Notes de lecture - Cahiers du Genre

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Notes de lecture - Cahiers du Genre
Cahiers du Genre, n° 40/2006
Notes de lecture
Yvonne Knibiehler et Gérard
Neyrand (eds) – Maternité et
parentalité
(2004). Rennes, École nationale de la Santé
publique « Recherche santé social », 176 p.
Ce recueil de textes est issu d’un
atelier organisé lors du 3e Colloque
international des recherches féministes francophones, Ruptures,
résistances & utopies, qui s’est
tenu à Toulouse en septembre
2002. Cette origine explique la
diversité des tons et des objets
traités, puisqu’à côté de réflexions
sur la nouveauté du terme même
de parentalité sont évoquées les
questions de l’allaitement, de la
décision d’interruption volontaire
de grossesse (IVG), du rôle de la
précarisation de l’emploi, de l’aide
médicale à la procréation, de la
justice des mineurs, dans des
contextes nationaux divers : la
Finlande, le Brésil, le Québec,
l’Algérie, et avec des approches
disciplinaires diversifiées (histoire,
sociologie, sciences politiques,
psychologie, littérature).
Yvonne Knibiehler ouvre l’ouvrage en évoquant « La maternité
et la démocratie », texte qui synthétise assez bien les positions
qu’elle développe depuis plusieurs
années. Plus étoffée est la commu-
nication présentée par Gérard
Neyrand, qui traite de « La reconfiguration contemporaine de
la maternité », avec l’objectif de
remettre à plat un certain nombre
de débats actuels autour de
l’impact du féminisme et des nouvelles techniques de reproduction.
Il mobilise un questionnement
mettant en jeu la gestion politique
de la procréation et de l’intime,
l’incidence de la différence des
sexes sur la structuration psychique des individus, le rapport
entre la sexualité (en tant que cette
dernière médiatise et modèle les
rapports hommes-femmes) et la
parentalité, ainsi que les rapports
entre la parentalité et les autres
aspects de la vie sociale. Il conclut en soulignant l’ébranlement
de la maternité induit par les Aides
médicales à la procréation (AMP)
qui fait « vaciller la représentation de la maternité comme organique et innée » (p. 36).
Le texte présenté par Claude
Martin, « La parentalité : controverses autour d’un problème
public », s’inscrit en parfaite continuité du précédent, en montrant
combien la diversité des pratiques
est concomitante du flou des définitions concernant la prise en
232
charge des enfants et la filiation.
Le terme de parentalité, justement
parce qu’il reste flou, par rapport
à la maternité ou la paternité, permet de rendre compte de l’élargissement de l’univers familial :
homoparentalité est-il un oxymore
ou le terme adéquat pour rendre
compte d’une certaine réalité ? La
revue des usages qu’il en propose
met en évidence à la fois les transformations et l’inquiétude qu’elles
suscitent. Il souligne que ces transformations apparaissent à certains
comme « vertueuses », en cassant
« les carcans » de la tradition,
alors que « pour d’autres, [c’est]
le signe d’un effondrement des
bases familiales de la société et
l’expression d’un individualisme
galopant ». Claude Martin insiste
enfin sur la manière dont la parentalité, dans une perspective du tout
sécuritaire, est utilisée comme
« discours d’ordre public », face
auquel les sciences sociales
s’avèrent peu efficaces, car trop
nuancées dans leurs analyses pour
le contrebalancer. Ainsi, sont rarement évoquées les conditions concrètes d’exercice de la parenté
(économiques, matérielles, psychologiques) de ceux qui sont stigmatisés par le discours public
(parents soi-disant démissionnaires).
Or ce sont bien ces conditions
concrètes de la maternité, et la
manière dont elles sont ignorées
par certains responsables sociaux,
qui sont mises en évidence aussi
bien dans le texte de Coline Cardi,
« La figure de la “mauvaise mère”
dans la justice des mineurs », que
Notes de lecture
dans celui de Romaine Malenfant
et Maria de Koninck, « Maternité
et précarisation de l’emploi ». La
responsabilité différentielle selon
le sexe du parent est ainsi doublement démontrée, à la fois dans la
représentation, toujours traditionnelle de la « place féminine » au
foyer plutôt qu’en emploi, et dans
la solitude des femmes dans les
arbitrages imposés par la soidisant conciliation entre travail et
charges maternelles. C’est encore
d e d if fér ences don t par le
Geneviève Cresson dans sa communication : « De l’idéal égalitaire aux pratiques inégalitaires,
quelles “réorganisations” ? ». Réorganisation devant être comprise
ici principalement comme revalorisation de la paternité par rapport
à la maternité. Elle montre la distance entre l’idéal de partage, tant
du point de vue du droit que des
pratiques, et la réalité concrète.
De son argumentation particulièrement convaincante, se dégage
ainsi la manière dont le discours
des parents (y compris des mères
elles-mêmes) mais aussi de la
société, tend à masquer ou à justifier le maintien des inégalités dans
la prise en charge des enfants
selon le sexe du parent. S’interrogeant avec humour sur la « place
symbolique » de la mère, elle
montre bien en quoi « la place
symbolique » du père est largement
utilisée « pour ne pas trop insister sur la faiblesse [éventuelle]
de l’engagement paternel concret »
(p. 124).
Trois textes suivent, qui repren-
Notes de lecture
nent la question de la parentalité
sous l’angle de son accès, qu’il
s’agisse de l’Aide médicale à la
procréation (AMP) ou de décision
de recourir à l’avortement. Didier
Le Gall s’interroge, dans « Paroles
de femmes en pluriparentalité »,
sur les raisons pour lesquelles nos
sociétés privilégient « la logique
substitutive aux dépens de la
logique additionnelle », ce qui a
pour effet de ne pas « permettre
une quelconque reconnaissance,
même symbolique, de la pluriparentalité » (p. 128). Il souligne
à la fois les ambiguïtés d’une
pluriparentalité invisible (IAD –
i nsémination artificielle avec
sperme de donneur, mais aussi
adoption plénière), et les difficultés de prise en compte de la
pluriparentalité après divorce. Toujours à propos de l’AMP, Laurence
Tain, dans « La maternité assistée »,
propose une relecture de la manière dont se désire un enfant, de
l’intimité du couple à celle de
l’équipe médicale. Selon elle, « ce
déplacement de la maternité sur
une scène technologique » a pour
conséquence d’accentuer les inégalités des femmes dans l’expérience maternelle (p. 165). Claudine
Philippe, en étudiant « Les couples
face à la grossesse non prévue »,
montre que cette dernière peu jouer
un rôle de révélateur de la nature
des relations du couple qui doit y
faire face. Elle distingue ainsi trois
modalités : l’implication minimale,
la visée hédoniste et la demande
relationnelle.
Enfin, trois textes apportent une
233
ouverture quant aux pratiques et
aux réflexions sur la maternité
dans d’autres pays que la France :
celui d’Heini Martiskainen de
Koenigswarter, qui propose une
approche sociologique et historique
comparative des « Politiques et discours de la maternité en Finlande
et en France » ; celui de Zineb
Ali-Benali, « Et si on les écoutait
parler d’elles ? Femmes d’Algérie
au miroir de leurs textes », qui
analyse comment s’articule dans
la littérature l’identité de femme
et celle de mère ; celui de Gilza
Sandre-Peirera, sur « L’allaitement
maternel et l’identité maternelle.
Le Brésil et la France », qui étudie les différences d’un continent
à l’autre, et leurs liens avec les
représentations de ce qui fait une
femme ou une mère et les influences du féminisme identitaire
ou égalitariste sur ces représentations.
C’est donc un vaste champ qui
est parcouru par l’ensemble de ces
textes qui, pour ne pas toujours se
répondre, s’interpellent cependant
et soulignent, de concert, le foisonnement des idées et des débats
sur l’articulation, plus complexe
qu’il n’y paraît, entre paternité et
maternité. D’un texte à l’autre,
les spécialistes de la famille ou
des rapports sociaux de sexe tout
autant que les non-spécialistes y
trouveront largement matière à
réflexion.
Michèle Ferrand
Sociologue
Cultures et sociétés urbaines
CNRS – Université Paris 8
234
Caroline Moulin – Féminités
adolescentes. Itinéraires personnels et fabrication des identités
sexuées
(2005). Rennes, PUR, 231 p.
Dans son livre Féminités adolescentes. Itinéraires personnels
et fabrication des identités sexuées,
Caroline Moulin rend compte de
son travail de thèse sur la construction des identités sexuées des
adolescentes. Pour ce faire, elle a
mené une double recherche : une
analyse détaillée de deux magazines pour adolescentes (Girls !
et 20 ans) ainsi que des entretiens
auprès de trente-sept jeunes filles
âgées de 13 à 22 ans. Elle s’est
efforcée de prendre en compte
« une double perspective complémentaire : d’une part l’appréhension des catégories sociales de
sexe en ce qu’elles constituent des
références normatives, un mode
d’organisation sociale des relations humaines, en ce qu’elles
offrent aux adolescentes un panel
(limité) des normes de sexe.
D’autre part la compréhension
du point de vue subjectif des
filles, c’est-à-dire l’analyse de la
perception construite des différences, d’un soi sexué, position
sociale à partir de laquelle elles
mettent en œuvre des choix relationnels, de pratiques, de comportements » (p. 14). Tout au long
de son ouvrage, l’auteure mêle
ces deux démarches afin que les
propos recueillis auprès de ses
enquêtées soient accompagnés
d’une forme de contextualisation :
si elle admet que les revues Girls !
Notes de lecture
et 20 ans ne sont pas représentatives de l’ensemble de la presse
pour adolescentes ni de « l’ensemble des modèles de genre
féminin » (p. 207), celles-ci lui
apparaissent néanmoins « utiles »
pour saisir l’inscription historique
des normes de genre auxquelles
les jeunes filles de ce début de
siècle doivent se conformer afin
d’être, pour reprendre l’expression
de Judith Butler, « intelligibles »
au reste de la société. En retour,
les entretiens, envisagés dans une
perspective interactionniste, se justifient par une volonté de montrer
comment, dans la réalité de leurs
interactions quotidiennes, les jeunes filles négocient leur construction identitaire sans que celle-ci
puisse être considérée comme une
reproduction passive des normes
de sexe (présentes notamment dans
ces deux revues).
La réflexion de Caroline Moulin
est fondée sur l’idée que l’adolescence constitue un moment
propre au « repli homolatique ».
Ce concept, central dans tout son
travail, est tiré du substantif
« homolalie » entendu comme l’ensemble des sociabilités entretenues
entre individus de même âge et
de même sexe ; elle en situe l’origine dans un article de François
Héran, intitulé « Trouver à qui
parler : le sexe et l’âge de nos
interlocuteurs » (Données sociales,
1990). Selon Caroline Moulin, le
« repli homolatique » est une étape
nécessaire dans le rapprochement
des sexes, une « phase de transition vers d’autres modes de so-
Notes de lecture
ciabilités (homosexuées et hétérosexuées) » (p. 11). Il faut en effet
du temps aux adolescents des
d eux sex es pour en tr er en
« communication » les un(e)s avec
les autres (au sens de George H.
Mead) : à peine sorti(e)s d’une
période faite de sociabilités ségréguées, ils et elles doivent apprendre comment se comporter les
un(e)s envers les autres ; le
groupe homolatique apparaît dès
lors comme le support de cette
« communication », le moyen pour
filles et garçons d’intérioriser les
codes leur permettant d’être
perçu(e)s et de se percevoir eux,
elles-mêmes comme capables de
faire coïncider leur sexe et leur
genre. Ainsi la confrontation aux
pairs de même sexe permet que
« la féminité se travaille, s’expérimente, se peaufine en “coulisses” »
(p. 89) avant que filles et garçons
soient amené(e)s à « se côtoyer
intensément » (p. 103), à réellement devenir, les un(e)s pour les
autres, dans un cadre conjugal
principalement, des « autruis
significatifs ».
C’est donc au travers de
l’entre-soi féminin adolescent que
l’auteure analyse la façon dont
les filles se disent et se vivent en
tant que filles. La lecture de la
presse dont elles sont la cible
commerciale, les discussions entre
copines, leurs comparaisons physiques incessantes, leurs échanges
de conseils, leurs confidences et
leurs mensonges intimes constituent
le cadre dans lequel Caroline
Moulin saisit son objet d’étude
235
pour en conclure que « les pairs
s’imposent comme nouvelles références [...] ; il s’agit de pouvoir
se dire “comme les autres”, par
l’inscription dans une communauté de goûts, de pratiques,
d’opinions ; la production d’espaces d’intimité permet l’expression d’une spécificité générationnelle » (p. 208). C’est en faisant
en sorte de coller à la définition de
la féminité portée par leur groupe
d’amies que les filles se construisent en tant que filles et, du même
coup, ont le sentiment d’appartenir
au groupe des filles et donc
d’exister – la différence des sexes
étant collectivement perçue comme
un des principes centraux de
l’ordre social.
L’analyse des numéros de
Girls ! et de 20 ans parus entre
2000 et 2002 rend compte des
stéréotypes sexués en fonction
d’une partie desquels les filles se
mettent ainsi en scène quotidiennement. Une partie seulement, la
réalité de ces dernières étant nécessairement plus complexe que
celle dont ces revues se font les
vitrines. C’est d’ailleurs la première critique que l’auteure adresse
à ces magazines : dénier la pluralité des expériences et la force
des interactions réelles dans la
construction de la féminité. Si
Girls ! a une ligne éditoriale plus
conservatrice et s’adresse aux
jeunes provinciales des classes
moyennes et populaires ayant entre
15 et 17 ans, alors que 20 ans se
veut avant-gardiste, ciblant les
jeunes parisiennes relativement
236
aisées ayant entre 15 et 25 ans,
les deux revues ont en commun
de naturaliser la différence des
sexes : la première met perpétuellement en scène des différences
psychologiques et biologiques indépassables entre les sexes, la
deuxième prône un discours de
renversement de la domination
masculine mais pour lui substituer
une domination féminine fondée
sur des logiques sexistes antédiluviennes. Naturalisation qui
s’incarne, dans les deux revues,
dans une assimilation inébranlable
de l’identité féminine aux sentiments et de l’identité masculine à
la sexualité, conduisant à une
même « diabolisation du genre
masculin » (p. 137) et à l’affirmation d’une naturelle incompréhension entre les sexes. Enfin, là
encore en recourant à des registres différents, Girls ! et 20 ans
ancrent la féminité dans le souci
de l’apparence physique : non seulement toutes deux ne cessent de
mettre en scène la beauté idéale
mais elles font du sentiment
d’insatisfaction esthétique, du
« devoir de beauté » (p. 68), un
« acte d’appartenance sexué »
(p. 68). Tests, reportages, courriers
des lectrices, conseils des adultes
référents (psychologues, sexologues), pages consacrées à la
mode sont autant de rappels à
l’ordre à l’adresse des filles pour
se conformer à ce qu’elles doivent
être : des filles, et d’abord des
filles.
Regorgeant d’exemples concrets
tirés de la presse pour adoles-
Notes de lecture
centes et d’entretiens avec des
jeunes filles, passionnant à bien
des égards dans sa volonté de
comprendre en fonction de quelles
normes et de quelles façons concrètes les filles continuent de se
représenter une différence des
sexes fondée en nature, l’ouvrage
comporte quelques aspects discutables. Tout d’abord, alors que la
description des revues prend en
compte les différences sociales,
celles-ci disparaissent dans l’analyse des entretiens ; il est pourtant fort probable que les enquêtées aient un rapport aux normes
de genre en partie déterminé par
leur appartenance de classe. Par
ailleurs, il est plusieurs fois fait
mention (notamment dans l’annexe
méthodologique) de la spécificité
d’une partie du corpus comme un
supplément jamais véritablement
exploité – « la population comprenait aussi de jeunes
Maghrébines » (p. 214) ; il est
certes dit que cette partie du corpus a été plus largement étudiée
dans la thèse de l’auteure, mais elle
est systématiquement présentée
comme fondamentalement différente (d’un référent implicite :
« aussi ») sans que cette différence
ne fasse jamais vraiment l’objet
d’une analyse et sans qu’on comprenne réellement sa raison d’être
dans un texte qui ne met que très
rarement en scène quelque déterminant social que ce soit (en
dehors de l’âge et du sexe). Enfin
le parti pris d’étudier les
« féminités adolescentes » du point
de vue du groupe homolatique,
Notes de lecture
237
légitime et de fait réellement éclairant, tend parfois à réduire de
façon peut-être un peu exagérée
des pans de la vie des filles
étudiées audit groupe ; notamment
la question de leurs relations amoureuses qui n’apparaissent que
comme un enjeu statutaire au sein
du groupe de pairs, alors qu’il
existe une forme de conjugalité
adolescente construite en référence
positive à la conjugalité adulte,
porteuse de normes comparables
(exclusivité, confiance, etc.) et qui
constitue à son tour une « coulisse »
de la vie conjugale adulte.
Isabelle Clair
Sociologue
ATER à l’Université de Reims
Champagne-Ardenne
Françoise Collin et Irène Kaufer
– Parcours féministe
(2005). Bruxelles, Labor, 201 p.
et
Christelle Taraud – Les féminismes en questions. Éléments
pour une cartographie 1
(2005). Paris, Éditions Amsterdam, 179 p.
Deux livres d’entretiens, deux
livres qui offrent des éléments de
réflexion plutôt qu’une théorie
unifiée et qui proposent, pour l’un,
un retour sur une pensée singulière qui est aussi emblématique
du féminisme français de la
deuxième vague, et, pour l’autre,
une cartographie des recompositions et des enjeux actuels, autre1
Entretiens avec Christine Bard, MarieHélène Bourcier, Christine Delphy, Éric
Fassin, Françoise Gaspard, Nacira GuénifSouilamas et Marcela Iacub.
ment dit une feuille de route pour
comprendre les clivages qui persistent et se reconfigurent aujourd’hui, dans le mouvement et dans
la pensée féministes. Lire ces deux
ouvrages ensemble, c’est à la fois
découvrir des points communs
inattendus, par exemple entre
Marie-Hélène Bourcier et Françoise
Collin, toutes deux critiques de la
focalisation des féministes sur les
« projets de lois » qui limitent
leur imagination politique, mais
aussi bien entendu apprécier les
divergences, qui sont des divergences de générations mais aussi
de stratégie politique et d’orientation théorique. Ainsi, le livre de
Christelle Taraud en particulier
donne à travers sept entretiens une
image, certes partielle, des enjeux
aussi bien théoriques que politiques que doivent affronter les
féministes après une décennie de
débats houleux laissant derrière
eux un mouvement éclaté, affaibli, divisé, aux prises avec des
questions certes reformulées mais
qui n’en ont pas pour autant trouvé de réponses satisfaisantes.
Cependant, la mise en regard avec
le long entretien entre Françoise
Collin et Irène Kaufer montre que
les divisions, et donc aussi le
dialogue, ont toujours existé et
prévalu au sein du mouvement
féministe qui, pour reprendre les
mots de Françoise Collin, est un
« objet inidentifiable », sans fondateur ni fondatrice, ni représentante autorisée, ni doctrine
officielle.
238
Le livre de Françoise Collin,
écrit dans le style littéraire et
nuancé qui la caractérise malgré
la forme de l’entretien, offre un
point de vue original sur l’histoire
du mouvement féministe français
et sur ses débats contemporains,
lié à la position à la fois interne et
externe que Françoise Collin a
toujours préservée sur la scène
féministe française. Immigrée
belge, comme elle aime à le
rappeler, elle bénéficie d’une distance critique et d’une liberté de
parole qui lui permettent de tracer
son propre cheminement théorique
sans allégeance à un courant particulier. Ainsi, au fil des différents thèmes classiques qui sont
abordés dans l’entretien – entre
autres « Le privé est politique »,
« Mon corps est à moi », « À
travail égal, salaire égal », et,
moins familier « L’empire des
signes » – Françoise Collin n’hésite
pas à souligner les contradictions
de la pensée féministe, ses ambivalences, par exemple entre une
tendance libertaire et une tendance
réformiste demandant sans cesse
plus de lois répressives, sa progression dialectique et ses impasses ou ses manques, comme
par exemple quand il est question
de la prise en compte, par les
féministes, d’autres formes
d’oppressions telles que celles
liées à la « race » ou l’immigration. Sur nombres de sujets, qu’il
s’agisse de la prostitution ou du
voile, Françoise Collin n’offre pas
de réponse définitive mais seulement des éléments de réflexion,
Notes de lecture
rappelant par exemple que la
libération ne se fait jamais sous
contrainte. Empruntant à Hannah
Arendt la question du monde
commun, et de la place que les
différences peuvent y tenir, elle
propose une vision du féminisme
dans laquelle les divergences sont
aussi la condition du dialogue. Le
monde commun qui reste à définir et qui est peut-être la véritable
utopie politique du féminisme, ne
peut être que pluriel, d’une pluralité qui « inclut et supporte à la
fois les divergences et le conflit »
(p. 180).
Le livre d’entretiens réalisés et
réunis par Christelle Taraud est
l’occasion de revenir plus directement, et de façon contradictoire,
sur les débats qui ont agité la
scène féministe, et plus largement
politique, au cours de la dernière
décennie, qu’il s’agisse de la
parité, de la procréation médicalement assistée, de la prostitution
ou encore du voile. En interrogeant certain(e)s des actrices et
acteurs de ces débats, comme par
exemple Françoise Gaspard, Éric
Fassin ou Marcela Iacub, l’ouvrage
n’a pas pour ambition de confronter les points de vue antagonistes qui se sont exprimés puisque, comme le note Christelle
Taraud dans son introduction,
toutes les personnes interrogées
partagent finalement une même
vision théorique, constructiviste et
dénaturalisante du genre, et critiquent, plus ou moins fortement il
est vrai, un féminisme qui aurait
eu les faveurs des médias et se
Notes de lecture
caractériserait pas son abstraction,
son allégeance à l’universalisme
républicain, hétérocentré, bourgeois et blanc. Aussi le panorama
du féminisme proposé par le livre
est-il partiel, mais peut-il en être
autrement quand on parle d’un
mouvement aussi hétérogène que
le mouvement féministe ? Cependant, malgré certaines convergences, sur la question du voile
par exemple, puisque la quasitotalité des interviewé(e)s se positionne contre la loi, les divergences existent bel et bien.
Notamment dans la position adoptée par ces chercheuses et chercheur par rapport au mouvement
féministe lui-même. En effet, si
toutes les personnes en question
élaborent une critique de la politique féministe – sans que les actrices
de celle-ci, les « institutionnelles »
soient d’ailleurs véritablement définies – certaines se positionnent
clairement dans le mouvement, se
définissent comme des actrices à
part entière, c’est le cas par
exemple de Christine Delphy et
de Françoise Gaspard, alors que
d’autres s’affirment clairement
en retrait, comme par exemple
Christine Bard, Éric Fassin, Nacira
Guénif-Souilamas et Marcela Iacub,
et qu’une autre, Marie-Hélène
Bourcier, préfère se définir comme
« postféministe ».
La mise en regard des deux
ouvrages permet de cerner un
glissement dans la réflexion féministe et une évolution des problématiques. En effet, d’une part, la
question du travail est quasiment
239
absente de l’ouvrage de Christelle
Taraud, alors que Françoise Collin
lui consacre un chapitre. Inversement, la réflexion sur les normes
sexuelles et leur transformation,
et avec elle le dialogue avec les
théories queer, est au cœur des
entretiens réalisés par Christelle
Taraud mais semble quelque peu
incomprise par Françoise Collin.
Celle-ci propose certes une réflexion sur la sexualité, mais largement inspirée des problématiques
des années 1970 et quelque peu
décalée au regard des transformations récentes des mouvements
gays, lesbiens et queer. On trouve
néanmoins aussi des points communs, et en particulier une critique unanime du point aveugle
des pensées féministes de la seconde vague, à savoir la question
postcoloniale qui, par une voie ou
une autre, se fraye toujours un chemin dans les différents entretiens.
Françoise Collin propose une
pensée théorique qui lui est
propre, tout en nuances et sans
dogmatisme – un des chapitres
s’intitule ainsi modestement « un
peu de théorie ». Elle dessine une
tentative de troisième voie, d’une
pensée non pas dépassant le clivage historique entre différentialistes et égalitaristes, mais empruntant à chacune ce qui lui semble
intéressant. Dans le livre de
Christelle Taraud on peut au contraire être frappé(e) par le fait
qu’à l’exception de Marie-Hélène
Bourcier, les enjeux discutés sont
avant tout politiques, stratégiques
et non pas théoriques. Ceci est
Notes de lecture
240
bien sûr lié au parti pris de
l’ouvrage qui est de faire un état
des lieux des débats, mais cette
absence révèle aussi un manque
au niveau théorique, comme si certaines clés conceptuelles manquaient aujourd’hui pour sortir des
débats tels que ceux sur le voile
ou la prostitution.
Finalement, cette lecture croisée nous rappelle qu’il n’existe
pas de doctrine féministe. Certes,
de nouvelles questions se dessinent, appellant de nouvelles théorisations, comme par exemple
celles proposées par MarieHélène Bourcier, pour sortir de
cette crise de la représentation
qui affecte le mouvement et la
théorie féministes. Néanmoins, des
questions qui peuvent sembler plus
anciennes n’en sont pas moins
actuelles, comme celle du travail
ou de la création. Ainsi, au fil de
ces entretiens, sont restituées des
pensées en mouvement qui sont
autant d’invitations au dialogue
et à la réflexion.
Éléonore Lépinard
Sociologue – postdoctorante
Université de Montréal (Canada)
Xavière Gauthier – Paroles
d’avortées. Quand l’avortement
était clandestin
(2004). Paris, La Martinière, 303 p.
Composé essentiellement de
témoignages de femmes ayant
avorté, qui appartiennent à plusieurs générations et qui viennent
de différents horizons sociaux et
culturels, cet ouvrage a le mérite
de rappeler les conditions dans lesquelles ces pratiques mutilantes,
dégradantes et parfois mortelles
se déroulaient. L’ouvrage est découpé selon des thématiques
diverses : la morale « de fer qui
broie la vie des femmes », le parcours de la combattante, la douleur, les intervenants médicaux ou
assimilés, le rôle que jouent (ou
non) les amants ou maris, les
affres de la clandestinité, la répression et la mort au bout du chemin pour les plus malchanceuses
ou les plus fragiles. Xavière
Gauthier interviewe longuement
Antonio Otero, mari de la peintre
Clotilde Vautier-Otero, heureuse
épouse et mère de deux fillettes.
Enceinte, elle décide en accord
avec son époux d’avorter, car ils
ne désiraient plus d’autre enfant.
Un couple de médecins amis ne
leur vient pas en aide et se contente de leur fournir une sonde que
Clotilde décide de placer ellemême. Après qu’elle ait enduré
d’intenses douleurs et été victime
d’une hémorragie inquiétante, puis
d’un accès de fièvre, le couple se
rend à la clinique. Une première
opération provoque une occlusion
intestinale ; une seconde opération
est alors pratiquée vingt quatre ou
quarante huit heures après – le
mari ne se souvient plus bien.
C’est alors qu’est diagnostiqué un
blocage des reins et, bien qu’on
lui eût posé une dialyse, elle succombera d’une septicémie, après
une agonie de plusieurs jours. Ce
cas dramatique donne à voir tous
les éléments qui, à l’époque, formaient le tableau « ordinaire » d’un
avortement, celui-ci ayant abouti
Notes de lecture
241
au drame. La veulerie des médecins, la méconnaissance médicale
de ce qui se produisait réellement,
la souffrance, puis la mort, le
secret gardé cependant trente ans.
Les petites filles d’Antonio et de
Clotilde n’apprendront que quelques années plus tard le décès de
leur mère qu’on disait jusque-là
être partie travailler à Paris (elle
décède en 1968). C’est le tabou
de ce secret de famille que Marina
Otero cherchera à briser, c’est à
sa mère, peintre reconnue, qu’elle
s’évertuera, par son film, à redonner vie en évoquant l’indicible vérité. Tous les récits de cet
ouvrage, chacun à sa manière singulière, relatent des vies marquées
par des souffrances, des solitudes
et des douleurs longtemps tues
dans certains cas, assumées dans
d’autres. Mais toutes s’inscrivent
dans une longue durée d’asservissement du corps des femmes
lorsqu’il n’obéit pas à la seule logique patriarcale de la maternité.
On peut regretter que Xavière
Gauthier n’ait pas davantage
creusé les entretiens pour mieux
donner à voir la singularité de
chaque femme, mais on doit lui
être reconnaissante de lever un
pan de ces histoires « de bonnes
femmes » qui ne sont pas si lointaines et qui continuent à marquer
la vie de celles qu’elle a rencontrées.
Liane Mozère
Signataire du Manifeste des 343 salopes
Terrain – « Homme/Femme »
(2004). N° 42, mars, 176 p.
La production et les recompositions incessantes du genre sont
au cœur du dossier-titre de cette
revue à dominante ethnologique.
La « fabrique du sexe » (Laqueur)
a ses dispositifs qui veillent étroitement à la reproduction des normes de différenciation entre les
hommes et les femmes.
Deux articles, se situant entre
l’ethnologie et la sociologie, traitent ainsi du passage d’un genre à
l’autre et illustrent combien le
genre est une construction. Tandis
que les individus « transgenres »
refusent de se définir comme
hommes ou comme femmes et
tentent d’échapper aux contraintes
normatives que leur sexe apparent
leur prescrit, les transsexuels vont,
au travers de procédures hormonales et chirurgicales remodelant
leur corps, essayer au contraire de
se rapprocher des normes liées au
sexe qu’ils ou elles revendiquent.
Les premiers seraient donc plus
dans la transgression, les seconds
dans la recherche d’une normativité. Les procédures de transformations des corps sont lourdes, et
l’article de Laurence Hérault
en fait une étude précise qui
montre en particulier comment la
(re)construction physique d’un
corps sexué vise à supprimer toute
indécision : l’objectif médical est
d’éviter la coexistence chez un
individu de deux organes aux propriétés sexuelles jugées incompatibles (un pénis et un utérus). La
procédure de transsexualisation est
Notes de lecture
242
un long processus de mutations
physiques autorisant le changement
de sexe social à condition que le
nouveau corps soit conforme aux
représentations dominantes du
genre. Mais l’élaboration du corps
féminin à partir d’un corps masculin est plus contraignante et multiplie les interventions : « Changer
de genre n’est pas sanctionné de
la même façon selon le sens de la
transition ». En outre, comme le
note Sébastien Sengenès, les individus femelles devenant mâles
(FTM pour Female to Male) passent alors du côté des dominants,
tandis que les Male To Female
rejoignent les dominées. De fait,
il semble que l’impact de la transition sur la trajectoire sociale soit
vécu plus positivement dans ce
cas que dans le cas d’un individu
mâle opérant une transition vers
le sexe féminin. La force contraignante du système des sexes se lit
donc de façon exacerbée dans ces
procédures de transsexualisation
qui, ne voulant rien laisser subsister de l’instabilité des frontières entre masculin et féminin,
tendent à renforcer les signes
sexués dont les corps sont porteurs.
L’exacerbation de la sexuation
est aussi le fait des pratiques les
plus fines comme nous le rappelle l’article d’Erving Goffman
proposé en conclusion de ce dossier « homme/femme ». Paru en
anglais en 1976, cet article peut
être lu comme une entrée en
matière de « L’arrangement des
sexes » publié un an après et dont
Claude Zaidman nous a présenté
une traduction en 2002 (La
Dispute). On remarquera d’ailleurs
que le titre original Gender
Display traduit ici par « Le déploiement du genre » parle autant
d’étalage ou d’affichage que de
déploiement. La publication dans
laquelle se trouvait initialement ce
texte consistait d’ailleurs en une
analyse d’affiches publicitaires des
années 1950 et 1960 mettant en
scène le genre et le symbolisme
des hiérarchies sociales entre les
hommes et les femmes 2 : dans
ces publicités, dont une partie
illustre l’ensemble de ce numéro
de Terrain, les gestes d’affection
entre les sexes montrant le protecteur et la protégée, les différences de taille entre hommes et
femmes, le sens du regard masculin de haut en bas, etc., célèbrent l’ordre supposé naturel des
sexes. De ces situations ritualisées, Goffman tire une théorie de
la « parade du genre ». Selon lui,
plusieurs ressources permettent à
ce système des signes de fonctionner sur les apparences de la
nature : le règne animal d’abord
qui fournit « des modèles mimétiques pour la parade du
genre » ; la société de Cour qui
inspire la représentation de la
place des individus et des hauteurs de vue qu’ils ont à adopter
les uns par rapport aux autres ; la
relation parent-enfant enfin (« dans
sa version idéale de la classe
moyenne » précise Goffman), et
2
Ervin Goffman, Gender Advertisements,
New York, Harper Colophon Books, 1976.
Notes de lecture
qui est la source de toute une
imagerie comportementale des relations entre hommes et femmes.
Comme dans ces trois dispositifs
d’interactions, les relations
hommes/femmes exposées dans
l’imagerie publicitaire mettent en
scène « l’autorité bienveillante
d’un supérieur et une parade de
gratitude ou de soumission implicite de la part du subordonné ».
Cette « chorégraphie » confirme
qu’il n’y a pas d’identité de
genre, mais seulement ce que
Goffman appelle « un programme
de représentations du genre »
symptomatique de la structure
sociale. Goffman, sociologue des
signes et de la présentation de soi,
nous suggère ainsi que ce qui est
couramment appelé « féminité »
ou « masculinité » n’est que
l’expression de cette compétence
particulière qu’ont les individus
hommes et femmes à toujours
confirmer que leur place respective est la conséquence de leur
nature.
L’article de Lise Gruel-Apert
sur le pouvoir des veuves dans la
Russie traditionnelle, s’il apporte
d’intéressants éléments de connaissance sur les structures familiales
dans cette société, rate l’analyse
de la division patriarcale du pouvoir sur laquelle il pouvait précisément déboucher. Devenues
veuves, les mères russes détiennent certes un pouvoir qu’elles
n’avaient pas en tant que femmes
mariées, mais c’est au nom de
l’homme qu’a été leur mari et en
attendant que leurs seuls fils
243
(l’article ne dit rien des filles !)
puissent le prendre. « C’est le fils
qui confère à la mère la possibilité d’accéder aux plus hautes
responsabilités ». Ce qui est loin
d’autoriser l’auteure à conclure,
comme elle le fait, que la jouissance de droits importants pour
ces femmes remet en cause la domination dans les faits de l’homme
sur la femme !
La démographe Sara Brachet
décrypte au contraire la subtilité
des formes de reproduction de la
domination masculine derrière les
apparences de changement d’une
société qui sert souvent chez nous
de référence en matière d’égalité
hommes-femmes, la Suède. Et
plus particulièrement des supposés
changements fondamentaux chez
les pères suédois. À propos des
modalités de recours au congé
parental qui est, en droit, à égale
portée des femmes et des hommes
(ainsi, par exemple, le congé de
maternité n’existe plus en tant
que tel, mais les femmes peuvent
prétendre à la fois au repos postpartum et au partage du travail
parental en laissant aux pères une
partie du congé parental), l’étude
conclut que ce congé reste très
majoritairement une affaire de
femmes. Ainsi, si les pères représentent aujourd’hui 40 % des
bénéficiaires, 86 % des jours de
congés indemnisés sont utilisés
par les mères ; les pères prennent
davantage des congés à temps très
partiel, par exemple le vendredi
qui prolonge ainsi leur week-end
de salariés ; le mois de congé non
244
transférable (qui sera perdu pour
le couple si le deuxième parent ne
le prend pas), évidemment utilisé
essentiellement par les pères, est
souvent pris pendant les vacances
d’été, etc. « Les hommes choisissent le moment de leur congé
et les femmes s’y adaptent »,
résume Sara Brachet. Grâce à une
enquête par entretiens, elle a pu
reconstituer la réalité de la garde
effective des enfants, dans ce pays
où il n’existe pas de structures de
garde des enfants avant l’âge d’un
an. C’est ainsi que, défaisant quelque peu nos illusions sur le
modèle suédois, l’auteure conclut
qu’en plus d’assumer l’essentiel
du travail parental, les femmes
subissent aussi les contraintes liées
à la flexibilité du congé des pères.
Un cas d’école pour celles et ceux
qui, actuellement, creusent la question des modalités d’incessante
adaptation de la domination masculine aux nouvelles données en
matière de droits sociaux et
d’égalité homme-femme.
« Au-delà d’une sociologie des
sexes, n’y aurait-il pas une métaphysique des sexes ? », s’interroge l’anthropologue Claudine
Vassas dans l’introduction du
numéro. Se référant à Georg
Simmel, le projet d’observer « ce
qu’il y a de relatif et ce qu’il y a
d’absolu dans le problème des
sexes » conduit parfois à un retour assez essentialiste, comme
dans le cas de l’article sur les
proximités respectives des cerveaux
masculin et féminin à l’autisme
comme forme extrême de dispo-
Notes de lecture
sition à la systématisation. Mise à
part cette curiosité, ce numéro de
Terrain présente des observations
empiriques et des analyses qui
viendront compléter judicieusement les ouvrages plurithématiques qui sont parus ces
dernières années sur la catégorisation de sexe.
Anne-Marie Devreux
Sociologue
Cultures et sociétés urbaines
CNRS – Université Paris 8
Langage et société –
« Hommes/femmes : langues,
pratiques, idéologies »
(2003). N° 106, décembre, 144 p.
Ce dossier comporte quatre articles très hétérogènes dont le fil
directeur est l’analyse à la fois de
la production du genre par le
langage, y compris le langage
scientifique, et des effets du genre
dans les pratiques langagières et
linguistiques. Les trois premiers
articles témoignent de la variété
d es t er me s c h o is i s p ar l e s
chercheur(e)s pour traiter cette
question et portent sur « la différenciation hommes-femmes », la
« différence sexuelle » et « la
notion de sexe en français » ; le
quatrième analyse les graffitis
anti-sexistes apposés sur les affiches publicitaires dans le métro
parisien comme des « manifestes
éphémères ».
L’anglais Tim Pooley utilise,
comme le soulignent Danièle
Combes et Caroline Juillard dans
leur introduction au numéro, « la
variable “sexe” sur le modèle va-
Notes de lecture
riationniste classique » en présentant une revue de la littérature
sur l’usage des langues régionales
en France. Celle-ci met en avant
des différenciations entre hommes
et femmes qui tiennent à des facteurs socioéconomiques imbriqués
avec les effets des rapports sociaux de sexe : les langues régionales sont davantage parlées dans
des professions en déclin, typiquement masculines ; la mobilité
géographique liée à l’activité économique favorise tantôt l’innovation, tantôt le conservatisme
linguistique et concerne parfois
les femmes, parfois les hommes,
selon l’état de la division sexuelle
du travail. Les différenciations
entre femmes et hommes constituent un résultat attendu. En
revanche, une fois n’est pas
coutume, la dévalorisation d’une
langue s’accompagne de sa masculinisation et non de sa féminisation : du fait de leur rôle domestique d’éducatrices, les femmes ont
généralement favorisé la transmission du français à leurs enfants.
En outre, contrairement à un
stéréotype répandu, bon nombre
de travaux montrent que les femmes sont à l’origine d’innovations.
À partir d’une rétrospective
sur son parcours de recherche
depuis trente ans, Anne-Marie
Houdebine-Gravaud montre que
les principales étapes et les résultats les plus importants des études
linguistiques sur la différenciation
de genre attestent non « seulement
des différences sexuelles mais également des discriminations sociales
245
reflétées dans des différenciations
linguistiques » (p. 39), tel l’emploi de deux termes pour désigner
le statut matrimonial uniquement
pour les femmes. Non seulement
le langage – la façon dont hommes
et femmes sont désignés, nommés,
qualifiés –, indique la domination
du masculin sur le féminin mais
il la reproduit simultanément :
filles et garçons, hommes et femmes
apprennent la même langue mais
pas le même langage – on ne
tolère pas la même grossièreté
dans la bouche d’une fille ou
d’une femme que dans celle d’un
homme ou d’un garçon ; en outre,
« les propos des hommes et des
femmes ne sont pas entendus de
la même façon, lors d’interviews,
de conférences, de conversations,
de textes de fiction », de même
que les pleurs d’un enfant seront
entendus comme une manifestation de colère de la part d’un
garçon et de peur de la part d’une
fille (p. 41) 3. Selon Anne-Marie
Houdebine-Gravaud, l’apport des
études féministes est d’avoir
montré qu’il fallait analyser non
seulement le sexisme du langage
au niveau du discours mais également le sexisme de la langue ellemême (p. 45) : il s’agit de comprendre comment la langue reflète les mentalités sexistes, les
transmet, les enseigne et tend à
3
L’auteure fait référence aux résultats d’une
expérience consistant à faire commenter
la photo d’un enfant en pleurs. (Verena
Aebisher et Claire Forel, Parlers masculins,
parlers féminins ? Neuchâtel / Paris,
Delachaux-Niestlé, 1983).
246
« inférioriser les femmes sous les
termes et désignations à connotations sexuelles, plus ou moins
injurieuses ». Elle revient en particulier sur les débats « à propos
du genre morphologique en
français, désignant le sexe pour
les animés humains et non humains
[…] ou le connotant pour les
objets » (p. 52). Ces derniers ont
conduit à la dénonciation de
l’occultation des femmes par le
masculin dit « générique » et à la
revendication par un grand nombre de féministes de la féminisation des noms et des titres de
métiers. L’auteure se prononce en
faveur de la féminisation des noms
et des titres, considérée comme un
moyen de lutte contre l’infériorisation des femmes.
Claire Michard propose, quant
à elle, une approche matérialiste
de la sémantique des notions de
sexe et d’humanité en linguistique,
« une approche qui articule de
façon serrée rapport social de
sexe, effet idéologique-symbolique
de ce rapport et sens linguistique » (p. 63). S’appuyant sur les
travaux de Colette Guillaumin,
l’auteure affirme que les représentations sexistes ne sont pas
seules à l’origine des rapports de
pouvoir : le sexisme doit être
analysé « à la fois comme le
symptôme du rapport de pouvoir
et comme l’un des moyens de sa
mise en œuvre » (p. 65). D’où son
parti pris pour un usage restreint
des termes genre, masculin et
féminin qu’elle soupçonne « de
satisfaire à l’idéologie sexiste »
Notes de lecture
en confortant une « appréhension
métaphysique du “féminin” et du
“masculin” […] où genre, féminin et masculin sont traités en
tant que catégories culturelles coupées du rapport de pouvoir concret qui les produit » (note 1,
p. 63). Dans son analyse critique
du contenu scientifique et idéologique des travaux linguistiques,
l’auteure met en avant « les contradictions du discours linguistique traditionnel, qui reconnaît
des dissymétries formelles et sémantiques, et pose cependant une
symétrie des signifiés du genre »
(p. 74). Les linguistes considèrent
les termes « homme » et
« femme », « mâle » et « femelle »,
« masculin » et « féminin » comme
interchangeables, alors que les
usages de ces termes dans le
langage traduisent un traitement
asymétrique des sujets masculins
et féminins décrits. Pour Claire
Michard, la question pertinente
n’est donc pas celle, posée par de
nombreuses féministes, du sens,
mais celle du référent ; la dévalorisation des termes de genre
féminin s’explique par la
« catégorisation des femmes
comme femelles », et c’est contre
cette dernière qu’il faut lutter afin
que « la pertinence linguistique de
la notion de sexe disparaisse ».
Au plan politique, Claire Michard
semble voir la féminisation des
noms et des titres comme un facteur renforçant « la symétrisation
formelle des genres masculin et
féminin » et favorisant l’extension
de la référenciation sexiste (p. 78).
Notes de lecture
L’article de Clara Lamireau
rend compte d’une recherche sur
les actions antisexistes d’un
« groupe » presque exclusivement
composé de jeunes femmes, mais
ne traite pas explicitement du
genre. L’auteure met l’accent sur
la signification des graffitis et les
conditions de leur production.
Elle effleure la question de la
transgression de la norme par des
jeunes femmes, les sentiments de
légitimité, de jubilation, de défoulement exprimés par celles-ci, et
qui tiennent à l’expression libre
de leur opinion en réponse à des
publicités qu’elles jugent choquantes, agressives, humiliantes
envers les femmes. L’auteure
amorce cependant des pistes de
réflexion sur les effets du genre
dans ces actions, lorsqu’elle
évoque les réactions suscitées par
des publicités mettant en scène
des hommes ou des garçons ; la
diversité des degrés de tolérance
et des critères selon lesquels une
publicité est jugée sexiste ; ou encore le caractère d’invasion d’un
espace pensé comme public et le
questionnement de la « fondatrice »
du groupe quant à la pertinence et
la possibilité de l’établissement
d’un dialogue avec les usagers du
métro témoins des séances
d’« écriture ». L’exposé sur les
logiques rhétoriques à l’œuvre dans
les slogans élaborés individuellement et collectivement – certains
slogans féministes des années
1970 sont repris intégralement,
d’autres sont adaptés pour répondre aux publicités attaquées –
247
inscrit cependant cet article au
cœur de la problématique d’ensemble du numéro, celle du poids
des mots sur les mentalités
sexistes et des modalités de lutte
contre ces dernières. Il constitue
en cela un contrepoint très intéressant aux interrogations davantage théoriques de Claire Michard
et d’Anne-Marie HoudebineGravaud.
Agathe Gestin
Doctorante
Centre d’études des mouvements sociaux
École des hautes études en sciences sociales
Marie-Hélène Bourcier –
Sexpolitiques. Queer Zones 2
(2005). Paris, La Fabrique, 301 p.
Cet ouvrage de la sociologue
et activiste queer Marie-Hélène
Bourcier fait suite à Queer Zones :
politiques des identités sexuelles,
des représentations et des savoirs,
publié en 2001 aux éditions
Balland. Dans ce second ouvrage,
l’auteure poursuit son exploration
des zones queer, ces espaces indéterminés et mobiles, ces interstices épistémo-politiques d’où l’on
peut formuler une critique avant
de se déplacer vers d’autres horizons, pour éviter de se trouver
figé(e) dans une position qui peut
très vite devenir un piège essentialisant. Ce déplacement permanent d’une zone à l’autre, d’une
perspective à l’autre, on le retrouve dans Sexpolitiques. Queer
Zones 2, où Bourcier multiplie les
points de vue, mélange les disciplines et rend poreuse la frontière
entre théorie et politique dans une
248
joyeuse promiscuité. Les sexpolitiques de Bourcier sont des
stratégies qui usent des ressources
identitaires, postidentitaires et queer
pour ouvrir des espaces critiques
permettant de résister à l’intégration – aussi bien l’intégration
républicaine (avec, là encore, essentialisation de l’identité à la clé)
que l’intégration disciplinaire.
Ainsi le livre s’ouvre sur l’article
« Cultural Studies et politiques
de la discipline : talk dirty to
me ! ». Bourcier y analyse les
cultural studies comme un principe de décentrement des disciplines. Ce dernier a valeur épistémologique d’une part, avec les
« emprunts » de méthodes ici et
là, les relectures politiques de
Foucault, Gramsci ou Derrida,
l’étude d’objets « sales » comme
le porno, Madonna ou encore le
cinéma populaire. Il a valeur politique d’autre part, avec la modification des corpus et des canons
aux États-Unis – désormais un peu
moins blancs, masculins et hétérocentrés – et la mise en perspective du caractère éminemment
politique de la position du chercheur au savoir qu’il produit. En
France, les cultural studies, cet
étrange ovni anglo-saxon, effraient
car elles menacent l’intégrité des
disciplines. « Il y a effectivement
de quoi avoir peur pour qui
cherche encore à se conforter à
l’ombre des grands récits de la
modernité qui ont promis le progrès social, la justice et l’égalité
pour tous alors qu’il n’était question que de la défense de l’uni-
Notes de lecture
versel blanc masculin hétérosexuel ; de quoi trembler pour
ses privilèges épistémopolitiques,
ses casiers disciplinaires et ses
universités straight » (p. 10). Cette
lecture des critiques des disciplines
telles qu’élaborées en GrandeBretagne et aux États-Unis permet également à Bourcier de
défendre une cheap theory : des
articulations théoriques qui n’ont
de pertinence que dans des
contextes politiques et culturels
donnés, permettant des approches
ciblées et situées, parant toute prétention à l’universalité et évitant
par là de tomber dans les travers
de l’autorité de l’auteur élaborant
un système théorique figé, surplombant et objectivant (par exemple
la Théorie avec un grand T de
Bourdieu alias Dominator chez
Bourcier). Ce sont ces principes
de décentrement, de déplacement
permanent, de théorie cheap que
Bourcier met en application tout
au long de l’ouvrage. Dans l’essai
« Nique la Rep ! Petit portrait de
la France postcoloniale », elle développe une analyse croisée de la
construction des races et des
genres, des processus d’hypersexualisation et de désexualisation
des minorités et de la production
incessante d’une identité nationale
française universaliste essayant de
contenir tant bien que mal les reformulations post-identitaires des
subalternes de la République.
Étudiant le fonctionnement de
l’injonction républicaine à
l’intégration dans différents types
de discours (la commission Stasi,
Notes de lecture
le discours assimilationniste de
Ni putes ni soumises, les écrits
anti-communautaristes de Minc à
Badinter, le féminisme eurocentré
et essentialisant, etc.), Bourcier
donne une foule d’éléments pour
repenser les politiques de la représentation – médiatique et
politique – des « sans-voix ». Selon
elle, les politiques de la performativité (notion qu’elle tire de la
théorie de Judith Butler) permettant de fabriquer des identités postintégration sont déjà mobilisées
par les minorités et le mécanisme
assimilationniste de la République
est miné par ces pratiques de la
performance qui vont du genderfucking (littéralement, le niquage
de genre), à l’auto-nomination (les
auto-renvendiqué(e)s putes, pédés,
gouines, etc.), en passant par la
politique du coming out permanent de type C’est mon choix ! Le
voile, par exemple, ne serait pas
le symbole de l’oppression universelle de la Femme, comme la
commission Stasi, Ni putes ni
soumises ou Elle l’ont clamé,
élaborant par là un discours eurocentré où la femme féminine
hétérosexuelle en jupe et talons
hauts serait la figure d’une civilisation éclairée où les femmes
seraient déjà (sic) libérées ; bien
au contraire, les usages du voile
« correspondent à des discours
en retour, à des performances de
l’arabité tout à fait conscientes, à
des manifestations culturelles et
identitaires de subjectivités
complexes, splitées, postintégration » (p. 61). En somme,
249
et c’est là l’argument majeur de
l’ouvrage, ces identités postintégration seront proscrites dans
l’espace public car « elles visibilisent des identités et des discriminations croisées qui sont le
produit du discours républicain à
la française et qu’elles renvoient
l’identité française à sa propre
performance et à ses bonnets
phrygiens » (p. 62). C’est-à-dire
qu’elles dénaturalisent l’identité
franco-française, qui serait une
imitation sans original, sans
modèle, et où donc l’intégration
(l’accomplissement du modèle
français), se révèlerait impossible
à atteindre : une arnaque, un jeu
de dupes.
Les appuis théoriques de MarieHélène Bourcier sont résolument
postféministes. Elle articule les
théories du genre et de la sexualité de Judith Butler, Teresa de
Lauretis, Gayle Rubin ou Linda
Williams avec les théories postcoloniales et déconstructivistes de
Gayatry Spivak ou Hommi Bhabha,
dans un contexte français où les
études féministes n’ont pas aussi
bien réussi leur institutionnalisation qu’outre-Atlantique et où le
féminisme bon teint à tendance
essentialisante, dans la lignée Des
Femmes et d’Antoinette Fouque,
a pu s’imposer dans les médias
comme le féminisme, réussissant
par là à effacer notamment le
féminisme pro-sexe et à évacuer
l’agenda du genre (soit non seulement les politiques féministes
matérialistes, (post)féministes constructivistes et déconstructivistes
250
mais aussi les politiques queer,
trans, intersexe, pédégouines, etc.).
Triste constat qui révèle le niveau
du débat français : la sex war
n’aura pas lieu. Nous ne connaîtrons pas les controverses de la
« guerre du sexe » états-uniennes
qui opposaient féministes pro-sexe
et féministes réformistes (Catharine
McKinnon en première ligne), du
moins pas dans les mêmes termes,
le féminisme pro-sexe étant largement invisibilisé en France. Les
théoriciennes pro-sexe ont fait de
sujets tels que la pornographie, le
sex-work, le SM ou les jouets
sexuels des enjeux majeurs du
féminisme, appliquant le fameux
« private is political » dans une
perspective ultra-constructiviste
(en retravaillant et repolitisant
Foucault, notamment) et décomplexée. Les féministes réformistes
ayant, quant à elles, développé une
position juridiste abolitionniste et
à tendance plutôt victimisante.
Marie-Hélène Bourcier s’enrôle
dans des sex wars made in
France, des micro-guerres, locales,
mais qui sont d’une urgence extrême pour les minorités. Comme,
par exemple, l’effacement des
lesbiennes, des transsexuel(le)s,
des transgenres, des personnes
séropositives et de toutes les
minorités sexuelles, de genre et
de « race » autres que les gays
blancs du futur Centre d’archives
et de documentation homosexuelles de la Ville de Paris
(voir « Sex and The City »). Ou
la pathologisation des personnes
trans par des psychiatres et psy-
Notes de lecture
chanalystes auto-désignés experts
de la « question trans » et empêchant l’auto-diagnostic et l’autoexpertise revendiquée par les
groupes d’activistes trans (voir
« ZAP la Psy : on a retrouvé la
bite à Lacan ! »). Ou encore la
résistance aux politiques queer et
aux (post)identités lesbiennes
(butchs, fems, SM dykes,
lesbotrans, etc.) des lesbiennes
radicales et féministes françaises
(voir « Material girls en guerre
contre Madonna et le queer : le
“woman-identified” lesbianisme
radical en France de 2002 à 1980 »
et « Le silence des butchs »).
Le postféminisme, qui s’est
notamment élaboré sur la critique
de la femme comme objet et sujet
du féminisme, sur le caractère
eurocentrique et sur les présupposés de classe du féminisme,
prend ici des allures de boîte à
outils pour la résistance épistémique et politique des minorités.
Le livre fourmille de ressources
identitaires et post-identitaires, de
stratégies théoriques, de décryptages des régimes épistémiques
dominants, de trahisons productives et de lectures politiques.
Quand Deleuze et Guattari
« mille-platoïsent » les freaks,
que Madonna « queerise » le lesbianisme identifié-femme, que
Charcot « sexorcise » Despentes
et que Butler met sa claque à
Bourdieu, pas de doute, vous êtes
bien en queer zone.
Maxime Cervulle
Doctorant en Sociologie
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Notes de lecture
Hélène Buisson-Fenet – Un sexe
problématique : l’Église et
l’homosexualité masculine en
France (1971-2000)
(2004). Saint-Denis, Presses universitaires de
Vincennes « Culture et Société », 245 p.
Derrière ce titre énigmatique et
ce sous-titre factuel se cache un
des livres de sociologie les plus
remarquables de ces dernières
décennies. Un des rares à mettre
une théorie à l’épreuve, et quelle
théorie ! Celle du fonctionnement
des institutions et du respect par
ses membres des normes qu’elles
édictent. L’emblème de bien des
sociologues !
Le problème posé a valeur
d’exemple : comment une institution peut-elle admettre parmi ses
membres ceux qui contreviennent
à sa doctrine et à ses injonctions ?
Pourquoi ces personnes restentelles dans l’institution, alors
qu’elles pourraient la quitter ?
Comment font-elles pour garder
leur inclination affective et
sexuelle, faire partie de l’Église qui
la condamne, la critiquer, et cependant œuvrer à sa perpétuation ?
Si les questions et le recueil
d’informations relèvent de l’épistémologie de Popper, la manière
de les traiter convoque la nature
de faits qui prend des aspects
historiques, institutionnels et intersubjectifs. Ces faits vont du plus
sociétal, le droit, au plus intime,
la conscience. Chaque niveau de
réalité vaut une interprétation ancrée sur elle, chaque feuillet étant
éclairé par une analyse différente.
Dans un style sémantiquement
251
riche mais dense et clair, en avançant ses descriptions sans trop
insister sur la conceptualisation
qui les organise, Hélène BuissonFenet rappelle à son lecteur
l’évolution du rapport de la
Nation française, par le droit et la
jurisprudence, à la relation homosexuelle entre adultes consentants.
Elle montre comment, d’une part,
s’installe la tolérance à des pratiques naguère condamnées, d’autre
part, le raidissement doctrinal de
l’Église face à ce mouvement.
Raidissement qui explique l’opposition des évêques de France au
PACS (Pacte civil de solidarité) et
à toute autre forme d’institutionnalisation d’une union entre adultes
de même sexe. Elle donne aussi
de l’importance aux lois et débats
qui ont accompagné la diffusion
du sida.
Elle étudie ensuite les positions
de deux groupes qui portent, au
sein de l’Église, leur attention sur
ces questions, David et Jonathan,
et Devenir un dans le Christ. Les
deux associations se veulent des
lieux de parole, dans l’échange
desquels les religieux homosexuels
peuvent trouver compréhension
et consolation. Mais le contraste
est parlant, puisque les seconds
prônent en toute circonstance la
maîtrise des pulsions alors que
les premiers se veulent lieux de
réflexion sur la complexité et la
variation des êtres humains. Dans
ce but, ils utilisent les avancées
de l’endocrinologie, de la sexologie et de la psychanalyse pour
brosser un tableau dans lequel ils
252
peuvent prendre place et aider
l’Église à se concilier avec le
monde profane. Il y a, dans
l’association David et Jonathan,
un aspect militant reposant sur
l’idéologie de l’avant-garde. Ses
buts sont de changer la vision de
l’institution et de sa hiérarchie, et
de permettre à ses membres, en
attendant cette transformation, de
se définir comme appartenant à
une communauté de base innovatrice mais fidèle au dogme :
« Pour D. J., la logique sociale
impose aux homosexuels plus
qu’aux hétérosexuels d’apprendre
minutieusement les règles du
théâtre social de la composition
des rôles, de la “distanciation
par rapport à soi” » (p. 122).
Une fois ces acteurs collectifs
mis en scène, le livre s’attache à
étudier les arrangements que l’institution passe avec les religieux
invertis et, aussi, ceux que ces
derniers passent avec leur propre
conscience. Comment, quand sur
un point de doctrine ils sont en
désaccord avec l’Église et qu’ils
voient celle-ci comme une bureaucratie sclérosée, continuent-ils à
en faire partie ? Les réponses
sont, bien sûr, variées, mais c’est
un des grands intérêts de Un sexe
problématique que d’accompagner
chaque type de réponse d’une
explication permettant de comprendre les relations entre des cheminements biographiques multidimensionnels et les arguments
avancés par chacun pour les
justifier.
Hélène Buisson-Fenet utilise les
Notes de lecture
ressources diverses des sociologies
pour expliciter les « bricolages
entre représentations de soi comme
être sexué, être de foi et membre
d’une institution religieuse »
(p. 173). Elle réussit, dans un cas
circonscrit mais très bien informé,
à expliciter le point de vue de
Foucault : « Une chose est une
règle de conduite ; autre chose,
la conduite qu’on peut mesurer à
cette règle ; autre chose, la manière dont on doit se conduire,
c’est-à-dire la manière dont on
doit se constituer soi-même comme
sujet moral agissant en référence
aux éléments constitutifs qui
constituent le code » (p. 178).
Bref, ce livre mériterait d’être
connu et reconnu comme une
pièce essentielle et très pédagogique de la formation des futurs
pratiquants des sciences sociales
et humaines. Ils y puiseraient des
modèles de conduite de la recherche et y trouveraient des
manières élégantes de décrire et
interpréter leurs données tout en
passionnant le lecteur.
Pierre Tripier
Sociologue
Cynthia Cockburn – The Line.
Women, Partition and the
Gender Order in Cyprus
(2004). London, New York, Zed Books, 244 p.
En avril 2003, l’ouverture d’un
des points de contrôle de la
« Ligne verte » qui sépare l’île de
Chypre en deux entités nationales
fut vécue comme une fête par les
militantes de Hands Across the
Divide (HAD), une organisation
Notes de lecture
réunissant des femmes chypriotes
grecques et turques en lutte
contre la partition de l’île.
Depuis trente ans, franchir physiquement la Ligne représentait
une action quasi inimaginable pour
les deux communautés ethniques.
En 1974, à la suite de la réponse
militaire de la Turquie à une tentative de coup d’État inspiré par
la dictature grecque, les uns,
Chypriotes grecs, avaient massivement été déplacés vers le sud,
laissant leurs maisons du Nord aux
autres, Chypriotes turcs. Dans
cette guerre, qui s’appuyait sur
l’histoire de rapports interethniques marqués par la haine et
baignant dans un fort militarisme,
les femmes étaient de part et
d’autre doublement victimes.
Subissant de la même façon les
règles patriarcales du mariage, la
division sexuelle du travail et
l’occultation de leur existence dans
la vie politique, elles étaient à la
fois la cible toute désignée des
viols de guerre, les responsables
de fait de la survie des enfants
puis, après les combats, les seules
à se préoccuper de rechercher les
personnes disparues.
Mais, chez les militantes de
HAD , l’ouverture de la Ligne,
toute incroyable qu’elle fut, anticipait le résultat espéré d’un combat
tout autant matériel que symbolique. Œuvrant de part et d’autre
pour abattre cette frontière qui
s’était peu à peu imposée aux
deux communautés dans chaque
acte de leur vie quotidienne,
chaque pensée, dans toutes leurs
253
représentations du monde, HAD,
organisation non mixte, est aussi
née du sentiment que cette guerre
et cette ligne étaient d’abord la
propriété des hommes qui les
entretenaient et les contrôlaient.
C’est en tant que militante féministe antimilitariste que Cynthia
Cockburn fut sollicitée, en mars
2001, pour participer à un séminaire organisé outre-mer par les
femmes de la diaspora chypriote.
Celles-ci lui demandèrent d’accompagner la création de HAD qui se
voulait d’emblée unitaire plutôt
que bicommunautaire, axée sur
l’action politique synchronisée
plutôt que sur la « réconciliation ».
Recouvrer la liberté de communication par dessus la Ligne constituait un de ses premiers objectifs.
Le livre rend compte de la
recherche-action qui a suivi ces
premiers contacts. Il s’appuie sur
un ensemble d’entretiens auprès
de femmes des deux communautés, adhérentes de HAD, que
l’auteure a parfois réunies dans des
tables rondes menées en parallèle,
dans chacune des deux zones, sur
des thèmes comme la violence
dans la vie des femmes, le
pouvoir, le sentiment identitaire
ou encore les solutions envisageables pour l’avenir de l’île.
Femmes de la génération qui
avait connu la vie chypriote avant
la partition ou de celle née
depuis, ses interlocutrices ont,
ensemble mais séparément, cherché à transcender la frontière
d’abord en apprenant à connaître
« l’autre ». Jusque-là pensée en
254
termes de tout ou rien et de
revanche à prendre sur
« l’invasion » turque, la politique
du retour prônée par les
Chypriotes grecs fut mise en
question ; il en fut de même des
justifications traditionnelles de
« l’opération de paix » menée par
les Turcs et sans cesse rappelée
par la frontière.
À partir de ces témoignages,
l’ouvrage de Cynthia Cockburn
est une réflexion sur le concept
de « ligne », sur l’usage et
l’utilité des partitions, des différenciations. « Comment traçonsnous nos lignes de démarcation :
inclusion / exclusion, proximité
/ distance, amour / haine ? » : notre
sentiment identitaire se construit
en partie contre les autres à propos desquels sont sans cesse reproduits des stéréotypes. L’auteure
a voulu « voir à travers les yeux
des femmes » combien il est difficile de revenir sur une ligne de
démarcation. Car toute partition
induit une division non seulement
entre les deux côtés mais également
à l’intérieur de chaque partie. Le
travail des femmes de HAD fut
d’abord un travail sur ellesmêmes, un combat contre l’inscription de la partition ethnique
comme composante de leur
identité ; une identité imposée par
la haine de l’autre, quand « être
grec », par exemple, signifie
d’abord sur cette île « ne pas être
turc ». Tout comme « être un
homme » signifie d’abord « ne pas
être une femme ».
Et c’est précisément l’expé-
Notes de lecture
rience de l’invisible ligne de séparation entre les sexes (the gender
line) qui imprègne la totalité de la
vie des femmes chypriotes et traverse tous les espaces, de l’espace politique à l’espace privé,
qui a tracé une voie vers l’imaginaire d’un monde unifié. Car si
la ligne de démarcation entre les
sexes existe, ils vivent néanmoins
ensemble.
Ressentir la présence physique
des militaires, voir les délégations
exclusivement masculines des deux
États échouer – comme en 2001–
lor s des n égo ciation s pour
l’ouverture de la frontière, c’était
constater tout à la fois l’omniprésence des hommes dans le
maintien de la partition et leur
impuissance à penser le monde
autrement qu’en termes de domination : conserver la ligne ou
étendre leur pouvoir sur les autres.
Inscrire des actions communes
à l’agenda des groupes de HAD
des deux côtés de la ligne ne fut
pourtant pas toujours facile : les
unes étaient tendues vers la définition conjointe d’une solution
politique, les autres vers le préalable d’une meilleure connaissance
des femmes d’en face. La communication par voie électronique
a grandement aidé à traverser la
ligne, mais, de même que l’usage
de l’anglais comme langue
d’échange, elle comportait le
risque de laisser de côté une partie des femmes, notamment dans
le nord de l’île moins occidentalisé. Peu à peu cependant, la
réflexion sur les différentes compo-
Notes de lecture
santes de leur identité et de leur
oppression a conduit à un sentiment partagé : celui d’être d’abord
chypriotes et d’abord des personnes vivant dans un pays bicommunautaire, des femmes résidant d’un côté ou de l’autre d’une
frontière qui a fini par ne plus
avoir de sens pour elles. La
« brutalité de la Ligne » et la
partition ethnique et nationaliste
leur sont apparues comme les
effets d’un même pouvoir mâle,
accroché à son honneur viril.
On sait que l’entrée commune
dans l’Europe n’a finalement pas
eu lieu. D’ailleurs, comme le
disent les femmes de HAD, que la
Ligne soit un jour complètement
démantelée ne signifierait pas la
fin des partitions matérielles et
symboliques : car les différentes
ségrégations sont d’abord dans les
esprits, imprimées dans les références culturelles, inscrites dans la
langue.
Transcender la Ligne et passer
par dessus par la pensée et
l’action symbolique fut le sens
que donnèrent à leur geste des
Chypriotes turques de HAD lors
des obsèques du père d’une des
militantes de la zone sud : déplacé avec sa famille en 1974, ce
vieil homme d’origine grecque
avait espéré sa vie entière être
enterré dans son village du Nord.
Retrouvant sous son nom turc le
village en question, des militantes
du Nord recueillirent une poignée
de la terre du village et la firent
passer à leurs amies grecques, de
l’autre côté de la Ligne, afin
255
qu’elle soit dispersée sur la tombe
de l’exilé. Un geste amical, familial et politique, en tout cas le
signe d’une perception différente
des contours de la communauté
des habitants de l’île.
Cynthia Cockburn restitue dans
ce livre une démarche qui, audelà du cas particulier d’une lutte
de femmes contre une partition
nationaliste imposée par un militarisme mâle, nous concerne toutes
et tous profondément. Que faisonsnous, dans la construction de
notre identité, des lignes de démarcation qui nous sont léguées
par les différentes strates de
pouvoir qui configurent notre
environnement politique, culturel
et économique ? Comment nous
démarquons-nous des ségrégations
visibles et invisibles qui délimitent
notre champ d’action ? L’ouvrage
s’ouvre sur les pas d’une danseuse
qui survole une ligne tracée au
sol. Dans le mouvement que
l’artiste imprime dans l’espace, la
ligne elle-même semble vivante…
Anne-Marie Devreux
Sociologue
Cultures et sociétés urbaines
CNRS – Université Paris 8
Recherches féministes –
« Féminisme, mondialisation et
altermondialisation »
(2004). Vol. 17, n° 2, 325 p.
Avec ce numéro de la revue
canadienne Recherches féministes,
nous disposons d’une nouvelle
contribution de valeur à la thématique genre et mondialisation.
Ces dernières années, de nom-
256
breuses publications 4 avaient en
effet mis l’accent sur les nouvelles formes de compétition
entre hommes et femmes qui se
développent dans le cadre de la
mondialisation capitaliste. Ces travaux avaient souligné les effets
négatifs de cette dernière sur les
femmes. Ils avaient en particulier
montré comment les firmes transnationales délocalisent leur production dans des pays ou des zones
franches (comme par exemple dans
les maquiladoras mexicaines le
long de la frontière états-unienne)
où ils peuvent trouver une maind’œuvre à la fois soumise et bon
marché, principalement des femmes
jeunes. Ces travaux avaient également porté sur les mouvements
de main-d’œuvre féminine du Sud
vers le Nord où, dans de nombreux pays, les femmes prennent
en charge les services domestiques
4
Outre le dossier de ce numéro des Cahiers
du genre, voir notamment en langue
française : Helena Hirata et Hélène Le
Doaré (eds), « Les paradoxes de la
mondialisation » (Cahiers du Gedisst, n° 21,
1998) ; Alternatives Sud, « Rapports de
genre et mondialisation des marchés »
(vol. 5, n° 4, 1998) ; Christa Wichterich,
La femme mondialisée (Arles, Actes Sud,
1998) ; Christine Verschuur et Feneke
Reysoo (eds), « Genre, mondialisation et
pauvreté » (Cahiers genre et développement, n° 3, 2002) ; Jeanne Bisilliat (ed),
Regards de femmes sur la globalisation.
Approches critiques (Paris, Karthala,
2003) ; ATTAC, Quand les femmes se
heurtent à la mondialisation (Paris, Mille
et une nuits, 2003) ; Richard Poulain, La
mondialisation des industries du sexe
(Paris, Imago, 2005) ; Alternatives Sud,
« Prostitution : la mondialisation incarnée »
(vol. 12, n° 3, 2005).
Notes de lecture
ou les soins et l’éducation des
enfants quand elles ne se retrouvent pas dans le secteur de la
prostitution au centre de l’exploitation mercantile des corps et des
sexualités.
L’originalité du présent numéro
de Recherches féministes est de
faire une large place aux perspectives d’actions féministes telles
qu’elles peuvent se dessiner au
plan mondial.
Mais, avant de mettre l’accent
sur le point fort de ce numéro, je
voudrais au préalable signaler parmi les autres contributions, deux
articles portant sur des pays de
l’ancien bloc soviétique, la
Roumanie et la Pologne.
L’article de Iulia Hasdeu met
en évidence la dégradation de la
place et de la condition des
femmes tsiganes Kaldari de
Roumanie, sous l’effet des changements économiques et sociaux
induits depuis la chute du régime
de Ceaucescu par l’intégration du
pays dans le processus de mondialisation. Un nouveau régime
patriarcal se met progressivement
en place. Il confine de plus en
plus les femmes gitanes dans
l’espace domestique. Leur autonomie recule, elles perdent certains
de leurs avantages par rapport au
passé quand les activités des
hommes et des femmes étaient
complémentaires, mais toutes deux
ouvertes sur l’extérieur. La contribution de Mariola Misiorowska
est consacrée à la fois à l’analyse
des organisations de femmes
polonaises et des effets négatifs
Notes de lecture
pour les femmes des réformes
libérales mises en œuvre depuis
la fin du régime « communiste ».
Par contre elle porte un jugement
globalement positif sur les
programmes d’aides internationaux
et le processus d’adhésion à
l’Union européenne. Bien qu’elle
souligne un certain nombre de
contradictions, son analyse semble
cependant marquée par un excès
d’optimisme que ne partagent pas
d’autres auteur(e)s 5.
Comme le signale dès l’introduction la responsable de ce
volume de Recherches féministes,
Anick Druelle, ce numéro est
centré sur le « phénomène de
l’intégration des perspectives féministes au sein des mouvements
altermondialistes ». Quatre textes
sont en effet consacrés aux rapports contradictoires entre les
mouvements altermondialistes et
les perspectives féministes qui soulignent tous la faible intégration
de ces perspectives.
Diane Lamoureux présente les
5
Cf. Monika Wator, « Les femmes
polonaises entre famille et marché : une
“conciliation” difficile » et Katia
Vladimirova, « Les femmes bulgares : de
“l’émancipation” proclamée à “l’égalité
des chances” », in Josette Trat, Diane
Lamoureux, Roland Pfefferkorn (eds),
L’autonomie des femmes en question
(Paris, L’Harmattan « Bibliothèque du
féminisme », 2006) ; Informations sociales,
« Pays de l’Est. Politiques familiales et
sociales » (n° 124, juin 2005) ; et
Stéphane Portet, « La politique de
“conciliation” entre vie professionnelle et
vie familiale en Pologne : le cas du travail
à temps partiel » (Nouvelles questions
féministes, vol. 23, n° 2, 2004).
257
principales convergences et contradictions existant entre les mouvements féministes et altermondialistes. Parmi les points de
convergence, elle rappelle que de
part et d’autre il y a la volonté
affirmée de faire de la politique,
autrement. Elle insiste sur le lien
entre le personnel et le politique,
même si les altermondialistes ne
vont pas jusqu’à affirmer, comme
les féministes, que « le personnel
est politique ». Ensuite, de part et
d’autre, on a tendance à préférer
une organisation décentralisée
contrairement aux organisations
traditionnelles du mouvement
ouvrier qui privilégiaient majoritairement une organisation centralisée et pyramidale. De même la
dialectique des moyens et des
fins est renversée par rapport aux
organisations du passé : désormais,
pour les uns comme pour les
autres, la fin ne peut plus justifier
les moyens. Enfin « les lendemains
qui chantent » ont été remplacés
par des objectifs immédiats : « Le
présent est à conquérir sans
répit » (Balandier).
Sa contribution insiste cependant davantage sur les dissonances
entre les deux mouvements. Elle
met d’abord l’accent sur la nonintégration (ou la faible intégration) des féministes et du
féminisme dans les mouvements
altermondialistes tant dans les discours que dans la pratique. Elle
prend pour exemple la relative
marginalisation de la Marche
mondiale des femmes par rapport
aux autres axes des Forums
258
sociaux ou les inconvénients de
l’organisation de forum féministes
non mixtes en marge des forums
sociaux qui conduit à une faible
prise en charge des thématiques
féministes dans le forum général.
Elle estime d’une manière générale que la dimension féministe
des différents enjeux sociaux est
loin d’être prise en compte. C’est
l’articulation des rapports de classe,
de sexe et de « race » qui devrait
permettre, selon elle, aux mouvements altermondialistes d’intégrer
une perspective féministe et aux
mouvements féministes de se radicaliser à nouveau : « Car la demande d’égalité dont est porteur
le féminisme ne peut se limiter à
l’égalisation de la situation de certaines femmes avec celle de certains hommes. L’égalité est indivisible, et c’est uniquement en
mettant fin à l’ensemble des
oppressions et des exploitations
que nous pourrons espérer nous
en rapprocher ».
Dans son article, Jennifer ChanTiberghien rappelle pour sa part
les présupposés androcentriques
et racistes de la philosophie du
Siècle des Lumières. Elle propose
de rompre avec ces présupposés
et de développer une critique
féministe du savoir scientifique.
Elle suggère de valoriser, à l’instar
de l’écoféministe Vandana Shiva,
la diversité des savoirs qui
constitue, selon elle, une réponse
non violente à la violence de la
mondialisation et à l’homogénéisation des cultures et des luttes.
Il s’agit « de faire apparaître
Notes de lecture
divers systèmes de valeurs et de
pensée autres que le récit unilatéral du libre-échange ».
Ces deux articles sont suivis de
deux « notes d’action ». L’une,
assez conséquente, présente le cheminement vers toujours davantage d’autonomie d’un groupe de
femmes du mouvement altermondialiste québécois ; l’autre,
plus courte, livre les réflexions
d’une jeune féministe brésilienne
sur la mondialisation, le féminisme et la Marche mondiale des
femmes. Par ailleurs, deux autres
articles interrogent les rapports
entre les organisations internationales, le féminisme et les
besoins de la grande majorité des
femmes, notamment des pays du
Sud.
À partir d’une enquête portant
sur les formations sur le genre
destinées à des femmes de milieu
rural en République dominicaine
et mises en œuvre par des organisations de femmes locales qui
avaient bénéficié elles-mêmes
antérieurement de formations proposées par des organismes internationaux, Annie Vézina s’intéresse à la manière dont se diffuse
la perspective « genre et développement » préconisée depuis la 4e
Conférence internationale sur les
femmes de Beijing en 1995. Elle
met l’accent sur les contradictions
entre l’approche féministe internationale, reprise par les organisations de femmes locales, et les
réalités vécues par les femmes à
qui ces formations sont destinées.
Celles-ci tendent en effet à être
Notes de lecture
plaquées sans tenir compte des
besoins spécifiques des femmes
paysannes ou des possibilités
d’actions collectives locales.
L’auteure remarque que « c’est
en considérant ce qui se passe
dans les groupes de femmes
paysannes et dans leur environnement que la réflexion sur les
changements possibles dans les
rapports entre les hommes et les
femmes doit être envisagée ».
Enfin, la coordinatrice du numéro consacre un article à la discussion critique, dix ans après la
Conférence de Beijing, de l’action
internationale menée (et à mener)
en faveur des droits fondamentaux
des femmes. Elle met l’accent,
d’une part, sur les débats existant
au sein du mouvement de femmes
et, d’autre part, sur les pressions
émanant de différents secteurs conservateurs qui limitent considérablement la prise en compte des
droits en matière de procréation
259
et de sexualité par une éventuelle
5e Conférence internationale. La
question qui est posée est celle de
l’autonomie relative des mouvements de femmes à l’échelle
mondiale, à la fois à l’égard des
institutions, et en particulier des
Nations unies, et à l’égard des
mouvements altermondialistes.
Dans quelle mesure faut-il privilégier une mobilisation autonome
telle que la Marche mondiale des
femmes ou une mobilisation au
s e in d e s mo u v e me n ts a lt e r mondialistes ? Dans quelle mesure
faut-il articuler de telles mobilisations avec un travail institutionnel,
y compris sur un plan international ?
Roland Pfefferkorn
Sociologue
Université Marc Bloch
UMR Cultures et sociétés en Europe
Strasbourg