Revues runionnaises des annes 70

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Revues runionnaises des annes 70
‘L’ici et l’ailleurs’: Postcolonial Literatures
of the Francophone Indian Ocean
e-France : an on-line Journal of French Studies, vol. 2, 2008
ISSN 1756-0535
Revues réunionnaises des années (mille neuf
cent) soixante-dix
Norbert DODILLE
Université de la REUNION
L’histoire de la littérature francophone n’est pas toujours
exonérée des reproches que, dans un article de 1965, un Roland
Barthes a pu faire à l’histoire littéraire en général : de n’être
qu’une « suite de monographies d’auteurs ».1 Il nous semble que
des mouvements culturels, intellectuels, peuvent présenter un
intérêt particulier alors même que les acteurs n’en ont pas
toujours été des « écrivains » devenus célèbres dans le monde de
la francophonie. C’est pourquoi nous nous proposons de nous
attacher ici aux années soixante-dix telles qu’elles ont été
décrites et surtout « écrites » par les revues réunionnaises.
Contexte historique
La Réunion a fait partie des « vieilles colonies » 2 françaises
jusqu’à la seconde guerre mondiale. Elle est devenue
département français depuis le 19 mars 1946. Ce changement de
statut, fondamental sur le plan symbolique, a cependant été
—————
1
Roland Barthes, Sur Racine (Paris : Seuil, 1979), p. 148.
Avec Saint-Pierre et Miquelon, les Antilles, la Guyane et les comptoirs français
de l’Inde. Cf. Henri Blet, France d’outre-mer : l’œuvre coloniale de la Troisième
République (Grenoble : Arthaud, 1950), pp. 234-39.
2
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beaucoup moins spectaculaire dans la proche durée. L’on met en
exergue, ici et là, le sous-développement, la pauvreté, voire la
misère qui persiste. Le journal communiste Témoignages 3
dénonce en 1947 le contraste entre « l’opulence scandaleuse »
de « quelques dizaines de familles », tandis que « des milliers et
des milliers de travailleurs […] meurent littéralement de faim ».
En 1948, un rapport officiel estime que la situation sanitaire de
l’île est catastrophique. En 1949, on compte parmi les jeunes
appelés 55 % d’illettrés. Un article du Monde de 1959, signé
Philippe Decraene, décrit encore la Réunion sous un jour très
pessimiste. 4
C’est à partir de 1963 que l’on va entrer dans ce qu’on a
appelé « les années Debré ». Michel Debré est élu député de la
Réunion en 1963 (il le restera jusqu’en 1988). Il a été premier
ministre (1959-1962), et occupera des fonctions ministérielles
(Économies et Finances, Affaires étrangères et Défense
nationale) jusqu’en 1973. Il entreprend à la Réunion de
profondes réformes, bénéficiant d’un pouvoir qui va bien au
delà de celui d’un député ordinaire. Il est incontestable que son
influence et sa ténacité ont été l’un des facteurs qui ont permis à
la Réunion de connaître une profonde mutation économique et
culturelle dès la fin des années soixante.
Or, sur le plan international, la tendance est à la contagion
des indépendances : pour ne citer que les pays de l’océan Indien,
on assiste à une deuxième vague de décolonisation qui entraîne
Maurice en 1968, les Comores (à l’exception de Mayotte) et le
Mozambique en 1975, les Seychelles en 1976, Djibouti
(Territoire français des Afars et des Issas) en 1977. La
fascination que l’Union soviétique fait subir aux pays de ce
qu’on appelait alors le « tiers monde » se manifeste également :
Ceylan devient en 1972 la « République Démocratique et
Socialiste du Sri-Lanka », et Madagascar proclame en 1975 une
deuxième République, tournée vers le socialisme, et dirigée par
—————
3
Fondé en 1944 par Raymond Vergès.
Philippe Decreane, ‘Terres oubliées de l’Océan Indien. I. La Réunion,
département français abandonné à lui-même,’ Le Monde (13 juin 1962), pp. 1 et 4.
4
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Didier Ratsiraka. Selon Nomdedeu, 5 le Monde aurait déclaré en
avril 1980 que l’indépendance des DOM était « inévitable ».
Déjà, en 1962, Témoignages affirmait que « la grande majorité
des Réunionnais de toutes origines aspire à se libérer... ».
Tout au long de ces années soixante-dix, le Parti
Communiste Réunionnais, après avoir révisé son projet
indépendantiste, s’engage dans une lutte pour l’ « autonomie ».
Cela ne le protège pas d’être accusé par la droite de vouloir, en
réalité et secrètement, l’indépendance. Mais il est également
critiqué sur sa gauche : en 1979, le premier numéro du journal
Lindependans, organe de l’Organisation Communiste MarxisteLéniniste de la Réunion, salue « la prise de position de Kadhafi
et de l’OUA sur l’indépendance de la Réunion » et reproche au
Parti communiste réunionnais « de lutter pour une solution
néocoloniale, l'autonomie dans le cadre de la République
française ».
Le milieu intellectuel à la Réunion
On comprend que, dans ce contexte, le discours des intellectuels
réunionnais soit marqué par la conscience d’une profonde
mutation et d’enjeux vitaux. Dans un éditorial de la Revue
culturelle réunionnaise (mars-avril 1977), Jean-François Léon
Ozoux (né en 1907) constate les effets, directs ou indirects,
produits par les bouleversements d’ordre international et la
départementalisation. Le retour dans l’île de nombreux
Réunionnais qui ont dû quitter Madagascar, et le
développement, voire la prolifération des écoles, de
l’enseignement supérieur, des services publics qui, du même
coup, faute de suffisamment de personnel formé localement,
attire « de très nombreux métropolitains ». Suite à la diminution
de la mortalité infantile, la population réunionnaise elle-même
est en forte augmentation et frise les 500 000 habitants.
C’est donc la population réunionnaise qui se transforme, en
même temps que le paysage, l’environnement : l’élévation du
niveau de vie, l’influence grandissante des mœurs
—————
5
Danielle Nomdedeu-Maestri, Chronique de la Réunion. De la
départementalisation à la loi d’orientation: 1946-2001 (Saint-Denis: Union pour la
diffusion réunionnaise, 1980), p. 107.
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« métropolitaines », la nécessité de construire des immeubles, de
développer le réseau routier, vont métamorphoser la Réunion et
les intellectuels y verront la cause d’un profond ébranlement du
sentiment identitaire. Boris Gamaleya (né en 1930), dans le
premier numéro de Bardzour (1976) n’hésite pas à parler « à
l’heure où cette île vacille », d’un « désastre général ».
Pour Alain Gili (métropolitain, né en 1947), qui évoque pour
sa part, dans un numéro spécial de la revue La di la fé (1978)
une « société qui s’effrite », c’est surtout la situation de
dépendance imposée à l’île qui, paradoxalement, s’est aggravée
depuis la départementalisation : « tout vient d’ailleurs, même les
décisions ». La Réunion est devenue « l’île de l’attente ».
Une nouvelle génération d’écrivains
L’un des effets de la départementalisation, et de l’accélération
de l’histoire qu’elle accompagne et qu’elle importe à la
Réunion, va retentir sur la manière dont évolue la littérature, et
la nature même des générations d’écrivains. Évolution ou plutôt
rupture, qui n’est pas seulement liée à l’âge, mais bien plus
profondément à l’émergence de la première génération de
Réunionnais de milieux modestes ayant pu accéder à la culture,
grâce au développement de l’enseignement, et qui voudront à
son leur tour parvenir au statut d’écrivain. On lira avec intérêt
sur ce point la préface très éclairante de Jean-Henri
Azéma (1913-2000) à Valval (1980) de Jean-François
Samlong (né en 1949) :
Contrairement à ceux de notre génération – de ma
génération – Jean François Samlong et beaucoup des
écrivains créoles actuels ne descendent pas des grandes
familles bourgeoises et « notables » de l'ancienne
colonie: ils émanent du tissu profond de la population
réunionnaise. […] Tous écrivent aujourd'hui à partir
d'une biographie prolétarienne une relation de leur
«residencia en la tierra» qui de toute évidence s'éloigne
de la littérature des varangues et de celle des
villégiatures à Hell-Bourg. (p. 10)
Revues réunionnaises
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Un François-Léon Ozoux, par exemple, se fait le porte-parole
d’une nostalgie très répandue dans la poésie et la prose de
l’époque, comme Marie-Biguesse Amacaty, de Guy-Raphaël
Douyère (né en 1913), qui paraît en 1977, mais aussi les textes
d’Albany (1917-1984). Le regret d’un passé flou et qui n’était
pas misérable pour tous, le « temps longtemps » où l’on allait à
l’école en calèche, occupe les pages de la Revue culturelle
réunionnaise. Cette revue s’ouvre d’ailleurs largement aux
« notables », si l’on en juge par la profession et les titres, dans le
monde profane, des « poètes » publiés. 6 Elle tient à s’assurer un
ancrage dans une tradition culturelle qu’il ne s’agit que de
continuer et de maintenir, envers et contre tout. En témoigne la
division en deux parties des quelques numéros parus : I.
Écrivains disparus. II. Écrivains contemporains. Le premier
numéro de la revue s’ouvre ainsi avec une « Esquisse » qui
consiste à faire l’inventaire de tous les grands noms de la
Réunion, de Bertin à Raphaël Barquissau, en passant par
Édouard Hervé, Louis Cazamian, Ambroise Vollard, Joseph
Bédier, tous ceux qui se sont fait connaître dans tous les
domaines des arts, des lettres, des sciences et de la politique. Les
cendres de Leconte de Lisle ayant été « rapatriées » en 1977, un
poète de la Revue, Yves Jouhaud, regrette que les cendres de
Parny ne soient pas, elles aussi, revenues au pays. 7
Une opposition de génération qui est doublée d’une
opposition socioculturelle, sociale, voire raciale. Aux « grands
blancs » propriétaires de grandes cases à varangues, aux
notables continuateurs des rapports de classe de la vieille
colonie, aux « créoles » dans le sens où on l’entendait au XIXe
siècle, vont succéder des fils de pêcheurs aux origines
franchement mêlées. Cette opposition va se retrouver dans les
revues, où des camps vont se définir, et des préoccupations très
différentes.
—————
6
Par exemple : Henri Cornu, ancien administrateur colonial et chevalier de la
Légion d’Honneur ; Iris Hoarau, alias Violette de Bourbon, officier des Palmes
Académiques et chevalier de l’Ordre national du mérite.
7
Il faudra attendre encore près de trente ans pour que les cendres de Lacaussade,
grâce aux efforts de l’historien Prosper Eve, soient ramenées au pays.
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Norbert DODILLE
Au fil des numéros, l’on publie, ou l’on réédite des études
consacrées aux « classiques » comme Léon Dierx, Lacaussade,
Leconte de Lisle, Jean Ricquebourg, ou Etienne Azéma, tandis
que l’on ouvre des pages aux nouveaux écrivains tels que Jean
Albany, Gilbert Aubry (né en 1942), Alain Bled (né en 1948),
Alain Ferrère (né en 1947), qui figurent à côté des personnalités
locales chatouillant la muse que l’on a évoquées plus haut.
Il est significatif que les camps de ces générations opposées
en viennent à proposer des évaluations et des classifications
différentes des auteurs réunionnais. Dans le numéro spécial de
La di la fé, (Crise chez les versiffleurs, 1977), Alain Gili
rapporte un débat, au Centre universitaire de la Réunion, entre
jeunes intellectuels réunionnais qui vont évidemment refuser la
tradition imitative des poètes notables et ne retenir que quelques
élus, voire une partie seulement de leur œuvre. Ainsi, Marie
Jasmine Minatchy saluera le caractère révolutionnaire du recueil
de poèmes Zamal, de Jean Albany, mais regrettera qu’il se soit
ensuite trop tourné vers le passé et vers le créole comme refuge,
repliement, devant, je la cite, la « zoreillification » de l’île. On
montrerait facilement, en effet, que la figure du zoreille
(métropolitain) n’est pas toujours sympathique dans les textes
d’Albany.
De nouvelles revues
Il est indispensable de décrire, ne serait-ce qu’en quelques mots,
les revues réunionnaises des années soixante-dix dans leur
aspect simplement matériel. On peut ainsi les classer en deux
catégories.
En premier lieu, une revue comme la Revue culturelle
réunionnaise (1976-1979) présente bien. Le Quotidien de la
Réunion, qui fait lui-même son apparition en 1976, salue la
bonne tenue de la Revue. Modestement, mais correctement
typographiée, elle fait figure d’une revue culturelle classique,
mais dont le prix de revient ne peut être, à l’époque, que
relativement élevé. De là une course aux abonnements et aux
aides diverses qu’Ozoux, le fondateur de la revue, assume avec
les plus grandes difficultés, se sentant isolé et exprimant son
regret que, sans son indéfectible ténacité, la Revue eût
Revues réunionnaises
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probablement disparu après quelques numéros. La lutte pour la
survie matérielle de la revue est évidemment indissociable de
l’esprit qu’elle incarne. C’est, pour le rédacteur en chef, une
lutte pour la survie d’une certaine culture locale, menacée de
disparition : sur ce point, Ozoux en analyse la cause avec autant
de lucidité que ses confrères. La domisation de la Réunion ne
joue pas en faveur de l’expression culturelle locale, pour un
public qui découvre la nouveauté d’une plus grande proximité
avec les productions culturelles métropolitaines : « il y a d’abord
les périodiques métropolitains qui arrivent régulièrement par
avion ».
La seconde revue culturelle (mais aussi politique, celle-là)
qui se présente comme une revue de type classique et imprimée,
est un organe du parti communiste réunionnais. Il s’agit des
Cahiers de la Réunion et de l’océan Indien (1972-1979). C’est
évidemment le soutien financier du parti qui permet à la revue
de survivre. Comme Ozoux, les Cahiers se plaignent du faible
intérêt du public et de la concurrence de la presse
métropolitaine, mais ils y ajoutent le problème de la langue (les
Réunionnais sont encore en majorité illettrés) et
dénoncent, comme on pouvait s’y attendre, la « mainmise du
pouvoir » comme un « fait colonial » qui aurait comme objectif
de contribuer à la disparition de la culture populaire. 8
Créolie (1978- 1988) enfin, qui se situe à mi-chemin entre la
revue et la collection, en publiant un numéro par an, proposant
une anthologie de poèmes réunionnais contemporains d’un
grand éclectisme, est la seule revue qui va survivre aux années
soixante-dix dans la régularité de ses parutions. Elle doit son
relatif succès à la personnalité de ses deux fondateurs, Gilbert
Aubry, évêque de la Réunion, et Jean-François Samlong, poète
précocement connu et dont l’esprit d’entreprise a marqué sa
génération. En proposant, comme on le verra plus loin, un
programme capable de concilier les tendances antagonistes
parmi les intellectuels de l’époque, la série a pu bénéficier d’un
—————
8
L’éditorial du premier numéro insiste sur les difficultés d’une revue dans un
contexte culturel, économique et politique étouffant : « la presse se porte mal ».
Plusieurs journaux « progressistes » ont disparu : Le Peuple (1908-1958), Le Progrès
(1914-1977), La Démocratie (1933-1970).
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soutien financier d’autant plus aisé qu’elle ne pouvait être
soupçonnée de menées subversives.
En face, si l’on peut dire, la solution trouvée par les
intellectuels de la nouvelle génération, souvent recrutée parmi
les enseignants, est l’utilisation de cet outil merveilleux qu’est la
machine à ronéotyper, la ronéo 9 . Les revues – Bardzour (19761977), La di la fé (1976-1978), Fangok (1978) – sont fabriquées
sur des stencils dont le prix de revient est modeste. Il n’est pas
impossible que le papier ne soit fourni, volens nolens, par
l’Education nationale. Cette modicité du prix de revient, et le
support d’associations subventionnées comme l’ADER
(Association des écrivains d’expression réunionnaise)
démultiplient évidemment les possibilités d’expression locale, et
Alain Gili, dynamique président de l’ADER a l’idée de lancer
des collections de recueils de poèmes, de nouvelles, de romans.
Grâce à ce nouveau moyen de diffusion, démultiplié par la
présence d’une « antenne » de l’ADER dans le sud de l’île, une
culture locale et libre de toute pression commerciale est
susceptible de se développer.
On consultera avec une particulière attention le numéro,
conçu par Alain Gili, déjà cité et intitulé Crise chez les
versiffleurs. Le numéro, délibérément artisanal, si l’on peut dire,
voire brouillon, joue de tous les registres du support qu’il
utilise : dessins, pages insérées (il y a des pages « bis » rajoutées
sans doute avant le bouclage du numéro), ratures, textes en
position verticale, reflète parfaitement son contenu qui mélange
les articles, lettres de lecteurs, monographies, extraits de presse,
textes cités, polémiques, appels à collaboration, notes prises lors
d’une conférence, textes critiques : il est clair qu’Alain Gili, s’il
n’est l’auteur de tous les textes, les a combinés et leur a donné
sens à sa manière. Il cite les mots d’ordre de cette époque
polémique, mais, non dogmatique, n’en donne pas. Ainsi, Crise
chez les versiffleurs constitue en soi un bilan délibérément
désordonné (non ordonné) de la situation littéraire sous la
plupart de ses aspects, dans les années soixante-dix : lectorat,
—————
9
Les textes polycopiés étaient au préalable tapés à la machine à écrire sur un
stencil. Le stencil, papier paraffiné, supportait aussi bien la perforation des caractères
de la machine à écrire que tout autre instrument pointu qui pouvait servir à dessiner.
Revues réunionnaises
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économie de la publication, conception de la littérature, bilan et
perspectives culturelles.
Il faut classer à part la revue Nou Rényoné Koméla (19781985) qui relève du second groupe de revues par la grande
excentricité de la présentation, l’utilisation des dessins, la
fantaisie typographique, et dont l’aspect évoque parfois les
icônes de mai 1968. Cette revue est non pas ronéotypée mais
bien imprimée – en France. Elle a pour sous-titre, Pou nout lang
rényoné ek nout koutime, son directeur de publication signe
Zékli Karo a son siège à Saint-Pierre, et elle est liée au « Group
Kiltirel Rényoné ». Ce qu’elle représente, comme on le verra
plus loin, c’est un groupe qui se distingue à la fois des
intellectuels réunionnais de la nouvelle génération et des
métropolitains installés à la Réunion : celui des étudiants
réunionnais plus ou moins établis en France et fortement
influencés par les intellectuels antillais et africains.
Identité et tradition
Nous avons évoqué plus haut l’afflux des métropolitains à la
Réunion, et la mutation sensible dans le changement de
générations d’écrivains. Par définition, les zoreilles
appartiennent à la nouvelle génération, puisqu’ils font partie de
ces professeurs envoyés remplir les fonctions récemment créées
par la multiplication des écoles, des lycées et le développement
du Centre universitaire. Ils n’ont pas de parents réunionnais, et
bien qu’ils soient généralement blancs, ne sauraient être
assimilés ni aux grands blancs ni aux petits blancs des hauts.
Leur intervention dans le débat culturel est inévitable. Dans
un pays encore peu développé sur le plan de la formation, et qui
subit de plus une forte fuite des cerveaux – car il faut tenir
compte que la tradition réunionnaise veut qu’on envoie,
lorsqu’on le peut, les enfants faire leurs études en France, dont
un bon nombre, avocats, médecins, professeurs d’université, ne
reviennent pas – les enseignants zoreilles sont des intellectuels.
Ils ne veulent, ni d’une certaine façon, pour certains d’entre eux,
ne peuvent, en raison de leurs options idéologiques et de l’air du
temps qui s’agite autour d’eux, rester en dehors du débat qui
porte sur la culture réunionnaise. Plusieurs sont liés aux
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intellectuels réunionnais revenus au pays et engagés dans le
mouvement culturel.
Cela les amène à des situations parfois paradoxales. Alain
Gili, qui a participé au premier numéro de la Revue culturelle
réunionnaise, et co-fondé l’ADER (Association des écrivains
réunionnais) avec Jean-François Léon Ozoux, claque la porte de
l’association pour en fonder une autre, 10 Ozoux lui paraissant
décidément trop réactionnaire. On comprend dès lors la réaction
de ce dernier qui, dirigeant une revue dont les auteurs sont en
grande majorité des créoles accepte mal de se faire donner des
leçons par un métropolitain : « Après la parution du premier
numéro de la Revue culturelle réunionnaise, une critique fut
portée contre elle et son Directeur par une personne la moins
bien placée pour ce faire » écrit-il, dépité, dans l’éditorial du
second numéro. Non sans humour, Alain Bled, qui anime la
section sud de l’ADER, se plaint de la trop grande place qu’ont
fini par prendre ses « compatriotes » dans un débat qui, pour
l’essentiel, n’est pas le leur :
On peut regretter toutefois que les écrivains d'origine
réunionnaise se manifestent peu ; que ceux qui le font ne se
vexent pas, et que les zoreilles (dont je suis) ne me traitent pas
de raciste, mais le fait est là : nous sommes comme une amicale
de Bretons qui serait composée d’une majorité de Parisiens.
Il n’est pas le seul à exprimer ces doutes, voire les critiques
de Réunionnais de souche, dont Alain Gili se fait
complaisamment l’écho à travers des « lettres de lecteurs »
publiées dans sa revue.
Ce que manifeste l’ensemble des revues, c’est la volonté de
retrouver, ou de reconstruire, voire de construire, selon les cas,
une identité réunionnaise fragilisée sinon fortement entamée par
la domisation. De ce point de vue, les titres de certaines d’entre
elles ne laissent pas d’être significatifs.
La revue Fangok, dont le comité de rédaction, on peut
l’observer, est composé exclusivement de Réunionnais, entend
se livrer à un patient et modeste travail de reconstruction :
—————
10
L’Association des écrivains d’expression réunionnaise, citée plus haut.
Revues réunionnaises
199
Le fangok, c’est ce petit outil que l’on trouve dans toutes
les familles réunionnaises qui ont un terrain, un bout de
cour, un coin de rocaille, quelques fanjans. Bien tenu en
main, il aide à ôter les mauvaises herbes, à ameublir la
terre, à permettre aux fleurs de s’épanouir […] Outil
modeste, mais efficace, ... indispensable. Il est pour nous
symbole d’action, de persévérance, d’espoir.
Le numéro 1 de Bardzour s’intitule : « Barzour Maskarin, contes
populaires et orthographe du créole », présentés par Boris
Gamaleya. « ‘Bardzour’ aspire à être un lieu d’envol de la
culture créole. Ce nom plein de promesses vient de la ‘barre de
jour’ connue des habitants des hauts, mais adapté à la
prononciation des autres parties de l’île et qui dénote le ‘féclair’
proche. » 11
Les Cahiers de la Réunion et de l’océan Indien ne sont pas
loin de cette approche, lorsque, dans l’éditorial du premier
numéro (novembre-décembre 1972), Antoine Minatchy revient
sur la question identitaire en toile de fond :
Nous aurions voulu une revue plus variée, pour mieux
appréhender plusieurs domaines de la connaissance. Car
à la Réunion, les fouilles inhérentes à cette connaissance
de nous-mêmes demeurent éparpillées, quand elles ne
périssent pas dans un anonymat déconcertant. Il faut
rassembler, fixer, repérer. Rassembler, rendre accessible.
Et fixer, pour établir quelques jalons, même modestes,
qui permettront la recherche, la réflexion et les débats
inévitables pour éclairer les choix de demain. C'est déjà
un objectif.
Il s’agit donc bien de reconstitution identitaire, qui partage, dans
les deux exemples cités, l’espérance d’un avenir de la culture
créole et la modestie des moyens à mettre en œuvre, par
opposition implicite avec les immenses possibilités dont
—————
11
Agnès Gueneau publiera La Terre Bardzour, Granmoune (Saint–Denis :
Gueneau, 1981).
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dispose, pour envahir l’île-département, la modernité
métropolitaine – la misère locale face à l’immense richesse néocoloniale. Il s’agit bien d’une récupération identitaire (comme
on dit d’un coureur qu’il récupère son souffle) qui, selon Boris
Gamaleya, doit avoir recours à deux ressources majeures : la
tradition orale, celle des contes et des sirandanes, 12 gravement
menacée, parce qu’elle n’a jamais été transcrite, et,
simultanément, la langue – et non plus le « parler » – créole,
qu’il faut à la fois revaloriser et revivifier. Il est bon de noter
que les mots « fangok » et « bardzour » sont des mots anciens,
déjà désuets pour les Réunionnais des villes.
La langue d’écriture
Lors d’un débat auquel nous avons fait allusion plus haut, le
Réunionnais Alain Armand définit les principes selon lesquels
on peut parler ou non de l’authenticité d’une poésie
réunionnaise. Pour lui, et ce point de vue sera assez largement
partagé : « il n’y a de poésie authentiquement réunionnaise que
si : 1. elle est écrite sur la Réunion par un Réunionnais. 2. écrite
par un Réunionnais ou par quelqu’un qui a connu la Réunion. 3.
que si c’est une poésie écrite POUR […] les Réunionnais ». 13
Oui, mais en quelle langue ?
Tout le monde s’accorde pour reconnaître que, faute
d’usage, le créole réunionnais, bien que couramment parlé par
tous, est devenu presque illisible pour la majorité de la
population. Chacun considère qu’il est indispensable de
« sauver » le créole menacé de disparition par le jeu de la
scolarisation systématique et du développement des médias
métropolitains. Mais il existe toute une gamme de points de vue
sur l’exclusivité ou le partage du créole avec le français dans le
—————
12
Devinette. Voir plus loin.
J’ai déjà souligné ailleurs (Dodille, Norbert. ‘De quelques dérives des discours
critiques à propos des petites littératures : l’exemple de la littérature réunionnaise,’ in
Dérives et déviances (Paris Le Publieur, 2005), pp. 217-32, que cette argumentation
est exactement celle qui figurait dans le programme littéraire des écrivains coloniaux.
Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu’Alain Armand est un poète colonialiste,
mais bien que cette problématique relève d’une permanence, qu’elle est enfermée
dans une logique aux variables limitées.
13
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domaine de la littérature, et, quant à l’écriture du créole, sur la
meilleure manière de l’orthographier.
On passera rapidement sur la Revue culturelle réunionnaise
qui ne fait que reproduire des textes en créole publiés
antérieurement, avec une orthographe « étymologique », et en
n’accordant au créole que le statut de patois.
Il vaut mieux s’attarder sur la démarche éclectique de Boris
Gamaleya, qui obéit à des raisons pédagogiques évidentes.
Quant à l’écriture du créole, son argumentation est assez proche
de celle de Gauvin dans Du créole opprimé au créole libéré
(1977) 14 : il ne s’agit pas de substituer le créole au français,
mais, le créole n’ayant pas de tradition écrite, il est nécessaire et
suffisant de lui trouver une orthographe afin qu’il puisse se
trouver dans une situation de concurrence équilibrée avec la
langue de la métropole. (pp. 7-8)
Bardzour présente donc une série de contes en orthographe
étymologique (que Gamaleya désigne par commodité comme
« orthographe n°1 »), et, dans une deuxième partie des
« sirandanes » ou devinettes ou « kosa in soz » en orthographe
« phonétique » (« orthographe n°2 »). En présentant ses
sirandanes, 15 Gamaleya les resitue dans une tradition
universelle, tout en les incarnant dans la tradition locale et en les
opposant à la « vie moderne » :
Na pran lortograf n°2 po done in pé sirandane. Partou si la
ter nana sa. Na minm in boug – in grék tan lontan – la tyé in
gros bébèt ek in sirandane […] « Kisa gran matin i mars kat
pat, midi i mars dé pat, lo swar i mars trwa pat ? » Té falé
di : « demoun » a koz « gran matin » i vé dir kan ou lé ti
zenfan, « midi » kan ou lé gran, « lo swar » kan ou fini vié, é
la la beswin baton po mars ansanm, i fé ou na « trwa pat » !
—————
14
Voir mon commentaire de ce texte dans : Dodille, Norbert. "Diglossie et
littérature à l'île de la Réunion, des années 1970 à l'aube du XXIe siècle." in
Cuadernos de Filología Francesa (Caceres), 2006, n° 17, p. 51-62.
15
A propos de Sirandane, rappelons cette précision d’Albany: « Beaucoup de
chansons et de devinettes ont leur pendant, à une nuance près, dans les deux îles,
Maurice et Bourbon… Si on dit sirandane et sampèque à Maurice, ici nous disons
quoça un’ chos’ et jambec » (Vavangue, p. 82).
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Isi dan nout péi, sirandane i grouy konm bisik. La pa vré,
« la vi modern » la po tyé ali. Ki fouti « vi modern » ! 16
La position de la revue Nou Rényoné Koméla est beaucoup plus
radicale. Le premier numéro est entièrement écrit en créole (ce
qui n’est le cas d’aucune des autres revues), et en écriture
phonétique. Ce radicalisme, qui est caractéristique, rappelons-le,
du groupe des étudiants et intellectuels réunionnais établis en
France, s’étend à toute l’appréhension que le Group Kiltirel
Rényoné semble avoir de la situation « coloniale » que vit selon
lui la Réunion et de la manière de répartir les groupes
antagonistes. Le « zorèy », le « gro-blan » et le « zoréol »
(créole vivant et parlant comme un zoreille) sont mis dans le
même sac, et les conditions d’appartenance au groupe culturel
fortement réglementées, puisqu’on ne peut faire partie de cette
association que si l’on est Réunionnais et que l’on parle créole.
Peuvent être admis(es) les métropolitain(e)s à condition qu’ils
soient légalement marié(e)s avec un(e) Réunionnais(e).
Plus que vers la retrouvaille de vieux mots créoles sortis
d’usage, la revue insiste sur la nécessité d’inventer (« lever »)
des mots proprement créoles pour désigner des réalités
modernes. Ainsi du mot « zoréol », cité plus haut, et du « péi
déor » pour désigner la France métropolitaine. Cependant, dès le
numéro 2, l’éditorial admet la participation de zoreilles. De plus,
il reproduit la préface d’Alain Armand à Zordi, préface dans
laquelle le poète précise une fois encore que la promotion du
créole ne se fait pas au détriment du français, et que la faculté de
lire en créole n’est qu’une question d’habitude. Cette notion
d’habitude à acquérir pour lire facilement le créole semble bien
—————
16
Prenons l’orthographe n°2 pour donner un exemple de sirandane. Les
sirandanes existent dans le monde entier. Il y a même un homme – un Grec de
l’antiquité – qui a tué un monstre au moyen d’un sirandane. « Qui marche à quatre
pattes le matin, sur deux pattes le midi, et sur trois le soir ? ». Il fallait répondre :
« l’homme », parce que le « matin » signifie quand il est encore tout petit , midi quand
il est adulte, et le soir quand, devenu vieux, il a besoin d’une canne pour s’aider à
marcher, de sorte qu’il a « trois pattes » ! Chez nous, dans notre pays, il y a autant de
sirandanes que de bichiques [alevins particulièrement goûtés des Réunionnais] dans la
rivière. La vie moderne ne parviendra pas à les faire disparaître. Putain de vie
moderne !
Revues réunionnaises
203
ancrée dans les esprits de cette génération d’intellectuels,
puisque on la retrouve dans toutes les revues « progressistes »,
de Bardzour à Nou Rényoné Koméla.
Créolie 1978 et 1979 : la recherche d’un consensus
Le mot de « créolie » se trouve chez Jean Albany, Croix du Sud,
p. 51, dans un texte datant de 1945, mais publié posthume en
1991 par la fondation Albany, puis dans Vavangue, 1971, p. 18.
Le premier numéro de la série (1978) est doublement préfacé
par Gilbert Aubry et Samlong.
O té créol’ ! Pas besoin l’a peur !
Dresse la tête, rouv’ ton zyeux !
Oté créol’ ! chemin l’est longue
Lu l’est longue tu connais !
Ton pied va plucher, ton zos va craquer
Mais ton cœur va chanter, ton corps va sonner
Donn’ donn’ la main mounoir !
Roul’Roulé mounoir
Nous-mêmes n’a fait lèv soleil dan’ plein fénoir. (p. 9) 17
Il s’agit ici d’un refrain qui revient à trois reprises dans la
préface de Gilbert Aubry, serti dans un texte en prose et en
français. L’évêque se présente comme un libérateur, une sorte de
Sarda Garriga 18 de la départementalisation, mais qui est luimême créole. Blanc, malgré tout, et chef d’église. Il se
positionne assez facilement grâce à son audience incomparable.
C’est un leader à la fois poétique et institutionnel.
Le créole qu’il interpelle est un « créole », non un
Réunionnais. Habilement, Aubry et Samlong se répartissent les
termes. Aubry évite le mot Réunionnais et privilégie le créole.
—————
17
Allons, créole ! Il ne faut pas avoir peur / Redresse la tête, ouvre les yeux /
Allons, créole,
il est long le chemin / il est long, tu le sais bien ! / Tu t’écorcheras les pieds,
tu vas te briser les os / Mais ton cœur va chanter, ton corps va sonner /
Donne-moi la main, mon vieux / C’est nous, et nous seuls, qui avons fait se
lever le soleil dans l’obscurité.
18
Nommé commissaire de la République à la Réunion par le gouvernement
provisoire en 1848, il fut chargé d’y décréter l’abolition de l’esclavage.
Norbert DODILLE
204
Samlong use du mot réunionnais, mais de préférence comme
adjectif, et n’utilise le mot créole que pour désigner la langue.
Aubry réintègre (ce qui n’était pas toujours lisible dans les
autres revues, en dehors des Cahiers de la Réunion et de
l’Océan Indien) la Réunion dans son environnement poétique,
géographique, historique. La « Créolie » englobe ainsi Maurice,
les Comores, les Seychelles et même Madagascar, mais se tient
à l’écart des Caraïbes. Elle n’est pas la future créolité. 19
Le texte d’Aubry est d’abord poétique, tout en se voulant
programmatique (le mot programme figure dans sa préface), ce
qui lui permet de se réserver un « jeu » autorisant une adhésion
la plus large. « Dans la recherche et le respect des racines
propres aux divers groupes, c’est l’ensemble qui reprend les
cultures des quatre horizons pour en faire son trésor et son
partage quotidien. » (p. 11)
Il y a ici une triple manœuvre. D’une part, un parallèle avec
deux autres programmes eux-mêmes hétérogènes. 20 La
Négritude, fondée sur une appartenance large à la fois raciale,
culturelle, historique (d’une histoire « historique » et littéraire à
la fois) et l’Occitanie, qui relève d’une revendication avant tout
linguistique et culturelle. Ces programmes, préexistants et qui
ont servi et vont encore servir de modèles pour des approches
théoriques de la culture réunionnaise (je pense entre autres à
l’analyse de la littérature réunionnaise en situation de diglossie
chez Marimoutou 21 inspirée par l’occitaniste Robert Lafont),
sont d’autre part mis à l’écart pour souligner la spécificité de la
créolie réunionnaise, irréductible parce qu’elle est multiraciale
et multiculturelle.
De là la troisième manœuvre, qui consiste à refuser
l’équation créole = noir (la couverture du premier numéro de
Nou Rényoné Koméla présente des noirs enchaînés), et à
réintégrer les autres cultures (y compris blanche), tout en
—————
19
Bernabé, Jean, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité
(Paris : Gallimard, 1989)
20
« Ici, nous vivons de créolie comme ailleurs de négritude ou d’occitanie » (p.
11)
21
Marimoutou, Jean-Claude Carpanin, Le Roman réunionnais : une
problématique du même et de l'autre (Thèse d’état, Montpellier 3, 1990)
Revues réunionnaises
205
récupérant, malgré tout, les thèmes identitaires exploités par les
divers mouvements revendicatifs de la culture réunionnaise.
« Mounoir » est un terme affectif qui ne s’emploie pas que pour
les noirs (pas plus que « Mon kaf’ ») ; le « fénoir » désigne
l’obscurité ou la nuit, mais le refrain cité plus haut en créole
connote irrésistiblement la victime ultime de l’oppression
culturelle et la recherche des (problématiques) racines
réunionnaises.
La seconde « préface », signée Samlong, renoue
superficiellement avec les éditoriaux de la Revue culturelle
réunionnaise, dans son bilan du passé de la poésie réunionnaise.
L’esprit de synthèse se manifeste ici par la reconnaissance des
poètes « classiques » et la nécessité du renouvellement poétique
contemporain. Il y aurait, entre les deux, une sorte de poésie de
transition (p. 16), marquée par Myriam Cazalou, Benjamin
Cazemage, Jean Albany et Henri Azéma.
Quant à la question linguistique, centrale, on l’a vu, dans
d’autres revues, elle avait été contournée par Aubry. C’est à
Samlong qu’il revient de trancher que la créolie dépasse ces
questions de mode d’expression, ce qui permettra aux volumes
de Créolie de présenter des poèmes dans les deux langues,
même si le français l’emporte largement : « que chaque poète
puisse choisir la forme d’expression qui convient le mieux à sa
sensibilité » (p. 18).
Les revues que nous avons mentionnées (à l’exception de la
Revue culturelle réunionnaise) ont souvent décrit la Réunion des
années soixante-dix comme une Réunion encore colonisée. À
vrai dire, dans la surenchère du discours « identitaire », il est
difficile de savoir dans quelle mesure le terme est pris au sens
propre ou figuré. Il y a des slogans « anticolonialistes », mais
pas de réflexion sur la situation réelle de la Réunion par rapport
à ce qui est désigné sous le terme discutable, mais très à la mode
à l’époque, de « système » colonial. La théorisation du postcolonialisme n’a pas encore pénétré en France, et moins encore
une réflexion sur la situation très particulière des D.O.M. dans
une perspective postcoloniale. Pour Samlong, apparemment, la
colonisation appartient au passé, et il en donne un aperçu
206
Norbert DODILLE
caricatural. Quelques pages plus loin, Aubry revient sur le
thème :
Il y a l'homme réunionnais tel qu'il a été façonné par trois
cents ans d'histoire avec ses plages d'esclavage et de liberté.
Il y a cette population originale et unique au monde et qui
aspire encore et toujours plus à davantage de dignité et
d'égalité. (p. 11)
La créolie, évoquée ou invoquée en 1978, a besoin de revenir
sur ses définitions et de se chercher des contours, de localiser un
centre qui est partout et nulle part, un juste milieu dont les
extrémités sont bien difficiles à localiser. L’expression « homme
réunionnais », qui a fait fortune dans les années suivantes, peut
servir à la fois à dénoncer un passé que pourtant il faut
réintégrer, et à tracer la quadrature du cercle entre le particulier
et l’universel.
Il reste au moins une ou deux certitudes concernant la
créolie : c’est qu’elle veut être une synthèse pacificatrice, et
qu’elle se défend de tout engagement politique ou idéologique :
« Que les hommes politique et les partis se rassurent. Nous
n'avons rien contre eux » (Aubry, p. 12). De ce point de vue, la
créolie aura au moins un avenir : peu ou prou, les intellectuels
réunionnais auront conservé, au moins en surface, une relative
connivence dans les années qui vont suivre.
Les années soixante-dix, et après ?
Quelques remarques, non pour conclure, parce qu’il nous
semble que le sujet reste ouvert à un travail plus approfondi,
mais pour rassembler quelques suggestions.
1. Il est clair que l’inspiration marxiste, plus ou moins
documentée, énoncée ou diffuse, hante l’ensemble de ces revues
(à l’exception de la Revue culturelle réunionnaise). J’ajouterai :
un imaginaire et une phraséologie révolutionnaires qui
dénoncent un « système » contre lequel il faut lutter, de sombres
complots des institutions contre les opprimés, les exploités, les
colonisés. Ceux-ci, dès lors qu’ils ne luttent pas, qu’ils achètent
Paris-Match et se promènent dans les supermarchés, sont
Revues réunionnaises
207
« aliénés »,
et
relèvent
d’une
éducation
adéquate
(qu’heureusement pour eux, on n’a pas les moyens de leur
imposer…) ou tout au moins d’un retour aux sources. Sur ce
point, les revues réunionnaises sont en phase avec un
environnement français et international.
2. La situation « coloniale » de la Réunion des années
soixante-dix est à peu près admise par tous (sauf la Revue
culturelle réunionnaise), mais les avis divergent quant aux voies
à suivre pour en sortir. Il y a certainement un consensus sur
l’existence d’une identité réunionnaise qu’il faut ressusciter ou
recomposer, sur la nécessité de renouer avec un passé complexe
et multiforme, quitte à le réinventer, mais sur ce point, il est clair
que les « créoliens » seuls cherchent une voie, sinon médiane,
du moins consensuelle, et d’une certaine manière y parviennent,
en évitant de choquer les susceptibilités nationalistes (au sens de
partisans de l’intégration à la France) et la nécessaire
reconnaissance de l’identité créole.
3. La question du créole comme langue ne fait que s’inscrire
dans ce contexte plus large et ne devrait pas poser de problème
particulier. Cependant, c’est autour de cette question pourtant
fragmentaire que vont se cristalliser les conflits des années
quatre-vingts (et suivantes…), avec un déplacement significatif
des polarités : dans les années soixante-dix, c’était l’état
colonisateur qui opprimait le créole et en empêchait la diffusion,
voire l’usage. Il est clair aujourd’hui que c’est au public, au
lectorat réunionnais qu’il faut s’adresser et qu’on doit proposer
des arguments convaincants.
4. La décentralisation des années quatre-vingts, et
probablement aussi l’assimilation progressive du choc de
l’invasion des produits, des hommes et des modes de vie du
« Péi déor », ont conduit à des bouleversements profonds de la
situation des Réunionnais de plus en plus clairement
responsables de leurs choix politiques et de société. Les anciens
révolutionnaires sont (du moins pour certains d’entre eux)
devenus à leur tour des notables. Sur le plan culturel, ils ont su
largement investir dans l’« identité réunionnaise » dont au moins
la réalité politique et socio-culturelle n’est plus à nier.
208
Norbert DODILLE
Bibliographie
Association des écrivains réunionnais, Crise chez les versiffleurs
(Saint-Denis: ADER, 1977)
Barthes, Roland. Sur Racine (Paris: Seuil, 1979)
Blet, Henri, France d'outre-mer. L'oeuvre coloniale de la
troisième République (Grenoble: Arthaud, 1950)
Decraene, Philippe, ‘Terres oubliées de l'océan Indien. I. La
Réunion, département français abandonné à lui-même’, Le
Monde (13 juin 1962), pp. 1 et 4.
Douyère, Guy, Marie Biguesse Amacaty (Saint-Denis: Cazal,
1977)
Gauvin, Axel, Du créole opprimé au créole libéré : défense de
la langue réunionnaise (Paris: L’Harmattan, 1977)
Gueneau, Agnès, La Terre Bardzour, Granmoune (Saint-Denis:
Gueneau, 1981)
Nomdedeu-Maestri, Danielle, Chronologie de La Réunion. De
la départementalisation à la loi d’orientation : 1946-2001
(Saint-Denis et Paris: CRESOI, SEDES, 2001)
Samlong, Jean François, Valval (Saint-Denis: Union pour la
diffusion réunionnaise, 1980)

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