Dora l`exploratrice

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Dora l`exploratrice
cinéma
«DORA» Abordant de front le tabou de la sexualité des personnes handicapées, la réalisatrice zurichoise
Stina Werenfels signe un film fort et dérangeant d’après une pièce de Lukas Bärfuss. Critique et entretien.
Dora l’exploratrice
MATHIEU LOEWER
L
Photos.
Dans le second
long métrage de
Stina Werenfels
(ci-dessous), la jeune
handicapée Dora
explore ses désirs
sans inhibitions.
FILMCOOPI /
KATHARINA LÜTSCHER
e second long métrage de Stina Werenfels a connu un accouchement
long (sept ans de travail) et difficile.
Dora ou les névroses sexuelles de nos
parents est né sans aides de la Confédération ni de la Fondation zurichoise pour le
cinéma (intervenues après coup), soutenu
par la télévision alémanique et le Fonds
allemand d’encouragement au cinéma. Il
s’agit pourtant de l’adaptation d’une pièce
à succès de Lukas Bärfuss, écrivain et dramaturge renommé dans la sphère germanophone, et la cinéaste avait quant à elle
reçu le Prix spécial du jury pour sa première fiction Nachbeben aux Prix du cinéma
suisse 2007. En dépit d’une sélection au
prestigieux Panorama de la Berlinale en
février dernier, sept mois après son amère
sortie outre-Sarine (moins de 10 000 entrées), voilà que ce maudit Dora souffre
aujourd’hui d’une distribution confidentielle sur trois misérables écrans romands:
la petite salle vidéo du Bio à Carouge, le
miniplexe du Zinéma à Lausanne et le Rex
à Fribourg.
Qu’a donc fait Stina Werenfels pour
mériter une telle mise à l’écart? Un film au
sujet certes peu vendeur – l’émancipation
d’une jeune handicapée – mais surtout
sulfureux, puisque c’est un Huitième Jour
au septième ciel. Très loin toutefois des
fictions pudiques et consensuelles sur ce
thème, qui flattent sans trop de risques
notre généreuse ouverture d’esprit. Passe
encore une comédie humaniste où des
myopathes vont aux putes (Nationale 7 de
Jean-Pierre Sinapi), une romance attendrissante entre deux attardés mentaux (El Rey
de San Gregorio d’Alfonso Gazitúa Gaete)
ou un émouvant plaidoyer pour l’assistance sexuelle (The Sessions de Ben Lewin).
Frontal et dérangeant, Dora s’avère plus
dur à digérer.
TOUS LES TABOUS
«Tabous et préjugés
démasqués», article
paru dans Le Courrier
du 5 février 2015,
à l’occasion de la
projection du film
au Festival de Berlin.
1
N’hésitant guère à charger la barque,
Stina Werenfels refuse en effet toute complaisance ou condescendance: «La personne handicapée n’est pas représentée
comme d’habitude en victime, mais avec
une volonté forte et indomptable. A ceci
s’ajoutent les tabous sur la sexualité et la
maternité des handicapés, ainsi que sur
l’amour maternel inconditionnel.»1 Embrassant le point de vue de Dora, mais
aussi celui de son entourage ou des institutions, sa relecture des Névroses sexuelles
de nos parents soulève de multiples questions morales, intimes et de société, autant
qu’il met à l’épreuve notre bienveillante
«tolérance».
On découvre ainsi une Dora apathique
(Victoria Schulz) via de brefs plans subjectifs – halos de lumière, sons étouffés – au
moment où sa mère (Jenny Schily) décide
d’arrêter son lourd traitement médical;
puis très excitée dans l’ambiance enfantine et colorée de la fête d’anniversaire de
ses 18 ans. A peine libérée de sa camisole
chimique, la jeune femme s’éveille à la
sensualité et suit bientôt un inconnu (Lars
Eidinger) qui la prend brutalement dans
les toilettes d’une station de métro. Face à
la violence de la scène, on partage évidemment la réaction horrifiée des parents. Sauf
que Dora a aimé ça, et revoit ce séduisant
«pervers» qui devient son amant. La situation va encore se corser lorsque la mère,
espérant toujours avoir un autre enfant, se
fait brûler la politesse par sa fille...
Le synopsis officiel ne cache rien de
ces rebondissements, qui donnent la mesure de l’audace de la réalisatrice et de
l’inconfort où elle plonge le spectateur déboussolé. Comment prétendre disposer
de son corps à sa majorité en ayant les facultés mentales d’une enfant de 8 ans?
Quel équilibre trouver entre liberté individuelle et vulnérabilité, autonomie et dépendance? Quand le souci de protéger se
transforme-t-il en discrimination? Le progrès des diagnostics prénataux mène-t-il à
l’eugénisme? Autant de dilemmes délicats
à trancher. La prouesse de Dora étant de
poser les données du problème sans imposer de vérité ni condamner personne
– pas même l’abuseur, de fait détestable
mais ambivalent.
RIEN DE MALSAIN
Féministe affirmée, Stina Werenfels
sait par ailleurs faire ressentir les aspirations légitimes de son héroïne, comme la
beauté de sa candeur. Dora vit son désir
sans inhibition ni culpabilité. Dès lors,
nul voyeurisme malsain dans la première
scène à l’hôtel, où la jeune femme apparaît conquérante et – dans la jouissance
de l’instant – en rien handicapée. Admirable aussi le portrait de la mère, entre
amour et ressentiment, aux prises avec
les injonctions sociale et biologique de sa
condition féminine.
A l’intelligence dialectique du propos
s’ajoute enfin celle de la mise en scène, qui
s’écarte du naturalisme pour privilégier
une approche plus sensible et poétique.
En épousant le regard de Dora, mais aussi
en usant d’une photographie en phase
avec les émotions et d’un symbolisme éloquent, à l’image de cette grenade écarlate
offerte au bel inconnu avec sa virginité.
Alors que son huis clos psychologique
Nachbeben pouvait paraître trop théâtral,
Stina Werenfels fait ici pleinement œuvre
de cinéma.
«Les handicapés ont les mêmes droits que les autres»
PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT ADATTE
éalisatrice de Dora ou les névroses sexuelles
de nos parents, la cinéaste suisse alémanique Stina Werenfels s’est battue contre vents et
marées pour donner vie à ce film d’amour inconfortable, mais combien nécessaire. Entretien avec une artiste tenace.
R
Dora est l’adaptation d’une pièce de théâtre
de Lukas Bärfuss. Qu’est-ce qui vous a incitée
à la porter à l’écran?
Stina Werenfels: La découverte de la pièce a
été un véritable choc, qui a soulevé en moi toute une série de questions portant sur l’éthique et
la morale, le bien et le mal. J’étais aussi fascinée
par cette relation mère-fille qui reflète toutes les
ambiguïtés de notre société soi-disant libérale.
De plus, Lukas Bärfuss, dont j’apprécie énormément le travail, m’a donné toute la liberté de
la réécrire.
Vous êtes d’ailleurs allée plus loin que la pièce
dans votre adaptation...
– Quand j’ai demandé à Lukas Bärfuss ce
qu’il pensait du fait que je laisse Dora mettre
au monde un enfant, il m’a répondu que la
seule chose qui le dérangeait dans cette idée,
c’est que ce n’était pas la sienne! Pour lui, c’était
une manière de parachever son propos. Cela
dit, je crois que tout était déjà en gestation
dans sa pièce.
Avez-vous procédé à des recherches
spécifiques durant l’écriture du scénario?
– Oui, j’ai beaucoup parlé avec des parents
concernés. J’ai aussi travaillé dans une institution pour handicapés mentaux très libre dans
l’approche de cette problématique et qui a justement connu la même situation, avec une femme qui découvre sa sexualité. Là-bas, ils sont
pour l’autonomie mais se retrouvent quand
même confrontés à plein d’interrogations sur le
contrôle, la liberté.
Votre film nous renvoie de manière très forte
à notre propre ambiguïté...
– Depuis 2013, en Suisse, les personnes handicapées ont les mêmes droits que les autres.
Mais qu’est-ce que cela veut dire, «les mêmes
droits»? Est-ce que c’est aussi valable pour la
sexualité? Et en même temps, on essaie de ne
plus faire naître d’enfants handicapés... C’est
un vrai paradoxe!
Comment avez-vous choisi Victoria Schulz
qui joue le rôle de Dora?
– Je l’ai trouvée dans la rue, dans le cadre
d’un casting sauvage. C’est une débutante qui
n’a même pas fait d’école. Victoria est quelqu’un
de très mûr, de très intelligent, mais qui sait dépasser ses limites. Elle voulait absolument jouer
dans ce film. Je n’ai jamais eu besoin de la pousser, même dans les scènes de nudité.
Vous avez eu beaucoup de difficultés
à produire ce film. Faisait-il peur?
– Dans mon esprit, ce film est comme l’enfant de Dora. Au fond, personne n’en voulait.
J’ai dû passer par une série d’avortements avant
qu’il puisse voir le jour. Son sujet avait le don de
mettre mal à l’aise la plupart de mes interlocuteurs, ce qui, à mes yeux, le justifiait déjà complètement! Le plus dur a été de tenir le coup sur
la durée, parce qu’on perd vite de l’énergie à
défendre un enfant pareil. Pas mal de gens ont
dû penser que j’étais folle ou même perverse!
ARPresse
LeMag rendez-vous culturel du Courrier du vendredi 18 septembre 2015 •