Les raisons de l`action collective : retour sur la
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Les raisons de l`action collective : retour sur la
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 Les raisons de l’action collective : retour sur la mobilisation improbable des salariés d’hypermarchés The reasons for a labor action: On the improbable mobilization of hypermarket wage earners Marlène Benquet Équipe ETT, centre Maurice-Halbwachs, École normale supérieure, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France Résumé Le premier février 2008, les trois organisations syndicales Force ouvrière, la Confédération française démocratique du travail et la Confédération générale du travail appellent à la première journée nationale de grève dans la grande distribution. Le 2 février, le mouvement n’est pas reconduit nationalement, mais les salariés de l’hypermarché marseillais Hypermag Grand Large entament une grève de 16 jours pour demander une prime exceptionnelle de 250 euros, le passage des salariés en temps partiel contraint à temps complet et l’augmentation des tickets-restaurants de 3,05 à 5 euros. L’objectif de cet article est de rendre compte du temps – à ce moment-ci – et de l’espace – à cet endroit-là – de la mobilisation, en questionnant le couple conceptuel intérêt objectif/ressources disponibles, qui dans ses déclinaisons marxiste, puis bourdieusienne, d’une part, et utilitariste, d’autre part, tend à faire des mobilisations portées par des salariés précaires aux ressources limitées des mouvements pour le moins « improbables ». En redéfinissant la notion d’intérêt à l’action collective sur un terrain subjectif, il s’agit ici de mettre en évidence les processus matériels conduisant à l’élaboration du constat selon lequel « ce n’est pas juste », pour comprendre comment ce qui était perçu comme supportable finit par ne plus l’être. © 2010 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Grande distribution ; Action collective ; Précarité ; Mobilisation ; Intérêt objectif ; Jugement d’injustice Abstract For the first time on 1 February 2008, three French labor unions (Force Ouvrière, Confédération Française Démocratique du Travail and Confédération Générale du Travail) called for a nationwide strike in hypermarket chains. Although the unions did not prolong the action on February 2, the wage earners of Hypermag Grand Large in Marseille went on strike for 16 days, demanding a special bonus of D 250, the recruitment of employees forced to work part-time into full-time positions and an increase in the employer’s share in Adresse e-mail : [email protected]. 0038-0296/$ – see front matter © 2010 Publié par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.soctra.2010.06.006 306 M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 meal tickets (from D 3,05 to D 5,00). To explain why this movement occurred at that time and place, these employees’ objective interests and available resources are examined. This pair of concepts (as used in Marxism and then in the thought of Pierre Bourdieu, on the one hand, and, on the other, in utilitarian versions) suggests that labor actions by wage earners holding insecure jobs and having limited resources are improbable. Redefining the concept of the “interest” for a collective action in terms of subjective criteria helps us understand how what used to be tolerable ceases to be so, thus shedding light on the material processes that lead to forming the opinion “It’s not fair”. © 2010 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Mass-market retailing; Labor actions; Insecure employment; Mobilization; Objective interests; Unfair; Marseille; France Le premier février 2008, les trois organisations syndicales Force ouvrière (FO), la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et la Confédération générale du travail (CGT) appellent à une journée nationale de grève dans la grande distribution pour demander l’augmentation des salaires, le maintien de l’interdiction du travail dominical et l’abolition de temps partiels contraints1 . En dépit de la faiblesse des taux de syndicalisation dans la grande distribution, le mouvement est relativement suivi2 . Le 2 février, le mouvement n’est pas reconduit nationalement, mais les salariés de l’hypermarché marseillais Hypermag Grand Large refusent de reprendre le travail pour demander une prime exceptionnelle de 250 euros, le passage des salariés en temps partiel contraint à temps complet et l’augmentation de tickets-restaurants de 3,05 à 5 euros. Durant seize jours, le magasin cesse de fonctionner et les salariés réunis chaque jour en assemblée générale reconduisent la grève et l’occupation. Finalement, le 16 février, la reprise du travail est votée après la signature d’un protocole de fin de grève formalisant l’échec de la mobilisation. La direction n’accède à aucune revendication et les poursuites judiciaires engagées contre certains animateurs du mouvement sont maintenues. Depuis 1997, date de l’ouverture du magasin Grand Large, la masse salariale et sa répartition par niveaux hiérarchiques sont relativement stables. L’effectif se situe en moyenne autour de 581 salariés dont 93 % d’employés répartis sur quatre niveaux hiérarchiques, 0,4 % d’agents maîtrise et 7 % de cadres3 . Cela dit, les employés niveaux 4 occupent en réalité des postes d’encadrement – chefs de rayons, responsables caisse. Les postes d’employés regroupent les trois premiers niveaux de la grille de classification et correspondent à 87,7 % de l’effectif total. L’analyse de la grève des employés de Hypermag Grand Large se fonde sur une enquête postérieure à la grève elle-même qui a été entamée 15 jours après la reprise du travail et a duré deux mois. Trente-cinq entretiens ont été réalisés avec les caissières du magasin et vingt avec des salariés travaillant dans les rayons. La quasi-totalité des leaders syndicaux locaux, régionaux et 1 La journée d’action s’inscrit dans le cadre des négociations salariales annuelles obligatoires entre la branche (Fédération du commerce et de la distribution) et les organisations syndicales qui espèrent peser davantage dans le rapport de force qui les oppose aux directions de groupes après l’échec partiel, deux années consécutives, de ces négociations. 2 En 2004, le taux de syndicalisation dans le secteur du commerce est de 2,6 % contre une moyenne nationale de 8,2 %. Par ailleurs, le taux de présence syndicale sur le lieu de travail est de 19,2 % contre une moyenne nationale de 38,6 % (Source : Insee, enquêtes permanentes sur les conditions de vie des ménages, 1996 à 2004). Pourtant, selon les organisations syndicales, 80 % des hypermarchés, 65 % des supermarchés et 20 % des magasins hard-discounts sont touchés par la journée d’action. 3 Certaines années, un apprenti est comptabilisé. M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 307 nationaux des trois organisations syndicales présentes dans le magasin, FO, CGT, CFDT, a été rencontrée. Le médecin du travail et quelques membres de l’encadrement ont aussi accepté d’être interrogés. Par ailleurs, ont aussi été étudiés les bilans sociaux d’Hypermag Grand Large des neuf dernières années et la couverture médiatique et syndicale des 15 jours de grève. L’appartenance de l’hypermarché Grand Large au groupe très structuré et centralisé Hypermag garantit aux salariés des différents magasins une relative égalité de traitement à la fois matérielle – rémunérations, horaires, congés – mais aussi organisationnelle – homogénéité nationale des principes de management et d’encadrement Hypermag. La journée d’action nationale a pourtant été le déclencheur d’un long conflit limité à un seul magasin. Il s’agit ici de répondre à la question suivante : pourquoi les salariés de cet hypermarché ont-ils décidé le 2 février 2008 de ne pas reprendre le travail ? Comment rendre compte du temps – à ce moment-ci – et de l’espace – à cet endroit-là – de la mobilisation ? Notre hypothèse est que la résolution de « la question centrale de la participation à une action collective » (Fillieule, 1993, p. 37) implique de renoncer à la notion d’intérêt objectif telle que définie par une tradition marxiste, puis bourdieusienne, d’une part, et utilitariste, d’autre part, pour sa redéfinition sur un terrain subjectif. En effet, que l’intérêt soit défini comme disjoint d’une conscience individuelle potentiellement aliénée (Lukacs, 1960)4 ou, à l’inverse, confondu avec une raison calculatrice (Coleman, 1990 ; Coleman et Fararo, 1992), il est pensé comme préexistant à l’action collective dont il constitue le mobile. Partir du fait de la mobilisation pour mettre en évidence les intérêts objectifs qui la sous-tendent conduit ainsi à formuler l’hypothèse tautologique selon laquelle les salariés se mobilisent ou font défection parce qu’ils ont intérêt à le faire (Olson, 1978). Les conditions de mise en place de la grève des salariés d’Hypermag Grand Large exhibent le caractère peu heuristique du recours à la notion d’intérêt objectif puisque la communauté de situation et donc de ressources des salariés de l’ensemble de la branche ne s’est convertie en grève reconductible que dans un seul hypermarché sans qu’il soit pourtant possible d’identifier des spécificités matérielles et économiques majeures. Il semble donc que « la rationalité économique ne suffise pas à rendre compte des choix d’engagement » (Céfai, 2007, p. 214). Pour reprendre le mot d’Alfred Schütz, que les petites « marionnettes » humaines soient dotées de conscience comme c’est le cas dans la perspective utilitariste ou soient mues par des raisons inconscientes comme c’est le cas dans la perspective marxiste et bourdieusienne, leurs actions résultent de la poursuite de leur intérêt objectif déterminé par leur position sociale et les ressources qu’elle leur confèrent. La recherche des raisons de l’action collective se confond ici avec celle des intérêts, individuels ou collectifs, définis sur un terrain strictement objectif et matériel. Or, ces deux approches négligent les « processus et les mécanismes qui transforment ces facteurs structurels en action collective » (Fillieule, 1993, p. 33). L’intérêt n’est pas réductible aux seuls intérêts matériels (Offerlé, 1994) mais, surtout, la notion même est problématique. Elle suppose que les intérêts existent à l’extérieur de l’individu comme ce qui doit être objectivement et rationnellement souhaitable, or « les intérêts n’existent pas en soi. Il est nécessaire qu’ils soient représentés par les acteurs » (Grossman et Saurugger, 2006, p. 12). Proche d’une perspective gamsonnienne, nous essaierons donc de montrer que les raisons de la mobilisation se situent dans l’élaboration d’un intérêt à l’action redéfini sur un terrain subjectif. 4 Georg Lukacs propose ainsi une distinction entre les mobiles conscients des individus s’engageant dans l’action collective et l’intérêt objectif, conscient ou non, qui en constitue la véritable raison. « L’essence du marxisme scientifique consiste à reconnaître l’indépendance des forces motrices réelles de l’histoire par rapport à la conscience (psychologique) que les hommes en ont. » (Lukacs, 1960, p. 68). « L’intérêt économique de classe [. . .] est la véritable puissance motrice qui est derrière les mobiles des hommes agissant dans l’histoire » (Lukacs, 1960, p. 83). 308 M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 Tableau 1 Historique de la grève. 1er février 2 février 5 février 7 février 8 février 9 février 11 février 12 février 13 février 14 février 16 février 17 février 18 février Les trois principaux syndicats de la grande distribution (FO, CFDT, CGT) appellent à une journée nationale de grève Les salariés d’Hypermag Grand Large refusent de reprendre le travail et décident d’entamer une grève reconductible Le juge des référés de Marseille rejette la demande d’expulsion des grévistes sollicitée par Hypermag Grand Large et par les propriétaires de la galerie marchande. Pour lui, Hypermag ne rapporte pas la preuve de « faits d’entraves » caractérisés et déclare irrecevable la demande de la galerie marchande Une délégation intersyndicale des salariés d’Hypermag Grand Large se rend au siège de l’UPE 13, représentation départementale du Médef, pour rencontrer le secrétaire général de l’organisation patronale Les syndicats CFDT, CGT et FO font appel à la médiation de la direction du travail. La direction d’Hypermag accepte le principe d’un arbitrage extérieur. Une réunion tripartite est organisée à la direction départementale du travail Les salariés bloquent l’ensemble du centre commercial Les salariés grévistes se disent prêts à renoncer à leur demande de prime exceptionnelle de 250 euros si, de son côté, leur direction accepte d’augmenter les tickets restaurant à 4 D , dans un premier temps, puis à 5 D dans les deux ans à venir Devant le refus de négocier de la direction, les salariés bloquent à nouveau l’ensemble du centre commercial. Sept salariés grévistes, dont six représentants du personnel, sont assignés au tribunal de grande instance de Marseille pour « entrave au travail » Le tribunal ordonne de laisser libres les accès au centre commercial Grand Large ainsi qu’à l’hypermarché Hypermag sous peine d’une astreinte de 1000 euros par jour et par infraction constatée Les forces de l’ordre interviennent massivement sur le site pour expulser les salariés grévistes La grève n’est pas reconduite malgré l’échec de la mobilisation Le magasin est réouvert La détermination de son intérêt est un processus diachronique de modification de la perception de sa situation de travail qui a partie liée avec l’élaboration d’un jugement d’injustice. La question à laquelle nous répondrons peut donc être formulée ainsi : quels sont les processus matériels conduisant à l’élaboration d’un intérêt subjectif à l’action collective ? Quelles sont les conditions d’apparition d’un jugement d’injustice ? En suivant les recommandations de Daniel Céfai (2007, p. 722) et son plaidoyer pour le développement d’une microsociologie prenant en compte les dimensions culturelles de l’action, nous montrerons dans une première partie les caractéristiques de la situation de travail et d’emploi des salariés de cet hypermarché et les ressources qu’elles leur confèrent, avant de décrire les étapes de l’élaboration d’un sentiment d’injustice et les facteurs matériels qui ont rendu possible sa constitution en raison de l’action collective. Il s’agit donc de mettre en évidence les processus objectifs qui sous-tendent la formulation par les salariés d’un intérêt subjectif à l’action collective, et permettent ainsi de rendre compte des raisons de l’action collective (Tableau 1). 1. Conditions d’emploi et de travail des salariés d’Hypermag Grand Large : intérêt objectif à l’action collective, faiblesse des ressources mobilisables En distinguant le travail comme activité de production de biens et de services et l’emploi comme ensemble des modalités d’accès et de retrait du marché du travail et production de l’activité M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 309 Tableau 2 Répartition des salariés par type de contrat de travail. Effectif CDI CDD Temps complet Temps partiel Travail de jour Travail alternant ou de nuit Cadres Employés niveau 4 Employés niveau 3 Employés niveau 2 Employés niveau 1 Total 41 41 0 39 2 40 1 31 31 0 30 1 26 5 152 151 1 134 18 110 42 312 283 29 134 178 300 12 49 34 15 17 32 32 17 585 540 45 354 231 508 77 Bilan social d’Hypermag Grand Large 2007. laborieuse en termes de statuts sociaux (Hirata et Sénotier, 1996 ; Maruani et Reynaud, 2001), on constate, en dépit de la diversité des métiers regroupés sous la catégorie d’employés, que les principes structurant le rapport à l’emploi et au travail des salariés d’Hypermag Grand Large apparaissent relativement homogènes et induisent une certaine communauté du rapport individuel à l’emploi et au travail. 1.1. Les conditions d’emploi des employés : de nouvelles formes de précarité Les conditions de travail et d’emploi sont à l’origine à la fois de formes collectives de précarité potentiellement fondatrices d’un intérêt commun à l’action collective et de la faiblesse des ressources mobilisables pour rendre une telle action effective. Nous excluons de l’analyse des conditions d’emploi et de travail la maîtrise en raison de sa très faible présence sur le site et les cadres dont aucun n’a participé au conflit. Les formes d’emploi des employés d’Hypermag Grand Large induisent une « surexposition à la précarité » (Bouffartigue et Pendariès, 1994) qui, contrairement à sa définition courante comme possibilité permanente de perdre son emploi (Jounin, 2008), ne s’oppose pas ici à la stabilité de l’emploi. La norme et la forme de l’emploi restent pour plus de 92 % des salariés le contrat à durée indéterminée (CDI), mais cette stabilité contractuelle est en quelque sorte échangée par les salariés contre l’acceptation d’une triple forme de précarité, organisationnelle, économique et projectionnelle (Tableau 2). Les formes les plus visibles de précarité organisationnelle sont le travail à temps partiel qui concerne 39 % des salariés et le travail de nuit qui touche 13 % d’entre eux, auxquels s’ajoutent d’autres formes de déstructuration du temps de travail moins apparentes telles la forte amplitude horaire (14 heures pour les hôtesses de caisse, 15 heures pour les manutentionnaires), la modification hebdomadaire des horaires de travail, les « coupures » de plus d’une heure trente au milieu de la journée ou l’imposition des périodes de congés qui caractérisent la quasi-totalité des emplois. La modification permanente du partage entre temps travaillé et temps chômé5 à l’échelle de la journée, de la semaine ou de l’année induit une forte instabilité organisationnelle. Cette première forme de précarité se double d’une précarité économique, conséquence de la faiblesse des salaires. Au 1er janvier 2008, le salaire mensuel brut (temps complet) dans la branche est de 5 Il s’agit ici du temps chômé du point de vue de l’employeur qui se distingue du « temps libre » puisqu’il comprend entre autres le travail domestique (Zarifian, 1996, p. 28). 310 M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 1280 euros pour un employé niveau 1A et de 1324 euros pour un employé niveau 3B, correspondant à un taux horaire brut de 8,44 euros pour un employé de niveau 1A et de 8,73 euros pour un employé de niveau 3B. La faiblesse des rémunérations est radicalisée par une forme de précarité projectionnelle au sens où le temps passé dans l’emploi ne diminue pas les chances de précarité économique dans l’avenir. Les possibilités de carrière, sous la forme de bonifications salariales liées à l’ancienneté, ou de promotions, sont quasi inexistantes dans l’entreprise et l’expérience professionnelle acquise dans la grande distribution n’est que difficilement convertible sur le marché de l’emploi. Les emplois non qualifiés ne sont pas « qualifiants » car les compétences qu’ils supposent ne sont jamais objectivées et les emplois « qualifiés » dévaluent les qualifications qu’ils supposent. Ainsi, les projets de reconversion professionnelle sont toujours des projets de rupture avec l’emploi exercé dans la grande distribution et non des projets de promotion sociale faisant socle sur cette expérience professionnelle6 . Le compromis entre la garantie de la stabilité contractuelle et l’exposition à cette triple forme de précarité tend ainsi à devenir de plus en plus coûteux pour les salariés. Si la stabilité contractuelle est garantie à l’entrée dans l’emploi, la précarité projectionnelle n’apparaît qu’au moment où les employés commencent à envisager la possibilité d’une autre activité professionnelle et découvrent alors que l’expérience acquise dans l’hypermarché n’a que peu de valeur sur le marché de l’emploi. 1.2. Le choix contraint de l’entrée dans l’emploi L’entrée dans l’emploi est par ailleurs fréquemment présentée comme le produit d’un choix par défaut, motivé soit par la faiblesse des capitaux scolaires et sociaux détenus par les salariés, soit par l’étroitesse du marché de l’emploi dans le secteur du petit commerce. On peut distinguer deux catégories d’employés travaillant dans l’hypermarché. Ceux qui occupent un emploi qualifié supposant la possession d’un diplôme certifiant scolairement leurs compétences pour le poste envisagé (Angeloff, 2000) et ceux qui occupent des emplois non qualifiés, dont le diplôme éventuel n’entretient pas de rapport direct avec le poste. Les emplois qualifiés regroupent essentiellement les emplois administratifs – comptable, spécialiste de maintenance informatique, etc. – et les vendeurs spécialisés dans les rayons dit « traditionnels » – fromager, charcutier, boucher, boulanger, libraire, etc. Ces postes sont exclusivement pourvus par des salariés possédant un diplôme en lien avec le métier envisagé (BEP, DUT ou BTS). Avant d’entrer dans la grande distribution, ces employés avaient donc tous effectué un choix précis d’orientation scolaire destiné à leur permettre d’exercer un métier souvent perçu comme une vocation et correspondant à une représentation idéalisée du travail artisanal effectué dans son propre magasin. Le rêve d’un petit commerce où l’on serait son propre patron ne se superpose pas aisément au statut d’employé d’un grand groupe de distribution. L’entrée dans l’hypermarché est donc perçue comme un dévoiement du métier, accepté faute d’un autre choix possible. Karim, boulanger depuis 11 ans dans l’hypermarché résume ce sentiment. « J’ai toujours voulu être boulanger. Je suis très vite entré en apprentissage pour devenir artisan boulanger. J’ai très bien réussi mes études, mais ensuite ça s’est compliqué. Je me suis rendu compte qu’il faut beaucoup d’argent pour ouvrir un magasin et je n’en avais pas. 6 Ainsi, au cours des entretiens, les caissières souhaitant quitter la grande distribution tentaient fréquemment de passer des concours de la fonction publique de catégorie C pour travailler dans la petite enfance ou devenir aides-soignantes, les manutentionnaires étaient davantage attirés par les concours de recrutement de la RATP ou de la SCNF qui leur semblent garantir un statut social valorisé et une certaine autonomie dans le travail et les employés qualifiés conservaient, quant à eux, le désir de « monter leur affaire » tout en renonçant à l’artisanat. M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 311 Alors j’ai pensé à travailler dans une chaîne. Mais dans les chaînes, ils ne font pas le pain eux-mêmes, c’est de la décongélation. Donc je suis resté au chômage quelque temps puis l’ANPE m’a proposé ce poste chez Hypermag. C’est sûr que ce n’est pas du tout ce que j’imaginais, mais je n’avais pas le choix. » (Karim, boulanger) Les qualifications nécessaires à l’entrée dans l’emploi semblent dévaluées par le statut d’employé et non d’artisan auxquelles elles donnent finalement accès et ne permettent ainsi pas de garantir une identité professionnelle collective au sein de l’hypermarché. A contrario, une part importante des employés occupe des postes dits non qualifiés, essentiellement les hôtes et hôtesses de caisse, les manutentionnaires et les vendeurs des rayons libre-service – épicerie, parfumerie, entretien, fruits et légumes, frais, etc. L’entrée dans l’emploi renvoie ici à des logiques distinctes en fonction du sexe. Souvent peu ou pas diplômées, les femmes, majoritairement hôtesses de caisse, font état d’un parcours scolaire, puis professionnel discontinu, fréquemment interrompu par des grossesses, en congé maternité ou en congé parental, et des périodes de chômage suite à un licenciement ou à l’achèvement d’un contrat à durée déterminé (CDD). Mères de famille, elles tentent de concilier les tâches domestiques qu’elles assument souvent seules7 et la nécessité économique d’un revenu plus substantiel que les aides étatiques. Le choix de devenir caissière émerge donc comme un compromis possible entre deux ordres de contraintes : la faiblesse des capitaux scolaires et sociaux à faire valoir sur le marché du travail et des possibilités limitées d’investissement dans l’emploi compte tenu de charges familiales lourdes. Le temps partiel des femmes s’oppose ici au travail de nuit des hommes manutentionnaires. Ces derniers sont le plus souvent sans enfants et tentent de monnayer sur le marché de l’emploi leur disponibilité horaire et leur force physique. L’emploi dans la grande distribution succède fréquemment à des périodes de travail à la chaîne, d’emplois saisonniers ou en intérim. L’hétérogénéité des logiques sexuées d’entrée dans la grande distribution fait néanmoins fond sur la même naturalisation de compétences rendues ainsi non convertibles en qualifications ultérieures. L’emploi n’est pas décrit comme un métier, une profession, une vocation, mais comme un « boulot », un « travail comme un autre » dont on souligne la nécessité formelle. On n’est pas caissière, on fait de la caisse. On n’est pas manutentionnaire, on « fait » des heures « en réserve ». Et c’est un « faire » qui ne suppose pas de « savoir-faire ». La non-reconnaissance des compétences ou la dévaluation des qualifications conduisent ces employés à penser leur emploi comme un choix contraint, « faute de mieux », support d’une identité salariale valorisée, mais non d’une identité professionnelle définie par les caractéristiques mêmes du travail. La relative communauté des formes de l’emploi fait donc apparaître à la fois un intérêt commun à engager une action collective pour limiter l’exposition à la précarité et la faiblesse des ressources économiques et identitaires disponibles pour rendre effective une telle action. 1.3. Des formes d’organisation du travail limitant les ressources organisationnelles disponibles pour l’engagement d’une action collective La faiblesse des ressources mobilisables pour engager une action collective liée aux conditions d’emploi est redoublée par un mode d’organisation du travail minant les possibilités objectives d’identification par les salariés d’un intérêt commun à l’action. 7 Sur les trente-cinq caissières interrogées, trente-deux ont des enfants, et douze les élèvent seules. Parmi les vingt caissières vivant en couple, quatorze ont un conjoint travaillant en équipe, et expliquent assumer la quasi-totalité du travail domestique. 312 M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 La diversité des tâches de travail permettant le fonctionnement global de l’hypermarché est encadrée par un management, c’est-à-dire un mode d’organisation et de prescription du travail, aux principes relativement homogènes dans les différents lieux de travail du magasin. Les rapports unissant les employés à l’encadrement se caractérisent d’abord par leur individualisation. L’organisation du travail ne place pas face-à-face les salariés et la direction, mais un employé et un responsable. « Chaque fois que tu as un problème ou une demande, pour poser des congés, changer de poste, obtenir des chaussures de sécurité, comprendre pourquoi on a un encombrement de palettes dans la réserve, tu dois aller voir ton chef, il te prend à part et il règle ton problème. Il ne règle pas le problème en général, il règle ton problème. Le suivant qui a le même problème, il devra lui aussi aller voir tout seul le chef pour qu’on lui trouve une solution. (Laurent, 32 ans, manutentionnaire). » La réalisation quotidienne des tâches de travail comme leur évaluation passent par l’instauration d’un rapport individualisé à l’encadrement. Les suivis individuels de performance (SIP) auparavant réservés aux cadres sont maintenant étendus à l’ensemble des salariés et destinés à évaluer individuellement le travail de chaque employé en vue de décider des modifications ou du changement de ses tâches de travail. Par ailleurs, en dépit de l’existence d’une grille de salaire précise, les salariés occupant le même poste n’ont pas tous la même rémunération et ignorent souvent le montant de celle des autres. Ainsi, certaines caissières sont employées niveau 2 et certaines niveau 3 sans que l’on puisse isoler de principe systématique justifiant ces différences. L’individualisation se fonde sur l’absence d’objectivation des règles de l’organisation du travail qui inaugure un ordre de l’arrangement. Si chaque poste de travail est défini par un ensemble de tâches et de procédures à accomplir, le travail quotidiennement prescrit l’est, en fait, à la discrétion des responsables8 . Ainsi que l’écrit Sophie Le Corre, « le “bon chef” est au minimum celui qui garantit l’engagement, y compris par son propre investissement au travail et sa présence sur le terrain ; le “bon employé” est celui qui accepte l’arrangement. Quand elle fonctionne symétriquement, la logique de l’arrangement se traduit par un aménagement constant des règles qui rend les notions mêmes de règle et de droit peu définies, voire illégitimes » (Le Corre, 1998, p. 275). Comme les règles sont floues, l’espace laissé à l’arrangement ou à la punition est très large. L’organisation du travail semble fonctionner sur le principe selon lequel rien ne relève d’un droit et tout ce qui est obtenu reste une faveur. Ainsi l’obtention des tenues nécessaires pour travailler – tenues très chaudes pour les employés se rendant dans les chambres froides, chaussures de sécurité et casques pour ceux travaillant dans les réserves, tenues d’été et d’hiver pour les caissières – est présentée comme une faveur octroyée personnellement aux employés quand bien même l’employeur y est légalement contraint. Placés en concurrence les uns avec les autres, rémunérés différemment en fonction de critères non objectivés, installés dans une situation de dépendance quotidienne vis-à-vis de l’encadrement, les salariés peuvent donc difficilement s’accorder sur un contenu revendicatif commun et ne disposent pas de ressources organisationnelles – espace et temps collectifs – pour élaborer un intérêt commun à l’action. 8 Il ne s’agit pas ici de mobiliser la distinction élaborée par la psychodynamique du travail entre le travail prescrit et le travail réel (Dejours, 2000), à la suite de la définition davezienne du travail, « Le travail c’est l’activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas déjà donné par l’organisation prescrite du travail » (Davezies, 1991), mais de distinguer deux niveaux de prescription du travail : un niveau écrit, légal et procédural et un niveau oral où la prescription est signifiée à l’employé lors d’interactions avec l’encadrement. M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 313 1.4. Des ressources syndicales difficilement mobilisables Si l’encadrement syndical dans l’hypermarché est relativement important, la division organisationnelle des différents représentants du personnel ne constitue pas les organisations syndicales en véritable ressource pour l’action collective. Trois organisations syndicales sont présentes dans le magasin. La CGT a été majoritaire jusqu’en 2003, date à laquelle FO lui a succédé durant trois années avant que la CFDT n’obtienne à son tour la majorité qu’elle a depuis conservée. Très concurrentielle, la situation syndicale locale est peu représentative de l’état des rapports de force intersyndicaux au sein du groupe Hypermag et de la grande distribution. La prégnance de la CGT dans le département des Bouches-du-Rhône explique la position initialement dominante de l’organisation au sein du magasin et l’enjeu que représente pour l’organisation habituellement peu implantée dans le secteur tertiaire la reconquête de cette position dominante. Force ouvrière est le syndicat majoritaire au sein du groupe Hypermag9 depuis 197610 et sa direction souhaite donc logiquement s’implanter dans cet hypermarché. La concurrence entre l’organisation historiquement dominante dans la branche (FO) et celle dans la région (CGT) profite finalement depuis deux ans à la CFDT qui est perçue par les salariés comme relativement extérieure aux luttes de pouvoir syndical. Cette situation locale se double du contexte national de concurrence intersyndicale pour la pénétration du secteur tertiaire. En effet, la baisse continue depuis une vingtaine d’années (Andolfatto et Labbé, 2000) des effectifs syndicaux et le double mouvement concomitant de tertiarisation et de féminisation de la population salariée (Paugam, 2005) font que l’implantation dans ces secteurs d’emploi est devenue un enjeu majeur pour les organisations syndicales traditionnellement majoritaires (CGT) mais très peu présentes dans ces secteurs et pour les organisations minoritaires (CFDT) qui voient dans ces évolutions un espace de recomposition et de modification possibles des rapports de force entre syndicats (Contrepois, 2004). Ce double contexte de concurrence locale et nationale joue dans le sens d’une forte implication de tous les représentants dans le magasin, mais engendre parallèlement une mise en scène de la respectabilité syndicale vis-à-vis des employeurs. Ainsi, si les trois organisations syndicales étaient favorables à la journée de grève nationale du 1er février, toutes étaient opposées, pour des raisons différentes, à la poursuite locale du mouvement le 2 février. La CFDT, deuxième organisation de la branche, tente en effet de s’imposer nationalement face à FO en apparaissant comme un partenaire social crédible et responsable, une « force de proposition plus que de contestation », pour la direction d’Hypermag, la FGTA FO11 est traditionnellement hostile aux grèves dans la branche, et la CGT souhaitait organiser un mouvement revendicatif un mois plus tard en appui des négociations annuelles obligatoires prévues le 1er mars 2008. La description des conditions d’emploi et de travail dans cet hypermarché fait donc apparaître la difficulté à déterminer de l’extérieur un contenu revendicatif commun fondateur d’un intérêt collectif à l’action en même temps que la faiblesse des ressources économiques, organisationnelles et syndicales mobilisables en vue d’une action effective. Le couple intérêt 9 En 2008, dans l’ensemble du groupe Hypermag, FO représente 46,2 % des élus du personnel et 45,3 % des voix, la CFDT 27,3 % des élus et 26 % des voix, la CGT 19,3 % des élus et 19,9 % des voix et la CFTC et l’Unsa moins de 5 % des élus et des voix. 10 La situation majoritaire de FO s’explique par le rapprochement volontariste en 1976 entre le secrétaire général de Force ouvrière et le directeur général d’Hypermag, opéré à l’initiative de ce dernier en vue de limiter l’implantation potentielle d’organisations syndicales plus radicales. 11 La Fédération générale des travailleurs de l’agriculture, de l’alimentation, des tabacs et des services annexes de Force ouvrière. 314 M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 Tableau 3 Répartition des salariés par ancienneté. Répartition de l’effectif total selon l’ancienneté en 2007 Cadres Employés niveau 4 Employés niveau 3 Employés niveau 2 Employés niveau 1 Total De 0 à 1 an De 1 à 5 ans De 5 à 10 ans De 10 à 15 ans Plus de 15 ans 1 7 10 10 13 0 2 6 21 2 2 34 53 62 1 35 101 79 96 0 31 15 1 1 0 69 159 149 190 16 Bilan social d’Hypermag Grand Large 2007. objectif/ressources disponibles permet davantage d’expliquer l’absence que l’existence de ces mobilisations « improbables ». L’homogénéité nationale des conditions d’emploi et de travail à l’échelle du groupe Hypermag et l’absence d’une modification significative de la situation de ces salariés l’année précédant la grève renvoient l’apparition d’une mobilisation à cet endroit-ci à ce moment-là du côté de l’inexplicable. Les raisons du conflit ne doivent donc pas être saisies sur le terrain objectif d’un intérêt et de ressources préexistants à l’action collective, mais sur le terrain subjectif de l’émergence d’un sentiment d’injustice fondé sur une modification de la perception par les salariés de leur situation de travail. 2. La constitution d’un intérêt subjectif à l’action collective, les conditions matérielles d’apparition d’un sentiment d’injustice Il s’agit donc de substituer à une définition objective et statique une compréhension subjective et dynamique de l’intérêt comme résultat d’un processus de modification par les salariés de leur perception du travail, pour identifier les conditions matérielles de formulation d’un jugement d’injustice. La détermination par les acteurs sociaux du contenu de leur intérêt est, en effet, fonction de ce qu’ils croient possible et légitime de vouloir. L’engagement dans l’action collective suppose que soit formulé le constat selon lequel : « ce n’est pas juste ». Les salariés expriment ce sentiment d’injustice en convoquant dans le discours d’autres situations de travail jouant le rôle de norme de ce qu’il est possible et légitime d’exiger. Pour reprendre la terminologie d’Alain Cottereau, la possibilité de faire référence à un réel social normatif aux côtés du réel social effectif apparaît comme la condition objective de la constitution subjective d’un intérêt à l’action (Cottereau, 1999). 2.1. « Avant, c’était mieux » Les discours des salariés grévistes font apparaître une première formulation de l’injustice, construite de façon diachronique, par la référence à une période antérieure au rachat en 1999 de l’hypermarché Consorama par l’enseigne Hypermag, présentée comme « l’âge d’or » du magasin. Les conditions du recrutement des premiers employés lors de l’ouverture du magasin en 1996 éclairent le regard nostalgique qu’une part d’entre eux porte sur cette période. Ces salariés représentent un tiers des effectifs présents sur le site en 2008 (Tableau 3). En 1996, les retards accumulés lors de la construction de l’hypermarché conduisent la direction de Consorama à recruter, quelques mois avant l’ouverture du magasin des salariés qui ne sont affectés à aucun poste fixe et dont la mission, très peu définie, consiste à rendre possible la constitution en un temps limité d’un hypermarché opérationnel. Les salariés se décrivent alors M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 315 comme une « équipe de choc » qui a travaillé « jour et nuit » et a finalement rendu possible l’ouverture à la date prévue. Evelyne : « Je suis arrivée il y a douze ans. Avant l’ouverture du magasin. Consorama n’était même pas encore construit. Il y avait seulement les murs extérieurs. Et en deux mois, on a tout fait. Ils nous avaient embauchés comme caissières, vendeurs et tout, mais quand on est arrivé, ils nous ont dit : “on va tous se retrousser les manches, c’est tronc commun pour tout le monde”. Ça voulait dire : “faites tout ce que vous pouvez pour qu’on puisse ouvrir à la date prévue”. C’était formidable. On a tout monté, on a bossé comme des fous et, le jour J, tout était prêt. » Ce « noyau dur » d’employés se sent en quelque sorte « propriétaire » d’un magasin qu’il connaît « par cœur » puisqu’il l’a lui-même construit. Cet attachement à l’hypermarché a été redoublé par l’organisation relativement sélective et concurrentielle du recrutement définitif. Mohammed : « Après l’ouverture, ils ont choisi ceux qui allaient être embauchés en CDI. Ils ne voulaient garder que les meilleurs. Ils nous ont fait passer des tests psychotechniques, des entretiens, des questionnaires. Il y avait différentes étapes, et à chaque fois, certains étaient recalés. Et au bout du compte, ils ont fait signer des CDI aux meilleurs, ceux qui avaient de l’avenir dans l’entreprise. » Ce mode de recrutement habituellement réservé aux cadres (Philonenko et Guienne, 1997) confère à ces premiers employés le sentiment d’avoir été personnellement choisis et destinés à de futures promotions au sein de l’entreprise. Le rachat du magasin par l’enseigne Hypermag trois ans plus tard marque le début d’une période de désillusions quant aux perspectives d’évolutions professionnelles. Les salariés se sentent dépossédés de ce qu’ils avaient collectivement construit. Sophie : « Avec Hypermag, tout a changé. Ils sont arrivés comme s’ils étaient chez eux, alors qu’ils ne connaissaient rien au magasin, et ils ont tout réorganisé sans rien nous demander. Avant, on connaissait très bien les chefs, on avait monté le magasin avec eux. Il y avait une confiance et un respect réciproque. Les nouveaux, on ne les connaissait pas et ils n’avaient pas l’air d’avoir envie de nous connaître. » Le changement de direction prive les salariés de la reconnaissance de leur investissement initial dans la construction du magasin. Le nouvel encadrement ne connaît pas ces premiers employés et ne se sent pas tenu par les promesses de promotions professionnelles que leur avait faites la précédente direction. Il remet en question l’interconnaissance entre employés et encadrement qui fondait les espoirs de promotions professionnelles. Le décalage entre les conditions de travail et d’emploi initiales et la situation postérieure au rachat par Hypermag donne aux salariés le sentiment d’avoir été trahis par l’ancienne direction. À cet « avant » constitué dans les entretiens en point de référence d’un sentiment d’injustice se superpose un « ailleurs » où les conditions de travail et d’emploi sont perçues comme arbitrairement meilleures. 2.2. « Ailleurs, ça ne se passe pas comme ça » En effet, le rattachement de l’hypermarché à l’enseigne Hypermag ne conduit pas à l’alignement de l’ensemble de sa convention collective sur celle des hypermarchés du groupe. Son statut « d’ancien Consorama » prive notamment les salariés de la reconnaissance de leur ancienneté 316 M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 sous forme de prime comme c’est pourtant le cas dans l’ensemble des magasins du groupe. Pour un même travail effectué sous une même direction, les salariés d’Hypermag Grand Large ont finalement une rémunération moins importante que les employés d’autres sites. Aline : « Moi je voulais continuer la grève [après la grève nationale du 1er février 2008] parce qu’on gagne moins qu’Hypermag X qui est juste à côté. On a la même grille de salaire, sauf que eux, ils ont leur ancienneté sous forme de prime alors que nous, on n’a rien. » La localisation du magasin dans les quartiers Nord de Marseille, qui regroupent les 13e , 14e , 15e et 16e arrondissements et concentrent une part importante des classes populaires marseillaises, et l’appartenance de la plupart des salariés à ces arrondissements fournissent aux employés une forme d’explication de l’injustice en même temps qu’elles radicalisent son caractère illégitime. Ainsi circulent des rumeurs sur des phrases attribuées au directeur selon lequel le chiffre d’affaire de ce magasin serait le pire de France, les cadres refuseraient de s’y faire muter en raison de la violence qui règne dans ces arrondissements, les employés seraient fainéants et mal élevés. Loin de jouer un rôle intégrateur et compensateur du sentiment de marginalisation sociale liée à l’appartenance au quartier Nord, l’emploi dans l’hypermarché semble au contraire la redoubler en opposition avec ce qui avait été projeté au moment de la création du magasin. En effet, en 1994, la demande de construction de l’hypermarché est acceptée par la mairie de Marseille dans le cadre d’un projet de développement de zones franches destiné à désenclaver économiquement et symboliquement les quartiers Nord. À l’opposition économique entre les quartiers Nord et les quartiers Sud s’ajoute en effet leur opposition symbolique véhiculée par des représentations et des discours constituant le Nord comme lieu de violence et de pauvreté et le Sud comme espace de développement d’une culture légitime et de modes de vie harmonieux. Paul Pasquali écrit ainsi : « appartenir au Nord de la ville, c’est, du point de vue des dominants, appartenir symboliquement à l’autre côté de l’humanité, à une demi ou sous-humanité » (Pasquali, 2009). Les positions occupées dans l’échiquier urbain renvoient bien à des degrés divers de citoyenneté légitime (Peraldi et Tarrius, 1995) et font de l’appartenance aux quartiers Nord une forme de stigmate social. Un accord est signé entre la mairie de Marseille, la CGT et la direction de Consorama conditionnant l’autorisation d’ouverture à l’embauche massive des habitants de ces quartiers. Douze ans plus tard, ce projet est un relatif échec. La direction ne souhaite plus employer de salariés issus de ces arrondissements et l’ouverture du centre commercial n’a favorisé ni l’apparition d’activités économiques alentour ni la mise en place d’infrastructures, notamment de transports. L’opposition entre la situation de l’hypermarché Grand Large et celles des autres magasins Hypermag redouble donc l’opposition entre appartenance aux quartiers Nord ou Sud, et sert de fondement à l’élaboration d’un jugement d’injustice. Les difficultés professionnelles sont relues au regard des difficultés sociales et apparaissent comme d’arbitraires discriminations. L’existence d’un au-delà normatif, situé dans un « avant » – le rachat de l’hypermarché par le groupe Hypermag – et dans un « ailleurs » – les autres hypermarchés Hypermag, notamment situés dans les quartiers Sud – sert donc de fondement à la formulation d’un jugement d’injustice. Mais cette élaboration subjective qui conduit à percevoir différemment des conditions objectives de travail et d’emploi n’est pas pour autant un processus individuel. Elle est au contraire constituée de la multiplicité des interactions entre salariés et participe à la définition d’une identité partagée. L’existence d’une forme de collectif au sein des salariés favorise l’émergence d’un sentiment d’injustice qui devient le moteur d’une possible action collective. M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 317 3. De la révolte à l’action : la constitution d’un groupe mobilisé Le « collectif » de salariés que l’on peut repérer dans l’hypermarché ne s’identifie pas à un groupe organisé autour d’objectifs stratégiques, mais à un univers d’interconnaissance fondé sur l’appartenance commune aux quartiers Nord. Il ne s’agit pas d’un collectif préexistant à l’action collective, mais davantage d’un groupe informel qui peut potentiellement être mis au service de fins très diverses. C’est l’émergence d’un sentiment d’injustice partagé qui a constitué ce groupe en collectif mobilisé. L’interconnaissance a ici été mise au service d’un collectif mobilisé dans l’action. En l’absence d’identité professionnelle structurée autour de qualifications reconnues et de conditions d’emploi similaires, c’est l’activation d’une identité extraprofessionnelle qui a rendu possible le regroupement et la mobilisation des salariés. 3.1. Une identité collective extraprofessionnelle fondatrice d’un collectif de travail : les conditions de constitution d’un « nous » L’absence au sein de l’hypermarché d’une identité professionnelle partagée et de ressources organisationnelles permettant la constitution d’un collectif de travail est compensée par l’appartenance commune des salariés aux quartiers Nord. Cette communauté géographique joue à la fois objectivement par la création effective d’un univers très fort d’interconnaissance et subjectivement comme référence identitaire partagée. Christine : « Quand je suis arrivée dans le magasin, le premier truc que je me suis dit c’est : “tiens, la fille avec qui j’étais en troisième, tiens la fille avec qui j’allais à la piscine, tiens la fille avec qui j’ai fumé ma première cigarette, tiens l’ancienne copine de mon frère”. Parce que les quartiers Nord, c’est très grand en superficie, mais c’est un tout petit monde. T’as toujours un frère, un neveu, un cousin dans le magasin. » Le sentiment collectif de relégation sociale accroît la perception d’une communauté de « destin social » et exclut a contrario les employés issus d’autres arrondissements. Sophie est née et a grandi à Vitrolles. Elle a postulé pour un travail dans l’hypermarché après avoir suivi son conjoint qui avait trouvé un emploi à Marseille. Sophie : « Ça a été très difficile. Ils se connaissent tous, ils habitent tous dans le quartier et moi non. Je ne les connaissais pas du tout et ces rapports de cité qu’ils ont entre eux, je ne comprenais pas trop. Donc je me sentais décalée. J’étais toute seule aux pauses. Parce que je suis blanche, que je viens de Vitrolles, que j’aime le travail bien fait. » L’entrée dans la mobilisation a été le moyen de s’intégrer au groupe des employés et de se faire reconnaître comme collègue de travail. Sophie : « C’est la grève qui a tout changé. Ça m’a permis de gagner leur respect. Aujourd’hui je sais qu’elles ont du respect pour moi parce qu’elles ont vu que je me laissais pas faire. Ça a changé leur regard et quand j’ai eu mon bébé quatre mois après, elles m’ont offert plein de trucs pour lui. » On constate ici que l’identité collective ne s’apparente pas à un contenu objectivable et préexistant aux interactions effectives entre les salariés, mais est négociée au cours d’échanges où chacun peut, ou non, se voir reconnu et se reconnaître lui-même comme membre du groupe (Melucci, 318 M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 1995). Ainsi que l’écrit Olivier Fillieule, « on peut dire qu’il y a identité collective lorsque le sens que chaque individu a de ce qu’il est devient un sens partagé par les co-participants à l’action » (Fillieule, 1993, p. 39). Ce « sens partagé », plus que la possession d’une identité objectivement attribuable, délimite le dedans du collectif de son dehors. Par ailleurs, l’engagement dans le processus de constitution d’un collectif mobilisé ne semble donc pas tant relever de dispositions militantes identifiables individuellement chez les acteurs que de la structure et de l’évolution des rapports sociaux au travail. L’existence d’un collectif de travail fondé sur une identité extraprofessionnelle et géographique crée une forte incitation à l’adhésion aux projets du groupe. Le choix de la participation à la mobilisation ne se fait pas en référence au passé social et familial de chacun (présence ou non d’un capital militant) mais au présent relationnel dans lequel il évolue, qui rend possible la conversion collective d’un sentiment subjectif d’injustice et souhaitable, pour le maintien de son intégration sociale, son engagement dans le conflit. Contre l’interprétation que Sophie Béroud propose d’une sociologie tourainienne, considérant les actions collectives se déployant dans la sphère du travail comme ontologiquement distinctes des nouvelles mobilisations porteuses de revendications culturelles, il ne semble pas possible de penser une dissociation des multiples terrains de lutte (Béroud, 2004)12 . L’hypothèse d’un déplacement de la conflictualité hors de la sphère du travail par la constitution de nouvelles identités collectives contribue à rendre invisible la transversalité de ces identités et des conflits qui les portent. L’opposition entre les actions collectives mobilisant des identités et visant la satisfaction de revendications professionnelles, d’une part, et les actions collectives se déployant hors du monde du travail et fondées sur des identités culturelles, d’autre part, s’étiole dans le cas de la grève des salariés d’Hypermag Grand Large. C’est, en effet, une identité collective extraprofessionnelle fondée sur la culture marseillaise des quartiers Nord qui a avivé une action collective strictement inscrite dans la sphère du travail. Repérer l’existence d’un « collectif mobilisé » qui oppose un « nous » objet d’injustice et susceptible de mobilisation, à un « eux » adversaires et responsables de l’injustice, ne suffit pas à expliquer l’action collective. Ce serait réduire le « collectif mobilisé » à une sorte de deus ex machina dont on constate a posteriori la présence mais dont rien n’avait permis de soupçonner l’avènement quelques semaines avant la grève. Les processus qui ont permis que ce collectif se constitue à Grand Large relèvent de l’interpénétration des identités professionnelles et extraprofessionnelles : les socialisations constituées hors du travail ont été mises au service de l’engagement dans une action collective professionnelle. 3.2. La désignation d’un « ennemi » La désignation d’un « adversaire » justifiant de se mettre en grève est le produit d’une modification de la frontière séparant les membres du collectif victimes de l’injustice et leurs supposés auteurs. Le remplacement du directeur du magasin six mois avant le début de la grève a conduit 12 Cette analyse assez classique de la pensée d’Alain Touraine est principalement fondée sur ses travaux publiés dans les années 1960–1970 et notamment La Société postindustrielle. Naissance d’une société (Touraine, 1969, Paris, DenoëlGonthier). Frédéric Sawicki et Johanna Siméant sont revenus récemment sur l’impact de cet ouvrage sur les sciences sociales en France et aux États-Unis et le reflux des études portant sur les mobilisations professionnelles consécutif à la diffusion du concept de New Social Movement (Sawicki et Siméant, 2009). Cette analyse laisse de côté le positionnement ultérieur d’Alain Touraine en faveur d’une prise en compte des acteurs et de leurs raisons d’agir dans l’action, développé notamment à partir de l’ouvrage Le retour de l’acteur (Touraine, 1984). M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 319 à ce que la direction ne soit plus perçue comme faisant partie intégrante du collectif de travail et à la désigner comme responsable des injustices. Le mode de management du précédent directeur, resté quatre ans à la tête du magasin, visait en effet à brouiller l’opposition entre les salariés et l’encadrement par le recours permanent à des « arrangements » et par la mise en scène d’une communauté identitaire entre lui et les salariés. Valérie : « Avec l’ancien directeur, on a un peu retrouvé l’ambiance de l’époque Consorama. La confiance. Il ne nous fliquait pas, il acceptait que les règles soient transgressées tant que le boulot était assuré. Par exemple, si on voulait obtenir deux samedis de libre de suite, il pouvait dire : “d’accord, elle travaillera plus le mois prochain”. Et puis, il venait nous dire bonjour, souhaiter les anniversaires. Si vous étiez sérieux dans le travail, vous pouviez obtenir des faveurs. » Le système des faveurs, au principe de l’organisation du travail au sein du groupe Hypermag, a été pleinement utilisé par l’ancien directeur pour créer des liens d’obligations réciproques entre lui et les salariés. Les arrangements qu’il a acceptés – prêter la voiture du magasin à des salariés en difficulté, ne pas sanctionner les retards de ceux qui traversent une période personnelle difficile, intervenir auprès du proviseur d’un lycée pour demander la réintégration de l’enfant d’un salarié, téléphoner personnellement à une salariée venant de perdre son mari, etc. – sont connus de l’ensemble des salariés et perçus par ces derniers comme des marques de reconnaissance de leur investissement au travail. Les murs du bureau du comité d’entreprise sont encore recouverts de photos de fêtes organisées pour les salariés par l’ancien directeur qui avait pour habitude de s’y rendre avec sa femme. On le voit une perruque sur la tête, dansant avec les employés, un verre à la main, tandis que son épouse danse le rock ‘n’ roll avec les salariés. Par ailleurs, le directeur avait souhaité s’impliquer dans la vie des habitants des quartiers Nord, qu’il n’habitait pourtant pas, en se rendant aux réunions de certaines associations, notamment l’association des femmes musulmanes, et en les soutenant financièrement. Il a aussi entretenu des liens personnels avec tous les représentants syndicaux, les invitant à dîner chez lui, participant aux matchs organisés par le club de football du magasin, fréquentant leurs familles. En mettant fin à ces relations informelles, la nouvelle direction a favorisé un retournement du rapport des employés au travail. Les arrangements qui apparaissaient comme une forme de méritocratie et de reconnaissance du travail ont été perçus comme des marques de l’arbitraire et de l’illégitimité des décisions venues « d’en haut » et la nouvelle direction s’est trouvée de ce fait placée dans une position d’extériorité vis-à-vis du collectif des salariés. Ce que l’on peut appeler faute de mieux le « passage à la mobilisation » est lié, d’une part, au noyau de salariés ayant une ancienneté suffisante pour avoir connu le rachat de l’hypermarché en 1999 par le groupe Hypermag, puis le changement de direction locale en 2007, d’autre part, à la forte intégration des salariés au sein des quartiers Nord. La journée de grève nationale du 1er février 2008 dans le secteur de la grande distribution s’est donc produite alors que s’installait un sentiment d’injuste au travail et que des salariés occupant une position centrale dans les socialisations extraprofessionnelles ont enrôlé les jeunes générations dans l’action collective. La constitution d’un intérêt subjectif à l’action collective basé sur l’émergence d’un jugement d’injustice ne résulte donc pas d’un processus individuel. Elle est conditionnée par l’existence d’un univers d’interconnaissance entre les salariés qui rend possible la désignation d’un « nous » victime de l’injustice et d’un « eux » responsable et adversaire potentiel d’une action collective. Si ce « nous » s’organise autour d’une identité collective, professionnelle ou non, celle-ci ne s’apparente pas à une propriété objective, mais davantage à l’élaboration d’un récit commun attribuant un sens partagé à la situation sociale des acteurs sociaux. 320 M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 4. Conclusion La description des conditions d’emploi et de travail des salariés d’Hypermag Grand Large fait apparaître des formes de précarité collectivement partagées en même temps que la faiblesse des ressources économiques, organisationnelles et syndicales disponibles pour l’engagement d’une action collective. Dans une perspective marxiste, puis bourdieusienne, d’une part, et utilitariste, d’autre part, une telle description rend possible l’identification d’un intérêt commun à l’action en même temps qu’elle permet de déterminer les chances de conversion de cet intérêt commun en action collective au vu de la quantité des ressources présentes. Le couple intérêt objectif/ressources disponibles explique l’apparition de l’action collective, sans que ne soit posée la question de la perception subjective par les acteurs de leur intérêt collectif. Confondue avec la conscience, ou à l’inverse radicalement disjoint de celle-ci, il est dans tous les cas défini objectivement, de l’extérieur, comme résultat d’un calcul coût/bénéfices ou comme effet mécanique de la position sociale occupée et constitue, en dernière instance, la raison de l’action. Ainsi que l’écrit Olivier Fillieule, « la théorie de la mobilisation des ressources, en se plaçant dans un modèle de rationalité partagée, postule que tous les agents ont la même perception de leur situation, une évaluation similaire des coûts et des avantages de l’action. Quant aux théoriciens des nouveaux mouvements sociaux, ils se focalisent sur les origines structurelles de tensions, mais laissent de côté la question des modes de perceptions de ces tensions par les agents »13 (Fillieule, 1993, p. 37). Le mécontentement n’a pas à être expliqué et n’explique pas l’action puisque son mobile est l’intérêt (Mac Carthy et Zald, 1973). Cette détermination de l’intérêt indépendante des subjectivités conduit les théories de la mobilisation des ressources à décrire, pour reprendre l’heureuse formule de Daniel Céfai, des actions sans acteurs. De la même manière, la perspective marxiste de réduction « en dernière instance » (Althusser, 1965, 1976) de la conscience aux conditions matérielles d’existence (Marx, 1982 [1845-1846] ; Marx et Engels, 1999 [1848]) elles-mêmes conditions de la définition du contenu de l’intérêt de classe (Marx, 1993 [1864]) confère à la prise de conscience le statut de « mystère ». Les médiations par lesquelles la conscience – doublement définie comme le produit des conditions matérielles d’existence et comme effet de l’intériorisation des représentations dominantes (Nguyen Ngoc, 1975) – advient comme conscience adéquate, subjectivité consciente de ses intérêts de classe, restent opaques et mystérieuses. Ce double positionnement, d’identification et de disjonction, aussi distincts soientils du point de vue de leur tradition sociologique et de leur positionnement théorique, ont en commun de renvoyer la question de l’engagement d’une mobilisation du côté de l’inexplicable par leur définition de l’intérêt sur un terrain unilatéralement objectif. Le couple conceptuel intérêt/ressource ne permet ainsi pas de rendre compte du temps et de l’espace d’une mobilisation et tend à faire des mobilisations portées par des salariés précaires aux ressources limitées des mouvements pour le moins « improbables ». De ce point de vue, l’actuel « renouveau des conflits sociaux »14 (Bouffartigue, 2004, p. 9) dans une période caractérisée par 13 La critique qu’O. Fillieule adresse aux théoriciens des nouveaux mouvements sociaux nous semble pouvoir être formulée dans les mêmes termes, sur le point particulier de l’explication des mobilisations sociales, à l’encontre des sociologies d’inspirations marxiste et bourdieusienne. 14 Si l’on intègre les arrêts de travail inférieurs à deux jours, les débrayages, les grèves du zèle et les grèves perlées, on constate que comparativement à la période 1980–2000, la période 2000–2004 se caractérise par une intensification de la conflictualité. Entre 2002 et 2004, 10 % des établissements ont connu un débrayage contre 7,5 % entre 1996 et 1998 ce qui signifie que 38,8 % des salariés ont été concernés par un conflit collectif entre 1996 et 1998 contre 47,2 % entre 2002 et 2004 (enquête REPONSE de la Darés, 2004–2005). M. Benquet / Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 321 un triple mouvement de féminisation (Insee, 2004), de tertiarisation (Meron, 2005) et de remise en cause de la norme de l’emploi stable (Angeloff, 2000 ; Maruani et Reynaud, 2001) invalide d’autant plus ce modèle théorique liant ressources objectives et action collective. L’observation de la grève des salariés d’Hypermag met en évidence les évolutions et les arbitrages qui jalonnent la formulation d’un intérêt individuel, puis collectif. Loin d’une définition de l’intérêt comme contenu statique préexistant à son élaboration subjective, l’intérêt n’existe que perçu par les acteurs sociaux au cours de processus diachroniques qui modifient et structurent leur perception de la situation de travail. Il résulte de la capacité à percevoir dans une situation une action potentiellement souhaitable. Cette détermination de « ce qui importe » (Offerlé, 1994, p. 43) a partie liée avec le sentiment qu’une situation jusqu’ici supportable ne l’est plus, c’est-à-dire avec l’élaboration d’un jugement d’injustice. Le déplacement de la définition de l’intérêt sur le terrain de la subjectivité permet de comprendre qu’en l’absence de modifications des conditions objectives d’emploi et de travail, une action collective ait soudainement pris corps dans cet endroit-là, à ce moment-ci. Car, pour subjective qu’elle soit, la constitution d’un intérêt à l’action collective a des conditions matérielles et objectives. Elle implique, d’une part, l’existence d’un au-delà normatif permettant la formulation d’un jugement d’injustice – pour les salariés d’Hypermag, c’est la période précédant le rachat et la situation supposée des autres magasins qui ont joué le rôle de points de référence normatifs – et, d’autre part, la constitution d’un collectif capable de soutenir et de relayer le sentiment de l’injustice – l’appartenance aux quartiers Nord a rendu possible la mise en place de ce collectif mobilisé. Les raisons de l’action collective se situent donc dans les conditions objectives de formulation d’un jugement d’injustice, c’est-à-dire dans la modification de la perception de son intérêt à l’action collective, et ne peuvent être confondues avec un intérêt déterminé objectivement, de l’extérieur, indépendamment des acteurs sociaux. Références Althusser, A., 1965. Pour Marx. Maspéro (Théorie), Paris. Althusser, A., 1976. Idéologie et appareils idéologiques d’État (notes pour une recherche). 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