1 Enrico Mazza L`approche typologique de la liturgie avec l`exemple

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1 Enrico Mazza L`approche typologique de la liturgie avec l`exemple
vendredi 13 juillet 2012 - 18h55
INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS
INSTITUT SUPÉRIEUR DE LITURGIE
PARIS
MERCREDI 23 – VENDREDI 25 JANVIER 2013
COLLOQUE : « LEX ORANDI. POUR UNE HERMÉNEUTIQUE DE L’EUCHOLOGIE »
Enrico Mazza
L’approche typologique de la liturgie avec l’exemple des prières eucharistiques
1. Avant-propos
Avant d’aborder le sujet de la prière eucharistique, pour en donner une interprétation
typologique, il faut que nous présentions quoique brièvement la question de l’interprétation
typologique pour expliquer pourquoi nous devons nous intéresser à cette méthode. La raison se
trouve dans la méthode même de la mystagogie qui n’est rien d’autre que la typologie biblique
appliquée à la liturgie. La mystagogie, d’ailleurs, est la manière classique d’interpréter la liturgie à
l’époque des Pères de l’Église.
Nous devrons donc aborder trois questions : la typologie, la mystagogie et, enfin, la prière
eucharistique interprétée d’une manière mystagogique.
2. Le langage de la sacramentalité et la typologique biblique
Si nous examinons le langage de la sacramentalité dans l’antiquité tardive, nous nous
apercevons que la terminologie utilisée pour désigner les sacrements est la même que celle de la
typologie biblique. S’il est vrai qu’il n’est pas facile, pour nous, de bien comprendre la doctrine
patristique sur les sacrements, il est tout aussi vrai que au fond de ce problème il y a la difficulté de
bien comprendre la typologie biblique. Dans son célèbre essai Mysterium futuri, en introduisant le
thème de la typologie biblique, Jean Daniélou fait état de cette difficulté en reconnaissant d’une
manière explicite la difficulté des hommes d’aujourd’hui à l’égard de la typologie biblique1.
1
« Rien n’est plus déconcertant pour un homme d’aujourd’hui que les commentaires scripturaires
des Pères de l’Église, D’une part il pressent une plénitude théologique et spirituelle qui donne à ces
œuvres une richesse religieuse inégalée. Et en même temps il a le sentiment d’une mentalité à
laquelle il se sent très étranger et qui bouleverse ses habitudes mentales. Il en résulte une
dépréciation assez commune de l’exégèse patristique dont on trouverait l’écho plus ou moins
nuancé, chez beaucoup de nos contemporains » (J. DANIÉLOU, Sacramentum futuri. Études sur les
origines de la typologie biblique, (= Études de théologie historique), Beauchesne, Paris 1950, p. V).
1
2.1 À l’origine de la typologie biblique
Les événements du salut de l’Ancien Testament, tels que l’Exode, par exemple, ne sont pas
fermés en eux-mêmes mais ils deviennent des annonces et des images d’autres interventions futures
dans lesquelles Dieu s’engagera pour le salut de son peuple. C’est le prophétisme qui utilisera les
événements du passé pour soutenir l’espérance du peuple d’une intervention de Dieu pour le sauver.
Dieu intervint par le passé et, de la même manière, il viendra au secours d’Israël à l’avenir. Le
souvenir de l’Exode et des autres bienfaits engendre comme un « paradigme » des futures
interventions de Dieu. Le passé sera renouvelé par les futures actions de Dieu dans l’histoire et la
dialectique entre le passé et le futur devient une catégorie théologique pour comprendre le salut que
Dieu réalisait d’âge en âge.
En se penchant sur la situation de Jérusalem, peu de temps après le retour d’exil, le Troisième Isaïe interprète la délivrance de la captivité à Babylone comme un renouvellement de l’Exode (Is 63,11-­‐16). Mais cette manière d’inculquer l’espérance avait été déjà inaugurée par le Premier Isaïe qui invitait Israël, jusqu’aux plus faibles, à reprendre ses forces (Is 35,2-­‐4) car il y avait une voie à franchir, un chemin tracé dans le désert : « Il y aura là une chaussée et un chemin, on l’appellera la voie sacrée ; l’impur n’y passera pas ; c’est Lui qui pour eux ira par ce chemin, et les insensés ne s’y égareront pas » (Is 35,8). Et encore, d’une manière la plus explicite : « Et il y aura un chemin pour le reste de son peuple, ce qui restera d’Assur, comme il y en eut pour Israël, quand il monta du pays d’Égypte » (Is 11,16). Dieu y fera jaillir l’eau comme jadis à Mériba (Is 35,6s) et le désert se changera en verger (Is 35,7). Comme jadis la mer Rouge, l’Euphrate va se diviser pour laisser passer la caravane du nouvel Exode dont Dieu sera la guide (Is 11,15ss). Ce qui est annoncé, donc, c’est une nouvelle intervention de Dieu, laquelle n’est rien d’autre qu’un nouvel Exode. À cause de l’annonce prophétique, le futur est déjà présent et il a la forme d’une répétition du passé. Le Nouveau Testament a repris cette méthode et a essayé de montrer la vie de Jésus-­‐
Christ comme la réalisation des figures de l’Ancien Testament et, par conséquent, le royaume à venir a été présenté comme un nouveau Paradis, un nouvel Exode, un nouveau Déluge. Jean Daniélou a justement remarqué que, parmi les figure qui ont été utilisés dans les
catéchèses patristiques sur l’initiation chrétienne, il y a des figures qui appartiennent au Nouveau
Testament, mais il y a des cas dont les figures ne se trouvent pas dans le Nouveau mais seulement
dans l’Ancien Testament. C’est le cas, par exemple, de Moïse qui prie les bras élevés tandis que
Josué combattait contre Amaleq (Ex 17,8-11) : par la position de ses bras, Moïse est la
représentation du Christ sur la croix. Cette image est toujours associée au serpent d’airain que
Moïse fit élever au milieu d’Israël, placé sur un bois : le serpent d’airain est l’image du Christ en
croix déjà dans l’évangile de Jean mais l’image de Moïse, dans la position de l’orant, n’est pas là. Il
faudrait alors supposer qu’il y avaient des Testimonia qui avaient associé de différentes figures de
l’Ancien Testament, comme image du Christ, dont une partie est entrée dans le Nouveau Testament
et une autre partie a gardé son existence dans la tradition orale : elle est entrée dans le patrimoine
des catéchèses patristiques sans passer par le Nouveau Testament2.
Les figures les plus importantes que la tradition de l’Église a utilisé sont les suivantes, sans
prétention d’exhaustivité : Adam type du Christ ; Agar et Sara ; Adam et le Paradis ; Noé et le
Déluge ; le sacrifice d’Isaac ; Moïse et l’Exode ; le passage de la mer Rouge ; la manne et l’eau du
rocher ; le serpent d’airain ; l’agneau pascal ; Melchisédech et, en fin, le cycle de Josué qui est si
important à cause du mystère du Nom qui est attribué aux chrétiens par le baptême qui est l’onction
du Saint Esprit3.
2
Cf.: J. DANIÉLOU, Sacramentum futuri…, pp. 144-147.
Cf. par exemple : M. SIMONETTI, Lettera e/o allegoria. Un contributo alla storia dell’esegesi
patristica, (= Studia ephemeridis ‘Augustinianum’ 23), Institutum patristicum Augustinianum,
Roma 1985, p. 23s.
3
2
2.2 La typologie et le Nouveau Testament
Avant d’aborder les textes pauliniens et la Lettre de Pierre, il faut se souvenir que « dans l’exégèse non chrétienne règne normalement une division fortement binaire, qui est, sous différents noms, celle du sens littéral et du sens allégorique. Ce caractère est particulièrement sensible dans le judaïsme hellénistique, où l’œuvre de Philon d’Alexandrie abonde en dichotomie de ce genre »4. À côté du sens littéral il y a donc un autre sens qui concerne les « objets que seule la pensée saisit »5. Dans les textes pauliniens aussi, on trouve l’utilisation de l’interprétation allégorique formulée d’une manière consciente : c’est le cas de Ga 4,24 où Agar et Sara préfigurent les deux alliances. « Il y là une allégorie », dit-­‐il M. Simonetti en remarquant que Paul utilise le mot ajllhgorouvmena mais, ajoute-­‐t-­‐il, « ailleurs, pour indiquer la réalité de l’Ancien Testament comme préfiguration du Nouveau Testament, Paul introduit le substantif tuvpoı et l’adverbe tupikw`ı aussi6 »7. M. Simonetti se poursuit en disant que, tandis que le mot allégorie (et les mots dérivés) était déjà en usage dans les écrits des philosophes grecs, l’utilisation de tuvpoı dans le domaine exégétique est une solution typiquement paulinienne pour désigner la figure et son accomplissement. Ce terme est un substantif déverbal tiré du verbe tuvptw qui désigne l’action de battre, frapper le métal de manière à en faire de la monnaie ; le type est le modèle, le moulage, la matrice qui donne son image à chaque pièce de monnaie. Si les interventions de Dieu dans l’Ancien Testament sont le typos qui s’accomplit dans le Nouveau Testament par la rédemption opérée par le Christ, on comprend bien la raison par laquelle il fallait retravailler la terminologie et élaborer un terme pour désigner l’accomplissement du type. La solution du problème se trouve dans le Nouveau Testament même, qui a créé le mot ajntivtupoı : dans la Lettre aux Hébreux le temple d’ici-­‐bas est l’antitype du vrai temple qui est le temple du ciel (He 9,24), et la Première Lettre de Pierre dit que, maintenant, ce qui nous sauve est le baptême, antitype du déluge (1Pt 3,21)8 : autrefois Israël fut sauvé par l’eau (du déluge) et maintenant nous sommes sauvés par l’eau (du baptême). Le type et l’antitype marchent toujours ensemble : ils sont un binôme indissoluble car l’un a toujours besoin de l’autre pour exister. Avant d’être une méthode exégétique, la typologie est une qualité des événements du salut. C’est la réalité qui est typologique et c’est pour cause, donc, qu’il faut l’interpréter d’une manière typologique. 4
J. PÉPIN, « Terminologie exégètique dans les milieux du paganisme grec et du judaïsme
hellénistique », dans : C. CURTI - J. GRIBOMONT - M. MARIN - G. OTRANTO - J. PÉPIN - M.
SIMONETTI - P. SINISCALCO (edd.), La terminologia esegetica nell’antichità, (= Quaderni di Vetera
Christianorum 20), Edipuglia, Bari 1987, p. 13.
5
PHILO, De Abrahamo, 119 (J. GOREZ (éd.), Philonis Alexandrini. De Abrahamo, (= R. ARNALDEZ
- J. POUILLOUX - C. MONDÉSERT (édd.), Les œuvres de Philon d’Alexandrie. Publiées sous le
patronage de l’Université de Lyon 20), Les Éditions du Cerf, Paris 1966, p. 72).
6
Rm 5,14; 1Co 10,6.
7
M. SIMONETTI, « Sul significato di alcuni termini tecnici nella letteratura esegetica greca », dans :
C. CURTI - J. GRIBOMONT - M. MARIN - G. OTRANTO - J. PÉPIN - M. SIMONETTI - P. SINISCALCO
(edd.), La terminologia esegetica nell’antichità, (= Quaderni di Vetera Christianorum 20),
Edipuglia, Bari 1987, p. 25.
8
Pour cette traduction cf.: L. GOPPELT, « Typos », dans : K. KITTEL – G. FRIEDRICH (édd.), Grande
lessico del Nuovo Testamento, Paideia, Brescia 1981, Vol. XIII, col. 1486 (Édition originale
allemande : Vol. 8, col. 254).
3
2.3 La typologie en 1Co 10,1-11
Dans cette péricope Paul aborde le problème du salut dont le médiateur est le Christ ; mais, justement, il y a le problème que le Christ appartient à la dernière génération – la génération de Paul et de ses interlocuteurs – tandis que le salut est une expérience enchatonnée tout au long de l’histoire d’Israël. Et, donc, elle existe bien avant le Christ. Et alors, comment peut-­‐on affirmer qu’il est le sauveur universel ? En outre, les chrétiens savent bien que le rapport avec le salut passe par le baptême et l’eucharistie, deux rites qui sont liés à l’histoire du Christ et qui ne font pas partie de l’expérience du salut de l’histoire d’Israël. Ce sont des questions auxquelles Paul est obligé de répondre et il répond en faisant des deux économies une seule économie du salut au centre de laquelle il y a le Christ. « Le même Christ, qui soutint actuellement les chrétiens dans leur marche vers la patrie céleste, soutenait déjà leurs ‘Pères’, les Hébreux, dans leur marche vers la terre promise »9. Il est de fait que, en 1Co 10,1-­‐11, Paul affirme la présence du Christ dans l’Ancien Testament. Tout le texte appartient au genre littéraire sapientiel et il faut remarquer que le Christ remplit les mêmes fonctions de la Sagesse10 : dans le Livre de la Sagesse, dans le « développement qui décrit la libération de la servitude d’Égypte, le passage de la mer Rouge et la traversée du désert, c’est la Sagesse qui est le sujet de presque tous les verbes ; en conséquence, quand il est dit en 11,4 : l’eau leur fut donnée d’un rocher escarpé et d’une pierre l’apaisement de leur soif, c’est par la Sagesse que cette eau fut donnée si on s’en rapporte au contexte antécédent »11. À cette interprétation du Père André Feuillet nous devons ajouter une œuvre qui est très proche de notre texte et qui, peut-­‐être, en est la source : Les allégories des lois de Philon d’Alexandrie12. Pourquoi choisir Philon et non la Sagesse ? Car le Livre de la Sagesse parle seulement de l’eau au désert, tandis que Philon parle soit de l’eau (Sagesse de Dieu) soit de la manne. En plus, l’eau et la manne sont coordonnés ensemble pour former un seul argument : exactement comme dans la péricope paulinienne. Dans 1Co 10,1-11 il y a deux composantes à mettre en lumière : a) Paul emploie la méthode typologique pour parler du baptême et de l’eucharistie ; b) il réfléchit sur son argument et lui donne, lui-­‐même, la qualification de typologique. 9
A. FEUILLET, Le Christ sagesse de Dieu d’après les Épitres pauliniennes, (= Études bibliques), J.
Gabalda et Cie Éditeurs, Paris 1966, p. 105.
10
« Antérieurement à 1Co 10, 1-4, qui affirme une présence réelle et efficace du Christ parmi les
Hébreux durant la pérégrination du désert, le livre de la Sagesse dans les chapitres 10-12 avait
montré la Sagesse présente et agissante au sein du peuple choisi : c’est elle qui a sauvé le
patriarches (10,1-14) : elle est même descendue en prison avec Joseph et dans les chaines ne le
délaissa pas (10,14) ; c’est elle qui a délivré Israël de la servitude d’Égypte et a conduit le peuple à
travers le désert (10,15 – 11,4) : c’est elle qui a puni les Égyptiens et les Cananéens (11,5 – 12,25) »
(A. FEUILLET, Le Christ sagesse de Dieu…, p. 105).
11
A. FEUILLET, Le Christ sagesse de Dieu…, p. 106.
12
« Il se peut donc que l’âme rencontre un scorpion, c’est-à-dire la dissipation, dans le désert, et
que la soif, celle des passions, la saisisse jusqu’à ce que Dieu lui envoie l’onde qui coule du rocher
de sa propre sagesse, et étanche la soif de l’âme qui a subi la diversion, en lui donnant une santé
immuable. Car, le rocher abrupt, c’est la sagesse de Dieu ; elle était en haut et elle fut la première
dans la division de ses puissances, et il en abreuve les âmes amies de Dieu ; leur soif étanchée, elles
se rassasient de la manne, c’est-à-dire du genre suprême - car manne se dit ’quelque chose’, qui est
le genre de toutes choses -. Or le genre suprême est Dieu, et ce qui vient après, c’est le Logos de
Dieu ; les autres choses n’existent qu’en paroles, et en fait elles équivalent parfois au néant ».
(PHILO ALEXANDRINUS, Legum Allegoriae, II, § 86 ; dans : C. MONDÉSERT (éd.), Philonis
Alexandrini. Legum Allegoriae, (= R. ARNALDEZ - J. POUILLOUX - C. MONDÉSERT (édd.), Les
œuvres de Philon d’Alexandrie. Publiées sous le patronage de l’Université de Lyon 2), Les Éditions
du Cerf, Paris 1962, p. 151).
4
a) Paul doit présenter le Christ comme sauveur universel car s’il est célébré comme le sauveur, dans la communauté judéo-­‐chrétienne, il s’ensuit qu’il l’a été pour Israël aussi quand les Israélites traversèrent le désert. Mais les chrétiens sont sauvés par le Christ au moyen des sacrements c’est-­‐à-­‐dire du baptême et de l’eucharistie : et alors il faut placer dans les événements de l’Exode, non seulement le Christ mais les sacrements aussi. L’argument de Paul commence par une brève allusion à l’Exode décrit par deux épisodes où l’eau est au premier plan par la citation du nouage et de la traversée de la mer : « Car je ne veux pas que vous l’ignoriez, frères : nos pères ont tous été sous la nuée, tous ont passé à travers la mer » (1Co 10,1). Après cette référence à l’Exode, Paul passe à l’interprétation sacramentelle dans laquelle les deux événements sont qualifiés de baptême, et Moïse en est le ministre : « Tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer » (1Co 10,2). Après le baptême il y a forcément l’eucharistie et alors Paul se doit de parler de l’eau du rocher et de la manne dont les Israélites ont mangé et ont bu dans le désert ; mais Paul doit y arriver doucement en introduisant ces deux éléments par la définition même de l’eucharistie, c’est-­‐à-­‐dire nourriture et boisson spirituelle : « tous ont mangé le même aliment spirituel et tous ont bu le même breuvage spirituel » (1Co 10, 3-­‐4). Mais revenons aux éléments parallèles que nous trouvons en Philon. Il avait cité les récits bibliques sur la manne où il y avait l’affirmation très claire que la manne était un aliment qui avait permit la survivance du peuple d’Israël et, par conséquent, qu’elle était un aliment matériel. Dans ce texte de Philon, ‘matériel’ et ‘spirituel’ ne s’excluent pas et ils restent en dialogue entre eux. La manne, tout en étant un aliment matériel, est un aliment spirituel aussi, tant pour Philon13 que pour Paul14 : pour tous deux, la ‘spiritualité’ n’appartient pas à l’interprétation mais à la réalité même de cet aliment ; voilà la différence entre typologie et allégorie. Philon, ici, utilise la typologie et non l’allégorie. Mais Paul lui-­‐aussi utilise la typologie et non l’allégorie. Bref, Paul affirme qu’il y a un rapport typologique entre le baptême et l’eau (de la nuée, ainsi que celle du passage de la mer, en Moïse), d’un côté, et entre la manne et l’eucharistie, de l’autre côté. En d’autres mots, le peuple d’Israël, dans le désert, fut sauvé par le Christ (rocher), bien sûr, mais celui-­‐ci opéra par les sacrements du baptême et de l’eucharistie qui étaient typologiquement présents : sous une forme différente, évidemment, attendu qu’il s’agit d’un cas de typologie. Philon et Paul expliquent la valeur de l’eau du rocher de la même manière en identifiant le rocher avec un personnage divin : pour Philon la soif, celle des passions, est guérie par l’onde qui coule du rocher de la Sagesse de Dieu, qui donne une santé immuable « car, le rocher abrupt, c’est la Sagesse de Dieu »15. Dans la péricope paulinienne, qui a une christologie sapientiale, le personnage n’est pas la Sagesse mais le Christ lui-­‐même : « … car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher était Christ » (1Co 10,4)16. Philon se poursuit en donnant l’explication de la manne aussi et – à travers une interprétation allégorique du terme – il dit qu’elle est Dieu et que le Logos est le second (deuvteroı) après lui. Paul ne le suit pas complètement et il se limite à l’explication christologique du rocher, qui est le Christ. b) Pour éviter tout malentendu, une fois terminé son argument, Paul donne la clé pour interpréter le sujet qu’il vient de traiter en disant ouvertement qu’il l’a traité d’une manière typologique : « Or, ces choses sont arrivées pour nous servir d’exemples (tuvpoi hJmw`n) » (1Co 10,6) ; et encore : « Ces choses leur sont arrivées pour servir d’exemples (tupikw`ı
sunevbainen), et elles ont été écrites pour notre instruction (pro;ı nouqesivan hJmw`n), à nous qui sommes parvenus à la fin des siècles » (1Co 10,11). 13
Il utilise la notion d’aliment pour l’appliquer à Dieu lui-même.
Pour Paul l’aliment est l’eucharistie.
15
En grec : « hJ ga;r ajkrovtomoı pevtra hJ sofiva tou` qeou` ejstin » (Legum Allegoriae, loc. cit.).
16
En grec : « hJ pevtra de; h~jn oJ Cristovı ».
14
5
Il est inutile que je vous dise que le terme « exemple », utilisé aujourd’hui, est un calque du mot « exemplum » de la Vulgate qui, dans les traductions modernes, est incapable d’exprimer la doctrine typologique. En conclusion, nous devons reconnaître que Paul ne s’est pas limité à construire un argument pour interpréter les événements de l’Exode comme types du baptême et de l’eucharistie, en leur assurant la même efficacité quoique typologique. Il a fait beaucoup plus car il en a su tirer une doctrine, une théorie interprétative, qu’il a exprimé par les termes « type » et « typiquement ». 2.4 Un autre texte paulinien : Rm 6,5
La typologie paulinienne ne vaut pas seulement pour le rapport entre le Nouveau Testament et les événements de l’Ancien, mais aussi pour le rapport entre le rite et l’événement du salut en Christ. C’est le cas de la relation entre le baptême et la mort (et résurrection) du Christ, décrite en Rm 6,5. Voici le texte, d’après la Bible de Jérusalem : « Car si c’est un même être avec le Christ que nous sommes devenus par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable ». Le texte grec17 est important car on peut voir comme les différentes traductions, incapables d’y reconnaître la conception typologique du baptême, ne sont pas en mesure de traduire le substantif oJmoivwma. en effet elles le traduisent comme s’il était oJmoivwsiı, qui signifie la ‘qualité’ de la ressemblance, tandis que oJmoivwma – dont il faut remarquer le suffixe « ...ma » – désigne la ‘chose concrète’, dont la nature est « ressemblance ». Dans notre texte, le terme oJmoivwma désigne le baptême dont la nature est d’être une ressemblance de la mort du Christ. Par conséquent, la locution « tw/`
oJmoiwvmati tou` qanavtou aujtou » ne signifie pas « par une mort semblable à la sienne », mais bien : « par une (réalité, ou action, dont la nature est d’être) ressemblance de sa mort ». Pour cette interprétation de homoioma, il faut citer une remarquable étude de Ugo Vanni18, sur la base de laquelle nous devrions entendre l’expression ressemblance de sa mort, comme si Paul aurait écrit sacrement de sa mort. Dans une conception typologique, en effet, le sacrement jouit, dans sa nature profonde, d’une ‘certaine’ ressemblance avec la réalité dont il est sacrement, malgré les différences. Pour créer un rapport entre le Nouveau Testament et l’Ancien, ou mieux entre les événements du salut de l’Exode et les sacrements du baptême et de l’eucharistie, Paul a eu recours au terme type, peut-­‐être sous l’influence de Ex 25,40, quand Dieu sur le mont montra à Moïse le type du temple qu’il aurait du construire. Mais quand Paul a voulu parler du baptême, en Rm 6,5, il n’a plus utilisé type et il a eu recours au terme homoioma. De la même manière quant à l’eucharistie, quand il a utilisé un autre terme encore : le mot koinwniva, (communion) (1Co 10,16). Ces trois termes, type – homoioma – koinonia, ont tous la même fonction d’exprimer le lien ontologique entre le rite et l’événement, un lien que nous qualifions de lien de sacramentalité. Paul a utilisé trois mot différents pour chacun des trois cas où il a appliqué sa méthode mais le but était le même, c’est-­‐à-­‐dire de garantir l’unité entre l’événement et le rite, en dépassant tout problème de décalage spatio-­‐temporel entre le lieu, l’époque et la forme de l’événement du salut et le lieu, l’époque et la forme du rite. De cette manière le rite et son référent sont une seule et même réalité. Néanmoins un rite qui est répété maintes fois, dans des différentes époques, dans des différents moments et dans des différents endroits, ne sera jamais complètement identique à un événement qui s’est passé une seule fois – une fois pour toutes – dans l’histoire, dans un lieu précis, dans des circonstances données, et qui ne pourra 17
« Eij ga;r suvmfutoi gegovnamen tw/` oJmoiwvmati tou` qanavtou aujtou`, ajlla; kai; th`ı
ajnastavseoı ejsovmeqa » (Rm 6,5).
18
U. VANNI, Homoioma in Paolo, « Gregorianum », 58 (1977) 321-345; 431-470.
6
jamais être répété. C’est évident qu’un rite garde toujours sa différence par rapport à l’événement qu’il célèbre et qui est son référent. Identité, donc, mais différence aussi. Il vaut mieux dire : identité dans la différence. La méthode typologique a la caractéristique d’assurer l’identité entre d’événements, ou entre un événement et un rite, éloignés dans le temps et dans l’espace, tout en en gardant les différences. 3. Quatre Pères de l’Église
Les Pères de l’Église sont des bons témoins des données que je viens d’exposer. En effet, en parlant de Rm 6,5 nous avons parlé de la ressemblance (ontologique) qu’il y a entre le rite du baptême et son référent c’est-­‐à-­‐dire l’événement de la mort (et de la résurrection) du Christ. Et bien, la description que nous en avons donné coïncide avec la définition même du sacrement donnée par Augustin dans sa Lettre 98 à Boniface, sur le baptême, où le sacrement a été défini comme une « réalité semblable à ». Voici le texte : « Si enim sacramenta quandam similitudinem rerum earum, quarum sacramenta sunt, non haberent, omnino sacramenta non essent »19. La similitudo est, donc, l’élément constitutif, voire l’élément formel, de la sacramentalité. Mais Augustin ne connaît pas seulement le mot « similitudo » ; pour parler du rapport entre la manne et le Christ, il utilise le verbe « figurare »20 et, dans cette perspective, le sacrement de l’eucharistie que le Christ a transmis à l’Église, est appelé tout simplement « figura »21. Par conséquent, le terme « figura » exprime la conception typologique et il est employé pour dire « type » c’est-­‐à-­‐dire « sacrement ». Cette conception doit être traditionnelle comme elle est utilisée, bien auparavant, par Tertullien pour formuler un argument contre les docétistes : en voulant expliquer la phrase du Christ « Ceci est mon corps » il dit qu’elle signifie « … la figure de son corps »22. C’est clair, donc, que le mot « figure » a le même sens que « sacrement », mais dans une conception typologique. 19 AURELII AUGUSTINI, Epist. 98, 9, (A. GOLDBACHER (ed.), Aureli Augustini Hipponensis
Episcopi. Epistulae, (= Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum 34, 2), Wien 1898, p. 531,
linea 3). Pour un commentaire de cette définition, cf.: E. MAZZA, « Elementi agostiniani per la
concezione sacramentale della liturgia », dans : E. MAZZA (éd.), Rendere Grazie. Miscellanea
eucaristica per il 70° compleanno, A cura di Daniele GIANOTTI. Presentazione di Paul De Clerck Postfazione di Juan Javier Flores Arcas, (= Studi e ricerche di liturgia 29), EDB Edizioni
Dehoniane, Bologna 2010, pp. 172ss.
20
« De coelo certe manna ueniebat, attendite quem figurabat : ego sum, inquit, panis uiuus, qui de
coelo descendi » (AURELII AUGUSTINI, Sermo 332 ; PL Vol. 39, col. 1551, linea 53).
21
« Sed et ibi qui diligenter legunt, uident in illo bello dauid pacatum fuisse filio, qui etiam magno
cum dolore planxit exstinctum, dicens: abessalon filius meus, quis dabit mihi mori pro te; et in
historia noui testamenti, ipsa domini nostri tanta et tam miranda patientia, quod eum tamdiu pertulit
tamquam bonum, cum eius cogitationes non ignoraret, cum adhibuit ad conuiuium in quo corporis
et sanguinis sui figuram discipulis commendauit et tradidit, quod denique in ipsa traditione osculum
accepit, bene intellegitur pacem christum exhibuisse traditori suo, quamuis ille tam sceleratae
cogitationis interno bello uastaretur » (AURELII AUGUSTINI, Enarrationes in Psalmos, Ps. 3, § 1 ;
dans : E. DEKKERS - J. FRAIPONT (édd.), Augustinus Hipponensis. Enarrationes in Psalmos, (=
Corpus Christianorum. Series latina 38), Brepols, Turnhout 1956, p. 8, linea 28).
22
« Professus itaque se concupiscentia concupisse edere pascha ut suum, - indignum enim, ut quid
alienum concupisceret deus - acceptum panem et distributum discipulis corpus suum illum fecit
“hoc est corpus meum” dicendo, id est figura corporis mei. Figura autem non fuisset nisi ueritatis
esset corpus » (Aduersus Marcionem 4, 40; dans : A. KROYMANN (ed.), Q. S. Fl. Tertulliani.
Aduersus Marcionem, (= Corpus Christianorum. Series latina 1), Vol. I, Brepols, Turnhout 1954, p.
657).
7
L’auteur qui plus s’est engagé dans l’interprétation typologique est Cyprien de Carthage23 qui a commencé par l’interprétation typologique du ministère en disant que le Sacerdos (l’évêque) est le typus Christi, car il accomplit les actions mêmes du Christ ; après il arrive à l’interprétation typologique de la célébration entière. Dans sa Lettre 63 Cyprien explique que l’eucharistie de l’Église n’est rien d’autre que l’obéissance à la parole de Jésus qui, en faisant la dernière cène, donna un modèle à imiter : en faisant il enseigna et, par conséquent, il est auctor et doctor lui qui praecepit et gessit24. Son enseignement est l’action
même qu’il a accompli et nous ne devons faire rien d’autre que de faire ce qu’il a fait le premier :
dans l’eucharistie nous « hoc facimus quod fecit et Dominus »25, rien d’autre. Il y’a, donc, une
identité entre la dernière cène et l’eucharistie de l’Église, une identité fondée sur la typologie
comme on le voit bien dans la Lettre 63 dont les arguments sont tous d’ordre typologique. Cyprien,
en outre, utilise l’expression « dominica ueritas », qui ne désigne pas une doctrine sur l’eucharistie
mais l’action même de la dernière cène, c’est-à-dire le type (type en tant que tel) que Jésus a
transmis à l’Église ; par conséquent, si la dernière cène est la ueritas, l’eucharistie de l’Église sera
appelée figure, comme par exemple dans le Canon romain cité par Ambroise (De sacramentis)26. Il
est inutile de le dire que le binôme figura-ueritas a eu son origine dans l’interprétation typologique
de l’Écriture : d’ici on l’a transféré à la théologie des sacrements qui l’a utilisé tel quel.
Pour terminer il me faut de citer Ambroise de Milan qui, en parlant de l’eucharistie, a utilisé
le terme similitudo pour affirmer qu’elle est le sang du Christ quoique ce que l’on voit, c’est du vin :
« Sed forte dicis : Speciem sanguinis non uideo. Sed habet similitudinem. Sicut enim mortis
similitudinem27 sumpsisti, ita etiam similitudinem pretiosi sanguinis bibis, ut nullus horror cruoris
sit et pretium tamen operetur redemptionis. Didicisti ergo quia quod accipis corpus est Christi »28.
Évidemment, le terme « similitudo » est caractéristique de la sacramentalité et Ambroise l’applique
à l’eucharistie tout en commentant le canon de la messe, soit la prière eucharistique, où il y a un
autre terme, pour désigner la sacramentalité, figure qui correspond au grec type sur lequel je
reviendrai tout de suite.
4. Le témoignage des anciennes anaphores
Il y a des anciennes anaphores qui ont introduit dans leur texte l’affirmation de la sacramentalité de l’eucharistie par l’utilisation des termes que nous avons examiné plus haut. La première que nous pouvons citer est ladite Eucharistie mystique, un texte qui est très ancien et qui exprime un développement de la culture liturgique du judéo-­‐christianisme. Ici l’action de grâces dit que, dans ce rite, nous « accomplissons les antitypes » du corps et sang du Christ, en obéissant à son commandement29. Cette eucharistie appartient à un ancien 23
Cf.: E. MAZZA, L’action eucharistique. Origine, développement, interprétation, Traduit par J.
Mignon et révisé par Marie-Josée Poiré, (= Liturgie 10), Cerf, Paris 1999, p. 141ss.
24
Epistula 63, 1 (L. BAYARD (éd.), Saint Cyprien. Correspondance, Tome 2, (= Collection des Universités de France. Publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé), Société d’édition “Les Belles Lettres”, Paris 1961, p. 200)
25
Epistula 63, 10 (L. BAYARD (éd.), Op. cit., p. 206).
26
De sacramentis IV, 21 (B. BOTTE (éd.), Ambroise de Milan. Des Sacrements Des Mystères
Explication du Symbole, (= Sources chrétiennes 25 bis), Les Éditions du Cerf, Paris 1961, p. 114).
Cf. aussi : E. MAZZA, Sul Canone della messa citato nel “De Sacramentis” di Ambrogio, «Ecclesia
orans», 27 (2010) 271-293.
27
Cette locution est la même qui a été utilisée par Paul dans Rm 6,5 pour le baptême car le mot grec
qui correspond au latin similitudo est juste homoioma.
28
De sacramentis IV, 20 (B. BOTTE (éd.), Ambroise de Milan. Des Sacrements …, p. 112).
29
Const. Ap. 7, 25, 4 (M. METZGER (éd.), Les Constitutions apostoliques. Livres VII et VIII, (=
Sources chrétiennes 336), Tome III, Cerf, Paris 1987, p. 52).
8
eucologe juif reçu et adapté dans l’ancienne collection des Constitutions apostoliques. Le réalisme sacramentel, donc, est affirmé par la typologie. Le terme antitype est présent dans l’anaphore byzantine de saint Basile aussi, un texte qui est en usage aujourd’hui même. Basile est celui qui a créé la partie consécratoire de l’épiclèse et, au début de cette prière, il a gardé une phrase où il y a l’affirmation de la sacramentalité du pain et du vin qui sont appelés antitypes du corps et sang du Christ. Et bien, comme il n’est plus en état de comprendre cette ancienne théologie typologique, il se poursuit en demandant formellement la descente du Saint Esprit sur les dons pour les consacrer. Le Canon romain cité dans le De Sacramentis de saint Ambroise contient l’affirmation de la sacramentalité quand, avant le récit de l’institution, il y a la demande que l’offrande soit acceptée car elle est la figure du corps et du sang du Christ30. D’après ce texte du Canon, donc, le pain et le vin sont déjà « sacrement », avant les paroles qui, d’après la théologie latine, sont les paroles de la consécration. Avec le temps le texte du Canon sera changé et le terme figure, expression d’une conception typologique, sera substitué par une demande de sanctification des dons. À la même époque, soit à Césarée (Basile) soit à Milan (Ambroise), l’ancienne conception typologique de l’eucharistie n’est plus comprise et, dans l’anaphore, la demande de consécration fera son chemin. Nous devons considérer le cas de l’anaphore de Sérapion aussi, dont le récit de l’institution cite cinq fois le terme homoioma31 en l’appliquant au pain et à la coupe. Enfin il y a le mot forma qui est utilisé dans les liturgies occidentales non romaines pour formuler la Mention de l’institution de l’eucharistie : « Dignum et iustum est <…>, inuisibilis, inaestimabilis, immense deus et pater domini nostri Iesu Christi, qui formam sacrificii perennis instituens hostiam se tibi primus obtulit et primus docuit offerri. Te enim, omnipotens deus, omnes angeli »32. Le même mot se trouve dans la liturgie assyrienne de l’Orient aussi33. 5. Trois conclusions à tirer
Voici trois conclusions. 1) Les termes techniques de la typologique – et la typologique elle même – sont entrés dans le rite eucharistique et il font partie du texte de l’anaphore : leur fonction est d’affirmer la sacramentalité de l’eucharistie. Nous devons affirmer, donc, que les Pères de l’Église et la liturgie elle-­‐même ont reconnu la valeur ontologique de l’interprétation typologique de l’eucharistie. 2) Par son valeur ontologique, cette méthode d’interpréter la liturgie est une vraie théologie des sacrements. 3) Néanmoins, par des raisons d’exégèse biblique dans le domaine de la christologie et par une certaine évolution de la culture, elle n’est plus comprise à partir de la seconde moitié du quatrième siècle ; par conséquent, elle a été substituée par la théologie de la consécration qui a trouvé sa place dans l’anaphore. Voilà, alors, l’épiclèse qui est une prière qui demande la transformation des dons par la descente du Saint Esprit (surtout dans les textes de l’Orient), liée au développement de la doctrine trinitaire et notamment de la pneumatologie. Il ne faut pas oublier, néanmoins, que l’interprétation typologique de la liturgie appartient au Nouveau Testament lui-­‐même, aux 30
« Fac nobis hanc oblationem scriptam, rationabilem, acceptabilem, quod est figura corporis et
sanguinis domini nostri Iesu Christi. Qui pridie …» (De sacramentis, IV, 21 ; B. BOTTE (éd),
Ambroise de Milan. Des sacrements - Des mystères - Explication du symbole, Op. cit., p. 114).
31
La première citation est tirée de Rm 6,5 comme chez Ambroise.
32
Missale Gothicum, n. 514 (E. ROSE (ed.), Missale Gothicum, E codice Vaticano Reginensi latino
317 editum, (= Corpus Christianorum. Series latina 159D), Brepols, Turnhout 2005).
33
Anaphore syrienne des Apôtres Addaï et Mari (cf.: A. GELSTON (ed.), The Eucharistic Prayer of
Addai and Mari, Clarendon Press, Oxford 1992, p. 53, linea 52).
9
textes de la liturgie et à l’interprétation patristique jusque vers la fin du quatrième siècle et qu’elle est encore vivante dans l’Église assyrienne de l’Orient et dans l’anaphore byzantine de saint Basile malgré la présence de l’épiclèse consécratoire. À mon avis l’interprétation typologique de la liturgie, garde sa valeur aujourd’hui même, tant par son enracinement dans la tradition des origines chrétiennes, que par son lien avec la culture biblique, laquelle est une des caractéristiques du christianisme de nos jours. 6. La mystagogie
Ce terme grec désigne la célébration liturgique interprétée comme mystère : faire le mystère34. C’est le sens original qu’on trouve encore dans saint Jean Chrysostome35. À l’origine de la mystagogie il y a saint Cyrille de Jérusalem qui composa cinq Catéchèses mystagogiques36, c’est-­‐à-­‐dire des catéchèses sur les mystères. Sa méthode est assez simple : 1) d’abord il décrit le rite auquel les initiés ont participé auparavant, dans les liturgies de Pâques ; 2) comme il doit annoncer le salut que les initiés on reçu à Pâques, il passe du rite aux événements historiques du salut ; en d’autres mots : étant donné que le salut est décrit dans les Écritures, il passe tout naturellement du rite à l’Écriture ; 3) ici Cyrille trouve une grande quantité de textes bibliques qui sont à même d’expliquer et de raconter le salut que Dieu a opéré le long de l’histoire, dans toutes les étapes jusqu’à l’avènement du Christ et à la parousie elle-­‐même ; 4) pour terminer, en conclusion, après avoir prêché les merveilles de Dieu, Cyrille affirme d’une manière solennelle que tout cela a été donné aux initiés, quoique dans une forme différente c’est-­‐à-­‐dire dans les rites. À ce moment c’est clair que les rites sont à comprendre d’une manière typologique car leur contenu n’est rien d’autre que l’événement historique du salut : c’est pour cause, donc, que Cyrille dit : « Car dans la figure (ejn tuvpw/) du pain t’est donné le corps et dans la figure (ejn tuvpw/) du vin t’est donné le sang du Christ afin que tu deviennes, en ayant participé du corps et du sang du Christ, un seul corps (suvsswmoı) et un seul sang (suvnaimoı) avec le Christ »37. Comment se fait-­‐elle, alors, une catéchèse mystagogique ? Y a-­‐t-­‐il une méthode ? C’est la même méthode qu’on trouve, par exemple, dans le traité Sur la Pâque du Pseudo-­‐Hippolyte. Il faut savoir, d’ailleurs, que les Homélies pascales et les Traités sur la Pâque sont des vrais ‘discours de la méthode’ pour l’interprétation de la liturgie38. Dans cette homélie nous lisons : « Doit-­‐il être interprété d’une manière typologique et d’une manière mystique ce qui a été conçu d’après un prototype et selon un modèle préformé (tupikw`ı
oJrwvmenovn ejsti kai; mustikw`ı to; kata to; prwtovtupon kai; to; prwtogene;ı paravdeigma
noouvmenon) »39. Comme l’eucharistie a été institué par la tradition du type, il s’ensuit qu’elle doit être interprétée « d’une manière typologique et d’une manière mystique », c’est-­‐à-­‐dire qu’elle doit être comprise sur la base du modèle établi par Jésus. En d’autres mots, ça signifie 34
Le mystagogue est celui qui célèbre le mystère.
Ph. DE ROTEN, Baptême et mystagogie. Enquête sur l’initiation chrétienne selon s. Jean
Chrysostome, (= Liturgiewissenschafliche Quellen und Forschungen 91), Aschendorf, Münster
2005.
36
Nous pouvons prouver qu’elles eurent leur forme définitive après 381 et avant 383 et que, par
conséquent, elles sont à attribuer à Cyrille de Jérusalem.
37
Cat. myst., 4,3 (A. PIÉDAGNEL (éd.), Cyrille de Jérusalem. Catéchèses mystagogiques, (= Sources
chrétiennes 126 bis), Les Éditions du Cerf, Paris 1988, p. 126).
38
Cf.: E. MAZZA, La Mistagogia. Le catechesi liturgiche della fine del quarto secolo e il loro
metodo, (= Bibliotheca Ephemerides liturgicae. Subsidia 46), CLV - Edizioni liturgiche, Roma
1988 (Seconda edizione Roma 1996).
39
G. VISONÀ (ed.), Pseudo Ippolito. In sanctum Pascha. Studio, edizione, commento, (= Studia
patristica mediolanensia, 15), Vita e Pensiero, Milano 1988, pp. 246-248.
35
10
que pour faire la théologie de l’eucharistie nous devrions faire la théologie de la dernière cène. On s’aperçoit tout de suite de l’importance de cette méthode car, par exemple, la théologie catholique sur l’eucharistie est bien différente de la théologie des Églises issues de la reforme et des Églises orthodoxes aussi. Au contraire, on ne trouve pas des différences importantes si les théologiens des différentes Églises se penchent sur la dernière cène en utilisant la méthode des études bibliques et patristiques. Je voudrais en outre remarquer que la terminologie typologique de Cyrille de Jérusalem est tributaire de la culture de son époque et qu’elle a une racine philosophique aussi. En effet les termes de sa théologie sacramentaire se trouvent, tous, dans le Phédon de Platon40 : c’est le langage de la participation par lequel Platon a formulé sa métaphysique et sa gnoséologie41. Nous pourrions ajouter, finalement, que la typologie n’est pas une conception naïve et sans profondeur culturelle car elle a un rapport continue avec le platonisme. Voici la question : a-­‐t-­‐elle de la valeur, aujourd’hui, une interprétation typologique ? Pour répondre sur la valeur de cette interprétation des sacrements, il me suffira de poser une question rhétorique : cette doctrine est partagée par le Nouveau Testament ; elle est présente dans la doctrine des Pères de l’Église et dans les anaphores des différentes familles liturgiques ; si tout ça est vrais, peut-­‐on se passer de cette doctrine ? Voilà ma réponse. 7. Comment faire une mystagogie de l’action eucharistique
L’eucharistie doit ‘correspondre’ typologiquement à son « original » qui est la dernière cène. Correspondance typologique signifie qu’il y a un rapport d’identité dans la différence. C’est Gregory Dix qui a donné beaucoup d’importance à cette correspondance42 : Jésus pris du pain et l’Église prend du pain (c’est la préparation des dons) ; il rendit grâce et l’Église rende grâce par l’anaphore ; il le rompit et l’Église le rompe, une fois l’anaphore terminée ; il le donna, et l’Église distribue le pain dans le rite de la communion ; Jésus le distribua en disant Ceci est mon corps, et l’Église quand même en disant Le corps du Christ. Tout de même pour la coupe. 7.1 Pour une mystagogie du sacrement en tant que tel
Comme nous venons de voir, « ce qui a été conçu d’après un prototype et selon un modèle préformé » doit être interprété d’après le modèle c’est-­‐à-­‐dire d’après l’originale. Dans notre cas, la dernière cène est le rite original tandis que l’eucharistie de l’Église en est la copie, ou figure, dans l’acception typologique du terme. Il s’ensuit que pour avoir une bonne interprétation de l’eucharistie de l’Église on doit s’adresser à la dernière cène et non à la 40
E. MAZZA, La Mistagogia. Le catechesi liturgiche della fine del quarto secolo e il loro metodo,
Op. cit., chapitre cinq.
41
Voir, pour exemple : E. VON IVÁNKA, Plato Christianus. Übernahme und Umgestaltung des
Platonismus durch die Väter, Johannes Verlag, Einsiedeln 1964 (édition française : E. VON IVÁNKA,
Plato Christianus. La réception critique du platonisme chez les Pères de l’église, (= Théologiques),
Presses Universitaires de France, Paris 1990) ; W. BEIERWALTES, Identità e differenza, Introduzione
di Adriano Bausola, (= Metafisica e storia della metafisica 4), Vita e pensiero, Milano 1989 ; G.
REALE, Per una nuova interpretazione di Platone, (= Metafisica del Platonismo nel suo sviluppo
storico e nella filosofia patristica. Studi e testi 3), Vita e pensiero, Milano 1987 ; W. BEIERWALTES,
Proclo. I fondamenti della sua metafisica, Introduzione di Giovanni Reale, (= Metafisica del
Platonismo nel suo sviluppo storico e nella filosofia patristica. Studi e testi 5), Vita e pensiero,
Milano 1988.
42
G. DIX, The shape of the liturgy, Dacre Press - Adam & Charles Black, London 1964, p. 48ss.
11
liturgie eucharistique. De cette manière les différences qu’il y a entre les différentes liturgies des différentes Églises, et à l’intérieur de la même Église aussi, ne pourrons pas mettre en difficulté la théologie eucharistique qui, par conséquent, restera toujours la même indépendamment du rite utilisé dans les différentes époques par des différentes Églises. Dans la mystagogie de l’eucharistie, donc, il faudra raconter la dernière cène et, quand le prêtre prend le pain (durant la préparation des dons), essayer de voir – des yeux de l’âme43 – le Christ lui-­‐même qui prend le pain. Et quand le prêtre rend grâce, il faut voir – des yeux de l’âme – le Christ qui fait monter au ciel son action de grâces. Au moment de la fraction du pain c’est le Christ lui-­‐même qui rompt le pain pour le donner aux apôtres. Et quand tu reçois la communion, ce n’est pas le prêtre mais le Christ lui-­‐même qui te donne son corps et qui t’invite à en manger – par sa parole même – en disant Prenez, mangez-­en tous, car ceci est mon corps. De la même manière pour la coupe. Aujourd’hui on entende souvent que, pour avoir une mystagogie de l’eucharistie, il suffirait de donner un commentaire de la prière eucharistique. Je ne suis pas d’accord car celui-­‐ci n’est pas l’avis des homélies mystagogiques des Pères de l’Église qui ne se sont jamais bornés à la prière eucharistique qui, en effet, est seulement une des différentes composantes du rite. C’est l’ensemble qui fait l’action eucharistique et le commentaire se doit de remonter de cet ensemble à l’ensemble de la dernière cène. Pour la mystagogie, donc, il faut passer du rite à l’événement du salut et, pour remonter à l’événement, il faut avoir les yeux de la foi. Jean Chrysostome a écrit des phrases remarquables à propos des yeux spirituels : « Nous, les fidèles, nous avons reçu en dépôt des réalités que les yeux de notre corps ne peuvent pas voir, tant elles sont grandes et redoutables et tant elles dépassent notre nature. Ni le raisonnement de l’homme, en effet, ne pourra les trouver, ni sa parole les exposer ; seul, l’enseignement de la foi les connaît bien. C’est pourquoi Dieu nous a donné deux sortes d’yeux : ceux du corps et ceux de la foi. Lorsque tu entres pour être initié aux saints mystères, les yeux du corps voient l’eau, tandis que les yeux de la foi discernent l’Esprit. Les premiers contemplent le corps immergé, les seconds le vieil homme enseveli ; ceux-­‐là la chair lavée, ceux-­‐ci l’âme purifiée ; ceux-­‐là voient le corps remonter des eaux, ceux-­‐ci l’homme nouveau remonter tout resplendissant de cette sainte purification ; ceux-­‐là voient le prêtre élever, puis imposer la main droite et toucher la tête, ceux-­‐ci contemplent le Grand Prêtre qui étend invisiblement sa main droite du haut des cieux et qui touche la tête. Car celui qui baptise alors n’est pas un homme, mais le Fils Unique Enfant de Dieu, en personne »44. La doctrine des deux sortes d’yeux est à la base de la catéchèse mystagogique qui, justement, a la fonction d’enseigner à utiliser les yeux de la foi. Théodore de Mopsueste a bien contribué à cette doctrine en remarquant que si le rite est une image (eijkwvn) de l’événement du salut, il faut que nous sachions le représenter à notre esprit. En d’autres mots Théodore nous parle ici, du bon usage de l’imagination dans la liturgie, comme on peut voir dans les textes que voici. Pour le pain : « Désormais, par (ce pain) c’est Notre-­‐
43
C’est une expression de saint Jean Chrysostome qui dit aussi : « yeux de la fois » (Catéchèse
II,9 et II,10 (Stavronikita) ; dans : A. WENGER (éd.), Jean Chrysostome. Huit catéchèses
baptismales inédites, (= Sources chrétiennes 50 bis), Les Éditions du Cerf, Paris 1970, p. 138s). Il y
a aussi l’expression « de nos yeux spirituels » (Catéchèse II, 28 ; Ibidem, p. 149). Justement glose
Antoine Wenger : « Les yeux spirituels saisissent la réalité spirituelle des mystères » (Ibidem, p.
138, note 2).
44
Catéchèse III,3 (Papadopoulos-Kerameus) ; dans : A. PIÉDAGNEL - L. DOUTRELEAU (édd.), Jean
Chrysostome. Trois catéchèses baptismales, (= Sources chrétiennes 366), Les Éditions du Cerf,
Paris 1990, p. 220s.
12
Seigneur le Christ qu’il nous faut nous représenter en notre cœur »45. Pour l’évêque, image du Christ : « C’est pourquoi, comme en une sorte d’image, nous représentons en notre cœur, par le moyen du pontife, le Christ Notre-­‐Seigneur que nous voyons en un sacrifice de soi-­‐même nous sauver et vivifier »46. Et pour les diacres aussi : « Par le moyen des diacres, qui font le service de ce qui s’opère, nous esquissons en notre intelligence les puissances invisibles en service (He 1,14) qui officient à cette liturgie ineffable ; ce sont eux qui apportent et disposent sur l’autel redoutable ce sacrifice ou les figures (tuvpoı) du sacrifice ; et c’est, en la vision qui se représente en notre intelligence, une réalité redoutable aux spectateurs »47. Pour Théodore de Mopsueste, comme pour Augustin, cette mystagogie doit non seulement donner une explication du sacrement, mais elle doit aussi conduire les néophytes à une fructueuse participation du mystère. 7.2 Pour une mystagogie de la prière eucharistique
Par cette correspondance typologique notre prière eucharistique est la même prière d’action de grâces que Jésus prononça à la dernière cène, comme dit Justin quand il dit que l’action de grâces de l’Église est une « parole de prière provenant de lui » c’est-­‐à-­‐dire du Christ48. L’auteur de la prière eucharistique, ou anaphore, est donc le Christ lui-­‐même, car c’est lui qui a transmis49 le rite et, donc, l’action de grâces aussi, comme enseigna Jean Chrysostome : « Il rendit grâce avant de donner (son corps) aux disciples afin que nous aussi rendions grâce. Il rendit grâce et chanta un hymne, après l’avoir donné, afin que le fassions nous aussi »50. Mais le texte de nos prières eucharistiques n’est pas le même texte que Jésus prononça à la dernière cène ; il ne l’est pas et il ne le pourrait pas être car la prière doit être vraie, c’est-­‐à-­‐dire qu’elle doit exprimer la situation de la personne devant Dieu. Cela dit, c’est évident que notre situation devant Dieu, n’est pas la même que celle du Christ qui est à lui et à lui seulement. Notre prière doit être identique à son modèle, c’est-­‐à-­‐dire à la prière du Christ, mais pour être identique elle doit être différente. Pour cette raison il n’y a aucune anaphore qui reproduit exactement les paroles d’action de grâces que Jésus prononça à la dernière cène51. 45
Homélies catéchétiques, Deuxième homélie sue la messe (= Hom. 16), § 20 ; dans : R. TONNEAU
– R. DEVREESSE (édd.), Les homélies catéchétiques de Théodore de Mopsueste, (= Studi e testi
145), Bibliotheca apostolica vaticana, Città del Vaticano 1949, p. 563.
46
Homélies catéchétiques, Première homélie sue la messe (= Hom. 15), § 23 ; dans : Ibidem, p.
503.
47
Ibidem.
48
1 Apol. 66,2 (cf.: E. MAZZA, L’action eucharistique. Origine, développement, interprétation,
Traduit par J. Mignon et révisé par Marie-Josée Poiré, (= Liturgie 10), Cerf, Paris 1999, p. 127).
49
Voir, par exemple, la Mention de l’institution du Missale Gothicum (n. 514), dans la Missa
dominicalis <IIII> : «… qui formam sacrificii perennis instituens hostiam se tibi primus obtulit et
primus docuit offerri » (Roma, Bibl. Vat., cod. Reg. lat. 317 ; H. M. BANNISTER (ed.), Missale
Gothicum. A Gallican Sacramentary. Ms. Vatican. Regin. Lat. 317, Vol. I : Text and Introduction,
(= Henry Bradshaw Society 52), Harrison and Sons, London 1917 ; L. C. MOHLBERG (Hrsg.),
Missale gothicum. (Vat. Reg. lat. 317), (= Rerum ecclesiasticarum documenta. Fontes 5), Herder,
Roma 1961 ; E. ROSE (ed.), Missale Gothicum, E codice Vaticano Reginensi latino 317 editum, (=
CCSL 159D), Brepols, Turnhout 2005).
50
Homélie 82 (Sur Mt 26, 26), n. 30 (PG 58, 740).
51
La prière eucharistique est toujours une prière de l’Église, composé par l’un ou l’autre auteur, tel
que saint Basile (qui en composa cinq), ou un anonyme qui composa l’anaphore de saint Jean
Chrysostome (en arrangeant un texte préexistent et en y introduisant trois citations de
Chrysostome), ou le père J. Gelineau (quatrième prière eucharistique du Missel romain), et d’autres
13
On doit rendre grâces pour les magnalia Dei, c’est-­‐à-­‐dire pour les merveilles que Dieu a accomplit pour les hommes dans l’histoire et nous le savons bien que nous les connaissons par la Bible, dont les pages sont un récit continu des événements du salut accomplis par Dieu. Par conséquent, l’action de grâces de la prière eucharistique rende grâces non pour ce que j’ai reçu, mais pour ce que Dieu a fait pour les hommes secundum Scripturas, d’après le témoignage des Écritures. Ça ne veut pas dire que ce texte doit être une collection de versets bibliques – bien au contraire – mais qu’il faut pouvoir remonter au récit biblique afin que nous ne nous trompions pas de chemin dans l’affirmation de ce que Dieu a fait pour nous. Quand nous rendons grâces, c’est l’Église qui rende grâce et l’Église est le corps du Christ : quand nous rendons grâces, donc, c’est le Christ lui-­‐même qui rende grâces en nous et par nous. Sommes-­‐nous sûrs de la bonté de notre action de grâces ? Il nous faut de remonter à la Bible pour vérifier si notre prière est correcte et, en d’autres termes, pour vérifier si notre action de grâces est digne du Christ. Oui, c’est vrai, on peut rendre grâces pour beaucoup de choses mais si l’action de grâces doit célébrer les merveilles de Dieu, c’est la Bible qui est la source de notre inspiration. On peut conclure, donc, que le texte de notre prière eucharistique doit être toujours vérifié sur les Écritures afin qu’on puisse affirmer son valeur théologique. J’ai parlé de l’action de grâces, mais ce principe vaut de l’anaphore entière et de toutes ses composantes. Pour une mystagogie de la prière eucharistique, donc, il faut toujours remonter à l’Écriture pour trouver le récit de ce qu’on célèbre dans l’eucharistie. 8. La communion eucharistique
Dans notre examen de la mystagogie, en remontant à la dernière cène, il y a une action encore à remarquer, l’action des disciples qui mangent et boivent en obéissance au commandement du Christ : prenez et mangez-­en tous ; et aussi : prenez et buvez-­en tous. L’obéissance à ce commandement exige, elle-­‐aussi, d’être interprétée d’une manière mystagogique. À l’époque des Pères de l’Église la communion eucharistique a été toujours52 interprétée à l’aide du Psaume 33 (34),9 : « Goûtez et voyez comme Yahvé est bon! Heureux qui s’abrite en lui! ». Voici, par exemple, les paroles de Cyrille de Jérusalem sur la communion : « … vous entendez le chantre qui vous invite sur une mélodie divine à la communion des saints mystères ; il dit : Goûtez et voyez que le Seigneur est bon. Ne confiez pas la sentence à votre gosier corporel, mais à la foi indubitable. Car en goûtant, ce n’est pas du pain et du vin que vous goûtez, mais l’antitype du corps et du sang du Christ (ajlla; ajntituvpou swvmatoı kai;
ai{matoı Cristou`) »53. Il faut alors manger et boire et, en goûtant le pain et le vin, passer de la dimension matérielle à la dimension spirituelle : c’est-­‐à-­‐dire qu’il faut goûter Dieu ou, mieux, se réjouir de Dieu. Voici la mystagogie : le passage du savourer et du goûter le pain et le vin, au goût de Dieu, n’est rien d’autre que la manducation spirituelle54. En outre Augustin nous suggère un encore. Néanmoins, la prière eucharistique est l’action de grâces du Christ à la dernière cène, et non
la prière de Basile, de Chrysostome, de Gelineau ou d’autres encore.
52
Presque dans toutes les liturgies, dans les différentes époques, il y a ce chant ; cf. H. LECLERCQ,
« Communion (Rite et antienne de la) », dans : F. CABROL - H. LECLERCQ (édd.), Dictionnaire
d’archéologie chrétienne et de liturgie, Librairie Letouzey et Ané, Paris 1907-1953, Tome 3/2,
Paris 1914, col. 2428-2436 ; cf. aussi : J. A. JUNGMANN, Missarum Sollemnia. Explication
génétique de la messe romaine, Vol. III, (= Théologie 21), Aubier, Paris 1954, p. 325ss.
53
Cat. myst., 5,20 (A. PIÉDAGNEL (éd.), Cyrille de Jérusalem. Catéchèses mystagogiques, … pp.
168-170).
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Augustin explique cette manducation comme « demeurer en (manere in) » Christ, d’après Jn 6,57
(AUGUSTINUS HIPPONENSIS, In Iohannis euangelium tractatus 26, 18 ; dans : R. WILLEMS (ed.),
Augustinus Hipponensis. In Iohannis evangelium Tractatus CXXIV, (= Corpus Christianorum.
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autre précieux élément quand il décrit la manière de la nourriture spirituelle en disant : « L’âme est nourrie seulement de ce qui la réjouit »55. Si la manducation spirituelle consiste à se réjouir de Dieu, il faut savoir que nous le connaissons grâce aux œuvres qu’il a accompli pour les hommes. Au moment de la communion, donc, pour se réjouir de Dieu, il faut se souvenir du récit des œuvres de Dieu : et nous l’avons déjà fait dans l’action de grâces, juste à l’exorde de la prière eucharistique. Voilà, donc, que c’est l’anaphore qui nous livre tant les thèmes que la spiritualité de la communion eucharistique56. 9. Cyrille de Jérusalem, une fois encore
J’ai présenté la distinction entre l’interprétation de l’action eucharistique en tant que telle (par la remonté au récit de la dernière cène) et l’interprétation de chacune des actions du rite (par la remonté aux textes bibliques qui peuvent en rendre raison). Cette distinction est à moi et je ne peux invoquer l’autorité de personne d’autre pour soutenir ma position mais, néanmoins, je la propose avec assurance car, de fait, elle trouve son fondement dans les mystagogies de Cyrille. Celui-­‐ci est le fondateur du genre littéraire et liturgique des catéchèses mystagogiques, qui ne sont pas une catéchèse au sens qu’on lui donne à l’époque actuelle. Elles sont une « synaxe », soit une action liturgique que aujourd’hui nous devrions décrire comme une liturgie de la Parole. Il conduisait les néophytes dans l’Anastasis devant le tombeau qui avait abrité le corps du Christ. Pour Cyrille c’était le seul lieu où l’on pouvait accomplir la mystagogie, dont le rite était constitué par un lecture biblique57 et une homélie qui l’expliquait58 ; il y avait des chants et une bénédiction aussi ; l’homélie devait commenter la lecture et, à travers la lecture, expliquer les mystères. Si nous examinons les deux mystagogies de Cyrille sur l’eucharistie, nous trouvons que la première catéchèse59 est précédée par la lecture de 1Co 11,23-­‐32 et que l’homélie donne le commentaire de ce texte d’une manière typologique, c’est-­‐à-­‐dire en mettant en évidence la sacramentalité de l’eucharistie de l’Église et le réalisme eucharistique. Celui-­‐ci est un commentaire du texte de l’Apôtre sur l’eucharistie en tant que telle, indépendamment de l’action liturgique et du rite de l’Église. Dans la deuxième mystagogie60, au contraire, Cyrille se Series latina, 36), Brepols, Turnhout 1954, p. 268) ; cf. aussi : Sermo 132A, dans : G. MORIN (éd.),
Miscellanea Agostiniana, Vol. 1, Roma 1930, p. 376).
55
« Inde quippe animus pascitur, unde laetatur » (AUGUSTINI, Confessionum, lib. 13, 27, 42, dans :
L. VERHEIJEN (ed.), Augustinus Hipponensis. Confessionum libri tredecim, (Corpus Christianorum.
Series latina 27), Brepols, Turnhout 1981, p. 267).
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De cette manière on comprend bien la prière que les liturgies orientales utilisent après la
communion : une longue action de grâces qui, en reprenant les thèmes de l’anaphore, rend grâce
pour les bienfaits que Dieu a opéré dans l’histoire.
57
La citation de la lecture est donnée soit par Cyrille, juste avant le texte de la catéchèse, soit par le
Lectionnaire arménien de Jérusalem, LIIter (cf. A. (Charles) RENOUX (éd.), Le codex arménien de
Jérusalem 121, Vol. II : Édition comparée du texte et de deux autres manuscrits. Introduction,
textes, traduction et notes, (= Patrologia orientalis 36 – Fascicule 2 – n. 168), Brepols, Turnhout
1971, p. 329s).
58
La rubrique du ms. E le dit explicitement : « Et on lit les lectures et il prêche » (Ibidem, p. 327).
59
Quatrième catéchèse mystagogique (A. PIÉDAGNEL (éd.), Cyrille de Jérusalem. Catéchèses
mystagogiques, … p. 134).
60
Cinquième catéchèse mystagogique (A. PIÉDAGNEL (éd.), Cyrille de Jérusalem. Catéchèses
mystagogiques, … p. 146).
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réfère toujours à la paléo-­‐anaphore en usage à cette époque-­‐là61 ; au début de la synaxe, comme d’habitude, il y avait la lecture biblique et on lisait 1P 2,1-­‐10. Ce qui est étonnant c’est que la première lettre de Pierre est en mesure de fournir à Cyrille tout ce qu’il lui faut pour mettre sur pied un riche commentaire de la paléo-­‐anaphore. Rien n’empêche que Cyrille, dans cette époque de créativité, ait composée son anaphore à lui sur la base de 1P 2 mais j’en doute car le texte biblique, pour être en mesure d’expliquer la paléo-­‐anaphore, doit être tout simplement un bon résumé et une bonne synthèse du mystère du salut. Étant donné qu’il y a beaucoup de textes qui ont ce caractère, Cyrille a utilisé cette lecture biblique comme il aurait pu utiliser d’autres textes pareils. Le résultat aurait été le même. Tout dépend de la compétence biblique du mystagogue qui doit faire ressortir, en premier plan, le mystère du salut tant dans le texte biblique que dans la paléo-­‐anaphore, dont les textes sont toujours en regard. Dans ce cas, un bon commentaire de la paléo-­‐anaphore coïncide exactement avec le commentaire de 1P 2,1-­‐10 : c’est la magie de la méthode mystagogique de Cyrille. 10. Conclusion
Le type et l’antitype sont liés ensemble par un lien ontologique. Ils ne peuvent pas exister séparés l’un de l’autre car l’un vit à l’intérieur de l’autre. L’antitype, donc, est toujours contenu dans le type, et vice-­‐versa. De cette manière nous pouvons expliquer le rapport entre la dernière cène et l’eucharistie de l’Église. Il n’est pas superflu de remarquer que le verbe contenir est caractéristique de la théologie sacramentaire tant de la scholastique que du Concile de Trente. Le langage de la mystagogie est tout particulier car, dans un premier temps, il sert à remonter du rite à l’événement du salut raconté dans la Bible. Ensuite il devient, nécessairement, le langage de la Bible elle-­‐même. À ce stade, en effet, le récit biblique est au centre de la scène, il s’en empare et il impose son langage à la méthode même de la mystagogie – et pour cause – étant donné que la sacramentalité n’est rien d’autre que typologie biblique appliquée à la liturgie. L’efficacité de la Parole de Dieu, est bien connue à partir de Is 55,11 : « La parole qui sort de ma bouche, elle ne revient pas vers moi sans effet, sans avoir accompli ce que j’ai voulu et réalisé l’objet de sa mission ». Il s’ensuit que l’efficacité de la liturgie – et son valeur ontologique – est le même que celui de la Parole de Dieu manifestée et réalisée en Jésus-­‐Christ, duquel la liturgie fait mémoire d’une manière continue. En outre, comme nous le venons de voir, dans la mystagogie il a deux manières de remonter à la Bible. 1) D’abord, il faut rendre raison du rite (ou sacrement) en tant que tel par le récit de l’événement ‘fondateur’, raconté par la Bible. 2) Ensuite, il faut passer des différentes textes liturgiques au textes bibliques correspondent car, en effet, la liturgie ne fait rien d’autre que célébrer ce que la Bible raconte. Pour comprendre la liturgie, donc, il faut l’illuminer par ce que la Bible raconte. Dans la distinction de ces deux aspects de la mystagogie, nous trouvons un reflet de la différence qu’il y a entre la quatrième et la cinquième catéchèse mystagogique de Cyrille de Jérusalem. 61
Le texte de la paléo-anaphore on le peur deviner à partir de l’anaphore de saint Jacques de
Jérusalem qui en est un développement.
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