LES NOCES D`OR DE PLOUËC Les touristes amoureux de la côte s

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LES NOCES D`OR DE PLOUËC Les touristes amoureux de la côte s
LES NOCES D'OR DE PLOUËC
Les touristes amoureux de la côte s'offrent parfois une incursion dans
l'arrière pays du Trégor. Ils embarquent à Paimpol dans le petit train à vapeur qui
les conduit jusqu'à Pontrieux. Ils se régalent des paysages grandioses qu'offre le
voyage et mitraillent avec leurs appareils photos par les fenêtres du vieux wagon.
Arrivés à destination, ils flânent un moment sur le port à regarder les bateaux, en
suçant des glaces à l'eau, comme dit la chanson. Certains poussent l'escapade
jusqu'au centre du bourg pour une promenade en barque sur la rivière, puis ils
regagnent la gare en calèche. Le fer des chevaux sur l'asphalte fait écho aux
cliquetis des haubans. Ils ne vont guère au-delà du pont qui enjambe le Trieux.
Au-delà du pont, on quitte la carte postale. Le Crédit Agricole, le
supermarché, la pharmacie ne figurent pas sur les guides touristiques. Au soir,
les touristes regagnent donc leur hôtel en bord de mer, la tête pleine de couleurs
et de vent. Ils rêvent la nuit venue à des drakkars remontant le ria et à des
troupes de Vikings grimpant à l'assaut du château de la Roche Jagu, planqués
sous leurs boucliers au lieu dit du Trou des Hannetons. Ils ont vu tout ce qu'il y
avait à voir, la vitrine du pays. Ils ont imaginé le reste. Ils n'ont pas poussé la
porte de l'arrière-boutique.
Si d'aventure l'un de ces touristes s'était embarqué, faute de vapeur, dans
le TER qui relie Paimpol à Guingamp, si, distrait par un appel sur son portable,
il avait raté l'arrêt à Pontrieux et dû attendre celui de Plouëc-Brélidy pour
réparer son erreur, il n'aurait découvert qu'une étrange gare fantôme aux fenêtres
cassées où le vent agite les rideaux grisâtres, une halte d'un autre temps à la
marquise déserte et déglinguée. Il aurait eu tout le temps, avant que n'arrive un
train dans l'autre sens pour le ramener dans la carte postale, d'apprendre par
cœur le panonceau racontant l'histoire de ligne de Tréguier, d'errer entre les
carcasses rouillées d'antiques draisiennes et de remarquer deux jeunes arbres
étrangement plantés au milieu de la voie déclassée. Tout son temps pour
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constater qu'il n'y a rien à voir à Plouëc-Brelidy. où l'horloge s'est définitivement
arrêtée à onze heures deux.
Et pourtant, si cet improbable touriste avait débarqué un dimanche matin
de mai 2012, si l'envie lui avait pris de marcher jusqu'au centre du bourg –
disons qu'il aurait eu envie d'un café, d'un croissant ou besoin d'un paquet de
cigarettes - il aurait découvert une étrange cérémonie qu'aucun ethnologue, fût-il
le plus fin spécialiste des coutumes du Trégor, n'a jamais recensé : les noces d'or
d'un village et de sa rivière.
On aurait dit que ce matin-là que, contaminé par l'horloge immobile de la
gare, le bourg avait arrêté le temps en 1962. Une Quatre-chevaux Renault, une
Quatre-cent-trois Peugeot, un fourgon Citroën, trois ou quatre Solex et une
Mobylette stationnaient sur le parking de la salle des fêtes. Quelques vieux
attroupés caressaient la tôle des voitures d'une main hésitante et émue comme à
quinze ans on effleure timidement le genou d'une fille qui fait mine de ne pas
s'en apercevoir. La terre n'avait pourtant pas cessé de tourner. Le soleil entamait
sa course vers le midi et le clocher de l'église sonna la demie de onze heures.
Les invités commencèrent à affluer. On arrivait à pied ou en voiture, du
bourg et des hameaux environnants, de la Belle Église, de Kerjegu, des fermes et
des moulins, et même en aéroplane, de l'autre bout du monde, avec des poèmes
et des guitares, des chansons, une clarinette et un accordéon. On arrivait en
couple à petit pas, en famille dans des cavalcades d'enfants. On s'était croisé la
veille, à la boulangerie ou au café, mais on se saluait et on se bisait comme si on
ne s'était pas vu de six mois. D'aucuns avaient ressorti du fond des armoires les
robes à fleurs et les corsages d'autrefois. Monsieur le Maire avait enfilé le
costume noir à rayures qu'il tenait de son père et coiffé le plus beau chapeau
rond qui lui venait du père de son père.
La noce promettait d'être superbe ! Tout le monde avait été invité, tout le
monde était venu. Enfin, presque tout le monde... Manquaient ceux que les
soucis, le travail ou la peur de se sentir étranger avait empêchés. Qu'ils en soient
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ici excusés. Ils seront présents la prochaine fois, dans dix ans, pour les noces de
diamant. Les gens sont comme les arbres. Quand on les rempote dans une terre
nouvelle, il faut leur laisser le temps de faire le trou où pousser leurs racines.
Tout autour de la salle du banquet s'affichaient les photos en noir et blanc
du temps où Plouëc avait épousé le Trieux. Et elle était belle, la mariée, avec ses
bretonnes en coiffes, ses élus à la fière moustache, ses curés en chapeau, la
soutane impeccablement boutonnée du haut des godillots à la base du cou, ses
enfants en culottes courtes sagement alignés devant l'école. On se cherchait sur
les photos, on reconnaissait un père, un cousin, une grand-mère. On se pressait
devant les cadres, la tête, remplie de souvenirs qui ne demandaient qu'à revenir.
Monsieur Marcel Proust qui adorait la Normandie s'excitait les méninges
avec un morceau de madeleine trempée dans une tasse de thé. En Bretagne, on
préfère le Bihrr.
Les anciens gardèrent longtemps en bouche la première gorgée du vin cuit
servi à l'apéritif. Il y avait belle lurette qu'ils n'avaient pas dégusté un breuvage
pareil. Ce goût, cette odeur, c'étaient ceux des bistrots disparus, du formica et
des nappes Vichy, c'étaient des images et des mots qui affleuraient comme les
rochers à marée basse. « Du bon, du beau, Dubonnet. Béné Cadum. Vive Aspro .
Vite un comprimé Croix Blanche. Cinzano, priez pour nous... »
Bientôt les langues se délièrent pour évoquer le temps du bourg au vingtdeux commerces. Le boucher, le cordonnier, les bistrots, la forge... Don Camillo
tonnait en chair à l'église, Pepone tenait la mairie, l'instituteur menait les gamins.
Tous les trois se retrouvaient au bal masqué pour rire des aventures de Bécassine,
au théâtre pour applaudir les amateurs et au stade pour encourager l'équipe de
foot. Ah les beaux souvenirs ! Ah le bon temps que c'était du temps que chacun
tenait sa place exactement ! Un temps de misère aussi, faut bien dire. La traite
des vaches à la main, tous les jours, matin et soir, qu'il neige qu'il pleuve ou qu'il
vente, les cocos à écosser, histoire de ne pas perdre son temps en gardant les
bêtes, pas de mer, pas de vacances, les gars partis jusqu'en Islande pour des huit
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mois à pêcher la morue. Un temps de gueux, mais le bon temps tout de même
parce qu'on avait vingt ans et qu'on les aura plus.
Emporté par l'élan on en venait même à se rappeler le petit train de
Tréguier qui prenait les œufs et le lait à la lisière de la ferme pour les porter à la
ville. « - Mais quand ils ont fermé la ligne, tu étais encore au berceau, Victorine !
- P'têt, mais dame, je sais bien ce que je sais ! »
La mémoire est un vaste chantier où se mélangent allègrement les
souvenirs qu'on a de son enfance et ceux des parents qui eux-mêmes racontaient
autrefois ceux qu'ils tenaient de leurs parents. De sorte qu'au troisième verre de
Bihrr on aurait pu vous raconter l'arrivée de saint Jorand dans la commune, les
colères de l'ermite de la Belle Église et comment fut ouverte la voie romaine du
côté de Saint-Clet au temps des gaulois.
On s'observait aussi, de table en table. « Et lui, là-bas, le jeune, c'est
qui donc ? Un Hamon ? Un Peron ? Un Drougamet, un Bozec, un Guezenec ? »
Le « jeune » en question pouvait approcher la soixantaine, mais on se souvenait.
Il accompagnait son grand-père au café de la Belle Église du temps que Plouëc
n'était pas encore du Trieux. Il avait dû partir avec le père, émigré à Guingamp, à
Paris, à Nouméa ou à la Réunion, instituteur, postier ou ingénieur. Il avait dû
s'en aller, comme beaucoup du pays, chercher le travail dans d'autres pays. Et
voilà qu'il était revenu, après deux générations. Et personne ne s'en étonnait. Les
Bretons sont comme les ronces. Ils sortent de la terre, grands voyageurs, ils
peuvent faire le tour du monde, mais ils finissent toujours par revenir là où sont
leurs racines.
Évidemment, les nouveaux arrivants dans la commune qui avaient voulu
participer à la noce, ceux qui occupent les pavillons des lotissements neufs, ceux
dont le nom de famille ne figure pas sur monument aux morts et qui n'ont pas de
tombe à fleurir dans le cimetière de l'église, ceux-là devaient s'agiter plus que les
autres pour faire oublier qu'ils n'étaient pas tout à fait d'ici. Ils avaient décidé de
venir vivre dans la région. Personne ne les y avait attirés particulièrement, pas
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de grand-père, pas d'oncle, même pas un vague cousin. Parfois, on les y avait
poussés. Un jour, un chef, un D.R.H. leur avait dit « Voilà, ce sera Lannion,
Paimpol ou Guingamp. » Ils avaient fait leurs bagages, cherché une maison. Ils
avaient aimé la couleur du ciel qui porte à marée haute les embruns des vagues,
le vent, la lumière, les chemins qui se perdent. Ils avaient choisi d'élever et de
voir grandir leurs enfants sous le ciel de Bretagne. On les croisait partout, tout
au long de l'année, à la bibliothèque, aux assemblées du patrimoine, aux
réunions de parents d'élèves, à la recherche des traces d'un pays qu'ils voulaient
faire leur. Il y a tellement de mémoire dans les vieilles bâtisses, dans les
calvaires au croisement des routes, dans les chapelles et les fontaines perdues,
dans les chemins creux de plus en plus rarement foulés, tellement de souvenirs
passés de générations en générations qu'ils voulaient tout savoir, tout connaître,
tout comprendre. Alors, ils défrichaient, labouraient, élaguaient, taillaient, et
creusaient dans les cœurs à la recherche du bout de terre où plonger leurs racines
nouvelles. La mémoire en jachère laisse peu de place à l'avenir. Ils rêvaient que
demain la vieille gare fantôme sortirait de son sommeil, ouverte aux regards,
propices aux rencontres. C'est pourquoi, le jour de la noce, ils étaient les plus
rapides à courir entre les tables, chargés de plats et de bouteilles, les premiers à
rendre service, à vouloir être utile. Dans cinq ans, leurs enfants qui sont encore à
l'école primaire auront grandi. Ils fileront de la Belle Église à Pontrieux sur des
scooters pétaradants, rendez-vous au boulodrome derrière la salle des fêtes ou au
café. Quelques vieux se plaindront du vacarme sous leurs fenêtres. On fera la
leçon aux gamins. On expliquera aux vieux qu'il faut bien que s'écrivent
aujourd'hui les souvenirs pour demain.
Le temps s'est arrêté à onze heures deux à la gare, en 1962 dans la salle
des fêtes. L'avenir tarde à venir.
Le repas s'éternise comme s'éternisaient autrefois les repas de famille
quand les oncles et les cousins venaient à Noël ou à la Pentecôte. Les enfants
s'ennuient. Les petits se poursuivent entre les tables, bousculant les chaises à
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leur passage. Les plus grands sont sortis et slaloment à vélo sur le parking. Ils
ont besoin de bouger. Les vieux aussi, dont certains ont la tête qui dodeline audessus de leur assiette. Il fait chaud. On aimerait prendre un peu l'air.
Une femme s'est levée. Elle entonne une chanson qui parle des marins
disparus en mer. La chanson n'est pas d'aujourd'hui, mais la voix est claire, juste
et assurée. Les couplets s'ajoutent aux couplets avec la régularité du chaland
qu'on laisser filer et qu'on remonte inlassablement. C'est une chanson émouvante
et triste, à tirer des larmes à un menhir, interminable comme une course de terreneuva.
Mais voilà le dessert. Monsieur le maire s'est emparé d'un micro et monte
sur la scène. Un discours ! Un discours ! Monsieur le maire sourit, visiblement
heureux de voir réunis autant d'habitants de sa commune pour la noce, aussi
heureux que devait l'être autrefois le curé de Plouëc quand son église était pleine.
–
Mes chers amis, vous me pardonnerez de ne pas remercier ici
individuellement tous ceux qui ont œuvré à faire de ce jour un jour qui restera
dans les annales de notre commune. Il me faudrait nommer alors chacun d'entre
vous et on y serait encore demain matin. Il y a cinquante ans la commune du
Plouëc épousait le Trieux. Je me contenterai donc de lever mon verre aux noces
d'or de Plouëc et du Trieux. Longue vie aux vieux mariés et à toute leur
descendance !
Applaudissements. Merci à monsieur le maire d'avoir été bref. La crème
glacée commence à fondre dans les coupes. Un petit a tiré son père par le bras.
–
Dis, papa, il est où le marié ?
–
Quel marié ?
–
Ben monsieur Le Trieux...
Le père rigole et passe le mot de son fils à son voisin qui le repasse à sa
voisine, de sorte que la question de l'enfant fait bientôt le tour de la salle jusqu'à
venir à l'oreille d'un barbu arborant un magnifique nœud papillon bleu sur une
chemise blanche impeccablement repassée. Aussitôt, l'homme se lève, coiffe le
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chapeau haut de forme qu'il avait déposé à son côté et interpelle monsieur le
Maire qui s'apprête à descendre de la scène.
–
Monsieur le Maire, un jeune Plouëcois vient de soulever une
question de la plus grande importance. Comment se fait-il que le Trieux soit
absent de la fête dont il devrait être le roi ? On sait qu'il est un peu sauvage,
mais tout de même ! Tout Plouëc est là pour lui. Je vous le demande, monsieur
le Maire, en tant que Secrétaire Perpétuel de l'Académie de la Feuille, quelles
mesures comptez-vous prendre pour faire revenir le Trieux au domicile conjugal,
c'est à dire au cœur de Plouëc !
Peu habitué à ce type d'opposition municipale, monsieur le Maire marque
un temps pendant lequel les premières propositions commencent à fuser,
probablement lancées par des membres de la mystérieuse Académie.
–
Dérivons le cours du Trieux depuis le moulin de Kernavalet pour le
remettre dans son lit au moulin du château !
–
Installons une pompe !
–
Un bassin de rétention ferait une belle piscine à côté de la mairie !
–
Une hydrolienne à la descente fournirait la commune en électricité !
C'était comme si soudain on avait réveillé la noce qui tendait à s'assoupir.
Ceux qui se frappaient la tempe du bout de l'index ne rigolaient pas moins que
les autres.
–
Qu'est-ce qu'ils disent ? interrogea une vieille, la main en cornet sur
son oreille.
–
Des bêtises, répondit son voisin. C'est l'académie de la feuille. Ils
font toujours des plaisanteries.
–
L'académie de la feuille ? C'est pour les sourds ?
–
Monsieur le secrétaire perpétuel, dit alors monsieur le Maire qui
avait repris ses esprits en même temps que le micro, je peux vous assurer que
vos proposition seront examinées par le conseil municipal avec tout le sérieux
qu'elles méritent, et ce dès notre prochaine séance. Je tiens toutefois à vous
prévenir qu'outre les études techniques de faisabilité qui risquent de demander
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un certain temps, si ce n'est un temps certain, notre cité partage le cours du
Trieux avec de nombreuses autres communes, frontalières, en amont et en aval,
de sorte qu'une décision définitive ne pourra être prise qu'au niveau
départemental, voire régional, voire national ou même européen, compte tenu
des impacts qu'un tel chantier ne manquerait pas d'avoir sur l'environnement.
On n'aurait pu tenir de discours plus honnête et plus sincère que celui-là.
La salle toute entière applaudit au bon sens et à la raison de son édile mais le
secrétaire perpétuel de l'Académie de la Feuille n'entendait pas en rester là. Il
était assis à table depuis une heure de l'après-midi, on approchait les cinq heures.
Il se sentait des fourmis dans les jambes et n'était pas le seul.
–
Monsieur le Maire, je vous remercie de nous avoir entendus et je ne
doute pas que vous saurez tout mettre en œuvre pour rendre le Trieux à Plouëc.
Mais pas question d'attendre. Si le Trieux ne vient pas à nous, nous irons-t-au
Trieux !
–
Au Trieux ! Au Trieux ! reprirent en chœur les enfants que l'arrivée
du dessert et les cris qui avaient suivi le discours du maire avaient ramenés dans
la salle. Une furieuse envie de se dégourdir les jambes les démangeait.
–
Qu'est-ce qu'ils disent, demanda à son voisin la vieille qui avait des
problèmes d'audition ?
–
Ils disent qu'ils veulent aller se promener au Trieux.
–
Drôle d'idée, fit la vieille en haussant les épaules. Il n'y a rien au
Trieux.
–
Il y a la rivière, répondit son voisin.
–
C'est bien ce que je dis, reprit la vieille. Il n'y a rien.
Prétendre que toute la noce descendit au bord de la rivière serait mentir. Si
le conteur peut se permettre ici ou là d'enjoliver quelque peu la réalité, il ne
saurait trahir la vérité. Ils ne furent qu'une vingtaine, les gamins en vélo, les
parents en voiture, pour aller rendre hommage au marié des noces d'or de Plouëc.
Après tout, la promenade digestive au terme du repas de famille fait aussi partie
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de la tradition.
C'était une fin d'après midi de printemps, lumineuse et légère. On décida
de rendre visite au Trieux au lieu-dit du moulin de la Vache. La joyeuse troupe
dévala d'un bon pas le chemin de grande randonnée. Les parents causaient, les
enfants couraient et grimpaient à l'assaut des rochers au bord du chemin. Un
étrange silence se fit quand ils arrivèrent près du moulin.
Au fond de sa vallée sous les arbres, encadré de ses falaises abruptes, le
Trieux jouait au torrent de montagne, avec ses cascades et ses tourbillons. Il
avait beaucoup plu la semaine passée. La vieille roue édentée du moulin était
immobile Les enfants passèrent la tête entre les barreaux de la grille pour
écouter gronder l'eau dans le bief en sous-sol. Le secrétaire perpétuel de
l'Académie des Feuilles avait imaginé prononcer un discours rigolo pour clore la
journée. Les mots ne lui vinrent pas. La musique de l'eau, du vent dans les arbres,
le chant des oiseaux... La parole était au Trieux. La parole au marié...
Les promeneurs marchèrent en silence au bord de la rivière, croisèrent un
couple de randonneurs. A la halte aménagée après le pont de la route de SaintClet, une douzaine de cavaliers de Saint-Gilles faisaient reposer leurs chevaux.
On échangea quelques mots. Doucement, presqu'à voix basse, comme dans une
église. Ou plutôt comme dans un théâtre, dans les coulisses d'un théâtre, derrière
le rideau, à l'heure où le régisseur s'apprête à frapper les trois coups. C'était ici,
aux bords secrets du Trieux que se préparait le spectacle. De l'autre côté de
l'écluse de Pontrieux, de la roche Jagu à la côte, les touristes applaudiraient la
mer envahissant la vallée. On était à l'envers de la carte postale, au cœur du pays.
On marcha une petite heure en en tentant de comprendre ce que le Trieux
voulait raconter aux gens de Plouëc, en essayant de déchiffrer les paroles de sa
chanson. Sur le chemin du retour, le vent se mit soudain à souffler en rafales.
Une nuée noire obscurcit le ciel et déversa un torrent de pluie sur les gens de la
noce. Quelques secondes plus tard, le soleil était revenu. Petits et grands étaient
trempés, dégoulinants de la tête aux pieds. Ravis.
« On aurait dit la mer », dit un enfant. « Un paquet de mer. Çà fait comme
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quand on approche des rochers quand il y a des vagues. Après, on est tout
mouillé. C'est marrant. »
La pluie lui coulait sur le visage. Il passa sa langue sur ses lèvres et fut
surpris de ne pas y sentir le goût du sel.
–
La mer ne vient pas jusqu'ici. Ce n'était qu'une averse, expliqua un
adulte.
Peut-être... N'empêche que le gamin sentait bien que la mer était toute
proche, à quelques kilomètres, qui envahissait l'estuaire jusqu'à l'écluse de
Pontrieux. Elle montait, elle descendait, deux fois par jour. La rivière
bouillonnante, c'était comme le sang dans ses veines et les artères. La mer, c'était
le poumon. On apprend cela à l'école, le vieux sang qui remonte et que l'air
purifie. Il inspira de toutes ses forces, gonflant sa poitrine. Il était au cœur
battant d'un monde qui va d'hier à demain, des souvenirs à l'avenir. Le temps se
remettait en marche. Boudoum, boudoum... Boudoum, boudoum...
Un jour, il le sentait, la mer l'emporterait. Un jour, lui aussi, il partirait, en
train, en bateau, en voiture, à pied, peu importe. Un jour il partirait et un autre
jour il reviendrait parce que, c'était certain, il n'y avait aucun doute là-dessus.
Hier - demain, partir – revenir. Voilà ce que le marié voulait dire à sa belle.
« En avant la mémoire ! » : c'étaient les paroles de la chanson du Trieux.
Dominique Lemaire, Plouëc du Trieux, le 8 juin 2012.
Merci à tous ceux que j'ai croisés dont je ne connais pas le nom et qui m'ont fait l'amitié de quelques
mots aux cérémonies du 8 mai, au repas des anciens, aux noces de Plouëc ou au détour d'un chemin, à la sortie
des écoles ou à la bibliothèque...
Merci à Arnaud, au gardien de la déchetterie, à Guy Cornec, à M et Mme Touzet, à Nadia Alix, Carole
Rocher, à M et Mme Boutterin, à Henri Legarsmeur, sa petite famille et l'Académie des Feuilles, à Augustine et
sa sœur, aux cavaliers de Saint Gilles des Bois, à François le rocker...
Merci à toute l'équipe municipale qui a porté ce projet avec la fédération des œuvres laïques de SaintBrieuc, aux élus et employés de la commune, spéciale dédicace à Sophie Delacour pour tout le travail qu'elle
accomplit ici et les contacts qu'elle m'a permis de nouer...
Merci enfin à Pascal et à Annie, pour leur accueil chaleureux à l'Eldorado
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