », International Politics and Society, n° 3, 2005, p. 137.
52
Ibid., p. 132.
53
Amitai Etzioni, « The Community Deficit », op. cit., p. 33.
54
Jonathan White, « Europe and the Common », op. cit., p. 106.
55
Amitai Etzioni, « The Community Deficit », op. cit., p. 26.
56
La controverse à ce sujet renvoie, entre autres références, à : Giandomenico Majone, « The Rise of the
Regulatory State in Europe », West European Politics, vol. 17, n° 3, 1994, p. 77-101 1994 ; Andrew Moravscik,
« In Defence of the ‘Democratic Deficit’: Reassessing legitimacy in the European Union”, Journal of Common
Market Studies, vol. 40, n° 4, 2002, p. 603-624 2002 ainsi que Andreas Føllesdal & Simon Hix, « Why there is a
democratic deficit in the EU: a response to Majone and Moravcsik”, Journal of Common Market Studies, vol. 44,
n° 3, 2006, p. 533-562.
9
Congrès AFSP Aix 2015
européennes s’est articulée, en grande partie, autour du problème de l’existence (ou de
l’inexistence) d’un « peuple européen ».
La fameuse thèse du « no demos », telle qu’avancée par Dieter Grimm57, a longtemps
été invoquée pour conclure à l’impossibilité d’une démocratie européenne. Au nom du
caractère indépassable de la figure stato-nationale, plusieurs courants théoriques (ré)affirment
ainsi l’existence d’un lien – intrinsèque ou simplement instrumental – entre peuple, nation et
démocratie. Du côté de la pensée politique française58, des auteurs de premier plan59 ont
souligné que toute communauté politique a besoin d’un « corps » de citoyens et d’un territoire
défini dans lequel le peuple puisse s’inscrire, l’exercice de la souveraineté populaire et de
l’autogouvernement collectif au sein de la nation représentant dès lors un moyen de résistance
à la « gouvernance post-politique » incarnée par le juridisme européen et par la bureaucratie
bruxelloise. Chez les auteurs proches d’un « liberal nationalism »60, c’est avant tout le sens de
la particularité et de la partialité attaché à l’appartenance nationale qui se trouve mobilisé : les
liens nationaux y sont conçus comme une condition nécessaire, tout à la fois, de la démocratie
(en ce qu’ils permettent de renforcer le bien commun et la confiance dans les institutions
démocratiques ainsi que la volonté de s’impliquer dans la vie politique), de l’unité de la
communauté politique (l’identité nationale lui donnant des fondements substantiels assez forts
pour résister aux tendances à la fragmentation) et, surtout, de la justice sociale (le partage
d’une nationalité servant de base motivationnelle pour que les citoyens consentent aux
sacrifices impliqués par la mise en œuvre des politiques redistributives). C’est ainsi que
l’État-nation fait figure de grand gagnant de l’équation communautarienne entre identité et
légitimité.
Pourtant, comme le montre l’option de l’UE en tant que « communauté de valeurs »,
on trouve des approches qui appliquent le même postulat communautarien à l’Union
européenne. Leur point de départ est en effet similaire à celui de la « no-demos thesis » : le
partage d’une identité éthiquement épaisse est une précondition à la légitimation
démocratique de l’Union européenne. C’est là considérer que les institutions publiques se
doivent d’exprimer, d’incarner mais aussi de promouvoir publiquement les « biens »
particuliers qui sous-tendent et, ce faisant, constituent l’identité de la communauté politique.
Toutefois, à la différence de leurs homologues stato-nationaux, les partisans d’une approche
euro-communautarienne soutiennent qu’il est à la fois souhaitable et possible de défendre
cette thèse au profit de l’Union. Le retournement européiste de la thèse nationalecommunautarienne s’illustre par l’idée d’après laquelle « l’identité européenne est un
prérequis à la démocratisation fondamentale de la politique européenne »61. À suivre cette
logique, les maux dont souffrirait l’UE, au premier rang desquels son déficit démocratique et
57
Dieter Grimm, « Does Europe Need a Constitution? », European Law Journal, vol. 1, n° 3, novembre 1995, p.
282-302.
58
Voir l’étude de Justine Lacroix, La pensée française à l’épreuve de l’Europe, Paris, Grasset, 2008.
59
Parmi ces auteurs, on compte Marcel Gauchet (La condition politique, Paris, Gallimard, 2005), Pierre Manent
(La raison des nations, Paris, Gallimard, 2006) ou Paul Thibaud (« Europe manquée, Europe à faire », Le Débat,
n° 136, p. 69-85).
60
Cf. David Miller, « The Left, the Nation State, and European Citizenship », Dissent, summer 1998, p. 47-52,
et Citizenship and National Identity, Oxford, Polity Press, 2000 ; Anthony Smith, « National Identity and the
Idea of European Unity », International Affairs, vol. 68, n° 1, 1992, p. 129-135, et Nations and Nationalisms in
Global Era, Cambridge, Polity Press, 1998 ; ainsi que Margaret Canovan, « Patriotism Is Not Enough », British
Journal of Political Science, vol. 30, n° 3, 2000, p. 413-432.
61
Jos de Beus, « Quasi-National European Identity and European Democracy », op. cit., p. 300. Voir aussi, du
même auteur, « The European Union as Community: An Argument about the Public Sphere in International
Society and Politics », in P. van Seters (dir.), Communitarianism in Law and Society, Lanham, Rowman &
Littlefield, 2006, p.74-80.
10
Congrès AFSP Aix 2015
« l’aliénation populaire »62 qui l’accompagne, trouveraient leur origine dans un « déficit de
communauté »63. Ce déficit serait lui-même fortement aggravé par la conjonction de
l’intergouvernementalisme et du fonctionnalisme qui rivent l’intégration européenne à des
objectifs strictement économiques et à une conception top-down de la légitimation. D’où
l’appel à construire, par le bas, une communauté européenne « dont les institutions sont
considérées comme légitimes dans la mesure où leur configuration et leurs actions sont
compatibles avec les valeurs partagées »64. On le voit, le geste consiste ici à transposer
directement à l’UE l’équation communautarienne entre identité et légitimité.
Quelles que soient leurs divergences, toutes ces positions théoriques convergent vers
une critique de l’option « postnationaliste »65, laquelle est fondée sur la thèse habermassienne
d’après laquelle le lien entre démocratie et nation, s’il est avéré d’un point de vue historique,
n’est en revanche pas « conceptuel »66. Par là, il s’agit de penser la citoyenneté démocratique
au-delà du principe nationaliste67, et de rechercher pour l’UE une voie d’intégration
« politique », et non pas « éthique »68. Comme le montre une étude comparée de douze cas
européens69, le clivage théorique entre nationalisme et postnationalisme est l’un de ceux qui
continuent d’informer profondément les débats intellectuels sur l’Europe dans nombre de
contextes nationaux, au point de constituer une ligne de fracture idéologique transversale et
transnationale. Mais il convient, là encore, de complexifier un peu le tableau en prêtant
attention aux déplacements qui se sont opérés à l’intérieur et à la périphérie de la
« constellation postnationale ». On se souvient que Habermas s’est prononcé en faveur d’un
processus constitutionnel misant sur le développement, à l’échelle européenne, d’une sphère
publique, d’une opinion publique et, au final, d’un véritable « peuple européen ». Cette option
supra-nationaliste, culminant dans la figure d’un État fédéral européen, n’est désormais plus
de mise au sein du post-nationalisme, lequel se décline à présent dans le registre d’un transnationalisme. En vue de résister à toute tentation « Euro-nationaliste » ou « Europatriotique »70, les efforts portent dorénavant sur une intégration « horizontale », plutôt que
« verticale », favorisant l’ouverture des sphères et des opinions publiques nationales les unes
aux autres, dans le respect de leurs particularités.
62
Jos de Beus, « Quasi-National European Identity and European Democracy », op. cit, p. 285. Le diagnostic
d’une telle « aliénation » est également posé par Amitai Etzioni, « UE : Closing the Community Deficit »,
Intereconomics, November/December 2008, p. 324-331.
63
Amitai Etzioni, « The Community Deficit », op. cit., p. 23.
64
Ibid., p. 34.
65
Pour une analyse approfondie confrontant les positions postnationales et « nationales-communautariennes »,
on pourra se reporter à Justine Lacroix, L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Paris,
Éditions du Cerf, 2004.
66
Jürgen Habermas, « Citoyenneté et identité nationale. Réflexions sur l’avenir de l’Europe », in J. Lenoble, N.
Dewandre (dir.), L’Europe au soir du siècle. Identité et démocratie, Paris, Éditions Esprit, 1992, p. 17-38.
67
Jürgen Habermas, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique (1998-1999), Paris, Fayard, 2000 ;
« Why Europe Needs a Constitution », New Left Review, n° 11, Sept./Oct. 2001, p. 5–26. Jean-Marc Ferry,
« Face à la question européenne, quelle intégration postnationale ? », Critique internationale, n° 23, avril 2004,
p. 81-96.
68
Le découplage opéré par Habermas entre identité nationale et citoyenneté démocratique est en effet solidaire
de la distinction entre, d’un côté, une « intégration éthique » basée sur la reproduction des « orientations éthiques
de base d’une forme de vie culturelle dominante dans un pays » et, de l’autre côté, une « intégration politique »
fondée sur la « loyauté » à l’égard des principes constitutionnels, c’est-à-dire les normes politiques et juridiques
par lesquelles l’autonomie des citoyens ainsi que leurs droits fondamentaux sont institutionnalisés. Voir à ce
sujet Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine, op. cit., p. 229-234.
69
Kalypso Nicolaïdis et Justine Lacroix (eds.), European Stories. Intellectual Debates on Europe in National
Contexts, op. cit.
70
Justine Lacroix, « Does Europe Need Common Values?: Habermas vs Habermas », European Journal of
Political Theory, vol. 8, n° 2, 2009, p. 141-156.
11
Congrès AFSP Aix 2015
Parallèlement à cette évolution, on assiste à un intérêt croissant pour les processus de
justification, selon une approche pluraliste où la délibération publique et la participation
civique sont investies dans un cadre dissensuel, sinon agonistique. En effet, il n’est plus guère
possible d’aborder la question d’une légitimation de l’UE indépendamment des phénomènes
de « politisation négative » de l’objet européen. C’est dire que cette question s’avère
inséparable de la prise en compte des désaccords au sujet de l’intégration européenne et du
cours qu’elle devrait prendre. Les « vecteurs de légitimité » de l’UE seraient eux-mêmes
touchés par de tels désaccords, cette « pluralité de conceptions de l’exercice légitime du
pouvoir politique » expliquant, aux yeux de certains, pourquoi l’UE est un « laboratoire » si
intéressant71. Au lieu d’un recoupement, c’est alors l’option d’un « consensus par
confrontation » qui est recommandée pour présider à la formation d’une « culture politique
commune ». Tel que l’a formalisé Jean-Marc Ferry, ce consensus « résulterait d’une
résolution, sur la voie d’argumentations publiques, de conflits d’intérêts portés sur le registre
de conflits d’interprétations juridiques », à propos desquels l’hypothèse est faite qu’ils
puissent « se dénoue[r] à leur tour dans des procès d’argumentation contradictoires et
publics »72. Mais pour d’autres, une publicisation de la contestation démocratique ne peut se
limiter à un niveau interprétatif/argumentatif, sans faire porter la politisation des enjeux
européens sur le contenu même du cadre normatif de l’UE. Car les désaccords sur « les
fondations et la nature des droits, ainsi que la question de savoir comment ils s’appliquent à
des cas particuliers » font partie intégrante des « circonstances de la politique »73. Bien qu’elle
comporte certains risques dans la situation actuelle de défiance vis-à-vis du politique en
général et de la politique européenne en particulier, cette option pluraliste et même
dissensuelle se voit reconnaître plusieurs atouts. En termes de motivation politique, d’abord,
dans la mesure où l’expression de points de vue divergents sur le projet européen agirait
comme une incitation forte à participer à la vie démocratique de l’UE, en répondant à un
besoin de « légitimation subjective », et non pas seulement « objective »74. Ensuite, est
attribuée à cette confrontation la capacité « d’activer » in concreto une « raison publique »,
qui recouvre dès lors une « valeur pratiquement formatrice » au point d’initier une
« pédagogie civique » européenne75. Par ailleurs, ce scénario misant sur les désaccords quant
aux finalités de l’Union permettrait de contrer un certain « déterminisme constitutionnel »76,
conformément aux versions pluralistes de délibération et de légitimation qu’appelle la
structure « multi-niveaux » du régime politique de l’UE. Enfin, certains notent qu’il n’est pas
impossible d’interpréter les conceptions divergentes et même dissidentes de l’intégration
européenne que ne manquent pas d’exprimer les élites européennes, non pas seulement au
Parlement mais aussi au Conseil et à la Commission, comme « une marque de maturité des
71
Christopher Lord et Paul Magnette, « E Pluribus Unum? Creative Disagreement about Legitimacy in the EU »,
Journal of Common Market Studies, vol. 42, n° 1, 2004, p. 199.
72
Jean-Marc Ferry, « Dix thèses sur “La question de l’État européen” », Droit et société, n° 53, 2003, p. 15 et p.
19.
73
Richard Bellamy et Dario Castiglione, « Beyond Community and Rights: European citizenship and the virtues
of participation », in P. Mouritsen & K. E. Jørgensen, Constituting communities: Political solutions to cultural
conflict, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2008, p. 172. Voir également Dario Castiglione, « Political identity
in a community of strangers », in J. Checkel et P. Katzenstein (eds.), European Identity, Cambridge, Cambridge
University, 2009, p. 46, où il reproche à la théorie habermassienne de ne pas tenir compte du « rôle constructif
du conflit démocratique ».
74
Richard Bellamy et Dario Castiglione, op. cit.,, p. 165.
75
Jean-Marc Ferry, op. cit., p. 20.
76
Christopher Lord et Paul Magnette, op. cit., p. 198.
12
Congrès AFSP Aix 2015
institutions européennes », démontrant ainsi leur capacité à « substituer à leur approche
technocratique un style plus politique et confrontationnel »77.
Théoriser l’UE et l’intégration européenne. Sur les liens difficiles entre théorie et pratique,
normatif et empirique
Au-delà de la teneur des débats que je viens de présenter, la question d’une
« normalisation » des recherches théorico-normatives et philosophiques sur l’UE et
l’intégration européenne soulève un certain nombre de problèmes épistémologiques et
méthodologiques. Mais d’abord, en quoi consiste l’exercice de théorisation auquel ces
recherches se livrent ? Au vu de la littérature contemporaine, elles se situent à la jonction,
plus ou moins aisée, d’un travail de (re)conceptualisation des catégories de base de la
politique européenne et d’une démarche plus critique, débouchant sur des prises de position
quant à ce que l’UE devrait être ou devenir face à une situation de crises multiples. La
jonction de ces deux espaces d’analyse conduit, d’elle-même, à se demander comment ce
champ de recherche s’efforce d’articuler considérations théoriques et pratiques, normatives et
empiriques.
 L’UE en temps de « crise » : (re)penser les catégories du politique
L’un des enjeux généraux des débats sur l’identité, le « nous » et la légitimité au sein
de l’UE concerne la validité des catégories de base pour penser la politique européenne. Les
travaux de théorie normative et de philosophie politique sur l’intégration européenne, de
même que, plus largement, ceux qui traitent de la démocratie globale et de la
dénationalisation de la citoyenneté78, soulignent que des concepts aussi structurants que ceux
d’« État », de « souveraineté », de « démocratie » et, bien sûr, de « peuple » se trouvent
profondément déstabilisés, non par les idéalisations théoriques elles-mêmes, mais bien plutôt
par les institutions et les pratiques qui se sont développées à l’appui des processus
d’intégration régionale, européenne en l’espèce.
D’où le besoin de procéder, pour ainsi dire, à un rattrapage théorique de la pratique
européenne, consistant à utiliser les outils analytiques de la philosophie politique et de la
théorie politique afin de cartographier conceptuellement les formes européennes du politique,
de même que les éventuelles transformations, innovations ou résistances qu’elles impliquent.
C’est, autrement dit, étudier ce que l’UE fait aux concepts du politique en prenant au sérieux
les notions de la politique européenne, telle qu’elle se construit et se pratique. Participent, par
exemple, de cet effort les travaux de théorie politique sur la « citoyenneté de l’Union »79 et le
statut d’« État-membre »80. S’agissant de la forme et du régime politique de l’Union, on se
contentera de citer la réflexion menée, il y a une dizaine d’années, autour du concept de
« fédération »81 et d’« empire »82.
77
Nathalie Brack et Olivier Costa, « Beyond the Pro/Anti-Europe Divide: Diverging Views of Europe within EU
institutions », Journal of European Integration, vol. 34, n° 2, 2012, p. 101-110.
78
Cf. notamment, Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans ‘demos’, Paris, PUF, 2011.
79
Justine Lacroix, « Une citoyenneté européenne est-elle possible? », La vie des idées, mai 2009, ainsi que son
chapitre « La citoyenneté des droits et la crise de l’Europe », in M. Auffray-Seguette, J.-M. Ferry et A. Leclerc
(dir.), Europe. Crise et critique, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2015.
80
Christopher Bickerton, European Integration: From Nation-States to Member States, Oxford, Oxford
University Press, 2012.
81
Olivier Beaud, Théorie de la Fédération, Paris, PUF, 2007.
13
Congrès AFSP Aix 2015
Bien sûr, ce travail de théorisation s’illustre également par le développement de
concepts en « post » qui, depuis le « post-nationalisme », lui-même corrélé
philosophiquement à l’idée d’une pensée « post-métaphysique » et d’une morale « postconventionnelle », n’ont cessé de se démultiplier. Dans la lignée des évolutions décrites plus
haut qui décalent le postnational du supranational vers le transnational, est proposée une
« formule postétatique d’intégration politique »83 invalidant aussi bien l’option d’un État
fédéral européen que celle d’une Europe intergouvernementaliste. Pareille désétatisation du
postnationalisme s’accompagne, chez le dernier Habermas, de l’appel à un rassemblement des
citoyens au sein d’une « communauté européenne [Gemeinwesen] politiquement constituée »,
où « ils ont l’option d’accepter le droit comme “juste” ou légitime parce qu’il a été institué
démocratiquement »84. Ce geste procède également de la promotion d’une « forme
transnationale de solidarité », également qualifiée de « solidarité citoyenne élargie », reposant
sur la capacité des personnes à délibérer et à prendre des décisions en adoptant, à la fois, le
point de vue de membre d’un peuple européen et le point de vue de citoyen de l’UE, les
peuples nationaux et les individus dotés de la citoyenneté de l’Union formant les « deux sujets
constituants »85. Dans cette thématisation d’un constitutionnalisme bicéphale, l’accent est mis
sur les relations entre des peuples amenés à rester distincts et entre les citoyens, non sans
inscrire l’analyse des concepts de « co-souveraineté » ou de « souveraineté partagée » dans le
prolongement des débats sur un « post-sovereignism »86. Mais par là, il s’agit aussi et surtout
– en tout cas pour Habermas – de poser un diagnostic critique sur la gouvernance européenne
et de contrer « une domination intergouvernementale du Conseil », incarnée par « Merkozy »,
dont le danger est de faire basculer l’UE dans une configuration « postdémocratique »87.
C’est une autre forme de théorisation que laisse entrevoir cette formule transnationale :
celle qui consiste à pluraliser les catégories du politique. Sans doute l’exemple le plus
significatif nous est-il donné par l’émergence d’un modèle « demoi-cratique ». Entre ces deux
faces de la même médaille que sont, d’une part, les pratiques intergouvernementales des États
nationaux et, d’autre part, la figure d’un État fédéral unifié par un demos supranational,
l’option d’une « demoi-cratie européenne » propose une troisième voie pour
constitutionnaliser l’Union européenne, favorisant l’interaction et la reconnaissance
réciproque entre les peuples européens au sein d’un ordre politique multi-niveaux. Au plan
européen comme au plan global, la notion même de la « demoi-cracy »88 a pour enjeu de
penser un gouvernement démocratique entre/pour/par une pluralité de peuples. Attribuée à
Philippe Van Parijs89, cette innovation terminologique a pris, dans le cadre européen, une
82
Cf. notamment Ulrich Beck et Edgar Grande, Pour un empire européen, Paris, Flammarion, 2007 ; Jan
Zielonka, Europe as Empire: The Nature of the Enlarged European Union, Oxford, Oxford University Press,
2006.
83
Jean-Marc Ferry, L’Europe crépusculaire. Comprendre le projet européen in sensu cosmopolitico, op. cit., p.
84
Jürgen Habermas, « L’Europe paralysée d’effroi – La crise de l’Union européenne à la lumière d’une
constitutionnalisation du droit international public », Cités, n° 49, 2012, p. 136.
85
Jürgen Habermas, La constitution de l’Europe, Paris, PUF, 2012, p. 96-98.
86
En ce qui concerne l’UE, voir : Richard Bellamy, « Sovereignty, Post-Sovereignty and Pre-Sovereignty: Three
Models of the State, democracy and Rights within the EU », ainsi que Jo Shaw Jo, « Sovereignty at the
Boundaries of the Polity », in N. Walker (ed.), Sovereignty in Transition, Oxford, Hart, respectivement p. 167189 et p. 461-500.
87
Jürgen Habermas, « Contribution pour une Constitution démocratique de l’Europe », in Y.-C. Zarka (dir.),
Refaire l’Europe. Avec Jürgen Habermas, Paris, PUF, 2012, p. 69-70.
88
Pour une analyse du concept, cf. Jan-Werner Müller, « The Promise of “Demoi-Cracy”: Democracy, Diversity,
and Domination in the European Public Order », in J. Neyer et A. Wiener (dir.), Political Theory of the
European Union, op. cit., p. 187-203.
89
Philippe van Parijs, « Should the European Union Become More Democratic? », in A. Føllesdal & P.
Koslowski (eds), Democracy and the European Union, Berlin, Springer, 1998.
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valeur à la fois descriptive et normative à la faveur du « moment constitutionnel » de 200490.
La pluralisation de la notion de « peuple » peut alors consister, comme chez Joseph Weiler, à
concevoir l’UE comme un « peuple d’Autres » (« A People of Others ») où règne une
« tolérance constitutionnelle », forme de « discipline » par laquelle chaque peuple en vient à
accepter de se soumettre à des règles de droit exprimant les identités d’autres peuples91. Selon
une approche plus politique, bien que basée également sur un ethos de la reconnaissance
mutuelle92, l’idée et l’idéal démoi-cratiques font signe vers un « nouveau genre de
communauté politique reposant sur la pluralité persistante des peuples qui la composent : ses
demoï », ambitionnant par là même ce que Kalypso Nicolaïdis envisage comme « une
invention politique unique visant à créer et organiser des interdépendances multiformes, non
seulement économiques, mais aussi démocratiques »93. Pour ce faire, il est préconisé de
développer la délibération entre les peuples européens, d’ouvrir les options publiques
nationales les unes aux autres et de les confronter sur un plan transnational94. Au-delà du
concept de non discrimination, l’approche davantage républicaine que libérale de la « non
domination » a peu à peu été intégrée au dispositif demoi-cratique95. Dans le contexte actuel
d’une « crise » du projet européen, censé se déployer « au nom des peuples »96, l’idée de
demoi-cratie a fait l’objet d’un important essor97. Elle est également mobilisée dans l’analyse
des déplacements que sous-tend, au plan de la mondialisation, l’exigence d’un
« gouvernement des peuples »98.
 Vers une théorisation combinant normatif et empirique ?
On le voit avec les exemples précédents, le travail de théorisation de l’UE et de
l’intégration européenne ne saurait guère rester à l’écart de toute prise de position critique
90
Kalypso Nicolaïdis, « The New Constitution as European ‘Demoi-cracy’? », Critical Review of International
Social and Political Philosophy, vol. 7, n° 1, Spring 2004, p. 76-93, et « We, the Peoples of Europe… », Foreign
Affairs, vol. 83, n° 6, 2004, p. 97-110.
91
Joseph Weiler, « Federalism Without Constitutionalism: Europe’s Sonderweg », in K. Nicolaïdis and R.
Howse (eds.), The Federal Vision, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 67-68.
92
Kalypso Nicolaïdis, « Trusting the Poles? Constructing Europe through mutual recognition », Journal of
European Public Policy, vol. 14, n° 5, 2007, p. 682-698.
93
Kalypso Nicolaïdis, « Notre demoï-cratie européenne. La constellation transnationale à l’horizon du
patriotisme constitutionnel », Politique Européenne, n° 19, printemps 2006, p. 58.
94
Voir notamment : Samantha Besson, « Deliberative Demoi-cracy in the European Union: Towards the
Deterritorialization of Democracy », p. 181-214 et Francis Cheneval, « The People in Deliberative Democracy »,
p. 159-179, in S. Besson and J. L. Martí (eds.), Deliberative Democracy and its Discontents, Aldershot, Ashgate,
2006.
95
Richard Bellamy and Dario Castiglione, « Three models of democracy, political community and representation
in the EU », Journal of European Public Policy, vol. 20, n° 2, 2013, p. 206-223
96
Paul Magnette, Au nom des peuples. Le malentendu constitutionnel européen, Paris, Éd. du Cerf, 2006.
97
Richard Bellamy, « ‘An Ever Closer Union Among the Peoples of Europe’ : Republican Intergovernmentalism
and Demoicratic Representation within the EU », Journal of European Integration, vol. 35, n° 5, 2013, p. 499516 ; Francis Cheneval Francis & Franck Schimmelfenning, « The Case for Demoicracy in the European
Union », Journal of Common Market Studies, vol. 51, n° 2, 2013, p. 334-350 ; Kalypso Nicolaïdis, “The Idea
of European Demoicracy”, in J. Dickson & P. Eleftheriadis (eds), Philosophical Foundations of European
Union Law, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 247-274, et « European Demoicracy and its Crisis »,
Journal of Common Market Studies, vol. 51, n° 2, 2013, p. 351-369.
98
James Bohman, Democracy across Borders: From Dêmos to Dêmoi, Cambridge (MA), MIT Press, 2004, et
« Reflexive Constitution-Making and Transnational Governance », in E. O. Eriksen (ed), Making the European
Polity. Reflexive Integration in the EU, London, Routledge, 2005, p. 30-58. Francis Cheneval, The Government
of the Peoples. On the Idea and Principles of Multilateral Democracy, Palgrave MacMillan, 2011.
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et/ou normative. L’innovation conceptuelle se présente comme un effort pour répondre à la
« crise » du projet européen. Et même la modélisation conceptuelle n’est pas une simple
thématisation de ce qu’est l’Union ; elle participe d’une analyse de ce qu’il serait souhaitable
que l’UE devienne ainsi que des voies préférables pour mener le processus d’une intégration
politique de l’Europe. Or, ainsi que le fait remarquer Jeremy Waldron99, y compris lorsque
leur préoccupation principale demeure les idées et principes politiques (tels que la justice, la
liberté, la solidarité, etc.), les recherches théoriques, si elles entendent mériter le qualificatif
de « politiques », doivent incorporer « une compréhension des mécanismes par lesquels ces
idéaux […] seront poursuivis », tout particulièrementt des institutions sociales et politiques
ainsi que de la manière dont elles articulent et conçoivent ces idéaux, ou encore dont elles
orchestrent les désaccords à leur sujet. En d’autres termes, pour dire quelque chose de l’UE et
de l’intégration européenne, les recherches en théorie politique normative et en philosophie
politique ne peuvent faire l’économie d’ancrages empiriques, ni se couper des travaux de
science politique ou des études sociologiques et historiques s’attachant à saisir, décrire et
expliquer les comportements, processus et phénomènes politiques tels qu’ils ont lieu à travers
le temps. À présent, le rapport de la théorisation au savoir socio-historique et aux données
empiriques est loin d’être évident : doit-il suivre un mouvement ascendant ou descendant, une
logique inductive ou déductive, une démarche herméneutique ou analytique ? Et comment
comprendre la portée de la connexion entre « modèles théoriques » et « pratiques
empiriques » : est-elle contextualisante, critique, voire transformatrice ?
Ce sont là des questions qu’abordent de manière éclairante Heidrun Friese et Peter
Wagner dans leur étude intitulée « The Nascent Political Philosophy of the European
Polity »100. Il s’en dégage deux procédés principaux. Suivant un mouvement descendant allant
de la théorie à la pratique (logique déductive), on peut vouloir appliquer à un cas particulier
une théorie conçue abstraction faite des circonstances, qui tient lieu de « modèle idéal »,
notamment – c’est le volet de théorie normative – dans le but de penser ce qui devrait être.
Dans ce cas, l’accent est mis sur la « validité » des principes. Selon un mouvement ascendant,
remontant de la pratique vers la théorie (logique inductive), on peut s’efforcer de partir de la
façon dont l’intégration européenne est en train de se faire, ainsi que des questions inédites et
des problèmes qui surgissent du « sol du monde vécu », pour ensuite retravailler les concepts
existants, proposer de nouvelles théorisations qui rendent mieux compte de cette réalité et qui
permettent d’affronter les défis pratiques qu’elle soulève. Dans ce cas, les « possibles » sont
déterminés en fonction de la normativité du monde social et dans les limites de la gamme
offerte par une situation donnée à un moment donné ; c’est pourquoi l’accent est mis sur la
« genèse » des pratiques. Ces deux approches, à propos desquelles Friese et Wagner notent
qu’elles réitèrent la tension entre universalisme et particularisme, ressortissent respectivement
à une voie dite « formelle », généralement suivie par les approches néo-kantiennes, et à une
voie plus « matérielle », attribuée aux approches néo-hégéliennes. Chacune comporte des
difficultés différentes, si ce n’est inverses : l’accent mis sur la validité normative risque de
trop détacher la théorie des pratiques sociales et du contexte historique, tandis qu’avec une
priorité donnée au socle empirique, le risque est que la théorie ne fasse qu’entériner les
pratiques existantes, ce qui peut conduire à une forme de « déterminisme sociohistorique ».
D’où le besoin de penser l’articulation des deux démarches, ce qui d’après Friese et Wagner
passe par une « reconnexion » de la philosophie politique et de la sociologie historique.
99
Jeremy Waldron, « Political Political Theory: An Inaugural Lecture », The Journal of Political Philosophy,
vol. 21, n° 1, 2013, p. 8-9.
100
Heidrun Friese et Peter Wagner dans leur étude intitulée, « The Nascent Political Philosophy of the European
Polity » , The Journal of Political Philosophy, vol. 10, n° 3, 2002, p. 342-364.
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Pour conclure en renouant avec les débats évoqués précédemment, les thèmes de
l’identité, de la communauté et de la légitimité permettent de mesurer les enjeux pratiques
d’une telle articulation, enjeux qui ne se réduisent pas à des considérations méthodologiques
ou épistémologiques. On a vu que plusieurs courants de pensée en appellent à une
identification et à une communautarisation de l’UE, c’est-à-dire à la défense d’une identité
européenne substantielle et à la constitution de l’Union en communauté éthique (morale et
culturelle) afin de dépasser la crise de légitimité qui affecterait le projet européen. Le
problème est que le dévoilement d’un arrière-plan de contenus sémantiques (culturels,
historiques ou religieux) tenus, à tort ou à raison, pour fondateurs de notre commune
européanité n’est pas équivalant à la recherche d’une base commune de justification publique
autour de règles, de principes et de normes susceptibles d’opérer en tant que vecteurs de
légitimation de l’Union européenne. Ces deux ambitions relèvent de perspectives tout à fait
différentes.
C’est ce que montre Lynn Dobson en soulignant les divergences existant, au sein de la
théorie normative de l’intégration européenne, entre « une approche contextualisante et
interprétative », d’une part, et « une approche universalisante et analytique »101, d’autre part.
La première démarche, d’orientation culturaliste, appréhende l’intégration européenne sous
l’angle d’un problème d’autodéfinition : il s’agit alors de comprendre, de l’intérieur d’un
contexte socio-historique spécifique, la signification d’une tradition dont l’élucidation
supporte la quête d’Européanité. Vis-à-vis de cette démarche, Lynn Dobson se demande, avec
juste raison, si un tel « dévoilement » possède « un quelconque potentiel critique » ou si, au
contraire, il « mine » cette possibilité. Cette approche est-elle capable de « produire des
critères de jugement normatif en fonction desquels les institutions et les politiques pourraient
être évaluées et orientées » ? Ou alors, décrétant « ce en quoi consiste être un authentique
européen », ne se contente-t-elle pas de « commander notre fidélité »102 ? Non seulement les
tensions entre, d’une part, les entreprises d’identification et de communautarisation de l’UE
et, d’autre part, la recherche d’une base de justification publique demeurent théoriquement
mal résolues, mais le diagnostic de crise basé sur le glissement d’un « déficit démocratique »
à un « déficit de communauté », qui serait lui-même dû à un « déficit d’identité » s’avère
surtout problématique d’un point de vue pratique.
Les sources civilisationnelles peuvent certes avoir un rôle cognitif (savoir d’où l’on
vient), voire un rôle informatif (celui de ressources sémantiques et discursives mobilisables
dans la narration identitaire) mais, sauf à s’engager dans une défense apologétique de l’ethos
européen, il reste à montrer d’où viendrait le rôle « publiquement justificatif » qui leur est
d’emblée alloué par l’approche identificatrice et communataire. Pour être investies à l’appui
d’un ordre légal et politique en mal de légitimation populaire, de quelle autorité – sinon celle
du statu quo traditionnel – peuvent-elles se réclamer ? D’un point de vue argumentatif, aucun
critère de légitimité démocratique ne se laisse immédiatement déduire d’une logique ne
parvenant pas à se hisser au-delà de la formulation et de la célébration des « mérites »
insignes de la « culture de l’Europe ». Quant aux retombées pratiques de cette démarche, elles
se comptent en risques de réification de l’identité européenne et de fermeture de la
communauté européenne, sans parler d’un danger de confiscation du débat public sur l’UE.
Aussi, pour une théorie normative et une philosophie politique souhaitant normaliser son
application à l’intégration européenne en tant que projet et processus politiques, il importe de
prendre garde à ne pas confondre Europe et UE.
101
102
Lynn Dobson, « Normative theory and Europe », International Affairs, vol. 82, n° 3, 2006, p. 514.
Ibid., p. 515.
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