Notes de lecture - Cahiers du Genre
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Notes de lecture - Cahiers du Genre
Cahiers du Genre, n° 40/2006 Notes de lecture Yvonne Knibiehler et Gérard Neyrand (eds) – Maternité et parentalité (2004). Rennes, École nationale de la Santé publique « Recherche santé social », 176 p. Ce recueil de textes est issu d’un atelier organisé lors du 3e Colloque international des recherches féministes francophones, Ruptures, résistances & utopies, qui s’est tenu à Toulouse en septembre 2002. Cette origine explique la diversité des tons et des objets traités, puisqu’à côté de réflexions sur la nouveauté du terme même de parentalité sont évoquées les questions de l’allaitement, de la décision d’interruption volontaire de grossesse (IVG), du rôle de la précarisation de l’emploi, de l’aide médicale à la procréation, de la justice des mineurs, dans des contextes nationaux divers : la Finlande, le Brésil, le Québec, l’Algérie, et avec des approches disciplinaires diversifiées (histoire, sociologie, sciences politiques, psychologie, littérature). Yvonne Knibiehler ouvre l’ouvrage en évoquant « La maternité et la démocratie », texte qui synthétise assez bien les positions qu’elle développe depuis plusieurs années. Plus étoffée est la commu- nication présentée par Gérard Neyrand, qui traite de « La reconfiguration contemporaine de la maternité », avec l’objectif de remettre à plat un certain nombre de débats actuels autour de l’impact du féminisme et des nouvelles techniques de reproduction. Il mobilise un questionnement mettant en jeu la gestion politique de la procréation et de l’intime, l’incidence de la différence des sexes sur la structuration psychique des individus, le rapport entre la sexualité (en tant que cette dernière médiatise et modèle les rapports hommes-femmes) et la parentalité, ainsi que les rapports entre la parentalité et les autres aspects de la vie sociale. Il conclut en soulignant l’ébranlement de la maternité induit par les Aides médicales à la procréation (AMP) qui fait « vaciller la représentation de la maternité comme organique et innée » (p. 36). Le texte présenté par Claude Martin, « La parentalité : controverses autour d’un problème public », s’inscrit en parfaite continuité du précédent, en montrant combien la diversité des pratiques est concomitante du flou des définitions concernant la prise en 232 charge des enfants et la filiation. Le terme de parentalité, justement parce qu’il reste flou, par rapport à la maternité ou la paternité, permet de rendre compte de l’élargissement de l’univers familial : homoparentalité est-il un oxymore ou le terme adéquat pour rendre compte d’une certaine réalité ? La revue des usages qu’il en propose met en évidence à la fois les transformations et l’inquiétude qu’elles suscitent. Il souligne que ces transformations apparaissent à certains comme « vertueuses », en cassant « les carcans » de la tradition, alors que « pour d’autres, [c’est] le signe d’un effondrement des bases familiales de la société et l’expression d’un individualisme galopant ». Claude Martin insiste enfin sur la manière dont la parentalité, dans une perspective du tout sécuritaire, est utilisée comme « discours d’ordre public », face auquel les sciences sociales s’avèrent peu efficaces, car trop nuancées dans leurs analyses pour le contrebalancer. Ainsi, sont rarement évoquées les conditions concrètes d’exercice de la parenté (économiques, matérielles, psychologiques) de ceux qui sont stigmatisés par le discours public (parents soi-disant démissionnaires). Or ce sont bien ces conditions concrètes de la maternité, et la manière dont elles sont ignorées par certains responsables sociaux, qui sont mises en évidence aussi bien dans le texte de Coline Cardi, « La figure de la “mauvaise mère” dans la justice des mineurs », que Notes de lecture dans celui de Romaine Malenfant et Maria de Koninck, « Maternité et précarisation de l’emploi ». La responsabilité différentielle selon le sexe du parent est ainsi doublement démontrée, à la fois dans la représentation, toujours traditionnelle de la « place féminine » au foyer plutôt qu’en emploi, et dans la solitude des femmes dans les arbitrages imposés par la soidisant conciliation entre travail et charges maternelles. C’est encore d e d if fér ences don t par le Geneviève Cresson dans sa communication : « De l’idéal égalitaire aux pratiques inégalitaires, quelles “réorganisations” ? ». Réorganisation devant être comprise ici principalement comme revalorisation de la paternité par rapport à la maternité. Elle montre la distance entre l’idéal de partage, tant du point de vue du droit que des pratiques, et la réalité concrète. De son argumentation particulièrement convaincante, se dégage ainsi la manière dont le discours des parents (y compris des mères elles-mêmes) mais aussi de la société, tend à masquer ou à justifier le maintien des inégalités dans la prise en charge des enfants selon le sexe du parent. S’interrogeant avec humour sur la « place symbolique » de la mère, elle montre bien en quoi « la place symbolique » du père est largement utilisée « pour ne pas trop insister sur la faiblesse [éventuelle] de l’engagement paternel concret » (p. 124). Trois textes suivent, qui repren- Notes de lecture nent la question de la parentalité sous l’angle de son accès, qu’il s’agisse de l’Aide médicale à la procréation (AMP) ou de décision de recourir à l’avortement. Didier Le Gall s’interroge, dans « Paroles de femmes en pluriparentalité », sur les raisons pour lesquelles nos sociétés privilégient « la logique substitutive aux dépens de la logique additionnelle », ce qui a pour effet de ne pas « permettre une quelconque reconnaissance, même symbolique, de la pluriparentalité » (p. 128). Il souligne à la fois les ambiguïtés d’une pluriparentalité invisible (IAD – i nsémination artificielle avec sperme de donneur, mais aussi adoption plénière), et les difficultés de prise en compte de la pluriparentalité après divorce. Toujours à propos de l’AMP, Laurence Tain, dans « La maternité assistée », propose une relecture de la manière dont se désire un enfant, de l’intimité du couple à celle de l’équipe médicale. Selon elle, « ce déplacement de la maternité sur une scène technologique » a pour conséquence d’accentuer les inégalités des femmes dans l’expérience maternelle (p. 165). Claudine Philippe, en étudiant « Les couples face à la grossesse non prévue », montre que cette dernière peu jouer un rôle de révélateur de la nature des relations du couple qui doit y faire face. Elle distingue ainsi trois modalités : l’implication minimale, la visée hédoniste et la demande relationnelle. Enfin, trois textes apportent une 233 ouverture quant aux pratiques et aux réflexions sur la maternité dans d’autres pays que la France : celui d’Heini Martiskainen de Koenigswarter, qui propose une approche sociologique et historique comparative des « Politiques et discours de la maternité en Finlande et en France » ; celui de Zineb Ali-Benali, « Et si on les écoutait parler d’elles ? Femmes d’Algérie au miroir de leurs textes », qui analyse comment s’articule dans la littérature l’identité de femme et celle de mère ; celui de Gilza Sandre-Peirera, sur « L’allaitement maternel et l’identité maternelle. Le Brésil et la France », qui étudie les différences d’un continent à l’autre, et leurs liens avec les représentations de ce qui fait une femme ou une mère et les influences du féminisme identitaire ou égalitariste sur ces représentations. C’est donc un vaste champ qui est parcouru par l’ensemble de ces textes qui, pour ne pas toujours se répondre, s’interpellent cependant et soulignent, de concert, le foisonnement des idées et des débats sur l’articulation, plus complexe qu’il n’y paraît, entre paternité et maternité. D’un texte à l’autre, les spécialistes de la famille ou des rapports sociaux de sexe tout autant que les non-spécialistes y trouveront largement matière à réflexion. Michèle Ferrand Sociologue Cultures et sociétés urbaines CNRS – Université Paris 8 234 Caroline Moulin – Féminités adolescentes. Itinéraires personnels et fabrication des identités sexuées (2005). Rennes, PUR, 231 p. Dans son livre Féminités adolescentes. Itinéraires personnels et fabrication des identités sexuées, Caroline Moulin rend compte de son travail de thèse sur la construction des identités sexuées des adolescentes. Pour ce faire, elle a mené une double recherche : une analyse détaillée de deux magazines pour adolescentes (Girls ! et 20 ans) ainsi que des entretiens auprès de trente-sept jeunes filles âgées de 13 à 22 ans. Elle s’est efforcée de prendre en compte « une double perspective complémentaire : d’une part l’appréhension des catégories sociales de sexe en ce qu’elles constituent des références normatives, un mode d’organisation sociale des relations humaines, en ce qu’elles offrent aux adolescentes un panel (limité) des normes de sexe. D’autre part la compréhension du point de vue subjectif des filles, c’est-à-dire l’analyse de la perception construite des différences, d’un soi sexué, position sociale à partir de laquelle elles mettent en œuvre des choix relationnels, de pratiques, de comportements » (p. 14). Tout au long de son ouvrage, l’auteure mêle ces deux démarches afin que les propos recueillis auprès de ses enquêtées soient accompagnés d’une forme de contextualisation : si elle admet que les revues Girls ! Notes de lecture et 20 ans ne sont pas représentatives de l’ensemble de la presse pour adolescentes ni de « l’ensemble des modèles de genre féminin » (p. 207), celles-ci lui apparaissent néanmoins « utiles » pour saisir l’inscription historique des normes de genre auxquelles les jeunes filles de ce début de siècle doivent se conformer afin d’être, pour reprendre l’expression de Judith Butler, « intelligibles » au reste de la société. En retour, les entretiens, envisagés dans une perspective interactionniste, se justifient par une volonté de montrer comment, dans la réalité de leurs interactions quotidiennes, les jeunes filles négocient leur construction identitaire sans que celle-ci puisse être considérée comme une reproduction passive des normes de sexe (présentes notamment dans ces deux revues). La réflexion de Caroline Moulin est fondée sur l’idée que l’adolescence constitue un moment propre au « repli homolatique ». Ce concept, central dans tout son travail, est tiré du substantif « homolalie » entendu comme l’ensemble des sociabilités entretenues entre individus de même âge et de même sexe ; elle en situe l’origine dans un article de François Héran, intitulé « Trouver à qui parler : le sexe et l’âge de nos interlocuteurs » (Données sociales, 1990). Selon Caroline Moulin, le « repli homolatique » est une étape nécessaire dans le rapprochement des sexes, une « phase de transition vers d’autres modes de so- Notes de lecture ciabilités (homosexuées et hétérosexuées) » (p. 11). Il faut en effet du temps aux adolescents des d eux sex es pour en tr er en « communication » les un(e)s avec les autres (au sens de George H. Mead) : à peine sorti(e)s d’une période faite de sociabilités ségréguées, ils et elles doivent apprendre comment se comporter les un(e)s envers les autres ; le groupe homolatique apparaît dès lors comme le support de cette « communication », le moyen pour filles et garçons d’intérioriser les codes leur permettant d’être perçu(e)s et de se percevoir eux, elles-mêmes comme capables de faire coïncider leur sexe et leur genre. Ainsi la confrontation aux pairs de même sexe permet que « la féminité se travaille, s’expérimente, se peaufine en “coulisses” » (p. 89) avant que filles et garçons soient amené(e)s à « se côtoyer intensément » (p. 103), à réellement devenir, les un(e)s pour les autres, dans un cadre conjugal principalement, des « autruis significatifs ». C’est donc au travers de l’entre-soi féminin adolescent que l’auteure analyse la façon dont les filles se disent et se vivent en tant que filles. La lecture de la presse dont elles sont la cible commerciale, les discussions entre copines, leurs comparaisons physiques incessantes, leurs échanges de conseils, leurs confidences et leurs mensonges intimes constituent le cadre dans lequel Caroline Moulin saisit son objet d’étude 235 pour en conclure que « les pairs s’imposent comme nouvelles références [...] ; il s’agit de pouvoir se dire “comme les autres”, par l’inscription dans une communauté de goûts, de pratiques, d’opinions ; la production d’espaces d’intimité permet l’expression d’une spécificité générationnelle » (p. 208). C’est en faisant en sorte de coller à la définition de la féminité portée par leur groupe d’amies que les filles se construisent en tant que filles et, du même coup, ont le sentiment d’appartenir au groupe des filles et donc d’exister – la différence des sexes étant collectivement perçue comme un des principes centraux de l’ordre social. L’analyse des numéros de Girls ! et de 20 ans parus entre 2000 et 2002 rend compte des stéréotypes sexués en fonction d’une partie desquels les filles se mettent ainsi en scène quotidiennement. Une partie seulement, la réalité de ces dernières étant nécessairement plus complexe que celle dont ces revues se font les vitrines. C’est d’ailleurs la première critique que l’auteure adresse à ces magazines : dénier la pluralité des expériences et la force des interactions réelles dans la construction de la féminité. Si Girls ! a une ligne éditoriale plus conservatrice et s’adresse aux jeunes provinciales des classes moyennes et populaires ayant entre 15 et 17 ans, alors que 20 ans se veut avant-gardiste, ciblant les jeunes parisiennes relativement 236 aisées ayant entre 15 et 25 ans, les deux revues ont en commun de naturaliser la différence des sexes : la première met perpétuellement en scène des différences psychologiques et biologiques indépassables entre les sexes, la deuxième prône un discours de renversement de la domination masculine mais pour lui substituer une domination féminine fondée sur des logiques sexistes antédiluviennes. Naturalisation qui s’incarne, dans les deux revues, dans une assimilation inébranlable de l’identité féminine aux sentiments et de l’identité masculine à la sexualité, conduisant à une même « diabolisation du genre masculin » (p. 137) et à l’affirmation d’une naturelle incompréhension entre les sexes. Enfin, là encore en recourant à des registres différents, Girls ! et 20 ans ancrent la féminité dans le souci de l’apparence physique : non seulement toutes deux ne cessent de mettre en scène la beauté idéale mais elles font du sentiment d’insatisfaction esthétique, du « devoir de beauté » (p. 68), un « acte d’appartenance sexué » (p. 68). Tests, reportages, courriers des lectrices, conseils des adultes référents (psychologues, sexologues), pages consacrées à la mode sont autant de rappels à l’ordre à l’adresse des filles pour se conformer à ce qu’elles doivent être : des filles, et d’abord des filles. Regorgeant d’exemples concrets tirés de la presse pour adoles- Notes de lecture centes et d’entretiens avec des jeunes filles, passionnant à bien des égards dans sa volonté de comprendre en fonction de quelles normes et de quelles façons concrètes les filles continuent de se représenter une différence des sexes fondée en nature, l’ouvrage comporte quelques aspects discutables. Tout d’abord, alors que la description des revues prend en compte les différences sociales, celles-ci disparaissent dans l’analyse des entretiens ; il est pourtant fort probable que les enquêtées aient un rapport aux normes de genre en partie déterminé par leur appartenance de classe. Par ailleurs, il est plusieurs fois fait mention (notamment dans l’annexe méthodologique) de la spécificité d’une partie du corpus comme un supplément jamais véritablement exploité – « la population comprenait aussi de jeunes Maghrébines » (p. 214) ; il est certes dit que cette partie du corpus a été plus largement étudiée dans la thèse de l’auteure, mais elle est systématiquement présentée comme fondamentalement différente (d’un référent implicite : « aussi ») sans que cette différence ne fasse jamais vraiment l’objet d’une analyse et sans qu’on comprenne réellement sa raison d’être dans un texte qui ne met que très rarement en scène quelque déterminant social que ce soit (en dehors de l’âge et du sexe). Enfin le parti pris d’étudier les « féminités adolescentes » du point de vue du groupe homolatique, Notes de lecture 237 légitime et de fait réellement éclairant, tend parfois à réduire de façon peut-être un peu exagérée des pans de la vie des filles étudiées audit groupe ; notamment la question de leurs relations amoureuses qui n’apparaissent que comme un enjeu statutaire au sein du groupe de pairs, alors qu’il existe une forme de conjugalité adolescente construite en référence positive à la conjugalité adulte, porteuse de normes comparables (exclusivité, confiance, etc.) et qui constitue à son tour une « coulisse » de la vie conjugale adulte. Isabelle Clair Sociologue ATER à l’Université de Reims Champagne-Ardenne Françoise Collin et Irène Kaufer – Parcours féministe (2005). Bruxelles, Labor, 201 p. et Christelle Taraud – Les féminismes en questions. Éléments pour une cartographie 1 (2005). Paris, Éditions Amsterdam, 179 p. Deux livres d’entretiens, deux livres qui offrent des éléments de réflexion plutôt qu’une théorie unifiée et qui proposent, pour l’un, un retour sur une pensée singulière qui est aussi emblématique du féminisme français de la deuxième vague, et, pour l’autre, une cartographie des recompositions et des enjeux actuels, autre1 Entretiens avec Christine Bard, MarieHélène Bourcier, Christine Delphy, Éric Fassin, Françoise Gaspard, Nacira GuénifSouilamas et Marcela Iacub. ment dit une feuille de route pour comprendre les clivages qui persistent et se reconfigurent aujourd’hui, dans le mouvement et dans la pensée féministes. Lire ces deux ouvrages ensemble, c’est à la fois découvrir des points communs inattendus, par exemple entre Marie-Hélène Bourcier et Françoise Collin, toutes deux critiques de la focalisation des féministes sur les « projets de lois » qui limitent leur imagination politique, mais aussi bien entendu apprécier les divergences, qui sont des divergences de générations mais aussi de stratégie politique et d’orientation théorique. Ainsi, le livre de Christelle Taraud en particulier donne à travers sept entretiens une image, certes partielle, des enjeux aussi bien théoriques que politiques que doivent affronter les féministes après une décennie de débats houleux laissant derrière eux un mouvement éclaté, affaibli, divisé, aux prises avec des questions certes reformulées mais qui n’en ont pas pour autant trouvé de réponses satisfaisantes. Cependant, la mise en regard avec le long entretien entre Françoise Collin et Irène Kaufer montre que les divisions, et donc aussi le dialogue, ont toujours existé et prévalu au sein du mouvement féministe qui, pour reprendre les mots de Françoise Collin, est un « objet inidentifiable », sans fondateur ni fondatrice, ni représentante autorisée, ni doctrine officielle. 238 Le livre de Françoise Collin, écrit dans le style littéraire et nuancé qui la caractérise malgré la forme de l’entretien, offre un point de vue original sur l’histoire du mouvement féministe français et sur ses débats contemporains, lié à la position à la fois interne et externe que Françoise Collin a toujours préservée sur la scène féministe française. Immigrée belge, comme elle aime à le rappeler, elle bénéficie d’une distance critique et d’une liberté de parole qui lui permettent de tracer son propre cheminement théorique sans allégeance à un courant particulier. Ainsi, au fil des différents thèmes classiques qui sont abordés dans l’entretien – entre autres « Le privé est politique », « Mon corps est à moi », « À travail égal, salaire égal », et, moins familier « L’empire des signes » – Françoise Collin n’hésite pas à souligner les contradictions de la pensée féministe, ses ambivalences, par exemple entre une tendance libertaire et une tendance réformiste demandant sans cesse plus de lois répressives, sa progression dialectique et ses impasses ou ses manques, comme par exemple quand il est question de la prise en compte, par les féministes, d’autres formes d’oppressions telles que celles liées à la « race » ou l’immigration. Sur nombres de sujets, qu’il s’agisse de la prostitution ou du voile, Françoise Collin n’offre pas de réponse définitive mais seulement des éléments de réflexion, Notes de lecture rappelant par exemple que la libération ne se fait jamais sous contrainte. Empruntant à Hannah Arendt la question du monde commun, et de la place que les différences peuvent y tenir, elle propose une vision du féminisme dans laquelle les divergences sont aussi la condition du dialogue. Le monde commun qui reste à définir et qui est peut-être la véritable utopie politique du féminisme, ne peut être que pluriel, d’une pluralité qui « inclut et supporte à la fois les divergences et le conflit » (p. 180). Le livre d’entretiens réalisés et réunis par Christelle Taraud est l’occasion de revenir plus directement, et de façon contradictoire, sur les débats qui ont agité la scène féministe, et plus largement politique, au cours de la dernière décennie, qu’il s’agisse de la parité, de la procréation médicalement assistée, de la prostitution ou encore du voile. En interrogeant certain(e)s des actrices et acteurs de ces débats, comme par exemple Françoise Gaspard, Éric Fassin ou Marcela Iacub, l’ouvrage n’a pas pour ambition de confronter les points de vue antagonistes qui se sont exprimés puisque, comme le note Christelle Taraud dans son introduction, toutes les personnes interrogées partagent finalement une même vision théorique, constructiviste et dénaturalisante du genre, et critiquent, plus ou moins fortement il est vrai, un féminisme qui aurait eu les faveurs des médias et se Notes de lecture caractériserait pas son abstraction, son allégeance à l’universalisme républicain, hétérocentré, bourgeois et blanc. Aussi le panorama du féminisme proposé par le livre est-il partiel, mais peut-il en être autrement quand on parle d’un mouvement aussi hétérogène que le mouvement féministe ? Cependant, malgré certaines convergences, sur la question du voile par exemple, puisque la quasitotalité des interviewé(e)s se positionne contre la loi, les divergences existent bel et bien. Notamment dans la position adoptée par ces chercheuses et chercheur par rapport au mouvement féministe lui-même. En effet, si toutes les personnes en question élaborent une critique de la politique féministe – sans que les actrices de celle-ci, les « institutionnelles » soient d’ailleurs véritablement définies – certaines se positionnent clairement dans le mouvement, se définissent comme des actrices à part entière, c’est le cas par exemple de Christine Delphy et de Françoise Gaspard, alors que d’autres s’affirment clairement en retrait, comme par exemple Christine Bard, Éric Fassin, Nacira Guénif-Souilamas et Marcela Iacub, et qu’une autre, Marie-Hélène Bourcier, préfère se définir comme « postféministe ». La mise en regard des deux ouvrages permet de cerner un glissement dans la réflexion féministe et une évolution des problématiques. En effet, d’une part, la question du travail est quasiment 239 absente de l’ouvrage de Christelle Taraud, alors que Françoise Collin lui consacre un chapitre. Inversement, la réflexion sur les normes sexuelles et leur transformation, et avec elle le dialogue avec les théories queer, est au cœur des entretiens réalisés par Christelle Taraud mais semble quelque peu incomprise par Françoise Collin. Celle-ci propose certes une réflexion sur la sexualité, mais largement inspirée des problématiques des années 1970 et quelque peu décalée au regard des transformations récentes des mouvements gays, lesbiens et queer. On trouve néanmoins aussi des points communs, et en particulier une critique unanime du point aveugle des pensées féministes de la seconde vague, à savoir la question postcoloniale qui, par une voie ou une autre, se fraye toujours un chemin dans les différents entretiens. Françoise Collin propose une pensée théorique qui lui est propre, tout en nuances et sans dogmatisme – un des chapitres s’intitule ainsi modestement « un peu de théorie ». Elle dessine une tentative de troisième voie, d’une pensée non pas dépassant le clivage historique entre différentialistes et égalitaristes, mais empruntant à chacune ce qui lui semble intéressant. Dans le livre de Christelle Taraud on peut au contraire être frappé(e) par le fait qu’à l’exception de Marie-Hélène Bourcier, les enjeux discutés sont avant tout politiques, stratégiques et non pas théoriques. Ceci est Notes de lecture 240 bien sûr lié au parti pris de l’ouvrage qui est de faire un état des lieux des débats, mais cette absence révèle aussi un manque au niveau théorique, comme si certaines clés conceptuelles manquaient aujourd’hui pour sortir des débats tels que ceux sur le voile ou la prostitution. Finalement, cette lecture croisée nous rappelle qu’il n’existe pas de doctrine féministe. Certes, de nouvelles questions se dessinent, appellant de nouvelles théorisations, comme par exemple celles proposées par MarieHélène Bourcier, pour sortir de cette crise de la représentation qui affecte le mouvement et la théorie féministes. Néanmoins, des questions qui peuvent sembler plus anciennes n’en sont pas moins actuelles, comme celle du travail ou de la création. Ainsi, au fil de ces entretiens, sont restituées des pensées en mouvement qui sont autant d’invitations au dialogue et à la réflexion. Éléonore Lépinard Sociologue – postdoctorante Université de Montréal (Canada) Xavière Gauthier – Paroles d’avortées. Quand l’avortement était clandestin (2004). Paris, La Martinière, 303 p. Composé essentiellement de témoignages de femmes ayant avorté, qui appartiennent à plusieurs générations et qui viennent de différents horizons sociaux et culturels, cet ouvrage a le mérite de rappeler les conditions dans lesquelles ces pratiques mutilantes, dégradantes et parfois mortelles se déroulaient. L’ouvrage est découpé selon des thématiques diverses : la morale « de fer qui broie la vie des femmes », le parcours de la combattante, la douleur, les intervenants médicaux ou assimilés, le rôle que jouent (ou non) les amants ou maris, les affres de la clandestinité, la répression et la mort au bout du chemin pour les plus malchanceuses ou les plus fragiles. Xavière Gauthier interviewe longuement Antonio Otero, mari de la peintre Clotilde Vautier-Otero, heureuse épouse et mère de deux fillettes. Enceinte, elle décide en accord avec son époux d’avorter, car ils ne désiraient plus d’autre enfant. Un couple de médecins amis ne leur vient pas en aide et se contente de leur fournir une sonde que Clotilde décide de placer ellemême. Après qu’elle ait enduré d’intenses douleurs et été victime d’une hémorragie inquiétante, puis d’un accès de fièvre, le couple se rend à la clinique. Une première opération provoque une occlusion intestinale ; une seconde opération est alors pratiquée vingt quatre ou quarante huit heures après – le mari ne se souvient plus bien. C’est alors qu’est diagnostiqué un blocage des reins et, bien qu’on lui eût posé une dialyse, elle succombera d’une septicémie, après une agonie de plusieurs jours. Ce cas dramatique donne à voir tous les éléments qui, à l’époque, formaient le tableau « ordinaire » d’un avortement, celui-ci ayant abouti Notes de lecture 241 au drame. La veulerie des médecins, la méconnaissance médicale de ce qui se produisait réellement, la souffrance, puis la mort, le secret gardé cependant trente ans. Les petites filles d’Antonio et de Clotilde n’apprendront que quelques années plus tard le décès de leur mère qu’on disait jusque-là être partie travailler à Paris (elle décède en 1968). C’est le tabou de ce secret de famille que Marina Otero cherchera à briser, c’est à sa mère, peintre reconnue, qu’elle s’évertuera, par son film, à redonner vie en évoquant l’indicible vérité. Tous les récits de cet ouvrage, chacun à sa manière singulière, relatent des vies marquées par des souffrances, des solitudes et des douleurs longtemps tues dans certains cas, assumées dans d’autres. Mais toutes s’inscrivent dans une longue durée d’asservissement du corps des femmes lorsqu’il n’obéit pas à la seule logique patriarcale de la maternité. On peut regretter que Xavière Gauthier n’ait pas davantage creusé les entretiens pour mieux donner à voir la singularité de chaque femme, mais on doit lui être reconnaissante de lever un pan de ces histoires « de bonnes femmes » qui ne sont pas si lointaines et qui continuent à marquer la vie de celles qu’elle a rencontrées. Liane Mozère Signataire du Manifeste des 343 salopes Terrain – « Homme/Femme » (2004). N° 42, mars, 176 p. La production et les recompositions incessantes du genre sont au cœur du dossier-titre de cette revue à dominante ethnologique. La « fabrique du sexe » (Laqueur) a ses dispositifs qui veillent étroitement à la reproduction des normes de différenciation entre les hommes et les femmes. Deux articles, se situant entre l’ethnologie et la sociologie, traitent ainsi du passage d’un genre à l’autre et illustrent combien le genre est une construction. Tandis que les individus « transgenres » refusent de se définir comme hommes ou comme femmes et tentent d’échapper aux contraintes normatives que leur sexe apparent leur prescrit, les transsexuels vont, au travers de procédures hormonales et chirurgicales remodelant leur corps, essayer au contraire de se rapprocher des normes liées au sexe qu’ils ou elles revendiquent. Les premiers seraient donc plus dans la transgression, les seconds dans la recherche d’une normativité. Les procédures de transformations des corps sont lourdes, et l’article de Laurence Hérault en fait une étude précise qui montre en particulier comment la (re)construction physique d’un corps sexué vise à supprimer toute indécision : l’objectif médical est d’éviter la coexistence chez un individu de deux organes aux propriétés sexuelles jugées incompatibles (un pénis et un utérus). La procédure de transsexualisation est Notes de lecture 242 un long processus de mutations physiques autorisant le changement de sexe social à condition que le nouveau corps soit conforme aux représentations dominantes du genre. Mais l’élaboration du corps féminin à partir d’un corps masculin est plus contraignante et multiplie les interventions : « Changer de genre n’est pas sanctionné de la même façon selon le sens de la transition ». En outre, comme le note Sébastien Sengenès, les individus femelles devenant mâles (FTM pour Female to Male) passent alors du côté des dominants, tandis que les Male To Female rejoignent les dominées. De fait, il semble que l’impact de la transition sur la trajectoire sociale soit vécu plus positivement dans ce cas que dans le cas d’un individu mâle opérant une transition vers le sexe féminin. La force contraignante du système des sexes se lit donc de façon exacerbée dans ces procédures de transsexualisation qui, ne voulant rien laisser subsister de l’instabilité des frontières entre masculin et féminin, tendent à renforcer les signes sexués dont les corps sont porteurs. L’exacerbation de la sexuation est aussi le fait des pratiques les plus fines comme nous le rappelle l’article d’Erving Goffman proposé en conclusion de ce dossier « homme/femme ». Paru en anglais en 1976, cet article peut être lu comme une entrée en matière de « L’arrangement des sexes » publié un an après et dont Claude Zaidman nous a présenté une traduction en 2002 (La Dispute). On remarquera d’ailleurs que le titre original Gender Display traduit ici par « Le déploiement du genre » parle autant d’étalage ou d’affichage que de déploiement. La publication dans laquelle se trouvait initialement ce texte consistait d’ailleurs en une analyse d’affiches publicitaires des années 1950 et 1960 mettant en scène le genre et le symbolisme des hiérarchies sociales entre les hommes et les femmes 2 : dans ces publicités, dont une partie illustre l’ensemble de ce numéro de Terrain, les gestes d’affection entre les sexes montrant le protecteur et la protégée, les différences de taille entre hommes et femmes, le sens du regard masculin de haut en bas, etc., célèbrent l’ordre supposé naturel des sexes. De ces situations ritualisées, Goffman tire une théorie de la « parade du genre ». Selon lui, plusieurs ressources permettent à ce système des signes de fonctionner sur les apparences de la nature : le règne animal d’abord qui fournit « des modèles mimétiques pour la parade du genre » ; la société de Cour qui inspire la représentation de la place des individus et des hauteurs de vue qu’ils ont à adopter les uns par rapport aux autres ; la relation parent-enfant enfin (« dans sa version idéale de la classe moyenne » précise Goffman), et 2 Ervin Goffman, Gender Advertisements, New York, Harper Colophon Books, 1976. Notes de lecture qui est la source de toute une imagerie comportementale des relations entre hommes et femmes. Comme dans ces trois dispositifs d’interactions, les relations hommes/femmes exposées dans l’imagerie publicitaire mettent en scène « l’autorité bienveillante d’un supérieur et une parade de gratitude ou de soumission implicite de la part du subordonné ». Cette « chorégraphie » confirme qu’il n’y a pas d’identité de genre, mais seulement ce que Goffman appelle « un programme de représentations du genre » symptomatique de la structure sociale. Goffman, sociologue des signes et de la présentation de soi, nous suggère ainsi que ce qui est couramment appelé « féminité » ou « masculinité » n’est que l’expression de cette compétence particulière qu’ont les individus hommes et femmes à toujours confirmer que leur place respective est la conséquence de leur nature. L’article de Lise Gruel-Apert sur le pouvoir des veuves dans la Russie traditionnelle, s’il apporte d’intéressants éléments de connaissance sur les structures familiales dans cette société, rate l’analyse de la division patriarcale du pouvoir sur laquelle il pouvait précisément déboucher. Devenues veuves, les mères russes détiennent certes un pouvoir qu’elles n’avaient pas en tant que femmes mariées, mais c’est au nom de l’homme qu’a été leur mari et en attendant que leurs seuls fils 243 (l’article ne dit rien des filles !) puissent le prendre. « C’est le fils qui confère à la mère la possibilité d’accéder aux plus hautes responsabilités ». Ce qui est loin d’autoriser l’auteure à conclure, comme elle le fait, que la jouissance de droits importants pour ces femmes remet en cause la domination dans les faits de l’homme sur la femme ! La démographe Sara Brachet décrypte au contraire la subtilité des formes de reproduction de la domination masculine derrière les apparences de changement d’une société qui sert souvent chez nous de référence en matière d’égalité hommes-femmes, la Suède. Et plus particulièrement des supposés changements fondamentaux chez les pères suédois. À propos des modalités de recours au congé parental qui est, en droit, à égale portée des femmes et des hommes (ainsi, par exemple, le congé de maternité n’existe plus en tant que tel, mais les femmes peuvent prétendre à la fois au repos postpartum et au partage du travail parental en laissant aux pères une partie du congé parental), l’étude conclut que ce congé reste très majoritairement une affaire de femmes. Ainsi, si les pères représentent aujourd’hui 40 % des bénéficiaires, 86 % des jours de congés indemnisés sont utilisés par les mères ; les pères prennent davantage des congés à temps très partiel, par exemple le vendredi qui prolonge ainsi leur week-end de salariés ; le mois de congé non 244 transférable (qui sera perdu pour le couple si le deuxième parent ne le prend pas), évidemment utilisé essentiellement par les pères, est souvent pris pendant les vacances d’été, etc. « Les hommes choisissent le moment de leur congé et les femmes s’y adaptent », résume Sara Brachet. Grâce à une enquête par entretiens, elle a pu reconstituer la réalité de la garde effective des enfants, dans ce pays où il n’existe pas de structures de garde des enfants avant l’âge d’un an. C’est ainsi que, défaisant quelque peu nos illusions sur le modèle suédois, l’auteure conclut qu’en plus d’assumer l’essentiel du travail parental, les femmes subissent aussi les contraintes liées à la flexibilité du congé des pères. Un cas d’école pour celles et ceux qui, actuellement, creusent la question des modalités d’incessante adaptation de la domination masculine aux nouvelles données en matière de droits sociaux et d’égalité homme-femme. « Au-delà d’une sociologie des sexes, n’y aurait-il pas une métaphysique des sexes ? », s’interroge l’anthropologue Claudine Vassas dans l’introduction du numéro. Se référant à Georg Simmel, le projet d’observer « ce qu’il y a de relatif et ce qu’il y a d’absolu dans le problème des sexes » conduit parfois à un retour assez essentialiste, comme dans le cas de l’article sur les proximités respectives des cerveaux masculin et féminin à l’autisme comme forme extrême de dispo- Notes de lecture sition à la systématisation. Mise à part cette curiosité, ce numéro de Terrain présente des observations empiriques et des analyses qui viendront compléter judicieusement les ouvrages plurithématiques qui sont parus ces dernières années sur la catégorisation de sexe. Anne-Marie Devreux Sociologue Cultures et sociétés urbaines CNRS – Université Paris 8 Langage et société – « Hommes/femmes : langues, pratiques, idéologies » (2003). N° 106, décembre, 144 p. Ce dossier comporte quatre articles très hétérogènes dont le fil directeur est l’analyse à la fois de la production du genre par le langage, y compris le langage scientifique, et des effets du genre dans les pratiques langagières et linguistiques. Les trois premiers articles témoignent de la variété d es t er me s c h o is i s p ar l e s chercheur(e)s pour traiter cette question et portent sur « la différenciation hommes-femmes », la « différence sexuelle » et « la notion de sexe en français » ; le quatrième analyse les graffitis anti-sexistes apposés sur les affiches publicitaires dans le métro parisien comme des « manifestes éphémères ». L’anglais Tim Pooley utilise, comme le soulignent Danièle Combes et Caroline Juillard dans leur introduction au numéro, « la variable “sexe” sur le modèle va- Notes de lecture riationniste classique » en présentant une revue de la littérature sur l’usage des langues régionales en France. Celle-ci met en avant des différenciations entre hommes et femmes qui tiennent à des facteurs socioéconomiques imbriqués avec les effets des rapports sociaux de sexe : les langues régionales sont davantage parlées dans des professions en déclin, typiquement masculines ; la mobilité géographique liée à l’activité économique favorise tantôt l’innovation, tantôt le conservatisme linguistique et concerne parfois les femmes, parfois les hommes, selon l’état de la division sexuelle du travail. Les différenciations entre femmes et hommes constituent un résultat attendu. En revanche, une fois n’est pas coutume, la dévalorisation d’une langue s’accompagne de sa masculinisation et non de sa féminisation : du fait de leur rôle domestique d’éducatrices, les femmes ont généralement favorisé la transmission du français à leurs enfants. En outre, contrairement à un stéréotype répandu, bon nombre de travaux montrent que les femmes sont à l’origine d’innovations. À partir d’une rétrospective sur son parcours de recherche depuis trente ans, Anne-Marie Houdebine-Gravaud montre que les principales étapes et les résultats les plus importants des études linguistiques sur la différenciation de genre attestent non « seulement des différences sexuelles mais également des discriminations sociales 245 reflétées dans des différenciations linguistiques » (p. 39), tel l’emploi de deux termes pour désigner le statut matrimonial uniquement pour les femmes. Non seulement le langage – la façon dont hommes et femmes sont désignés, nommés, qualifiés –, indique la domination du masculin sur le féminin mais il la reproduit simultanément : filles et garçons, hommes et femmes apprennent la même langue mais pas le même langage – on ne tolère pas la même grossièreté dans la bouche d’une fille ou d’une femme que dans celle d’un homme ou d’un garçon ; en outre, « les propos des hommes et des femmes ne sont pas entendus de la même façon, lors d’interviews, de conférences, de conversations, de textes de fiction », de même que les pleurs d’un enfant seront entendus comme une manifestation de colère de la part d’un garçon et de peur de la part d’une fille (p. 41) 3. Selon Anne-Marie Houdebine-Gravaud, l’apport des études féministes est d’avoir montré qu’il fallait analyser non seulement le sexisme du langage au niveau du discours mais également le sexisme de la langue ellemême (p. 45) : il s’agit de comprendre comment la langue reflète les mentalités sexistes, les transmet, les enseigne et tend à 3 L’auteure fait référence aux résultats d’une expérience consistant à faire commenter la photo d’un enfant en pleurs. (Verena Aebisher et Claire Forel, Parlers masculins, parlers féminins ? Neuchâtel / Paris, Delachaux-Niestlé, 1983). 246 « inférioriser les femmes sous les termes et désignations à connotations sexuelles, plus ou moins injurieuses ». Elle revient en particulier sur les débats « à propos du genre morphologique en français, désignant le sexe pour les animés humains et non humains […] ou le connotant pour les objets » (p. 52). Ces derniers ont conduit à la dénonciation de l’occultation des femmes par le masculin dit « générique » et à la revendication par un grand nombre de féministes de la féminisation des noms et des titres de métiers. L’auteure se prononce en faveur de la féminisation des noms et des titres, considérée comme un moyen de lutte contre l’infériorisation des femmes. Claire Michard propose, quant à elle, une approche matérialiste de la sémantique des notions de sexe et d’humanité en linguistique, « une approche qui articule de façon serrée rapport social de sexe, effet idéologique-symbolique de ce rapport et sens linguistique » (p. 63). S’appuyant sur les travaux de Colette Guillaumin, l’auteure affirme que les représentations sexistes ne sont pas seules à l’origine des rapports de pouvoir : le sexisme doit être analysé « à la fois comme le symptôme du rapport de pouvoir et comme l’un des moyens de sa mise en œuvre » (p. 65). D’où son parti pris pour un usage restreint des termes genre, masculin et féminin qu’elle soupçonne « de satisfaire à l’idéologie sexiste » Notes de lecture en confortant une « appréhension métaphysique du “féminin” et du “masculin” […] où genre, féminin et masculin sont traités en tant que catégories culturelles coupées du rapport de pouvoir concret qui les produit » (note 1, p. 63). Dans son analyse critique du contenu scientifique et idéologique des travaux linguistiques, l’auteure met en avant « les contradictions du discours linguistique traditionnel, qui reconnaît des dissymétries formelles et sémantiques, et pose cependant une symétrie des signifiés du genre » (p. 74). Les linguistes considèrent les termes « homme » et « femme », « mâle » et « femelle », « masculin » et « féminin » comme interchangeables, alors que les usages de ces termes dans le langage traduisent un traitement asymétrique des sujets masculins et féminins décrits. Pour Claire Michard, la question pertinente n’est donc pas celle, posée par de nombreuses féministes, du sens, mais celle du référent ; la dévalorisation des termes de genre féminin s’explique par la « catégorisation des femmes comme femelles », et c’est contre cette dernière qu’il faut lutter afin que « la pertinence linguistique de la notion de sexe disparaisse ». Au plan politique, Claire Michard semble voir la féminisation des noms et des titres comme un facteur renforçant « la symétrisation formelle des genres masculin et féminin » et favorisant l’extension de la référenciation sexiste (p. 78). Notes de lecture L’article de Clara Lamireau rend compte d’une recherche sur les actions antisexistes d’un « groupe » presque exclusivement composé de jeunes femmes, mais ne traite pas explicitement du genre. L’auteure met l’accent sur la signification des graffitis et les conditions de leur production. Elle effleure la question de la transgression de la norme par des jeunes femmes, les sentiments de légitimité, de jubilation, de défoulement exprimés par celles-ci, et qui tiennent à l’expression libre de leur opinion en réponse à des publicités qu’elles jugent choquantes, agressives, humiliantes envers les femmes. L’auteure amorce cependant des pistes de réflexion sur les effets du genre dans ces actions, lorsqu’elle évoque les réactions suscitées par des publicités mettant en scène des hommes ou des garçons ; la diversité des degrés de tolérance et des critères selon lesquels une publicité est jugée sexiste ; ou encore le caractère d’invasion d’un espace pensé comme public et le questionnement de la « fondatrice » du groupe quant à la pertinence et la possibilité de l’établissement d’un dialogue avec les usagers du métro témoins des séances d’« écriture ». L’exposé sur les logiques rhétoriques à l’œuvre dans les slogans élaborés individuellement et collectivement – certains slogans féministes des années 1970 sont repris intégralement, d’autres sont adaptés pour répondre aux publicités attaquées – 247 inscrit cependant cet article au cœur de la problématique d’ensemble du numéro, celle du poids des mots sur les mentalités sexistes et des modalités de lutte contre ces dernières. Il constitue en cela un contrepoint très intéressant aux interrogations davantage théoriques de Claire Michard et d’Anne-Marie HoudebineGravaud. Agathe Gestin Doctorante Centre d’études des mouvements sociaux École des hautes études en sciences sociales Marie-Hélène Bourcier – Sexpolitiques. Queer Zones 2 (2005). Paris, La Fabrique, 301 p. Cet ouvrage de la sociologue et activiste queer Marie-Hélène Bourcier fait suite à Queer Zones : politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, publié en 2001 aux éditions Balland. Dans ce second ouvrage, l’auteure poursuit son exploration des zones queer, ces espaces indéterminés et mobiles, ces interstices épistémo-politiques d’où l’on peut formuler une critique avant de se déplacer vers d’autres horizons, pour éviter de se trouver figé(e) dans une position qui peut très vite devenir un piège essentialisant. Ce déplacement permanent d’une zone à l’autre, d’une perspective à l’autre, on le retrouve dans Sexpolitiques. Queer Zones 2, où Bourcier multiplie les points de vue, mélange les disciplines et rend poreuse la frontière entre théorie et politique dans une 248 joyeuse promiscuité. Les sexpolitiques de Bourcier sont des stratégies qui usent des ressources identitaires, postidentitaires et queer pour ouvrir des espaces critiques permettant de résister à l’intégration – aussi bien l’intégration républicaine (avec, là encore, essentialisation de l’identité à la clé) que l’intégration disciplinaire. Ainsi le livre s’ouvre sur l’article « Cultural Studies et politiques de la discipline : talk dirty to me ! ». Bourcier y analyse les cultural studies comme un principe de décentrement des disciplines. Ce dernier a valeur épistémologique d’une part, avec les « emprunts » de méthodes ici et là, les relectures politiques de Foucault, Gramsci ou Derrida, l’étude d’objets « sales » comme le porno, Madonna ou encore le cinéma populaire. Il a valeur politique d’autre part, avec la modification des corpus et des canons aux États-Unis – désormais un peu moins blancs, masculins et hétérocentrés – et la mise en perspective du caractère éminemment politique de la position du chercheur au savoir qu’il produit. En France, les cultural studies, cet étrange ovni anglo-saxon, effraient car elles menacent l’intégrité des disciplines. « Il y a effectivement de quoi avoir peur pour qui cherche encore à se conforter à l’ombre des grands récits de la modernité qui ont promis le progrès social, la justice et l’égalité pour tous alors qu’il n’était question que de la défense de l’uni- Notes de lecture versel blanc masculin hétérosexuel ; de quoi trembler pour ses privilèges épistémopolitiques, ses casiers disciplinaires et ses universités straight » (p. 10). Cette lecture des critiques des disciplines telles qu’élaborées en GrandeBretagne et aux États-Unis permet également à Bourcier de défendre une cheap theory : des articulations théoriques qui n’ont de pertinence que dans des contextes politiques et culturels donnés, permettant des approches ciblées et situées, parant toute prétention à l’universalité et évitant par là de tomber dans les travers de l’autorité de l’auteur élaborant un système théorique figé, surplombant et objectivant (par exemple la Théorie avec un grand T de Bourdieu alias Dominator chez Bourcier). Ce sont ces principes de décentrement, de déplacement permanent, de théorie cheap que Bourcier met en application tout au long de l’ouvrage. Dans l’essai « Nique la Rep ! Petit portrait de la France postcoloniale », elle développe une analyse croisée de la construction des races et des genres, des processus d’hypersexualisation et de désexualisation des minorités et de la production incessante d’une identité nationale française universaliste essayant de contenir tant bien que mal les reformulations post-identitaires des subalternes de la République. Étudiant le fonctionnement de l’injonction républicaine à l’intégration dans différents types de discours (la commission Stasi, Notes de lecture le discours assimilationniste de Ni putes ni soumises, les écrits anti-communautaristes de Minc à Badinter, le féminisme eurocentré et essentialisant, etc.), Bourcier donne une foule d’éléments pour repenser les politiques de la représentation – médiatique et politique – des « sans-voix ». Selon elle, les politiques de la performativité (notion qu’elle tire de la théorie de Judith Butler) permettant de fabriquer des identités postintégration sont déjà mobilisées par les minorités et le mécanisme assimilationniste de la République est miné par ces pratiques de la performance qui vont du genderfucking (littéralement, le niquage de genre), à l’auto-nomination (les auto-renvendiqué(e)s putes, pédés, gouines, etc.), en passant par la politique du coming out permanent de type C’est mon choix ! Le voile, par exemple, ne serait pas le symbole de l’oppression universelle de la Femme, comme la commission Stasi, Ni putes ni soumises ou Elle l’ont clamé, élaborant par là un discours eurocentré où la femme féminine hétérosexuelle en jupe et talons hauts serait la figure d’une civilisation éclairée où les femmes seraient déjà (sic) libérées ; bien au contraire, les usages du voile « correspondent à des discours en retour, à des performances de l’arabité tout à fait conscientes, à des manifestations culturelles et identitaires de subjectivités complexes, splitées, postintégration » (p. 61). En somme, 249 et c’est là l’argument majeur de l’ouvrage, ces identités postintégration seront proscrites dans l’espace public car « elles visibilisent des identités et des discriminations croisées qui sont le produit du discours républicain à la française et qu’elles renvoient l’identité française à sa propre performance et à ses bonnets phrygiens » (p. 62). C’est-à-dire qu’elles dénaturalisent l’identité franco-française, qui serait une imitation sans original, sans modèle, et où donc l’intégration (l’accomplissement du modèle français), se révèlerait impossible à atteindre : une arnaque, un jeu de dupes. Les appuis théoriques de MarieHélène Bourcier sont résolument postféministes. Elle articule les théories du genre et de la sexualité de Judith Butler, Teresa de Lauretis, Gayle Rubin ou Linda Williams avec les théories postcoloniales et déconstructivistes de Gayatry Spivak ou Hommi Bhabha, dans un contexte français où les études féministes n’ont pas aussi bien réussi leur institutionnalisation qu’outre-Atlantique et où le féminisme bon teint à tendance essentialisante, dans la lignée Des Femmes et d’Antoinette Fouque, a pu s’imposer dans les médias comme le féminisme, réussissant par là à effacer notamment le féminisme pro-sexe et à évacuer l’agenda du genre (soit non seulement les politiques féministes matérialistes, (post)féministes constructivistes et déconstructivistes 250 mais aussi les politiques queer, trans, intersexe, pédégouines, etc.). Triste constat qui révèle le niveau du débat français : la sex war n’aura pas lieu. Nous ne connaîtrons pas les controverses de la « guerre du sexe » états-uniennes qui opposaient féministes pro-sexe et féministes réformistes (Catharine McKinnon en première ligne), du moins pas dans les mêmes termes, le féminisme pro-sexe étant largement invisibilisé en France. Les théoriciennes pro-sexe ont fait de sujets tels que la pornographie, le sex-work, le SM ou les jouets sexuels des enjeux majeurs du féminisme, appliquant le fameux « private is political » dans une perspective ultra-constructiviste (en retravaillant et repolitisant Foucault, notamment) et décomplexée. Les féministes réformistes ayant, quant à elles, développé une position juridiste abolitionniste et à tendance plutôt victimisante. Marie-Hélène Bourcier s’enrôle dans des sex wars made in France, des micro-guerres, locales, mais qui sont d’une urgence extrême pour les minorités. Comme, par exemple, l’effacement des lesbiennes, des transsexuel(le)s, des transgenres, des personnes séropositives et de toutes les minorités sexuelles, de genre et de « race » autres que les gays blancs du futur Centre d’archives et de documentation homosexuelles de la Ville de Paris (voir « Sex and The City »). Ou la pathologisation des personnes trans par des psychiatres et psy- Notes de lecture chanalystes auto-désignés experts de la « question trans » et empêchant l’auto-diagnostic et l’autoexpertise revendiquée par les groupes d’activistes trans (voir « ZAP la Psy : on a retrouvé la bite à Lacan ! »). Ou encore la résistance aux politiques queer et aux (post)identités lesbiennes (butchs, fems, SM dykes, lesbotrans, etc.) des lesbiennes radicales et féministes françaises (voir « Material girls en guerre contre Madonna et le queer : le “woman-identified” lesbianisme radical en France de 2002 à 1980 » et « Le silence des butchs »). Le postféminisme, qui s’est notamment élaboré sur la critique de la femme comme objet et sujet du féminisme, sur le caractère eurocentrique et sur les présupposés de classe du féminisme, prend ici des allures de boîte à outils pour la résistance épistémique et politique des minorités. Le livre fourmille de ressources identitaires et post-identitaires, de stratégies théoriques, de décryptages des régimes épistémiques dominants, de trahisons productives et de lectures politiques. Quand Deleuze et Guattari « mille-platoïsent » les freaks, que Madonna « queerise » le lesbianisme identifié-femme, que Charcot « sexorcise » Despentes et que Butler met sa claque à Bourdieu, pas de doute, vous êtes bien en queer zone. Maxime Cervulle Doctorant en Sociologie Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Notes de lecture Hélène Buisson-Fenet – Un sexe problématique : l’Église et l’homosexualité masculine en France (1971-2000) (2004). Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes « Culture et Société », 245 p. Derrière ce titre énigmatique et ce sous-titre factuel se cache un des livres de sociologie les plus remarquables de ces dernières décennies. Un des rares à mettre une théorie à l’épreuve, et quelle théorie ! Celle du fonctionnement des institutions et du respect par ses membres des normes qu’elles édictent. L’emblème de bien des sociologues ! Le problème posé a valeur d’exemple : comment une institution peut-elle admettre parmi ses membres ceux qui contreviennent à sa doctrine et à ses injonctions ? Pourquoi ces personnes restentelles dans l’institution, alors qu’elles pourraient la quitter ? Comment font-elles pour garder leur inclination affective et sexuelle, faire partie de l’Église qui la condamne, la critiquer, et cependant œuvrer à sa perpétuation ? Si les questions et le recueil d’informations relèvent de l’épistémologie de Popper, la manière de les traiter convoque la nature de faits qui prend des aspects historiques, institutionnels et intersubjectifs. Ces faits vont du plus sociétal, le droit, au plus intime, la conscience. Chaque niveau de réalité vaut une interprétation ancrée sur elle, chaque feuillet étant éclairé par une analyse différente. Dans un style sémantiquement 251 riche mais dense et clair, en avançant ses descriptions sans trop insister sur la conceptualisation qui les organise, Hélène BuissonFenet rappelle à son lecteur l’évolution du rapport de la Nation française, par le droit et la jurisprudence, à la relation homosexuelle entre adultes consentants. Elle montre comment, d’une part, s’installe la tolérance à des pratiques naguère condamnées, d’autre part, le raidissement doctrinal de l’Église face à ce mouvement. Raidissement qui explique l’opposition des évêques de France au PACS (Pacte civil de solidarité) et à toute autre forme d’institutionnalisation d’une union entre adultes de même sexe. Elle donne aussi de l’importance aux lois et débats qui ont accompagné la diffusion du sida. Elle étudie ensuite les positions de deux groupes qui portent, au sein de l’Église, leur attention sur ces questions, David et Jonathan, et Devenir un dans le Christ. Les deux associations se veulent des lieux de parole, dans l’échange desquels les religieux homosexuels peuvent trouver compréhension et consolation. Mais le contraste est parlant, puisque les seconds prônent en toute circonstance la maîtrise des pulsions alors que les premiers se veulent lieux de réflexion sur la complexité et la variation des êtres humains. Dans ce but, ils utilisent les avancées de l’endocrinologie, de la sexologie et de la psychanalyse pour brosser un tableau dans lequel ils 252 peuvent prendre place et aider l’Église à se concilier avec le monde profane. Il y a, dans l’association David et Jonathan, un aspect militant reposant sur l’idéologie de l’avant-garde. Ses buts sont de changer la vision de l’institution et de sa hiérarchie, et de permettre à ses membres, en attendant cette transformation, de se définir comme appartenant à une communauté de base innovatrice mais fidèle au dogme : « Pour D. J., la logique sociale impose aux homosexuels plus qu’aux hétérosexuels d’apprendre minutieusement les règles du théâtre social de la composition des rôles, de la “distanciation par rapport à soi” » (p. 122). Une fois ces acteurs collectifs mis en scène, le livre s’attache à étudier les arrangements que l’institution passe avec les religieux invertis et, aussi, ceux que ces derniers passent avec leur propre conscience. Comment, quand sur un point de doctrine ils sont en désaccord avec l’Église et qu’ils voient celle-ci comme une bureaucratie sclérosée, continuent-ils à en faire partie ? Les réponses sont, bien sûr, variées, mais c’est un des grands intérêts de Un sexe problématique que d’accompagner chaque type de réponse d’une explication permettant de comprendre les relations entre des cheminements biographiques multidimensionnels et les arguments avancés par chacun pour les justifier. Hélène Buisson-Fenet utilise les Notes de lecture ressources diverses des sociologies pour expliciter les « bricolages entre représentations de soi comme être sexué, être de foi et membre d’une institution religieuse » (p. 173). Elle réussit, dans un cas circonscrit mais très bien informé, à expliciter le point de vue de Foucault : « Une chose est une règle de conduite ; autre chose, la conduite qu’on peut mesurer à cette règle ; autre chose, la manière dont on doit se conduire, c’est-à-dire la manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments constitutifs qui constituent le code » (p. 178). Bref, ce livre mériterait d’être connu et reconnu comme une pièce essentielle et très pédagogique de la formation des futurs pratiquants des sciences sociales et humaines. Ils y puiseraient des modèles de conduite de la recherche et y trouveraient des manières élégantes de décrire et interpréter leurs données tout en passionnant le lecteur. Pierre Tripier Sociologue Cynthia Cockburn – The Line. Women, Partition and the Gender Order in Cyprus (2004). London, New York, Zed Books, 244 p. En avril 2003, l’ouverture d’un des points de contrôle de la « Ligne verte » qui sépare l’île de Chypre en deux entités nationales fut vécue comme une fête par les militantes de Hands Across the Divide (HAD), une organisation Notes de lecture réunissant des femmes chypriotes grecques et turques en lutte contre la partition de l’île. Depuis trente ans, franchir physiquement la Ligne représentait une action quasi inimaginable pour les deux communautés ethniques. En 1974, à la suite de la réponse militaire de la Turquie à une tentative de coup d’État inspiré par la dictature grecque, les uns, Chypriotes grecs, avaient massivement été déplacés vers le sud, laissant leurs maisons du Nord aux autres, Chypriotes turcs. Dans cette guerre, qui s’appuyait sur l’histoire de rapports interethniques marqués par la haine et baignant dans un fort militarisme, les femmes étaient de part et d’autre doublement victimes. Subissant de la même façon les règles patriarcales du mariage, la division sexuelle du travail et l’occultation de leur existence dans la vie politique, elles étaient à la fois la cible toute désignée des viols de guerre, les responsables de fait de la survie des enfants puis, après les combats, les seules à se préoccuper de rechercher les personnes disparues. Mais, chez les militantes de HAD , l’ouverture de la Ligne, toute incroyable qu’elle fut, anticipait le résultat espéré d’un combat tout autant matériel que symbolique. Œuvrant de part et d’autre pour abattre cette frontière qui s’était peu à peu imposée aux deux communautés dans chaque acte de leur vie quotidienne, chaque pensée, dans toutes leurs 253 représentations du monde, HAD, organisation non mixte, est aussi née du sentiment que cette guerre et cette ligne étaient d’abord la propriété des hommes qui les entretenaient et les contrôlaient. C’est en tant que militante féministe antimilitariste que Cynthia Cockburn fut sollicitée, en mars 2001, pour participer à un séminaire organisé outre-mer par les femmes de la diaspora chypriote. Celles-ci lui demandèrent d’accompagner la création de HAD qui se voulait d’emblée unitaire plutôt que bicommunautaire, axée sur l’action politique synchronisée plutôt que sur la « réconciliation ». Recouvrer la liberté de communication par dessus la Ligne constituait un de ses premiers objectifs. Le livre rend compte de la recherche-action qui a suivi ces premiers contacts. Il s’appuie sur un ensemble d’entretiens auprès de femmes des deux communautés, adhérentes de HAD, que l’auteure a parfois réunies dans des tables rondes menées en parallèle, dans chacune des deux zones, sur des thèmes comme la violence dans la vie des femmes, le pouvoir, le sentiment identitaire ou encore les solutions envisageables pour l’avenir de l’île. Femmes de la génération qui avait connu la vie chypriote avant la partition ou de celle née depuis, ses interlocutrices ont, ensemble mais séparément, cherché à transcender la frontière d’abord en apprenant à connaître « l’autre ». Jusque-là pensée en 254 termes de tout ou rien et de revanche à prendre sur « l’invasion » turque, la politique du retour prônée par les Chypriotes grecs fut mise en question ; il en fut de même des justifications traditionnelles de « l’opération de paix » menée par les Turcs et sans cesse rappelée par la frontière. À partir de ces témoignages, l’ouvrage de Cynthia Cockburn est une réflexion sur le concept de « ligne », sur l’usage et l’utilité des partitions, des différenciations. « Comment traçonsnous nos lignes de démarcation : inclusion / exclusion, proximité / distance, amour / haine ? » : notre sentiment identitaire se construit en partie contre les autres à propos desquels sont sans cesse reproduits des stéréotypes. L’auteure a voulu « voir à travers les yeux des femmes » combien il est difficile de revenir sur une ligne de démarcation. Car toute partition induit une division non seulement entre les deux côtés mais également à l’intérieur de chaque partie. Le travail des femmes de HAD fut d’abord un travail sur ellesmêmes, un combat contre l’inscription de la partition ethnique comme composante de leur identité ; une identité imposée par la haine de l’autre, quand « être grec », par exemple, signifie d’abord sur cette île « ne pas être turc ». Tout comme « être un homme » signifie d’abord « ne pas être une femme ». Et c’est précisément l’expé- Notes de lecture rience de l’invisible ligne de séparation entre les sexes (the gender line) qui imprègne la totalité de la vie des femmes chypriotes et traverse tous les espaces, de l’espace politique à l’espace privé, qui a tracé une voie vers l’imaginaire d’un monde unifié. Car si la ligne de démarcation entre les sexes existe, ils vivent néanmoins ensemble. Ressentir la présence physique des militaires, voir les délégations exclusivement masculines des deux États échouer – comme en 2001– lor s des n égo ciation s pour l’ouverture de la frontière, c’était constater tout à la fois l’omniprésence des hommes dans le maintien de la partition et leur impuissance à penser le monde autrement qu’en termes de domination : conserver la ligne ou étendre leur pouvoir sur les autres. Inscrire des actions communes à l’agenda des groupes de HAD des deux côtés de la ligne ne fut pourtant pas toujours facile : les unes étaient tendues vers la définition conjointe d’une solution politique, les autres vers le préalable d’une meilleure connaissance des femmes d’en face. La communication par voie électronique a grandement aidé à traverser la ligne, mais, de même que l’usage de l’anglais comme langue d’échange, elle comportait le risque de laisser de côté une partie des femmes, notamment dans le nord de l’île moins occidentalisé. Peu à peu cependant, la réflexion sur les différentes compo- Notes de lecture santes de leur identité et de leur oppression a conduit à un sentiment partagé : celui d’être d’abord chypriotes et d’abord des personnes vivant dans un pays bicommunautaire, des femmes résidant d’un côté ou de l’autre d’une frontière qui a fini par ne plus avoir de sens pour elles. La « brutalité de la Ligne » et la partition ethnique et nationaliste leur sont apparues comme les effets d’un même pouvoir mâle, accroché à son honneur viril. On sait que l’entrée commune dans l’Europe n’a finalement pas eu lieu. D’ailleurs, comme le disent les femmes de HAD, que la Ligne soit un jour complètement démantelée ne signifierait pas la fin des partitions matérielles et symboliques : car les différentes ségrégations sont d’abord dans les esprits, imprimées dans les références culturelles, inscrites dans la langue. Transcender la Ligne et passer par dessus par la pensée et l’action symbolique fut le sens que donnèrent à leur geste des Chypriotes turques de HAD lors des obsèques du père d’une des militantes de la zone sud : déplacé avec sa famille en 1974, ce vieil homme d’origine grecque avait espéré sa vie entière être enterré dans son village du Nord. Retrouvant sous son nom turc le village en question, des militantes du Nord recueillirent une poignée de la terre du village et la firent passer à leurs amies grecques, de l’autre côté de la Ligne, afin 255 qu’elle soit dispersée sur la tombe de l’exilé. Un geste amical, familial et politique, en tout cas le signe d’une perception différente des contours de la communauté des habitants de l’île. Cynthia Cockburn restitue dans ce livre une démarche qui, audelà du cas particulier d’une lutte de femmes contre une partition nationaliste imposée par un militarisme mâle, nous concerne toutes et tous profondément. Que faisonsnous, dans la construction de notre identité, des lignes de démarcation qui nous sont léguées par les différentes strates de pouvoir qui configurent notre environnement politique, culturel et économique ? Comment nous démarquons-nous des ségrégations visibles et invisibles qui délimitent notre champ d’action ? L’ouvrage s’ouvre sur les pas d’une danseuse qui survole une ligne tracée au sol. Dans le mouvement que l’artiste imprime dans l’espace, la ligne elle-même semble vivante… Anne-Marie Devreux Sociologue Cultures et sociétés urbaines CNRS – Université Paris 8 Recherches féministes – « Féminisme, mondialisation et altermondialisation » (2004). Vol. 17, n° 2, 325 p. Avec ce numéro de la revue canadienne Recherches féministes, nous disposons d’une nouvelle contribution de valeur à la thématique genre et mondialisation. Ces dernières années, de nom- 256 breuses publications 4 avaient en effet mis l’accent sur les nouvelles formes de compétition entre hommes et femmes qui se développent dans le cadre de la mondialisation capitaliste. Ces travaux avaient souligné les effets négatifs de cette dernière sur les femmes. Ils avaient en particulier montré comment les firmes transnationales délocalisent leur production dans des pays ou des zones franches (comme par exemple dans les maquiladoras mexicaines le long de la frontière états-unienne) où ils peuvent trouver une maind’œuvre à la fois soumise et bon marché, principalement des femmes jeunes. Ces travaux avaient également porté sur les mouvements de main-d’œuvre féminine du Sud vers le Nord où, dans de nombreux pays, les femmes prennent en charge les services domestiques 4 Outre le dossier de ce numéro des Cahiers du genre, voir notamment en langue française : Helena Hirata et Hélène Le Doaré (eds), « Les paradoxes de la mondialisation » (Cahiers du Gedisst, n° 21, 1998) ; Alternatives Sud, « Rapports de genre et mondialisation des marchés » (vol. 5, n° 4, 1998) ; Christa Wichterich, La femme mondialisée (Arles, Actes Sud, 1998) ; Christine Verschuur et Feneke Reysoo (eds), « Genre, mondialisation et pauvreté » (Cahiers genre et développement, n° 3, 2002) ; Jeanne Bisilliat (ed), Regards de femmes sur la globalisation. Approches critiques (Paris, Karthala, 2003) ; ATTAC, Quand les femmes se heurtent à la mondialisation (Paris, Mille et une nuits, 2003) ; Richard Poulain, La mondialisation des industries du sexe (Paris, Imago, 2005) ; Alternatives Sud, « Prostitution : la mondialisation incarnée » (vol. 12, n° 3, 2005). Notes de lecture ou les soins et l’éducation des enfants quand elles ne se retrouvent pas dans le secteur de la prostitution au centre de l’exploitation mercantile des corps et des sexualités. L’originalité du présent numéro de Recherches féministes est de faire une large place aux perspectives d’actions féministes telles qu’elles peuvent se dessiner au plan mondial. Mais, avant de mettre l’accent sur le point fort de ce numéro, je voudrais au préalable signaler parmi les autres contributions, deux articles portant sur des pays de l’ancien bloc soviétique, la Roumanie et la Pologne. L’article de Iulia Hasdeu met en évidence la dégradation de la place et de la condition des femmes tsiganes Kaldari de Roumanie, sous l’effet des changements économiques et sociaux induits depuis la chute du régime de Ceaucescu par l’intégration du pays dans le processus de mondialisation. Un nouveau régime patriarcal se met progressivement en place. Il confine de plus en plus les femmes gitanes dans l’espace domestique. Leur autonomie recule, elles perdent certains de leurs avantages par rapport au passé quand les activités des hommes et des femmes étaient complémentaires, mais toutes deux ouvertes sur l’extérieur. La contribution de Mariola Misiorowska est consacrée à la fois à l’analyse des organisations de femmes polonaises et des effets négatifs Notes de lecture pour les femmes des réformes libérales mises en œuvre depuis la fin du régime « communiste ». Par contre elle porte un jugement globalement positif sur les programmes d’aides internationaux et le processus d’adhésion à l’Union européenne. Bien qu’elle souligne un certain nombre de contradictions, son analyse semble cependant marquée par un excès d’optimisme que ne partagent pas d’autres auteur(e)s 5. Comme le signale dès l’introduction la responsable de ce volume de Recherches féministes, Anick Druelle, ce numéro est centré sur le « phénomène de l’intégration des perspectives féministes au sein des mouvements altermondialistes ». Quatre textes sont en effet consacrés aux rapports contradictoires entre les mouvements altermondialistes et les perspectives féministes qui soulignent tous la faible intégration de ces perspectives. Diane Lamoureux présente les 5 Cf. Monika Wator, « Les femmes polonaises entre famille et marché : une “conciliation” difficile » et Katia Vladimirova, « Les femmes bulgares : de “l’émancipation” proclamée à “l’égalité des chances” », in Josette Trat, Diane Lamoureux, Roland Pfefferkorn (eds), L’autonomie des femmes en question (Paris, L’Harmattan « Bibliothèque du féminisme », 2006) ; Informations sociales, « Pays de l’Est. Politiques familiales et sociales » (n° 124, juin 2005) ; et Stéphane Portet, « La politique de “conciliation” entre vie professionnelle et vie familiale en Pologne : le cas du travail à temps partiel » (Nouvelles questions féministes, vol. 23, n° 2, 2004). 257 principales convergences et contradictions existant entre les mouvements féministes et altermondialistes. Parmi les points de convergence, elle rappelle que de part et d’autre il y a la volonté affirmée de faire de la politique, autrement. Elle insiste sur le lien entre le personnel et le politique, même si les altermondialistes ne vont pas jusqu’à affirmer, comme les féministes, que « le personnel est politique ». Ensuite, de part et d’autre, on a tendance à préférer une organisation décentralisée contrairement aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier qui privilégiaient majoritairement une organisation centralisée et pyramidale. De même la dialectique des moyens et des fins est renversée par rapport aux organisations du passé : désormais, pour les uns comme pour les autres, la fin ne peut plus justifier les moyens. Enfin « les lendemains qui chantent » ont été remplacés par des objectifs immédiats : « Le présent est à conquérir sans répit » (Balandier). Sa contribution insiste cependant davantage sur les dissonances entre les deux mouvements. Elle met d’abord l’accent sur la nonintégration (ou la faible intégration) des féministes et du féminisme dans les mouvements altermondialistes tant dans les discours que dans la pratique. Elle prend pour exemple la relative marginalisation de la Marche mondiale des femmes par rapport aux autres axes des Forums 258 sociaux ou les inconvénients de l’organisation de forum féministes non mixtes en marge des forums sociaux qui conduit à une faible prise en charge des thématiques féministes dans le forum général. Elle estime d’une manière générale que la dimension féministe des différents enjeux sociaux est loin d’être prise en compte. C’est l’articulation des rapports de classe, de sexe et de « race » qui devrait permettre, selon elle, aux mouvements altermondialistes d’intégrer une perspective féministe et aux mouvements féministes de se radicaliser à nouveau : « Car la demande d’égalité dont est porteur le féminisme ne peut se limiter à l’égalisation de la situation de certaines femmes avec celle de certains hommes. L’égalité est indivisible, et c’est uniquement en mettant fin à l’ensemble des oppressions et des exploitations que nous pourrons espérer nous en rapprocher ». Dans son article, Jennifer ChanTiberghien rappelle pour sa part les présupposés androcentriques et racistes de la philosophie du Siècle des Lumières. Elle propose de rompre avec ces présupposés et de développer une critique féministe du savoir scientifique. Elle suggère de valoriser, à l’instar de l’écoféministe Vandana Shiva, la diversité des savoirs qui constitue, selon elle, une réponse non violente à la violence de la mondialisation et à l’homogénéisation des cultures et des luttes. Il s’agit « de faire apparaître Notes de lecture divers systèmes de valeurs et de pensée autres que le récit unilatéral du libre-échange ». Ces deux articles sont suivis de deux « notes d’action ». L’une, assez conséquente, présente le cheminement vers toujours davantage d’autonomie d’un groupe de femmes du mouvement altermondialiste québécois ; l’autre, plus courte, livre les réflexions d’une jeune féministe brésilienne sur la mondialisation, le féminisme et la Marche mondiale des femmes. Par ailleurs, deux autres articles interrogent les rapports entre les organisations internationales, le féminisme et les besoins de la grande majorité des femmes, notamment des pays du Sud. À partir d’une enquête portant sur les formations sur le genre destinées à des femmes de milieu rural en République dominicaine et mises en œuvre par des organisations de femmes locales qui avaient bénéficié elles-mêmes antérieurement de formations proposées par des organismes internationaux, Annie Vézina s’intéresse à la manière dont se diffuse la perspective « genre et développement » préconisée depuis la 4e Conférence internationale sur les femmes de Beijing en 1995. Elle met l’accent sur les contradictions entre l’approche féministe internationale, reprise par les organisations de femmes locales, et les réalités vécues par les femmes à qui ces formations sont destinées. Celles-ci tendent en effet à être Notes de lecture plaquées sans tenir compte des besoins spécifiques des femmes paysannes ou des possibilités d’actions collectives locales. L’auteure remarque que « c’est en considérant ce qui se passe dans les groupes de femmes paysannes et dans leur environnement que la réflexion sur les changements possibles dans les rapports entre les hommes et les femmes doit être envisagée ». Enfin, la coordinatrice du numéro consacre un article à la discussion critique, dix ans après la Conférence de Beijing, de l’action internationale menée (et à mener) en faveur des droits fondamentaux des femmes. Elle met l’accent, d’une part, sur les débats existant au sein du mouvement de femmes et, d’autre part, sur les pressions émanant de différents secteurs conservateurs qui limitent considérablement la prise en compte des droits en matière de procréation 259 et de sexualité par une éventuelle 5e Conférence internationale. La question qui est posée est celle de l’autonomie relative des mouvements de femmes à l’échelle mondiale, à la fois à l’égard des institutions, et en particulier des Nations unies, et à l’égard des mouvements altermondialistes. Dans quelle mesure faut-il privilégier une mobilisation autonome telle que la Marche mondiale des femmes ou une mobilisation au s e in d e s mo u v e me n ts a lt e r mondialistes ? Dans quelle mesure faut-il articuler de telles mobilisations avec un travail institutionnel, y compris sur un plan international ? Roland Pfefferkorn Sociologue Université Marc Bloch UMR Cultures et sociétés en Europe Strasbourg