Où va l`histoire culturelle

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Où va l`histoire culturelle
© Ethnologie française, 2006, n° 2, p. 357-359.
Où va l’histoire culturelle ?
Loïc Vadelorge
Pascal Ory, L’histoire culturelle Paris, Presses universitaires de France, collection Que SaisJe ?, n° 3713, 2004, 128 pages
Philippe Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle Paris, Le Seuil, collection Points,
L’histoire de débats, 2004, 435 pages
On ne se définit soi même qu’en lisant les autres. C’est par cet aphorisme que pourrait
s’ouvrir la lecture de deux contributions importantes à l’histoire culturelle, celle –
encyclopédique – de Pascal Ory et celle – généalogique – de Philippe Poirrier. On l’aura
compris, ces deux livres se veulent faire le point sur l’état des lieux de ce qu’il faut bien
appeler l’historiographie dominante du moment. Théorisée à la charnière des années 1980 et
1990, l’histoire culturelle a depuis élargi son emprise sur l’historiographie française. En août
2004, le centre de Cerisy la Salle n’hésitait pas à consacrer à cette question une décade de
rencontres, qui permit de dire à la fois la diversité des contenus et la fascination que cette
manière d’aborder l’histoire exerce désormais sur des disciplines voisines, issues des lettres et
sciences humaines. La revue Ethnologie Française, a longtemps fait de l’histoire culturelle
avant la lettre, publiant les premiers articles d’un Maurice Agulhon sur la statuaire urbaine,
d’un Paul Gerbod sur les orphéons ou ceux de Catherine Bertho-Lavenir sur le régionalisme
breton. Aujourd’hui encore, par l’intermédiaire de son conseil scientifique (Alain Corbin,
Maurice Agulhon) ou de son comité de rédaction (André Rauch), elle s’ouvre pleinement à
cette historiographie et ne saurait par conséquent se désintéresser de ses enjeux.
Comprendre où va l’histoire culturelle, c’est inévitablement se demander d’où elle
vient et ce qu’elle représente aujourd’hui. L’intérêt des livres de Pascal Ory et Philippe
Poirrier se situe d’abord là, dans le soin qu’ils mettent l’un et l’autre à situer –et à se situer –
une historiographie que les vingt dernières années ont rendu touffue. Evacuons d’emblée
l’une des fausses pistes de l’histoire culturelle, celle de la question de la définition du mot
« culture ». Pascal Ory rappelle que dès les années 1950, des centaines de définitions
possibles du terme ont été recensées et que les historiens ont depuis longtemps fait leurs, les
lectures anthropologiques sur le sujet : « On posera donc de la culture une définition large qui
pourrait se résumer dans la formule : ensemble des représentations collectives propres à une
société » (page 8). Dès lors, l’histoire culturelle sera « l’histoire sociale des représentations »
(page 13). Philippe Poirrier précise toutefois que cette définition est davantage acceptée par
les spécialistes de l’époque contemporaine (XIXe-XXe siècle) que par leurs collègues
d’autres périodes, se reconnaissant plutôt dans d’autres formules, plus ou moins datées
(«histoire des mentalités », « histoire des civilisations », « histoire des cultures », « histoire
sociale de la culture », « histoire des sensibilités »). Au demeurant, et même si nos deux
auteurs insistent sur le débat historiographique des années 1970, qui a conduit de nombreux
historiens à s’éloigner du terme de « mentalités », la question de la définition de l’histoire
culturelle n’est pas si décisive qu’elle n’y paraît. Autrement plus importantes sont les
questions des origines, des objets et des méthodes de l’histoire culturelle.
L’histoire culturelle est-elle une révolution historiographique ou une simple évolution,
rendue nécessaire par l’épuisement des questionnements de l’Ecole des Annales ? A cette
question essentielle de la généalogie, Pascal Ory et Philippe Poirrier répondent de manière
contrastée. Accepter le terme de « révolution », ce serait accepter que l’histoire culturelle
marque une rupture avec la tradition historiographique nationale des Braudel et des
Labrousse. Ce serait aussi accepter qu’elle est un produit dérivé des historiographies anglosaxonnes (« cultural studies ») qui dominent aujourd’hui l’édition historique mondiale. Sans
nier l’influence de ces apports étrangers, nos deux auteurs refusent d’en surestimer la portée.
Pour Philippe Poirrier, qui compare avec minutie les dates de publications et celles de
traduction (E.P Thompson, Richard Hoggart) « il est loisible de multiplier les exemples qui
témoignent de la faible influence des historiographies étrangères sur l’affirmation de l’histoire
culturelle en France » (page 365). Pascal Ory, de son côté, prend soin de distinguer l’histoire
culturelle à la française, des historiographies passées (« histoire de la civilisation »,
« Kulturgeschichte ») et surtout présentes (« cultural studies », « cultural and culture
history »). Nos deux auteurs s’accordent sur la filiation, somme toute logique, entre l’Ecole
des Annales des années 1960-1970 et l’histoire culturelle des années 1980-1990. Les
« passeurs » de l’une à l’autre sont identifiés avec certitude : Robert Mandrou, Michel
Vovelle puis Daniel Roche, Alain Corbin et Roger Chartier. La fameuse expression de Michel
Vovelle, passer « de la cave au grenier » (1980) pourrait résumer le déplacement de l’intérêt
des historiens français, des fondements économiques de l’histoire (la cave) vers les
représentations collectives (le grenier). Reste que cette filiation, globalement acceptée par les
historiens français, ne doit pas occulter les effets de rupture. Les travaux de Roger Chartier
sur la lecture sous l’Ancien-Régime ou ceux d’Antoine de Baecque sur le corps
révolutionnaire, ne constituent pas simplement un déplacement des centres d’intérêts des
historiens. Ils fonctionnent aussi comme une révolution copernicienne, amenant, comme le
rappelle Philippe Poirrier, « de l’histoire sociale de la culture à une histoire culturelle du
social » (page 14). A bien des égards, l’invention de l’histoire culturelle – tout du moins sa
théorisation par Roger Chartier en 1989 – marque un tournant historiographique majeur et ce
tournant doit aussi beaucoup à des non-historiens (Michel de Certeau et avant lui Michel
Foucault, Pierre Bourdieu ou Norbert Elias).
Au demeurant, cette question des origines de l’histoire culturelle n’est pas la seule à
être convoquée par nos deux auteurs. Définir l’histoire culturelle c’est aussi la définir par ses
objets d’investigations, qui eux-mêmes s’inscrivent dans des champs de recherche. En ce
sens, l’histoire culturelle est d’abord l’histoire qui s’intéresse aux objets culturels. Sur ce
point, la complémentarité des deux ouvrages s’avère nette. Pascal Ory aborde le problème via
« le corpus » (les sources) et « les pratiques ». L’idée est de tenter des regroupements
thématiques, au sein d’une historiographie foisonnante. L’auteur prolonge ici une réflexion
chez lui très précoce, qui l’avait conduit dès ses premiers articles sur le sujet, à proposer des
concepts comme « société culturelle », « médiation et réception » ou « usages sociaux de
l’espace domestique ». Philippe Poirrier préfère identifier des « territoires » de recherches et,
à l’intérieur de ces champs, des itinéraires individuels et collectifs. Il passe successivement en
revue, l’histoire du livre, de la révolution française, des institutions et politiques culturelles,
des intellectuels et des médiateurs, du cinéma, des médias et de la culture de masse, des
sensibilités, de la mémoire, de l’historiographie et des sciences. L’exhaustivité n’est
évidemment pas atteinte mais elle est approchée avec beaucoup de rigueur et de pédagogie.
Son livre constitue ainsi un outil de répérage essentiel des contenus de l’historiographie
française des trente dernières années, l’index des noms propres et la bibliographie fournis en
fin d’ouvrage permettant de croiser aisément les entrées. L’inventaire des objets de l’histoire
culturelle témoigne de la vitalité de cette historiographie et de sa capacité à se pencher sur de
nouveaux objets d’études ; La démonstration que fait Philippe Poirrier, à partir de l’histoire du
cinéma est emblématique. Jusqu’au début des années 1970, l’histoire du cinéma se limite aux
approches esthétiques (critiques de films) où à l’encyclopédisme documentaire mais engagé
du philo-communiste Georges Sadoul. Puis vient le temps de Marc Ferro, qui fait du cinéma
un témoignage sur la société contemporaine. Il faut attendre encore vingt ans, pour voir se
développer une histoire culturelle du cinéma, s’intéressant au 7e art comme pratique artistique
et sociale, le restituant dans son environnement industriel ou intellectuel (cinéphilie). A
l’arrivée, le cinéma est bien devenu un objet d’étude à part entière pour les historiens, ceux-ci
mettant un point d’honneur à se distinguer des approches sémiologiques ou littéraires.
L’inventaire des objets dévoile aussi un horizon d’attente encore largement ouvert. Pascal Ory
rappelle ainsi combien sont encore balbutiantes les études historiques utilisant « les objets en
trois dimensions, dès lors qu’il ne s’agit plus de faire pour les âges plus anciens, via
l’archéologie, de nécessité vertu en raison de la rareté de la documentation » (page 47).
L’histoire culturelle se définit aussi par ses méthodes. Deux nous paraissent ici devoir
être discutées. La première concerne la sélection des sources du travail historique. Philippe
Poirrier suggère que quelques historiens atypiques, tels Philippe Ariès, seraient à l’origine
d’une nouvelle manière de pratiquer l’histoire. Là où les héritiers des Annales comme Michel
Vovelle, privilégiaient « les sources homogènes, utilisées dans une perspective
quantitativiste » (page 185), Philippe Ariès et à sa suite la plupart des « culturalistes »,
« mobilise des sources hétéroclites » autour d’une approche « plus intuitive, plus subjective »
(page 186) de l’histoire. Pour Pascal Ory également, tout est source, « de Goya à Chantal
Goya » (page 49). L’histoire culturelle s’identifierait ainsi de l’historiographie classique, par
sa capacité à mobiliser des sources de statut différents et à les combiner selon le
questionnement de l’historien. Le risque est alors grand de confondre histoire et philosophie
de l’histoire ou, en d’autres termes d’autonomiser le culturel en se libérant de la contrainte
d’une histoire – nécessairement sociale - des pratiques. Pascal Ory se propose de conjurer ce
risque en préconisant des « précautions d’usage » (page 51) : recours à des indicateurs
chiffrés, pratique de l’échantillonnage, constitution de « documents », obligation de neutralité,
de situation du leiu d’où l’on parle, nécessité de contextualisation. Se faisant, il ne fait que
s’inscrire dans une tradition historiographique qui remonte au XIXe siècle et qui constitue la
base du métier d’historien. Pascal Ory affirme avec netteté : « l’histoire culturelle est donc
une modalité d’histoire sociale » (page 13). En croisant les sources et en les travaillant selon
une déontologie « positiviste », l’historien du culturel – à la française du moins – n’invente
donc pas réellement une nouvelle méthode historique. La rupture méthodologique apparaît
plus nette avec ce qu’on pourrait appeler le primat des représentations. Dans l’un de ses
articles fondateurs, Pascal Ory indiquait que « tout est représentation dans la mesure où rien
n’y échappe ». L’assertion suggère que l’historien se dégage du mythe de la réalité des faits
historiques pour ne plus s’attacher qu’à la virtualité des représentations qui leur sont associés.
Pour reprendre un exemple désormais classique, faire l’histoire du régime de Vichy, c’est
d’abord se pencher sur la mémoire de Vichy, ce que l’historien Henry Rousso a apellé le
« syndrôme de Vichy ». L’accent mis sur les représentations constitue indéniablement la
victoire de l’histoire culturelle, qui a instillé cette exigence aux autres secteurs de
l’historiographie. On ne fait plus aujourd’hui d’histoire des relations internationales ou
d’histoire économique, pour prendre des secteurs a priori éloignés de l’histoire culturelle sans
se poser la question des représentations et la manière dont elles circulent. Le paradoxe est que,
comme le souligne Philippe Poirrier dans la troisième partie de son ouvrage, les autres formes
d’histoire, tout en acceptant l’importance des représentations, dénient à l’histoire culturelle
son statut de front pionnier de la recherche. Eclaircir ce paradoxe nécessiterait de faire pour
chacune de ces autres secteurs de l’historiographie actuelle, le travail généalogique proposé
dans les Enjeux de l’histoire culturelle. On y apprendrait peut être que la prise en compte des
représentations est plus précoce qu’on ne le dit généralement, même si les choses ont sans
doute précédé les mots.
Ce débat, autour de la légitimité et de l’impérialisme de l’histoire culturelle n’est pas
esquivé par nos auteurs. Pascal Ory indique que « tant qu’elle sera en expansion, l’histoire
culturelle aura toujours à se justifier » (page 116). Philippe Poirrier, plus prudent, s’attache à
restituer les rapports de force, au sein du « marché éditorial » et du « marché universitaire ».
Mais la question de la légitimité ne saurait s’appréhender uniquement au prisme du contexte
national. En restituant la dimension internationale des enjeux de l’histoire culturelle – c’est
d’ailleurs là l’un des apports majeurs des deux ouvrages - Pascal Ory et Philippe Poirrier
interrogent implicitement la place de production française au sein de l’historiographie
mondiale. La question est d’importance, tant il paraît aujourd’hui évident que l’hégémonie
des historiens français de l’Ecole des Annales a vécu. Doit-on alors considérer que les
manières de faire de l’histoire des Italiens (micro-histoire) ou des Américains (cultural studies
et cultural history) ressourcent l’histoire sociale à la française ou qu’elles la concurrencent ?
Pascal Ory et Philippe Poirrier auraient ici tendance à pencher pour la première option. On
peut cependant en douter, au vu même du récent succès en librairie d’une traduction française
d’un ouvrage, directement issu des cultural studies [Thomas Laqueur, Le sexe en solitaire.
Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité, Paris, Gallimard, NRF, Essais, 2005,
traduction de Solitary Sex. A cultural history of masturbation, Urzone, Inc., 2003]. C’est là le
sens de l’interrogation lancée par les principaux adversaires de l’histoire culturelle française,
qui rejettent la tentation d’une histoire qui s’affranchirait totalement du social, pour ne plus
consister qu’en une histoire des idées. Cette interrogation, Pascal Ory comme Philippe
Poirrier la balayent d’un revers de plume, affichant résolument l’écart qui sépare
l’historiographie française des contre-modèles anglo-saxons. Cette affirmation nous semble
toutefois sujette à caution, car si la plupart des historiens français se reconnaissent dans la
formule « histoire sociale des représentations », de nombreux travaux, qui se réclament
désormais de l’histoire culturelle – qu’ils soient ou non des travaux d’historiens patentés – se
contentent de faire de l’histoire des représentations. Il y a là un risque, dont les historiens
doivent prendre la mesure, en particulier dans le cadre des travaux universitaires.
Au final, la question de savoir « où va l’histoire culturelle ? » est sans doute une
mauvaise question. Les ouvrages de Philippe Poirrier et de Pascal Ory démontrent que le front
pionnier d’hier est devenu la norme d’aujourd’hui et que les historiens du culturel savent où
ils vont. Mais la norme ne doit pas pour autant tourner en normalisation. L’histoire culturelle
a démontré sa capacité à élargir le champ des études historiques, elle a aussi montré qu’aucun
sujet d’histoire ne pouvait s’affranchir d’une étude des représentations. Il reste qu’elle ne
saurait constituer le seul objectif des recherches historiques. Si nous voulons un jour,
retrouver l’utopie totalisante des héritiers de Braudel, il faut aussi accepter que l’histoire soit
plurielle et ne pas retomber dans les écueils d’une seule manière de lire le passé, qu’elle soit
économique et sociale hier, ou culturelle aujourd’hui.