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Philosophie – La Technique.
La Technique
Une des affiches du film « 2001 l'Odyssée de l'espace » de Stanley Kubrick
I.
Qu’est-ce que la technique ?
a. Un phénomène complexe
 La transformation de la nature
La technique est ce par quoi on désigne tout objet ou phénomène possédant certaines
caractéristiques dont la première est d’être une transformation de la nature. Les grecs
opposaient ainsi la technè (qui a donné le mot technique et qui désigne le processus humain de
production d’objet et de transformation de la nature à la phusis (la nature au sens de processus
de génération ne dépendant pas de l’homme). Le problème est que cette distinction ne suffit pas
car par exemple, les Beaux-arts entre dans cette définition mais ne peuvent être définit comme
objets techniques seulement Cf. cours sur l’Art). On distinguera d’abord la technique par son
utilité pour nos besoins. La technique serait alors, selon Pierre Clastres :
« L’ensemble des procédés dont se dotent les hommes […] pour s'assurer une maîtrise du
milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins. »1
 Une finalité intentionnelle
« Lorsqu’en fouillant un marécage, on découvre, comme il est arrivé parfois, un morceau
de bois taillé, on ne dira pas que c’est un produit de la nature, mais de l’art2. La cause
productrice de celui-ci a pensé à une fin à laquelle l’objet doit sa forme. »
Kant, Critique de la faculté de juger, §43.
A l’inverse de l’objet naturel, l’objet technique a une cause productrice ou cause efficiente) qui
est une intention humaine. La forme du morceau de bois trouvé n’est pas naturelle ni due au
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La société contre l'État, chapitre 11
Au sens du travail humain.
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Philosophie – La Technique.
hasard, elle correspond à une fin visée par un homme. Cette fin ou cause finale, détermine en vue
de quoi est utilisé l’objet transformé si le bâton est taillé en pointe, sa cause finale est de tuer
par exemple . Cette fin pour être réalisée a d’abord été pensée par la cause efficiente l’homme ,
elle correspond à une représentation mentale de l’objet fini et de son but, son utilité. Ainsi,
l’objet technique est subordonné à la production d’un effet, il a toujours une utilité.
 La systématicité
« Il est classique de présenter la construction de la locomotive comme une « merveille de
la science ». Et pourtant la construction de la machine à vapeur est inintelligible si on ne
sait pas qu'elle n'est pas l'application de connaissances théoriques préalables, mais qu'elle
est la solution d'un problème millénaire, proprement technique, qui est le problème de
l'assèchement des mines. Il faut connaître l'histoire naturelle des formes de la pompe,
connaître l'existence de pompes à feu, où la vapeur n'a d'abord pas joué le rôle de moteur,
mais a servi à produire, par condensation sous le piston de la pompe, un vide qui
permettait à la pression atmosphérique agissant comme moteur d'abaisser le piston, pour
comprendre que l'organe essentiel, dans une locomotive, soit un cylindre et un piston. »
Canguilhem, "Machine et organisme", in La connaissance de la vie.
La systématicité signifie qu’un objet technique n’existe jamais seul et n’est jamais créé ex nihilo.
Il y a un lien entre les différents objets techniques, ils sont en relation d’interdépendance. Un
système est un tout composé de parties possédant un rôle définit. Par exemple, un train est un
objet technique qui n’existe pas seul, il n’est pas une fin en soi. Il suppose toujours un réseau de
voies de chemin de fer, un ensemble de signalétiques, d’aiguillages, des outils d’entretien…
b. Le corps, premier outil technique.
 L’exemple de la nage et de la course.
« [...] Autrefois on nous apprenait à plonger après avoir nagé. Et quand on nous apprenait
à plonger, on nous apprenait à fermer les yeux, puis à les ouvrir dans l'eau. Aujourd'hui la
technique est inverse. On commence tout l'apprentissage en habituant l'enfant à se tenir
dans l'eau les yeux ouverts. Ainsi, avant même qu'ils nagent, on exerce les enfants surtout
à dompter des réflexes dangereux mais instinctifs des yeux, on les familiarise avant tout
avec l'eau, on inhibe des peurs, on crée une certaine assurance, on sélectionne des arrêts
et des mouvements. Il y a donc une technique de la plongée et une technique de
l'éducation de la plongée qui ont été trouvées de mon temps. Et vous voyez qu'il s'agit bien
d'un enseignement technique et qu'il y a, comme pour toute technique, un apprentissage
de la nage. D'autre part, notre génération, ici, a assisté à un changement complet de
technique : nous avons vu remplacer par les différentes sortes de crawl la nage à brasse et
à tête hors de l'eau. De plus, on a perdu l'usage d'avaler de l'eau et de la cracher. Car les
nageurs se considéraient, de mon temps, comme des espèces de bateaux à vapeur. C'était
stupide, mais enfin je fais encore ce geste : je ne peux pas me débarrasser de ma technique.
Voilà donc une technique du corps spécifique, un art gymnique perfectionné de notre
temps. [...]
En fin, sur la course, j'ai vu aussi, vous avez tous vu, le changement de la technique. Songez
que mon professeur de gymnastique, sorti un des meilleurs de Joinville, vers 1860, m'a
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Philosophie – La Technique.
appris à courir les poings au corps : mouvement complètement contradictoire à tous les
mouvements de la course ; il a fallu que je voie les coureurs professionnels de 1890 pour
comprendre qu'il fallait courir autrement. [...]
Ce qui se passe, c'est une imitation prestigieuse. L'enfant, l'adulte, imite des actes qui ont
réussi et qu'il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur
lui. L'acte s'impose du dehors, d'en haut, fût-il un acte exclusivement biologique,
concernant son corps. L'individu emprunte la série des mouvements dont il est composé à
l'acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres.»
Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie.
 Un acte traditionnel efficace.
« Nous avons fait, et j'ai fait pendant plusieurs années l'erreur fondamentale de ne
considérer qu'il y a technique que quand il y a instrument. […]
J'appelle technique un acte traditionnel efficace [...]. Il n'y a pas de technique et pas de
transmission, s'il n'y a pas de tradition. C'est en quoi l'homme se distingue avant tout des
animaux : par la transmission de ses techniques et très probablement par leur
transmission orale.
[...] Mais quelle est la différence entre l'acte traditionnel efficace de la religion, l'acte
traditionnel, efficace, symbolique, juridique, les actes de la vie en commun, les actes
moraux d'une part, et l'acte traditionnel des techniques d'autre part ? C'est que celui-ci est
senti par l'auteur comme un acte d'ordre mécanique, physique ou physico-chimique et
qu'il est poursuivi dans ce but.
Dans ces conditions, il faut dire tout simplement : nous avons affaire à des techniques du
corps. Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme. Ou plus
exactement, sans parler d'instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en
même temps moyen technique, de l'homme, c'est son corps. »
Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie.
Cependant avec l’arrivée de la technique industrielle, certains philosophes ont montré les
dangers que pouvait représenter la technique. Lorsque l’on parle de technique il faut donc
distinguer technique traditionnelle et technique industrielle.
II.
La technique est-elle aliénante ?
a. Le problème de la technique à l’ère industrielle.
 Qu’est-ce qu’apporte vraiment le développement technique à l’ère industrielle ?
« Il reste encore à savoir », dit John Stuart Mill, dans ses Principes d'économie politique, « si
les inventions mécaniques faites jusqu'à ce jour ont allégé le labeur quotidien d'un être
humain quelconque. » Ce n'était pas là leur but. Comme tout autre développement de la
force productive du travail, l'emploi capitaliste des machines ne tend qu'à diminuer le prix
des marchandises, à raccourcir la partie de la journée où l'ouvrier travaille pour lui-même,
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Philosophie – La Technique.
afin d'allonger l'autre où il ne travaille que pour le capitaliste. C'est une méthode
particulière pour fabriquer de la plus-value relative.
Karl Marx, Le Capital, Livre I, Chapitre 15.
 La différence entre l’outil et la machine.
Hanna Arendt évoque le problème de l’aliénation3, c’est-à-dire l’asservissement de l’homme par
la technique. Comme l’homme pourrait-il devenir l’esclave de la technique ?
« Si la condition humaine consiste en ce que l’homme est un être conditionné pour qui
toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de notre existence
ultérieure, l’homme s’est « adapté » à un milieu de machines dès le moment où il les a
inventées. Elles sont certainement devenues une condition de notre existence aussi
inaliénable que les outils aux époques précédentes. L’intérêt de la discussion à notre point
de vue tient donc plutôt au fait que cette question d’adaptation puisse même se poser. On
ne s’était jamais demandé si l’homme était adapté ou avait besoin de s’adapter aux outils
dont il se servait : autant vouloir l’adapter à ses mains. Le cas des machines est tout
différent. Tandis que les outils d’artisanat, à toutes les phases du processus de l’œuvre,
restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il
adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut pas dire
que les hommes, en tant que tels, s’adaptent ou s’asservissent à leurs machines ; mais cela
signifie bien que, pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique
remplace le rythme du corps humain. L’outil le plus raffiné reste au service de la main qu’il
ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et
éventuellement le remplace tout à fait. »
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1961.
b. La technique est-elle une réalité étrangère à l’homme ?
« L'opposition dressée entre la culture et la technique, entre l'homme et la machine, est
fausse et sans fondement ; elle ne recouvre qu'ignorance ou ressentiment. Elle masque
derrière un facile humanisme4 une réalité riche en efforts humains et en forces naturelles,
et qui constitue le monde des objets techniques, médiateurs5 entre la nature et l'homme.
La culture se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il
se laisse emporter par la xénophobie6 primitive. Le misonéisme7 orienté contre les
machines n'est pas tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or, cet être
étranger est encore humain, et la culture complète est ce qui permet de découvrir
l'étranger comme humain. De même, la machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en
laquelle est enfermé de l'humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de
l'humain. La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette
Aliénation vient du latin alienus qui signifie « autre », « étranger ». L’aliénation désigne en
philosophie le fait d’être dépossédé de sa propre identité, de perdre sa maîtrise de soi et sa liberté.
4 Fait de considérer l’homme comme valeur de référence et met au centre des préoccupations le
développement des qualités essentielles de l’être humain.
5 Intermédiaire entre deux éléments.
6 (aine de l’étranger.
7 Haine de ce qui est nouveau.
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méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais
par la non connaissance de sa nature et de son essence [...] »
Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques.
c. L’homme comme organisateur de l’ensemble des objets
techniques.
« En fait, cette contradiction inhérente à la culture provient de l'ambiguïté des idées
relatives à l'automatisme, en lesquelles se cache une véritable faute logique. Les idolâtres
de la machine8 présentent en général le degré de perfection d'une machine comme
proportionnel au degré d'automatisme. Dépassant ce que l'expérience montre, ils
supposent que, par un accroissement et un perfectionnement de l'automatisme, on
arriverait à réunir et à interconnecter toutes les machines entre elles, de manière à
constituer une machine de toutes les machines. Or, en fait, l'automatisme est un assez bas
degré de perfection technique. Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien
des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. [...] Le véritable
perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu'il élève le degré de technicité,
correspond non pas à un accroissement de l'automatisme, mais au contraire au fait que le
fonctionnement d'une machine recèle une certaine marge d'indétermination. C'est cette
marge qui permet à la machine d'être sensible à une information extérieure. C'est par cette
sensibilité des machines à de l'information qu'un ensemble technique peut se réaliser,
bien plus que par une augmentation de l'automatisme. Une machine purement
automatique, complètement fermée sur elle-même, dans un fonctionnement
prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est douée
d'une haute technicité est une machine ouverte, et l'ensemble des machines ouvertes
suppose l'homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines
les unes par rapport aux autres. Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homme
est l'organisateur permanent d'une société des objets techniques qui ont besoin de lui
comme les musiciens ont besoin du chef d'orchestre. »
Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques.
Conclusion
Les objets techniques ne peuvent-il être qu’utiles ?
« L'homme en tant qu'homo faber, instrumentalise, et son instrumentalisation signifie que
tout se dégrade en moyens, tout perd sa valeur intrinsèque et indépendante : finalement,
non seulement les objets fabriqués, mais aussi "la terre en général et toutes les forces de la
nature" qui, évidement, sont venues à l'être sans l'aide de l'homme et qui existent
indépendamment du monde humain, perdent leur […] valeur […]. Ce qui est en jeu ce n’est
évidemment pas l’instrumentalité en tant que telle, l’emploi des moyens en vue d’une fin ;
c’est plutôt la généralisation de l’expérience de fabrication dans laquelle l’utile, l’utilité,
sont posés comme normes ultimes de la vie du monde des hommes. »
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne.
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Ceux qui admirent aveuglément le progrès technique.
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« L'objet technique n'est pas beau dans n'importe quelles circonstances et n'importe où ; il
est beau quand il rencontre un lieu singulier et remarquable du monde ; la ligne à haute
tension est belle quand elle enjambe la vallée, la voiture quand elle vire, le train, quand il
part ou sort du tunnel. L'objet technique est beau quand il a rencontré un fond qui lui
convient, dont il peut être la figure propre, c'est-à-dire quand il achève et exprime le
monde. L'objet technique peut même être beau par rapport à un objet plus vaste qui lui
sert de fond, d'univers en quelque sorte. L'antenne du radar est belle quand elle est vue du
pont du navire, surmontant la haute superstructure ; posée au sol, elle n'est qu'un cornet
assez grossier, monté sur un pivot ; elle était belle comme achèvement structural et
fonctionnel de cet ensemble qu'est le navire, mais elle n'est pas belle en elle-même et sans
référence à un univers.
C'est pourquoi la découverte de la beauté des objets techniques ne peut pas être laissée à
la seule perception : il faut que la fonction de l'objet soit comprise et pensée ; autrement
dit, il faut une éducation technique pour que la beauté des objets techniques puisse
apparaître comme insertion des schèmes techniques dans un univers, aux points-clefs de
cet univers. »
Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques.
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