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Date : 01/04/2013
Pays : FRANCE
Page(s) : 86-87
Diffusion : (32808)
Périodicité : Mensuel
Surface : 132 %
Larmes de joie
LA FOULE SOLITAIRE
LORENZO CODELLI
Des milliers de ballons gonflés tombent sur des milliers de gens
qui les attrapent, euphoriques. Ce panoramique rassasiant et
descendant, du ciel à la terre, ouvre la fête boulimique. Celle d'un
quelconque réveillon de fin d'année, mais aussi celle du boom,du
miracle économique italien : vitrines pleines de produits, grands
magasins bourrés d'acheteurs, néons aveuglants, voitures étincelantes partout. Quelle joie que 1960 !
« Miracle ! Miracle ! Miracle ! » hurle l'anonyme figurante à
Cinecittà, maquillée en matrone romaine et entourée de milliers
d'autres figurants à demi nus, aux ordres d'un metteur en scène
au sourire aristocratique et à la moustache fine (ressemblant à
Vittorio Cottafavi dirigeant un de ses péplums). Elle s'appelle
Gioia Fabbricotti, alias Tortorella (tourterelle), et elle est très
impatiente, comme tout le monde, de conclure ce tournage pour
se précipiter à festoyer. « Miracle ! Miracle ! Miracle ! » hurlet-elle à nouveau dans l'église, à la fin de son pèlerinage nocturne
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à travers les lieux saints de la consommation de masse. Gioia a
appris la leçon :il faut faire semblant de tout avoir, de tout attra
per, même si on n'a rien.
Mario Monicelli, admirateur de La Foule de King Vidor, s'in
téresse à la peine du talion qui condamne cette petite Gioia,
dupe sans espoir, demi-soeur de la mamma « magnanesque » de
Bellissima. Il se concentre de plus près encore sur la très, trop en
combrante foule qui galope tout autour d'elle au risque de l'écra
ser à chaque instant. L'aisance collective, le bonheur général se
répandent à travers des chorégraphies à la fois chaotiques et har
monieuses. Des milliers de corps et de visages, suivis ou précédés
par la grue intarissable et par l'impitoyable objectif « panfocal »
de Leonida Barboni. Paradoxe : AnnaMagnani elle-même avait
exigé ce chef opérateur, préoccupée de mettre en valeur sa propre
beauté, comblée par son excellent travail de rajeunissement ac
compli dans L'Enfer dans la ville (Renato Castellani, 1958).
Tous droits de reproduction réservés
Date : 01/04/2013
Pays : FRANCE
Page(s) : 86-87
Diffusion : (32808)
Périodicité : Mensuel
Surface : 132 %
« Mannaggia al cinematografo ! [Maudit cinéma !J », hurle la
fausse blonde Gioia/Magnani au bord de la fontaine de Trevi,
en essayant d'empêcher le touriste américain soûl de s'y baigner
à l'instar de la vraie blonde Anita Ekberg dans La do/ce vita.
Le film de Fellini était sorti le 5 février 1960, le tournage de
Larmes dejoie commence le 3 mai. Les décors romains inouïs
et les innombrables costumes originaux, pour les deux films,
sont choisis et conçus par Piero Gherardi, un talent visionnaire.
Autre lien entre ces deux odyssées tournées nightfor nïght pen
dant des mois, le long des rues de la capitale : le bien connu
journaliste anglais John Francis Lane, qui joue dans la scène
de la conférence de presse de La dolce vita, et qu'on revoit ici,
domestique hilarant et rébarbatif, à la fête des riches allemands.
Larmes dejoie avait été écrit à l'origine par Suso Cecchi D'Amico
pour Luigi Comencini. En ce foisonnant début des années 60,
Monicelli, lui, refuse de tourner pour Dino De Laurentiis une
manière de suite à leur acclamée Grande Guerre (Lion d'or à
Venise, 1959). Comencini acceptera ce même projet du puis
sant producteur napolitain, mais réussit à le détourner pour
raconter un épisode clé de la Seconde Guerre mondiale, La
Grande Pagaille (coécrit par Age et Scarpelli, comme les films
de Monicelli de cette époque), et son épopée sortira avec éclat
en novembre 1960, moins d'un mois après le succès mitigé de
Larmes dejoie.
En 1960, l'œuvre littéraire d'Alberto Moravia est au zénith de
sa popularité. Après une demi-douzaine d'adaptations à l'écran,
Vittorio De Sica et Cesare Zavattini s'en inspirent pour La ciociara, tourné l'été 1960. D'Amico et ses collègues scénaristes
tirent Larmes dejoie des nouvelles « Ladri in chiesa» et «Lacrime
di Gioia », publiées dans les recueils Racconti romani, 1954,
et Nuovi racconti romani, 1959 (et non du seul premier tome
comme le mentionne le générique). Les personnages des sfollati (sans-abri) et des borsari neri (trafiquants du marché noir)
indiquent que ces récits se passent peu après la guerre. La Gioia
moravienne est une « pulpeuse mannequin » qui passe la nuit
du réveillon en courant dans un taxi quelle n'a pas un sou pour
payer. Dans l'autre conte, une femme sauve son mari, voleur de
bijoux dans une église, déclarant aux sbires que c'est la Madone
elle-même qui lui en a fait cadeau. Voilà quelques bribes d'idées
que Monicelli élargit et actualise, en laissant ses crève-la-faim
se dévorer l'un l'autre exactement comme avant le triomphe de
l'industrialisation.
Magnani représente, à ses yeux, les résistants de la Ville Ouverte
luttant contre les nazis : la blanche fourrure de Gioia est bom
bardée par les pétards allemands, au début de la séquence sati
rique de la party des nababs boches. Et Gioia est humiliée par
l'Américain (Fred Clark), symbole de l'encore brûlante victoire
alliée, telle un putain à jeter dans sa bagnole de millionnaire.
« Magnani ne voulait pas Totô comme partenaire puisque, se
lon elle, il déclassait le film », se rappelle Monicelli. La diva
ne comprenait pas qu'en les faisant jouer ensemble, comme au
bon vieux temps du music-hall sous les bombes, le réalisateur
obtenait un autre merveilleux effet de décalage. Un duo exalté
par Ymsolent jazzman Lelio Luttazzi et son refrain nostalgique
« Geppina Geppi».Totô est le Totô du Pigeon, ou des premières
farces monicelliennes, un comique au passé glorieux (voir les
photos au-dessus de son lit), qui s'arrange maintenant pour sur
vivre grâce à ses performances dans des infortunes truquées. Ses
pitreries physiques, langue et bras à l'appui, son ridicule frac
de pingouin, ses pétillants calembours nonsensiques (« On me
croira hermaphrodite », s'exclame-t-il en sortant des WC en
couple avec Gazzara), sa voracité frustrée de spaghettis s'op
posent au style « magnanesque », pompeux, presque viril, avec
son « rire cruel et agressif » (souvenir de Moravia publié au
moment de la disparition de l'actrice). Totô et Magnani vont
bientôt entrer, chacun de son côté, dans leur période pasolinienne qui va anoblir, conceptualiser, leurs dramatis personae.
Ultime défi de Monicelli à la diva, fraîche des succèshollywoo
diens : la faire caramboler de voracité réprimée d'e'ros,à chaque
scène de séduction masculine, devant les mécanismes, ô com
bien Actors Studio ! de l'intello Ben Gazzara. Son /oserenragé
et intrépide, aux phobies freudiennes, annonce le Marcello
Mastroianni des Camarades ou le Vittorio Gassman de L'Armée
Brancaleone. « Miracle ! Miracle ! Miracle ! » Quelle foule de
génies. C'était ça l'époque bénie du cinéma italien ! B
Anna Magnani, Toto
RISATEDI GIOIA
(LARMES DE JOIE)
Italie (1960).1 h 42. Real.: MarioMonicelli.
Bibliographie
Mario Monicelli, L'arte délia commedio, Dedolo, Bari, 1986 » Patrizia
Carrano,La Magnani, Rizzoli,Milan, 1986 » SusoCecchiD'Amico, Storie di
cinéma(e d'altro), Garzanti,Milan, 1996 » Alberto Anile, I film di Toto, Le
Mani, Recco,1998 ' Nino Genovese,Moravia e il Cinéma,Daf Associazione
Culturale, Messina, 2007 ' Alberto Moravia, Cinémaitaliono, Bompiani,
Milan, 2010.
Scén.:Suso Cecchid'Amico,Age et Scarpelli, MarioMonicelli,
d'après deuxnouvelles d'Alberto Moravia. Dir. phot. : LeonidaBarboni.
Dec.et cost.: PieroGherardi. Mont. : Adriana Novell!. Mus.: lelio luttazzi.
Prod.: SilvioClementelli.Ciede prod.: Titanus. Dist. fr. : LesAcacias.
Int. : Toto (Umberto Pennazzuto,surnomméInfortunio),
AnnaMognani (GioiaFabbriccotti, surnomméeTortorella),
BenGazzara(Lelio), Fred Clark (l'Américain), MacRonay(Alfredo),
Edy Vessel(Milena),Carlo Pisacane(le grand-père).
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