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Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 91 Le sentiment d’abandon* Pierre VAN DAMME e sentiment d’abandon est un éprouvé qui s’actualise chez certains clients enclins à « se sentir laissé tomber » dans des situations de menace de rupture de lien ou au contraire lors de la création d’un nouveau lien. Il est source d’angoisse de perte et de vécu dépressif ; il véhicule des images archaïques terrifiantes de chute, d’effondrement, voire d’éclatement ou de mort. Comment comprendre et identifier ces personnalités abandonniques ? Comment se structure leur expérience ? A quelles pathologies renvoie-t-elle ? La Gestalt-thérapie permet-elle une meilleure compréhension de leurs dysfonctionnements de contact ? Permet-elle un accompagnement optimal à travers l’engagement du thérapeute et la mise à l’épreuve du lien ? Comment aménager un cadre favorisant la reconnaissance et la réduction de l’angoisse sousjacente ? A travers la description clinique d’une cliente, je vais tenter de dégager les apports spécifiques de la posture gestaltiste d’accompagnement. L Psychologue et psychothérapeute d’enfants et d’adultes depuis 25 ans dans la région de Lille. Membre titulaire de la SFG. Cofondateur de Champ G. Auteur de Gestalt et enfance (recueil d’articles, 1992), Espace et psychothérapie de groupe d’enfants (Hommes et perspectives, 1994). * Article écrit à la suite d’un atelier animé avec 30 Gestalt-praticiens lors des Journées d’études de la SFG en mars 2001 sur le thème des séparations. Revue Gestalt - N° 21 - Séparations 91 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 92 Le sentiment d’abandon Je me suis posé la question de mon intérêt pour ce sujet si délicat et douloureux et ma grande empathie face à ce type de clients. J’ai pris conscience de ma difficulté à terminer une thérapie et à laisser partir un client. Différentes expériences personnelles ou professionnelles de rupture m’ont touché ces dernières années et m’ont mis en alerte sur ma vulnérabilité. Suis-je bien placé en tant que thérapeute pour accompagner ce genre de personnes ? J’ai fait le pari que oui, dans la mesure où je peux garder ma vigilance et mon questionnement pour bien départager ce qui appartient au client et ce qui m’appartient. PSYCHOPATHOLOGIE DU SENTIMENT D’ABANDON Abandon vient d’un radical germanique : au pouvoir, à la merci de… Il introduit l’image d’un lien de dépendance voire de soumission, à la fois indispensable et aliénant. S’il se dérobe, il met l’abandonné dans une situation périlleuse. L’abandon L’abandon est le délaissement d’un enfant par ses parents ou leurs substituts. Lafon (1969) distingue deux situations : • La situation où l’enfant est abandonné à la naissance. La privation réellement subie peut avoir des répercussions dans le sens d’un manque de liens affectifs et d’une pauvreté des échanges. • La situation où l’abandon se fait secondairement après un temps de présence réelle des parents. Il y a perte ressentie douloureusement avec risque d’apparition de troubles graves d’insécurité, de dévalorisation voire de tendances agressives. Winnicott (1967), lui, différenciait deux sortes d’humains : • Ceux qui n’ont jamais été abandonnés quand ils étaient bébés : dans cette mesure, ils sont prêts à avoir le goût de la vie. • Ceux qui ont subi une expérience traumatique d’être abandonné : toute leur vie, ils garderont en eux le souvenir de 92 Revue Gestalt - N° 21 - Décembre 2001 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 93 Pierre Van Damme l’état où ils se trouvaient au moment du désastre. Ceux-là sont candidats à une vie d’orages et de tensions et sont plus vulnérables à la maladie. Le sentiment d’abandon Le sentiment ou la crainte d’abandon est habituellement sans rapport avec la situation réelle d’abandon primaire mais peut être lié à un abandon secondaire. Il est constitué par une conviction tenace ou une crainte irrationnelle chez l’enfant de perdre ou d’avoir perdu l’amour des parents. Ce peut être le cas d’enfants vivant avec une mère froide, rigide ou dépressive ou souffrant de discordes parentales, d’une séparation occasionnelle ou de la venue au monde d’un frère ou d’une sœur. Paradoxalement, une hyperprotection maternelle peut avoir pour effet de faire sans cesse craindre à l’enfant la perte de cette protection excessive. Un syndrome d’abandon ? Odier et Guex (1950) ont dégagé le syndrome d’abandon ou de névrose d’abandon comme entité nosographique spécifique ; ils font l’hypothèse d’une base constitutionnelle chez l’enfant et décrivent une avidité affective insatiable, une angoisse, une agressivité réactionnelle et un sentiment de dévalorisation de soi. Cette entité est contestée aujourd’hui comme forme de névrose particulière ; elle est classiquement rattachée aux états névrotiques anxieux. Il n’en reste pas moins que le caractère abandonnique chez l’adulte existe comme mode spécifique de réaction dans certaines personnalités fragiles classées par les uns dans le cadre des états-limites et par d’autres dans celui des pathologies narcissiques (O.Kernberg 1997 ; Postel 1993), identifiables à travers l’expérience subjective du vide notamment. Les personnalités dépendantes ou orales fusionnelles sont également vulnérables à ce sentiment d’abandon (Delisle, 1993) et s’agrippent à l’autre par peur de la solitude. Revue Gestalt - N° 21 - Séparations 93 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 94 Le sentiment d’abandon L’angoisse d’abandon Le sentiment d’abandon est relié à la résurgence de l’angoisse primaire d’abandon proche de l’angoisse de séparation (Bailly, 1995), sans doute la plus précoce des angoisses de la petite enfance. L’enfant craint la séparation de ses parents car il est très dépendant d’eux physiquement et affectivement. Cette angoisse se manifeste sous forme de cris, pleurs, agitation, effroi, lorsqu’un besoin instinctif (faim par exemple) ne trouve pas sa satisfaction immédiate. Elle devient ensuite désarroi devant l’absence de réponse à ses appels. De l’angoisse d’abandon à l’angoisse d’intrusion Toutefois, le jeune enfant se trouve très vite aux prises avec une autre angoisse de base opposée, l’angoisse d’intrusion, voire d’engloutissement, car il a besoin de se sentir compétent et autosuffisant ; toute emprise abusive peut être vécue comme une menace pour son identité à construire. La résolution de la tension entre ces deux angoisses va lui donner accès à l’amour et à l’intimité (Miller,1977). L’abandonnique, selon Gaspari (1989, 182), « serait la proie de contradictions torturantes entre sa demande d’amour et son impuissance à supporter l’amour qu’il ressent comme engloutissant et destructeur et dont il se prive en provoquant sans cesse des situations de rejet ». Cela me rappelle la métaphore de l’impossible rencontre des hérissons que raconte Schopenhauer : quand ils se rapprochent, ils se piquent et quand ils s’éloignent, ils souffrent de froid. Quel dilemme de contact ! Il semble, en tout cas, qu’il s’agit de souffrances archaïques, préoedipiennes, qui mettent en cause les fondations sécuritaires de l’individu, son identité et son existence tout entière. Et en Gestalt-thérapie ? Au regard de la théorie du Self en Gestalt-thérapie, les personnes souffrant d’un sentiment d’abandon ont une fonction Ça 94 Revue Gestalt - N° 21 - Décembre 2001 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 95 Pierre Van Damme d’où émergent des éprouvés complexes, source d’angoisse de perte et de vécu dépressif. Leur fonction Je est amoindrie par des mécanismes d’évitement : l’abandonnique défléchit les bonnes expériences qu’il vit avec l’autre, il projette dans toute relation un scénario catastrophique d’abandon, il rétrofléchit tout élan ou toute colère car le monde est menaçant, il se fond facilement dans le désir de l’autre et oscille entre des positions de retrait ou de confluence pathologique. Prendre le risque de s’engager dans un lien est périlleux pour lui car toujours menaçant d’un nouvel abandon. D’où passivité, inhibition et peu de mise en action dans le cycle de contact. Cela peut engendrer paradoxalement l’invalidation d’une bonne expérience et la rupture brutale d’une amorce de lien, faisant vivre alors à l’autre un sentiment d’abandon. Dans le cas inverse, il y a agrippement, quand un lien s’est établi ; la fin du cycle est escamotée dans une impossibilité à achever une expérience. L’image de soi est particulièrement négative, avec l’impression d’être inexistant, transparent, sans intérêt… L’ACCOMPAGNEMENT THÉRAPEUTIQUE DU SENTIMENT D’ABANDON Après avoir décrit le vécu des abandonniques, j’ai choisi de vous présenter le parcours thérapeutique de Flore, cliente suivie pendant six ans, à partir de la correspondance régulière qu’elle m’envoyait entre les séances et d’un entretien d’évaluation effectué, à ma demande, six mois après la fin de la psychothérapie. Cela me permettra de dégager des hypothèses sur la posture et la stratégie à suivre dans le suivi des personnes souffrant d’un sentiment d’abandon. Flore m’envoie une carte avec l’image du Petit Prince venu d’ailleurs : « Comme le Petit Prince, j’ai aussi des ennuis avec une fleur. Elle a du mal à grandir, à s’ouvrir, car la terre est peu fertile. » Peu de temps après, elle me renvoie une autre carte du Petit Prince au moment où il rencontre le serpent : « On est Revue Gestalt - N° 21 - Séparations 95 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 96 Le sentiment d’abandon un peu seul dans le désert. On est seul aussi chez les hommes, dit le serpent.» et ce petit texte au dos : « Merci Pierre, d’être là, chez les humains. » Un cadre sécuritaire Solitude, difficulté d’établir des liens durables, sentiment d’étrangeté dans un monde d’humains, repli, sentiment de perte et de vie stérile et inutile. Tels sont les sentiments qui apparaissent à travers ces deux cartes. Il y apparaît aussi une note d’espoir : le thérapeute est reconnu comme un passeur, un lien entre elle et le genre humain. Flore est arrivée il y a six ans pour travailler ses difficultés de couple, se sentant abandonnée par un mari quasi absent et infidèle, et souffrant de vécu dépressif, d’ennui, de vide et d’envie de mourir. Très vite, la thérapie s’est orientée autour des doutes sur la fidélité du lien, de l’absence de confiance dans les hommes, son mari, son père et moi le thérapeute : « Ne vais-je pas être mise dehors ? rejetée ? Tu vas te moquer de ma souffrance ! » Le travail sera essentiellement, pendant toute la durée de la thérapie, une mise à l’épreuve de notre relation tissée et détissée au fil des événements : vacances, va-et-vient entre le groupe et le face à face, événements de la vie réelle du thérapeute, fin de thérapie particulièrement difficile à gérer. La proposition de travail en groupe est intervenue quelques mois après le début de la thérapie, le temps de tester la confiance. Le groupe a permis, dans une première étape, de remplir trois objectifs : • observer comment elle existe face aux autres, comment elle accepte de partager le thérapeute ; • favoriser un travail corporel et émotionnel nécessaire avec ces pathologies préverbales ; • permettre, à travers l’alternance face à face/groupe, un clivage provisoire : elle peut me percevoir comme mauvais dans 96 Revue Gestalt - N° 21 - Décembre 2001 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 97 Pierre Van Damme le groupe et bon dans le face à face et ainsi, mieux supporter le lien sans le rompre prématurément. Flore est restée dans ce groupe continu trois ans et demi et a oscillé entre des moments de grande demande et d’avidité affective et des moments, de moins en moins fréquents au fur et à mesure de son évolution, de silence et de retrait. Elle a poursuivi ensuite deux ans et demi une psychothérapie de face à face. A travers quelques séquences de son parcours, je vais décrire et commenter le vécu touchant et souvent douloureux de son évolution. De la reproduction à la reconnaissance Un an et demi après le début de la thérapie, Flore apprend la naissance de la fille du thérapeute : celle-ci est vécue par elle comme un nouvel abandon. « Pour moi, c’est comme si tout s’arrête. Je n’ai plus envie de vivre. Je veux mourir, je me sens attirée par la mort. Je ne prends pas conscience que je suis en train de revivre l’abandon de mon père à la naissance de mon frère ; je revis ma naissance avec l’horreur du vide, de ne pas sentir de contenant, l’horreur du froid et de l’environnement qui se referme sur moi. » Nous sommes là dans un espace de reproduction où, de par la dimension transférentielle, elle se revit comme la petite fille de cinq ans à la naissance du frère et, plus en amont encore, le nourrisson jeté au monde sans la sécurité chaleureuse d’une mère quasi mélancolique à sa naissance et indisponible pour elle. Cela m’évoque « la mère morte » d’André Green (1983) qui est une mère en survie mais qui est, pour ainsi dire, morte psychiquement aux yeux de l’enfant ; face au désinvestissement de la mère, le père est devenu l’objet d’investissement affectif qu‘elle a le sentiment de perdre à quatre ans, à la naissance de son frère. Cette erreur empathique du thérapeute, annonçant une bonne Revue Gestalt - N° 21 - Séparations 97 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 98 Le sentiment d’abandon nouvelle au groupe, a un effet désastreux ; en même temps, elle est une occasion de mettre à jour une souffrance laissée muette jusqu’alors... L’écart entre le thérapeute réel et limité et l’image idéalisée du bon parent réparateur est un moment douloureux mais nécessaire pour revisiter ces phases archaïques tombées dans l’oubli. Accepter de laisser se déployer des sentiments négatifs sans les rejeter ou les banaliser sera une manière pour le thérapeute de reconnaître la souffrance de sa cliente et de commencer un travail de réparation : Flore : « J’ai peur que tu m’abandonnes… J’ai de la tristesse pour cet enfant qui va venir, de la rage, de la colère… et puis, après les vacances, j’étais fermée et incapable de parler. Tu m’as fait travailler à partir d’images ; tu m’as parlé à travers la vitre d’une voiture… A la fin, tu m’as parlé de la naissance et de ma douleur et j’ai été touchée. » Trouver un mode de communication pour établir un pont entre son univers fermé et sans mots et le monde de la parole passe par un intermédiaire : celui des métaphores et des images comme la voiture… Dans ces moments de silence, de repli et de brouillard, c’est au thérapeute de nommer l’expérience, de dire avec des mots ce qu’il voit et sent. Les mots deviennent des traits d’union, des passerelles entre l’appel de la vie et la nonvie. Nous passons d’un espace de reproduction à un début de reconnaissance (Delisle, 2001, p. 61) Vivre des expériences sensibles et concrètes « … et puis il y a eu le rêve de la soupe. Tu étais là debout et tu me disais : Toi, tu dois boire cela. Et tu me donnais un grand bol de soupe brûlante… pour me remonter, avec une petite cuillère de bébé. On était en face de la maison de ma grand mère. Le temps devient tout noir et très froid... Il se met à pleuvoir et je te dis : Il va pleuvoir dans la soupe, ça va la refroidir. » A travers ce rêve, Flore montre son ambivalence à mon égard : je suis celui qui lui apporte du bon et, en même temps, 98 Revue Gestalt - N° 21 - Décembre 2001 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 99 Pierre Van Damme je lui tends des pièges en apportant du froid et du noir ; elle m’associe à sa grand mère à la fois bonne mais qui la quitte dans la mort… Quelques séances après, Flore apporte en séance individuelle une soupe de potiron à partager ensemble : « Je voulais partager avec toi quelque chose de chaud et de bon, de la vie. Je sens ta présence par les mots, tes mains, tes bras, ton cœur que j’entends battre. Un contenant chaud, ferme mais souple, un contenant fidèle que je peux retrouver, qui jamais ne va me rejeter. Je prends du temps pour t’apprivoiser et me laisser apprivoiser. » Un aménagement du cadre thérapeutique devient nécessaire pour expérimenter et vivre des moments où elle puisse sentir, contacter la réalité d’une véritable présence vivante ; tout ceci étant verbalisé avant et après chaque expérience afin que la prise de sens ait lieu. Les mots du thérapeute ont à s’incarner dans des expériences concrètes et sensibles où l’accompagnement corporel et émotionnel est essentiel pour leur donner un caractère authentique et transmissible. L’expérience de sentir un contenant chaud corporel et verbal est une nouveauté pour celui qui souffre d’abandon. Sa sensation dans le cycle de contact est très perturbée : le bon est transformé en méfiance, en envie de détruire le bon objet. Garder le bon et pouvoir le retrouver est un travail d’assimilation qui nécessite souvent plusieurs années de thérapie. Le droit à l’existence ou l’enfance menacée Avec un tel vécu abandonnique, rien n’est jamais vraiment acquis définitivement. Flore : « Si c’est pour naître et se retrouver seule, à quoi bon ? » Flore se dessine, lors d’une séance, en nourrisson enfermé dans un œuf, morcellé puis reconstitué… Un introject de base interdit le droit à l’existence dans une lutte permanente entre la vie et la mort ; par moments, Flore abandonne le combat et se laisse chuter : Revue Gestalt - N° 21 - Séparations 99 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 100 Le sentiment d’abandon « Je rêve beaucoup la nuit et c’est toujours le même thème : un petit enfant va mourir car il a faim ; il est brûlé, noyé ou englouti dans la boue. Je le cherche désespérement et quand je le trouve, il est mort ou couvert de plaies… Je me sens triste car je suis incapable de m’occuper de cet enfant. » Tout un travail de mise à jour des introjects de base s’est fait peu à peu : • introjects de la mère : « Tu n’a pas le droit de vivre, tu dois rester dans l’ombre et dans l’oubli. » • introjects du père : « Tu es mon bâton de vieillesse » (d’où son métier de soigner et de toujours porter l’autre). Flore travaille à plusieurs reprises un cauchemar qui la hante depuis longtemps : elle marche dans un long couloir étroit et fermé et quand elle arrive au bout, sa mère se tient devant la porte et l’empêche de sortir… Dans un autre cauchemar, elle se voit tirée dans une tombe par les bras d’une femme et meurt étouffée. La fonction du thérapeute est alors de favoriser l’expression de ces angoisses de mort à travers des expériences où la cliente peut crier tout son désespoir et, en même temps, puiser l’énergie en elle pour rejeter cette mère mortifère. Ce n’est qu’ensuite qu’elle pourra commencer à accepter du bon et à s’occuper de son enfant intérieur : « Je sais que tu peux me donner la chaleur de tes mains, de tes bras, symbole du non-rejet et du respect pour un bébé prématuré prêt à mûrir. » Et non à mourir… Les absences et l’espace transitionnel Toutes les absences et situations de séparation réveillent un sentiment d’abandon et remettent en cause la confiance dans la relation thérapeutique : « Lorsque tu pars, j’ai peur, et de nouveau, je doute dans ma confiance envers toi. Je suis en colère contre toi et cette 100 Revue Gestalt - N° 21 - Décembre 2001 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 101 Pierre Van Damme colère sortira peu ou quelquefois en me battant avec toi, comme avec ce père qui m’a abandonnée. Les mots sortent peu car je me fonds assez vite : l’environnement redevient dangereux, alors je disparais. » Flore exprime la colère de dépendre de quelqu’un, à l’image du père de son enfance, dont elle est à la merci et qui a le pouvoir de partir. C’est insupportable de se retrouver seule, d’où la difficulté à se laisser aller à nouveau à l’intimité d’un lien. A cela, nous avons inventé une solution : créer des espaces transitionnels pour l’aider à mieux supporter l’absence et garder le lien intact. C’est pour cela que j’instaure avec ce type de client un aménagement du cadre : Flore : « C’est le nounours que tu m’as confié quand tu pars en voyage, ce sont les cartes postales du Québec, ce sont les “bonjour” et les “au revoir” chaleureux, ce sont les appels au secours teléphoniques auxquels tu m’as toujours répondu, c’est le petit morceau de laine jaune que je dissimule dans ma manche et qui me donne chaud, c’est le galet que tu m’as donné… Parfois, je vais douter de ces objets transitionnels quand ton absence est trop longue. Le petit nounours deviendra moins bon ; à mon insu, je vais l’égarer dans la maison, sous mon lit ; les cartes postales sont rangées dans mes papiers et je mettrai un temps fou à les retrouver. » Il s’agit bien de créer un espace potentiel, intermédiaire entre le dehors et le dedans, nécessaire pour supporter l’intolérable de la séparation (Winnicott, 1971). Une présence et un soutien permanent du lien vital Tout ceci montre que le travail thérapeutique ne se limite pas aux séances mais qu’il se poursuit bien au-delà, engageant les deux partenaires de la relation à aller loin ensemble. Le thérapeute doit souvent porter la relation quand le doute et le désespoir guettent le client. Revue Gestalt - N° 21 - Séparations 101 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 102 Le sentiment d’abandon Flore : « J’ai pu voir, à mon grand étonnement, combien tu me faisais confiance. Tu ne t’es pas laissé envahir par mon désespoir de survivre. Tu m’as encouragée, tu m’as souvent remise dans le présent, tu m’as aidée à écrire à mon père. Ma thérapie m’a permis de faire le deuil du père de mon enfance pour rencontrer le père d’aujourd’hui. Je ne peux oublier les petits instants de partage : une bonne poignée de mains, le Nescafé que tu m’as offert, la promenade pendant laquelle nous avons chanté...» Le travail thérapeutique ne se limite pas à permettre la reconnaissance de l’étendue des dégâts mais à poser un acte de foi et d’amour non seulement sur l’enfant blessé en elle mais aussi sur l’enfant plein de ressources et de vitalité et ainsi relancer le processus de vie et de création. Ainsi, par exemple, la thérapie ambulatoire, sous forme d’une promenade ludique (exceptionnellement pour une séance à l’extérieur du lieu habituel) a permis de l’accompagner de façon sécuritaire dans le monde environnant et a eu un impact au-delà de mes espérances à travers une expérience de mouvement et de jeu (dans un espace vert et de détente, à proximité du cabinet du thérapeute). « La psychothérapie, disait Winnicott (1971), se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent : celle du patient et celle du thérapeute. » Cette promenade ne s’adresse donc pas à l’adulte mais bien à la petite fille perdue, en quête de repères et de support dans cette présentation du monde : le thérapeute joue la fonction maternelle d’«object presenting». J’ai encore en souvenir un autre rêve que Flore avait rapporté d’un grand vide fascinant au bord duquel elle se tenait et qui l’effrayait ; il ne s’agissait plus d’un appel à la mort mais d’un appel à la vie dans laquelle elle était invitée à se lancer. Pour quelqu’un tendu par l’angoisse, se jeter dans l’inconnu, lâcher son contrôle crispé et s’abandonner sur le mode moyen devient une vraie aventure ; le thérapeute devient le compagon témoin de ce voyage. Le mot abandon prend alors ici le sens positif de volupté, de confiance, de lâcher prise et de soulagement. 102 Revue Gestalt - N° 21 - Décembre 2001 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 103 Pierre Van Damme La fin de la thérapie Flore : « J’aurais tendance à te classer toi comme les autres… Toi aussi, tu vas me laisser tomber… J’ai besoin de savoir que tu ne m’oublies pas. Mon départ, dans mon parcours en thérapie avec toi, me reste douloureux, comme quelque chose de non fini… d’incomplet, comme une déchirure. Pour me défendre, j’ai parfois de mauvaises pensées envers toi : Pierre n’est pas mieux que les autres, il me laisse tomber. Il m’a laissé partir alors que j’étais mal. Je n’existe pas à ses yeux. J’ai perdu mon temps avec lui, etc. Je sens bien que je pourrais invalider tout le travail que j’ai fait avec toi, tout ce que tu m’as apporté d’écoute, de présence, de tendresse. Tu pourrais devenir celui qui ne peut plus m’aider… Je suis dans une lutte, une grande ambivalence envers toi. Je sais que chez moi, c’est pathologique, ce sentiment d’être oubliée. Très vite, je n’existe plus. Mes fondations se perdent vite, alors je ne peux même plus compter sur moi. » Ce qui fait la spécificité d’une thérapie avec une personnalité abandonnique, c’est de pouvoir achever, clore un parcours sans que se répète son vieux dilemme : c’est au moment où enfin il peut commencer à faire confiance que le thérapeute pourrait l’abandonner. Dans le cycle de l’expérience thérapeutique, il s’est risqué à s’engager dans la relation, voire à accéder au lâcher-prise. Comment permettre une saine séparation et assimilation de cette expérience sans qu’elle soit invalidée et qu’elle se retourne contre lui ? Cela demande du temps : parler de la fin, s’assurer d’avoir la possibilité de s’écrire de temps en temps, de solliciter un rendez-vous occasionnel à la demande, vérifier que l’autre n’a pas disparu, n’est pas mort. Il y a en quelque sorte le temps du contact et le temps du post contact afin de garantir que ce qui a été vécu s’est bien passé pour éviter qu’il ne sombre dans l’oubli. La fin de thérapie est menacée par des sentiments de déchirure, d’envie de destruction du bon objet, de crainte de perte de Revue Gestalt - N° 21 - Séparations 103 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 104 Le sentiment d’abandon l’autre ou de perte de soi. Le thérapeute a pour fonction d’aider la cliente à conscientiser tous les mécanismes qu’elle met en place. Dans son vécu transférentiel, le thérapeute pourrait se culpabiliser d’en être encore là, avoir un sentiment d’échec ou de rejet de cette cliente jamais satisfaite. Le thérapeute est tenu de connaître les effets d’une séparation pour prendre du recul et aider la cliente à dépasser l’amertume réactionnelle des premiers temps et à faire le deuil d’une relation idéalisée. C’est à ce prix qu’une acceptation de l’incomplétude, inhérente à toute expérience humaine, pourra se faire. CONCLUSION : POUR UNE PSYCHOTHÉRAPIE EXISTENTIELLE DU LIEN « Que signifie apprivoiser ? » « C’est une chose trop oubliée. ça signifie créer des liens. » Au terme de ce voyage thérapeutique, quels enseignements peut-on tirer dans le traitement, particulièrement d’un point de vue gestaltiste ? L’accompagnement thérapeutique a mis l’accent sur la nécessité d’aménager un cadre thérapeutique ; il convient d’abord de laisser se reproduire dans l’ici et maintenant l’insatisfaction inévitable de l’incomplétude et d’accueillir l’ambivalence des sentiments dont il faut encourager l’expression. Ce n’est qu’après la reconnaissance de ces sentiments paradoxaux qu’un début de réparation est possible et que le bon puisse être accepté par le client sans être rejeté. Le thérapeute est tenu de s’engager dans une relation durable et sans trop de failles pour que le client puisse élaborer un sentiment de permanence du lien. Si le thérapeute a lui-même une sensibilité à l’abandon, il aura à se méfier de deux travers : • prolonger indéfiniment un lien, ce qui risque d’empêcher le client de grandir sans lui, • se mettre en défense voire en distance, ce qui risque de faire avorter prématurément la relation par manque d’empathie. Il sera vigilant aux séparations inévitables que génèrent les 104 Revue Gestalt - N° 21 - Décembre 2001 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 105 Pierre Van Damme vacances ou les événements réels de la vie et au processus de fin de thérapie : il convient de le déployer dans le temps en respectant le post contact. J’ai redécouvert, cinquante ans après, l’intuition clinique de Germaine Ghex (1950), que je trouve très novatrice par rapport à la psychanalyse classique et encore très actuelle dans ses propositions d’accompagnement : importance d’une écoute empathique, attention aux interruptions et à la fin de thérapie, souplesse dans l’aménagement du cadre… Il s’agit de tendre vers une psychothérapie existentielle du lien ; psychothérapie existentielle car toutes les données existentielles sont questionnées et mobilisées chez la personnalité abandonnique : enjeu de vie et de mort, confrontation à la solitude, recherche désespérée du sens de l’existence, accès difficile à la responsabilité active des événements qu’il peut générer, sentiment douloureux d’incomplétude… La rencontre avec ces problématiques abandonniques m’a fait redécouvrir l’essentiel du travail thérapeutique : porter son attention aux vicissitudes de la création et de la mise en place du lien thérapeutique ; ce lien est la figure, dans l’ici et maintenant, d’autres liens défectueux d’hier et d’ailleurs ; il va permettre, à travers sa mise à l’épreuve et son affermissement, de relancer le processus de croissance et de favoriser la croyance dans une rencontre possible avec l’autre. La compréhension des relations d’objets précoces, alliée à une thérapie du contact qu’est la Gestalt-thérapie, apparaît, avec ces patients, comme une approche intégrative féconde que l’enseignement et les écrits de Gilles Delisle ont largement contribué à diffuser (1998, 2001). Revue Gestalt - N° 21 - Séparations 105 Van Damme.XP 5/11/08 17:29 Page 106 Le sentiment d’abandon Résumé Le sentiment d’abandon est un éprouvé qui s’actualise chez certains clients enclins à se sentir « laissé tomber » dans des situations de menace de rupture de lien… L’auteur s’efforce, au travers d’une situation clinique au long cours, de comprendre comment se structure l’expérience d’abandon. Il pose les bases d’une psychothérapie existentielle du lien par l’aménagement du cadre susceptible de contenir l’angoisse sous-jacente et les moments d’effondrement et par l’attention focalisée sur la création d’un sentiment de permanence du lien. 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