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Le sentiment d’abandon*
Pierre VAN DAMME
e sentiment d’abandon est un éprouvé qui s’actualise chez
certains clients enclins à « se sentir laissé tomber » dans
des situations de menace de rupture de lien ou au contraire lors
de la création d’un nouveau lien. Il est source d’angoisse de
perte et de vécu dépressif ; il véhicule des images archaïques
terrifiantes de chute, d’effondrement, voire d’éclatement ou de
mort.
Comment comprendre et identifier ces personnalités abandonniques ? Comment se structure leur expérience ? A quelles
pathologies renvoie-t-elle ?
La Gestalt-thérapie permet-elle une meilleure compréhension
de leurs dysfonctionnements de contact ? Permet-elle un
accompagnement optimal à travers l’engagement du thérapeute
et la mise à l’épreuve du lien ? Comment aménager un cadre
favorisant la reconnaissance et la réduction de l’angoisse sousjacente ?
A travers la description clinique d’une cliente, je vais tenter de
dégager les apports spécifiques de la posture gestaltiste d’accompagnement.
L
Psychologue et
psychothérapeute d’enfants et
d’adultes depuis 25 ans dans
la région de Lille. Membre
titulaire de la SFG.
Cofondateur de Champ G.
Auteur de Gestalt et enfance
(recueil d’articles, 1992),
Espace et psychothérapie de
groupe d’enfants (Hommes et
perspectives, 1994).
* Article écrit à la suite d’un atelier animé avec 30 Gestalt-praticiens lors des Journées
d’études de la SFG en mars 2001 sur le thème des séparations.
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Le sentiment d’abandon
Je me suis posé la question de mon intérêt pour ce sujet si
délicat et douloureux et ma grande empathie face à ce type de
clients. J’ai pris conscience de ma difficulté à terminer une thérapie et à laisser partir un client. Différentes expériences personnelles ou professionnelles de rupture m’ont touché ces dernières années et m’ont mis en alerte sur ma vulnérabilité.
Suis-je bien placé en tant que thérapeute pour accompagner
ce genre de personnes ? J’ai fait le pari que oui, dans la mesure où je peux garder ma vigilance et mon questionnement pour
bien départager ce qui appartient au client et ce qui m’appartient.
PSYCHOPATHOLOGIE
DU SENTIMENT D’ABANDON
Abandon vient d’un radical germanique : au pouvoir, à la merci
de… Il introduit l’image d’un lien de dépendance voire de soumission, à la fois indispensable et aliénant. S’il se dérobe, il met
l’abandonné dans une situation périlleuse.
L’abandon
L’abandon est le délaissement d’un enfant par ses parents ou
leurs substituts. Lafon (1969) distingue deux situations :
• La situation où l’enfant est abandonné à la naissance. La privation réellement subie peut avoir des répercussions dans le
sens d’un manque de liens affectifs et d’une pauvreté des
échanges.
• La situation où l’abandon se fait secondairement après un
temps de présence réelle des parents. Il y a perte ressentie
douloureusement avec risque d’apparition de troubles graves
d’insécurité, de dévalorisation voire de tendances agressives.
Winnicott (1967), lui, différenciait deux sortes d’humains :
• Ceux qui n’ont jamais été abandonnés quand ils étaient
bébés : dans cette mesure, ils sont prêts à avoir le goût de
la vie.
• Ceux qui ont subi une expérience traumatique d’être abandonné : toute leur vie, ils garderont en eux le souvenir de
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l’état où ils se trouvaient au moment du désastre. Ceux-là
sont candidats à une vie d’orages et de tensions et sont plus
vulnérables à la maladie.
Le sentiment d’abandon
Le sentiment ou la crainte d’abandon est habituellement sans
rapport avec la situation réelle d’abandon primaire mais peut
être lié à un abandon secondaire. Il est constitué par une conviction tenace ou une crainte irrationnelle chez l’enfant de perdre ou
d’avoir perdu l’amour des parents. Ce peut être le cas d’enfants
vivant avec une mère froide, rigide ou dépressive ou souffrant de
discordes parentales, d’une séparation occasionnelle ou de la
venue au monde d’un frère ou d’une sœur. Paradoxalement, une
hyperprotection maternelle peut avoir pour effet de faire sans
cesse craindre à l’enfant la perte de cette protection excessive.
Un syndrome d’abandon ?
Odier et Guex (1950) ont dégagé le syndrome d’abandon ou
de névrose d’abandon comme entité nosographique spécifique ;
ils font l’hypothèse d’une base constitutionnelle chez l’enfant et
décrivent une avidité affective insatiable, une angoisse, une
agressivité réactionnelle et un sentiment de dévalorisation de
soi. Cette entité est contestée aujourd’hui comme forme de
névrose particulière ; elle est classiquement rattachée aux états
névrotiques anxieux.
Il n’en reste pas moins que le caractère abandonnique chez
l’adulte existe comme mode spécifique de réaction dans certaines personnalités fragiles classées par les uns dans le cadre
des états-limites et par d’autres dans celui des pathologies narcissiques (O.Kernberg 1997 ; Postel 1993), identifiables à travers l’expérience subjective du vide notamment. Les personnalités dépendantes ou orales fusionnelles sont également vulnérables à ce sentiment d’abandon (Delisle, 1993) et s’agrippent à
l’autre par peur de la solitude.
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L’angoisse d’abandon
Le sentiment d’abandon est relié à la résurgence de l’angoisse primaire d’abandon proche de l’angoisse de séparation
(Bailly, 1995), sans doute la plus précoce des angoisses de la
petite enfance. L’enfant craint la séparation de ses parents car il
est très dépendant d’eux physiquement et affectivement. Cette
angoisse se manifeste sous forme de cris, pleurs, agitation,
effroi, lorsqu’un besoin instinctif (faim par exemple) ne trouve
pas sa satisfaction immédiate. Elle devient ensuite désarroi
devant l’absence de réponse à ses appels.
De l’angoisse d’abandon à l’angoisse d’intrusion
Toutefois, le jeune enfant se trouve très vite aux prises avec
une autre angoisse de base opposée, l’angoisse d’intrusion,
voire d’engloutissement, car il a besoin de se sentir compétent
et autosuffisant ; toute emprise abusive peut être vécue comme
une menace pour son identité à construire. La résolution de la
tension entre ces deux angoisses va lui donner accès à l’amour
et à l’intimité (Miller,1977). L’abandonnique, selon Gaspari
(1989, 182), « serait la proie de contradictions torturantes entre
sa demande d’amour et son impuissance à supporter l’amour
qu’il ressent comme engloutissant et destructeur et dont il se
prive en provoquant sans cesse des situations de rejet ». Cela
me rappelle la métaphore de l’impossible rencontre des hérissons que raconte Schopenhauer : quand ils se rapprochent, ils
se piquent et quand ils s’éloignent, ils souffrent de froid. Quel
dilemme de contact !
Il semble, en tout cas, qu’il s’agit de souffrances archaïques,
préoedipiennes, qui mettent en cause les fondations sécuritaires
de l’individu, son identité et son existence tout entière.
Et en Gestalt-thérapie ?
Au regard de la théorie du Self en Gestalt-thérapie, les personnes souffrant d’un sentiment d’abandon ont une fonction Ça
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d’où émergent des éprouvés complexes, source d’angoisse de
perte et de vécu dépressif. Leur fonction Je est amoindrie par
des mécanismes d’évitement : l’abandonnique défléchit les
bonnes expériences qu’il vit avec l’autre, il projette dans toute
relation un scénario catastrophique d’abandon, il rétrofléchit tout
élan ou toute colère car le monde est menaçant, il se fond facilement dans le désir de l’autre et oscille entre des positions de
retrait ou de confluence pathologique.
Prendre le risque de s’engager dans un lien est périlleux pour
lui car toujours menaçant d’un nouvel abandon. D’où passivité,
inhibition et peu de mise en action dans le cycle de contact. Cela
peut engendrer paradoxalement l’invalidation d’une bonne expérience et la rupture brutale d’une amorce de lien, faisant vivre
alors à l’autre un sentiment d’abandon. Dans le cas inverse, il y
a agrippement, quand un lien s’est établi ; la fin du cycle est
escamotée dans une impossibilité à achever une expérience.
L’image de soi est particulièrement négative, avec l’impression
d’être inexistant, transparent, sans intérêt…
L’ACCOMPAGNEMENT THÉRAPEUTIQUE
DU SENTIMENT D’ABANDON
Après avoir décrit le vécu des abandonniques, j’ai choisi de
vous présenter le parcours thérapeutique de Flore, cliente suivie
pendant six ans, à partir de la correspondance régulière qu’elle
m’envoyait entre les séances et d’un entretien d’évaluation
effectué, à ma demande, six mois après la fin de la psychothérapie. Cela me permettra de dégager des hypothèses sur la posture et la stratégie à suivre dans le suivi des personnes souffrant
d’un sentiment d’abandon.
Flore m’envoie une carte avec l’image du Petit Prince venu
d’ailleurs : « Comme le Petit Prince, j’ai aussi des ennuis
avec une fleur. Elle a du mal à grandir, à s’ouvrir, car la
terre est peu fertile. »
Peu de temps après, elle me renvoie une autre carte du
Petit Prince au moment où il rencontre le serpent : « On est
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un peu seul dans le désert. On est seul aussi chez les
hommes, dit le serpent.»
et ce petit texte au dos :
« Merci Pierre, d’être là, chez les humains. »
Un cadre sécuritaire
Solitude, difficulté d’établir des liens durables, sentiment
d’étrangeté dans un monde d’humains, repli, sentiment de perte
et de vie stérile et inutile. Tels sont les sentiments qui apparaissent à travers ces deux cartes. Il y apparaît aussi une note d’espoir : le thérapeute est reconnu comme un passeur, un lien
entre elle et le genre humain.
Flore est arrivée il y a six ans pour travailler ses difficultés de
couple, se sentant abandonnée par un mari quasi absent et infidèle, et souffrant de vécu dépressif, d’ennui, de vide et d’envie
de mourir. Très vite, la thérapie s’est orientée autour des doutes
sur la fidélité du lien, de l’absence de confiance dans les
hommes, son mari, son père et moi le thérapeute :
« Ne vais-je pas être mise dehors ? rejetée ? Tu vas te
moquer de ma souffrance ! »
Le travail sera essentiellement, pendant toute la durée de la
thérapie, une mise à l’épreuve de notre relation tissée et détissée au fil des événements : vacances, va-et-vient entre le groupe et le face à face, événements de la vie réelle du thérapeute,
fin de thérapie particulièrement difficile à gérer.
La proposition de travail en groupe est intervenue quelques
mois après le début de la thérapie, le temps de tester la confiance. Le groupe a permis, dans une première étape, de remplir
trois objectifs :
• observer comment elle existe face aux autres, comment elle
accepte de partager le thérapeute ;
• favoriser un travail corporel et émotionnel nécessaire avec
ces pathologies préverbales ;
• permettre, à travers l’alternance face à face/groupe, un clivage provisoire : elle peut me percevoir comme mauvais dans
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le groupe et bon dans le face à face et ainsi, mieux supporter
le lien sans le rompre prématurément.
Flore est restée dans ce groupe continu trois ans et demi et a
oscillé entre des moments de grande demande et d’avidité affective et des moments, de moins en moins fréquents au fur et à
mesure de son évolution, de silence et de retrait. Elle a poursuivi ensuite deux ans et demi une psychothérapie de face à face.
A travers quelques séquences de son parcours, je vais décrire et commenter le vécu touchant et souvent douloureux de son
évolution.
De la reproduction à la reconnaissance
Un an et demi après le début de la thérapie, Flore apprend la
naissance de la fille du thérapeute : celle-ci est vécue par elle
comme un nouvel abandon.
« Pour moi, c’est comme si tout s’arrête. Je n’ai plus envie de
vivre. Je veux mourir, je me sens attirée par la mort. Je ne
prends pas conscience que je suis en train de revivre l’abandon
de mon père à la naissance de mon frère ; je revis ma naissance avec l’horreur du vide, de ne pas sentir de contenant,
l’horreur du froid et de l’environnement qui se referme sur moi. »
Nous sommes là dans un espace de reproduction où, de par
la dimension transférentielle, elle se revit comme la petite fille de
cinq ans à la naissance du frère et, plus en amont encore, le
nourrisson jeté au monde sans la sécurité chaleureuse d’une
mère quasi mélancolique à sa naissance et indisponible pour
elle.
Cela m’évoque « la mère morte » d’André Green (1983) qui
est une mère en survie mais qui est, pour ainsi dire, morte psychiquement aux yeux de l’enfant ; face au désinvestissement de
la mère, le père est devenu l’objet d’investissement affectif
qu‘elle a le sentiment de perdre à quatre ans, à la naissance de
son frère.
Cette erreur empathique du thérapeute, annonçant une bonne
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nouvelle au groupe, a un effet désastreux ; en même temps, elle
est une occasion de mettre à jour une souffrance laissée muette jusqu’alors... L’écart entre le thérapeute réel et limité et l’image idéalisée du bon parent réparateur est un moment douloureux mais nécessaire pour revisiter ces phases archaïques tombées dans l’oubli. Accepter de laisser se déployer des sentiments négatifs sans les rejeter ou les banaliser sera une manière pour le thérapeute de reconnaître la souffrance de sa cliente
et de commencer un travail de réparation :
Flore : « J’ai peur que tu m’abandonnes… J’ai de la tristesse pour cet enfant qui va venir, de la rage, de la colère…
et puis, après les vacances, j’étais fermée et incapable de
parler. Tu m’as fait travailler à partir d’images ; tu m’as parlé
à travers la vitre d’une voiture… A la fin, tu m’as parlé de la
naissance et de ma douleur et j’ai été touchée. »
Trouver un mode de communication pour établir un pont entre
son univers fermé et sans mots et le monde de la parole passe
par un intermédiaire : celui des métaphores et des images
comme la voiture… Dans ces moments de silence, de repli et de
brouillard, c’est au thérapeute de nommer l’expérience, de dire
avec des mots ce qu’il voit et sent. Les mots deviennent des
traits d’union, des passerelles entre l’appel de la vie et la nonvie. Nous passons d’un espace de reproduction à un début de
reconnaissance (Delisle, 2001, p. 61)
Vivre des expériences sensibles et concrètes
« … et puis il y a eu le rêve de la soupe. Tu étais là debout
et tu me disais : Toi, tu dois boire cela. Et tu me donnais un
grand bol de soupe brûlante… pour me remonter, avec une
petite cuillère de bébé. On était en face de la maison de ma
grand mère. Le temps devient tout noir et très froid... Il se
met à pleuvoir et je te dis : Il va pleuvoir dans la soupe, ça
va la refroidir. »
A travers ce rêve, Flore montre son ambivalence à mon
égard : je suis celui qui lui apporte du bon et, en même temps,
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je lui tends des pièges en apportant du froid et du noir ; elle m’associe à sa grand mère à la fois bonne mais qui la quitte dans la
mort… Quelques séances après, Flore apporte en séance individuelle une soupe de potiron à partager ensemble :
« Je voulais partager avec toi quelque chose de chaud et de
bon, de la vie. Je sens ta présence par les mots, tes mains,
tes bras, ton cœur que j’entends battre. Un contenant
chaud, ferme mais souple, un contenant fidèle que je peux
retrouver, qui jamais ne va me rejeter. Je prends du temps
pour t’apprivoiser et me laisser apprivoiser. »
Un aménagement du cadre thérapeutique devient nécessaire
pour expérimenter et vivre des moments où elle puisse sentir,
contacter la réalité d’une véritable présence vivante ; tout ceci
étant verbalisé avant et après chaque expérience afin que la
prise de sens ait lieu. Les mots du thérapeute ont à s’incarner
dans des expériences concrètes et sensibles où l’accompagnement corporel et émotionnel est essentiel pour leur donner un
caractère authentique et transmissible. L’expérience de sentir un
contenant chaud corporel et verbal est une nouveauté pour celui
qui souffre d’abandon. Sa sensation dans le cycle de contact est
très perturbée : le bon est transformé en méfiance, en envie de
détruire le bon objet. Garder le bon et pouvoir le retrouver est un
travail d’assimilation qui nécessite souvent plusieurs années de
thérapie.
Le droit à l’existence ou l’enfance menacée
Avec un tel vécu abandonnique, rien n’est jamais vraiment
acquis définitivement.
Flore : « Si c’est pour naître et se retrouver seule, à quoi
bon ? »
Flore se dessine, lors d’une séance, en nourrisson enfermé
dans un œuf, morcellé puis reconstitué… Un introject de
base interdit le droit à l’existence dans une lutte permanente entre la vie et la mort ; par moments, Flore abandonne le
combat et se laisse chuter :
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« Je rêve beaucoup la nuit et c’est toujours le même thème :
un petit enfant va mourir car il a faim ; il est brûlé, noyé ou
englouti dans la boue. Je le cherche désespérement et
quand je le trouve, il est mort ou couvert de plaies… Je me
sens triste car je suis incapable de m’occuper de cet
enfant. »
Tout un travail de mise à jour des introjects de base s’est fait
peu à peu :
• introjects de la mère : « Tu n’a pas le droit de vivre, tu dois
rester dans l’ombre et dans l’oubli. »
• introjects du père : « Tu es mon bâton de vieillesse » (d’où
son métier de soigner et de toujours porter l’autre).
Flore travaille à plusieurs reprises un cauchemar qui la hante
depuis longtemps : elle marche dans un long couloir étroit et
fermé et quand elle arrive au bout, sa mère se tient devant la
porte et l’empêche de sortir… Dans un autre cauchemar, elle se
voit tirée dans une tombe par les bras d’une femme et meurt
étouffée.
La fonction du thérapeute est alors de favoriser l’expression de
ces angoisses de mort à travers des expériences où la cliente
peut crier tout son désespoir et, en même temps, puiser l’énergie en elle pour rejeter cette mère mortifère. Ce n’est qu’ensuite
qu’elle pourra commencer à accepter du bon et à s’occuper de
son enfant intérieur :
« Je sais que tu peux me donner la chaleur de tes mains,
de tes bras, symbole du non-rejet et du respect pour un
bébé prématuré prêt à mûrir. »
Et non à mourir…
Les absences et l’espace transitionnel
Toutes les absences et situations de séparation réveillent un
sentiment d’abandon et remettent en cause la confiance dans la
relation thérapeutique :
« Lorsque tu pars, j’ai peur, et de nouveau, je doute dans
ma confiance envers toi. Je suis en colère contre toi et cette
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colère sortira peu ou quelquefois en me battant avec toi,
comme avec ce père qui m’a abandonnée. Les mots sortent
peu car je me fonds assez vite : l’environnement redevient
dangereux, alors je disparais. »
Flore exprime la colère de dépendre de quelqu’un, à l’image
du père de son enfance, dont elle est à la merci et qui a le pouvoir de partir. C’est insupportable de se retrouver seule, d’où la
difficulté à se laisser aller à nouveau à l’intimité d’un lien. A cela,
nous avons inventé une solution : créer des espaces transitionnels pour l’aider à mieux supporter l’absence et garder le lien
intact. C’est pour cela que j’instaure avec ce type de client un
aménagement du cadre :
Flore : « C’est le nounours que tu m’as confié quand tu
pars en voyage, ce sont les cartes postales du Québec, ce
sont les “bonjour” et les “au revoir” chaleureux, ce sont les
appels au secours teléphoniques auxquels tu m’as toujours
répondu, c’est le petit morceau de laine jaune que je dissimule dans ma manche et qui me donne chaud, c’est le galet
que tu m’as donné… Parfois, je vais douter de ces objets
transitionnels quand ton absence est trop longue. Le petit
nounours deviendra moins bon ; à mon insu, je vais l’égarer dans la maison, sous mon lit ; les cartes postales sont
rangées dans mes papiers et je mettrai un temps fou à les
retrouver. »
Il s’agit bien de créer un espace potentiel, intermédiaire entre
le dehors et le dedans, nécessaire pour supporter l’intolérable de
la séparation (Winnicott, 1971).
Une présence et un soutien permanent du lien vital
Tout ceci montre que le travail thérapeutique ne se limite pas
aux séances mais qu’il se poursuit bien au-delà, engageant les
deux partenaires de la relation à aller loin ensemble. Le thérapeute doit souvent porter la relation quand le doute et le désespoir guettent le client.
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Flore : « J’ai pu voir, à mon grand étonnement, combien tu
me faisais confiance. Tu ne t’es pas laissé envahir par mon
désespoir de survivre. Tu m’as encouragée, tu m’as souvent remise dans le présent, tu m’as aidée à écrire à mon
père. Ma thérapie m’a permis de faire le deuil du père de
mon enfance pour rencontrer le père d’aujourd’hui. Je ne
peux oublier les petits instants de partage : une bonne poignée de mains, le Nescafé que tu m’as offert, la promenade pendant laquelle nous avons chanté...»
Le travail thérapeutique ne se limite pas à permettre la reconnaissance de l’étendue des dégâts mais à poser un acte de foi
et d’amour non seulement sur l’enfant blessé en elle mais aussi
sur l’enfant plein de ressources et de vitalité et ainsi relancer le
processus de vie et de création. Ainsi, par exemple, la thérapie
ambulatoire, sous forme d’une promenade ludique (exceptionnellement pour une séance à l’extérieur du lieu habituel) a permis de l’accompagner de façon sécuritaire dans le monde environnant et a eu un impact au-delà de mes espérances à travers
une expérience de mouvement et de jeu (dans un espace vert et
de détente, à proximité du cabinet du thérapeute). « La psychothérapie, disait Winnicott (1971), se situe en ce lieu où deux aires
de jeu se chevauchent : celle du patient et celle du thérapeute. »
Cette promenade ne s’adresse donc pas à l’adulte mais bien à la
petite fille perdue, en quête de repères et de support dans cette
présentation du monde : le thérapeute joue la fonction maternelle d’«object presenting».
J’ai encore en souvenir un autre rêve que Flore avait rapporté
d’un grand vide fascinant au bord duquel elle se tenait et qui l’effrayait ; il ne s’agissait plus d’un appel à la mort mais d’un appel
à la vie dans laquelle elle était invitée à se lancer. Pour quelqu’un tendu par l’angoisse, se jeter dans l’inconnu, lâcher son
contrôle crispé et s’abandonner sur le mode moyen devient une
vraie aventure ; le thérapeute devient le compagon témoin de ce
voyage. Le mot abandon prend alors ici le sens positif de volupté, de confiance, de lâcher prise et de soulagement.
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La fin de la thérapie
Flore : « J’aurais tendance à te classer toi comme les
autres… Toi aussi, tu vas me laisser tomber… J’ai besoin
de savoir que tu ne m’oublies pas. Mon départ, dans mon
parcours en thérapie avec toi, me reste douloureux,
comme quelque chose de non fini… d’incomplet, comme
une déchirure. Pour me défendre, j’ai parfois de mauvaises pensées envers toi : Pierre n’est pas mieux que les
autres, il me laisse tomber. Il m’a laissé partir alors que
j’étais mal. Je n’existe pas à ses yeux. J’ai perdu mon
temps avec lui, etc. Je sens bien que je pourrais invalider
tout le travail que j’ai fait avec toi, tout ce que tu m’as
apporté d’écoute, de présence, de tendresse. Tu pourrais
devenir celui qui ne peut plus m’aider… Je suis dans une
lutte, une grande ambivalence envers toi. Je sais que chez
moi, c’est pathologique, ce sentiment d’être oubliée. Très
vite, je n’existe plus. Mes fondations se perdent vite, alors
je ne peux même plus compter sur moi. »
Ce qui fait la spécificité d’une thérapie avec une personnalité
abandonnique, c’est de pouvoir achever, clore un parcours sans
que se répète son vieux dilemme : c’est au moment où enfin il
peut commencer à faire confiance que le thérapeute pourrait
l’abandonner. Dans le cycle de l’expérience thérapeutique, il
s’est risqué à s’engager dans la relation, voire à accéder au
lâcher-prise. Comment permettre une saine séparation et assimilation de cette expérience sans qu’elle soit invalidée et qu’elle
se retourne contre lui ? Cela demande du temps : parler de la
fin, s’assurer d’avoir la possibilité de s’écrire de temps en temps,
de solliciter un rendez-vous occasionnel à la demande, vérifier
que l’autre n’a pas disparu, n’est pas mort. Il y a en quelque
sorte le temps du contact et le temps du post contact afin de
garantir que ce qui a été vécu s’est bien passé pour éviter qu’il
ne sombre dans l’oubli.
La fin de thérapie est menacée par des sentiments de déchirure, d’envie de destruction du bon objet, de crainte de perte de
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l’autre ou de perte de soi. Le thérapeute a pour fonction d’aider
la cliente à conscientiser tous les mécanismes qu’elle met en
place. Dans son vécu transférentiel, le thérapeute pourrait se
culpabiliser d’en être encore là, avoir un sentiment d’échec ou de
rejet de cette cliente jamais satisfaite. Le thérapeute est tenu de
connaître les effets d’une séparation pour prendre du recul et
aider la cliente à dépasser l’amertume réactionnelle des premiers temps et à faire le deuil d’une relation idéalisée. C’est à ce
prix qu’une acceptation de l’incomplétude, inhérente à toute
expérience humaine, pourra se faire.
CONCLUSION :
POUR UNE PSYCHOTHÉRAPIE
EXISTENTIELLE DU LIEN
« Que signifie apprivoiser ? »
« C’est une chose trop oubliée. ça signifie créer des liens. »
Au terme de ce voyage thérapeutique, quels enseignements
peut-on tirer dans le traitement, particulièrement d’un point de
vue gestaltiste ?
L’accompagnement thérapeutique a mis l’accent sur la nécessité d’aménager un cadre thérapeutique ; il convient d’abord de
laisser se reproduire dans l’ici et maintenant l’insatisfaction inévitable de l’incomplétude et d’accueillir l’ambivalence des sentiments dont il faut encourager l’expression. Ce n’est qu’après la
reconnaissance de ces sentiments paradoxaux qu’un début de
réparation est possible et que le bon puisse être accepté par le
client sans être rejeté. Le thérapeute est tenu de s’engager dans
une relation durable et sans trop de failles pour que le client
puisse élaborer un sentiment de permanence du lien.
Si le thérapeute a lui-même une sensibilité à l’abandon, il aura
à se méfier de deux travers :
• prolonger indéfiniment un lien, ce qui risque d’empêcher le
client de grandir sans lui,
• se mettre en défense voire en distance, ce qui risque de faire
avorter prématurément la relation par manque d’empathie.
Il sera vigilant aux séparations inévitables que génèrent les
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vacances ou les événements réels de la vie et au processus de
fin de thérapie : il convient de le déployer dans le temps en respectant le post contact. J’ai redécouvert, cinquante ans après,
l’intuition clinique de Germaine Ghex (1950), que je trouve très
novatrice par rapport à la psychanalyse classique et encore très
actuelle dans ses propositions d’accompagnement : importance
d’une écoute empathique, attention aux interruptions et à la fin
de thérapie, souplesse dans l’aménagement du cadre…
Il s’agit de tendre vers une psychothérapie existentielle du
lien ; psychothérapie existentielle car toutes les données existentielles sont questionnées et mobilisées chez la personnalité
abandonnique : enjeu de vie et de mort, confrontation à la solitude, recherche désespérée du sens de l’existence, accès difficile à la responsabilité active des événements qu’il peut générer,
sentiment douloureux d’incomplétude…
La rencontre avec ces problématiques abandonniques m’a fait
redécouvrir l’essentiel du travail thérapeutique : porter son attention aux vicissitudes de la création et de la mise en place du lien
thérapeutique ; ce lien est la figure, dans l’ici et maintenant,
d’autres liens défectueux d’hier et d’ailleurs ; il va permettre, à
travers sa mise à l’épreuve et son affermissement, de relancer le
processus de croissance et de favoriser la croyance dans une
rencontre possible avec l’autre. La compréhension des relations
d’objets précoces, alliée à une thérapie du contact qu’est la
Gestalt-thérapie, apparaît, avec ces patients, comme une
approche intégrative féconde que l’enseignement et les écrits de
Gilles Delisle ont largement contribué à diffuser (1998, 2001).
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Van Damme.XP
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Le sentiment d’abandon
Résumé
Le sentiment d’abandon est un éprouvé qui s’actualise
chez certains clients enclins à se sentir « laissé tomber »
dans des situations de menace de rupture de lien…
L’auteur s’efforce, au travers d’une situation clinique au
long cours, de comprendre comment se structure l’expérience d’abandon. Il pose les bases d’une psychothérapie
existentielle du lien par l’aménagement du cadre susceptible de contenir l’angoisse sous-jacente et les moments
d’effondrement et par l’attention focalisée sur la création
d’un sentiment de permanence du lien.
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Revue Gestalt - N° 21 - Décembre 2001