Ils se reconnaissent à leur accent.
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Ils se reconnaissent à leur accent.
LE BOOM DES ÉNERGIES RENOUVELABLES « Ils se reconnaissent à leur accent. » – Tia pas honte, dis ! Tu frappes un plus petit ! Et les copains de renchérir : – O mangiacaga ! Si tu le touches, son frère y te serre le cou que la langue comme ça de longue elle te sort ! Emmanuel Roblès, Jeunes Saisons, 1961 Le « rapatriement » de 1962 n’est pas une simple migration. Le déracinement, l’exode, l’exil ont p r ovoqué des lésions morales et affectives dont on n’a pas toujours évalué l’ampleur, et qu’on croyait résoudre avec des priorités au logement et à l’emploi… Dans une certaine mesure, le regard des métropolitains contribue à faire exister une « communauté » qui n’avait pas cours en Algérie. Arrivés dans les conditions que l’on sait, les Pieds-Noirs vont renforcer le mythe d’une communauté en jouant sur un système de relations dualistes faisant coexister une ouverture au monde métropolitain indispensable pour le logement, pour l’emploi, pour l’enseignement… et le repli familial. 115 L E S P I E DS - N O IR S LLE A BOOM C ON T DES E X T UA ÉNERGIES L I S ATIRENOUVELABLES O N D E L’ E X I L : CO M M E N T R E C ON N AÎ T R E U N P I E D - N O IR ? Là où c’est possible – et on n’hésite pas alors à faire des kilomètres – les Pieds-Noirs vont manifester une solidarité excessive et quasi exclusive qui se traduit au quotidien par la recherche du médecin rapatrié, du boulanger rapatrié, du dentiste, du libraire, du boucher…, avec lesquels on pourra parler de « là-bas » et évoquer un passé regretté qui ne saurait revivre, certes, mais qui n’appellerait pas en retour des condamnations ou opprobres. C’est qu’en règle générale, dans ce climat d’hostilité au quotidien, il n’était pas bien vu, ni aisé de se dire, moins encore de se réclamer Pied-Noir, sauf à habiter dans des cités immobilières de type HLM créées spécifiquement pour eux (s i c) ou des cités immobilières privatives dont les Pieds-Noirs avaient pu acheter un appartement sur plan. Dans les cités HLM Saint-Thys, Frais-Vallon, la Citadelle à Marseille, ou d’habitat privé comme la Rouvière dans cette même ville, Saint-André à Aix-en-Provence, le Trébon II à Arles, Croix-Sainte à Martigues, le Moulin-à-Vent à Perpignan, Bagatelle à Toulouse et Muret tout proche, Schiltigeim à Strasbourg, la Duchère à Lyon, Floréal I et II à la Seyne-sur-Mer, dans le quartier HLM de la Luire à Échirolles, dans les grands ensembles immobiliers de Sarcelles et de Massy en région parisienne, dans ceux de Toulon et de Montpellier, la part des rapatriés d’Algérie, y compris dans les commerces, est très largement majoritaire voire écrasante. Dans la cité Saint-Thys, seuls, à l’origine, le boulanger et le primeur sont des patos ! Cependant, la médaille a son revers : dès que l’on sort de cet espace protégé, un effort particulier sera porté sur l’accent qu’on essaie, sinon de perdre – est-ce possible ? –, du moins d’atténuer. Pourtant, à bien y regarder, l’accent pied-noir est aussi une création française, comme l’est sans doute une langue pied-noir. Le pataouète, gouaille imagée de la fin du XIXe siècle, mélange de français, d’espagnol, d’italien et d’arabe ne se d é veloppe que dans la région d’Alger et un « O r anais » ou un « Constantinois », moins encore un « Bônois » qui revendique son propre langage, ne le parlent pas, lui préférant une langue française mâtinée d’espagnol, ou d’italien selon les lieux… En réalité, si l’on peut reconnaître un Pied-Noir et si les Pieds-Noirs peuvent se reconnaître entre eux, c’est moins grâce à une langue qu’à un vocabulaire métissé et une série d’expressions imagées dont le connu « poh ! poh ! poh ! dis », parfois transformé en « bah ! bah ! bah ! » (tiré de l’arabe), va faire florès chez les métropolitains. En 1956, dans son ouvrage Pour une sociologie du langage, le linguiste Marcel Cohen parle du français d’Afrique du Nord comme d’un « français créole ». Et s’il souligne que le français reste la langue par excellence du colonisateur et du dominant, il distingue une sorte de dialecte créolisé par les différents emprunts faits à l’espagnol, à l’italien, à l’arabe, au provençal… Quelques années plus tard, dans sa thèse sur Le Français d’Afrique du Nord (1962), le linguiste André Lanly repère la plupart des éléments linguistiques créés, transformés, importés des pays méditerranéens, puis exportés ou réexportés vers la France de la conquête d’Alger en 1830 aux rapatriements. Dès la conquête de l’Algérie, militaires et premiers immigrants européens utilisent dans leur vocabulaire des mots arabes ou berbères qui passent en métropole dès la fin du XIXe siècle. « Bled », sans doute le plus connu, est admis par l’Académie française dès 1952, « bourricot » est cité par Alphonse Daudet en 1872, « caïd », « maboul », « chouïa », « toubib », « clébard », « douar », « gourbi », « souk », « mouquère » 116 117 L E S P I E DS - N O IR S LLE A BOOM C ON T DES E X T UA ÉNERGIES L I S ATIRENOUVELABLES O N D E L’ E X I L : CO M M E N T R E C ON N AÎ T R E U N P I E D - N O IR ? (dont André Lanly nous dit qu’il a été introduit par les spectacles exotiques de café-concert de la rue du Caire à Paris et au moment de l’Exposit i o n universelle de 1889), « burnous », « mauresque », « Roumi » et « Francaoui », « bakchiche » en Algérie, « fabor » au Maroc, « nouba », « m e s k ines », « flouss »… sont connus avant les rapatriements. Mais leur utilisation renvoie bien à cette sorte d’exotisme d’outre-Méditerranée. En littérature, Louis Bertrand est un des premiers écrivains à avoir utilisé et popularisé le parler du quartier ouvrier de Bab-el-Oued dans ses romans, en particulier dans Pépète et Balthazar (1904), La Cina (1901) et Le Sang des races (1899). D’autres suivront : les écrivains de l’École algérianiste, ave c Robert Randau pour chef de file, mais aussi Paul Achard (né à Alger où il a passé enfance et adolescence) dans Salaouetches (1940), et L’Homme de mer (1931), Gabriel Audisio, en particulier dans Les Compagnons de l’Ergador (1941), Emmanuel Roblès jusqu’à Albert Camus emploient des tournures linguistiques spécifiquement « a l g ériennes ». Ainsi Lucienne Favre : « Po h ! Po h ! Poh ! Tu dis, toi ! Ces routes, en ce temps-là, elles n’étaient pas si encombrées, avec tant de ces carcasses à moteur qu’elles puent… et qu’elles marchent toutes seules… Seulement, à force, à force d’aller comme ça le jour et la nuit, de dormir à la belle étoile, j’ai pris les rhumatismes… et alors, adieu la valise ! » (Dans la Casbah, 1937). Sans doute d’autres mots ou expressions vont traverser la Méditerranée au cours de la première moitié du XXe siècle, mais l’importance et la place des « mots de là-bas » dans le langage français actuel est à mettre en relation avec la Seconde Guerre mondiale pour « goum » ou « bréle » (mulet), la guerre d’Algérie avec en particulier « djebel », « méchoui », « Harki », « fellagha » et le dédaigneux « bougnoule », puis avec les rapatriements qui vont populariser « kémia », « merguez » ou « fissa » (« d’Algérie, on a dû partir fissa, fissa. Et pour nous accueillir, ouallou [rien] », selon un témoignage). « Bicot » est une expression déjà connue en métropole, venant de arabico dont on a supprimé les deux premières syllabes et qui se diffuse dans la société française, comme d’ailleurs « raton » et « melon ». Tous ces mots, toutes ces expressions et tournures de phrases vont imprégner la langue française. Qu’ils soient le fait des P i e d s - N o i r s, aucun doute, avant qu’ils ne soient r e l ayés par les immigrations en provenance du Maghreb dans les années 1960 et 1970 et par les succès considérables de quelques films comme Le Coup de sirocco ou La Vérité si je mens (1997). Ces mots arabes, sans doute largement employés dans les premières années qui suivent les rapatriements, sont complétés par d’autres, venant de l’espagnol ou de l’italien. Une énumération serait fastidieuse mais reconnaissons une sorte de métissage culturel quand on emploie les mots « baroud », « barda », « oued », « kif-kif », ou plus grossièrement « zob » et « niquer ». Si « spincher » (épier, surveiller en provençal) n’a pas fait florès, « chouffer » (regarder), en revanche, est de plus en plus employé, chez les jeunes gens surtout. « Tchatcher » (de chachare a r, bavarder en castillan) est désormais courant, comme « soubressade », « paella », « mouna », « anisette », « mantécaos » ou « aouf » (a ufo, gratuit). Si nous devons aborder le champ des jurons, l’expression « la p… de sa race,… de ta mère,… de toi » est devenue entièrement française, bien qu’elle doive son origine aux Pieds-Noirs. D’ailleurs, quand il s’en rend compte, et pour ne pas « marquer mal », le Pied-Noir va employer plus volontiers « purée » à la place de « putain ». De là vient sans doute 118 119 L E S P I E DS - N O IR S L A C ÉNERGIES ON T E X T UA RENOUVELABLES, L I S ATI O N D E MIX L’ E X I L : CO M M E NET T EFFICACITÉ R E C ON N AÎ T R E U N P I E D - N O IR ? ÉNERGÉTIQUES l’autre expression « identificatrice » des PiedsNoirs et connue des métropolitains : « la purée de nous ôtres ». Reprise, car connue dans les départements méditerranéens, « la con de toi » ou « de ta race » est aussi utilisée, mais l’expression « la mort de tes os » l’est plus rarement. Cette « intrusion » de mots, de jurons et d’expressions très imagées dans la langue française n’aurait pu se faire sans la grande proximité linguistique des pays euro-méditerranéens et sans l’importance des rapatriements et des migrations maghrébines. Le provençal, l’occitan, le catalan, le castillan, le piémontais ou le napolitain ont donné une couleur particulière au français d’Afrique du Nord, souvent avec des apports argotiques. Ainsi « couffin », « gargoulette », « caban », « cabanon », « arapèdes » ont-ils traversé la Méditerranée dans les deux sens. Un mot comme « tafanar », qui désigne les fesses de la femme est revendiqué par les Algérois, les Bônois et les « Tunisiens » et dans le même temps par les Marseillais qui l’emploient depuis des lustres sous la forme « tafanari », importée sans aucun doute par la migration italienne. L’expression « “j’ai pas fait cas” (je n’ai pas porté attention à) qui court de Tunis à Casablanca ne peut surprendre l’Espagnol (hacer caso) ni l’Italien (far caso), ni le Méridional », nous assure A. Lanly, et pas davantage « à voir si » ou « va savoir »… Dans nombre de cas, le geste renforce la parole. Quand quelqu’un a du pot (de la chance), on peut être admiratif : quand il en a trop, on peut être exaspéré : « c’est pas un pot qu’il a çui-là, c’est un… » en faisant un rond non fermé avec les deux mains. On voit bien ce que cela veut dire… Plus près de nous, des expressions et des interjections reprises dans les journaux actuels sont attribuées à tort aux « jeunes des banlieues » du Sud de la France principale- ment, alors qu’elles étaient popularisées en Afrique du Nord : « Se taper un bain », « lui donner le compte » ou « perdre la figure» (« la honte à la figure j’ava i s, dis, de traverser tout Bab-el-Oued avec les menottes », Albert Camus, Noces, 1957) ont cependant moins de succès que « allez, va » « tu me cherches », « oublie-moi », « dégage, va de là » ou les très connus « va te cacher », « tranquille » (pour peinard) et « c’est trop mortel » e m p l oyés par Lucienne Favre en 1946 dans Babel-Oued ! 120 121 Ces mots et expressions utilisées désormais par un grand nombre de Français ne permettent plus dans une conversation le repérage d’un rapatrié ou d’un Pied-Noir. L’accent même, que la France raillait dans les années 1960 à 1980, se perd. Seule une oreille attentive reconnaîtrait l’origine d’une personne à la façon de prononcer le « r » et le « t ». « Historiquement, écrit André Lanly, la prononciation des Français d’Afrique du Nord continue bien celle des Français du Midi : mais au contact de sujets articulant d’une manière différente, plus gutturale, Arabes et Espagnols – au contact aussi des anciens militaires au ton martial – la phonation s’est durcie et, en quelque sorte, s’est virilisée. » Il faut certes plus d’une génération pour « mouiller » les « r » et pour enrober les « t » au lieu de les aplatir. Albert Camus s’en souviendra lorsqu’il écrivit « L’été à Alger » (Noces) : Alors Coco y s’avance et y lui dit : « Arrête un peu, arrête. » L’autre y dit : « Qu’est-ce qu’y a ? » Alors Coco y lui dit : « Je vas te donner des coups. – À moi tu vas te donner des coups ? » Alors y met la main derrière, mais c’était scousa. Alors Coco y lui dit : « Mets pas ta main darrière, parce qu’après j’te L E S P I E DS - N O IR S choppe le 6-35 et t’y mangeras des coups quand même. » Le français d’Algérie est donc original parce qu’il est directement issu d’une expérience linguistique et humaine particulière qui a touché aussi, mais dans une moindre mesure, la Tunisie et le Maroc. Ceux qui le parlent ne viennent pas tous de France : Espagnols, Italiens, « Indigènes », l’adoptent en lui apportant des mots, des expressions, des tournures grammaticales reprises par t o u s. Avec la « francisation » voulue par la IIIe République et l’action de l’école, « les gens du peuple parlent mieux : mais nombre de mots, de tours, de façons de parler sont désormais invétérés », précise A. Lanly. Et s’il est vrai que les popul a t i o n s, de quelque origine qu’elles soient, essaient de parler un français des plus corrects en Algérie, ce que le philosophe Jacques Derrida, né en Algérie, a appelé « l ’ hypercorrection du dominé », le phénomène semble s’inverser ave c les rapatriements. Petit à petit, en France métropolitaine, les Pieds-Noirs, lassés du folklore qui les a longtemps entourés et enfermés, tentent de c o n s e r ver des expressions et des tournures de phrases d’identification. On peut par exemple, de nos jours, « repérer » un Pied-Noir s’il emploie « soi disant que » à la place de « sous prétexte que ». Avec les rapatriements, les nouveaux rapports avec « les Français de France » changent la donne. Par la force de l’école et par les « condamnations » et railleries concernant les emplois du conditionnel au lieu de l’imparfait – qui ne connaît les « si j’aurai »… popularisés par la publicité ou par certains films – les tournures syntaxiques propres au français d’Afrique du Nord se perdent. Ainsi aux rencontres du français populaire des XIXe et 122 L A C ON T E X T UA L I S ATI O N D E L’ E X I L : CO M M E N T R E C ON N AÎ T R E U N P I E D - N O IR ? début XXe siècle (et son lot de régionalismes) avec l’arabe, l’espagnol, l’italien en situation coloniale, succède la rencontre déséquilibrée de ce français de là-bas avec celui de France. Du coup, seuls persistent des « mots de là-bas » à défaut de grammaire. Un enrichissement de la langue « métropolitaine » se produit certes mais limité aux seuls mots que nous avons déjà évoqués et qui font désormais partie du vocabulaire de nombre de Français. Il s’agit donc moins aujourd’hui d’innova t i o n s linguistiques – ce qui avait été le cas en Algérie notamment – que d’apports de vocabulaire. Cependant, cela n’en est pas moins original, d’autant que les Français d’origine maghrébine et leurs enfants emploient ce vocabulaire. « Et alors », diront certains… « Et oilà », répondront les « ôtres ». 123