Les enfants face aux sujets qui fâchent

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Les enfants face aux sujets qui fâchent
Les enfants face aux sujets qui fâchent
Une auteure de fictions pour enfants, Susie Morgenstern, et un pédopsychiatre, Patrick Ben Soussan,
réunis autour de la même question : Faut-il tout dire aux enfants ?(1). Impossible, car il faudrait alors
prétendre tout savoir. Par contre, la parole doit circuler le plus librement possible.
Qu’est-ce qui nous empêche de tout dire ? Henry Miller écrit quelque part que si un être humain «osait
jamais traduire tout ce qui est dans son cœur, nous mettre sous le nez ce qui est vraiment sa vérité, alors
le monde s’en irait en pièce, sauterait en mille miettes, et aucun dieu, aucune volonté ne pourraient
jamais rassembler les morceaux». Susie Morgenstern, elle aussi, est écrivain et elle a choisi de s’adresser
à de jeunes enfants. Elle est particulièrement consciente de l’immense responsabilité qui incombe
à l’auteur. Elle sait que beaucoup de choses ne peuvent pas être dites aux enfants, non pas parce qu’il
faut absolument les taire, mais parce que nous ne trouverons jamais les mots justes.
Patrick Ben Soussan, lui, en tant que pédopsychiatre est concrètement confronté à des situations extrêmement
douloureuses, cruelles et injustes. Ici non plus, il ne s’agit pas de prétendre tout dire, mais de négocier
avec l’inexplicable et au moins ne pas se dérober devant les questions gênantes.
Au fond, comment pourrions-nous exprimer ce que nous ne comprenons pas ? Susie Morgenstern :
«Nous passons nos vies adultes à essayer de prouver que nous sommes vivants, pour justifier ce bout
de vie, pour le garder, le saisir, l’apprivoiser, le chérir et en jouir. Nous savons pourtant que personne
ne va sortir d’ici vivant, mais nous nous efforçons de nous cacher cette vérité, de penser que le délai est
infini et de croire à l’immortalité provisoire. Nous sommes des grands enfants. Alors la seule vérité que
je pense connaître est la suivante : après la vie, il y a la mort».
Que faire de cette part d’inacceptable finitude ? On ne peut pas la nier. S’il suffisait de la taire pour
la faire disparaître ! Nous la portons en nous et transmettons ce fardeau de génération en génération.
«J’ai tendance à vouloir protéger les enfants de ce savoir et entre tous les sujets sensibles - la maladie,
la mésentente, la peine, la souffrance, la séparation, le divorce - c’est la mort qui prime dans mon hitparade des grands secrets».
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A chacun ses traumatismes, ses interdits et ses tabous. Mais, il est totalement illusoire de prétendre
arracher notre progéniture aux lois naturelles. On peut juste espérer qu’elle négociera mieux que nous
les inévitables chocs avec le réel. Susie Morgenstern poursuit : «Alors, est-ce qu’il faut tout dire aux
enfants ? Oui, parce qu’ils savent déjà tout et ils n’auront pas confiance en nous si on essaie de cacher
ce qu’ils ont déjà perçu. L’illusion des adultes que non seulement les enfants devraient être protégés,
mais puissent être à l’abri de la connaissance des réalités déplaisantes prendrait un coup s’ils écoutaient
pour de vrai les enfants, ce qu’ils disent entre eux et ce qu’ils nous disent».
Patrick Ben Soussan martèle à son tour cette évidence : les enfants font leurs propres expériences
de la vie. «Autour de l’enfant existe un monde. Il n’est pas isolé. Son apprentissage passe aussi
grandement par ses pairs. Ils parlent beaucoup entre eux».
Alors on ne pourra jamais tout dire ni tout entendre, mais, pour autant, pourquoi se bâillonner
et se censurer a priori ? Patrick Ben Soussan pense, au contraire, que la parole doit circuler. Ainsi, dans
les familles qui ont pris l’habitude d’échanger, il est plus aisé d’aborder, quand elles se présentent,
la maladie et la mort et d’en atténuer le caractère inévitablement traumatique.
La fiction ne ment pas
Nous devons constamment fabriquer du sens là où, apparemment, il est absent. Pour ce faire,
le recours à la fiction n’est pas un subterfuge. Elle est porteuse d’une connaissance inaccessible autrement.
La fiction ne ment pas, au contraire, elle rend tangible la relativité de toutes les vérités. Susie Morgenstern
: «Il y a eu beaucoup d’analyses expliquant que les contes de fée abordent les sujets les plus sensibles,
avec des gros sabots, mais dans une forme déguisée. Ils soutiennent les membres les plus désavantagés
de la société – les enfants, les femmes, les pauvres – contre l’établissement institutionnel (les riches sont
souvent dépourvus de chance, les rois et les reines sont stériles ou leurs enfants souffrent de maladies
étranges alors que les pauvres sont en bonne santé et entreprenants.
Les contes, avant d’être purgés par Disney et d’autres, sont pleins de tout ce que les éditeurs Victoriens
ou autres censeurs ont coupé : le sexe, la mort, l’humour et surtout l’initiative féminine qui entraîne
ces femmes à escalader des montagnes de verre, entrer dans les châteaux des ogres, voler des objets
magiques et battre une variété d’ennemis surnaturels. Ce sont des femmes libérées qui ont le courage,
l’intelligence, le génie, l’endurance couronnée par de bons cœurs».
Susie Morgenstern doit jouer avec les normes et les interdits de nos sociétés, avec les différents modes
d’énonciation, conscientes et inconscientes, qu’elles adoptent. Le non dit fait partie de la vérité, il faut
composer avec cette part d’informulable. Le cheminement idéal serait d’échapper au pire et de se rapprocher
toujours plus près du meilleur. Mais comme l’un est souvent dans l’autre…»La question n’est pas
seulement « doit-on tout dire aux enfants ? » Mais est-ce que nous, adultes, sommes capables de le dire.
Est-ce que nous réussissons à surmonter notre propre gêne, nos propres complexes et lacunes, nos
propres incertitudes et doutes ? Est-ce que nous avons les mots, le talent, la sagesse ? Et est-ce qu’on peut
encore, adulte, capter et comprendre le monde qui nous entoure, avec autant de sensibilité et de bon
sens qu’un enfant ?».
Les parents terribles
Nous avons une immense responsabilité face à nos enfants. «Peut-on tout dire ? Ce n’est pas tant une
question de dire ou ne pas dire, mais comment le dire. J’ai toujours pensé que quand on écrit pour les
enfants, il faut les tenir par la main. Quand on écrit pour les ados, on tient moins fort la main. Et quand
on écrit pour les vieux, on peut lâcher la main.»
Une chose est sûre : pour former des individus capables d’invention et de faire progresser la société
de demain autant éviter «une éducation ne consistant qu’à dresser les sujets à vouloir par volontés toutes
faites et à savoir par vérités simplement acceptées» (Jean Piaget). Mais comment transmettre à nos
enfants quelque chose que nous n’avons pas encore inventé ? Commençons peut-être par admettre que
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nous ne serons jamais entièrement à la hauteur et acceptons de léguer plus de doutes que de certitudes.
Patrick Ben Soussan : «Le métier de parent est difficile, voire impossible. Il s’apprend sur le dos des
enfants. On rate forcément des rendez-vous. Mais les enfants font avec et se construisent quand même».
Tous les parents ont peur... de l’avenir, de la maladie, du chômage, des ténèbres, de la mort, de tout
ce qui pourrait arriver à leur enfant. Ces peurs, ils les apprivoisent à leur façon ou bien ils les transmettent
à leurs enfants(2). Autrement dit par Susie Morgenstern : «Les parents font de leur pauvre mieux».
Il n’existe pas de recette miracle, ni de formulation magique. Patrick Ben Soussan nous rappelle que les
mots «ne sont que des allumettes, un déclencheur plus ou moins puissant selon le contexte et le passé
de chacun». Alors à quoi se fier ? A l’amour, ce mot gênant, un peu gluant et passe partout ? «Si donc
l’amour ne peut dominer, comment l’esprit régnerait-il ?» (Auguste Comte). Pas la passion aveugle et
dévorante, mais à un vrai souci de l’autre. Un échange où celui qui donne est à chaque fois plus riche
que celui qui reçoit. Susie Morgenstern : «Et puis, au-delà des mots, et au-delà de ce qu’il faut ou ne faut
pas dire aux enfants, il y a ce qu’il faut faire avec les enfants. Il faut les prendre dans vos bras quand ils
sont malheureux, quand ils ont un problème, ou même quand ils sont heureux et que tout va bien. Et là,
il faut dire : «Je t’aime !».
Fred Kahn
(1) Rencontre-débat à la BMVR, le 28 juin 2006. Dans le cadre de la semaine Sous le soleil exactement
[Corps, culture et cancer] organisée par l’Unité de Psycho-Oncologie de l’Institut Paoli-Calmettes et des
10 ans de la revue Spirale.
(2) Cf : Le bébé et ses peurs ; Patrick Ben Soussan - Yvonne Knibielher - Michel Lemay - Marcel Sanguet
(Ed. Erès, 2002)
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