Biographie de Thomas Sankara
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Biographie de Thomas Sankara
Biographie de Thomas Sankara La patrie ou la mort... Etudes Africaines Collection dirigée par Denis Pryen et François Manga Akoa Dernières parutions Mbog BAS SONG, Lesfondements de l'état de droit en Afrique précoloniale, 2007. Igniatiana SHONGEDZA, Les programmes du Commonwealth au Zimbabwe et en République sud-africaine, 2007. Fidèle MIALOUNDAMA (sous la dir.), Le koko ou Mfumbu (Gnétacéés), plante alimentaire d'Afrique Centrale, 2007. Jean de la Croix KUDADA, Les préalables d'une démocratie ouverte en Afrique noire. Esquisse d'une philosophie économique, 2007. Jacques CHATUÉ, Basile-Juléat Fouda, 2007. Bernard LABA NZUZI, L'équation congolaise, 2007. Ignatiana SHONGEDZA, Démographie scolaire en Afrique australe,2007. Olivier CLAIRAT, L'école de Diawar et l'éducation au Sénégal, 2007. Mwamba TSHIBANGU, Congo-Kinshasa ou la dictature en série, 2007. Honorine NGOU, Mariage et Violence dans la Société Traditionnelle Fang au Gabon, 2007. Raymond Guisso DOGORE, La Côte d'Ivoire: construire le développement durable, 2007. André-Bernard ERGO, L 'héritage de la Congolie, 2007. Ignatiana SHONGEDZA, Éducation des femmes en Afrique australe,2007. Albert M'P AKA, Démocratie et vie politique au CongoBrazzaville,2007. Jean-Alexis MFOUTOU, Coréférents et synonymes du français au Congo-Brazzaville. Ce que dire veut dire, 2007. Jean-Alexis MFOUTOU, La langue française au CongoBrazzaville, 2007. Mouhamadou Mounirou SY, La protection constitutionnelle des droits fondamentaux en Afrique. L'exemple du Sénégal, 2007. Cheikh Moctar BA, Etude comparative entre les cosmogonies grecques et africaines, 2007. Mohamed Saliou CAMARA, Le pouvoir politique en Guinée sous Sékou Touré, 2007. Bruno Jaffré Biographie de Thomas Sankara La patrie ou la mort... Nouvelle édition revue et augmentée L'Harmattan Du MÊME AUTEUR Burkina Faso: les années Sankara, de la révolution à la rectification, L'Harmattan, 1989. Biographie de Thomas Sankara. La patrie ou la mort... (1èreédition), L'Harmattan, 1997. Télécommunications entre bien public et marchandises (coordination avec François-Xavier Verschave et Djilali Benarnrane), éditions Charles Léopold Mayer, 2005. @ L'HARMATTAN, 2007 5-7, rue de l'École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-04265-0 EAN : 9782296042650 Remerciements J'exprime ma gratitude à tous ceux qui d'une façon ou d'une autre ont contribué à ce que ce travail puisse être mené à bien. J'adresse tout particulièrement mes remerciements à ma femme Nivo qui m'a soutenu, a fait preuve de compréhension et de patience et qui m'a aussi guidé dans le labyrinthe des noms malgaches, à Paul Sankara qui m'a ouvert de nombreuses portes tout en me faisant des remarques pertinentes, à Patrick Legall qui, en me demandant de collaborer avec lui pour préparer un film m'a indirectement soufflé l'idée de cette biographie et au réalisateur Charles Veron, qui m'a donné plusieurs fois récemment l'occasion de retourner au Burkina et de recueillir de nouveaux témOIgnages. Il me faut aussi souligner les premiers accueils chaleureux de Dominique et Jean Claude Ky sans qui ce livre n'aurait sans doute pas existé, puis plus tard de mon ami André Nyamba, avec qui j'ai partagé tant de moments de joie comme de périodes douloureuses dans ce pays. Par ailleurs, grâce à mon ami Mousbila Sankara, avec qui nous avons mené à terme avec succès une passionnante expérience de téléphonie rurale, j'ai continué à me replonger régulièrement dans le Burkina « profond ». Il me faut aussi chaleureusement remercier tous ceux sans qui ce livre n'aurait pu être aussi riche: Jean-Claude Rabeherifara qui m'a permis de comprendre la révolution malgache de 1972, Freddy Ranarison et Cheriff Sy qui ont contribué à mon enquête, respectivement à Madagascar et au Burkina. J'ai aussi pu bénéficier du privilège de recevoir des témoignages écrits d'acteurs de tout premier plan de l'histoire de ce pays comme Fidel Toé ou Philippe Ouedraogo qui m'ont été d'une très grande utilité. Je remercie aussi mes parents, Aline et Jean Jaffré, mon frère Jean Jaffré, Bénedicte Courret, Rémi Rivière et Moise Gomis d'avoir bien voulu corriger les épreuves pour en extirper les dernières fautes. Les conditions de la vie politique burkinabè, en particulier le brûlot que constituent encore l'évocation de l'assassinat de Sankara et son action pendant qu'il dirigeait la révolution m'empêchent encore et je l'espère plus pour très longtemps, de citer ici tous ceux, une quarantaine de personnes qui ont accepté de répondre à mes questions, qu'ils soient ici sincèrement remerciés. Sans leurs apports, ce livre n'aurait pas existé et je leur en suis reconnaissant. Quant à ceux qui se sont désistés, ou qui font de la rétention d'information, 5 en refusant de montrer les documents qu'ils cachent chez eux, on ne sait plus trop pourquoi, ils resteront dans mon souvenir comme ayant failli à leur devoir de mémoire. 6 A ma femme Nivo, A mes enfants Thierry et Alicia, A mes parents, « Le plus important, je crois, c'est d'avoir amené le peuple à avoir confiance en lui-même, à comprendre que, finalement, il faut s'asseoir et écrire son développement,. ilfaut s'asseoir et écrire son bonheur,. il peut dire ce qu'il désire. Et en même temps, sentir quel est le prix à payer pour ce bonheur. » Thomas Sankara (1984) «Devenez révolutionnaire. Etudiez beaucoup pour maîtriser la technique qui permet de dominer la nature. N'oubliez pas que la révolution est ce qu'il y a de plus important et que chacun de nous, tout seul, ne vaut rien. Soyez toujours capables de ressentir au plus profond de votre cœur n'importe quelle injustice commise contre n'importe qui, où que ce soit dans le monde. C'est la plus belle qualité d'un révolutionnaire. » Che Guevara, lettre d'adieu à ses enfants, (1965) Avant-propos Au moment où nous reprenons cette biographie, nous entrons dans l'année du 20ème anniversaire de la mort de Thomas Sankara. De nombreuses initiatives sont en préparation dans différents pays pour commémorer cet anniversaire et rappeler l'actualité de sa pensée. Une nouvelle génération de militants africains s'en empare. On mesure mieux aujourd'hui la portée de son action, alors que l' Mrique continue à rechercher sa voie pour sortir de l'impasse, tandis qu'ailleurs, un autre militaire progressiste, Hugo Chavez, semble avoir réveillé l'Amérique latine remise sur les rails d'une nouvelle dynamique révolutionnaire. La révolution est donc de nouveau à l'ordre du jour. Le séisme apparaît tellement profond que le célèbre idéologue etats-unien ultraconservateur, Francis Fukuyama, un des chantres de la « fin de l'histoire », théorie en vogue un temps pour justifier 1'hégémonie des USA sur le monde politique comme celle du libéralisme sur les économies des pays, a reconnu récemment que le processus engagé au Venezuela signait le retour de 1'histoire. Les changements engagés par la révolution burkinabè n'étaient-ils pas aussi importants pour l'Afrique que ceux engagés aujourd'hui par la révolution bolivarienne? Nous répondons par l'affmnative. Mais le rayonnement du Burkina, petit pays pauvre, ne pouvait atteindre celui du Venezuela d'aujourd'hui, bien plus riche et bien plus puissant grâce en particulier à son pétrole. N'est-ce pas pour éviter une contagion à l'extérieur, de plus en plus perceptible aujourd'hui en Amérique latine, que le leader du Burkina Faso révolutionnaire a été assassiné? Comme celle de Chavez, la personnalité de Sankara a fortement influencé le cours des évènements dans son pays, à tel point que la révolution s'identifie très largement, peut-être un peu trop exclusivement, à son leader, mais n'est-ce pas là aussi une tendance naturelle d~une population en manque de repère? Deux autres des «quatre dirigeants historiques », Henri Zongo et Jean Baptiste Lingani, ayant été fusillés, seul reste Blaise Compaoré. S'il a pu faire illusion un temps parmi quelques nostalgiques proalbanais, il tient désormais solidement sa place parmi les dirigeants africains soutenus et protégés par la «Françafrique ». Il a sans doute ainsi évité de peu d'être mis au ban de la communauté internationale pour son implication dans des trafics d'armes et de diamants au profit de l'UNIT A. Sans parler de son implication comme fauteur de 9 troubles de la région, dénoncé maintes fois dans des rapports de l'ONU pour son soutien à Charles Taylor et des forts soupçons qui pèsent sur lui d'avoir soutenu les « rebelles ivoiriens ». Par ailleurs, et cet ouvrage le montrera, la personnalité de Sankara a fortement influencé le cours de 1'histoire dans son pays. Comme tout changement en profondeur, celui du Burkina résulte de la rencontre entre cet homme remarquable et la conjoncture historique. Seule une biographie est à même d'en rendre compte. Tous ceux qui s'intéressent à cette période doivent pouvoir disposer de travaux approfondis, au-delà des quelques textes qui circulent sur Internet en guise d'hommage et qui comportent malheureusement de nombreuses approximations voir quelques contre-vérités notoires. Il importe que la jeunesse africaine connaisse le long cheminement à l'issue duquel il a accédé à la plus haute responsabilité du Burkina Faso pour devenir le leader de cette révolution violemment interrompue. Le Sankara qui rayonnait devant les télévisions par son sourire, ses jeux de mots, son humour corrosif, la fraîcheur de sa pensée perpétuellement en éveil, sa vivacité d'esprit, cache quelque peu le long cheminement méconnu par lequel il est passé. Ce qu'il est devenu résulte tout autant de la culture africaine dont il est imprégné et dont il recherchait le meilleur que d'une longue période de travail assidu, de formation personnelle, de rigueur, de discipline à la recherche d'une modernité respectueuse de sa culture, propre à son pays et au continent africain tout entier. Il faut bien sûr se garder des comparaisons avec la situation de l'Afrique d'aujourd'hui. Mais si une chose doit être soulignée, c'est que le découragement n'est pas de mise, que toute cette jeunesse avide de justice, d'absolu et d'intégrité ne doit pas baisser les bras. La tâche était immense lorsque cette génération née quelques années avant la décolonisation a accédé au pouvoir, le 4 août 1983, et bien peu à l'extérieur pariaient sur sa réussite. Elle s'est mise au travail sans compter et d'importants bouleversements ont pu être ainsi réalisés, grâce à l'énergie et aux forces puisées au plus profond de la société, débouchant sur de réelles avancées. Il en reste encore de nombreuses traces aujourd'hui. Qu'on ne s'y trompe pas. La faiblesse des partis sankaristes aujourd'hui n'est pas due à un oubli ou rejet de Thomas Sankara mais bien plus à des querelles internes. Bien au contraire, qui va au Burkina et questionne ses habitants peut constater que ce leader reste bien présent affectueusement dans le cœur et la mémoire de son peuple et qu'il est évoqué avec beaucoup de nostalgie. Certes la période révolutionnaire n'a pas toujours été facile, les gens ont du se mettre au travail, la révolution a connu des exactions, les libertés individuelles ont été restreintes, mais les Burkinabè gardent en mémoire un leader juste, intègre, sincère et qui surtout était réellement soucieux de leur bien-être. Il a réussi à leur redonner leur fierté. La Haute-Volta est alors sortie de l'anonymat pour se mettre debout après avoir été longtemps à genoux pour demander des aides extérieures. La dignité n'est-elle pas le bien le plus précieux d'un peuple? Tout au long de ce travail, nous allons montrer qu'il s'est donné lui-même sans compter et que rien n'aurait été possible s'il n'avait pas lui-même donné l'exemple. 10 Qu'on me pardonne si ce travail n'est pas tout à fait un travail d'historien, ce que je ne suis pas d'ailleurs. La période évoquée est encore proche, presque tous les protagonistes sont encore vivants et de nombreux documents existent qui ne sont pas disponibles. Et, il faut bien le dire, j'ai moi-même soutenu cette révolution, en allant travailler au Burkina et en écrivant des articles dans la presse, tentant cependant d'en souligner les contradictions et évoquant les atteintes aux libertés notamment. Lorsque j'ai découvert le Burkina, peu avant le 4 août 1983, je venais de passer deux années en Côte-d'Ivoire d'où je revenais révolté par l'espèce de chape de plomb qui semblait écraser ce pays soumis. Le Burkina représentait plus qu'un espoir, la preuve concrète qu'une autre voie était possible, que l'Afrique recelait des forces inexploitées et des leaders capables de les mobiliser. Thomas Sankara était de ceux-là. J'ai toujours recherché à connaître le Burkina Faso autrement que par ses chiffres, ses intrigues internes aux élites dirigeantes ou la fréquentation des hôtels climatisés des capitales. J'y ai toujours circulé incognito dans les taxisbrousse, séjournant dans des villages, discutant avec tout le monde dans la rue, travaillant même quelques mois dans un ministère sans avoir le statut d'expert. Sans doute est-ce là la vraie raison du sentiment que j'éprouve de comprendre l'importance de cette révolution burkinabè et de son leader dans ce qu'ils touchent au plus profond de la société, à tous les anonymes, à tous les êtres humains, aussi pauvres soient-ils qui méritent tout autant que d'autres, plus riches ou plus connus, qu'on tente de les soulager de leurs problèmes et de leurs difficultés. Mais c'est aussi le résultat d'un travail acharné de longue haleine. Nous avons tenté de faire le point de ce qui peut être reconstitué avec les moyens que nous avions à notre disposition, mais il reste pourtant une insatisfaction au terme de ce travail. En effet, nous avons conscience de ne pas avoir totalement achevé ce travail. Pour le mener à bien, il aurait fallu avoir accès aux archives du CNR et disposer de plus d'écrits personnels de Thomas Sankara. Une étude systématique de ces documents, confrontés aux interviews que nous avons réalisées des principaux protagonistes encore vivants, permettrait seule de rétablir les positions précises des uns et des autres sur des sujets délicats. Même si nous ne cachons pas notre sympathie pour Thomas Sankara, cet ouvrage ne se veut pas un hommage mais le résultat d'une prospection longue et difficile. Avec persévérance, nous avons poursuivi notre enquête avec le souci constant d'accéder à la vérité. Cette deuxième version vient compléter, par de nombreux apports, le premier travail paru en 1997. Il faut pourtant nous rendre à l'évidence, le travail doit continuer. Il est grand temps maintenant que les historiens puissent s'y atteler le plus rapidement possible, que les autorités donnent accès aux archives disponibles, si tout n'a pas été détruit, et qu'une structure disposant de moyens se mette à rassembler tous les documents que les nombreux acteurs de la révolution ou des anonymes détiennent chez eux en attendant le moment propice pour les sortir et les mettre à la disposition des chercheurs ou même du public. C'est à notre sens la seule façon de parvenir à un Il travail véritablement scientifique pour reconstituer les faits qui se sont déroulés du 4 août 1983 au 15 octobre 1987, analyser les réussites, les échecs et les contradictions et insérer cette révolution récente dans le mouvement de l'histoire. 12 Chapitre L'Enfance 1 Les premières prises de conscience Thomas Isidore Noël Sankara est né le 21 décembre 1949 à Yako dans le centre de ce qui s'appelait alors la Haute-Volta. Les Sankara sont issus d'une lignée Peul-Mossis appelée aussi les Silmimoose. Peuls et Mossis représentent aujourd'hui les groupes culturels les plus importants au Burkina Faso, respectivement 10 et 48 %, et les plus mobiles. Les Peuls étant éleveurs et les Mossis agriculteurs, leur rencontre se fit naturellement. «Les Silmiisi rencontrèrent sur le territoire Moogo au XV ème siècle les Moose. Les itinéraires de leur fortune se sont parfois croisés sur le même territoire en tant qu 'habitants, à travers des champs de bataille comme alliés de campagne d'un moment, ou comme ennemis en d'autres circonstances. En tout état de cause, les besoins des hommes à travers des impératifs de la politique, de l'économie et de la nature ont taillé les espaces aux agriculteurs et les sentiers aux éleveurs. Sur ce sol labouré par les outils des paysans et creusé par les sabots des chevaux et des bœufs, les Moose et les Silmiisi ont tissé des relations, noué des alliances, versé et partagé leur sang. Les Silmimoose a/ors sont nés, fils de l'histoire, du besoin d'échanger entre lignages et sociétés. La rencontre entre agriculteurs et éleveurs a donné naissance à des agriculteurs-éleveurs. »1 Ainsi c'est souvent à tort que l'on présente les Peul-Mossis comme captifs. Les Mossis les présentent parfois comme des étrangers et cette représentation peut avoir aussi des utilisations politiques. Les jeunes enfants en subissent parfois aussi quelques vexations de la part de leurs camarades. Leur origine résulterait plutôt d'alliances matrimoniales extraordinaires venant soit du petit nombre de filles à épouser, soit de l'amitié entre les deux groupes habitant le même territoire. Les Fulbe ou Peuls de l'Ouest africain se rattachent à 4 ancêtres. Les Sankara sont descendants de Daatu, de même que les Sangare, Sankale, Barri ou Barry dont ils sont donc parents2. La tradition orale précise que les Sankara faisaient partie des troupes d'El Hadj Omar. 1. Godefroy Sankara, Logiques de l 'histoire, logiques sociales, les Silmi-moose au cœur des relations peul-moose, Mémoire de DEA à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, septembre 1982. 2. Godefroy Sankara op. cit. p. 47. 15 Plus précisément, selon une monographie du Yatenga, publiée en 1904 par le capitaine Noiret3, qui reprend probablement les récits de la tradition orale, l'origine remonterait aux environ des années 1750. Un Peul de la famille du chef Demba Sidiki voulut se fixer à Tema, située à une centaine de kilomètres de Ouagadougou dans l'actuelle province du Passoré. Sa femme était morte sans laisser d'enfants. Il obtint du chef de Tema, «contre quelques bœufs », de pouvoir se marier avec une de ses filles, une Mossie donc. lis eurent plusieurs enfants et c'est ainsi que serait né la souche des Silmi-Mossis. Le père de Thomas, Joseph Sankara, né à Toma dans le quartier de Ziniguima, est membre par alliance de la famille des nabas de Téma, eux-mêmes descendants en ligne directe et masculine de Naba Koundoumoé, sixième Moro Naba de Ouagadougou. Sa grande famille entretenait des rapports d'alliance avec la famille régnante de Toma. L'usage voulait que les princes mossis marient leurs premières filles avec des Silmi-Mossis de ce quartier, plutôt éleveurs, ce qui évitait à ces filles le dur travail de la terre. Et c'est donc une grande sœur de Naba Koubri qui épousa le père de Joseph, qui se trouve donc être un petit fils des Ouedraogo. Les Sankara du quartier bénéficiaient ainsi de leur protection, ce qui leur permettait de ne pas subir les vexations, courantes à l'époque, alors que les familles régnantes mossis exerçaient un pouvoir sans partage sur leur territoire. Joseph put ainsi éviter le travail forcé mais il en fut témoin. Dans cette région il s'agissait de transporter du milou de gros morceaux de bois, à pied, jusqu'à Kaya sur plus de 80 kilomètres. Joseph, ainsi remarqué pour son éveil par la famille royale fut donc envoyé grâce au bon soin de cette dernière, d'abord à l'école, alors que pour les musulmans d'alors l'école était l'ennemi de la religion, puis plus tard à l'armée. Et c'est dans l'armée qu'il se convertit à la religion catholique, alors que la famille Sankara était depuis longtemps musulmane. D'ailleurs, les habitants du quartier sont restés musulmans comme nous avons pu le constater en nous y rendant en 2004. Un peu plus tard, le chef devait obligatoirement donner un de ses enfants pour aller à la guerre, mais aucun des siens n'étaient apte. Celui qui avait l'âge était boiteux et les autres fils étaient trop petits. C'est donc Joseph qui partit pour représenter la famille du chef de Tema et c'est ainsi qu'il porta à l'armée le nom de Ouedraogo. Ce n'est que bien plus tard, lorsque Thomas était au lycée, qu'il se révolta et demanda à porter le nom de Sankara. C'est ainsi que Thomas porte les premières années de sa vie le nom de Ouedraogo, et c'est sous ce nom qu'il entre dans la vie. Les rapports dans cette famille entre les Sankara et les Ouedraogo vont pourtant se dégrader par la suite. La pratique voulait en effet que si quelqu'un de la famille venait à occuper un bon poste il devait en faire profiter la famille. L'un 3. Cité par Salfo-Albert Balima dans Légendes et Histoire du Burkina Faso, 676 pages, 1996, Jeune Afrique Conseil, p. 348. 16 des fils, Ouedraogo Niaba Guigdemdé Nobila Christophe, qui avait aussi été à l'école est devenu par la suite député du Rassemblement démocratique africain (RDA), ce qu'il est resté jusqu'à l'arrivée des militaires au pouvoir. Mais les problèmes vont venir de l'autre fils, la capitaine Mahoumoudou Ouedraogo qui fut ministre des Travaux publics, des Transports et de l'Urbanisme, lors des différents gouvernements successifs de Lamizana de 1974 jusqu'au coup d'Etat du Comité militaire de Redressement pour le Progrès national (CMRPN) en novembre 1980. Dans le cadre de l'application de sa formation, Thomas Sankara s'est retrouvé à collaborer avec Mamadou Sanfo intendant militaire. TIs'est alors rendu compte des détournements dans lesquels Mahoumoudou devait être impliqué, détournements que Sankara a refusé de cautionner. Joseph Sankara, plus respectueux des rapports institués depuis longtemps, insista cependant pour qu'avant le mariage, il aille présenter sa fiancée Mariam au chef de Tema, le père de Mahoumoudou. Celui-ci le reçut de façon méprisante, mettant Thomas Sankara dans une position humiliante devant sa femme. Par ailleurs, alors que Mariam cherchait un emploi à Air Afrique, son dossier fut semble-t-il bloqué par la femme de Mahoumoudou Ouedraogo. Et plus tard, alors que ce dernier devait être jugé devant les Tribunaux populaires de la révolution (TPR) pour rendre compte des détournements, la famille a manœuvré auprès de Blaise Compaoré pour qu'il ne soit pas condamné. Il convient ici de s'arrêter pour quelques remarques. Nous avons déjà souligné que, contrairement à ce qui est couramment admis et complaisamment diffusé, les Silmi-Mossis n'ont rien d'une caste de captifs puisque leur origine remonte à une alliance entre un chef peul et la femme d'un chef mossi. Mais plus grave, on m'a même raconté au cours de mes enquêtes que Joseph était palefrenier dans la famille du chef. Comme c'était la première version que j'avais entendue, j'ai même eu du mal à m'en écarter pensant que par fierté les membres de la famille se refusaient à me la confirmer. Je sais aujourd'hui qu'il n'en est rien. Mais de mes propres errements, encore faut-il tirer les conclusions qui s'imposent. Ces bruits largement répandus ne peuvent être le fruit du hasard. En réalité, ils participent à la tentative de rabaisser Sankara et sa famille. Si j'y ai été quelque peu sensible, nul doute que l'effet est encore plus efficace parmi les Mossis. On sait mieux aujourd'hui combien, pendant la révolution, la charge contre la chefferie traditionnelle fut violente et humiliante pour les familles royales et plus largement pour ceux qui sont attachés aux {traditions. On sait aussi que le pouvoir issu du 15 octobre s'est rapidement empressé de lui prêter allégeance, l'un des premiers symboles ayant été de réinviter les représentants des Moro Naba à l'accueil des personnalités. Nous réfutons une explication ethniciste du conflit qui va opposer Blaise Compaoré, mossi, à Thomas Sankara, silmi-mossi et n'en feront pas une explication centrale de la trahison. Ce serait trop simple. Mais, et nous y reviendrons, la chute de Sankara, n'a pas été décidée en quelques jours, de même qu'après son assassinat physique, il fallait encore le rabaisser par tous les moyens. 17 La colonie de Haute-Volta, dont le nom rappelle ceux des départements fran- çais4, traverse une période mouvementée de son existence. Elle avait été démembrée en 1932 et ses territoires rattachés alors aux commandements du Soudan, du Niger et de Côte-d'Ivoire. Dans cette dernière, les planteurs colons voulaient disposer de sa main d'œuvre abondante et quasi gratuite, pour mieux satisfaire aux besoins d'une économie de traite en plein développement. La colonie de Haute-Volta n'a fmalement été rétablie dans ses frontières que deux ans auparavant, le 4 septembre 1947, pour satisfaire aux exigences des politiciens soucieux de contrebalancer l'influence du Rassemblement démocratique africain. A la fin de l'année 49, la tension est alors à son comble dans la région. Depuis la création du RDA à Bamako en octobre 1946, la lutte anti-coloniale n'a cessé de prendre de l'ampleur. A côté d' Houphouët-Boigny, leader du Syndicat agricole africain regroupant les planteurs, les militants issus des groupes d'études communistes5 et du Comité d'études franco-africaines6 y tiennent une place prépondérante. D'autant plus que de nombreux dirigeants africains, notamment ceux politiquement plus proches des socialistes, bien qu'ayant signé le manifeste, subirent des pressions de l'administration coloniale et refusèrent de ce rendre au congrès constitutif du RDA. Son programme ne prône pas encore expressément l'indépendance, mais réclame l'égalité des droits, l'émancipation des peuples africains, en s'appuyant sur l'unité du continent, et s'engage à lutter contre la corruption et les divisions à base tribale ou régionaliste. Les élections de représentants africains à la première constituante n'étaient guère du goût des colons qui sentaient venir le moment où ils devraient perdre certains de leurs privilèges. Ainsi des Etats généraux de la colonisation rassemblent, en août 45, à Douala, les colons français d'Afrique noire. On y accuse la conférence de Brazzaville d'avoir voulu «brûler les étapes de l'évolution des indigènes en niant les lois biologiques7 » et on s'inquiète: «nous ne voulons pas laisser le mal gagner en profondeur car l'aboutissement final sera notre élimination brutale de l'Afrique au moment où les progrès techniques vont per- 4. Comme Haute-Garonne ou Haute-Marne par exemple. Le nom Haute-Volta fut donné par les français à ce territoire en référence aux noms qu'ils ont donnés aux trois fleuves, la Volta Noire, la Volta Blanche et la Volta Rouge. 5. Les groupes d'études communistes rassemblent les communistes français et les africains gagnés aux idées communistes. En liaison avec la délégation du comité central du PCF établie à Alger, ils n'ont qu'un rôle d'information, de liaison et d'éducation politique mais contribueront à la formation d'un nombre important de futurs cadres du RDA. 6. Le CEFA recrute surtout parmi les intellectuels, instituteurs et médecins. Ses statuts revendiquent le droit de cité en faveur de toutes les élites sans distinction d'origine, une charte démocratique et la liberté de commerce pour les africains. Ils prônent la constitution de syndicats et de coopératives contre l'accaparement des terres appartenant aux collectivités ou aux individus. La seule section de Bobo Dioulasso comptait 12375 inscrits en septembre 1945 et le gouverneur général demande à ce qu'elle soit surveillée de près. (Voir Jean Suret Canal dans Afrique Noire: de la colonisation aux indépendances 1945-1960. Editions Sociales, 1977, p.22). 7. Cité par Jean Suret Canal op cit. p.45. 18 mettre de valoriser les trésors qu'elle recèle. 8 » Le RDA est une fédération relativement souple de partIs implantés dans chaque territoire. Mais chaque parti se structure rapidement en bénéficiant de l'expérience des militants influencés par les communistes tout juste sortis de la résistance et particulièrement efficaces en matière d'organisation. Un maillage serré se constitue sur le territoire de la Côte-d'Ivoire, depuis le bureau politique jusqu'aux comités de village et de quartier. Le RDA devient rapidement un véritable parti de masse, actif et combatif, rassemblant bien au-delà des planteurs ou des rares intellectuels. La rupture entre les communistes et de Gaulle, en mai 1947, ne fait qu'aviver les tensions, laissant à l'administration coloniale les mains libres pour réprimer sans ménagement les militants du RDA. De nombreux incidents éclatent entre janvier 1949 et janvier 1950. A la suite d'une provocation le 6 février 1949 les dirigeants les plus radicaux sont emprisonnés à Bassam. A l'approche de leur procès les manifestations se multiplient, tandis que la répression s'amplifie pour devenir de plus en plus meurtrière. Il y a cette année une cinquantaine de morts, des centaines de blessés et environ 5000 emprisonnements9. L'incident le plus grave a lieu à Dimbokro, les 29 et 30 janvier 1950. Treize personnes sont tuées par des coups de feu tirés dans le dos. C'est ce moment que choisit Houphouët Boigny pour négocier la séparation du RDA du groupe communiste et son apparentement au groupe parlementaire de Mitterrand, l'UDSR (Union des démocrates sociaux et républicains). Si le chef du RDA a du mal à convaincre l'ensemble de son parti de la justesse de ce revirement, la manœuvre réussit cependant puisqu'elle fait retomber la tension. Une certaine démobilisation des militants s'ensuit et les dirigeants les plus radicaux sont mis à l'écart. La voie est libre pour une collaboration entre la France et le RDA. La famille doit déménager au gré des affectations de Joseph Sankara, le père de Thomas. Il avait participé aux guerres coloniales, et c'est à ce titre qu'il put prétendre à être gendarme auxiliaire. C'est ainsi que la famille se retrouve à Gaoua à l'extrême sud-ouest de la Haute-Volta dans le pays Lobi. Cette région qui borde la Côte-d'Ivoire et le Ghana fait partie de la partie humide de la Haute-Volta. Mais surtout elle est renommée frondeuse. C'est ainsi qu'elle est appréciée des ethnologues pour la réticence de ses habitants à accueillir la «civilisation» et donc pour la bonne conservation de sa riche culture ancestrale. Elle fut surtout de celles qui n'acceptèrent jamais la colonisation et ce n'est donc sans doute pas par hasard si nombre de futures figures du Burkina révolutionnaire sont issues de ce pays, comme par exemple Touré Soumane, Adama Touré et Valère Somé. Les Lobis résisteront pendant plus d'un quart de siècle à la «pacification». Les colons le leur feront payer 8. Cité par Marcel Amondji. Félix Houphouët Boigny et la Côte-d'Ivoire, Karthala, juillet 1984, 336 pages, p.77. 9. Chiffres cités par Marcel Amondji dans: Côte-d'Ivoire: le PDCI et la vie politique de 1944 à 1985, L'Harmattan, 208 pages, p. 46. 19 durementlO.L'administrateur, Labouret, le premier à faire un véritable effort pour mieux les connaître les caractérise de la façon suivante: «absence de chefs ayant une autorité dépassant le cadre familial, mœurs plus ou moins guerrières et surtout insoumission prolongée »11.C'est à Gaoua qu'est créée la première sous-section du RDA. D'autres suivirent rapidement à Po, Bobo Dioulasso, Banfora dont hérita la section voltaïque du RDA lors du rétablissement de la Haute-Volta en 1947. Le rapport annuel de la mission catholique de Bobo-Dioulassol2 fait état de vives tensions dans la région de Bobo et de Gaoua : «L'administrateur de Bobo fit une peinture bien sombre du cercle de Bobo et de celui de Gaoua, au point de les comparer à un foyer volcanique en ébullition. Les Européens s'endormaient, parait-il le revolver sous leur traversin la police, assurée par l'armée, lançait des engins blindés, " chaque soir dans les rues de Bobol3. De graves incidents éclatèrent encore en 1952 dans les environs de Gaoual4. Gaoua est une bourgade semblable à nombre de petites villes africaines où dominent l'ocre de la terre, des pistes ou des cases et pendant la saison des pluies, la verdure des arbres et des espaces herborés non construits. Ainsi, Thomas vit non comme la plupart des enfants de son pays à la même époque, mais plutôt comme les quelques rares fils de fonctionnaires dont les colons avaient besoin comme supplétifs. La gendarmerie de Gaoua est construite sur une colline surplombant la ville et les gendarmes sont logés sur place dans des maisons en dur qui subsistent encore aujourd'hui. Celle de la famille Sankara au fond à droite est remarquable, grâce à un arbre qui ombrage la cour, arbre qui, selon les gendarmes présents lors de notre passage, aurait été planté par Thomas lui-même. Aussi les enfants restent-ils jouer le plus souvent entre fils de gendarmes, en haut de cette colline à l'écart du centre. Bien que bénéficiant d'avantages que l'on ne saurait considérer comme des privilèges par rapport à l'ensemble de la population, Joseph Sankara inculque à ses enfants le respect d'autrui, et notamment de ses instituteurs. Il n'en a pas pour autant oublié ce que la colonisation a fait subir aux africains même s'il a pu être lui-même dispensé de certaines corvées. « Chez nous à Kaya, on transportait des gros bois, sur plusieurs dizaines de kilomètres. Onfaisait les travaux pendant un mois et puis on revenait à la maison 15jours. C'était un peu dur parce qu'on nous cravachait. Dieu merci je ne l'ai 10. Voir la contribution de Jeanne Marie Kambou-Ferrand dans La Haute- Volta coloniale, témoignages, recherches, regards sous la direction de Gabriel Massa et Y. Georges Madiéga, Karthala, 06/95, 677 pages. Il. Entre la découverte et la domination: Le Lobi (1800-1960), éléments d 'histoire de la géographie coloniale, Daniel Dory dans le Bulletin de l'association géographique française, Paris 1984. 12. Déjà alors que la région était aux mains des pétainistes, la colonie blanche fut massacrée dans son club local par une population africaine révoltée. Voir Marcel Amondji. op. cit. p.83. 13.Voir Jean Suret Canal op. cit. p.29. 14. Idem. 20