Etre frère ou soeur d`un adulte déficient intellectuel - CEDIAS

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Etre frère ou soeur d`un adulte déficient intellectuel - CEDIAS
UNIVERSITE DE PICARDIE JULES VERNES
Faculté de Philosophie, Sciences Humaines et Sociales
DIRECTION DE L’EDUCATION PERMANENTE
En collaboration avec
L’INSTITUT REGIONAL DE FORMATION AUX
FONCTIONS EDUCATIVES (IRFFE)
Etre frère ou sœur d’un adulte déficient intellectuel
Les facteurs sociaux de l’implication
DIPLOME SUPERIEUR EN TRAVAIL SOCIAL
(D.S.T.S.)
Soutenu en DRASS PICARDIE
Sous la direction de
Bénédicte KAIL
Candidate
Florence JENDREJESKI
Date : 12 Mars 2009
Remerciements
- Aux membres des fratries qui ont bien voulu partager avec moi leur
vécu de sœur ou de frère handicapé.
- Aux associations de fratries, notamment ASFHA, qui m’ont consacrée
du temps et m’ont accueillie au sein de leur organisation.
- A ma Directrice de mémoire, Bénédicte Kail, qui m’a accompagnée tout
au long de ce travail de recherche et d’écriture… non sans mal.
- A la DEP et l’IRFFE, notamment Bénédicte Froment, responsable de
formation et aux formateurs, qui m’ont apportée de l’eau à mon Moulin
de connaissances.
- A mon Directeur, Eric Dheilly, qui a donné son accord pour que
j’effectue cette formation.
- A mon fils, Thibaut, mes proches et mes amis qui ont dû supporter mon
manque de disponibilité et qui, pourtant, ont été d’un grand soutien.
SOMMAIRE
D’UN QUESTIONNEMENT PROFESSIONNEL A L’EMERGENCE D’UNE
PROBLEMATIQUE
Première partie : METHODOLOGIE
1-1 Vers une recherche d’objectivation du sujet
1-2 Observation directe
1-3 Choix de la méthode qualitative et population interrogée
P2
P11
P12
P14
P18
Seconde partie : HANDICAP ET FAMILLE
P25
P26
P26
P31
P34
P35
P37
P39
Troisième partie : DES FACTEURS ENTREMELES POUR EXPLIQUER
L’IMPLICATION
P41
2-1 La notion de « handicap »
2-1-1 Histoire de la création d’une catégorie
2-1-2 Le secteur du handicap
2-2 La famille
2-2-1 Regard sur la sociologie de la famille
2-2-2 La filiation
2-2-3 La fratrie
3-1 Le vécu du handicap
3-1-1 L’annonce du handicap : origine d’un vécu singulier
3-1-2 L’handicap : fatalité ou châtiment ?
3-1-3 Une quête de la normalité jamais totalement atteinte
3-2 Modèle structurel
3-2-1 Etre sœur ou frère : qu’est-ce-que cela change ?
3-2-2 L’importance d’être l’aîné(e)
3-1-3 La forme de l’implication évolue dans le temps
3-3 Le dynamisme familial
3-3-1 Promesse : sécurité ou poids pour l’avenir
3-3-2 Reproduction et transposition du militantisme familial
3-3-3 Construire sa propre vie : facilitation de l’implication
3-3-4 Venir de la même « Maison »
P42
P42
P45
P48
P57
P57
P63
P70
P81
P81
P84
P89
P95
CONCLUSION
P107
BIBLIOGRAPHIE
P112
ANNEXES
Annexe 1 : Lettre de Chantal
Annexe 2 : Article intitulé « Ma sœur trisomique, elle est géniale » (Magazine hebdomadaire
MAXI, numéro 1053 paru la première semaine de janvier 2007, pp 56-57)
Annexe 3 : Couverture de « Parents, nous voudrions vous dire… », recueil de l’ASFHA
Annexe 4 : Guide d’entretien
Annexe 5 : Récapitulatif synthétique des fratries interrogées
Annexe 6 : Profil littéral des enquêtés
Annexe 7 : Interview de Florence WEBER (Télérama, 10 mai 2006, pp 25-26)
1
P1
P2
P5
P6
P7
P8
P10
P21
INTRODUCTION
D’un questionnement professionnel
à
L’émergence d’une problématique
2
Travailleur social en formation DSTS, j’interviens en Etablissement et
Service par le travail (ESAT), plus communément connu sous l’ancienne appellation de
Centre d’Aide par le Travail (CAT), auprès d’adultes handicapés mentaux. Cet
établissement est géré par l’Association Départementale des Amis et Parents d'Enfants
Inadaptés de la Somme (ADAPEI 80), plus usuellement connu sous l’appellation « Les
Papillons Blancs ». Le site sur lequel j’interviens a été ouvert en 1985 et embauche 43
“accueillis” (ce terme désigne les travailleurs handicapés mentaux salariés par l’ESAT).
Une des multiples facettes de mon poste est de travailler en collaboration avec les
familles, que ce soit les parents, très souvent impliqués dans la vie de leur enfant devenu
adulte, leur sœur, leur frère ou un proche.
L’ancienneté dans ce poste (14 ans) me permet d’assister les familles dans les
évènements de leur vie, d’observer les évolutions sur des préoccupations croissantes
concernant l’avenir de leur proche handicapé, de les écouter, de les accompagner pour
trouver une solution qui leur convienne. Notamment, il m’arrive très souvent de travailler
avec un membre, voir plusieurs, de la fratrie.
De ce travail de collaboration, je tire deux observations.
La première observation concerne l’implication massive de frère et sœur
dans le secteur du handicap. Certains sont protecteurs légaux (curateur, tuteur), d’autres
sont travailleurs sociaux, quelques-uns s’impliquent dans des associations, d’autres encore
rassemblent ces trois critères. Afin d’obtenir des données objectives pour conforter ou non
de cette observation, je me suis tournée vers les outils que m’offrait l’ESAT. Pour se
conformer aux obligations définies par la loi du 2 Janvier 2002 (loi de Rénovation sociale
et médico-sociale), l’établissement a investi dans un logiciel informatique se nommant
SAM (Social – Administratif - Médical). Après avoir entré les données dans la base, il
permet de gérer informatiquement chaque dossier d’usager embauché. En notant
exclusivement dans chaque dossier, l’indicateur d’implication d’au moins un membre de la
fratrie dans le secteur médico-social1, les résultats ont confirmé mes observations
professionnelles.
1
En tant que travailleur du secteur social, gérant de tutelle ou curatelle, engagement associatif.
3
Fratrie composée de membres
handicapés intégrés dans des
établissements médico-sociaux
33%
Absence de fratrie
9%
14%
Implication de la fratrie
Absence d’informations
44%
L’analyse de ce tableau met en évidence que 44,18 % des fratries ont au moins un
membre impliqué dans le champ du médico-social. Le graphique confirme que
l’implication de la fratrie, dans l’établissement professionnel dans lequel je travaille, n’est
pas négligeable. Il correspond à un peu moins de la moitié des fratries. Cela m’amènera à
m’interroger sur la singularité de cette observation et sur les raisons de cette implication.
Parallèlement, ma seconde observation concerne les souffrances exprimées par la
fratrie. De nombreuses paroles expriment la difficulté au quotidien de s’occuper de son
frère ou de sa sœur handicapé(e). En témoignage, une lettre qu’une sœur adresse à la
Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées (CDAPH) et qu’elle
a accepté que j’utilise pour mon sujet de mémoire (annexe 1)
Cette sœur, que nous appellerons Chantal est âgée d’une cinquantaine d’année.
Chantal est éducatrice spécialisée dans le secteur de la protection de l’enfance. Elle
s’occupe au quotidien de sa sœur cadette, trisomique, depuis le décès de leurs parents,
c'est-à-dire depuis vingt ans. Ceux-ci lui avaient imposé de s’occuper de sa sœur de leur
vivant et avaient spécifié cet engagement sur un acte notarial. Les deux sœurs habitent
ensemble. A l’instar d’une mère, la sœur aînée l’accompagne dans la vie de tous les jours
(ramassage, nourrice, tâches ménagères, etc.). Chantal a été nommée tutrice. Dans ce
courrier qu’elle adresse à la CDAPH, elle demande un changement d’orientation pour sa
sœur. Elle aimerait que sa sœur aille dans un foyer de vie.
4
Elle exprime dans sa lettre la lourdeur de vie au quotidien. Les mots «compliqué»,
«tributaire», «difficulté» en témoignent. Quant à sa vie privée, il est important de spécifier
que Chantal est célibataire. Elle n’a connu que des échecs dans sa vie amoureuse. Une
phrase, que je qualifierai de centrale, semble résumer comment elle perçoit sa relation avec
sa sœur : « Je pense avoir atteint les limites de mon dévouement et les efforts entrepris ne
lui permettent plus d’évoluer ». Le mot « dévouement » signifie action de sacrifier sa vie,
ses intérêts à une personne, à une communauté, à une cause (Le nouveau petit Robert de la
langue française, 2007, p. 727). La représentation de son rôle de sœur est assimilée à un
don total à cette sœur trisomique. A l’instar d’une none qui se consacre à sa vocation
religieuse, Chantal se consacre à sa sœur au détriment de sa vie personnelle.
Ces deux principales observations professionnelles semblent montrer qu’être issu
d’une fratrie dont un membre est en situation de handicap signifie souvent qu’il y aura une
certaine implication auprès de sa sœur ou de son frère handicapé.
Afin de poursuivre ma réflexion sur le sujet, j’ai souhaité effectuer une première
mise à distance de mon contexte professionnel et me pencher sur des matériaux de
vulgarisation (des films cinématographiques, des articles de journaux, des émissions, des
témoignages…) véhiculant une
représentation commune. Il en existe certainement
d’autres, mais je citerai cinq d’entres eux.
Le premier est le film de Barry Levinson : « Rain Man » datant de 1988. A la
cérémonie des Oscars de 1989, il a reçu le prix du meilleur film, réalisateur, acteur et
scénario original. A la cérémonie des Césars de 1990, il a eu le prix du meilleur film
étranger. Dans ce film, Charlie Rabbitt, incarné par Tom Cruise, espère recevoir un gros
héritage après la mort d’un père perdu de vue. Mais c’est à Raymond, son frère aîné, placé
dans un hôpital psychiatrique et dont il ignorait totalement l’existence, que revient toute la
fortune. Raymond, incarné par Dustin Hoffman, est un autiste savant, présentant de graves
déficiences mentales dans certains domaines et révélant du génie dans d’autres, notamment
le calcul. Charlie enlève Raymond afin de prouver qu’il est capable de s’en occuper et de
toucher l’héritage. Malgré ses manies insupportables, Charlie va s’attacher à ce frère
différent. Charlie n’arrive pas à comprendre comment fonctionne ce frère, malade mental,
d’autant que son but premier est intéressé. Néanmoins, au fur et à mesure du temps qui
passe, il va voir ce qui est au-delà de cette différence et reconnaîtra au bout du compte, un
5
frère singulier, mais un frère malgré tout. Les points principaux de ce film se situent dans
ce processus de découverte du handicap, de l’homme qui se dissimule derrière et
l’attachement progressif qui se joue entre ces deux frères.
Le second exemple est celui d’une émission de variétés « La nouvelle Star » de
2007. Diffusée en première partie de soirée sur M6, l’objectif est de dénicher la nouvelle
star de la chanson. Pour ce faire, un jury comprenant des professionnels du secteur auront
auditionné 25000 personnes de plusieurs grandes villes françaises. Après toute une série de
sélections, une dizaine de personnes resteront en liste pour chanter au Pavillon Baltard.
Une émission hebdomadaire interactive éliminera les candidats jusqu’à ce qu’il n’en reste
plus qu’un. Elle sera désignée la « Nouvelle star 2007 ». Parmi les candidats de 2007 se
trouve une jeune fille, sœur d’une adulte handicapée physique et mentale. Je n’ai pas
assisté à toutes les émissions, mais je relaterai mon observation de deux d’entre elles.
L’une fera partie des émissions de sélection accomplies par les professionnels. Les
producteurs choisissent certains candidats pour les présenter dans leur intimité. Raphaëlle
fera partie de ceux-ci. Elle est présentée en famille. La parole est donnée aux parents mais
aussi à la sœur, Isabelle, qui clôturera la présentation en privé. Isabelle lui dit, avec
quelques difficultés de prononciation liées à son handicap : « Même si t’es pas la nouvelle
Star, tu seras toujours ma Star à moi». Raphaëlle se jette dans ses bras et toutes deux se
mettent à pleurer. Raphaëlle parlera à son tour d’elle-même dans d’autres lieux et
expliquera que son extrême sensibilité, la douceur de sa voix viennent de son vécu, de ses
épreuves, de sa petite sœur. Elle fera le choix de chanter la chanson de Lâm « Petite sœur »
qu’elle dédiera à Isabelle. Elle explique qu’elle ne sait pas si ce choix, touchant le plus
profond d’elle-même, fera sa force ou sa faiblesse. Les professionnels seront très réceptifs
à sa chanson, l’un d’eux aura la larme à l’œil. Raphaëlle a passé les différentes étapes qui
l’ont amenée à la salle de spectacle Baltard. Lors de sa première représentation, sa famille
était présente. En l’espace de cinq minutes (le temps de passage de l’artiste) les
caméramans ont montré huit fois Isabelle : deux fois pendant la chanson, une au moment
des applaudissements, trois pendant le retour des appréciations des professionnels (temps
nécessaire pour que la sœur handicapée lève son écriteau avec le prénom de Raphaëlle
pour l’encourager), un pendant la démonstration des émotions de la chanteuse à l’annonce
de ses résultats. Isabelle était à chaque fois en premier plan, assise sur son fauteuil qui
apparaissait dans son entier. Même si à chaque prestation d’un candidat, les caméras
6
montrent la famille, celles-ci ne sont pas aussi nombreuses et aussi dirigées. Il serait
intéressant de s’interroger sur le pourquoi de cette insistance et savoir si le vote du public
en sera influencé d’une façon ou d’une autre. Cependant, pour revenir vers mon sujet, je
préfère m’attacher à ce que semble représenter le fait d’être sœur pour Raphaëlle. Ce serait
donc vivre une difficulté qui, surmontée, deviendrait un atout, une force, un plus qui
permettrait d’être plus sensible à ce qui l’entoure. Elle ne pourrait rien faire sans y
impliquer sa sœur handicapée. Leurs destins seraient liés.
Le troisième exemple que je présenterai est un article publié dans le magazine
féminin Maxi de janvier 2007 (annexe 2). Le reportage est intitulé « Un handicap bien
vécu » et l’article « Ma sœur trisomique, elle est géniale ». Cet article ne correspond pas
totalement à mon sujet de mémoire qui s’oriente sur des fratries dont les membres dont
devenus adultes. Cependant, il me semble intéressant de le citer. Une journaliste, Muriel
Rivault, relate les propos de Léa, l’aînée d’une fratrie de trois, sur ce qu’elle pense de sa
relation avec sa sœur Justine, sa cadette, atteinte de trisomie. Toutes deux n’ont pas dix
ans. L’article aborde les thèmes de l’annonce du handicap, des comparaisons faites par Léa
sur leurs acquisitions respectives, du regard de l’environnement… Toute une série
d’avantages est listée : l’apparence physique « En tout cas, avant ou maintenant, je la
trouve très belle ! », la souplesse physique « A 6 ans, elle fait le grand écart sans
échauffement. Moi, à 8, je n’y arrive même pas », la résistance à la douleur « Quand elle
tombe, même si elle se fait mal, elle ne pleure jamais. Moi, si. Au moindre bobo, je me
plains à maman ou papa ! », la gentillesse « Et, puis je connais peu de personnes aussi
gentilles que Justine. Si je lui propose de jouer à la poupée ou autre chose. Elle accepte
toujours », les acquisitions « (…) ma sœur apprend à faire les mêmes choses que moi. En
général, elle y arrive, mais à son rythme, c’est à dire plus lentement »… De rares
inconvénients, restant secondaires, sont cités : son comportement « Parfois, même, elle est
trop gentille», des troubles de la parole « Voilà pourquoi, à son âge, elle n’arrive pas
encore à bien articuler ». Un rôle important est attribué à Léa pour l’accompagnement
qu’elle doit accomplir auprès de Justine : « Alors, pour l’aider, je joue à la maîtresse avec
elle. J’ai un livre et je lui apprends à mieux prononcer les mots, comme ça elle fait des
progrès plus vite ! ». Tout un ensemble de normes sociales sont véhiculées à travers cet
article. De part la différence vécue, il serait important d’en garder le secret afin de ne pas
7
en être stigmatisé. Léa dit : « Avec les autres, je me méfie : une fois, j’en ai parlé à Maeva,
ma copine de classe. (…) Le lendemain, elle l’a dit à toute la classe ! Du coup, j’ai pleuré.
Je ne veux pas qu’on raconte notre vie privée 2 à tout le monde : après, les gens racontent
des trucs pas gentils sur ma sœur ». Faisant face à ce type de comportement, l’individu
doit être tolérant. Il est écrit : « Souvent, les gens n’aiment pas les trisomiques parce qu’ils
ne sont pas pareils qu’eux. C’est nul ! Dans la vie, on est tous différents », ainsi que «
D’ailleurs, si plus tard j’attendais un bébé trisomique, je le garderai… parce que ma petite
sœur est formidable ». A ce stade de l’article, j’aimerai me pencher plus en profondeur sur
son analyse générale. Je me permettrai de soupçonner une interprétation de la journaliste.
Au niveau des mots employés, je suis surprise que “bobo” et “rythme” soient utilisés par
Léa. Le premier terme renvoie à un enfant aux prémisses de l’apprentissage de la parole, le
second est beaucoup plus évolué. Il est à rappeler que Léa est âgée d’environ de 8 ans.
Parallèlement, rares sont les enfants qui avouent la légitimité de se faire réprimander. Je
reprendrai les propos de Léa : «Elle doit apprendre comme tout le monde à ne pas faire de
bêtises. C’est normal ». Cet article est accompagné de photos. Toutes les trois représentent
des scènes de vie familiale de bonheur, sourires aux lèvres. Pour conclure sur cet article, je
ferai remarquer qu’il a été écrit juste à la fin des fêtes de Noël, fête religieuse et
emblématique de la famille. Celui-ci souhaitait faire véhiculer une représentation idéaliste
d’avoir un enfant trisomique, à une cible de lecteurs composée en majorité de femmes,
susceptibles de connaître la maternité. A travers les propos de Léa, la journaliste semble
vouloir représenter comme une chance le fait d’avoir un enfant, ou une sœur, trisomique.
Devant la liste des “options” avantageuses, avoir un enfant trisomique est « génial ».
Les deux autres exemples sont des témoignages du vécu personnel d’artistes
médiatisés. L’un est un ouvrage d’Alice Dona, chanteuse de variété et compositrice
française, qui publiera à l’âge de 58ans « Cricri ». A travers les mots d’Alice, c'est sa sœur
trisomique qui se raconte. Elle retrace tout leur vécu : l’annonce du handicap, les partages
d’une vie de sœurs aux destins différents, les ressentis de la famille... Elle parle de ce livre
comme un don qu’elle se devait de faire à cette sœur différente. Le second est un court
métrage réalisé par Sandrine Bonnaire sur sa sœur autiste qu’elle intitule « sortir l’autisme
de l’ombre ». Il a été diffusé sur une chaîne française en 2007. Elle filme sa soeur Sabine.
2
Il me semble important de souligner le paradoxe entre ce qui est dit sur la préservation de la vie privée, et sa
lecture dans un hebdomadaire français parus à quelques millions d’exemplaires.
8
Elle aborde le sujet de la stigmatisation du handicap, de la personne handicapée, de la
dénomination autisme qui est diagnostiqué tardivement, de l’évolution des troubles.
L’actrice explique lors d’un entretien à l'AFP au Festival de Cannes de 2007 où son film
était projeté que « Faire un film sur sa soeur, quand on est actrice, j'avais peur de tomber
dans le truc people. En même temps, il y avait la nécessité de parler de ce sujet. J'ai été
marraine de la journée de l'autisme et j'ai constaté combien de familles vivaient ce drame
dans l'ombre ». Elle commentera : « On est tellement protégé dans le métier d'acteur. En
tournant ce film, je me suis sentie utile ». On peut remarquer une implication de Sandrine
Bonnaire dans le monde du handicap spécifique à sa sœur, une implication pour sa sœur,
que ce soit par le fait de lui dédier ce film, que ce soit une envie de protection pour cette
jeune femme qui s’est enfoncée dans la maladie mentale progressivement. Que ce soit
Alice Dona ou Sandrine Bonnaire, toutes deux ont utilisé ce support singulier comme un
exutoire de leur vécu de sœur différente, et veulent partager leur peine, leur joie, leur
implication avec le spectateur.
Mes observations professionnelles, ainsi que ce bref regard sur notre
environnement quotidien, me permettent de me questionner :
- Qu’est ce qui détermine la nature, l’existence et la force de l’implication de membres
d’une fratrie à l’égard de leur frère ou sœur handicapé mental(e)?
- Est-ce que les choses s’organisent de façon similaire quelles que soient les familles ?
- Quelles représentations ont les frères et sœurs d’une personne handicapée mentale d’euxmêmes, de leur rôle, de leur vie ?
- Existent-ils des facteurs qui expliqueraient l’implication plus ou moins massive auprès de
sa sœur ou frère handicapé(e) ?
En résumé, qu’est-ce qu’être frère ou sœur d’une personne handicapée mentale ?
Néanmoins, avant de proposer des hypothèses et afin de partir sur une base
commune de signification de terme, je définirai la notion de soutien familial. En effet, je
souhaite distinguer dans cette introduction la relation fraternelle du statut de soutien
familial.
9
La relation fraternelle3 se rapporte aux liens unissant des frères et des sœurs. Daniel
Gayet, cité par Abdelali Kerroumi, précise que « la fratrie est ainsi considérée comme un
« brouillon » des relations sociales. » (2007, p.18). Au-delà de cette relation consanguine,
et de rapports de fait, mon mémoire analysera plus particulièrement la fratrie en termes de
soutien familial. Le soutien se définit par l’action de porter, de supporter par une action
indispensable quelqu’un ou quelque chose. Dans le cas de ma recherche, un frère ou une
sœur sera catégorisée de “soutien familial” ou “soutien fraternel” lorsqu’elle s’impliquera,
s’investira auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e) dans des actions dépassant sa
relation fraternelle : prises en charge telle que de l’hébergement, de la tutelle….
Lorsqu’on est soutien « fraternel », d’où vient cette implication ?
Je formulerai deux hypothèses explicatives :
La première stipule que le type d’implication de la fratrie est lié au modèle familial dont
elle est issue. Ainsi, la place dans la fratrie, la répartition des rôles selon l’arrangement des
genres et la solidarité familiale en référence au concept de “maisonnée” conditionnent le
comportement.
La seconde, que les membres d’une fratrie développent un “habitus de
stigmatisation”. Malgré leur trajectoire singulière, leurs comportements se profilent sous
un schéma identique.
Tout d’abord, j’expliquerai la méthode employée pour poursuivre ma recherche. Je
poursuivrai ensuite en contextualisant le champ de ma recherche en abordant la question
du "handicap " et la construction du secteur médico-social. Je tenterai d’aboutir à une
typologie explicative des implications ou non des fratries auprès de leurs frères et sœurs
handicapés avant de conclure par une analyse professionnelle sur l’apport de ce travail de
recherche.
3
Dictionnaire Hachette 2009
10
Première partie
METHODOLOGIE
11
Après avoir tenté d’objectiver mon objet d’étude, je consacrerai cette partie
à expliciter la méthodologie utilisée pour tenter de lever les hypothèses annoncées. Il me
semble important de préciser que ma recherche se situera à un niveau microsocial4
puisqu’elle se consacre à une communauté humaine de petite taille qu’est la fratrie.
. 1-1 Vers une recherche d’objectivation du sujet
Un chercheur ou apprenti-chercheur part sur le terrain de recherche en ayant un
certain nombre de pré notions, d’attentes, de représentations. Il mène sa recherche en
fonction de son expérience personnelle et de son environnement social, bref d’une
subjectivité qui lui est propre. Son investigation va en être influencée. Pierre Bourdieu a
été l’un des sociologues à s’interroger sur les influences que pouvaient avoir la projection
du chercheur sur son objet d’étude. Il explique : « Le premier travail du chercheur est
d’essayer de prendre conscience de ces catégories de perception du monde social et
d’essayer de produire une connaissance des instruments de connaissance à travers
lesquels nous connaissons le monde social. Cela peut se faire de façon très concrète.
Chacun peut faire concrètement ce travail. Qui suis-je, socialement, moi qui dis ce que je
dis ? Etant donné ce que je suis, c’est à dire les variables qui me caractérisent (mon âge,
mon sexe, ma profession, mon rapport avec le système scolaire, mon rapport avec le milieu
du travail, le nombre d’années durant lesquelles j’ai été au chômage, etc.…) étant donné
ces variables, quelles sont les catégories de perception que j’ai toutes les chances
d’appliquer à la personne que je regarde ? » (Bourdieu cité par Paillé, 2007, p.89). A
travers ma recherche, je serai touchée par cette même réalité. J’ai développé une certaine
proximité avec mon objet de recherche : naissance du sujet suite à des observations
professionnelles, recherche orientée sur la représentation de fratrie d’un adulte handicapé
orienté en ESAT, ma propre expérience de la fratrie, de la position d’aînée et du genre
auquel j’appartiens… En voici quelques exemples.
4
Dictionnaire Hachette 2009
12
Des inconvénients peuvent découler de la proximité que j’entretiens avec mon
champ professionnel et engendrer des attentes particulières. Confrontée plus fréquemment
aux difficultés rencontrées par la fratrie, je risque d’orienter ma recherche plus
spécialement vers le versant négatif du vécu et de me fermer à l’éventualité qu’être frère
ou sœur d’un adulte handicapé ne soit pas systématiquement un dévouement de tous
moments, un fardeau continuel. Par ailleurs, mon expérience de sœur aînée peut se projeter
sur les expériences de fratrie auquel je vais être confrontée. Tout ceci peut aboutir à une
analyse biaisée.
Mais cette proximité avec mon objet s’avère avoir aussi un versant positif. En effet,
en connaissant le milieu du handicap et en étant confrontée à une certaine réalité de terrain,
je peux rencontrer les fratries d’adultes handicapés en possédant une certaine connaissance.
Bien que faisant intrusion dans leur vie, je peux aussi montrer que je me suis impliquée
dans le sujet et par conséquent que je possède un intérêt réel pour le sujet. Je pense que
cela facilite la relation et l’échange. L’avantage lié à ma trajectoire personnelle est que
celle-ci peut me servir de support à la réflexion. Elle peut me servir d’appui, de référence.
Selon Bourdieu, il est impossible de comprendre autrement qu’en faisant référence au
produit social que nous sommes. Il dit : « Comprendre, c’est comprendre d’abord le
champ avec lequel on s’est fait » (Bourdieu, 2004, p.15). De la même façon, Pierre Paillé
illustre cette idée en expliquant : « La tâche du sociologue, comme de l’historien, est
d’inférer la connaissance d’autrui de l’expérience qu’il a de lui-même et de la société où il
vit, tout comme ça l’est pour le juge d’inférer les motifs de quiconque derrière un acte ou
une parole. Comme dit Veyne (1978) : « Chacun sait que son prochain est à l’intérieur de
lui-même en être semblable à lui. Et en particulier, il sait que son prochain a, comme lui,
des intentions, des fins ; aussi peut-il faire comme si la conduite d’autrui était la sienne » »
(Paillé, 2006, p.75). Par conséquent, j’ai débuté ma recherche en fonction de ce que j’étais.
Durant mon travail de recherche, j’ai tenté de tendre vers une certaine objectivité malgré
une subjectivité propre, maintenir une conscience critique de mes représentations, de mes
attentes. Par ailleurs, le cheminement de ma recherche m’a elle-même permise d’acquérir
une certaine maturation réflexive progressive. Durant trois ans, ce sont enchevêtrés
recherche, nouveaux outils formatifs, expérience professionnelle et personnelle, qui n’ont
fait que modifier le regard que je possédais sur mon sujet. Ma position d’apprentiechercheuse m’a aidée à maintenir une distance avec lui, tout en me permettant d’acquérir
13
un regard neuf et plus compréhensif des implications ou non des fratries et de leur
légitimité. Ma propre implication professionnelle s’en est sentie modifiée.
Comme faisant suite à cette recherche d’objectivation de mon sujet, j’ai souhaité
associer les deux citations suivantes de Raymond Boudon : «Le type de méthode utilisée
dépend non seulement des goûts personnels du chercheur, mais des questions qu’il se
pose » (Boudon, 1993, p. 13) et « …la sociologie s’est posée dans le passé et continue de
se poser dans le présent des problèmes dont les caractéristiques logiques sont différentes,
impliquant ainsi des méthodes elles-mêmes très diverses » (Boudon, 1993, p.7), j’ai utilisé
en particulier l’observation directe et les entretiens qualitatifs. Ce choix ne s’oppose en rien
à ce qu’Henri Peretz explique « Le travail de terrain comporte le plus souvent une part
d’observation directe mais aussi appel à d’autres méthodes » (Peretz, 2004, p.17).
. 1-2 L’observation directe
Je commencerai par l’observation directe que je définirai en citant Henri Peretz :
« Le chercheur pratiquant l’observation directe n’a pas le projet de détourner l’action de
son déroulement ordinaire, ni d’entraîner les participants dans des actes étrangers à leur
propre perspective. Il observera sans proposer aux participants aucun dessein ni projet et,
s’il participe lui-même à l’action, il adoptera un des comportements habituels dans ce
milieu. A cet égard, l’observateur doit être réservé, ne pas en faire trop, et avoir compris
ce qu’il peut faire » (Peretz, 2004, p.16). C’est en respectant cet esprit, que j’ai commencé
mon travail de recherche en prenant deux contacts avec des associations de frères et sœurs
de personnes handicapées.
La première est l’Office Chrétienne des personnes Handicapées (OCH) créée en
1963. L’OCH est né de la réunion de plusieurs familles frappées souvent douloureusement
par le handicap ; familles qui, autour de Marie-Hélène Mathieu, religieuse et éducatrice
spécialisée, ont pris conscience de leur besoin de ne pas rester seules. Dans une espérance
commune, elles décident alors de se retrouver régulièrement pour échanger sur des
questions qui leur sont propres. De ces réunions jaillit l’idée de lancer une revue et
d’organiser des conférences. Rapidement, les demandes affluent. En réponse : la création
de permanences-accueil pour les personnes et la mise en place d’un soutien financier pour
14
les associations, foyers, écoles, paroisses ... Surfant sur Internet pour mon sujet de
mémoire, j’ai appris que cette association organisait le 30 mars 2008 la treizième journée
des frères et des sœurs d’une personne malade ou handicapée. Dans l’objectif double de
pouvoir interroger des frères et sœurs de l’association et de participer à cette journée, j’ai
pris rendez-vous sur Paris au siège de cet office. Très vite et à travers divers mails,
l’association me proposa d’animer un groupe d’échanges lors de cette réunion. Une
rencontre a eu lieu début janvier avec une responsable communication et organisatrice. Le
siège de l’association se situe dans une maison bourgeoise du 15ième arrondissement
aménagée en bureau. La personne que je devais rencontrer ne m’attendait pas. Elle avait
tenté d’annuler le rendez-vous sans réussir à me joindre. Dans le hall d’accueil, se situait le
bureau d’une sœur standardiste. L’aménagement de ce lieu, ainsi que des autres salles que
je verrai, étaient toutes similaires : des images religieuses, des objets religieux, des
crucifix, cloches, etc. Une bibliothèque proche du standard s’ouvrait sur des bibles, des
magazines « Ombre et Lumière », des CD sur les présentes journées organisées pour les
fratries. Après avoir entendu les raisons de ma venue, mon contact m’a très vite parlé de la
création de l’association, de ses missions, avec beaucoup d’émotion, de larmes prêtes à
jaillir. Elle me tint un discours très militant : une ouverture pour tous de l’OCH, le cadeau
de la foi, le cadeau de ma venue, tout est Amour grâce à Dieu, le handicap est une épreuve
qui est surmontée sans difficulté par la foi, et la réunion, le partage entre chrétiens. Nous
avons parlé de la journée qu’ils organisaient. L’informant du fait que je n’étais pas dans le
cadre d’une fratrie avec handicap, et de surcroit non pratiquante, le discours se modifia et
ma participation devenait incertaine. Elle m’a alors dirigée sur des magazines religieux,
des CD, afin de me les proposer à la vente. J’en ai effectivement acheté un, qui enrichit
mes matériaux d’analyse. Etant présente à l’heure du goûter institutionnel (16h), je fus
conviée à le partager avec une dizaine d’intervenants de l’association. Ces intervenants
étaient pour la moitié des religieux qui portaient une tenue bleue. J’ai dû expliquer ma
présence et en fut remerciée à la Grâce de Dieu. La rencontre dura un peu moins d’une
heure. Malgré les promesses de me tenir au courant quant à ma participation, et en dépit
des divers mails envoyés, je n’ai plus eu de nouvelles de l’association.
La seconde est l’Association nationale de Sœurs et Frères de personnes
Handicapées. (ASFHA). L'ASFHA a été créée en 1986 par Laurent de Felice et un petit
15
groupe de frères et sœurs de l'APEI de Paris. Ils souhaitaient disposer d'un lieu de parole et
d'action pour partager leurs expériences, réfléchir à leur situation, trouver leur juste place
vis-à-vis de leur frère ou de leur sœur, l'accompagner au présent, préparer son avenir. J’ai
pris contact avec l’association par mail en février, et j’ai été conviée en mars à un groupe
de parole qu’organise l’association tous les premiers mercredis du mois. Le lieu de cette
réunion est celui d’une ludothèque ouvert dans les sous-sols de l’APEI. Nous étions deux
étudiantes présentes ce soir là. La seconde écrivait un mémoire en psychologie sur les
fratries, et était elle-même sœur d’une jeune fille autiste. La réunion a durée près de 4
heures, avec douze membres de fratrie, tous ayant fait l’expérience du handicap mental
dans sa diversité. Ce groupe se composait de trois hommes dont deux actifs à l’association
(président et secrétaire), et neuf femmes dont trois actives dans l’association (comptable,
membres du bureau). Le président confirma que la proportion des hommes dans
l’assemblée était la représentation nationale de l’implication dans une fratrie. Les
participants étaient âgés d’une vingtaine d’année à soixante dix ans environ. La réunion
commença dans une ambiance familiale où chacun se présenta. L’uns après l’autre, les
participants se mirent à parler de leur situation, à partager sur leurs difficultés de vie et
leurs moments de bonheur. Dans un échange interactif, certains conseillaient sur des
démarches à entreprendre pour trouver des établissements d’accueil en Belgique, des
démarches aidantes pour la tutelle… J’ai pu noter des phrases, et observer ces fratries dans
ce lieu de partage qu’elles considèrent comme « mieux que le psy ». Des émotions passant
par des pleurs, de la colère, des rires provoquèrent chez moi une sensation de voyeurisme,
d’illégitimité à ma présence. En effet, je n’allais rien leur donner en échange de ces
témoignages riches et poignants qui allaient étoffer ma recherche sur l’implication des
fratries. Cette réunion me permit d’autres apports : J’ai pu mener deux entretiens auprès de
deux membres de l’ASFHA. J’ai fait l’acquisition d’un recueil intitulé « Parents, nous
voudrions vous dire… » dans lequel les frères et sœurs laissent des messages à leurs
parents sur leur vécu (annexe 3 couverture). Pour finir, l’ASFHA m’a permise de participer
à la journée d’échange entre les fratries et les parents qui s’est déroulée en mai 2008.
Une troisième grande étape de mon observation directe a été ma participation à la
seconde rencontre « une journée pour Manon » organisé par l’ASFHA. Elle a eu lieu sur
une après midi dans le 15ième arrondissement. L’objectif de ce moment est de permettre aux
adultes, frères et sœurs de personnes handicapées, de partager sur « la manière dont les
16
enfants et adolescents d’aujourd’hui vivent la présence du handicap au sein de la fratrie »
(Brochure d’invitation de l’ASFHA). Cette journée s’est déroulée en plusieurs temps : un
accueil des familles, trois espaces d’échanges encadrés par des psychologues cliniciennes5,
une synthèse des échanges, un goûter. L’ASFHA m’a permis d’assister à un groupe de
parents mixtes (parents, fratrie, dont des jeunes handicapés). La psychologue, animatrice,
était elle-même sœur d’une personne handicapée. Ce groupe étant situé dans la salle
d’accueil, s’y est greffée chaque personne arrivée en retard. Celui-ci était donc très
important car composé d’environ d’une trentaine de personnes. Lors d’un tour de table,
chacun s’est présenté, puis s’en est suivie une discussion sur l’expérience et le vécu de
chacun. Une écoute réciproque entre des parents qui essayaient de faire au mieux avec
leurs différents enfants, tout en étant exigeants envers leurs enfants valides qui devaient se
débrouiller seul pour certain actes du quotidien, et entre des fratries qui voulaient bien être
impliquées dans l’aide de leur frère ou sœur handicapé, mais qui réclamaient à avoir de
l’attention aussi. A l’instar du groupe de parole, une émotion immense s’est dégagée de
chacun. Le fait que je me sois présentée comme étudiante et éducatrice, fait que j’ai été
interpellée plusieurs fois sur les problèmes rencontrés par des familles : la préoccupation
des listes d’attente des établissements, l’avis des familles, en particulier celui des fratries,
négligés par certains professionnels, des choix imposés aux familles, des salaires peu
élevés en ESAT… La psychologue a demandé à chacun de conclure. Ce fut un bilan
général positif et un merci à chacun des membres de sa participation. Une nouvelle fois,
suivant les paroles de Peretz qui écrit « l’observateur a quatre tâches à accomplir :1) être
sur place parmi les personnes observées et s’adapter à ce milieu ; 2) observer le
déroulement ordinaire des évènements ; 3) enregistrer ceux-ci en prenant des notes ou par
tout autre moyen ; 4) interpréter ce qu’il a observé et en rédiger un compte-rendu » (2004,
p.14), j’ai pris des notes afin de les utiliser au cours de mon analyse. Parallèlement, j’ai pu
me procurer un second recueil de dessins qui se veut « témoigner des progrès accomplis
dans la prise en charge des personnes handicapées, d’apporter un témoignage collectif sur
des difficultés vécues par des frères et sœurs pendant leur enfance, et qui peuvent parfois
5
Autour des vécus de chacun, trois espaces ont été organisés :
Un premier ludique pour les enfants de cinq à huit ans (paroles et dessins)
Un second adressé aux enfants et adolescents (table ronde)
Un troisième pour les parents et grands enfants (table ronde)
17
expliquer le refus de certains d’entre eux d’assurer un relais au moment où les parents
sont trop âgés ou décèdent »6.
Suite à ces trois observations, j’ai pu commencer à construire un regard plus distant
de mon terrain professionnel tout en m’y référant parfois. Un grand nombre d’informations
récoltées sera exploité dans mon analyse afin de comprendre pourquoi certains membres
d’une fratrie se sentent plus impliquées dans l’aide, la prise en charge de leur frère ou sœur
handicapée. Le second outil méthodologique employé est l’entretien qualitatif.
.1-3 Choix de la méthode qualitative et population interrogée
J’expliciterai tout d’abord ce qui a motivé mon choix méthodologique, puis je
présenterai la population que j’ai interrogé.
L’objectif de mon mémoire étant d’étudier comment s’exprime chez la fratrie
d’adultes handicapés, la représentation d’eux-mêmes et de leur vécu quant à leur
implication, la méthode et les entretiens qualitatives me semblent le plus appropriés.
Je ferai référence à la définition suivante : « L’entretien qualitatif ou « entretien de
recherche » peut porter sur des comportements ou des pratiques sociales diverses mais il
concerne plus fréquemment la recherche et la compréhension de représentations mentales.
Dans ces cas, le chercheur interroge telle personne parce que cette personne possède telle
caractéristique, parce qu’elle appartient à telle couche sociale, parce qu’elle a connu tel
type d’expérience, telle histoire, etc. Ce qui intéresse le chercheur, c’est donc bien ce que
cette personne pense en tant qu’acteur et comment elle se représente tel aspect de la vie
sociale et non pas les informations factuelles qu’elle détiendrait » (Albarello, 1999, p.61).
Je complèterai cette définition par ce qu’ont écrit Blanchet A., Ghiglione R., Massonat J.,
Trognon A (1987) : « …Nous définissons empiriquement l’entretien de recherche comme
un entretien entre deux personnes, une interview et un interviewé, conduit et enregistré par
l’interviewer ; ce dernier ayant pour objectif de favoriser la production d’un discours
linéaire de l’interviewé sur un thème défini dans le cadre d’une recherche. L’entretien de
6
Préface du recueil de dessins de l’ASFHA
18
recherche est donc utilisé pour étudier les faits dont la parole est le vecteur : études
d’actions passées (approche biographique, constitution d’archives orales, analyse
respective de l’action, etc.), études des représentations sociales (systèmes de normes et de
valeurs, savoirs sociaux, représentations d’objet, etc.), étude du fonctionnement et de
l’organisation psychique (diagnostic, recherche clinique, etc.) » (Cité par Albarello, 1999,
p.62).
Cet outil m’a permise d’accéder directement aux membres des fratries dans laquelle
se situait une personne handicapée mentale hors cadre professionnel. J’ai pu recueillir deux
types d’informations : des paroles échangées, mais aussi de la communication non verbale.
Cette communication ne peut être saisie que par le biais de l’entretien. Cela concerne les
méthodes d’évitement, les blancs dans les discours, les hésitations, les répétitions, etc.…
Elle est bien souvent en lien avec les émotions et l’affectif. L’ensemble de ces
informations donne du sens à l’objet de recherche et sera enclin à l’interprétation et
l’analyse. Le discours des enquêtés possède un pouvoir ; une richesse qu’il faudra que je
traite avec égard.
Les entretiens pouvant être de diverses natures, mon choix s’est dirigé sur le type
semi-directif. Luc Albarello en donne la définition à laquelle je me référerai : « Les
entretiens semi-directifs sont menés sur la base d’un guide d’entretien constitué de
différents « thèmes-questions » préalablement élaborés en fonction des hypothèses. Un
guide d’entretien comprend généralement une douzaine de thèmes-questions qui, sauf
exception à justifier, seront abordés dans un ordre à chaque fois identique afin d’éviter
que la place du thème dans l’interview n’influence la qualité de la réponse. On ne répond
pas avec la même intensité à une dernière question qu’à une première posé) » (Albarello,
1999, p. 66). L’auteur cite Blanchet et Gotman (1992) en prolongement de sa définition :
« …le degré de formalisation du guide est fonction de l’objet de l’étude
(multidimensionnalité),
de
l’usage
de
l’enquête
(exploratoire,
principale
ou
complémentaire) et du type d’analyse que l’on projette de faire ». Par conséquent, j’ai
construit le guide d’entretien en étant attentive à la systémie familiale. En d’autres termes,
la famille peut être perçue comme un système dont chacun des membres de ce système
inter-agit l’un vis à vis l’autre. Et comme, l’écrit Jean Foucart : « L’auto-organisation est
le propre d’un système qui se produit, se produit tout en changeant. Il se reproduit à
19
l’identique et au différent. On retrouve des tensions fondées sur la séparation et la liaison,
l’identité et la différence. L’individu ou l’acteur est dans le “système” tout en étant
dehors ». (Foucart, 2003, p.15) De ce fait, j’ai tenté d’appréhender diverses facettes
organisatrices du fonctionnement de la fratrie : présentation de la fratrie, de l’enquêté,
l’histoire familiale face au handicap, rôle de l’enquêté auprès du membre handicapé en
interaction avec la dynamique familiale dont il est originaire. L’annexe 4 présente le guide
d’entretien utilisé lors de ma recherche.
Le profil des enquêtés est le résultat d’un cheminement qui s’est modelé
progressivement lorsque je me suis confrontée à la réalité du terrain d’investigation.
En effet, lors de l’écriture de mon mémoire de licence précisant la population que je
comptais interroger, j’ai fait preuve, me semble-il à postériori, d’un excès d’optimisme.
J’avais envisagé d’interroger uniquement des fratries dont la personne handicapée
mentale serait orientée par la CDAPH en ESAT, puisque la loi catégorise ces individus en
fonction de leur capacité de travail 7. J’espérais ainsi cibler les fratries dans lesquelles la
personne handicapée présentait une certaine autonomie. Le phénomène de refus fréquent
auquel j’ai été confrontée m’a incitée à élargir mon panel de fratrie à interroger. Cette
réalité du terrain m’a poussée à une adaptation qui s’est vue continuelle que j’ai dû prendre
en compte tout au long de ma recherche. Par conséquent, j’ai interrogé des fratries
touchées par le handicap mental sans me soucier d’une orientation en ESAT ou non.
Néanmoins, les réponses ayant été schématiquement similaires entre ceux qui ont eu leur
frère ou sœur soit en ESAT ou non, je peux dire à posteriori que la gravité du handicap n’a
pas eu d’impact sur leur représentation de leur implication comme aidant.
Parallèlement, je souhaitais interroger des fratries de deux ESAT distincts (l’un
amiénois dépendant de l’association où je travaille, le second noyonnais géré par la
Fondation BELLAN). Au delà d’un critère de praticité géographique, mon choix était
motivé par une recherche incessante de pouvoir comparer ce qui était comparable. Une fois
encore, la réalité du terrain de recherche s’est rappelée à moi. J’ai interrogé les fratries qui
souhaitaient bien me répondre sans faire cas de leur appartenance associative quelconque.
7
ARTICLE 211 de la Circulaire 60 AS du 8 décembre 1978 définit la capacité de travail d’une personne
travaillant en ESAT. La CDAPH oriente des personnes handicapées dont la capacité de travail ne dépasse pas
le tiers de celle d’un travailleur valide.
20
Par ailleurs, j’espérais pouvoir approcher ces fratries en recueillant tout simplement
leurs coordonnées dans les logiciels SAM de chacun des établissements. Comme je l’ai
rapidement abordé, j’ai été confrontée à bon nombre de refus en employant cette approche
que je qualifierai à posteriori d’abrupte. Ceux-ci peuvent s’expliquer par plusieurs raisons.
J’en invoquerais deux.
La première est certainement liée à l’incidence qu’à mon sujet de recherche. En
effet, le fait que je veuille étudier le vécu des fratries d’adultes handicapés mentaux
montre, qu’implicitement, j’émets l’hypothèse que leur vécu est différent de celui des
autres fratries. Par ce biais, je stigmatise ces fratries qui ne souhaitent pas, par mon simple
appel, réactiver cette différence. Leur statut d’adulte peut leur permettre de dissimuler ce
qui a peut-être été douloureux, mal vécu pour eux. Elles expriment certainement par leur
refus leur légitimité à être considérée comme « une fratrie comme les autres ».
Une seconde raison peut venir de la situation elle-même. Lors de la présentation de
ma recherche, je me situe en tant qu’étudiante en sociologie. Cela véhicule une certaine
représentation à la fois de ce que je suis, mais aussi de la discipline. Les individus se
représentent le stéréotype de l’étudiant comme une personne d’une vingtaine d’année, ne
possédant dans ses bagages qu’un flot de connaissances théoriques et non une expérience
de la fratrie d’adultes handicapés. Parallèlement, la sociologie est peu connue. Par
conséquent, une personne susceptible d’être interviewée ne sait pas à quoi elle va être
confrontée. Le refus peut sembler être un comportement de repli ou de méfiance afin de ne
pas être confronté à l’inconnu, la critique… Il peut répondre à la suspicion du « pourquoi
m’interroger moi ? ».
La liste des raisons de refus n’est évidemment pas exhaustive et relève de mon
interprétation. Ces refus ont cependant suscité une réflexion motivant mon orientation
méthodologique concernant la prise de contact. En effet, le fait d’obtenir des coordonnées
de fratrie par le biais de logiciel n’était pas judicieux, puisqu’il ne rend que plus brutal la
prise de contact pour un sujet d’ordre intime tel que l’est celui de mon mémoire. Afin
d’atteindre mon objectif de me mettre en relation avec des fratries, j’ai donc usé de mes
réseaux relationnels (privés, professionnels, de formation et associatifs) ainsi que de ceux
de mes enquêtés. J’ai pu ainsi être introduite auprès de chaque membre de fratrie
interrogée par un tiers.
21
Un dernier idéal méthodologique aurait été de réaliser douze entretiens de fratrie
dans laquelle il y aurait trois membres et de pouvoir interroger l’ensemble des frères et
sœurs en entretien individuel. Sur ce point, j’ai été une nouvelle fois confrontée à la réalité
de terrain. Face aux diverses entraves pour accéder aux fratries, j’ai interrogé celles qui,
tout bonnement, ont accepté de me parler de leur vécu et de leur implication ou non auprès
de leur frère ou de leur sœur handicapé(e) mental(e).
Après avoir expliqué comment la réalité de mon champ d’investigation a rendu
inévitable une réflexion sur un choix judicieux de méthodologie, je présenterai la
population interrogée.
J’ai donc mené dix entretiens qualitatifs. Trois d’entre eux se sont avérés doubles :
deux sœurs (une sœur rendant visite à la sœur interrogée s’intègre à l’entretien ; les deux
sœurs confrontent leur vécu respectif), une sœur et un frère (la sœur enquêtée cède la
parole à son frère présent), une sœur et sa mère (la sœur mineur est interrogée, mais la
mère se sent plus légitime pour répondre). Les sept autres entretiens se sont passés en
situation duelle. Les entretiens se sont déroulés au domicile des interrogés, sauf pour l’un
d’entre eux qui a eu lieu dans un café8. Pour la moitié d’entre eux, j’ai fait connaissance
avec leur frère et leur sœur handicapée soit directement (deux ont assisté à l’entretien), soit
indirectement (leur photo m’a été présentée). Les entretiens ont duré entre quarante cinq
minutes et trois heures. Ils ont tous été enregistrés à l’aide d’un dictaphone numérique et
retranscris dans leur intégralité informatiquement. Je commencerai par formuler quelques
remarques quant aux variables notées sur ces douze personnes interrogées. Premièrement,
elles diffèrent quant à leur position socioprofessionnelle : éducatrice, agriculteur, étudiante,
chef d’atelier en retraite, chef de projet, femme au foyer... Deuxièmement, le handicap qui
touche leur frère ou de leur sœur handicapé(e) est pour moitié génétiquement avéré
(trisomie pour cinq d’entre eux) tandis que pour les six autres personnes, l’explication du
handicap mental reste floue et variée. Troisièmement, les parents de ces fratries sont
toujours présents pour la moitié d’entre elles. Toutes ces remarques seront analysées
ultérieurement comme explicatives ou non de l’implication de la fratrie.
8
J’ai interrogé la jeune fille orléanaise en visite sur Paris. Ni l’une ni l’autre n’avions la possibilité d’accéder
à un local privé.
22
J’ai schématisé l’aspect général de la population analysée à l’aide d’un tableau
précisant les âges et le sexe des enquêtés. Néanmoins, je renvoie le lecteur aux annexes 59
et 610 présentant respectivement un tableau récapitulatif et une fiche résumée de chaque
entretien afin d’accéder à une lecture plus détaillée des profils des personnes interrogées.
12 MEMBRES DE FRATRIE INTERROGES
SEXE
FRERES
SOEURS
AGE
De 16 ans à 25 ans
De 45 à 65 ans
Total
1
2
3
2
7
9
Je ferai un certain nombre de remarques :
- La majorité des individus enquêtés sont des femmes. Cela va dans le sens des différentes
recherches faites sur la solidarité familiale. Agnès Pitrou observe : « Les appels à la
solidarité familiale, en particulier dans les soins aux malades, aux enfants, aux personnes
âgées, s’adressent toujours plus ou moins implicitement aux femmes, non seulement parce
qu’elles entretiennent la quotidienneté des relations (…), mais parce qu’on les perçoit
encore comme les dispensatrices naturelles des soins aux personnes » (1994, p. 218).
- L’existence de deux catégories d’âge distinctes d’enquêtés me permettra de considérer
mon sujet en termes de temporalité ou de génération et ainsi observer s’il existe ou non une
évolution quant à l’implication des membres des fratries. Comme l’illustre Gilles
Pronovost, « Le temps possède une dimension proprement sociale, il résulte de la vie en
société ; les diverses durées, les évènements et les activités sont en quelque sorte
recomposés, réinterprétés dans un rythme social d’ensemble qui leur donne cohérence et
signification » (1996, p. 17).
Le second tableau présente le type de fratrie interrogée.
SEXE
10 FRATRIES INTERROGEES
FRERES
9
SOEURS
Tableau récapitulatif des traits caractéristiques de chaque membre de fratrie interrogée : prénom, sexe, âge,
place dans la fratrie, profession, existence de l’exercice d’une mesure de protection, l’implication en terme de
« pilier familial », le frère ou sœur handicapée avec son prénom, son âge , place dans la fratrie, type
d’handicap, sa situation administrative, situation des parents, biais impulsif de cette rencontre.
10
Profils littéraires de chacun des membres de la fratrie synthétisant leur vécu
23
Nombre la
composant
Composée de 2 membres
Composée de plus de 2
membres
Total
0
3
2
7
3
9
Une majorité des fratries est composée de plus de deux membres, ce qui implique de très
nombreuses compositions possibles dans l’implication des fratries auprès de leur frère ou
de leur sœur handicapé(e). Selon Didier Lett à travers cette citation: « Une fratrie prend
une configuration spécifique en fonction de sa taille, de la distribution des sexes et des
écarts d’âges. Mais le rang au sein de la fratrie constitue un autre critère essentiel.
Chaque enfant possède en effet un statut particulier déterminé par son rang de naissance,
qui engendre des appellations différentes : aîné(e), cadet(te), benjamin. Cette place n’est
pas statique dans le temps d’une vie d’une famille et diffère grandement selon les époques
et les lieux. Le premier-né transforme le couple en famille ; le fils unique porte l’espoir de
la perpétuation des parents ; les autres entrent dans une structure familiale déjà
constituée, à un moment donné de son existence » (2004, p. 81). Les différents membres
d’une fratrie partagent des joies, des peines, des souvenirs et entretiennent des souvenirs
qui peuvent être différents. La trajectoire de chacun les impliquera différemment.
Parmi les interviewés, un cas de figure particulier de ces fratries à plus de deux membres
est à souligner : Hyacinthe, la cadette dans une fratrie de deux frères handicapés mentaux.
Nous verrons que sa relation avec eux se jouent différemment : par exemple, elle est tutrice
de l’un d’entre eux et pas de l’autre.
Lors de ces dix entretiens, ces douze personnes interrogées ont partagé avec moi
leur trajectoire de vie singulière d’être issue d’une “fratrie à handicap” et m’ont expliquée
leur représentation de leur implication. Avant d’en faire l’analyse, je vais présenter les
définitions du handicap et de la famille sur lesquels s’appuiera cette analyse.
24
Seconde partie
HANDICAP ET FAMILLE
25
Au préalable, j’aimerais partager un certain nombre de notions avec le lecteur. En
effet, il s’est avéré qu’il existait peu d’ouvrages sociologiques traitant directement des
rapports qu’entretiennent les membres d’une fratrie avec sa sœur ou son frère
handicapé(e). Le sujet est essentiellement traité sous l’angle de la psychologie. En contre
partie, de nombreux auteurs ont parlé du handicap, de la famille et des liens familiaux.
C’est ce que je vais présenter en illustrant ces définitions des paroles des enquêtés.
2-1 La notion de « handicap »
Dans la présentation de ma recherche, j’ai très souvent utilisé le terme de
“handicap”. J’expliciterai l’historique de cette catégorie, avant de présenter le secteur
médico-social en lien avec celui-ci.
2-1-1 Histoire de la création d’une catégorie
Il est important de s’attarder sur les origines du mot « handicap » et sur l’histoire du
handicap mental pour mieux comprendre les influences du passé sur l’époque actuelle.
Le mot « handicap » est d’origine anglo-saxonne. Au 12ème siècle, il désigne un jeu
de hasard. En 1827, les Irlandais l’utiliseront dans le domaine des courses de chevaux sur
pelouse (turf). Décomposé, handicap signifie "hand in cap" et désigne une méthode
destinée à choisir un gagnant ou une position. Aux courses, cette technique permet
l'attribution des positions de départ. L'essence même de la notion de handicap repose sur la
nécessité d'être équitable en "désavantageant" ou en annulant un avantage chez un
concurrent. C'est le commissaire “handicapeur” qui a la responsabilité d'égaliser les
chances des concurrents en chargeant le meilleur cheval et en délestant la monture qu'il
26
considère moins compétitive pour diverses raisons. Il se base sur une échelle de poids pour
effectuer l'égalisation des chances. Cette échelle a été développée à la suite de
"générations" d'essais et d'erreurs afin d'établir un niveau de base pour pondérer les
chances de chevaux d'âge ou de sexe différent. Cette échelle peut varier suivant le mois et
la distance de la course. Vers 1950, un sens figuré est attribué au terme handicap qui
évacue le désavantage imposé au concurrent supérieur ou naturellement avantagé. Dans le
dictionnaire Robert de 1988, un handicap deviendra synonyme d'un "désavantage, d'une
infériorité qu'on doit supporter" (p. 911). Cependant, l’origine dans le secteur médicosocial reste obscure. Il sera utilisé pour la première fois dans un texte officiel du 23
novembre 1957. Sous la tutelle du ministère du travail, il aide à l’organisation du
reclassement des travailleurs handicapés. Ce mot n’arrêtera pas d’être utilisé et prendra une
expansion telle que nous le connaissons actuellement. C’est ce que je définirai dans une
seconde sous-partie.
La catégorie plus spécifique qu’est le « handicap mental » est aussi l’aboutissement
d’un très long processus. D’après Liberman, sa genèse remonte à « la préhistoire qui
commence à l’aube des temps avec son cortège de prêtres, de sorciers ou de chamans et
leurs corollaires : les fous assimilés à des possédés du diable jusqu’au XIVème siècle, du
moins en Europe » (1989, p. 17). A partir du 16ème siècle, se pose la question de
l’utilisation des léproseries qui se vident de par la raréfaction de la maladie. Les lépreux y
finissaient leur vie. Jusque là, tout un réseau de marché économique s’était développé
autour des 2000 léproseries recensées en France en 1266. Leur fermeture devenait ainsi un
enjeu politique considérable, que ce soit au niveau des licenciements des personnels, mais
aussi au niveau des richesses que ces établissements avaient accumulées (biens fonciers,
héritage des malades, etc.). Les pouvoirs politiques du moment eurent l’idée de remplir ces
établissements avec les “indésirables” sans distinction particulière. Les prostituées, les
délinquants, les opposants politiques, les “débiles“ avec les fous authentiques se
retrouvèrent à partager ces grands bâtiments. C’est un lourd héritage que continuent à
porter les malades mentaux à l’heure actuelle. Ils étaient alors mis à l’écart des villes.
Foucault parle du « Grand Renfermement hors de la ville » (cité par Liberman, 1989, p.
18). Au milieu du XVIIème siècle, un décret royal précise le statut des hôpitaux généraux où
on enferme, dans un même quartier, les indésirables. Seules les prémisses d’une thérapie
27
différenciée se dessinent : les chaînes et les cachots pour les agités, le travail pour les
autres, et une libération conditionnelle pour ceux qui accepteront de signer un contrat
moral de bonne conduite. A l’époque de la Révolution française, le médecin Pinel et son
élève Esquirol obtiennent la libération des enchaînés, la séparation des fous et autres
possédés des autres indésirables de la société. C’est la première fois qu’il y a
reconnaissance du statut du fou. Ces différents médecins vont entreprendre un travail
d’observation, de classification et vont proposer des soins différenciés. Les personnes
qu’ils étudient, continuent à être rejetées de la société ainsi que par ceux qui se destinent à
les étudier. Ils porteront le nom de médecin-aliénistes, ceux qui étudient l’étranger
(alienus). Un second statut est offert aux aliénés : celui de malade. Ces aliénistes
aboutiront à une nosographie des malades mentaux. Celle-ci reste à l’heure actuelle
l’héritage de la classification des maladies utilisées par l’Organisation Mondiale de la
Santé (OMS).
Le travail entrepris par ces médecins trouve sa résonance dans leur époque.
L’idéologie « humanisme » du XIVème siècle place l’être humain et les valeurs humaines
au centre de la pensée. Ces médecins visent à changer l’attitude de la société envers les
aliénés afin qu’ils soient perçus comme des malades nécessitant des soins médicaux et
qu’ils cessent de faire l’objet de méthodes brutales d’emprisonnement et d’être attachés par
des chaînes.
Au XXème siècle, l’intérêt des médecins s’estompe d’autant plus que les dépenses
des départements pour les aliénés cessent d’être obligatoires. Mais, un nouveau
mouvement naît : l’organicisme.
Les psychiatres se tournent vers la neurologie et la biologie. Ils essaient de trouver
une cause spécifique, un groupe de symptômes pour chaque maladie mentale. D’après
Foucault écrit « L’idéal du savoir vise alors à faire coïncider la carte des maladies
mentales avec celles des perturbations et des troubles organiques ». La maladie mentale
devient un objet médical pour lequel on recherche « l’art de guérir », et de « ramener à la
raison l’homme malade mental égaré dans sa folie » (cité par Liberman, 1989, p 20).
En 1870, Henry Ey, psychiatre et psychanalyste français, définit la maladie mentale
« ….comme une des faces, un des aspects particuliers de la maladie de la totalité de la
personne… Dans cette perspective dynamiste et globaliste de l’être qui assure et contient
son développement, la vie psychique apparaît comme un progrès, la maladie mentale
28
comme une régression. La maladie mentale se révèle à la fois comme un déficit de
l’organisation progressive de l’être et comme un mode régressif d’existence » (Liberman,
1989, p. 20).
Depuis, la recherche organique des troubles mentaux a toujours été d’actualité à
travers la microbiologie et la neurophysiologie. L’homme est toujours à la recherche d’une
rationalité de la maladie mentale.
En 1970, une classification française des maladies mentales fait consensus. Elle est
l’aboutissement des intérêts conjoints des chercheurs, des statisticiens et des institutions
gouvernementales. Elle officialise la catégorie des « malades mentaux ».
A l’heure d’aujourd’hui, la classification qui fait référence, est la Classification
Internationale des Maladies (CIM) de l’OMS. De part l’avancée des recherches, cette
classification est régulièrement révisée. La dernière version date de 1992, c’est la CIM 10.
Le chapitre 5 classe les troubles mentaux et du comportement11.
Néanmoins, en raison de la complexité des troubles mentaux, une autre
classification existe. Elle se nomme la classification internationale du fonctionnement du
handicap et de la santé (CIH). La dernière version date de 1999, c’est la CIH-212. En 2000,
elle devait être examinée et approuvée par les organes directeur de l’OMS. Dans la version
finale du CIH-2, il est indiqué : «Dans la classification internationale de l’OMS, les états
de santé sont classés essentiellement en fonction de la CIM-10 (10ème révision), qui fournit
un cadre étiologique. Le fonctionnement et les handicaps associés aux états de santé sont
classés dans la CIH-2. La CIM-10 et la CIH-2 sont, par conséquent, complémentaires et
les utilisateurs sont invités à utiliser ensemble ces deux membres de famille des
classifications internationales de l’OMS. La CIM-10 permet de poser un diagnostic des
maladies, troubles et autres états de santé ; cette information est enrichie par la CIH-2
sur le fonctionnement » (CIH-2, 2000, p. 2).
Ainsi, ces différentes classifications auront divers avantages. Leur précision
aboutira notamment à différencier des notions proches comme celles de déficiences
mentales et de maladies mentales. La CIH définit la première notion comme des
« perturbations du degré de développement des fonctions cognitives telles que la
11
Si le lecteur veut consulter le chapitre V de la CIM, il pourra se référer au lien
http:/ /www.psy-desir.com/leg/spip.php ?rubrique175
12
La CIH-2 dans sa version finale avant sa publication peut être consultable sur le site
http:/
/www.moteurline.apf.asso.fr/epidemiostatevaluation/autresformats/autresformats/CIH2versioncomplete.pdf
29
perception, l’attention, la mémoire et la pensée ainsi que leur détérioration à la suite d’un
processus pathologique ». La seconde sera tirée des recherches de Bérubé Louise sur la
Terminologie de neuropsychologie et neurologie du comportement : « Maladie sur cerveau
dont les symptômes prédominants sont comportementaux. Elle regroupe des maladies de la
pensée ou de la personnalité. Trouble des comportements psychiatriques diverses »
(Terminologie de neuropsychologie et neurologie du comportement, Bérubé, 1991, p. 176).
Elle porte la notion de soins spécialisés dont le but est de guérir, ou tout au moins de
réduire les souffrances. Parallèlement, les classifications contribueront aussi à ce qu’existe
une définition générale du mot handicap tel que l’entend la loi N° 2005-102 du 11 février
2005 pour l’Egalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des
personnes handicapées : « Art.L.114 –Constitue un handicap, au sens de la présente loi,
toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son
environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou
définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou
psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant »13.
Comme nous venons de le voir, ces classifications sont en perpétuelle mouvance.
Elles sont en particulier liées à l’évolution scientifique. Trois exemples issus des entretiens
témoignent de ces évolutions.
Je commencerai par parler de la trisomie. En effet, quatre personnes interviewées
dont l’âge varie entre 54 et 66 ans, utilisent le terme de “mongolien” pour me présenter
leur frère ou leur sœur. Ils parlent de l’évolution scientifique. C’est le cas de Marie-Pascale
et de sa sœur aînée Marie-France :
« MP : (…) à ce moment là on ne connaissait pas la trisomie. On appelait cela d’ailleurs des
mongoliens parce que le professeur Lejeune a découvert cela quelques années après. Il a déterminé
qu’est ce c’était. Vous savez qui est le professeur Lejeune ?
F : Dites moi.
MP : Jérôme Lejeune médecin qui a trouvé la trisomie. En fait qui a su ce qu’était la trisomie. Avant
c’était le mongolisme et en fait on ne savait pas.
MF : Oui il est de 57. C’est juste quelque temps après.
MP : Oui quelques temps après
MF : Je ne saurai pas dire quand, combien d’année après mais c’est dans les 50 aussi.
MP : 60 ou 59 ou…
MF : Et là on a mis le fameux nom qu’on met et après c’était plus intéressant entre guillemets qu’on
sache mais avant non.
MP : Maintenant c’est relatif. Pour vous c’est vieux… mais pour nous, non. En fait, c’est
relativement récent cette découverte.
MF : Y’a près de cinquante ans qu’on a su et qu’on sait qu’on a découvert ça.
13
La loi citée est consultable en son entier à l’adresse électronique suivante
http:/ /www.legifrance.gouv .fr/WAspad/UnTexteDeJorf ?numjo=SANX0300217L
30
MP : Le docteur Fécamp avait dit : « Ce sera comme un nain, il ne sera pas grand ! ». Ca, je m’en
souviens car il lui donnait de la Thyroxine une hormone thyroïdienne pour le faire grandir. Mais en
fait, il ne savait pas exactement ce que c’était en fait…
MF : Moi, je crois que ça a été progressif comme découverte. Maintenant, quand il y en arrive un, il
y a tout de suite des informations sur la trisomie ».
(Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de
cinq)
En comparaison, voici la réponse de Néjma qui montre bien que la façon de nommer la
maladie dépend aussi des connaissances sur celle-ci puisqu’elle dit spontanément pour sa
sœur : « Quel est l’handicap de ta sœur ? … Euh (Silence réflexif) euh trisomique ! »
(Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Lors de l’entretien, je perçois qu’en dehors de
sa difficulté du maniement de la langue, le diagnostic est clair. Elle ne me parlera à aucun
moment de mongolisme.
La seconde illustration concerne l’anamnèse de l’autisme décrit par Léo Kanner en
1943. D’abord perçu comme une maladie, l’autisme est aujourd’hui considéré comme un
syndrome qui prendrait diverses formes. On parle de syndrome d'Asperger, de syndrome
de Rett, de trouble désintégratif de l'enfance et d’un trouble dont on ne connaît encore que
peu d’éléments :
« Comment vous vous en êtes aperçus, comment vous l’avez appris ?
Alors…Bon moi, le début de l’histoire, j’étais pas née…Ce que mes parents m’ont dit.(…) Ils ont vu
qu’ils y avaient quelque chose parce que ma sœur pleurait quand ma mère la prenait dans les bras.
Donc, il y a eu une relation mère, enfant, un ptit peu… Si tu veux un peu compliquée. Le diagnostic
définitif… parlant d’autiste a été fait quand elle a eu 9 ans. Donc…
Ca a mis du temps…
Ca a mis beaucoup de temps sachant qu’il y a 20 ans que les connaissances sur l’autiste
étaient…peu avancées » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre).
Ces exemples montrent comment la connaissance médicale fait évoluer les
perceptions, l’appréhension du handicap. Cette connaissance a un grand impact puisqu’elle
permet d’attribuer des causes génétiques ou neuro-génétiques, là où la mère était bien
souvent rendue responsable du trouble de son enfant. En effet, ce genre de réaction s’est vu
parfois : « Comment a été annoncé le handicap de ta sœur ? Rupture parce que l’annonce
a été très très brutale. Le médecin qui a fait l’annonce à mes parents… à plus ou moins
accusé ma mère en fait en lui demandant ce qu’elle avait pu faire à sa fille » (Christine, 25
ans, seconde dans une fratrie de quatre).
Comme nous venons de le voir la représentation du handicap évolue dans le temps.
Cette évolution s’observe aussi dans le cadre législatif.
31
2-1-2 LE SECTEUR DU HANDICAP
Parallèlement, au développement des connaissances sur le handicap, un cadre
législatif s’est construit progressivement. Je dégagerai sept grandes étapes.
La première est la prise en compte par la France, suite à la première guerre
mondiale de ses mutilés. On retrouve notamment la loi du 17 Avril 1916 donnant un droit
de préférence pour l’obtention des emplois réservés dans les administrations aux anciens
militaires réformés ou retraités par suite de blessures ou d’infirmités contractées durant la
guerre de 1914-18, mais aussi la loi du 2 Janvier 1918 créant l’Institution de l’Office
National des Mutilés et Réformés de guerre, destinée à subventionner des écoles de
rééducation, puis la loi du 26 Avril 1924 obligeant l’emploi des militaires percevant une
pension d’invalidité. Cette dernière instaure pour la première fois une obligation pour les
entreprises privées d’employer une catégorie de travailleurs.
La seconde étape est en lien avec le développement du système de protection
française. Le risque d’incapacité au travail, que la raison en soit un accident ou une
infirmité, ouvre à des droits. La loi 14 Mai 1930 permet ainsi aux accidentés du travail
d’être admis gratuitement dans les écoles de rééducation professionnelle créées par les
militaires. Celle du 2 Août 1949 crée l’allocation de Compensation aux Grands Infirmes
Travailleurs et permet un accès à la formation professionnelle de tous les grands infirmes.
Le décret du 29 Novembre 1953 fonde des Commissions Départementales d’Orientation
des Infirmes, pour la reconnaissance de l’aptitude au travail ou la possibilité d’une
rééducation professionnelle. La loi du 23 Novembre 1957 donne droit à la Réadaptation, la
Rééducation et la Formation Professionnelle. Elle définit la qualité de Travailleur
Handicapé et instaure des priorités d’emploi (quota théorique de 10%). Elle classe les
Travailleurs Handicapés en catégorie A-B-C, définit le Travail Protégé, et crée le conseil
supérieur pour le reclassement professionnel et social des travailleurs handicapés.
La troisième étape, l’année 1975, permet le rassemblement des deux précédentes
périodes. Elle marque un grand tournant dans le champ du handicap car elle permet la
reconnaissance du secteur médico-social en « institutionnalisant ». Le 30 juin 1975, deux
lois, souvent mal connues et donc souvent confondues, sont proclamées. Ces deux lois
32
obéissent pourtant à des logiques très différentes. La première, la loi n°75-534, est une loi
inter-ministérielle dédiée à une catégorie de population : les personnes handicapées. Cette
loi, nommée Loi d’Orientation, définit la première base juridique de tous les droits des
personnes handicapées. La seconde, la loi n°75-535, est une loi mono-ministérielle
organisant une offre médico-sociale relevant de la principale responsabilité du ministère
des affaires sociales (et des conseils généraux ou de la Protection Judiciaire de la Jeunesse
(PJJ)). Elle concerne diverses populations : enfants et familles en difficulté, personnes
handicapées, personnes âgées, personnes en situation de précarité ou d’exclusion. Aucune
de ces deux lois n’a vocation à réformer l’autre.
La quatrième étape est un peaufinage des lois de 1975, ponctué de décisions
nombreuses et diverses. Je citerai les principales. La loi du 7 Janvier 1981 oblige au
reclassement pour les accidentés du travail et les salariés en maladie professionnelle. Celle
du 10 Juillet 1987 formalise les obligations d’Emploi des Travailleurs Handicapés par
l’institution d’une obligation de résultat (6% d’emplois dans le secteur public et le secteur
privé). Celle du 12 Juillet 1990 protège, pour la première fois, les personnes contre les
discriminations en raison de leur état de santé ou de leur handicap. La loi du 13 Juillet
1991 définit le droit à l’accessibilité des locaux d’habitation, des lieux de travail et des
installations recevant du public. Au 31 Décembre 1992, le reclassement devient obligatoire
quelle que soit l’origine de la maladie ou du handicap.
La cinquième étape illustre un changement dans les volontés en termes de
représentation. Le législateur promeut l’intégration des personnes présentant un handicap.
La loi du 16 novembre 2001 précise la lutte contre les discriminations. Elle apporte des
modifications très importantes concernant notamment le recours direct par les
organisations syndicales et les critères pris en compte. Elle est traduite dans le code du
travail par les articles 122-45 et suivants.
La sixième étape prend acte de l’évolution du secteur médico-social tel qu’il avait
été conçu dans les lois de 1975. La loi 2002-2, nommée “Loi de rénovation sociale”, prend
acte de l’expérience de vingt ans du secteur médico-social. Ce secteur est en expansion,
mais la demande de prise en charge est néanmoins supérieure à l’offre. Un des enquêtés,
Benoit est ainsi confronté au problème de manque de place dans les établissements pour
son fils autiste :
«Pfff que vous savez très bien que les places sont fermées, les places sont réservées, elles sont pas
réservées , y’en a très peu. Oh j’vois là, tout le dossier, il est fait. Il est parti pour ce qui est de
33
l’adulte même s’il va avoir 20 ans à la fin de l’année, j’l’ai même mis sous tuteur de bonne heure
après 18 ans pour pouvoir, pour pouvoir tout soit prêt s’il y avait…un établissement où il y aurait
une place libre » (Benoit, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un
autiste).
Deux grands principes animent la loi 2002-2. Le premier est de garantir les droits
des usagers et de promouvoir l'innovation sociale et médico-sociale. La seconde est
d’instaurer des procédures de pilotage du dispositif rigoureuses, plus transparentes, en
rénovant le lien entre la planification, la programmation, l'allocation de ressources,
l'évaluation et la coordination. L’objectif de cette loi est donc de restructurer le secteur
médico-social afin qu’il soit le plus efficace possible et améliore la qualité des services
apportés aux usagers et à leur famille.
Dernière étape, trois ans après la loi de 2002, l’Etat adopte la loi dite pour
“L’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes
handicapées ” du 11 février 200514. Les législateurs adoptent une nouvelle définition du
handicap qui, comme nous l’avons vu, ne se limite plus dès lors à l’altération d’une
fonction, mais intègre l’idée que cette altération crée un handicap en raison d’un
environnement inadapté. Ce faisant, ils attirent l’attention des citoyens sur le fait que la
personne handicapée doit pouvoir bénéficier des mêmes droits que les autres et renforcent
la solidarité à leur égard. Cette loi instaure des principes importants comme l’accessibilité
généralisée pour tous les domaines de la vie sociale (éducation, emploi, transports...) et le
droit à la compensation des conséquences du handicap aussi la mise en place d’un guichet
unique de proximité avec la création des Maisons départementales des personnes
handicapées (MDPH).
D’autres décrets en lien avec cette loi paraissent régulièrement au Journal officiel.
La politique liée au handicap n’est donc pas figée, elle évolue dans le temps. En effet, le
champ du handicap traversant transversalement d’autres secteurs, il impulse bon nombre
de réformes. J’illustrerai par la réforme des tutelles, publiée au J.O n° 56 du 7 mars 2007 et
qui a pris effet au 1er janvier 2009. Elle concerne la personne handicapée et sa famille et
sera explicitée sommairement dans le chapitre qui suit.
Voyons au préalable le second domaine d’investigation sur lequel je mène ma
recherche : la famille, et plus particulièrement la fratrie.
14
Le texte intégral peut être consulté sur le site suivant
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647&dateTexte=
34
2-2 La famille
Parler de la fratrie implique d’abord de définir la famille et la filiation.
2-2-1 Regard sur la sociologie de la famille
Comme pour le “handicap”, la famille est une construction sociale classifiant les
individus. Le terme “famille” permet de désigner traditionnellement l’union entre un
homme et une femme et la descendance qui en découle. C’est du moins la définition que
nous garderons.
Le sens commun considère la famille comme une chose naturelle, qui va de soit,
pourtant elle a été instituée. Afin de clarifier ce qu’est une institution, je me référerai à
deux définitions. Celle d’Emile Durkheim, selon qui « On peut appeler institution, toutes
croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité » (Durkheim,
deuxième préface aux Règles de la méthode sociologique, 1963, p. 22). François Dubet qui
reprend cette définition pour l’illustrer : « on appellera : institution, les organisations, les
mœurs, les coutumes, les règles du marché, les religions (…) ». Les institutions sont alors
des façons d’être, des objets, des manières de penser et, à terme, toute la vie sociale peut
se ramener à un ensemble d’institutions (…). Les institutions ne sont donc pas seulement
des « faits » et des pratiques collectives, mais aussi des cadres cognitifs et moraux dans
lesquels se développent les pensées individuelles » (2002, p. 22).
A ce niveau de mon écrit, il me semble important de définir le mot « société »que
j’emploierai à plusieurs reprises. Je ferai référence à la définition d’Emile Durkheim citée
par Michel Lallement : « Il est facile de voir dès le premier coup d’œil que les traditions et
les pratiques collectives de la religion, du droit, de la morale, de l’économie politique ne
peuvent être des faits moins sociaux que les formes extérieurs de sociabilité (…). Ils sont la
société elle-même, vivante et agissante »15. (2005, p. 119). Cette définition peut se
compléter par deux autres citations d’Emile Durkheim, l’une expliquant ce qui fait
fonctionner la société, la seconde spécifie comment elle y arrive : « Il est vrai que la
15
Durkheim (E), 1900, La sociologie et son domaine scientifique
35
société ne comprend pas d’autres formes agissantes que celle des individus ; seulement les
individus, en s’unissant, forment un être psychique d’une espèce nouvelle qui, par
conséquent, a sa manière propre de penser et se sentir16 » (Lallement citant Emile
Durkheim, 2005, p.167) et « Pour que la société puisse prendre conscience de soi et
entretenir, au degré d’intensité nécessaire, le sentiment qu’elle a d’elle-même, il faut
qu’elle s’assemble et se concentre17 » (Lallement citant Durkheim, 2005, p. 167).
L’institution de la famille se définit à travers une réalité quotidienne. Les contours
en sont fixés par l’application de normes, de valeurs, qui nous viennent de champs18
sociologiques divers (législatifs, croyances, symboliques…). Chaque individu qui en fait
l’expérience en a ses propres représentations. Ce qui caractérise la famille évolue selon les
époques, selon le rôle qui lui est assigné et dépend du regard des agents qui s’en
intéressent. La famille a fait l’objet de nombreuses recherches, notamment sociologiques.
Martine Segalen résume : « ce que le développement des études historiques sur la famille
depuis 25 ans n’a cessé de montrer que la famille est une institution changeante, un
ensemble de processus. Chaque époque connaît ses formes de famille ; société et famille
sont le produit de forces sociales, économiques et culturelles sans que l’une soit le résultat
de l’autre. Ces nouvelles positions qui sont le résultat de la mise en perspective historique
montrent l’imprégnation mutuelle des deux disciplines. La connaissance du passé de la
famille est indispensable à celle du présent. Elle est indissociable » (2004, p10). De
nombreux sociologues19 travaillent sur la famille comme l’institution. Les objets de
recherches diffèrent, il en découle des méthodes d’investigations diverses : observation,
entretien, monographie familiale, études de la législation, enquêtes qualitatives diverses…..
Parallèlement, la “famille” est définie par un cadre juridique qui est le droit de la
famille. Tout ne nous intéresse pas pour ce travail de recherche, mais il est important de
définir ce que le droit entend par la filiation et par fratrie, ceci afin de partager les mêmes
bases de définition.
16
Durkheim (E), 1983, Le suicide (1897), Paris, Puf
Durkheim (E), 1985, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, Puf
18
La notion de champ vient du sociologue Bourdieu. Il écrit : « J’appelle « champ » un espace de jeu, un
champ de relations objectives entre les individus ou des institutions en compétition pour un enjeu
identique ». (cité par Lallement, 1993, p133). C’est cette définition que je retiendrai pour l’ensemble de ce
mémoire.
19
Il s’agit en autre de : Louis -René Villermé, Auguste Comte, Frédéric Le play, Emile Durkheim, Andrée
Michel, Martine Segalen, Florence Weber, Bernard Lahire
17
36
2-2-2 La filiation
Le Code Civil définit la notion de filiation dans le code de la filiation (livre premier
– titre IV)20. Les bases juridiques se fondent sur la loi du 3 janvier 1972, modifiées à
plusieurs reprises. Jusqu’en 2005, le droit distinguait deux types de filiations, l’une dite
naturelle, l’autre légitime21 . La filiation légitime est définie par la naissance d’un enfant
issu d’un couple marié. Elle obéit au principe d’indivisibilité : l’enfant est nécessairement
légitime à l’égard des deux époux. Elle repose sur la présomption selon laquelle l’enfant
d’une femme mariée a normalement pour père le mari de celle-ci, sans qu’il soit nécessaire
d’apporter la preuve de cette paternité (Chapitre II, articles 312- 330 du livre premier –titre
IV du code civil). La filiation naturelle est la filiation hors mariage (concerne donc les
enfants de concubins ou de personnes pacsées). Elle peut éventuellement être adultérine (si
l’un des parents est marié avec une tierce personne) ou incestueuse (si le père et la mère
sont parents ou alliés entre eux à un degré tellement proche que le mariage est interdit entre
eux). Dans le second cas, il ne peut être établi qu’un lien de filiation pour l’enfant (paternel
ou maternel), afin de ne pas faire apparaître le caractère incestueux de la filiation. Il n’y a
pas de filiation naturelle d’origine en ce sens que l’acte de naissance ne suffit jamais à
établir celle-ci juridiquement. Il faut toujours une preuve complémentaire. La filiation
naturelle est divisible : son établissement à l’égard de la mère ne vaut pas à l’égard du père
et inversement (Chapitre III, articles 334- 342-8 du livre premier –titre IV du code civil). A
partir de l’ordonnance n°2005-759 du 4 juillet 200522, cette distinction a été supprimée. Vu
que les textes avaient mis sur un pied d’égalité les deux types de filiation, les législateurs
ont souhaité simplifier cet état des choses. On parle de filiation commune. Celle-ci s’établit
20
Le texte intégral est consultable sur le site
http:/ /www.l’enfantdabord.org/contexte-juridique/lecode/le-code-de-la-filiation .html
21
Une troisième filiation pourrait être citée la filiation adoptive. C’est une filiation adoptive résultant d’un
acte d’adoption.
22
Le texte intégral est consultable sur le site
http:/ /www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnTexteDeJorf ?numjo=JUSX0500068R
37
par trois grands principes : la mère non mariée verra sa filiation simplement établie par la
désignation de celle-ci dans l’acte de naissance, et elle n’aura donc plus besoin de procéder
à la reconnaissance de son enfant, la présomption automatique de paternité du mari est,
quant à elle, maintenue, les pères non mariés devront toujours, pour que leur filiation soit
établie, procéder à la reconnaissance de leur enfant. Cette version a été consolidée au 6
août 200823.
La situation de filiation débouche sur divers droits et de devoirs pour les personnes
concernées. Les enfants ont un droit absolu à l’héritage de leurs parents qui ne peuvent pas
les déshériter. Parallèlement, les enfants ont un devoir absolu d’entretenir leurs parents,
c’est ce qui est appelé l’obligation alimentaire. Celle-ci se définit comme « une aide
matérielle qui est due à un membre de sa famille proche (ascendant, descendant) dans le
besoin et qui n'est pas en mesure d'assurer sa subsistance. Son montant varie en fonction
des ressources de celui qui la verse et des besoins du demandeur. »24 Cette obligation est
réciproque (article 207 du Code civil) et elle est soumise à des conditions (Article 208).
En ce qui concerne notre sujet de mémoire, la loi ne définit pas les obligations
juridiques des enfants d’une même fratrie envers un frère ou une sœur, fut-il handicapé.
Nous retrouvons néanmoins des textes de loi dans lequel l’Etat favorise l’assistance et la
responsabilité de la famille pour leur enfant handicapé. Pour illustrer, j’aborderai la
réforme des tutelles (citée ci-dessus) et citerai le compte-rendu intégral du 16 janvier
200725 de l’Assemblée Nationale débattant de cette loi sur la protection26 juridique des
majeurs. Ce texte donne une priorité de soin à la famille. Nous pouvons ainsi lire : « La
subsidiarité implique qu’avant de recourir à la collectivité publique, on se retourne vers la
famille » ou « La réforme rend donc à la famille sa place légitime. Parce que la famille est
la principale concernée par la protection d’un proche indépendamment de toute
intervention judiciaire ». La loi place la famille comme principal interlocuteur et lui
incombe de prendre les décisions judicieuses pour son proche dépendant.
23
http://www.legifrance.gouv.fr
http://vosdroits.service-public.fr
25
La réforme dans son ensemble peut être lu sur le site de l’Assemblée nationale
http:/ /www.assemblee-nationale.fr/12/cri/2006-2007/20070112.asp
26
La protection permet à ces individus majeurs, qui n’en ont pas la capacité avérée psychiatriquement, de
bénéficier d’une aide à la gestion de leur revenu, capital, patrimoine.
24
38
Nous l’avons vu, le code civil définit juridiquement “la famille” et les domaines qui
s’en rattachent. Cependant, il ne définit pas ce qu’est une fratrie.
2-2-3 La Fratrie
La fratrie est au centre de ma recherche. Implicitement, chacun possède sa propre
définition du terme puisque chacun en a fait sa propre expérience soit en étant enfant
unique, soit en étant lui-même membre d’une fratrie, soit en se servant de tous les
exemples du quotidien. Il est cependant important de partager la même définition de ce
mot avec le lecteur.
Le mot fratrie vient étymologiquement du grec Phratrie. Il désigne un groupe
d’hommes reliés par un ancêtre commun et qui ont pour objet de créer des liens de
fraternité. On parle de frères d’armes ou de frères religieux. En ce qui concerne notre sujet,
la fratrie est l’ensemble composé de tous les enfants (frères et sœurs) d’un couple. Elle
peut rassembler des demi-frères ou sœurs (le lien génétique ne se fait dans ce cas que par
l’un des parents) ou même des quasi-frères et sœurs (sans liens génétiques, issus d’une
recomposition familiale). Je me référencerai plus particulièrement à l’analyse que Didier
Lett a fait de l’histoire de cette relation familiale : « Une fratrie prend une configuration
spécifique en fonction de sa taille, de la distribution des sexes et des écarts d’âges. Mais le
rang au sein de la fratrie constitue un autre critère essentiel. Chaque enfant possède en
effet un statut particulier déterminé par son rang de naissance, qui engendre des
appellations différentes : aîné(e), cadet(te), benjamin(e). Cette place n’est pas statistique
dans le temps d’une vie d’une famille et diffère grandement selon les époques et les lieux.
Le premier-né
transforme le couple en famille ; le fils unique porte l’espoir de la
perpétuation des parents ; les autres entrent dans une structure familiale déjà constituée, à
un moment donné de son existence » (2004, p. 81). Les différents membres d’une fratrie
partagent des joies, des peines et des souvenirs qui peuvent être différents.
L’aîné apprend au couple à devenir parents. C’est le seul enfant qui aura
l’expérience d’être enfant unique. C’est lui qui porte les angoisses des parents. Plus tard,
c’est celui qui sera le plus sollicité par ses parents : il doit porter la responsabilité d’être le
39
modèle pour les autres. Didier Lett précise : « On remarque aujourd’hui encore, en
France, que l’aîné poursuit ses études plus longtemps que les autres et obtient davantage
de diplômes en moyenne. Cette constatation se vérifie tant pour les filles que pour les
garçons. Dans une même génération, prise comme l‘ensemble des personnes nées une
même année, les aînées ont un niveau d’instruction plus élevé que leurs cadettes. (…).
Comme le père et la mère, l’aîné, qu’il soit garçon ou fille, doit être un modèle,
l’exemplarité étant la clé de voûte du système pédagogique » (2004, pp. 87-89). L’aîné
devant protéger, garder, montrer l’exemple aux cadets, se retrouve dans un rôle d’adulte et
se vit souvent comme un substitut parental. Le cadet est celui qui remet en question la
place de l’aîné. Celui–ci doit partager l’amour, l’attention, le territoire de vie. Il était
historiquement exclu de l’héritage des parents. Le benjamin est le dernier arrivé dans une
fratrie de trois. Un enfant peut donc être cadet et benjamin dans une fratrie de deux. Il est
souvent perçu comme le préféré, celui qui a le droit de tout faire. C’est un enfant qui a
plusieurs parents : les parents et ses frères et sœurs aînées. Selon Didier Lett écrit : « la
position de dernier-né dans une fratrie est souvent perçue et vécue comme valorisante (…)
Aujourd’hui encore, le benjamin occupe une place privilégiée » (2004, p. 97).
Comme nous l’avons vu, l’expérience que chacun possède singulièrement, mais
aussi dans l’interaction de chacun de ces membres, confirme que chacun a son propre vécu
de la fratrie. Il en est de même pour les fratries dont un des membres est en situation de
handicap. L’expérience particulière d’un membre de ces fratries sera peut-être une des
explications possibles permettant de comprendre l’implication auprès du frère ou de la
sœur handicapé(e).
C’est ce que je vais tenter d’analyser dans la suite de ce travail en cherchant à
répondre à cette question centrale, à savoir : Qu’est ce qui détermine la nature, l’existence
et la force de l’implication de membres d’une fratrie à l’égard de leur frère ou sœur
handicapé(e) mental(e)?
40
Troisième partie
DES FACTEURS ENTREMELES POUR EXPLIQUER
L’IMPLICATION
41
Afin d’analyser le contenu de mes entretiens et ainsi vérifier les hypothèses qui
expliqueraient les implications des membres d’une fratrie, j’ai distingué trois grands axes
et dégagé ainsi une catégorisation de facteurs explicatifs. Tout d’abord, les facteurs liés à la
façon dont le handicap est vécu au sein de la famille avec, plus particulièrement, les
incidences sur la vie familiale à travers différentes étapes : l’annonce, la représentation de
l’handicap à l’intérieur et l’extérieur de la fratrie, l’adaptation au quotidien nécessité par
l’arrivée de ce handicap. Ensuite, les facteurs que nous pouvons qualifier de « structurels »
dans le sens où ils ne dépendent pas du vécu mais relèvent plutôt de variables individuelles
aléatoires comme celle du sexe, de l’âge, du rang dans la fratrie. Et enfin, la dynamique
familiale qui inclue des variables impulsant un certain élan vital à « la famille » comme
une promesse faite auprès de parents, un vécu parental militantisme, le développement
d’une solidarité entre les membres d’une famille, certains aspects spécifiques aux
trajectoires de vie des fratries. Je les présenterai successivement.
3-1 Le vécu du handicap
Le vécu du handicap, tout en étant propre à chaque cellule familiale passe par diverses
étapes. La manière dont l’annonce du handicap est faite aux parents puis à la fratrie
conditionne l’arrivée de cet évènement, peu attendu, avec lequel la famille va devoir
composer. Cet évènement s’inscrit dans une trajectoire temporelle des différents membres
de la famille qui auront chacun une certaine représentation du handicap. Celle-ci se
construira dans une interaction entre le vécu, interne, de la famille, et le vécu, externe, à
travers la stigmatisation dont les membres de la famille d’une personne en situation de
handicap sont souvent victimes. Par cette dynamique, l’implication d’un membre d’une
fratrie dans la prise en charge de sa sœur ou de son frère handicapé(e) devrait se dégager
en fonction des facteurs confrontés en lien avec l’arrivée du handicap dans son vécu.
42
3-1-1 L’annonce du handicap : l’origine d’un vécu singulier
« Mes parents et moi, nous avons été touchés jusqu’à la moelle épinière. Je me rends compte seulement
aujourd’hui que nous avons tous fait les muets et les sourds ». (Hélène, ASFHA)27
L’annonce du handicap se réalise à deux niveaux : celle qui est faite aux parents,
puis celle faite ou pas à la fratrie. L’annonce est un moment particulier, mais comme le dit
Jean-René Nelson, pédiatre à l’hôpital de Libourne : « …Il y a des façons moins mauvaises
que d’autres, moins traumatisantes, moins handicapantes pour l’avenir de cet enfant et sa
famille » (2000, p. 7). Il expliquera que le moment de l’annonce est pris en considération
par le ministère des Affaires Sociales, puisqu’il fera l’objet, en 198528 d’une circulaire
« relative à la sensibilisation des personnels de maternité à l’accueil des enfants nés avec
un handicap et de leur famille » (2000, p. 8). En effet, l’annonce faite aux parents est, pour
la majorité des personnes enquêtées, réalisées par le milieu médical. Cette annonce ne se
produit néanmoins pas de la même manière selon les époques, en raison de l’évolution des
connaissances se rapportant au handicap rencontré. Ainsi, Benoit expliquera pour sa sœur
trisomique que : « Maman a été surprise de voir toutes les infirmières passées…donc …
C’est et puis après c’est le médecin de famille qui a annonc. Et sur le coup, je sais, qu’ils
ont dit à la maison, peut-être plus tard, tout le monde venait voir ma sœur et puis … donc
après …ça doit être le médecin de famille qui a dû annoncer. » (Benoit, 55 ans, second sur une
fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). Alors que Nejma situe l’annonce au moment
de l’amniocentèse :
«Et tu sais comment tes parents l’ont appris ?
Bin, comme ça, elle était dans le ventre de ma mère, et y ont dit. C’est pas sûr qu’elle sortirait
normale.
Ils avaient fait des examens ?
Ah, je sais pas, mais sûrement, pour savoir si l’enfant est sorti normal, sûrement qu’ils ont fait un
examen du ventre » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq)
Clément est le seul pour qui l’annonce a été fait par le milieu scolaire :
« (…) elle a un retard ... mental.
D'accord et comment vous avez appris son handicap ?
Ben, qu'on a appris comment, quand elle a intégré l'école. Après la maternelle, quand elle est allée
en primaire, ils se sont aperçus qu'elle avait du retard, qu'elle avait du mal à suivre, enfin de
compte, et puis ils l'ont orientée tout de suite sur une structure adaptée » (Clément, 61ans, second
dans une fratrie de six)
27
Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA
28
Journal officiel du 21 décembre
43
Dans tous les cas de figure, l’annonce du handicap faite aux parents tombe comme « Un
coup de massue sur la tête, la vie familiale ne s’était organisée à ce moment là qu’autour
d’Elise, à savoir tout. Le rythme familial était en fonction d’Elise, tout tournait autour
d’Elise » (Valérie, 54 ans, aînée)
L’annonce faite aux parents va influencer la façon dont elle sera formulée à la fratrie. Deux
alternatives s’observent alors.
Pour la moitié des enquêtés, le handicap n’est pas abordé au sein de la famille. C’est le cas
pour Claire qui dira : « C’est un sujet tabou. On n’en parlait jamais » (Claire, 45 ans, aînée
dans une fratrie de deux).
Et pour Benoît « Nous, les parents, ils nous l’ont jamais dit. On l’a appris sur le tas ».
Selon lui, c’est une question d’époque : « Vous savez des choses comme ça, on n’en parle
pas aux enfants. Des choses qui touchent on n’en parle pas aux enfants. On va pas les, les
contrarier par ça. On ne va pas créer un problème là où, chez les enfants. Je ne pense pas.
Ce serait malsain. » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un
autiste). Dans d’autres cas, le fait de ne pas parler du handicap s’explique aussi par le fait
que pour certains parents, la prise de conscience doit se faire naturellement. Le naturel est
sensé permettre à l’enfant de faire ses propres constats en se comparant à son frère ou à sa
sœur handicapé(e) qui ne possède pas les mêmes aptitudes. La mère d’Aurore donne cette
raison : « Bin, j’pense qu’ils ne l’ont pas appris, ça a été naturel. Elle était (…) elle s’en
est aperçue quand elle était petite, elle jouait avec donc, à la limite, elle se rendait pas
compte. C’est après, quand elle a commencé à lire, à apprendre à lire, à apprendre à
écrire, à compter. Bin la question «Ah bin pourquoi elle sait pas lire, pourquoi elle sait
pas compter, pourquoi elle sait pas écrire » (Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de
quatre).
Pour l’autre moitié, l’annonce du handicap a été faite à la fratrie, mais en prenant divers
chemins. Dans un cas, la famille donne l’information du handicap en la banalisant.
L’handicap est alors un fait, et les membres composent avec cette information qui fait
nouvellement partie de leur vie. Dans les autres cas, les personnes interrogées ont appris
l’handicap en même temps que leur parent. Selon leur âge, la compréhension est différente
mais ils se rappellent de cet évènement comme d’un moment important de leur vie : « Bin
j’étais avec maman quand on lui a appris. J’étais présente quand…Alors on m’a
expliquée, j’ai pris l’info comme ça ». (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux)
44
On ne peut néanmoins pas dire que l’annonce, que ce soit celle faite aux parents ou celle
que les parents feront ou non à leurs enfants, soit déterminantes pour l’implication. En
effet, on retrouve des membres des deux types quelle que soit la nature de l’annonce faite.
3-1-2 L’handicap : fatalité ou châtiment ?
« L’arrivée de l’enfant handicapé bouleverse la vie de tous les membres de la famille. On ne peut pas être
heureux d’avoir un frère ou une sœur handicapé(e) ». (ESTHER, ASFHA)29
Dés que l’entretien aborde l’effet de l’annonce sur la famille, chaque membre de la
fratrie, né avant ou après l’arrivée du handicap, parle de cet événement : « Ca a été une
grosse rupture dans la famille » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre).
Dans les discours ce sont les mots de « compliqué », « peur », « tristesse » qui seront
prononcés : « Donc, Elise, dès qu’on a eu cette information, moi, je peux dire que j’ai vu le
visage de maman changer, c’est à dire à partir de ce jour, elle a eu une expression du
visage qui est restée jusqu’à sa mort, de quelque chose comme si on te donne un coup de
massue sur la tête, la vie familiale ne s’était organisée à ce moment là qu’autour d’Elise, à
savoir tout. » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux).
L’arrivée du handicap dans une famille est souvent vécu douloureusement, et provoque de
la souffrance. Jean Foucart écrira que la souffrance se définit « à partir d’une rupture entre
une virtualité ayant une valeur existentielle pour le sujet à un évènement, qui, de ce fait,
est intolérable... (…)… Elle est une composante centrale d’un ensemble généralisé de
relations à l’environnement social et physique » (2003, p.13). La famille, en tant que
système, devra tenter de retrouver un certain équilibre existentiel. Chacune cherche à
analyser ou même à justifier cette arrivée de l’enfant handicapé. Les raisons invoquées ont
toutes une connotation d’origine judéo-chrétienne, même si elles prennent deux directions
distinctes.
La première, qui concerne la majorité des familles rencontrées, s’apparente à du fatalisme
et donne à cet évènement un caractère inéluctable : « Bien c'était difficile mais, il n'y avait
29
Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA
45
pas trop, pas trop de choix, quoi. » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois) ; « Et puis
nous on se posait pas mille questions Ca fonctionnait et puis comme ça il était comme ça
c’était comme ça … » (Marie-France, 66 ans, ainée d’une fratrie de cinq). Le handicap fait partie
de la destinée et les familles ne peuvent y déroger : « Mère d’Aurore : Çà m’est tombée
dessus » (Aurore, 16 ans, benjamine d’une fratrie de quatre). La famille doit composer avec cette
donne qui les accable. Tous les membres doivent s’y plier comme une nouvelle règle
organisatrice du système : « C’est pas… c’est pas la joie (Rires gênés). C’est pas la joie.
Faut s’adapter et tout » ((Benoit, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un
autiste). « J’ai essayé de m’habituer » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre).
La seconde explication fait appel à un registre plus « punitif ». Jean Foucart
écrira : « Parlant de la maladie, Valabrega souligne qu’elle se trouve entièrement
assimilée au mal. « La maladie, c’est le mal »30. Et la conception qui sous-tend ces
croyances est une conception axiologique. Il y a là, souligne-t-il, un fond anthropologique
commun et universel. De cette conception axiologique, il résulte que la maladie –
puisqu’elle est le mal – est une punition. Châtiment pour avoir enfreint un tabou ou
vengeance exercée par un ennemi, elle traduit, dans la conception primitive, une intention
punitive ou agressive » (2003, p. 25). Transposé au handicap, on peut penser que celui-ci
ferait suite à une faute et en serait le châtiment, le prix à payer. Ce « pêché » peut être de
nature très diversifiée. La punition est affligée à la mère parce qu’elle s’est mariée avec un
mari violent ou qu’elle a eu une aventure adultérine dans sa vie. L’exemple le plus
éloquent dans le registre de la punition est celui de Valérie : « Vous m’avez parlé de votre
mère, et votre père ? Mal aussi, il n’était pas avec nous au Rendez-vous. C’est maman qui
lui a annoncé. A partir de ce moment là, il s’est beaucoup, beaucoup occupé d’Elise. Il lui
a montré une patience, il lui chantait des chansons, la mettant sur le pot, la traînant
partout. Alors que papa, c’était quand même une personne autoritaire qui, lorsqu’il disait
quelque chose, il fallait que ça soit fait vite et bien. Avec Elise, il pouvait lui faire tout et
tout et tout…sous couvert du handicap, rien. Par exemple, il haussait le ton, elle prenait la
nappe et tirait tout, et tout valdinguait à terre. Il finissait à calmer sa colère. Parce que,
parce que il n’y avait pas d’autres solutions, j’me souviens l’avoir entendu dire plein de
fois que, peut-être qu’il avait été puni de choses qu’il avait fait avant, mais je ne sais pas à
30
VALABREGA Jean-Paul, 1962, La relation thérapeutique : la maladie et médecine, Paris, Flamarion
46
quoi cela correspond. Si c’est des engagements politiques ou autres. Je pense que c’est
plutôt dans ce domaine là, parce qu’il avait mené une vie de patachon avant, et qu’il
s’était marié tard. Il avait 41 ans. Je suis née la première alors quand il a eu Elise, il avait
quand même 50 ans. Car papa 1911, Maman 1923, ils se sont mariés en 1952, je suis née
en 53. Donc, il y a quand même quelque chose de ça, où il disait qu’il ferait toujours tout,
mais, il a d’ailleurs toujours tout fait pour ses filles, que ce soit pour Elise ou moi. »
(Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). A la fin de l’entretien et alors que le dictaphone
est éteint, j’obtiendrai des précisions sur ce que Valérie entend par « engagements
politiques ». Adulte, elle apprendra par le biais d’un oncle, que son père avait entretenu des
liens avec la Gestapo.
Dans ce cas, la raison invoquée de la faute semble claire, mais pas dans celui de MariePascale dont les deux oncles ont également chacun un enfant handicapé de nature
différente, et pour qui le questionnement reste entier : « Oui un ça va, mais deux bonjour
les dégâts. Et vous vous dites, bin qu’est ce qu’on a fait ? » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième
dans une fratrie de cinq).
Il est alors intéressant d’observer qu’au sein d’une même fratrie la perception est
différente. Alors que Marie-France et Marie-Pascale cherchent à rationaliser l’arrivée du
handicap dans la famille, l’une invoque le fatalisme, l’autre la pénitence. Cet exemple peut
amorcer une première explication à l’implication. C’est effectivement Marie-Pascale qui
s’implique auprès de son frère trisomique. Le fait qu’elle se représente le handicap comme
une punition expliquerait que ce soit elle qui porterait la croix familiale. Cette analyse reste
néanmoins insuffisante, puisque l’implication ne peut s’expliquer par ce simple facteur.
Mais elle peut être croisée avec le fait que la famille soit très catholique (chaque membre
de la fratrie porte un prénom composé avec celui de Marie) et que Marie-France, l’aînée, a
vécu peu de temps avec Jean-Marie (elle avait 15 ans à sa naissance).
Par ailleurs, il est à souligner que, lorsque l’idée d’une punition est exprimée, celle-ci peut
se répercuter de deux manières. Majoritairement, elle accable la famille toute entière mais
dans de rares cas, c’est la fratrie qui serait l’objet à punir. Faisant référence au handicap de
sa sœur et à la violence subie de la part de sa mère, Claire exprime tout d’abord que « La
souffrance peut aussi générer de la violence », puis complétera ces paroles par ce qu’elle a
retiré de la longue analyse psychanalytique qu’elle a suivi : « Les parents ont de la haine
contre les enfants malades… plus leur culpabilité mêlée à eux, et que donc comme cette
47
haine là, ils ne se l’autorisent pas à l’avoir, parce qu’ils culpabilisent du handicap de leur
enfant, ils la renvoient aux autres. Et moi, peut-être que c’était ça. J’en sais rien…Moi,
j’ai été bercé par. « Tu n’es rien, tu n’as rien », avec des gros mots etc « Tu n’es qu’une
… » Enfin, bon, c’était…déplorable » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux).
Je ferai un lien entre le vécu de Claire et son absence d’implication envers sa sœur. En
effet, s’occuper de sa sœur serait s’imposer une double punition : celle dont elle a été
victime enfant et qui se répercute sur sa vie d’adulte (Claire présente un important manque
de confiance en elle, se dévalorise sur tout et pour tout, elle continue à s’auto-punir), et
celle que signifierait le maintien d’un lien aidant avec sa sœur : ce serait accepter celle
qu’elle considère implicitement comme la source de nombreux souvenirs douloureux.
Se représenter l’handicap comme une punition ou une fatalité aurait donc une incidence sur
l’implication d’un membre de la fratrie.
3-1-3 Une quête de la normalité jamais totalement atteinte ?
Chaque membre des fratries interrogées relate une vie quotidienne faite de bons et
de mauvais moments. Les moments douloureux sont souvent liés aux troubles associés au
handicap. Ils peuvent être d’ordre médical comme pour Marie-Françoise : « Si, il a eu sa
trachéotomie quand même. Oui il a eu de grave problème respiratoire. Et on savait pas
trop. Ouai parce que c’était quand même une époque ou euh c’était quand même lourd,
lourd dans tous les sens du terme, parce qu’il a fait pipi longtemps » (Marie-France, 66 ans,
aînée
dans une fratrie de cinq). Ou pour Hyacinthe : « Le vaccin a déclenché des crises
d'épilepsie, ça a été le début de, enfin, l'horreur. Et puis, et puis, il se faisait mal, heu…
Bon, des fois il se faisait mal, des fois, il ne se faisant pas mal. Quand il se faisait mal, ben
ça pouvait, dégénérer, même le recoudre, on ne pouvait pas l'endormir aussi souvent que,
enfin bon … » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois).
Mais les moments douloureux peuvent aussi être liés à des troubles psychologiques, plus
ou moins prégnants, mais qui pèsent sur le quotidien, comme pour Hyacinthe : « La
violence et puis la vio... la violence, je comprends réactive aussi. La violence donc montait,
il refusait d'aller bien sûr à l'école. Il ne voulait pas se lever. Il ne voulait pas rentrer en
institution…Maman elle allait travailler comme elle pouvait et elle était obligée des fois de
rester donc, ce qui posait des problèmes énormes au boulot. Quoi faire avec lui restant à
48
la maison, voulant rien faire, criant, risquant bien sûr de tomber à tout moment. Donc,
entre les internements, les piqûres, les hurlements, les tentatives de suicide, les, les
accidents, les hôpitaux, les machins, les flics qui intervenaient, les voisins qui ne voulaient
plus que l'on soit là, on a déménagé je ne sais combien de fois, enfin, c'était l'horreur,
l'horreur, enfin, je veux dire, vraiment… » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois) ;
ou pour Claire : « Par exemple, ma sœur, elle mangeait le papier, elle buvait du
shampooing… Les convulsions aussi, çà m’a marquée quand même. Elle avait des tas de
manies. Par exemple, elle prend çà 500 fois (me montre ses clefs) et elle va le reposer. Et
elle est très maniaque quoi euh elle a vu, elle sait pas lire, mais elle va voir que ça, c’est
une carte bancaire, elle va faire ça, elle va faire ça. Ca, ça 500 fois. Elle prend les sacs
des gens, elle leur range tout. Elle abîme rien. Très soigneuse. Et donc, c’est vrai que c’est
agaçant. J’veux dire quand on le vit en tant que parent, c’est des troubles, des tocs en fait.
J’ai compris après. Je savais pas » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux).
Néanmoins, cette souffrance au quotidien est contre-balancée par des moments de joie :
« Elle faisait pas de vélo, on avait machiné un panier, on la mettait dernière, on la traînait
derrière et on allait faire du vélo avec les copines. Après j’avais une mobylette, c’était plus
compliqué car papa ne voulait pas qu’on l’emmène car il croyait qu’on était à Péronne et
pourtant on allait à Saint-Quentin. Il a bien fait. On l’a traînée partout. J’allais manger
chez des copines ? Elise venait. Maman disait « Tu ne la ramèneras pas trop tard », moi
je lui disais « Oh si. Elle dormira demain. » En fait, finalement, j’ai quand même eu avec
elle une vie comme deux sœurs normales. Elise a toujours été la mascotte, même au CAT.
Ils sont tous autour d’elle » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Et par de bons
souvenirs,
« MP : Oui, il était taquin, il faisait des farces.
MF : Et il continue (rires). Oui, il est taquin. Oui, il est farceur. Moi, je crois que je me rappellerai
toujours l’histoire des poireaux. Quand on épluchait des poireaux, ça, il ne supportait pas. Tu ne te
rappelais plus ? Et il allait vomir.
MP : Ah oui comme avec le gruyère dans la soupe.
MF : Oui, il se sauvait. C’était les fils des poireaux. Je ne sais pas ce que çà lui faisait mais çà
m’avait marqué. Il se sauvait dans la cour dans le jardin. On ne le voyait plus. Rien que le fait
d’éplucher et le gruyère dans la soupe, ça lui faisait le même effet. L’allure certainement ! Ca,
c’était pareil. Et d’ailleurs, il le dit encore d’ailleurs. Maintenant çà ne me fait plus rien, il dit
(rire).
MP : Ca ne te fait plus rien mais tu me le dis quand même (rire) ».
(Marie-France, 66 ans, aînée / Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq)
Même si toutes les personnes enquêtées évoquent des moments familiaux de joie et
de douleur, il est à noter une différence dans la teneur générale et les termes utilisés dans
49
les entretiens. Dans la majorité des cas, les membres qui ne s’impliquent pas auprès de leur
frère ou leur sœur handicapé(e), relatent de façon plus significative des évènements
négatifs du vécu et inversement pour les frères et sœurs qui s’impliquent. Cette analyse de
l’entretien met en évidence que, devant un vécu difficile, s’impliquer serait perpétuer cette
difficulté, une souffrance. Jean Foucart écrit : « La souffrance nous apparaît comme
quelque chose d’indésirable, de monstrueux… Nous écoutons des plaintes, nous sommes
capables de manifester des gestes de compassion, tout comme nous pouvons refuser le
« droit » à la souffrance» (2003, p.16).
Parallèlement, à l’évocation de souvenirs, chaque membre interrogé raconte avoir
été confronté à une double difficulté. Alors que les fratries s’emploient à retrouver une
certaine normalité là où la différence s’impose en raison du handicap de leur frère ou
soeur, les personnes extérieures s’appliquent à les stigmatiser en les renvoyant à leur
différence. Les individus handicapés sont catégorisés par les personnes non handicapées
qui, par le fait qu’elles sont majoritaires, déterminent ce qu’est « être normal ». La norme
peut être vue selon deux perspectives. Pour Jean-Marie Baldner, « La norme, fige les
comportements dans des répétitions machinales, soumet le jugement de chacun à l’opinion
de tous, cristallise des valeurs, transforme la liberté en simulacre. Bref, la norme est plutôt
du côté de la mort » (Baldner, Gillard, 1993, p. 8). Quand à Georg Simmel, il donne à ce
mot un élan de vitalité. Pour lui, la norme n’est pas une chose figée, mais plutôt une notion
en mouvement, en évolution. Il situe la norme sociale comme une « géographie sociale »
qui aurait deux versants. Il prend l’image de l’“étranger” qui symboliserait « La
transgression, l’infraction à la règle » et des « Provinces de vie » qui signifient «la
pluralité des logiques sociales qui coexistent au même moment». Ainsi, toujours selon
Simmel, selon où l’individu se situe sur le plan politique, éthique...,« Les injonctions
peuvent s’avérer Contradictoires » (cité par Baldner et Gillard, 1993, p. 10). Pour lui, la
norme n’est que le fruit d’un jeu continuel entre diverses normes, dépendant des points de
vue, des moments, des époques ou de lieux. Plus un fait est normé, et plus il y a création de
forts écarts. Etre « normal » ou être « handicapé » dépend donc du regard que l’on pose sur
telle personne à un moment donné. Tous les individus peuvent être dans/ou à l’extérieur de
la norme sur un même événement selon le lieu, l’époque, la spécificité de l’acteur. Par
conséquent, la recherche d’une norme de la part des membres de la fratrie a une incidence
à deux niveaux : être une fratrie dans la norme, avoir un frère ou une sœur handicapé(e)
50
normée. Elle repositionne les individus dans un système social, et maintient des liens
sociaux là où la rupture a été inévitable. Pour les personnes interrogées, trois domaines se
distinguent.
Le premier est d’être dans la norme familiale, ce qui renvoie alors à quelque chose de
l’ordre du génétique que ce soit dans ce que cette norme a de positif : « Elise a toujours été
intégrée. C’était même un peu la mascotte. Je me rappelle à l’époque, je sortais, on
l’amenait. En plus, elle a des réflexions drôles, elle a toujours des jeux de mots. Mais
même moi, je suis comme ça ! Alors, y a bien quelques choses de l’ordre des gènes assez
forts car elle a de l’humour, elle peut être marrante. Elle peut être drôle » (Valérie, 54 ans,
aînée dans une fratrie de deux) ; ou que ce soit dans ce que cette norme a de négatif : « C’est
vrai que mon père a du mal à communiquer des choses ….Et que pour lui, Annick, euh sa
principale déficience entre guillemets, c’est son manque de communication
Elle est
comme lui » (Christine, 25 ans, troisième sur quatre). Néanmoins, être dans la norme familiale ne
renvoie pas qu’à l’ordre génétique, mais aussi à la reproduction d’une habitude familiale :
« MP : Tous les ans, on allait à Lourdes. Il continue d’ailleurs. Il y est brancardier depuis qu’il a 20
ans.
MF : Ouai comme notre père
MP : Qu’est ce qu’il en est fier ! ». (Marie-France, 66 ans, aînée / Marie-Pascale, 62 ans, troisième
dans une fratrie de cinq)
La seconde fait référence à ce qui est perçu par les autres. Cela touche l’apparence, le
physique : « Quelques tics, c'est plus ça qu'on voyait, bon sinon, tout à fait en forme
physiquement » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois) ; « Sur, bin j’ai les photos.
Yeux en amande, non physiquement, pas de gestes, un corps, tout à fait normal… Une
marche, démarches tout à fait normales » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux) ; « MF :
Il n’était pas plus moche que cela non ! MP : Il n’était pas plus marqué par les traits de
trisomie » (Marie-France, 66 ans, aînée / Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq).
Mais cela peut aussi concerner ce que le frère ou la sœur handicapé(e) sait faire tout aussi
bien que les autres personnes non handicapées : « L’avenir, mais bon elle mangeait toute
seule, elle se déplaçait, elle était marrante, elle était tout ça » ((Benoit, 55 ans, second sur une
fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). « Bon, même si elle a du retard, elle
travaille, elle fait tout, elle fait du ménage, elle sait faire à manger, elle sait faire ..., elle
est autonome, elle se repère dans l'espace, elle est... » (Clément, 61 ans, second sur une fratrie de
six) ; « Sinon elle parle normalement. C’est pas physique … (…) Voilà. Mais sinon pour
s’habiller, elle s’habille toute seule et elle sait très bien associer ses vêtements par rapport
51
au pull, par rapport aux pantalons. Elle n’a jamais eu de soucis à ce moment là. » (Aurore,
16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre).
La troisième façon de situer le frère ou la sœur handicapé(e) dans la norme serait
l’expression d’une « sur-norme » ou d’une capacité jugée exceptionnelle. Elle fait
exception parmi les personnes interrogées. Ce phénomène ainsi qualifié correspondrait à
un comportement « normal » qui serait surdéveloppé :
« MP : Alors quand on lui demande quelque chose. « Tu te rappelles de mon oncle Machin Truc ? ».
Ah bin ! Oui, c’est le frère du cousin qui est né en telle année. » Il sait. C’est la mémoire de la
famille. Et puis, ci et puis çà
MF : D’ailleurs, je lui ai ramené une ou deux photos pour lui montrer et voir s’il se rappelle.
MP : Tout à l’heure, j’ai dit à Papi la personne qui vient tout à l’heure s’appelle Florence.
Louis-Marie répond « Florence, bin il y a une cousine Jourdin qui s’appelle Florence née en
1848 ». Papi lui répond « Oui c’est çà ! »
MF : Oui c’est incroyable ! Il est vraiment surprenant. » (Marie-France, 66 ans, aînée / MariePascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq) ;
Ce frère trisomique possède une capacité de mémoire qui dépasse la normale, et le
surclasse à travers les termes de « incroyable, surprenant, mémoire de la famille ». Il est la
référence, « celui qui sait ». Dans la fratrie d’Aurore, un phénomène similaire est observé
et expliqué comme étant une compensation du handicap qui s’est sur développée : « Sur la
route, pour ce qui est de se repérer de jour comme de nuit, elle est championne. Donc … il
y a un autre sens qui s’est développé à côté. » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie
de quatre).
Il y a donc d’un côté la recherche d’une conformité à la norme s’opérant à
l’intérieur de la fratrie, et de l’autre, le fait que celui-ci se heurte à la stigmatisation qui
sévit de l’extérieur. C’est Erwing Goffman qui introduit le concept de « stigmate » pour
désigner ce processus de désignation de la différence. Selon lui : « Tout le temps que
l’inconnu est en notre présence, des signes peuvent se manifester montrant qu’il possède
un attribut qui le rend différent des autres membres de la catégorie de personnes qui lui est
ouverte, et aussi moins attrayant, qui, à l’extrême, fait de lui quelqu’un d’intégralement
mauvais ou dangereux ou sans caractère. Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d’être pour
nous une personne accomplie, ordinaire, et tombe au rang d’individu vicié, amputé. Un tel
attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu’il entraîne est très large ; parfois
aussi on parle de faiblesse, de déficit ou de handicap (…) Le mot de stigmate servira donc
à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité
c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler. L’attribut qui
stigmatise tel possesseur peu confirmer la banalité de tel autre et, par conséquent, ne porte
52
par lui-même ni crédit, ni discrédit » (1975, p. 12). Il définit ainsi trois types de stigmates :
« En premier lieu, il y a les monstruosités du corps – les diverses difformités. Ensuite, on
trouve les tares du caractère qui, aux yeux d’autrui, prennent l’aspect d’un manque de
volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées, de
malhonnêteté et dont on infère chez un individu parce que l’on sait qu’il est ou a été, par
exemple, mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur,
suicidaire ou d’extrême gauche. Enfin, il y a ces stigmates tribaux que sont la race, la
nationalité et la religion, qui peuvent se transmettre de génération en génération et
contaminer également tous les membres d’une famille » (1975, p. 14). Erwing Goffman
distinguera deux types de stigmatisés. Les premiers qu’il nomme « déviants intégrés »,
dont font partis les personnes handicapées, se définissent ainsi : « Il est très fréquent qu’un
groupe ou une communauté étroitement unie offre l’exemple d’un membre qui dévie, par
ses actes ou par ses attributs ou par les deux en même temps, et qui, en conséquence, en
vient à jouer un rôle particulier, à la fois symbole du groupe et de tenant de certaines
fonctions bouffonnes; alors même qu’on lui dénie le respect dû aux membres à part
entières.(…). Nous nommerons un tel individu un « déviant intégré », afin de souligner
qu’il l’est relativement à un groupe concret, et non pas simplement par rapport à des
normes » (1975, p. 164). Il appellera les seconds « déviants sociaux » et les caractérise par
« (…) un refus collectif de l’ordre social. Ce sont eux qui semblent dédaigner les occasions
de progresser dans les allées que leur ouvre la société (…) » (1975, p. 167).
En outre, alors que la personne handicapée est stigmatisée de fait, les membres de
son environnement sont qualifiés d’ « initié » ou de « sympathisant » par Goffman : « Un
second type d’initié est représenté par l’individu que la structure sociale lie à une
personne affligée d’un stigmate, relation telle que, sous certains rapports, la société en
vient à les traiter tous deux comme s’ils n’étaient qu’un. Ainsi, la loyale épouse du malade
mentale, la fille de l’ancien condamné, le parent de l’infirme, l’ami de l’aveugle, la famille
du bourreau, sont tous obligés de prendre sur eux une partie du discrédit qui frappe la
personne stigmatisée qui leur est proche. Face à un tel destin, ils peuvent l’embrasser et
vivre dans le monde du stigmatisé » (1975, p. 49).
53
Le concept de stigmate permet de définir les règles d’interaction d’un jeu social
entre les uns, ne faisant pas partie de la catégorie discréditée, et les autres, les stigmatisés.
Les personnes interrogées font toute part de leur expérience de la stigmatisation.
Cette stigmatisation est néanmoins différenciée selon son origine en deux
catégories d’individus.
La première est issue de la famille, autre que la cellule familiale parents-enfants. Il
s’agit en premier lieu des grands – parents :
« MP : Moi en tout cas, j’ai pas de souvenirs de quelqu’un qui est pu le rejeter. Peut-être la famille
du Santerre. Avec le recul et en analysant un peu… On allait beaucoup chez Raymonde. T’as qu’à
réfléchir, quand Jean-Marie est né, çà a été plus froid.
MF : Oui, oui c’est vrai. (…) Même avec les grands-parents, il n’y avait pas beaucoup de
relations. »
MP : Par contre la maman de papa. Elle s’en est beaucoup occupée elle ! Pourtant elle était
âgée. Elle l’a pris en main. Elle a passé beaucoup de temps avec lui. »
(Marie-France, 66 ans, aînée / Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq)
Valérie confirme ce rejet par l’attitude de sa grand-mère : « Par contre du côté de maman,
la famille était plus fragile devant le handicap. A la naissance d’Elise, ma grand – mère
avait dit à maman « Tu te rends compte, ces enfants là, ne devraient pas exister » (Valérie,
54 ans, aînée dans une fratrie de deux).
Puis, en second lieu, des oncles et tantes. Ainsi, alors que la famille de Christine devait
passer les fêtes de Noël dans la petite maison des grands-parents maternels, Christine relate
les paroles violentes d’une tante : « Et ma tante a dit à ma mère : « Ecoutes, nous, on
n’amène pas notre chien alors toi, tu n’amènes pas ta fille » (Christine, 25ans, troisième dans
une fratrie de quatre). Mais aussi des beaux-frères et belle-sœur : « Il y avait une belle –sœur
et qui était vraiment idiote, vraiment pas intelligente. Et puis donc, elle a commencé à s’en
prendre à ma sœur. Et là, j’étais violente là. Elle lui disait que ma sœur faisait exprès de
regarder sa fille » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux).
En troisième lieu, les neveux et nièces: « Chez son frère à Cherpy, y veut pas y aller. Làbas, il s’ennuie….La gadoue, la moutarde Oui, tout çà. Il veut plus y aller. Ils se moquent
et lui font des choses. » (Jocelyne, 60 ans, seconde sur douze)
Rien ne permet de situer le rejet plus majoritairement du côté maternel ou paternel, mais ce
phénomène s’observe dans chaque famille élargie.
« Un jour où j’étais avec ma mère et mon frère, nous avons croisé une vieille dame dans la rue, celle-ci s’est
retournée et a crié : « Ces gens là, il faudrait tous les tuer ». Je m’en rappelle comme si c’était hier ».
(Gilles, ASFHA)31
31
Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA
54
La seconde catégorie de personnes stigmatisantes est externe à la famille.
Néanmoins, deux niveaux sont repérables, même si le premier est exprimé minoritairement
dans les entretiens. Ainsi, la stigmatisation peut être vécue directement par l’enquêté.
Christine, par exemple, parle de son instituteur qui la voit comme la « sœur de
l’handicapé » : « Et j’en ai voulu à ma mère. Elle est venue à l’école, elle a expliqué à
l’instit Voilà, c’est parce qu’elle a une sœur handicapée, parce que le taxi passe en retard
Et après, l’instit, elle me regardait un peu différemment. Elle a réagi un peu différemment
et je me suis dit « Finalement, j’aurai préféré continuer à me faire engueuler ». (Rires)
Une espèce de pitié… Ca part contre, je n’ai jamais aimé … » (Christine, 25 ans, troisième
dans une fratrie de quatre).
32
Mais dans la majorité des cas, c’est la perception de la stigmatisation par l’enquêtée sur sa
soeur ou frère handicapé(e) d ans la relations aux personnes inconnues qui est relatée et qui
semble le plus insupportable. La stigmatisation peut alors s’exprimer de deux façons. La
première passe par le regard, qui est perçu instantanément comme une agression, une
atteinte à la personne handicapée. Se joue alors un rapport de force. Parfois, la fratrie
répond immédiatement :
« Tu as déjà eu des soucis par rapport aux autres ?
(Silence réflexif) Non, y’a des gens, l’autre jour quand j’suis sortie avec ma mère, y’a des gens qui
regardent des handicapés comme si ils étaient … J’aime pas. Ils disent des choses derrière. J’aime
pas.
Comment tu réagis ?
Y’en a. J’les regarde méchamment pour leur faire comprendre qu’on a pas à se moquer, ils sont
encore pire…. Après, j’les laisse faire, j’peux pas forcément à m’bagarrer. » (Néjma, 20 ans,
troisième dans une fratrie de cinq)
32
Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA
55
« Oh bin les regards dans la rue, quand on se moquait d’elle quand elle mastiquait… Mais, j’étais
très agressive quand on la regardait. Je ne supportais pas ». (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie
de deux)
Mais d’autres fois, la fratrie préfère jouer l’indifférence : « On ne le montrait pas du doigt.
Il y en avait peut-être mais on ne les regardait pas. De toute façon, c’était pas à nous de
partir si cela posait problème, c’était aux autres de le faire s’ils n’étaient pas contents. Ou
ils font avec, ou ils s’en allaient » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq).
La seconde expression du stigmate se fait par le biais du comportement, par l’usage de
certains termes : «Je me rappelle m’être battue avec une fille parce qu’elle me disait que
ma sœur était débile. Et donc… j’aimais pas trop ce mot. Je ne supportais pas les, les, les
termes d’idiot, de débile, de mongolien » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre) ;
ou par de la moquerie : « Et ben, parce que je voyais bien qu'il ne comprenait pas, qu'il
n'arrivait pas à répondre, heu.. les autres se moquaient de lui, enfin, bon, c'était très dur
quand même d'avoir quelqu'un… et en plus, c'était le plus âgé de la classe… Et puis, le
regard des autres, des agressions verbales…C'était … "Ah, le Débile, Ah le .. Ah, le .. ».
Enfin, c'était des trucs comme ça quoi… » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois).
33
Toutes les fratries font l’expérience de la stigmatisation. Cependant, j’élargirais ce constat
en précisant que chacun de nous, par le fait même d’être et de vivre en société, en
expérimente l’existence. Néanmoins, l’analyse de ce phénomène dans les discours semble
montrer qu’il n’a pas d’incidence sur l’implication d’un membre d’une fratrie auprès de
son frère ou sœur handicapé(e).
33
Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA
56
Pour conclure cette première partie, il s’avère que les facteurs analysés ne sont pas
suffisants pour expliquer l’implication de certains membres de la fratrie auprès de leur
sœur ou frère handicapé. L’annonce du handicap (quelle qu’en soit sa forme, les
destinataires, et l’époque où elle se réalise), le fait de chercher à normaliser le handicap ou
d’être confronté à la stigmatisation ne semblent pas avoir d’incidence. En revanche, la
représentation du handicap, selon qu’elle soit d’ordre fataliste ou punitif, semble orienter
un comportement plus impliqué : la famille est victime d’un châtiment dont l’un de ses
membres doit « porter la croix ». Dans le même ordre d’idée, se rappeler en priorité des
souvenirs heureux d’un vécu douloureux permet de positivité une existence singulière et
pourrait alors favoriser une implication pour la prise en charge de la sœur ou du frère
handicapé.
3-2 Le modèle structurel.
Dans ce second ensemble de facteurs pouvant expliquer l’implication d’un membre
d’une fratrie auprès de leur sœur ou frère handicapé, je m’orienterai sur des éléments
d’ordre structurel de la fratrie. La structure se définit comme « un agencement, disposition,
organisation des différentes éléments d’un tout concret ou abstrait ». Je partirai du postulat
que le sexe des membres d’une fratrie, la position dans la fratrie, l’âge peuvent être des
facteurs explicatifs de l’implication.
3-2-1 Etre sœur ou frère, qu’est ce que cela change ?
En partant de la définition traditionnelle de la famille, « le foyer domestique avec sa
famille nucléaire, idéale et fragmentée, est une unité de base de notre société », (Goffman,
2002, p. 57), nous observons que ces membres peuvent être de genres différents. Elle est
traditionnellement composée d’un père et d’une mère, donc d’un homme et d’une femme.
A partir de cette seule phrase, nous expérimentons plusieurs dualités liées au genre : à
travers le vocabulaire mis en évidence par les articles « un » et « une », de sexe « homme »
et « femme », de rôle « père » et « mère », de « frère » et « sœur ».
57
Dès notre naissance, nous sommes classés dans une des deux catégories de part
notre physique, et du même coup, nous sommes étiquetés selon notre sexe. Selon Goffman
: « Dans toutes les sociétés, le classement initial selon le sexe est au commencement d’un
processus durable de triage, par lequel les membres des deux classes sous soumis à une
socialisation différentielle. Dès le début, les personnes classées dans le groupe mâle et
celles qui le sont dans l’autre groupe se voient attribuer un traitement différent, acquièrent
une expérience différente, vont bénéficier ou souffrir d’attentes différentes. En réaction, il
existe objectivement superposée une grille biologique – et qui la prolonge, la néglige, la
contredit, une manière spécifique d’apparaître, d’agir, de sentir liée à la classe sexuelle »
(Goffman, 1977, pp. 46-47). Ainsi, notre genre détermine un rôle social : « D’une façon
générale, les rôles sociaux des hommes et des femmes sont nettement différenciés, ce qui
incidemment, attribue aux femmes un rang et un pouvoir moindre, apporte des restrictions
à l’usage qu’elles peuvent faire de l’espace public » (Goffman, 1977, p. 55) et génère des
croyances. Cette répartition des rôles commence dès l’enfance. Selon Marie Duru-Bellat et
Janette Jarlégan : « A l’entrée à l’école primaire, filles et garçons semblent plus largement
façonnés par une socialisation différenciée. Un nombre important de travaux attestent
d’attitudes différentes des parents en fonction du sexe de leur enfant (Pour une synthèse,
cf. Duru-Bella, 1997). (…) Ces différences se trouvent confortées au cours de la
scolarisation primaire. En effet, l’école en général et les enseignants en particulier jouent
un rôle important dans la transmission des normes sociales sur la place des hommes et des
femmes » (2001, pp.75-76). De même pour l’enseignement secondaire, Valérie Erlich
explique que « Plusieurs tendances vont dans le sens d’une permanence des différences et
des inégalités entre les sexes : un accès assez limité dans les filières professionnelles et
scientifiques et dans les formations les plus prestigieuses où leur rendement semble
sensiblement inférieur à celui des garçons ; une relégation dans les filières littéraires et
tertiaires » (2001, p. 101). Dans la famille de Néjma, le sexe détermine effectivement
l’orientation scolaire. Les trois garçons sont tous destinés à une carrière scientifique (deux
sont à l’école d’ingénieur de Compiègne, le troisième, âgé de 16 ans, est en seconde
générale et souhaite faire comme ses frères) alors que Néjma « prépare un BEP tertiaire
de secrétariat ».
Du côté de Jocelyne, fratrie de douze enfants, le genre détermine également l’avenir
professionnel de chacun. A l’instar de ce qui est avancé par Anne-Marie Daune-Richard :
58
« Les sociétés modernes instaurent une séparation entre deux sphères de l’activité : celle
de la marchandise, du travail et des activités dites « sociales » et celle du privé – et plus
particulièrement la famille- et des activités dites « naturelles ». Dans cette séparation se
met en place un ordre social qui inscrit les femmes dans l’espace domestique et les
hommes dans l’espace marchant. » (2001, p. 128). Dans la majorité des cas, six des frères
de Jocelyne sur un total de dix, font comme leur père : « Chauffeurs de tracteur et tout
ça… !», les filles font comme leur mère : « Ma mère s’occupait des enfants. Mais quand il
y avait les betteraves et tout ça, elle y allait. Avant, il y avait les betteraves et les pommes
de terre, elle y allait quand même ». Jocelyne a eu huit enfants, sa sœur onze, toutes deux
ont élevé leurs enfants et ont travaillé en tant que saisonnières agricoles : « On a fait les
endives » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze).
La culture familiale impacte sur l’arrangement des genres. La famille de Néjma est
d’origine maghrébine et suit les vulgates musulmanes écrites dans le Coran. « Mais le
premier homme et la première femme différent par essence puisque l’homme fut l’être
humain originel, la première créature humaine faite par Dieu dans une matière naturelle
et terrestre, alors que la femme fut ensuite seulement extraite de cette dernière personne.
(…) Ainsi se trouve exprimée la fondation de la discrimination sexuelle qui subordonne la
création de la femme à celle de l’homme et assujettit cette originelle seconde à son
destinataire masculin. » (Lacoste-Dujardin, 2003, p. 198). Je nuancerais cette corrélation
par deux points. Le premier est que je cite le Coran en m’appuyant sur l’existence d’une
sœur enquêtée d’origine maghrébine afin d’analyser un arrangement des genres pouvant
expliquer une implication auprès d’une sœur handicapée. Or, il est important de rappeler
que l’infériorité féminine peut se retrouver également dans les vulgates bibliques. Le petit
dictionnaire encyclopédique de la Bible34 définit la femme comme « Traitée maintes fois
dans le monde oriental comme un être inférieur et méprisable, méconnue dans le monde
grec où elle passe pour un « homme manqué », la femme reçoit ses titres de noblesse dans
les deux récits de la création, elle est, à l’égal de l’homme, une image de Dieu, mais
l’homme la dominera. Paul souligne encore davantage la position subordonnée de la
femme ». La deuxième atténuation à ce raisonnement est que comme l’explique Camille
Lacoste-Dujardin : « Les changements contemporains viennent bouleverser ces données. »
(Lacoste-Dujardin, 2003, p. 200).
34
Petit dictionnaire encyclopédique de la Bible, 1992, p. 334, éditions Brepols
59
Malgré tout, Karim, le frère benjamin de Néjma, a des idées bien arrêtées quant à ce qui
incombe à sa sœur :
« Si quelqu’un devait s’occuper de ta sœur, ce serait plutôt qui dans l’ensemble de tes frères et
sœur ?
Euh, j’sais pas. Moi, j’pense plus à Néjma parce que (Silence) Méissa elle sera mieux avec elle
qu’avec moi, Amin ou Imad.
Pourquoi plus avec elle ?
C’est sa sœur, j’sais pas…parce que c’est une fille (très gêné) » (Karim, 16 ans, benjamin sur une
fratrie de cinq).
De son côté, Néjma a totalement intégré cet attendu, c’est à elle de s’occuper de sa soeur :
« Ta sœur a besoin d’aide, surtout à quel niveau ?
(Silence comme si elle cherchait ses mots) Pour faire la douche. Elle sait pas faire la douche donc
c’est moi qui fait ou ma mère. Pour lui préparer ses habits, la préparer. Souvent, moi, car ma mère,
elle veut pas, elle préfère sa sœur. (…) L’amener à la piscine, en ville, lui donner à manger…
Pas tes frères ?
(Rigole) non !
Pourquoi pas ?
Parce que c’est entre filles » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq).
Je discute avec le père qui arrive en fin d’entretien, alors que le dictaphone enregistre
toujours. Cet échange confirme tout ce qui vient d’être relaté au-dessus par ses deux
enfants. Ainsi, lorsque la question du handicap est abordée, il dit : « J’dis pas qu’un
garçon dans un fauteuil volant c’est grave. Ca l’est aussi, car c’est un garçon mais c’est
une fille bon, c’est pas grave ». Puis, lorsque je parle de l’avenir de sa fille trisomique :
« C’est Néjma qui s’en occupera, c’est une fille ! ».
L’expression de rôle distinct s’observe aussi dans d’autres familles, non musulmanes. Par
exemple dans celle de Benoît qui, étant le seul des garçons à ne pas avoir fait d’études
supérieures, explique : « Le week-end, je donnais un coup de main à papa pour faire le
travail, mais c’était surtout maman. Après j’suis revenu comme aide familiale à
l’exploitation pour euh permettre tout çà, d’élever, et comme çà faisait une charge
supplémentaire euh pour ma mère quoi….euh …parce ce que c’est vrai bon elle se
débrouillait d’accord mais euh c’est quand même une charge supplémentaire ». Ainsi,
alors que Benoît doit se charger de travailler pour élever ses frères et sœurs, c’est sa sœur
aînée aide sa mère à s’occuper de Béatrice : « Qui s’occupait plutôt de votre sœur à la
maison ? Et bin ma mère. Mais un peu tout le monde… Ma mère surtout, et puis la sœur
aînée. C’est surtout la sœur aînée qui s’en occupait Bin… pour Béatrice… oui surtout la
première » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste).
L’impact du genre sur la vie quotidienne est avéré.
60
Cela se confirme dans les entretiens par le nombre de femmes impliquées auprès de leur
frère ou sœur handicapé(e). En effet, dans six fratries sur les dix fratries interrogées, la
personne qui s’implique dans la prise en charge est une femme, dans une c’est un homme
et dans les trois autres, ce n’est ni l’un ni l’autre. Dans ces trois dernières situations, les
parents sont vivants et s’occupent de la sœur ou du frère handicapé. A l’exemple de Benoît
qui la justifie par l’éducation de ses parents qui ne leur laisse aucun espace de décisions :
« Au niveau de l’avenir, vous en avez discuté avec vos parents pour Béatrice ? Bin…
C’est les parents qui décident… Mais pour eux, l’avenir, on voit le jour le jour. Voilà,
c’est comme ça qu’ils raisonnent les choses. C’est un peu simpliste, vivre le jour le jour
donc le lendemain quand il y a des problèmes, vous vous démerdez avec… Donc, c’est
égoïste de la part des parents d’avoir un tel raisonnement. Quand ils seront plus là, elle
sera choquée… Bon il peut arriver, la meilleure chose c’est qu’elle décède avant eux. Ah,
ça peut arriver ça. Ouai, ça peut arriver. Autrement, voilà… » (Benoît, 55 ans, second sur une
fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste).
Néanmoins, lorsqu’il y aura eu une tentative, ce sera du fait de la sœur aînée, mais cela se
traduira par un échec et un éloignement géographique car le modèle ne peut se mettre en
place du vivant des parents : « Elle a essayé d’être proche et de s’occuper de Béatrice et ça
n’a pas été, mes parents n’ont pas voulu… Ca a été loin…Elle s’est retrouvée, c’est à dire
après elle a été soignée…Comment dirai-je… à partir de la MGEN, il avait un centre sur
Grenoble. C’est comme ça qu’elle s’est, qu’elle est partie qu’elle s’est orientée vers
Grenoble. Elle était en séjour là-bas et puis comme ça lui plaisait c’est, comment dirai-je,
elle s’est installée là-bas mais elle fait autre chose elle était employée et secrétaire de
mairie » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste).
A l’inverse, Benoît responsabilise sa fille qui devra s’occuper de son frère, même s’il fait
en sorte que celui-ci soit alors placé en établissement. Je rappellerai que Benoît a deux
statuts. Il est à la fois frère d’une sœur handicapée, et père de deux enfants : un garçon
autiste, et une fille étudiante en médecine. Sa femme et lui ont décidé de prévoir l’avenir :
« Donc, le fait qu’on envisage un établissement pour Grégory… Il y a pas… Et comme on
sait que nous, on prend la décision. C’est trop, trop, important son handicap, mais pour
Agnès ce sera plus simple » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont
un autiste).
61
Les propos de Benoît et la configuration familiale ne me permettent pas de dire si cette
responsabilité aurait pu être confiée de la même façon à un garçon valide. Cependant, il
s’avère que dans le cas de Benoît, c’est Agnès, sa fille, qui se voit impliquée dans la vie de
Grégory.
Quant à Christine, c’est aussi la présence des parents qui rend illégitime une implication
d’une des sœurs de cette fratrie : « Bon, pour l’instant, il n’y a pas eu cette occas, dans le
sens que ce sont mes parents qui décident. Ils n’ont jamais demandé notre avis pour
l’instant. Mais si, si, si…Bin, c’est comme ça que je le conçois notamment quand mes
parents seront plus là, ou qu’ils ne pourront plus s’occuper… Que nous, on prenne les
décisions mais en ayant, que ce soit pour moi, ou pour mes deux autres sœurs vraiment
notre vie à nous » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre)
Tandis que pour Claire, c’est sa propre relation pathologique avec sa mère qui expliquerait
sa non-implication : « Ma mère, elle m’accusait de trucs… C’est assez violent ! Elle
accusait par exemple de (respire) J’parle assez facilement donc…Un jour, elle me dit
« Oui, je suis sûre que tu embrasses ta sœur sur le bouche ! ». Et moi, j’devais avoir 5 ans.
J’lui dis : « Mais, j’comprends pas de quoi tu m’parles ». Elle me dit : « T’as fait ça !
J’t’ai vue ! »…Alors moi, j’étais vachement penaude… Mais, je voyais bien que derrière, il
y avait un truc malsain… Elle me dit ça et je ne comprenais pas… Et là, elle m’a passé une
engueulade et tout… J’te préviens : « Tu ne recommences pas ». Je ne comprenais pas. Je
n’ai jamais fait ça. J’veux dire, si j’en avais eu le souvenir. J’l’dirai maintenant…Je suis
adulte… On fait des choses qu’on avoue après… Voilà Donc… J’m’approchais pas trop de
ma sœur parce que j’avais peur d’être accusée de quoi que ce soit… De toute façon, un
jour, s’ils viennent à décéder avant moi…Est ce que j’aurai des liens avec ma sœur ? Je…
Il faudra que j’en construise un. Est ce que j’en aurai le désir ? Parce que je n’ai pas de
liens. Mais, ce lien là, j’l’ai eu mais… il n’a pas été… consolidé… » (Claire, 45ans, aînée dans
une fratrie de deux).
Le genre est ainsi facteur déterminant sur l’implication des membres d’une fratrie. En
effet, même si mon panel d’enquêtés (neuf femmes pour trois hommes) ne se veut pas
représentatif, les observations qui en découlent sont confirmées par la participation à deux
tiers majoritaire de femmes à l’A.S.F.H.A. (deux tiers sont des femmes). En outre, Agnès
Pitrou écrira sur la mobilisation féminine que : « Il apparaît plus généralement que le
62
savoir-faire et la disponibilité prêtés aux femmes- parfois présentés comme une sorte de
prédestination ou de « vocation » liées au sexe par nature, les placent au premier rang des
aidants concrets35, comme le confirment toutes les enquêtes faites sur la situation des
vieillards privés d’autonomie, des enfants handicapés ou en bas âge, des malades soignés
hors du cadre hospitalier » (1994, p. 219).
3-2-2 L’importance d’être aîné(e) :
Comme nous l’avons vu précédemment, les individus d’une même fratrie
n’ont pas le même vécu. Dans une famille, les naissances se succèdent, offrant à chaque
enfant un rang de naissance qui lui est propre et expérience sociale singulière. Diverses
variables vont influées sur cette expérience sociale : l’âge des parents, le fait que l’enfant
soit voulu ou non, la projection des parents, les autres enfants existants… La famille, vue
comme un système, se déséquilibre à chaque étape. Elle doit se réorganiser pour tenter
d’atteindre une « homéostasie organisatrice ». Les membres qui en font partis, en
interaction les uns avec les autres, se construisent une identité et des rôles propres.
Christine, troisième dans une fratrie de quatre, explique : « On a eu vraiment trois
réactions très très différentes… Ma sœur aînée, elle l’a très mal vécue » (Christine, 25 ans,
troisième dans une fratrie de quatre).
En souhaitant analyser les incidences du rang de naissance sur l’implication, j’étais partie
avec d’importantes prénotions et pensais trouver de façon significative des types
explicatifs comme celui d’associer « membre aîné – impliqué ». Cependant, mon analyse
montre que l’implication ne se joue pas aussi clairement même s’il se dessine des
tendances récurrentes.
Concernant les aînés, je peux faire trois grandes observations. La première
est que le lien entre « être aîné » et « être impliqué » n’est pas suffisant. Cependant, trois
fratries, dans l’ensemble interrogé, reproduisent ce schéma : une de façon directe, deux par
le biais d’une transposition. Valérie, enfant dans une fratrie de deux, m’explique que : « En
tant qu’aînée, on est le gardien de l’édifice envers et contre tout. Ca pour ça, je l’ai
vachement sentie. Ma mission de fille aînée, j’lai encore plus sentie… Alors là, quand
35
Agnés Pitrou précise que l’ « On appelle aussi, selon un terme révélateur de l’interprétation
« naturaliste » des devoirs intrafamiliaux, des aidants « naturels » ».
63
papa était mort, j’étais tout. J’ai tenue l’édifice familial que je continue à tenir à bout de
bras, papa en fin de vie vieux et malade, maman dézinguée hémiplégique plus sa tête
invalide en fauteuil roulant, Elise et tout ce monde là est parti. Maintenant, je peux en
parler, pas sans émotion, mais j’ai tellement fait tout ce qu’il fallait que je n’ai aucune
culpabilité de rien. J’ai fait le tout comme je devais le faire. Et je dis bien devais, car la
fille aînée, parce que c’est son rôle qui lui est attribué, ou qu’elle s’attribue». (Valérie, 54
ans, aînée dans une fratrie de deux)
Malgré le discours de Valérie, aucune règle systématique ne se dégage. En effet, dans ce
cas, Claire, aînée d’une fratrie de deux, devrait être impliquée auprès de sa sœur. Or, il
n’en est rien. Néanmoins, elle a été le support familial jusqu’à ce qu’elle décide de ne plus
voir sa famille : « Moi, j’ai pris… comment dire, j’ai pris la douleur des trois. En fait,
j’étais le pilier de la famille. Donc, là… Mon père, il est un autiste. Enfin, c’est un
diagnostic (rires). C’est pas vrai…J’veux dire pour décrire le personnage quoi…Ma mère,
bon, manipulatrice… Et ma sœur handicapée mentale. Et donc, moi, je pense que j’étais un
peu le pilier…. le punching-ball ». (Claire, 45ans, aînée dans une fratrie de deux).
Néanmoins, deux fratries reproduisent ce schéma en le retransposant. Clément a soixante et
un ans, il est le second dans une fratrie de six (trois garçons et trois filles). Quand sa sœur
handicapée est née, son frère aîné est parti de la maison et n’a plus donné de nouvelles :
« Marcel lui il est parti avec une femme, bon entre guillemets, qui lui plaisait mais qui
était plus âgée mais qui n'a pas plu à ma mère, donc ils se sont fâchés et donc on ne l'a
plus jamais revu. Il a renié, il a fait un trait sur sa famille complètement, surtout ses frères
et soeurs, sa mère .... » (Clément, 61 ans, second dans une fratrie de six). Suite à ce départ,
Clément est devenu l’ « aîné par procuration » de la fratrie : « A son départ, j’étais comme
devenu l’aîné. C’est moi qui allait endormir mes soeurs, c'est moi qui allais les préparer,
c'est moi qui allais les mener à l'école… Si je travaillais la nuit, quand j'étais de nuit et que
je rentrais à 5 heure du matin, il fallait que je me lève à 7 h et demi pour préparer Carole,
pour l'emmener à l'école, et puis j'ai toujours travaillé pour mon frère et mes soeurs qui
restaient, j’étais un moyen financier, je donnais tout mon argent, ma mère me faisait du
chantage : « si tu t'en vas, tu vas abandonner ton frères et tes sœurs »…j'ai eu, j'ai eu cette
vie là donc, je suis parti, j'ai fait ma vie, j'avais ... ras le bol » (Clément, 61 ans, second dans une
fratrie de six). Même s’il s’est permis de vivre sa vie, Clément s’est à nouveau impliqué
64
auprès de Carole un peu avant le décès de sa mère. Quand il s’est alors aperçu que Carole
était maltraitée par l’une de ses sœurs, Clément explique : « Alors là, je me suis un peu
réveillé et j'ai raccroché, j'ai réfléchi… j'ai fait stopper… Vous voyez c'est dans ma nature,
c'est… Mais non, je … C'est…Je dois la protéger » (Clément, 61 ans, second dans une fratrie de
six).
Quant à Hyacinthe, tout en étant la cadette, elle se voit attribuer une place d’aînée de part
la trajectoire familiale. Enfant, ses parents se séparent, son père ne donnera plus signe de
vie et ses deux frères sont handicapés mentaux. Les troubles sont très importants :
convulsion, épilepsie, violence, troubles du comportement, tout ceci associé à des états de
santé fragiles. Plus le temps passe, plus les troubles de ses frères augmentent, plus la mère
s’épuisent et plus Hyacinthe devient le pilier de la famille. Elle habite néanmoins sur Paris,
même si le reste de sa famille est sur Hyères : « Je n’ai pas toujours été le pilier de la
famille…Mais, là, bon ma mère elle est trop vieille pour faire face toute seule quoi…Donc,
quand il y a des trucs difficiles...Moi, j'étais au courant le jour, le jour... Je ne vivais pas et
même si…. Je téléphonais régulièrement, bien sûr ça n'allait jamais. Alors je descendais »
(Hyacinthe, 59 ans, seconde dans une fratrie de trois). Son implication auprès de sa famille est
particulière. Elle aide sa mère pour ses deux frères mais s’implique plus particulièrement
auprès de son frère aîné :
« Donc, moi, j'ai pris la tutelle de Gilles…Y’a 7, 8 ans, oh, non, peut être 10 ans.
Pas des deux ?
Non, non que de l'ainé. Non, ben, ça s'est fait d'abord parce que je... Il y a un truc qui est
absolument insupportable; enfin quand je dis insupportable…Patrick... Il était pour moi… Du jour
où il était arrivé, c'était, il était pour moi quelque, un être insupportable. Un être que, bon un être
que je ne voulais pas avant même qu'on, qu'il ait ses crises. Bon, on l’a toujours vu avec, mais bon,
quand il est né... Bon, moi, j'étais, je me souviens très bien de... de ma grand-mère avec laquelle je
suis allée voir maman à l'hôpital... Déjà, j'attendais une petite sœur… En plus, il m'a tout de suite ...
enfin, oui... Il m'a emmer... Enfin, sa présence, son existence… était pour moi... Quelque chose
d'insupportable.
Vous êtes toujours comme ça ?
Hheu....oui... toujours ». (Hyacinthe, 59 ans, seconde dans une fratrie de trois)
Les situations décrites montrent que l’habitude d’associer l’aîné ou « substitut d’aîné » au
pilier de la famille et donc au fait d’être impliqué n’est pas totalement infondée, même si
elle est à nuancer.
Une seconde observation est de faire un lien entre « aîné » et genre. En effet, nous
avons pu constater que le fait d’être de sexe féminin offre une grande probabilité au fait d’
être impliqué auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). Dans trois situations, ce sont
65
des sœurs aînées qui sont impliquées. Le cas de Jocelyne est le plus représentatif :
« Qu’est ce qui fait que vous vous êtes occupée de Jean ?
J’étais la plus grande… C’est pour ça que maman m’a demandée
Et pour l’avenir ?
Il ira chez ma sœur…Dans le bâtiment d’à côté » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de
douze)
Elle devait s’occuper de son frère en tant qu’aînée des filles. Décédée, ce sera à sa sœur, la
suivant dans la fratrie, de s’occuper de Jean. Dans cette fratrie, il existe comme une
hiérarchie familiale naturelle de l’implication.
La troisième observation sur les aînés concerne des traits récurrents de cette catégorie. La
vie de neuf aînés sur dix a été influée fortement par l’arrivée du handicap dans leur
existence, même s’ils n’entretiennent que des liens fraternels avec leur frère ou sœur
handicapé(e). Pour introduire cette idée, je citerai les propos de Sylviane de l’ASFHA qui
se questionne : « Je me suis beaucoup questionnée sur le travail qui sera le mien plus tard.
J’ai d’abord pensé devenir psychiatre, éducatrice spécialisée et aussi institutrice
spécialisée… »36.
Pour cinq enquêtés, toutes des femmes, il s’avère que leur profession est en lien avec le
monde socio-éducatif : Marie-France, Marie-Pascale et Valérie sont éducatrices
spécialisées, elles l’expliquent :
« MP : Toute notre histoire nous poussait dans le social. C’était obligatoire.
MF : Oui, je suis d’accord
MP : Toi, tu étais plutôt branchée sur le social, même si tu avais fait d’autres formations avant
quand tu étais plus jeune. Et moi, ça m’a dirigée directement dans le social. »(Marie-France, 66
ans, aînée dans une fratrie de cinq / Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq)
« J’ai trouvé que le social, c’était quand même une porte d’entrée pour faire changer les choses.
J’avais envie que les gens soient bien, qu’on puisse les changer, que les gens pour qui çà avait été
difficile dans leur jeunesse et leur enfance, c’est vrai que je n’ai jamais eu d’enfance tourmentée. Il
n’avais pas voulu de moi à l’école, donc j’avais été à Lille au CEMEA à Méthodes Actives. J’ai
donc fait monitrice Educatrice, puis éducatrice spécialisée Et voilà ! J’ai la passerelle des deux
métiers longtemps après… En tout cas, pour mon métier, je ne me suis pas trompée, j’suis bien.
C’est mon truc, et j’ai jamais été en difficulté, ni en porte à faux » (Valérie, 54 ans, aînée dans une
fratrie de deux).
Claire est finalement professeur d’anglais et le justifie par son envie d’œuvrer pour les
autres : « Je voulais être éducatrice. J’veux dire qu’il y a quand même des constantes …Si
je voulais être éducatrice, ou assistante sociale c’est parce que j’avais une sœur
handicapée… Si je voulais être médecin, c’est parce que ma mère …. Et puis, je pense
36
Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA
66
qu’on avait des fantasmes par rapport au fait d’avoir un pouvoir pour guérir ses frères et
sœurs malade ou… C’est inconscient, j’ai pas de souvenir conscient de ça, mais je voulais
quand même être médecin, je voulais être assistante sociale… Je suis quelqu’un qui écoute
beaucoup les autres. Et en étant prof, je suis là-dedans. J’ai une relation assez particulière
avec mes élèves. Une bonne relation d’écoute » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux).
Audrey, sœur aînée d’Aurore, et Adèle, sœur aînée de Christine, ont eu du mal à trouver
leur voie professionnelle. Pour finir, la première travaille dans l’animation : « Etre
animatrice, ça lui plait ! J’pense qu’il y a quand même un rapport Ah oui ! J’pense quand
même parce qu’à un moment, elle voulait être éducatrice spécialisée… Donc, c’est pas
rien … C’est un exutoire aussi quelque part… Mais c’est vrai que depuis elle fait ce boulot
là, elle va nettement mieux. Elle se sent bien » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie
de quatre). Pour Adèle, qui a mal vécu l’arrivée de sa sœur autiste, le lien entre son métier et
le handicap se dessine plus lentement : « Dans la culture… Ce qui est intéressant, c’est
qu’elle, elle se lance dans… Elle recherche un emploi pour l’instant… Elle travaille au
CRDP à Orléans…à la documentation et elle recherche un emploi en lien avec…
l’aménagement de lieux publics, et les lieux culturels pour les handicapés. Donc quand
même en lien » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre).
L’autre trait récurrent est que six d’entre eux ont eu recours à la psychologie pour les aider
dans un mal d’être. Il est difficile de dire si l’arrivée du handicap est en lien direct avec ces
troubles, mais compte-tenu de l’impact de celui-ci sur la famille, il est une variable à
considérer. Pour deux situations, l’handicap ne semble pas être le facteur déclencheur d’un
suivi psychologique, même s’il peut être un facteur explicatif du comportement des
membres de la famille : Amin, frère de Néjma est suivi pour toxicomanie, tandis que Claire
a suivi une psychanalyse en raison de ses relations difficiles avec sa mère. Pour les quatre
autres situations, la corrélation est exprimée clairement dans les entretiens. Voyons, par
exemple, la situation d’Adèle, sœur de Christine : « Elle est suivie… Elle est suivie par un
psychologue et un psychiatre. Elle est maniaco dépressive en fait. Elle a été diagnostiquée
y’a quelques années mais elle ne l’a jamais accepté. Moi, maintenant sachant ce que c’est,
le diagnostic, j’en suis pas sûre. Elle est dépressive… Ouai, effectivement, elle a des
périodes maniaques…Très lunatique… Elle est lunatique. Quant à psychotique, j’irai pas
jusque là. Elle est certainement tout simplement névrosée. Mais sur les papiers, elle est
67
maniaco dépressive Et elle attribue son mal-être à la présence d’Annick. C’est à dire elle
me dit pas, je suis comme ça, je suis pas bien dans ma peau parce qu’Annick est là. Mais
elle dit que du fait qu’Annick est dans la famille… Depuis toute petite, il y a beaucoup,
beaucoup de choses que j’ai mal vécues. Et c’est aux parents qu’elle le reproche. Elle a eu
l’impression de devoir gérer les choses toute seule... » (Christine, 25 ans, seconde dans une
fratrie de quatre)
Néanmoins, ceci n’est pas généralisable à l’ensemble des différentes fratries. En
effet, concernant les autres frères et sœurs, d’autres constats s’imposent. Le dénombrement
des frères et des sœurs, non aînés et non handicapés, m’amènent au chiffre de vingt-huit.
Trois d’entre eux, seulement, ont une profession en lien avec le secteur socio-éducatif.
Marie-Pascale est éducatrice37 spécialisée, Benoît a une sœur professeur et Christine est en
master de psychologie et travaille en lien avec le handicap : « Je ne suis pas allée à la fac
après mon bac…J’ai été dans une école d’art appliquée38. On avait fait des ateliers d’art
plastique avec des enfants de primaire et pendant deux ans, j’étais en doute. A ce moment
là, j’étais amenée à rencontrer des enfants qui avaient des handicaps, handicaps visuels,
psychotiques. Et là, je me suis dit : « C’est vraiment de l’art thérapie que je veux faire ».
Et là, je suis entrée en psycho. Et pendant un an, je me suis occupée d’un petit garçon
autiste, deux trois fois par semaine…Et là, encore…Non forcément, j’étais influencée par
le handicap. Et là, cette année, je suis en psychologie du handicap. Et là, je suis
certainement, et là à cent pour cent, que c’est parce que j’ai une sœur handicapée. Y’a une
influence, y’a une influence et cela m’a beaucoup posée question pour mon mémoire39 »
(Christine, 25ans, troisième dans une fratrie de quatre).
Dans l’échantillon de fratries, aucun des benjamins n’est impliqué auprès de son frère ou
sœur handicapé(e). Tout en faisant partie de la fratrie, ils semblent distants des
préoccupations familiales liées au handicap. Christine l’explique pour Adeline : « D’après
moi, je crois qu’Adeline ne l’a jamais très mal vécue. Comme je la vois moi, çà n’a jamais
été un problème pour elle. J’ai l’impression qu’elle a laissé couler les choses… que c’était
pas des problématiques… Qu’elle a toujours relativisé… Elle s’en est jamais occupée…
37
Marie-Pascale a été citée en même temps que sa sœur aînée Marie-Françoise dans la partie précédente.
Il me semble important de spécifier que sa grand-mère maternelle était artiste-peintre.
39
Christine écrit un mémoire de master en psychologie sur la fratrie dans laquelle se trouve un frère ou sœur
handicapé(e).
38
68
Elle vivait sa vie… » (Christine, 25ans, troisième dans une fratrie de quatre). Quant à OlivierMarie, benjamin de cinquante et un ans, il reste bien le petit frère de la fratrie :
« Quelle relation a Jean-Marie avec son frère ?
MP : Bin, Olivier-Marie, il est loin. Quand il vient, ils s’enferment dans la chambre comme deux
gamins. On les entend.
MF : Ils jouent comme de vrais gamins. Il faut dire qu’il y a peu de différences d’âge.
MP : Oui, il n’a pas vraiment conscience du handicap. Il lui fait des choses qu’il sait et lui en
demande qu’il sait pas.
MF : Oui, il nous demande souvent comment il faut faire. » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans
une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq)
Quant à Aurore, les explications de sa non implication sont diverses : son rang dans la
fratrie, mais aussi le fait qu’elle ne soit pas du même père…
« Oh oui, ils ont 13 ans de différence.
Donc, vous pensez qu’Aurore a été un peu moins concernée par l’handicap d’Anne ?
Non, j’dirai pas ça… C’est… Bin, moins touchée parce que… Peut-être moins proche … Par
l’âge… Par la différence d’âge… Par rapport à ça… … Et puis, elle n’a pas vécu ce que mes trois
aînés ont vécu…Eric et Audrey se sentent plus concernés, c’est plus flagrant pour eux… C’est pas
pareil pour elle… Elle est arrivée après… En plus, c’est pas le même géniteur. Les trois premiers
n’ont pas le même papa. J’ai deux mariages. Donc les trois premiers, c’est avec le même père et
puis Aurore c’est avec mon deuxième mari. Aurore, ça était vraiment l’enfant de l’Amour. Parce
que c’était la première grossesse où j’étais vraiment heureuse… Et puis ça, c’est ressenti parce que
c’est vrai…Elle a pas de difficultés » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de
quatre).
L’analyse de l’incidence du rang dans la fratrie sur l’implication m’amène à un
constat général : un rôle particulier est attendu pour chacun des membres de la fratrie. De
grandes tendances se dégagent donc quant à l’implication ou non de chacun d’eux. Le
benjamin, de part sa position du « petit » dernier ne se voit pas40 ou que rarement impliqué
auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). Quant à lui, l’aîné, ou « aîné de
substitution », n’est pas systématiquement et directement impliqué auprès de son frère ou
de sa sœur handicapé(e). Néanmoins, il construirait son identité en s’appuyant sur deux
aspects. D’un côté, le fait qu’il soit le plus âgé, le rend plus « responsable ». Ses parents lui
confient plus de choses, que ce soit dans les tâches ou autre, ce que Christine exprime très
clairement : « Ma grande-sœur, elle, elle a eu des indications sur ce diagnostic parce que
ma petite sœur et moi qui sont, je pense que mes parents nous pensaient trop jeunes pour…
pour comprendre… Et ma grande sœur s’est rapprochée de… de ma sœur autiste à ce
moment là. Peut-être qu’elle a compris, elle, elle avait 10 ans » (Christine, 25 ans, troisième
dans une fratrie de cinq).
40
C’est effectivement ce qui est observé dans les fratries que j’ai interrogé. Cependant, je ne peux exprimer
une position catégorique,. Il faudrait pour cela interroger plus de fratrie et analyser ce qui s’y passe.
69
L’aîné serait le premier enfant à devoir supporter avec les parents la rupture familiale
provoquée par l’arrivée d’un enfant handicapé. Il doit alors partager avec eux la douleur
familiale et porte l’angoisse des parents. Ce constat expliquerait pourquoi, majoritairement,
l’aîné a recours à une aide psychologique pour modérer son mal-être. D’un autre côté,
l’aîné est aussi l’enfant sur qui les parents ont le plus d’ambition. Son implication se
dessine selon deux orientations. Même si cela reste minoritaire, l’aîné peut s’impliquer
directement auprès de son frère et sœur handicapé(e). Le fait qu’il soit de sexe féminin
accentuera sur cet état des choses. Majoritairement, l’aîné se doit de s’impliquer de façon
plus globale et s’orientera professionnellement vers une profession en lien avec les secteurs
socio-éducatifs, tout en pouvant s’occuper parallèlement de son frère ou sœur handicapée.
Pour finir, les cadets s’impliquent auprès de leur frère ou sœur handicapée seulement si
cette place n’est ni prise par l’aîné, ni par une sœur plus âgée et s’il est autorisé à le faire
par les parents.
3-2-3 La forme de l’implication évolue dans le temps :
Les membres des fratries rencontrées ont entre seize et soixante-six ans. Ils sont
donc distincts d’une ou deux générations. « L’idée de génération, qu’elle s’applique à la
famille ou à la société, tout en évoquant l’idée de renouvellement ou d’opposition, est
l’expression et l’instrument idéel du rattachement entre eux d’individus séparés dans le
temps et par là, de la permanence du groupe, ou pour reprendre les termes de Simmel, du
maintien des formes sociales » (Attias-Donfut, 1995, p.7). Cette différence d’âge permet de
mettre en évidence une évolution de l’implication qui s’entend à travers les entretiens.
Pour les fratries les plus âgées, tout était à créer en ce qui concerne l’actuel secteur
médico-social. Benoît parle ainsi de l’évolution de la prise en charge du handicap : « Papa
va avoir 79 et maman 80. Oui, ca vieillit… et sont toujours en vie et Béatrice est toujours
chez eux… Eux, ils ont vu toute l’évolution dans un sens où c’était l’handicapé qui restait
chez eux… C’était mal vu. Et puis après, l’ouverture des établissements avec… pour
Béatrice et tout çà. Avant il y avait rien, il y avait rien ! » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie
de six et père de deux enfants, dont un autiste). Ce que confirme la mère d’Aurore confirme :
« Mais c’est vrai qu’avant on l’cachait. C’était plus souvent tue qu’autre chose ». (Mère
d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre)
70
41
Alors que Marie-France et Marie-Pascale relatent ainsi la création des établissements
médico-sociaux :
« MP : C’était au moment du rappel pour les institutions, car pour les ouvrir, il fallait des dossiers
bien cadrés et savoir si on allait pouvoir y mettre quelque chose dedans. Sinon c’était pas la peine
de faire des demandes d’ouverture d’établissement.
MF : Et recenser ce qu’il pouvait avoir comme profil de types de problèmes, et si les gens étaient
partant pour les inscrire aussi.
MP : Il allait dans les familles pour voir un peu où en était tous ces enfants là qui étaient en
détresse qu’on ne sortait pas qu’on…
MF : Oui parce qu’il n’existait pas encore d’établissement !
MP : Oui, il n’existait pas encore d’association. Et c’est seulement là que c’est créée l’association
des Papillons Blancs à ce moment là… Il y avait beaucoup de refus, surtout avant.
MF : Au début, les gens ne souhaitaient pas… Ils se posaient des questions, ils se disaient : « Bin
qu’est ce qu’ils vont aller faire là-bas ? ».
MP : D’ailleurs au début, c’était surtout des gens un peu Proutprout… des directeurs d’usine, des
médecins, des gens intellectuellement dotés. Et c’est ceux-là qui ont créé l’association après, tout le
monde a suivi et on a pris tout le monde, tous les dossiers qui se faisaient. Avant la CDES, tout ça
n’existait pas à l’époque ». (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / MarieFrance, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq)
Ces sœurs, toutes deux devenues éducatrices spécialisées, ont aussi connu l’arrivée des
premières professions du social. A cette époque là, l’assistante du service sociale n’avait
pas de travail défini, elle “improvisait” le social :
« MP : Enfin elle faisait un peu de toutes les autres assistantes-sociales, à l’époque, il y a 50 ans.
MF : On faisait un peu de tout… Des piqûres du social dans le sens large ! ». (Marie-Pascale, 62
ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq)
De même, les professions de moniteurs éducateurs et d’éducateurs spécialisés sont
apparues :
« MF : Après avoir fait Nantes avec Marie, c’était une école de moniteur éducateur qui venait de
s’ouvrir. J’ai poursuivi à Paris, une école à Versailles pour la formation d’éducatrice.
MP : Moi, j’ai été à l’IRFFE. On était séparée. Mais c’était le tout début de cette profession là ».
(Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une
fratrie de cinq)
41
Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA
71
Suite à cela, les conventions professionnelles ont permis de définir le cadre salarial :
« Moi, je me rappellerai toujours de la convention qui a permis que les éducs soient payés un ptit
peu. Elle est de 66. Nous, on était à l’école en 65. C’est la convention qui gère tout. Merci nous !...
Car avant, on était payé comme çà… Selon les endroits. Après, elle a mis un peu de temps à se
mettre en place. J’ai travaillé à la DDASS, à la fondation d’Auteuil. Ils étaient encore à voir
comment ils payaient leurs éducs… Il y en avait qui n’avait rien du tout… » (Marie-France, 66 ans,
aînée dans une fratrie de cinq).
Progressivement, le secteur médico-social s’est mis en place. Hyacinthe, qui vivait alors au
Maroc se rappelle être revenue en France parce qu’on y trouvait des lieux où des soins
pouvaient être donnés à ses frères, alors que ce n’était pas le cas au Maroc : « On est
revenu en France en..... en… France… en 66. Enfin, moi, j'avais 17 ans, alors quand on
est revenu… Mais, entre temps, ma mère avait essayé d'emmener mes frères en France,
pour les faire soigner, l'été et puis… C'était … et ... comme au Maroc, il n'y avait pas
d'établissement, c'était pas possible… On a été à la Salpêtrière, et puis... J'avais donc
mes trois parents étaient rentrés aussi en France sur Montpellier et puis, là à Montpellier,
il y avait un des médecins qu'elle avait vu avec chacun pour son,... pour son truc, quoi…
Mon père était déjà parti, et donc ma mère devait s’occuper des trois enfants… Les
médecins lui ont dit que ce n'était pas possible, qu'elle ne pouvait pas continuer avec les
deux… Qu’il fallait qu'elle en laisse au moins un… Les médecins lui ont dit : « Ecoutez, on
a une place dans un établissement à Montpellier »… Il y avait la grand-mère qui était, qui
était là ». (Hyacinthe, 59 ans, seconde dans une fratrie de trois).
Quant à Clément, il se rappelle de l’orientation par l’Education Nationale de sa sœur vers
un établissement spécialisé : « C’est celui qui suit en classe, et celui qui ne suit pas… Ils
allaient directement en structure… Donc, les Papillons blancs, c'est un peu nouveau…
C'est… C'était assez récent en fin de compte… C'est pratiquement la création… C'est
pratiquement dans la création donc…Pour ma sœur, à ce moment là ça manquait, donc, ils
se sont tournés de ce côté-là…Vers un IME42 » (Clément, 61ans, second dans une fratrie de six).
42
Les Institut Médico-Social (IME): « accueillent des enfants et adolescents présentant une déficience
intellectuelle avec ou sans troubles associés. Ils dispensent une prise en charge thérapeutique, éducative et
pédagogique individualisée ».
http://www.somme.fr/sante_social/handicap/enfants
Ils rassemblent : « Les instituts médico-pédagogiques (IMP) qui assurent l’éducation, les soins et
l’enseignement aux enfants handicapés âgés de 6 à 14 ans et les instituts médico-professionnels (IMPro) qui
assurent un enseignement général et pré-professionnel voire professionnel à des adolescents déficients
intellectuels de 14 à 20 ans ».
http://www.ash92.ac-versailles.fr/spip.php?article40
Les enfants et adolescents sont orientés vers les IME par la MDPH.
72
Benoît confirme sa sœur a elle aussi fini par rentrer en IME : « En 78, il a fallu prendre
une décision, donc qu’elle soit, qu’elle soit inscrite à l‘IME Bussy les Daours. Parce que
çà commençait à s’ouvrir l’IME de Bussy-Les-Daours. Y’avait pas longtemps qu’il en
parlait, qu’il y avait l’ouverture et puis tout ça… Maman elle voulait pas qu’elle aille avec
les handicapés car…Mais, il y avait très peu d’établissement ou c’était Pinel pour les cas
les plus durs à soigner. Ah si, il y avait des enfants qui était à Pinel ! Eh puis après c’est le
tout début des établissements… Foyer, pas de foyer de vie, comment vous appelez cela ?...
Mais CAT, tout ça par les communes au début. C’est une association de maire du canton
où elle est » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six).
Cette étape de mise en place progressive passée, l’existence des établissements devient
évidente. Du point de vue des familles, leur légitimité est reconnue dans le cadre d’un
traitement égalitaire avec les personnes non handicapées puisqu’il permet aux personnes
handicapées d’être elles aussi entre elles. Lorsque j’interroge Néjma sur le lieu où est sa
sœur, elle me répond : « IMPRO… C’est bien, c’est une école pour elle, elle s’occupe,
apprend. Elle est avec des… des copines comme elle, elle s’amuse. Et j’veux dire pour elle,
ça fait plaisir » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq).
43
Christine a la même représentation de l’établissement spécialisé : « Pour nous, c’était
logique. Nous, on allait à l’école, elle, elle allait dans un établissement. On savait très bien
pourquoi elle ne venait pas à l’école. Donc, voilà, elle allait dans un établissement avec
des enfants comme elle, entre guillemets. Voilà… Son école à elle !» (Christine, 25 ans,
seconde dans une fratrie de quatre).
Claire parlera de « IME et après IMPRO » et précise qu’ensuite sa sœur « est rentrée dans
ce foyer de vie… Il y avait eu un gros travail avec les éducs ». Les établissements ainsi que
43
Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA
73
leur personnel sont bien présents. Ces institutions s’organisent même en « filière » et sont
rentrés dans le paysage de l’offre : « Bin, elle a suivi la filière… Elle a suivi
traditionnellement l’IME, l’IMPRO et après elle a suivi en CAT pour… travailler et ça
c'est toujours bien passé de ce côté-là. » (Clément, 61 ans, second dans une fratrie de six).
Marie-Pascale et Marie-France qui ont assisté à la construction du secteur, le confirment
pour leur frère : « Donc Jean-Marie est rentré à l’IMPRO à 17 ans et puis il est rentré au
CAT à son ouverture. Et il y est depuis, là, il attend l’heure de la retraite. Il compte ça de
près… » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq).
Malgré tout, le secteur médico-social est toujours en mouvance. Il se développe, se
spécialise selon la prise en compte de certaines pathologies. Christine l’explique pour la
prise en compte récente de l’autiste à partir du vécu de sa mère : « A partir du moment que
ma sœur a eu un diagnostic, elle s’est investit beaucoup en voulant organiser l’autisme. Et
donc… elle a, par le biais de l’association, elle était présidente à ce moment là, ils ont fait
un IME…Et ce foyer de vie maintenant à côté d’Orléans, et … la suite de ces créations…
Avec des parents d’enfants autistes… Ce n’est que pour l’autisme, uniquement pour
autisme » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre).
Cette prise en considération récente de l’autisme a donné lieu à un rapport ministériel
présenté dans un dossier de presse44 datée du 16 mai 2008. L’introduction précise
que : « Bien que notre pays enregistre encore un vrai retard en matière de prise en charge
des personnes autistes, des étapes importantes ont été franchies grâce au premier plan
autisme (2005-2007) ». Tenant des premiers constats effectués, le gouvernement a permis
la création de différentes solutions dont « 2600 places en établissements et services
spécifiquement dédiées aux personnes autistes, enfants et adultes » et la mise en place
d’« un comité Autisme » instaurant un dialogue entre famille et association qui a pour
objectif de préparer un second plan triennal (2008-2010). Le gouvernement instaure par la
même occasion la première « journée mondiale de l’autisme », le 2 avril 2008.
Le secteur médico-social existant offre ainsi des possibilités aux familles, et en particulier
aux fratries, de prise en charge institutionnelle de leur sœur ou frère handicapé.
44
Ce dossier de presse est intitulée « Construire une nouvelle politique des troubles envahissant du
développement (TED) et en particulier de l’autisme ».
74
45
La mère d’Aurore dira ainsi : « A l’avenir… J’y ai pensé mais pas vraiment encore… Non,
mais, bon, j’y pense mais bon moi, j’me dis déjà… qu’elle est déjà en foyer occupationnel.
Bon, j’me dis que bon, c’est quand même jusqu'au bout. Y’a quand même cette sécurité là
quelque part. Après bon… on ne sait pas de quoi la vie est faite mais, bon dans l’hypothèse
ou… Bon, bin, j’pense qu’ils prendraient peut-être le relais tous les quinze jours, peut-être
moins puisqu’elle vient tous les quinze jours. Mais on la laisserait pas, j’veux dire… Non,
j’pense qu’ils pourraient pas la laisser toute seule, j’veux dire, de ne plus s’en occuper,
j’pense que c’est… » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre).
Même si Benoît ne peut pas avoir le même regard envers sa sœur de part l’organisation
familiale, il l’exprime à travers le positionnement qu’il a envers ses deux enfants : « Agnés,
on lui a demandé si elle s’occuperait de lui, de loin, quand on sera plus là, dans un
établissement. De loin, elle nous a répondu « Oui ». Donc, le fait que Grégory ira dans un
établissement, y’a pas, et comme on sait que nous on prend la décision C’est une charge
trop importante » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six).
L’établissement dans lequel est accueilli la sœur ou le frère handicapée offre un relais à la
fratrie. Il est à rappeler que la politique familiale française s’est historiquement construite
selon divers principes dont celui de « l’exigence de gestion publique des risques sociaux et
la prise en compte du besoin de protection » (Commaille, Strobel, Villac, 2002, p. 31).
L’implication de la fratrie prendrait donc une autre forme de part l’évolution du secteur
médico-social soutenue par les volontés des politiques familiales dans leur volonté de
« conceptualiser la famille comme une institution qui doit être soutenue par l’Etat »
45
Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA
75
(Commaille, Strobel, Villac, 2002, p. 13). Cependant, cette politique d’aide reste
insuffisante pour contre-balancer les difficultés rencontrées par les fratries. Celles-ci, telles
qu’elles apparaissent à travers les discours, sont au nombre de trois. La première est liée
aux problèmes des listes d’attente des personnes handicapées afin qu’elles intègrent une
structure médico-sociale. Benoît essaie de faire preuve de stratégie afin de contrer cette
difficulté pour son fils Grégory :
« Je voulais que tout soit prêt… S’il y avait… un établissement ou un qui serait prêt à l’accueillir.
Qu’il y est pas les démarches à faire et tout ça. Tout est fait d’avance pour pour pour sauter sur
l’occasion.
Vous anticipez ?
Bin oui… Sachant que les places sont pff… Mais qu’est ce qui faut faire, faut… Bon, bin c’est tout.
Il faut, c’est, c’est… Il faut anticiper et puis c’est tout et… C’est pas prendre la place d’un autre,
c’est anticipé…Déjà et c’est tout. Qu’est ce que vous voulez faire ? » (Benoît, 55 ans, second sur
une fratrie de six).
Même si le problème reste entier, cette préoccupation des familles a fait l’objet de diverses
mesures politiques, notamment la mise en place de l’amendement Creton en 198946. De
même, lors de première conférence nationale sur le handicap, en date du 10 juin 2008,
Nicolas Sarkozy a abordé ce point et expliqué que : « Actuellement 15 000 enfants et 12
000 adultes sont inscrits sur des listes d’attente pour des places d’accueil en
établissements et services spécialisés. Pour faire face à cette demande, un plan de création
de 50 000 places nouvelles a été annoncé, dont 30 000 effectives dès 2012. Ces créations
répondent à des besoins de prise en charge spécifiques : services de soins à domicile,
instituts médico-professionnels, maisons d’accueil spécialisées. 4 100 places seront
destinées aux enfants autistes, 3 700 aux personnes polyhandicapées. 1,5 milliard d’euros
d’ici à 2012 seront consacrés à cette mesure ». Le fait de ne pas trouver une place dans un
établissement pour un membre de la famille implique que celle-ci soit mise à contribution
dans sa prise en charge de celui-ci.
46
L’article 22 de la Loi n° 89-18 du 13 janvier 1989 a modifié l’article 6 de la loi d’orientation en faveur des
personnes handicapées du 30 juin 1975 et créé l’alinéa suivant dit “amendement Creton”. Un extrait de cet
article stipule : « Lorsqu’une personne handicapée placée dans un établissement d’éducation spéciale ne
peut être immédiatement admise dans un établissement pour adulte désigné par la commission technique
d’orientation et de reclassement professionnel, conformément au cinquième alinéa (3°) du paragraphe I de
l’article L. 323-11 du code du travail, ce placement peut être prolongé au-delà de l’âge de vingt ans ou, si
l’âge limite pour lequel l’établissement est agréé est supérieur, au-delà de cet âge dans l’attente de
l’intervention d’une solution adaptée, par une décision conjointe de la commission départementale de
l’éducation spéciale et de la commission technique d’orientation et de reclassement professionnel ».
76
La seconde difficulté à laquelle la fratrie est confrontée est le manque d’adaptabilité des
établissements aux besoins de famille. Valérie, par exemple, ne souhaite pas se désengager
de sa sœur, mais aimerait simplement pouvoir souffler à certains moments de cette charge
du quotidien : « Moi, bin toute ma vie est rythmée sur elle, les jours ou elle travaille, les
jours ou elle ne travaille pas, si elle est malade, si elle n’est pas malade pour que j’aille
travailler ou pas. Donc, je vis au jour le jour. Même la question du placement en
établissement, elle se pose tout le temps pour moi. Je ne suis pas à l’aise avec ça surtout à
cause du non aménagement possible. Même une famille d’accueil, y’en a pas. Ca, ce serait
bien, un week-end, quelques jours, mais comme on ne peut rien faire à la carte... Je trouve
cela idiot qu’en fin de compte on ne puisse pas trouver des aménagements, en rapport avec
ce qu’est la personne et individualiser les choses » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de
deux).
Là encore, des solutions se mettent en place, mais l’offre reste encore très réduite et ne
couvre pas l’ensemble du territoire. Ainsi, Valérie n’ayant pas trouvé de solution d’accueil
temporaire dans le secteur médico-social, son implication auprès d’Elise ne peut pas
évoluer et reste entière, au risque qu’elle finisse par placer sa sœur dans un établissement
médico-sociale. Agnès Pitrou parlant de certains aidants familiaux citera Favrot et Frossard
: « Certains aidants eux-mêmes, et particulièrement ceux qui ont bénéficié d’un niveau
d’éducation qui leur permet de s’affranchir plus facilement des normes courantes et des
modèles stéréotypés, avouent qu’ils se sentent parfois pris dans un piège, chargés de
tâches trop lourdes qui les vident de leur substance et les coupent de tout ce qui faisait leur
vie antérieurement » (1994, p. 233).
La troisième difficulté relatée est liée aux complexités administratives diverses, notamment
celles des mesures de protection (tutelle et curatelle) auxquelles les fratries doivent faire
face. Faisant écho aux « lourdeurs bureaucratiques » évoquées par Agnès Pitrou, les
fratries doivent assurer, tant qu’elles le peuvent, cette charge. Josiane a eu la tutelle de son
frère durant quelque temps :
« Pour la tutelle, comment cela s’est décidée par exemple ?
Bin, au début bon. Moi, j’savais qu’il fallait rendre des comptes et tout çà, au tutelle. J’en rendais…
Alors ils ont changé.
Vous étiez tutrice avant ?
Pis, ils m’ont changé du coup.
Oui, y’a beaucoup de compte à rendre ?
77
Oui, j’savais pas quoi leur dire…. Y’ont mis Mme Julie d’office » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans
une fratrie de douze).
Hyacinthe et Valérie parlent des difficultés liées au patrimoine à gérer. Le discours de
Valérie est éloquent : « Y a deux ans, j’ai été rappelée à l’ordre au tribunal parce que
j’avais mal rempli les feuilles. Bin, j’ai pris un comptable. J’ai donc un comptable certifié,
car comme c’est du domaine du casse tête, et que moi ça m’a rendu malade. Moi, je ne
veux pas d’histoire, je me suis dit, je prends pas de sous à ma sœur. Maintenant, j’en
prends, c’est clair. On divise tout par deux et là, elle me verse une pension, et là je ne sais
plus à combien on a estimé ça, c’est je crois 1500 francs à l’époque, tant pis pour l’euro…
Donc voilà tous les ans, je rends à la juge les comptes » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie
de deux).
Malgré les préoccupations que cela procure aux fratries, toutes tiennent le même discours :
la tutelle doit rester une histoire de famille tant que cela est possible. Christine me
l’exprime ainsi : « On a été à une réunion organisée par l’ADAPEI du Loiret avec
l’ASFHA. On y a été une fois et puis ça a soulevé des questions. On était peut-être un peu
plus jeune quand on y est allé. Je sais pas… Je devais… 13, 14 ans et donc… Elle 17
et…On nous a parlé de tutorat. On s’est posé plein d’autres questions, mais celle-ci était
importante. On était un peu jeune aussi… Et puis, j’étais en crise d’ado qui a été plus
longue et plus forte que la sienne. On était en conflit. Je lui disais de suivre mes parents…
Voilà deux sœurs en pleine adolescence… Et puis, on n’était pas d’accord par rapport à
Annick. A ce moment là, Adèle m’avait dit : « Je ne veux pas du tout m’investir là dedans.
Il faudra vraiment qu’on en discute mais du tutorat, je n’en veux pas ». Et moi, ma
réaction première, c’était d’intervenir en disant : « Je ne supporterai pas que quelqu’un
puisse prendre des décisions pour ma sœur alors que cette personne ne la connaît pas »
(Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). La mère d’Aurore confirme cette position :
« Moi, j’voyais pas ça, me demandait… la tutelle pour quelqu’un d’autre. Donc, donc, ça
coulait de source. De toute façon, pour moi, il était hors de question que ce soit quelqu’un
étranger » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre).
L’implication du membre de la fratrie en lien avec la responsabilité de la mise sous tutelle
du frère ou de la sœur handicapé(e) ne se voit interroger qu’une fois que les parents ne sont
aptes à en assurer la charge, que ce soit en raison d’un décès ou d’une inaptitude. En effet,
78
généralement ce sont les parents qui exercent, que ce soit de façon officielle, par une
décision de justice, ou de façon implicite (aide à la gestion) cette tutelle.
Un autre souci soulevé par les fratries comme influant sur l’implication serait la
complexité du secteur médico–social. Elle est liée à un développement du secteur et des
procédures qui, pour les familles, se complexifient de plus en plus. Benoît explique qu’il a
du mal à se repérer, et ce d’autant plus depuis la mise en place des MDPH : « Je connais
pas très bien exactement les structures parce que c’est fonction de qui finance la dedans
(Rires)…Et de qui finance, parce que… et puis ça change aussi, ils se font un plaisir.
Comme maintenant la MDPH pour bien brouiller ceux qui vont dans le truc… » (Benoît, 55
ans, second sur une fratrie de six).
Cette position est confirmée par Mireille, membre impliqué au sein de l’ASFHA, et par
Loïc, père d’un enfant autiste, lorsqu’ils échangent durant la « Journée de Manon »47:
« L : Nous, on a plein d’outils mais on ne sait pas comment faire, comment faire le choix dans toutes
ces thérapies ?
M : C’est vrai. Nous en tant que “vieille fratrie”, on n’avait rien. On devait tout inventer ! C’était
pas plus simple non plus ! »
Toutes ces difficultés rencontrées par les fratries peuvent être mis en parallèle avec
l’évolution de la politique familiale. Aux origines de la création du secteur médico-social,
« Le souci est d’assurer l’ordre social et la promotion des valeurs de l’Etat-Providence »
(Commaille, Strobel, Villac, 2002, p. 28). Les finalités étatiques sont alors de palier aux
risques sociaux. Dans les années 70, « la crise de la société salariale, associée à un
accroissement des « risques familiaux résultant des transformations de la famille, va
réactiver l’exigence de gestion publique des risques sociaux » (Commaille, Strobel, Villac,
2002, pp. 28-29). Actuellement, l’Etat se retrouve devant une ambivalence de
positionnement : d’un côté, héritière de son histoire, « la volonté de l’Etat de garder ses
moyens de contrôle sur ses administrés » (Pitrou, 1994, p. 229) et de continuer à répondre
à certains risques sociaux ; de l’autre, soucieuse de réagir devant « la croissance des coûts
sociaux en matière de santé ou de soutien » (Pitrou, 1994, p. 203), celui du « renvoi de
l’intimité du privé du soin » aux familles (Pitrou, 1994, p. 229). « La politique familiale
renvoie à la mobilisation des solidarités familiales pour prendre en charge certains
problèmes que les pouvoirs publics estiment ne pas ou ne plus être en état d’assumer ».
47
Journée du 31 Mai 2008 présentée dans la partie 2 sur la méthodologie
79
(Pitrou, 1994, p. 203). Cette volonté de maîtrise des dépenses est mise en évidence avec
l’arrivée des lois du 2002-2. Celles-ci impulsent notamment l’obligation aux
établissements et services sociaux et médico-sociaux de procéder régulièrement à
l’évaluation48 de leurs activités et de la qualité des prestations qu’ils délivrent aux usagers.
L’analyse de l’incidence des générations et de l’évolution temporelle de l’offre
associée à la prise en charge et à l’accompagnement des personnes handicapées montre que
l’implication des membres d’une fratrie en est influencée. En effet, l’évolution globale du
secteur médico-social libère et transforme la forme de l’implication. Leur frère ou sœur
handicapé(e) peut désormais bénéficier de divers services : accueil dans diverses
institutions, de jours, de vie, services à domicile… Cependant cette « libération » reste
compromise par les nouveaux facteurs en lien avec la conjoncture et l’évolution des
politiques familiales en vigueur. Néanmoins, la faiblesse de l’offre, et également
l’implication des fratries ne s’expliquent pas par un effet des générations. Ce sont juste ses
modalités qui s’en trouvent remodelées.
Pour conclure sur le modèle structurel familial, il s’avère que certains facteurs
tendraient à expliquer l’implication de certains membres des fratries. Le genre et le rang
dans la fratrie sont déterminants. Etre femme, être aînée -voir benjamine- sont des
déterminants importants. A l’inverse être homme, être cadet rend peu probable
l’implication. Par ailleurs, être issu d’une ancienne ou d’une jeune fratrie n’a d’incidence
que dans la forme que prend l’implication ; elle ne l’explique pas.
48
Les évaluations sont de deux ordres. Interne, les établissements doivent se doter d’outils afin de procéder à
une « Auto-évaluation » en se référant à des procédures, références et recommandations de bonnes pratiques
professionnelles. (Selon un référentiel des bonnes pratiques). Cette évaluation doit être communiquée tous les
cinq ans aux autorités des contrôles. Externe, l’évaluation est conduite pas un organisme externe selon un
cahier des charges édicté par le Ministère des affaires sociales. Son résultat conditionne le renouvellement de
l’autorisation (maintenant limitée à quinze ans). Elle intervient tous les sept ans.
80
3-3 Le dynamisme familial
Dans ce troisième ensemble de facteurs éventuellement explicatifs de l’implication,
je me pencherai sur des aspects plus dynamiques de la famille. J’analyserai plus
particulièrement les effets liés à une promesse, au militantisme familial, à la solidarité
pouvant exister au sein des familles et aux incidences que peuvent engendrer certains
aspects de la trajectoire de vie des fratries. Je partirai du postulat que ces différentes
variables peuvent être des facteurs explicatifs de l’implication.
3-3-1 Promettre : sécurité ou poids pour l’avenir
« Pour mes dix-huit ans, ma mère m’a offert mon cadeau d’anniversaire contre la promesse de m’occuper
49
ultérieurement de ma sœur » (Sophia, ASPHA) .
Dans l’ensemble interrogé, cinq personnes parlent d’engagement et de promesse
faite à leurs parents. Le terme « promesse » se définit dans le langage courant par « action
de promettre, engagement de faire, de donner quelques chose, engagement de contracter
une obligation, d’accomplir un acte50 ». Il s’associe avec la notion d’engagement. Dans un
article de la revue scientifique internationale SociologieS, Howard S. Becher explique
qu’une personne engagée est: « susceptible de s’être comportée d’une telle manière
(« s’être engagée ») ou d’être dans un tel état (« être engagée ») qu’elle va dorénavant
suivre une trajectoire cohérente. (Foote, 1957). (…) bien souvent des combinaisons
d’activités fort différentes sont qualifiées de cohérentes.(…)Celles-ci ont en commun le fait
qu’elles sont perçues par les acteurs comme des activités poursuivant un même but, malgré
leur diversité apparente. Finalement, la notion de trajectoire d’activité cohérente semble
impliquer un rejet des alternatives envisageables. L’acteur se trouve devant divers
parcours possibles, tous autant recommandables, mais choisit le plus à même de servir ses
buts» (Becker, 2006, p. 5)51. Du concept d’engagement découle la notion d’obligation, de
conduites et d’actes, de responsabilité et d’une continuité imposées dans le temps.
49
Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA
Dictionnaire Hachette 2009
51
http://sociologies.revues.org/dcoument642.htlm
50
81
Trois membres des fratries impliqués sont confrontés à une promesse faite à leurs
parents. Néanmoins, plusieurs manières de vivre cet engagement s’observent. Même si
pour Jocelyne, il a été imposé par sa mère, elle le vit comme une évidence ; elle me
prononcera cette phrase à deux reprises au cours de l’entretien : « Elle l’avait toujours dit
que j’le prenne alors… Donc, j’ai toujours pris » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de
douze). Le père de Marie-Pascale joue de stratégie pour l’engager auprès de son frère. Il
achète un terrain en prolongement de celui de Marie-Pascale pour y construire un studio
pour son fils handicapé, ce logement est juxtaposé à la maison : « Nous, on n’a pas la
parole. C’est papi qui décide tout. Moi, je suis d’accord quand même. Si je n’aurais pas
été d’accord, ça n’irait pas. Il m’a demandé mon accord. Ne serait- ce que pour acheter le
bout de terrain par là pour l’appart. On peut couper. On peut vendre… Lui peut vendre,
pas moi. C’est la maison de mes grands-parents. (…)En même temps, si demain, il y a
quelque chose, il a son appartement. Il est chez lui ». Dors et déjà, lors des absences des
parents, Jean-Marie vit dans ce lieu : « Il peut pas rester tout seul. Il sera avec moi. Mais il
a sa salle de bain, sa cuisine, sa chambre, une porte qui s’ouvre sur l’extérieur. C’est
totalement indépendant… C’est comme pendant les vacances des parents. Il n’a que 5
semaines de vacances donc il restait là ». (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de
cinq). Mais dans certaines situations, l’engagement peut être vécu comme pesant et
douloureux, c’est ce qu’exprime Valérie. Dans sa situation, elle a dû s’engager à deux
reprises. La première a été faite auprès de son père : « Un jour, mon père m’avait fait
promettre un dimanche, car j’allais manger chez eux tous les dimanches, Il m’avait fait
promettre que jamais je la placerai. Donc je suis un peu aliénée à un espèce de serment,
qui sûrement, ça a fait pour moi que la question ne s’est pas posée au moment où. Bin oui,
j’avais promis. Encore maintenant, je suis très mal avec cela. ». La seconde fait suite à une
demande de la mère de prendre la tutelle : « Oui, ça c’est maman qui m’a demandée en 83.
Car elle avait été rappelée à l’ordre par le juge des affaires, non le juge des tutelles de
Péronne, qui lui a demandé des comptes sur 10 ans. Donc comme elle voyait qu’elle
vieillissait, elle a souhaité que ce soit moi qui prenne la relève. Ca a été accepté et j’ai la
mesure depuis ce temps là ». Plus loin dans l’entretien, elle exprimera ce que cela a signifié
pour elle : « donner ma vie pour les autres, et c’est ce à quoi j’ai passé mon existence ».
Elle se résigne malgré tout à accomplir la mission qui lui a été confiée : « Je suis dans le
devoir de quelque chose que l’on m’a inculqué. On m’a dit : « Tu t’occuperas de ta
82
sœur »… Et bin voilà ! Donc, il faut que je m’occupe de ma sœur sans me poser la
question. Je suis comme ça. C’est comme ça, c’est comme ça ! » (Valérie, 54 ans, aînée dans
une fratrie de deux).
Néanmoins, dans les trois situations, la promesse survient au moment où les membres de la
fratrie sont déjà impliqués implicitement : Jocelyne et Marie-Pascale habitent déjà près de
leurs parents, Valérie est le pilier de la famille, et toutes les trois s’occupent déjà de leur
frère ou de leur sœur handicapé(e). Ils l’accueillent, l’hébergent, le font participer à la vie
quotidienne et à leurs vacances, etc. C’est ce que confirme Howard S. Becher : « Les
engagements ne sont pas nécessairement pris consciemment et délibérément. Certains
engagements
résultent
de
décisions
conscientes,
mais
d’autres
surviennent
progressivement ; la personne prend conscience qu’elle s’est engagée uniquement lors de
certains changements et semble avoir pris l’engagement sans s’en rendre compte » (2006,
p. 8)52. La promesse ainsi prononcée renforce l’implication jusqu’alors implicite qui
devient explicite. Elle crée un lien qui apparaît comme indissoluble.
Cependant, deux autres personnes non impliquées parlent de promesse. En tant que père
d’enfant autiste, Benoît impose cet engagement à sa fille Agnès : « Nous, notre objectif
c’est… Agnès, on lui a demandé si elle s’occuperait de lui, de loin, quand on sera plus là,
dans un établissement… De loin… Elle nous a répondu : « Oui » » (Benoît, 55 ans, second sur
une fratrie de six). Cette demande faite à sa fille a pour but de rassurer la famille sur l’avenir :
« Donc, le fait que Grégory ira dans un établissement… Nous, on prend cette décision là…
Comme on sait…Ce sera elle… C’est vu…Nous, on anticipe… » (Benoît, 55 ans, second sur une
fratrie de six). Benoît ne veut pas reproduire le même comportement que celui employé par
ses parents par rapport à sa sœur : « Mais pour eux, l’avenir, on voit le jour le jour. Voilà,
c’est comme ça qu’ils raisonnent les choses. C’est un peu simpliste, vivre le jour le jour
donc le lendemain quand il y a des problèmes, vous vous démerdez avec ! » (Benoît, 55 ans,
second sur une fratrie de six). Quant à Claire, elle avait littéralement oublié que ses parents
l’avaient engagée juridiquement auprès de sa sœur. L’entretien que nous avons mené, fait
jaillir ce souvenir refoulé :
«Je sais que quand j’ai eu 18 ans, ils m’ont amenée chez un notaire. Ils m’ont fait signer des
papiers… J’sais pas ce que c’est.
Ah bon ?
Ouai… Ils m’ont dit : « Tu seras tutrice de ta sœur etc ».
On vous l’a imposée ?
52
http://sociologies.revues.org/dcoument642.htlm
83
Ouai, j’crois que c’est un truc comme ça.
Donc, à leur décès ? Puisque là , vous n’êtes pas tutrice ?
Bin, je sais pas… Non, non, non… Peut-être que oui, on reparle de ça… Enfin, j’ai signé des
papiers… Je sais pas ce que c’est…. Je venais d’avoir 18 ans, on m’a fait signer des papiers… On
m’a pas expliquée ce que c’est… Peut-être qu’on me l’a dit, et que j’ai pas écouté aussi…Le notaire
a dû me le dire… En tout cas, j’avais tout oublié… J’ai oublié… Moi, moi, j’ai une capacité à
oublier. J’y ai repensé une fois ou deux comme ça quoi. » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de
deux).
La résurgence de ce souvenir provoque chez Claire un sentiment de mal être et une attitude
ambivalente53. Jusqu’alors déterminée à ne pas s’impliquer auprès de sa soeur, elle ne sait
plus ce qu’elle devra faire de cet engagement qui s’est imposé à elle : « J’me sentirai
capable… En même temps, y’a pas de liens… Je reviendrai peut-être dessus. Enfin, j’en
sais rien, je sais pas. C’est difficile… Y’a rien… C’est parce qu’on parle, que vous me
posez la question et du coup, y’a des souvenirs qui remontent… Je reprendrai peut-être
avec ma sœur quand ma mère ne sera plus là… Je sais pas » (Claire, 45ans, aînée dans une
fratrie de deux).
Ces deux situations renforcent la démonstration de ce qui s’observe des fratries impliquées
sur l’impact que peut avoir une promesse. Le membre impliqué est comme enchaîné à la
destinée de son frère ou de sa sœur handicapé(e) et s’engage dans une conduite
rationalisée.
54
3-3-2 Reproduction et transposition du militantisme familial
Le militantisme est une autre forme d’engagement. Au préalable, ce terme avait une
origine militaire. « Il concernait les individus qui se battaient avec des armes pour
53
54
La situation d’entretien influe peut-être sur l’expression de cette ambivalence qui s’en retrouve exacerbée.
Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA
84
défendre (ou imposer) leurs idées et convictions propres ou celles de leur école de
pensée 55». Dorénavant, les militants possèdent des armes plus subtiles mais ont toujours
en commun la volonté de rallier des personnes à leur cause. Trois membres des fratries me
relatent un vécu lié à un militantisme familial, même s’il est différent. Pour Marie-Pascale
et Marie-France, l’arrivée du handicap a bouleversé le comportement de leur père :
« MP : Je sais que papa qui faisait des tas…Il était maire adjoint, qu’était à la musique, qu’était à
l’Orphéon, qu’était aux pompiers et nien nien nien et nien nien nien et nien nien… Le jour au
lendemain, ça était : « J’arrête tout ! ».
MF : Oui, il a tout arrêté ! » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq/ MarieFrance, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq)
Cette énergie n’a pas été perdue pour autant mais a été orientée vers le champ du
handicap :
« MP : Notre père disait : « Je travaille pour créer pour ces jeunes là, ces enfants là, ces enfants
là… ». Et il a fait des démarches dans tous les sens.
MF : En fait, il a foncé dans ce créneau qui ne demandait qu’être soutenu. Il y avait beaucoup de
choses à faire,, mais il fallait un leader, un porteur. Tout était à faire. Ca a tombé comme ça. Déjà
que c’était dans sa nature, bien lui, il a sauté sur l’occasion.
MP : Oui et après il a été en retraite mais il a poursuivit à supporter la cause…tous les jours, tous
les jours, tous les jours, réunions sur réunions.
MF : Il m’a dit l’autre jour qu’il avait dû user une voiture, complètement !
MP : Oui voir même plus. Il y avait pas mal de problèmes dans un établissement sur Abbeville.
Comme il était administrateur délégué, il en faisait des allers-retours Abbeville, il en a fait des
kilomètres Il aidait la nouvelle directrice de l’époque qu’avait repris le poste en urgence. Il l’a
boostée, et là elle est en retraite… Notre père. Il est tellement dynamique.
MF : Oui, même parfois trop. Et puis, il était tellement militant là- dedans » (Marie-Pascale, 62 ans,
troisième dans une fratrie de cinq/ Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq)
Ce comportement lié à l’engagement illustre ce que Howard Becker écrit : « Ainsi, chaque
fois que nous expliquons la cohérence du comportement par l’engagement, nous devons
faire diverses constatations sur les composantes majeures d’une telle proposition : (1) Les
actions antérieures des personnes mettant en jeu des intérêts initialement éloignées de la
poursuite d’une trajectoire cohérente d’activité ; (2) une reconnaissance de la part de la
personne de son engagement dans quelque chose d’initialement extérieur à son activité ; et
(3) la trajectoire cohérente en résultant. »56 (2006, p. 6). Cet engagement pousse ce père à
être un des créateurs de l’association des « Papillons blancs » et d’établissements médicosocial à une époque où rien n’existait. Joëlle Vailly et Sibylle Gollac confirment : « Les
associations s’insèrent dans les lacunes de l’organisation institutionnelle pour effectuer,
selon elles, « un travail qui manque » et se situent à l’interface entre les familles et les
55
56
http://fr.wikipédia.org
http://sociologies.revues.org/dcoument642.htlm
85
politiques sociales » (2006, p. 135). Cependant, ce militantisme n’est pas partagé par son
épouse :
« MF : J’crois que papa a plus foncé dans l’extérieur en disant : « Il faut faire quelque chose ! »
MP : Parce que c’est quelqu’un comme ça !
MF : Oui car il est naturellement comme ça ! Ca lui a permis de souffler comme ça alors que
maman elle était constamment avec Louis-Marie.
MP : Elle n’avait pas ce tempérament là… Et puis, il y a déjà papa et c’était difficile de prendre la
place par devant. S’il lui disait, elle allait visiter les familles mais toujours avec notre père, car de
toute façon, elle ne conduisait pas. C’est une autre génération. C’était maman à la maison »
(Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq/ Marie-France, 66 ans, aînée dans une
fratrie de cinq).
Marie-France et Marie-Pascale ont ce ressenti d’être les seules à avoir pu bénéficier de ce
dynamisme paternel :
« MP : On a baigné dans le milieu mais il faudrait voir avec Marie-Agnès (la seconde sœur). Pas
elle. On avait déjà donné !
MF : Je crois que c’est les premiers qui ramassent tout (Rires)…
MP : Et puis, pour nous, les deux derniers, c’était nos ptits frères… Et ça l’est toujours ! ».
Elles expliquent qu’elles ne pouvaient déroger au militantisme familial ambiant :
« MP : Oui, je pense bien ! Toute notre histoire nous poussait dans le social. C’était obligatoire.
MF : Oui je suis d’accord ! Je pense que c’était lié au tempérament qu’on avait dans la famille, et
l’éducation qu’on a reçue. Je pense qu’on aurait été quand même dans le social.
MP : On a tout simplement rebondi sur la situation. On a, et il faut dire, qu’on a un père très
dynamique et très autoritaire. Donc il a foncé dans l’association. Et nous on a suivi. »
(Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq/ Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq)
Cependant, Marie-Pascale souhaite se distinguer de sa sœur et insiste sur ce qui peut-être
légitime cette implication auprès de son frère : « De toute façon… Toi, tu étais un peu près
partie dans ta vie de grande ! »57 (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Dans
tous les cas, sa position la privilégie dans ses relations avec son père qui lui confie
l’historique de son travail de militant dans le handicap : « Et il a fait des démarches dans
tous les sens. Oh je viens de jeter tous les papiers. Il me les a donnés mais j’ai tout brûlé.
C’était des archives qui n’en finissaient plus… Ça vieilli. On en garde un peu et c’est vrai
que j’en connaissais beaucoup dans l’histoire» (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie
de cinq). Il semble vouloir lui confier ce flambeau. Dans la continuité du père, Marie-
Pascale devra le remplacer en s’occupant, à son tour, de son frère handicapé.
Dans la situation de Valérie, le militantisme prend deux facettes, l’une est paternelle : «
Mon père s’est engagé après la naissance de Elise… Mais rapidement, elle n’était pas très
grande. Il militait, alors qu’elle était à la maison, et qu’il n’y avait pas de place dans les
établissements pour elle. Papa a fait longtemps parti des Papillons Blancs et il avait œuvré
57
Marie-Pascale rappelle à sa sœur qu’elle était déjà partie de chez ses parents pour faire des études.
86
à ce que les CAT se créent. C’était un homme engagé, que ce soit dans cette association,
que ce soit à X. Il était au bureau. Mon père a toujours été là dedans. Papa a passé des
années à répertorier dans le coin de Péronne le nombre d’enfants handicapés qui
n’avaient pas de place en établissement. Y a des choses qui ont été bénéfiques à Elise, au
moment où on n’en avait besoin. Quand papa est mort, elle a pu rester à X afin qu’on
puisse lui faire une place à l’annexe. J’me rappelle de réflexions où papa revenait et
disait : « J’ai été chez des gens, les gosses ne sont jamais sortis de chez eux. Les parents,
ils ont honte…Ça va pas, ça va pas. Faut qu’ils sortent de chez eux, faut que ci, faut que
ça ». (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). La seconde facette est maternelle : la mère
était elle-même engagée dans une profession sociale, comme assistante sociale, dans
laquelle elle s’investit tellement que Valérie le lui reproche : « Quand maman, qui est
assistante sociale, allait à Z, elle allait voir Elise. Au début, on appelait souvent à l’IME.
Ça s’est fait assez bien. Maman connaissait beaucoup de monde, le directeur. Elle
connaissait les éducateurs. Le fait de connaître des gens, d’être dans ce milieu là, ça a
favorisé les choses. Et je voyais maman, comme elle se démenait avec ces gosses de la
DDASS qui avaient fugué, les nourrices, les enquêtes sociales, elle faisait tout. D’ailleurs,
je lui ai dit avant qu’elle ne meurt. « T’as toujours préféré les enfants de la DDASS que
nous ! » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Cette situation pousse Valérie à se sentir
héritière de tout ce processus familial et de s’investir auprès de sa sœur : « J’ai hérité de
cela et si Elise en bénéficie et bin tant mieux pour elle… On est dans une famille où on est
quand même dans un engagement… Mon engagement vient bien de quelque part. Alors
est-ce que le Devoir, mon devoir vient de là ? On a toujours bougé pour nous et pour les
autres. Je suis éducatrice, c’est pas un hasard non plus » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie
de deux).
Christine est la troisième personne qui aborde le sujet du militantisme. Sa mère a fait le
choix de militer pour l’autisme : « Elle n’est pas restée femme au foyer, tout le temps à la
maison, pendant très longtemps. Après quand elle a commencé à mettre le pied dans des
associations, c’était réunion sur réunion et elle n’était pas souvent là. Au début, elle a
rencontré des parents d’enfants handicapés qui étaient un peu plus âgés qu’Annick… Je
pense que ça lui a permis de, de se rendre compte des parents, qu’elle n’était pas seule. Un
peu plus tard, elle a contribué à la création d’un centre pour adultes « Les amis
d’Etienne ». C’était un foyer de jour, c’est un foyer de vie. Elle, elle n’était déjà plus là ;
87
mon père était médecin de ce centre là. Et ensuite, elle s’est investit dans une association
du Loiret. Et y’en a dans toutes les régions. Et maintenant, elle est présidente depuis une
dizaine d’année… Je l’ai toujours vu s’investir beaucoup, beaucoup répondre, elle avait
souvent des parents au téléphone : « On ne sait pas quoi faire avec notre enfant ». Elle
essayait de trouver des solutions pour les autres. Et elle parlait beaucoup de… de sa fille,
et puis là, j’ai été très surprise. J’ai une amie qui fait un mémoire sur les parents d’enfant
handicapé. Et donc, j’ai appelé ma mère pour savoir si elle voulait pas faire l’entretien.
Elle m’a dit : « Je ne veux plus en parler »…Je crois qu’elle en a vraiment marre »
(Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). Même si Christine exprime l’envie de
n’entretenir que des rapports fraternels avec sa sœur : « Oui, pour moi, c’est très important
de savoir ce que ma sœur devient et de pouvoir être dans sa vie aussi. C’est très important
et de toute façon, Annick si c’est ce qu’elle voulait… si jamais elle allait habiter chez moi
ou une autre d’une de mes sœurs, ce serait pas bien pour elle non plus. Parce que là, elle
est dans un foyer de vie, elle a sa chambre, sa salle de bain, elle a de plus en plus
d’autonomie. On s’occupe d’elle tous les jours hein du levé jusqu’au couché. Je ne veux
pas prendre le risque qu’Annick se retrouve chez moi, dans le futur dans ma maison à moi.
Non, non. Et puis de toute façon, ça ne sera pas sa place, ça ne sera pas le même rythme,
la même vie », elle ne s’en projette pas moins dans la création d’association à l’instar de sa
mère : « Sinon, ce que j’aimerais, c’est créer une antenne à Lyon de l’ASFHA… Mais une
antenne plus thérapeutique dès que j’aurai mon diplôme de clinicienne… Pouvoir avec une
approche plus systémique, une thérapie familiale axée sur les frères et sœurs et pour moi,
c’est complètement dépendant de la thérapie de la personne handicapée… Donc, voilà, je
me suis dit que j’aimerais créer cette branche là, suivre des frères et des sœurs
thérapeutiques » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre).
Ces trois situations montrent comment se répercutent des engagements militants familiaux
sur certains membres de la fratrie. Ceux-ci semblent être plus sensibles à reproduire
socialement le modèle familial qu’ils ont vécu. Yves Barel définit la reproduction sociale
comme : « un phénomène dont le sens peut varier. Elle s’analyse tantôt comme une
production (génération), ou une régénération, tantôt comme un « mapping », tantôt comme
une multiplication d’objets (au sens général de ce dernier mot). Mais entre ces
significations en apparence disparates, il existe en fait une liaison profonde qui vient de ce
que la reproduction est, dans tous les cas, un acte d’assimilation, c'est-à-dire un échange
88
spécifique entre un système et son environnement. L’assimilation est en général elle-même
spécifique, en ce sens que le système fait subir une transformation aux inputs qu’il reçoit.
La production et la régénération sont une transformation de ce type » (1973, p. 153) Cette
définition explique comment devant le militantisme, les individus peuvent refaire, ou
réinventer l’atmosphère dans laquelle ils ont vécu.
L’incidence du militantisme n’est cependant pas un facteur suffisant pour
expliquer l’implication d’un membre d’une fratrie puisque dans ce cas, Christine devrait
être dans cette dynamique. A ce stade de mon développement, je ne peux prétendre pour
autant que Christine ne s’impliquera pas dans la vie de sa sœur dans l’avenir. Cependant, je
peux dire que le militantisme influe sur une conduite de dynamique familial tout en se
reproduisant et se transformant au grès de la personnalité de chacun des membres des
fratries : implication auprès de sa sœur ou frère handicapé(e), investissement professionnel,
investissement associatif…
3-3-3 Construire sa propre vie : une facilitation de l’implication
Les membres des fratries interrogés abordent divers aspects de leur trajectoire de
vie. J’en interrogerai trois, ceux qui me semblent les plus propices à avoir une influence
sur l’implication.
La première caractéristique concerne le lieu de vie. Marie-Pascale explique ainsi
son implication auprès de son frère en invoquant sa proximité géographique : « Et
pourquoi plutôt vous ? La vie a fait comme ça. Marie-France était sur Paris, MarieMélanie, Olivier-Marie habitait à Genève. J’étais toute seule ici. Donc cela s’est fait
comme cela petit à petit. Et puis, c’était une sécurité pour les parents. Même s’il y aurait
eu un problème du jour au lendemain, il aurait eu un chez lui.» (Marie-Pascale, 62 ans,
troisième dans une fratrie de cinq).
Pour Jocelyne, c’est aussi le fait de vivre près de chez ses parents qui a favorisé le fait
qu’elle s’occupe de son frère Jean : «Vous avez près de 30 ans de différence ? Oui et je
restai chez mes parents, mais, juste à côté quoi. On se voyait tous les jours quoi. Et
pourquoi vous plus que vos frères et sœurs ? Parce qu’eux, ils sont mariés, ils sont partis
89
un côté et d’autre. Pas aux alentours, mais ils venaient le dimanche » (Jocelyne, 60 ans,
seconde dans une fratrie de douze).
C’est encore cette proximité qui favorisera le fait que, lorsqu’elle décédera, ce soit sa sœur
qui habite dans la même cité qui la suppléera: « Et pour l’avenir, vous y avez pensé ?
Oui… Ma sœur, elle dit s’il y arrive quel que chose à l’un ou l’autre, on se débrouillera
entre nous. Elle est à côté au 31. Il y va déjà souvent. » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une
fratrie de douze)
Cet aspect de la proximité géographique est néanmoins peu évoqué par les enquêtés. Il est
donc difficile de déduire le sens de son influence sur l’implication. Est-ce le fait d’être à
proximité qui entraîne un rapprochement géographique ou est-ce le fait d’être à proximité
qui impulse l’implication ? La question reste entière. Le cas d’Hyacinthe, qui habite à Paris
et s’implique auprès de son frère à Hyères maintient l’ambiguïté. Pour autant, elle a acheté
un appartement sur Hyères. « Moi, j'ai un petit studio, enfin j'ai un studio à Hyères qui est
sensé être un studio…C’est plus facile, comme ça, pour moi sur place. C’est plus simple !
Je suis à côté quand j’y descends et je peux me poser ! » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une
fratrie de trois). Cette situation tendrait à montrer que l’implication nécessite une proximité
géographique et que cette dernière favorise l’implication.
Un second aspect évoqué par les fratries interrogées est celui de leur vie de couple.
Tous les membres des fratries interrogées, impliquées ou non, jeunes ou plus âgés,
hommes ou femmes, ont en commun leur positionnement quant à un conjoint. Dans tous
les cas, le ou la compagne doit accepter le handicap du frère ou de la sœur. Benoît ne
s’était pas posé la question avant que je ne la lui pose : « Il faut être tordu pour poser cette
question… ». Il explique cependant : « Si elle aurait pas accepté Béatrice, bin je sais pas.
Un futur, ou une future qui n’accepte pas. Il s’tire et c’est tout… Je sais pas… Il va
pas…Qu’est ce que vous voulez faire ? A moins qu’il dise, je vais me marier avec toi, mais
je n’irai jamais dans ma belle-famille. Ça peut être ça. Mais bon enfin… La question ne
s’est pas posée… Non… Etant donné que l’on a… quand on se fréquente, il y a des
affinités qui se créent, les affinités vont dans un même sens, j’pense pas que ça… On est
comme ça. C’est tout un ensemble qui se… Sinon, il n’y aurait pas eu d’affinité si
quelqu’un avait dit : « J’veux pas aller dans ta belle-famille ». Je ne crois pas que ça
aurait duré, et qu’elle serait attachée à moi…Des trucs comme ça. Je crois qu’il y a des
90
instincts d’affinités qui… doit se créer dans tout cela, dans l’amour et qui fait que…qu’il y
a acceptation des problèmes chez l’un, comme chez l’autre » (Benoît, 55 ans, second sur une
fratrie de six). Même si la question ne se présente pas encore vu son âge, Néjma confirme ce
positionnement : « Qu’est ce que tu demanderas à ton ami plus tard ? Elle vient chez moi,
sinon c’est mort… S’il me dit : « Bin non, ta sœur, elle vient pas ». Bin non, bin non, ca
peut pas faire. C’est ma sœur. Ma sœur, c’est plus important que tout, j’veux dire. Il
dit : « Non ta sœur elle vient pas ». J’s’rai pas d’accord sur ce coup. Ma sœur, je la
porterai toujours, personne ne m’empêchera » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq)..
Cependant, Christine nuance cette position en invoquant la puissance des sentiments que
peuvent échanger deux individus : « Après une semaine, je lui ai parlé de ma sœur, dès le
début et pour moi, c’était très très important de lui dire. C’est ma sœur et elle est là quoi.
Et ça s’est très bien passé. Et si ça c’était pas bien passé, comment j’aurai fait… Ca, ça a
été ma question si ça serait mal passé avec mon copain.Ca m’aurait beaucoup embêté.
J’aurai pas… J’aurai pas cassé… Dans ma tête, ma sœur ne devait pas passer avant mon
copain parce que, parce qu’on était vraiment amoureux tous les deux et que ma sœur se
serait immiscée dans cette histoire. Mais ça m’aurait beaucoup embêtée et peut-être que
notre relation qui a deux ans n’aurait pas évolué de la même manière… Et peut-être même
qu’on serait plus ensemble » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre).
La situation de couple diffère selon que le membre de la fratrie interrogée est
impliqué ou non auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). En effet, toutes les fratries
non impliquées vivent en couple ou ont un conjoint58, ce qui n’est le cas que de la moitié
des membres impliqués. Dans certains cas, cela peut s’expliquer par l’âge (Néjma, 20 ans),
ou par le veuvage (Jocelyne) ou encore par l’implication tardive (quand Clément
décohabite de chez sa mère, il ne maintient ni de liens ni avec elle ni avec ses sœurs. Il
construit et s’occupe de sa propre famille de façon très indépendante. Lorsqu’il prend
connaissance de l’urgence de la situation de sa sœur handicapée, Clément ressent le besoin
de s’impliquer auprès d’elle sans que cela ait d’incidence sur sa vie de couple). En ce qui
concerne les trois autres, ce sont toutes des sœurs et les explications données restent plus
floues. Quand je questionne Marie-Pascale, celle-ci laisse répondre sa sœur :
« Pensez vous que votre situation de sœurs d’un adulte handicapé a eu des répercussions au
niveau conjugale ?
MF : (Après un long silence gêné qui se fait pesant)Cela ne m’a jamais posée de problème.
MP : C’est marrant mais c’est une question qui me surprend.
58
Karim fait exception à cette observation. Il est âgé de 16 ans
91
MF : Oui mais elle a raison de poser la question. Car ça doit poser des questions quelques fois. »
(Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une
fratrie de cinq)
Quant à Hyacinthe, elle se montre très ambivalente sur ce qui pourrait expliquer l’échec de
sa vie de couple : « Vous avez réussi à construire une vie de couple ? Non… Je n’ai pas
cherché. J'ai été mariée, mais, bon… Non, mais c'est moi qui suis partie, ce n'était pas...
non, c'était… Est-ce en lien avec vos frères ? Non, non, non, non, non, non, non, pour rien
là-dedans… Non, mais, je pense que c’était trop dur, que c’était… Et puis, il y avait tout le
temps des choses très dures » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois). A l’inverse,
Valérie se montre plus explicite. Sa « charge de famille »59 nécessite une forte disponibilité
qui semble être incompatible avec une vie de couple stable : « Vous pensez que le
handicap a eu une incidence sur votre vie sentimentale ? Ah oui, même si là c’est un
nouveau compagnon. Mais, je pense que si j’avais eu un compagnon qui n’aurait pas
accepté ça, ça n’aurait pas pu durer. J’ai toujours été famille. D’ailleurs, à tous les
compagnons que j’ai essayé de rencontrer, la première chose que je leur ai dite, c’est que
j’avais une charge de famille, que j’avais une sœur handicapée à charge et qui vivait avec
moi. Qu’il fallait faire avec ça, que c’était à prendre ou à laisser. Si on prenait, c’était ça !
Quand je devais m’occuper de mes parents, j’y allais tous les dimanches, après mes
parents vieillissaient, maman n’avait plus sa tête, elle m’appelait en plein milieu de la nuit.
Et j’arrivais. Si j’avais eu un compagnon qui n’aurait pas accepté ça, ça n‘aurait pas pu
se faire. Ça aurait fait quelques mois, mais pas dans le temps » (Valérie, 54 ans, aînée dans une
fratrie de deux). Hyacinthe et Valérie s’accordent pour dire que la responsabilité qu’elles ont
de part leur implication auprès de leur sœur ou de leur frère handicapé leur demande une
disponibilité qu’un conjoint éventuel pourrait contester. L’implication reste leur priorité
dans la vie et a forgé leur conduite.
Un troisième aspect est celui de la procréation des membres des fratries. Sur
douze personnes interrogées, six (trois impliquées et trois non impliquées), n’ont pas
d’enfants. Parmi elles, quatre se disent trop jeunes pour en avoir, mais en ont le projet :
« Je me rends plus compte de la complexité d’avoir une sœur dans sa vie. Moi, je veux
fonder ma famille… Je … Mais par contre, toujours savoir ce qui lui arrive, pouvoir aller
la voir … » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). Les deux autres personnes sans
enfants sont impliquées auprès de leur frère ou sœur handicapé(e). Pour Valérie, c’est la
59
Propos de Valérie
92
crainte de son compagnon d’avoir un enfant handicapé qui explique sa situation : « C’est la
vie qui a fait. Je pense que j’ai jamais trouvé le compagnon avec qui j’aurai pu faire un
enfant. Le seul avec qui j’aurai pu faire, n’en voulait pas car il ne voulait pas de
mongolien… Après, il faut savoir que j’ai perdu un enfant quand j’étais enceinte de 7
mois… Après, je ne pouvais plus en avoir… » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux).
Pour Hyacinthe, “ne pas d’avoir d’enfant” est un choix délibéré : « Vous n’avez pas eu
d’enfant, par crainte du handicap? Non pas…Non, non, non par… sincèrement, je ne
pense pas à ça. J'en ai soupé des enfants…Non, non, non, et puis de toute façon, bon je
savais bien que je n'aurais pas de disponibilité. Il faut de la sérénité, de la
dispo…Enfin... « Faire ce peut »... Non, c'était pas pensable ! » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans
une fratrie de trois). Cette situation lui permet de n’avoir aucune contrainte et d’envisager des
allers et venus entre Paris et Hyères avec une certaine liberté.
En ce qui concerne les six personnes qui ont des enfants, seuls Jocelyne et Clément ne
craignaient aucunement d’avoir un enfant handicapé. Jocelyne répond simplement à cette
question : « Vous avez eu des enfants ? Oui, 8. Vous avez eu des craintes ? Non, j’ai
jamais eu peur » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze). Quant à Clément, il pense
que les conditions n’étaient pas rassemblées pour que le handicap se reproduise :
« Lorsque vous avez envisagé d’avoir des enfants, vous aviez une crainte par rapport au
handicap ? Non, non, non pas du tout, non, non, non, je pensais que le handicap, il venait
de, le handicap il a dû venir de la maltraitance de, de la violence du temps que la mère
elle était enceinte, c'est sûr et certain, c'est évident » (Clément, 61 ans, second dans une fratrie de
six). Pour les quatre autres membres des fratries, la crainte d’avoir un enfant handicapé est
présente et prend différentes formes. Même si Claire a constamment eu peur de cette
éventualité, elle s’est refusée à avoir un second enfant pour ne pas reproduire ce qu’elle
avait vécu dans sa propre fratrie à deux membres : « Quand vous avez fait votre fils, vous
craignez un peu… ? Qu’il soit comme ma sœur. Ah bien sûr que oui ! ca c’était… Et en
plus (respire), ce qui m’est arrivée, c’est que j’ai fait un examen sanguin. Et il n’était pas
bon. J’présentais un risque d’avoir un trisomique. Et on m’a fait une amniocentèse. Alors
que j’avais 26 ans quand j’étais enceinte. Alors j’ai dit oui tout de suite. Et c’était horrible
quoi. J’me suis totalement coupée de ma grossesse. Quand j’l’ai su, bin j’ai beaucoup
pleuré de savoir que tout allait bien… Mais après, j’étais toujours dans l’angoisse… être
une mauvaise mère comme la mienne…Peut-être que si ça avait été une fille, ça aurait plus
93
dure…Si mon enfant avait été fille, j’sais pas… Je veux dire, le temps à passer… Mais
l’idée première c’était quand même d’avoir un enfant, un deuxième mais j’avais très très
peur… Un deuxième… Bin si c’est évident… J’étais persuadée que si j’avais un deuxième
enfant, ça m’obsédait, mais je mourrai. De toute façon, le corps ne tiendrait pas et la
grossesse n’aboutirait pas et… J’ai pas eu de deuxième enfant aussi » (Claire, 42 ans, aînée
dans une fratrie de deux). Pour Marie-Pascale et Marie-France, seule la seconde a eu des
craintes, mais davantage liées à son âge lors de sa seconde grossesse: « Vous avez eu des
craintes ? MP : Moi non !! Toi, à Ronan. Pas à Yves. MF : Moi oui… un peu à Ronan.
C’était mon âge. J’étais plus âgée mais j’avais quand même le document pour… Enfin,
c’était moi, la crainte, c’était mon âge. C’était pas l’hérédité. C’était le risque. J’avais 36
ans quand Roman est né » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq/ Marie-France,
66 ans, aînée dans une fratrie de cinq).
Benoît se montre plus inquiet pour sa fille et entreprend des démarches pour se rassurer :
« On n’a jamais eu cette appréhension d’avoir des enfants handicapés. Ma belle-mère, elle
avait l’appréhension… Autrement non ! Sachant que ma femme a fait des études
médicales, et c’est sûr, sachant les probabilités, avec la chance, ça peut toujours tomber,
pourquoi pas, pourquoi chez les autres, et pourquoi pas chez nous. Bon, bin c’est tout.
C’est tombé chez nous. Mais, bon, voilà… Autrement, non, on n’a jamais eu cette
appréhension d’avoir des enfants handicapés… Par contre, on a fait des examens
génétiques là dernièrement… Surtout pour savoir si Agnès n’aura pas de problèmes
génétiques, si Eloïse n’aura pas de problèmes si elle souhaitait avoir des enfants On a
poussé. Non, on ne trouve rien ». (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six).
Même si la crainte du handicap est souvent présente chez les membres des fratries,
impliquées ou non, avoir des enfants restent une volonté commune. Le cas de Hyacinthe
fait donc exception.
Ainsi l’analyse de ces différents aspects de la vie des membres des fratries
n’explique pas l’implication de certains membres des fratries auprès de leur frère ou sœur
handicapé(e). Elle permet de mettre en exergue que ces diverses caractéristiques sont des
facteurs facilitant de l’implication. C’est alors la disponibilité qui est exposée.
94
3-3-4 Venir de la même « Maison »
Comme nous l’avons préalablement abordé, la famille fonctionne en système dont
les éléments qui la composent s’imbriquent les uns avec les autres. Des liens de différentes
natures unissent les membres d’une fratrie et pourraient expliquer l’implication d’un de ses
membres. J’aborderai dans cette partie le concept de solidarité en l’envisageant avec le
prisme du concept de « maisonnée ».
La solidarité peut se manifester de différentes façons. D’un côté, se situe la
« solidarité matérielle ». Elle peut se composer de l’aide financière, la garde des enfants,
l’aide au logement, le piston « professionnel ». Elle semble favorisée par des liens
familiaux. Ce « naturel » est formaté par le cadre juridique, sous forme d’obligation60. De
l’autre se situe la « solidarité morale ». Selon Alain Girard : « A côté d’une aide matérielle,
la famille apporte une aide morale d’un grand prix… Grâce aux réseaux d’intérêts et
d’affections qu’elle suscite, elle permet dans une large mesure à l’individu d’échapper à la
solitude et, à la société, d’éviter des mouvements trop heurtés de destructurations,
créateurs de désordre et d’anomie (terme emprunté à Emile Durkheim » (1991, p. 9).
Emile Durkheim va plus loin. Il donne à la famille une valeur essentielle pour tout bon
fonctionnement sociétal. Elle est l’une des « molécules sociales » qui compose le « Corps
social ». Pour lui, « Les individus, en s’unissant, forment un être psychique d’une autre
espèce nouvelle qui, par conséquent, a sa manière propre de penser et sentir » (Durkheim,
De la division du travail social cité par Lallement, 2003, p. 151). La solidarité familiale
est donc le ciment qui donne une assise à la famille. Celle-ci que Emile Durkheim la
nomme « solidarité domestique » car elle définit les liens indissolubles et les mécanismes
qui unissent les membres d’une famille. En développant cette solidarité, les individus
d’une même famille organiseraient la survie de ses membres. Ce principe durkheimien est
repris dans un concept anthropologique qui est celui de la maisonnée.
La maisonnée est formée par le « collectif d’appartenance qu’elle fonde. (….) La
maisonnée suppose simplement la conscience d’un bien collectif, d’importance variable
selon les membres du collectif et selon les périodes, qui peut consister en l’entretien d’une
maison dont la jouissance est partagée ou en le bien-être d’une ou plusieurs personnes
collectivement chéries. C’est ce que Sibylle Gollac a justement appelé la « cause
60
Cette idée a été exposée précédemment.
95
commune » » (Gojard, Gramain, Weber, 2003, pp. 23-24). La “maisonnée” met en
évidence un collectif, capable alors de se souder autour d’une cause commune. Le
fonctionnement en est singulier. Dans un article récent qu’elle donne lors d’un interview à
l’hebdomadaire Télérama (annexe 7)61, Florence Weber explique ce qu’elle entend par
“Maisonnée” : « J’appelle la maisonnée, le groupe de survie, à géométrie variable. (…), le
groupe mouvant de ceux qui partagent le quotidien » (2006, pp. 25-26). La maisonnée
illustre une solidarité singulière. De part le sujet de mon mémoire, j’analyserai ce qui ce
joue au niveau de la “maisonnée” non élargie, c'est-à-dire que je prendrai en considération
les parents et la fratrie. Chacun de ses membres contribue au maintien, à la survie de la
cause commune, lorsque celle-ci existe. A l’instar de l’image de la molécule empruntée à
Emile Durkheim, les parents restent ceux autour desquels la maisonnée se construit. La
mère d’Aurore illustre bien cette genèse: « Et puis, comme maman, c’est le noyau bin
voilà. Tout se greffe autour du noyau ! » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de
quatre). Dans la majorité des situations, ce « noyau » favorise la construction de liens : « Ils
se sont autant pris la tête les uns que les autres, mais j’veux dire, normal. Ils l’ont toujours
considéré comme normal parce que moi, j’ai fait pareil… Elle a fait des bêtises, les quatre,
j’veux dire, ça a été la même sanction pour les quatre. C’est comme ça, peut-être, qu’ils se
sont construits eux autour d’elle, elle autour d’eux. J’ai toujours dit que moi, j’aurai
beaucoup d’enfants et très rapprochés pour qu’il y est une complicité entre eux, qu’ils
puissent…, qu‘ils veillent l’un sur l’autre et qui n’soient pas tout seul » (mère d’Aurore, 16
ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Dans d’autres situations, plus rares, le « noyau » est
défaillant et les relations des membres entre eux deviennent anomiques62: « mes parents
n’ont pas réussi à faire le nœud, tout s’est disloqué…Parce que le handicap, c’est quand
même particulier quoi ! Maintenant, la relation que j’ai eue avec ma sœur… Elle a
beaucoup dépendu de mes parents… On a grandi chacune dans notre coin » (Claire, 45 ans,
aînée dans une fratrie de deux). Dans ce cas, les liens se tissent avec de grandes difficultés :
« C’est pas parce qu’on a un frère et une sœur, qu’on est obligé de l’aimer aussi… »
(Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux).
Malgré ces propos, se déploie une solidarité au sein des “maisonnées”. Benoît contribue à
la protection de la “maisonnée” par son travail à la ferme de ses parents : « Quand il y a un
61
Programme de télévision du 10 mai 2006.
L’anomie est un terme emprunté à Emile Durkheim. L’anomie définit un manque de lien qui laisse les
individus livrés à eux-mêmes.
62
96
enfant comme ça dans une famille… c’est pas… C’est pas la joie… Faut s’adapter et
tout…C’est du boulot et puis on a des professions un peu pénibles, et tout le temps à
s’occuper et à se consacrer, puisqu’il faut s’en occuper alors nous, on a surtout donné un
coup de main aux parents quoi ! C’était fait » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six).
Enfant, Claire a été cherchée du secours lorsque sa sœur a été victime d’un accident :
« Une fois, elle était pas bien du tout, elle s’est foutue le bras dans un truc… Y’avait du
sang partout. Elle était ouverte de partout… Alors, il fallait que j’agisse parce que ma
mère ouvrait la fenêtre, elle appelait, elle hurlait… Y’avait du sang partout. Moi, j’étais
tranquillement, enfin, tranquillement, j’ai appelé la voisine. J’lui ai dit : « Ecoutez ! Il faut
venir, ma sœur, elle a eu un accident ». Il fallait que je l’aide » (Claire, 45 ans, aînée dans une
fratrie de deux). Adulte, elle a pris sa défense au cours d’un repas de famille : « Un jour, ma
mère avait décidé que ma sœur venait chez moi à Noël. Alors j’ai rien compris non plus ce
jour là. Ma sœur n’était jamais venue chez moi, et elle avait décidé qu’elle allait dormir
chez moi. Une seule fois d’ailleurs, c’était cette fois là. Y’avait la famille de mon conjoint,
une famille très bien, très accueillante, ouverte… Sauf une belle-sœur… Elle a commencé
à attaquer ma sœur. J’ai pas supporté… Elle disait que ma sœur avait pris du pain dans
son assiette ou je sais pas quoi… Ça m’étonne un peu parce qu’elle est assez, ma sœur,
elle est du genre assez maniaque : son pain, c’était son pain et pas celui de son voisin.
Peut-être qu’il y avait confusion après tout… Là, elle s’est fait envoyer bouler. Je lui ai dit
d’arrêter, qu’elle était pas capable de comprendre qu’une enfant handicapée n’avait pas
le même psychisme qu’une enfant normale, que c’était regrettable et je suis partie à
débiter. Et personne ne trouvait à redire et tout le monde m’a laissée dire. Normale que je
la défende, c’était ma sœur quand même ! » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux).
Clément se sert de la notoriété et de l’influence qu’il possède dans sa commune dans la
protection de sa sœur : « Les gens font attention, donc, elle est protégée en fin de compte,
elle est protégée naturellement par, dire, attention, c'est la soeur de M. Z. Bon, c'est une
protection…Le fait que je sois connu joue beaucoup… Je suis capable d'aller à la mairie
pour une raison X, de voir une dame que je connais, ses enfants, bon, trainent un peu, puis
abordent Carole et de dire à cette dame là ..Comme elle c'est des gens qui ont besoin
d’aide… de dire : dites : « Madame, en lui parlant gentiment…J'ai un de vos enfants, il
harcèle ma soeur, ma petite soeur Carole qui passe tous les jours. Si vous voulez bien lui
faire par de » ... donc tout de suite, j'ai une réponse positive et puis, ça se calme » (Clément,
97
61 ans, second dans une fratrie de six). Dans le même ordre d’idée, les membres de la fratrie de
Jean-Marie s’unissent face au comportement irrespectueux de leur grand-mère à l’égard de
leur frère handicapé :
« MP : C’est quand même le minimum quand on s’adresse à quelqu’un… Même au chien, je parle
poliment moi !
MF : Mais même nous, de toute façon on n’aurait pas supporté. Là, c’était le rôle de notre père.
Mais nous, on aurait fait pareil.
F : Qui nous ?
MF : Tous les quatre sans différence.
MP : Ah ça oui ! On n’a pas le droit de toucher !
MF : Oui c’était pas du tout envisageable ! C’est notre frère, on lui parle pas comme ça…Ce n’est
pas pour autant qu’on le protégeait car on lui foutait un ptit coup dans le cul quand il… je pense
qu’on l’a beaucoup booster…
MP : Je crois que ça a été un plus pour lui » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de
cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq)
Néjma insiste sur l’aide quotidienne apportée par l’ensemble des membres de la famille à
l’égard de sa sœur Méissa : « Y’a l’aide de tout le monde. Tout l’monde, j’veux dire. Son
frère aussi. Quand moi, j’ suis pas là, qu’elle veut un truc, elle va le voir et puis il l’aide.
J’veux dire qu’elle a l’aide de tout le monde, tout l’monde l’aime bien ici, y’a pas de
différence parce que non tout le monde met du sien pour que ça va mieux ou pour elle. A
force de vivre avec, on sait c’qu’elle aime, c’qu’elle aime pas. C’est comme ça… » (Néjma,
20 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Elle complète ses propos par le rôle de protection
qu’elle se doit d’assurer auprès de sa soeur : « Par rapport à ma sœur, c’est parce que
j’aime pas qu’on s’moque de ma sœur. Voilà. J’la protège. J’protége ma sœur, c’est ma
sœur ! » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq). La fratrie s’accorde à perpétuer le bon
fonctionnement de la “maisonnée” lors de l’absence des parents, « Regardez, j’ai été à
l’hôpital dernièrement, il y a une petite semaine. C’est Audrey qui a été la chercher. Mon
fils, c’est Eric qui l’a ramené » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre) ; lors
des occupations du quotidien : « Des fois, elle veut sortir, lui dit : »Tu viens ? », elle se
prépare, elle rigole et elle vient » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq) ; lors des
vacances « Il a toujours été partout en vacances avec nous. Il partait avec nous » (MariePascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq) ; « Après même avant que mes parents soient un
peu plus âgés, j’ai toujours amené Elise en voyage car je l’ai amené deux années de suite à
l’étranger. Elle n’avait jamais pris le train quand elle est arrivée au CAT, alors qu’elle
avait déjà pris l’avion. » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux) ;
98
A travers ces entretiens, on constate que les membres des fratries, qu’ils soient ou non
impliqués auprès de leur frère ou de leur sœur handicapé(e) suivent une logique de
“maisonnée”. Comme l’écrit Sibylle Gollac : « L’appartenance à la maisonnée peut se
faire selon des modalités assez diverses, mais elle exige de toute façon le respect de
certaines « règles » caractéristiques de la logique de maisonnée. Ces règles régissent le
rapport de l’individu aux autres membres de la maisonnée, et au groupe dans son
ensemble » (2003, p. 294). La vie conjugale de certains d’entre eux ne s’oppose pas à cette
appartenance. Sibylle Gollac précise : « Chacun peut appartenir à plusieurs maisonnées.
Un individu appartient à sa maisonnée conjugale. Par alliance, il peut aussi appartenir à
une maisonnée étendue dont les membres appartiennent à la famille d’origine de son
conjoint. L’individu se situe donc potentiellement à l’intersection des trois groupes dont
les intérêts peuvent diverger. Dans la mesure où les maisonnées exigent, surtout dans les
moments de « crise », le dévouement de ses membres, l’individu peut se trouver obligé de
marquer son appartenance à l’une de ces maisonnées, ce qui risque de l’exclure des deux
autres » (2003, p. 302). C’est ce qui s’observe dans le cas de Benoît, de Claire et de
Jocelyne qui font le choix de leur “maisonnée”. Dans le premier cas, même si Benoît
continue à travailler sur l’exploitation de ses parents, il se dévoue à sa propre famille,
d’autant plus qu’il y est à nouveau confronté au handicap : « J’me suis mariée en 85,
j’avais trente ans donc. Très longtemps j’ai habité avec elle sur l’exploitation… Donc
j’avais plus de rapports. Tandis que là avec la famille et tout ça… Chacun sa vie familiale
et pis… C’est du boulot… Béatrice, elle est toute propre, elle mange seule et tout ça… Ce
sera direct dans un établissement, ce sera pas possible autrement… On a chacun nos vies
de familles et nos contraintes… Nous on peut pas, nous c’est impossible, non on peut pas…
Bin, chacun sa vie familiale quoi pis euh et pis… C’est trop de charges, trop de contraintes
et faut voir bloquer le week-end et tout ca et tout tourne autour de Béatrice comme nous
tout tourne autour de Grégory. C’est quand même une sacré contrainte, et encore le cas de
Béatrice est quand même plus dégourdie de Grégory, là il y a pas de possibilité de rien
faire » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Dans la seconde situation, Claire ne veut
plus être liée à sa “maisonnée” d’origine qui souffre selon elle d’ « une grosse névrose
familiale » : « Depuis deux ans, en fait je ne veux plus du tout, du tout, les voir c’est… Ça
c’est très très mal terminé et je ne veux plus les voir … » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie
de deux). Elle a construite sa propre “maisonnée” en se mariant et en devenant mère et elle
99
désire la préserver : « J’voyais qu’il y avait mon fils et que il ne fallait pas hurler dans sa
chambre quoi. Et je lui en ai terriblement voulu… Et à partir de… Dès que j’étais maman,
moi, ça a été différent. J’lui en ai voulu. Maintenant, j’lui en veux plus, j’veux plus la voir.
J’ai pas de mère en fait. Des fois, j’y pense. Des fois, j’suis mal… Je sais que mon fils,
depuis qu’il est tout petit, il a toujours… enfin, j’l’ai protégé évidemment, s’il était avec
des gens dangereux mais depuis qu’il est tout petit, il a toujours, déjà j’étais séparé de son
père, donc, il allait chez son père ce qui est normal… Quand on est issue d’une famille qui
n’a pas donné facilement… de se dire qu’on a pu renverser la vapeur… Je suis avec
quelqu’un de très bien avec qui je discute beaucoup, qui m’apporte beaucoup, qui dit
toujours que je lui apporte énormément. On évolue et on a toute une vie pour
s’améliorer… Et protéger sa famille » (Claire, 45ans, aînée dans une fratrie de deux).
Le cas de Jocelyne reste un cas particulier. Alors que le reste de sa fratrie vit pour leur
propre “maisonnée”, à l’inverse, Jocelyne inclut son frère Jean dans la sienne en le
considérant comme un fils supplémentaire : « C’est comme si c’était mon fils. J’suis un
peu sa mère… Il a 6 mois de différence avec mon fils aîné. Il a été élevé avec tous mes
enfants… Il va souvent chez eux, et chez mes filles… Ca se passe bien…Y joue au babyfoot
avec le tiot de ch’fille. » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze).
Sybille Gollac aborde la notion de « sacrifice » fait à la “maisonnée”. Ce mot est souvent
assimilé à la notion de dévouement : « Ils peuvent sacrifier leur temps de loisirs ou leur
temps de travail, renonçant ainsi à leur carrière professionnelle… (…)… le sacrifice de la
relation conjugale à la maisonnée » (2003, p. 302). Je prendrai alors les situations
d’Hyacinthe et de Valérie. Rappelons le, Hyacinthe est divorcée parce qu’ « il y avait tout
le temps des choses très dures ». Toute sa vie a été dirigée par les besoins de sa
“maisonnée” d’origine : « J'étais au courant le jour, le jour… Je l'appelais, au moins, deux
ou trois fois par semaine, je savais très bien que ça n'allait, que ça n'allait pas avec Gilles
et puis je connaissais. Quand c'était trop dramatique, je descendais. Parfois, je descendais
tout le temps, par rapport aux problèmes de santé, leur comportement, les souffrances des
uns et des autres …et puis aider ma mère elle a 84 ans, elle a subi tout ça… Ça a été toute
sa vie… Tout le temps… Et moi aussi » (Hyacinthe, 59 ans, seconde dans une fratrie de trois). Ses
propos peuvent être assimilés à un sacrifice qui peut éventuellement expliquer sa situation
conjugale. Sybille Gollac l’explique : « La logique de maisonnée met également en danger
la famille conjugale dans la mesure où son existence au sein d’une des deux familles
100
d’orientation des époux implique un deséquilibre dans le poids de chacune de ces familles
d’orientation. La logique de maisonnée requiert en effet une adhésion quotidienne de
l’individu au groupe » (2003, p. 304). Quant à Valérie, elle utilise le mot « sacrifice » pour
expliciter son dévouement à sa sœur : « C’est un sacrifice de tout moment. Je me donne à
Elise. J‘agis pour elle, et l’amour que j’ai pour elle et l’amour qu’elle a pour moi, que les
gens disent : « Bin oui, vous êtes en fusion ». D’habitude, on parle de fusion mère-enfant,
mais là, c’est bien sœur-sœur. J’vois au début qu’elle est arrivée ici, on a mis, je ne sais
plus combien d’années à ce qu’elle vire de mon lit, car elle dormait avec moi. Je n’arrivais
pas à la faire dormir dans son lit. Et pourtant chez nos parents, on avait chacune notre
chambre. Oui, mais je pense que nous avons été élevées comme deux filles uniques. Tantôt
comme deux filles uniques dans ce qu’on nous a donné, tantôt comme deux sœurs collées.
Notre fusion viendrait de ça !» (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Le sacrifice
consenti à la “maisonnée ” serait le cas extrême observé de l’implication d’un membre
d’une fratrie. Le membre de la fratrie impliqué ne vit que pour satisfaire la cause commune
que représente le frère ou la sœur handicapé(e).
Le concept de “maisonnée ” ne définit pas la raison pour laquelle un membre serait
plus impliqué qu’un autre. Ce concept est donc à considérer en interaction avec les autres
facteurs que nous avons envisagés dans le reste de cette partie. Florence Weber explique :
« La maisonnée n’exige pas cependant la même chose de chacun. (…) Chaque individu a
donc un rôle, une fonction spécifique au sein de l’unité de production domestique. C’est
dans la définition de ce rôle que l’individu peut trouver des marges de manœuvre, négocier
une forme d’appartenance plus ou moins « lourde » à la maisonnée. (…) Il existe
plusieurs façons de négocier son rôle au sein du groupe, certains éléments (comme la
place dans le réseau de parenté ou la proximité géographique, mais surtout le genre qui
assigne des rôles particuliers) définissant des devoirs et des marges de manœuvre
spécifiques » (2003, p. 306). Tous ces éléments confirment ce que nous avons analysé dans
les chapitres précédents.
Avant de conclure ce chapitre, j’aimerais compléter ce concept de “maisonnée ” en
abordant un second concept qui me semble en être indissociable : le concept du don. En
effet, s’impliquer pour sa “maisonnée”, c’est faire un don de soi pour que celle-ci perdure.
Le don peut prendre différentes formes comme dans le cas du sacrifice où il est alors
101
global. Gérard Berthou renvoie la notion de sacrifice à : « l’image bien connue de la
victime expiatoire ou du bouc émissaire, mais aussi à la signification spiritualisée et
individualiste de la communion par le don de soi, par abnégation, ou encore par
renoncement » (1993, p. 78). C’est Marcel Mauss qui, en menant une étude
anthropologique sur plusieurs tribus amérindiennes, perçoit alors le don dans sa forme la
plus archaïque. En parlant d’une tribu polynésienne, il écrira : « Ce qu’ils échangent, ce
n’est pas exclusivement des biens et des richesses…(…)… ce sont avant tout des politesses,
des festins, des rites…(…). Ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une
forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu’ils soient rigoureusement
obligatoires, à peine de guerre privée ou publique » (2007, p. 71). Le don serait composé
d’une « trinité d’obligations » : « obligation de donner…(…), obligation de recevoir…(…),
obligation de rendre » (2007, pp. 147-158). Une notion de dette s’introduit entre le
donateur et le donataire. Par conséquent, le don, même s’il semble pourvu d’altruisme,
n’est en fait qu’une recherche d’échange, de coopération, une recherche d’intérêt commun.
Cette notion de réciprocité s’observe d’ailleurs dans les propos des membres des fratries
interrogées. Alors que la fratrie d’Anne tente de lui apprendre des choses en vue de la faire
progresser, en retour Anne revalorise sa en leur permettant d’être dans cette position de
« ceux qui savent », de « ceux qui aident »… C’est ce que la mère d’Aurore explique :
« J’pense qu’elle a progressé aussi, parce qu’elle a quand même progressé, par rapport à
eux. Ça c’est pareil, c’est ce qu’on lui donne autour et y’a la répercussion qu’elle peut
avoir sur eux aussi » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Toutes les
personnes rencontrées donnent de leur temps à leur frère ou leur sœur handicapé(e) à
travers diverses activités : les activités du quotidien : « On est restée deux jours, et on était
à la campagne, on a fait de grandes balades avec elle » (Christine, 25 ans, seconde dans une
fratrie de quatre) ; la surveillance, et réasssurance : « Moi, j’ai jamais souvenir qu’elle faisait
des crises… Des fois, des difficultés, parce que j’lui disais : « Ne prends pas ça », et elle le
prenait mais comme entre frère et sœur. Et je, je, la cadrais tout à fait bien. J’pense que je
lui renvoyais du calme et de la réassurance… Enfin J’pense qu’elle devait pas être mal
avec moi » (Claire, 45ans, aînée dans une fratrie de deux) ; les apprentissages divers : « J’pense
que tous les trois, un moment ou à un autre, ils ont essayé de lui apprendre… Tous les
trois, ils ont voulu à toute fin… essayer, et c’est normal ! » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine
dans une fratrie de quatre). Tous disent recevoir de leur frère ou sœur handicapé(e) un bienfait.
102
Pour certains, cela va prendre la forme des connaissances échangées, comme pour MariePascale : « La grand-mère avait des photos qui dataient de 1890 et elle lui montrait. Et il
connaît. Alors quand on lui demande quelque chose : « Tu te rappelles de mon oncle
Machin Truc ». « Ah bin oui c’est le frère du cousin qui est né en telle année » Il sait !
C’est la mémoire de la famille Et puis ci et puis ça ! » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une
fratrie de cinq). Pour d’autres, ce seront des moments de partage avec une mise en relief des
qualités du frère ou de la sœur handicapé(e) : « J’ai toujours été fière de ma sœur malgré
son handicap J’la trouvais drôle. Encore maintenant, elle fait des tas de jeux de mots… »
(Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Mais pour la majorité, ce qu’apporte le frère ou la
sœur handicapé(e) c’est le développement d’une sensibilité particulière : « Je suis
quelqu’un d’assez ouvert et… Je peux consacrer du temps aux autres. J’écoute, je suis là
pour mes amis…J’aime ça… J’peux être très enthousiasme pour de p’tites choses… J’ai
une conscience hyper aigue de la vie. Donc, de la vie, de la mort, de la fragilité des choses
de… Moi, ma sensibilité, je la dois en partie à ma sœur » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie
de deux).
Camille écrira dans le recueil de l’ASFHA : « Si plusieurs fois des personnes (notamment
des parents) m’ont dit : « Michelle a de la chance de vous avoir comme sœur ! », je ne me
souviens pas d’avoir entendu une seule fois quelqu’un dire que j’avais de la chance
d’avoir Michelle pour sœur. Et pourtant, Michelle m’apporte tant. Sans elle, je ne serais
pas la personne que je suis aujourd’hui et certaines de mes rencontres n’auraient pas été
aussi riches qu’elles le sont. Certaines personnes ne connaitront peut-être jamais Michelle
mais la qualité des relations que j’ai avec elles est marquée par le fait que Michelle fait
partie de ma vie »63.
Ces exemples illustrent la réciprocité des membres de la fratrie entre eux, ce qui renforce le
ciment de la “Maisonnée”. Parallèlement à ces échanges, il est important de parler d’un
ultime don : le don de vie et la dette aux parents qui en résulte. Dans un contexte tel que
l’écrira Florence Weber : « On peut détacher dans l’analyse de Mauss deux points
fondamentaux : d’une part, un laps de temps incompressible sépare le premier don (le don
d’ouverture ou le premier Potlach), du contre don (le don du retour) ; d’autre part, le don
grandit le donateur et abaisse le donataire » (Mauss, 2007, p. 23), il est possible de
considérer l’implication d’un membre de la fratrie auprès de son frère ou de sa sœur
63
Issus du Recueil de l’ASFHA : « Parents, nous voudrions vous dire ».
103
handicapé(e) comme un paiement différé de sa propre naissance. Une seule enquêtée
entrevoit ce point de vue : « J’pense pas que mes parents aient préféré Elise à moi. Jamais
je ne l’ai vu comme cela. Ils l’ont protégée ce que je trouve normal du fait que si Elise
prenait une tarte, elle n’aurait jamais rendu, donc il fallait la protéger plus qu’un autre
enfant… Mais je ne fais pas parti des enfants où on fait des comptes, à savoir qui a eu plus
que l’autre. Moi, je ne connais pas ce sentiment là. On a eu la chance d’avoir des parents
qui nous ont beaucoup aimé, qui nous ont beaucoup donner, ce qui fait que l’on peut
beaucoup donner à notre tour. On dit toujours qu’on peut donner en fonction de ce qu’on
a eu, mais nous on a reçu beaucoup ! » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Ce don à
la forme particulière possède le même objectif que les autres. Tous permettent de
consolider, protéger la “Maisonnée” dont le frère ou la sœur handicapé(e) est la « Cause
commune » pour laquelle tous doivent oeuvrer. La “Maisonnée” n’explique pas
l’implication des membres des fratries mais sert de socle à sa construction. C’est d’ailleurs
ce que Florence Weber avance : « Il n’est pas question de nier les relations inégales qui
peuvent exister entre les membres de cette maisonnée : inégalités de classe et inégalités de
genre se combinent ou se compensent pour expliquer que certains se dévouent plus que
d’autres à la cause commune » (2003, p. 24).
Cette dernière partie d’analyse a mis en évidence plusieurs aspects. Le premier est
que la présence d’un militantisme dans une famille influe sur une conduite familiale
globale que certains membres vont reproduire, même si c’est de façon diversifiée. Il
n’explique pas l’implication auprès d’un frère ou d’une sœur handicapé(e), mais peut
l’influer dans une de ces formes. Le second aspect a dénoté que les membres des fratries
appartiennent tous à un système que nous pouvons nommer famille, ou encore
“Maisonnée”. Dans le cas où celle-ci fonctionne, chaque membre s’y inscrit dans un rôle et
endosse une conduite. Le lien qu’il entretient avec les autres contribue à la survie de la
“Maisonnée”. Même si tout ce fonctionnement se construit à l’insu de chacun, un membre,
de part des raisons qui lui sont propres, se verra attribuer le rôle d’« impliqué ».
L’implication deviendra d’autant plus forte et réussie qu’elle sera explicite et qu’elle
prendra la forme d’une promesse. Pour finir, certains aspects de la trajectoire de vie des
membres des fratries, comme la proximité géographique, la vie conjugale ou le fait d’avoir
104
des enfants, sont des facteurs facilitant l’implication de par la disponibilité qu’ils peuvent
offrir. Ils peuvent néanmoins résulter de choix, pour permettre cette implication ou au
contraire faire en sorte qu’elle ne soit pas facilitée.
L’analyse ainsi exposée met en exergue l’influence de facteurs explicatifs plus ou
moins déterminant en ce qui concerne l’implication d’un membre d’une fratrie auprès de
son frère ou de sa sœur handicapé(e). Des constantes dans les conduites des membres des
fratries tendent à mettre en évidence une forme “habitus”. En effet, le terme d’ “habitus”
provient du verbe latin habere, soit l’une des formes anciennes du verbe avoir. Les dérivés
de ce mot sont nombreux : habit, habitude, habitat, habileté… Mais le mot “ habitus” se
veut plus global. Il se réfère à tout ce que l’individu possède. Je me référai à la définition
qu’en donne Pierre Bourdieu qui explique « L’habitus, comme le mot le dit, c’est ce qu’on
a acquis, mais qui s’est incarné de façon durable dans le corps sous forme de dispositions
permanentes. La notion rappelle donc de façon constante qu’elle se réfère à quelque chose
d’historique, qui est lié à l’histoire individuelle » (Bourdieu, (Questions sociologiques,
1980, pp. 134-135) cité par Accardo et Corcuff, 1986, p. 69). L’individu, que Bourdieu
appelle « Agent social » « est agi (de l’intérieur) autant qu’il agit (l’extérieur). Système de
dispositions à agir, percevoir, sentir et penser d’une certaine façon, intériorisées et
incorporées par les individus au cours de leur histoire, l’“habitus” se manifeste
fondamentalement par le sens pratique, c’est à dire l’aptitude à se mouvoir, à agir et à
s’orienter selon la position occupée dans l’espace social, selon la logique de champ et de
la situation dans lesquels on est impliqué, et cela sans recours à la réflexion consciente,
grâce aux dispositions acquises fonctionnant comme des automatismes » (cité Accardo,
Corcuff, 1986, pp. 67-68). En se voyant adresser implicitement un rôle particulier au sein
d’une fratrie, mais aussi au sein de la “maisonnée”, l’individu développe une conduite
« naturelle » déterminé par le produit dont il est résultat. Bourdieu explique : « Nécessité
105
incorporée, convertie en disposition génératrice de pratiques sensées et de perceptions
capables de donner sens aux pratiques ainsi engendrées, l’habitus, en tant que disposition
générale et transposable, réalise une application systématique et universelle, étendue audelà des limites de ce qui a été directement acquis, de la nécessité inhérente aux conditions
d’apprentissage : il est ce qui fait que l’ensemble des pratiques d’un agent (ou de
l’ensemble des agents qui sont le produit de conditions semblables) sont à la fois
systématiques en tant qu’elles sont le produit de l’application de schèmes identiques (ou
mutuellement convertibles) et systématiquement distinctes des pratiques constitutives d’un
autre style de vie » (Bourdieu, 1979, p. 190). L’analyse des facteurs explicités dans les
chapitres précédents serait alors révélatrice d’un “habitus de fratrie avec handicap menée
qui se caractérise par la responsabilité de l’aîné, par le dégagement de toute responsabilité
du benjamin, la fille comme “aidante” familiale.
64
64
Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA
106
CONCLUSION
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Afin de conclure sur cette recherche, je commencerai par lever les hypothèses
émises en introduction, puis, j’aborderai les apports de ce travail selon trois angles
d’approche.
Deux hypothèses avaient été posées. La première hypothèse stipulait que le type
d’implication de la fratrie était lié au modèle familial dont elle était issue. Cette hypothèse
est confirmée. En effet, nous avons pu constater qu’être issue de la même “Maisonnée”
conditionne un certain nombre de conduites pour chacun des membres la composant. Les
membres impliqués oeuvrent, se donnent de façon singulière, pour préserver la cause
commune qui est ici celle du frère ou de la sœur handicapé(e). Un environnement militant
aura tendance à être reproduit dans les conduites familiales générales. Les conditions dans
lesquelles se sont faites l’annonce de l’arrivée du handicap dans la “Maisonnée”, la
recherche de la normalisation en réponse à la confrontation de la stigmatisation. Ces
différents évènements mobilisent la famille autour de bons souvenirs, remémoration
propices à des stratagèmes de maintien d’une cohérence de “Maisonnée” d’origine. Dans
ce système familial, un membre se verra alors attribuer plus ou moins implicitement le rôle
de l’“impliqué”. Dans les fratries où se situe un seul membre valide (situation de Valérie et
d’Hyacinthe), c’est celui-ci qui se voit endosser ce rôle, sauf dans le cas où la “Maisonnée”
présente un dysfonctionnement (situation de Claire). Dans les autres fratries, des facteurs
propres aux individus vont jouer un rôle déterminant pour qu’ils deviennent l’“impliqué”.
Il s’agit du genre et du rang dans la fratrie (situation de Néjma, Jocelyne…). A l’inverse,
ces mêmes facteurs sont alors déterminants pour expliquer l’absence d’implication
(situation d’Aurore, Benoît, Karim et Marie-France). Ce raisonnement s’explique par le
fait que les membres des fratries sont liés les uns avec les autres : si l’un est impliqué,
l’autre ne l’est pas, en raison des mêmes facteurs. Par exemple, si Néjma est impliquée du
fait qu’elle est de sexe féminin, ces frères ne le sont pas du fait qu’ils sont de sexe
masculin. Ainsi, si je devais envisager un idéal-type d’“impliqué”, ce serait une personne
de sexe féminin, en position d’aînée, serait issue d’une “maisonnée ” au bon
fonctionnement, c'est-à-dire où la personne handicapée en édifié en cause commune de la
maisonnée.
Les autres facteurs que nous avons analysés ont des impacts moins déterminants.
Le fait de se représenter l’handicap comme une punition pour la “Maisonnée”, ainsi que le
108
fait de devoir promettre d’être le garant de la cause commune ne font que renforcer
l’implication en lui donnant alors un caractère inéluctable. Tandis qu’appartenir à une
fratrie jeune ou ancienne influe sur la forme que prendra l’implication en raison de
l’évolution de l’environnement sociétal.
Il se dégage donc une hiérarchie de facteurs explicatifs à l’implication. Alors que le
« modèle structurel » le détermine, le « dynamisme familial » le facilite. Quant au « vécu
du handicap », il participe à l’élaboration d’une meilleure adaptation à un vécu singulier du
handicap. Néanmoins, à l’intérieur de chacune de ces catégories, des facteurs prédominent
par leur impact : le rang et le sexe des membres de la fratrie conditionnent le sens de
l’implication ; un célibat et une proximité géographique permettent une disponibilité sans
contrainte pour l’exercice de l’implication ; une acceptation du handicap au sein de la
famille élargie permet que le handicap soit vécu avec moins de souffrance. Mais c’est en
étant combinés les uns aux autres que ces facteurs débouchent sur des conduites
d’implication cohérentes
La seconde hypothèse partait du postulat que les fratries dont un membre était en situation
de handicap développaient un “habitus de stigmatisation”. Cette hypothèse est infirmée. En
effet, je n’ai pas observé qu’un “habitus de stigmatisation ” se développait chez les
membres interrogés. Cependant, un habitus d’une autre nature semble se dégager, celle
d’un “habitus de fratrie avec handicap ”qui se caractérise par la responsabilité de l’aîné,
par le dégagement de toute responsabilité du benjamin, la fille comme “aidante” familiale.
Ce travail de recherche a permis plusieurs .apports.
Le premier est d’ordre personnel. Toute cette démarche m’a enrichie de connaissances
théoriques et empiriques. Elle m’a offert un regard neuf, sociologique, qui complète un
regard jusque là psychologique. Elle m’a permis d’acquérir une compréhension de ce qui
se jouait implicitement dans mon propre vécu que ce soit dans ma situation de sœur aînée,
les “maisonnées” auxquelles j’appartiens, mais aussi, de façon plus globale, sur les fratries.
Le second apport de ce travail est professionnel. Lorsque j’ai entrepris cette recherche, je
suis partie avec un certain nombre de prénotions en lien avec mon expérience. Tout
d’abord, je ne travaillais avec les fratries qu’à travers des situations d’urgence et de
tension : décès des parents, difficultés administratives diverses, soucis organisationnel du
109
quotidien, intérêt financier… De ce fait, je me représentais le vécu de la sœur ou du frère
de la personne handicapée comme un vrai calvaire quotidien imposé par des parents non
prévoyants de l’avenir. Cette vision m’apparaît aujourd’hui bien simpliste. La vie de ces
fratries est composée tout autant de moments de gaieté que de moments douloureux. La
sollicitation des fratries se justifie dans un dédale de dispositifs législatifs où il est difficile
de se repérer. Dans des phases de transition, l’éclairage professionnel a toute sa pertinence.
En tant qu’éducatrice spécialisée, je me dois de faire un lien entre les familles et le champ
complexe du secteur médico-social en proposant un accompagnement adéquat. Par ailleurs,
je ne comprenais pas pourquoi, dans certaines situations, aucun membre de fratrie ne
“voulait” s’impliquer auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e), où à l’inverse
semblait vouloir s’immiscer dans le travail social. Dans le premier cas de figure, j’avais
l’impression qu’ils se « débarrassaient» de leur frère ou de leur sœur handicapé(e) vers
l’institution, dans le second qu’ils dévalorisaient systématiquement le travail des
professionnels. Une nouvelle fois, je me rends compte aujourd’hui que mon raisonnement
était empreint de fausses idées. En effet, le frère et la sœur non handicapé(e) sont le produit
d’un processus familial complexe dans lequel il ont été baignés toute leur enfance qu’ils
répercutent une fois adulte. Divers facteurs ont influé sur la personne qu’ils sont
aujourd’hui et qui les mettent ou non à la place de l’impliqué. Je ne m’imaginais pas que
chaque membre d’une fratrie se voyait attribuer à son insu un rôle significatif au maintien
du bon fonctionnement de sa famille. De plus, j’ai pris conscience que ce regard
jusqu’alors faussé sur les fratries s’entendait très souvent dans le discours des
professionnels. La famille n’est que peu souvent perçue comme un système dans lequel
toutes les personnes qui la composent peuvent contribuer au bien-être de la personne
accueillie en secteur médico-social et à une meilleure prise en charge institutionnelle. Le
travail de partenariat se fait plus souvent avec les parents. On oublie généralement que le
frère ou la sœur valide peut aussi se sentir moralement impliqué par les difficultés et le
quotidien de son frère ou de sa sœur handicapé(e), que ce soit directement (par exemple,
mesure de protection, hébergement…) ou indirectement (rapports fraternels, échange de
nouvelles…). Par ailleurs, les professionnels se représentent mal qu’un frère ou une sœur
non handicapé(e) ne soit pas impliqué auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). Ces
propos sont régulièrement entendus : « C’est son frère quand même !». Par conséquent, les
nouvelles connaissances acquises lors de ce travail de recherche, mais aussi de part les
110
liens que je peux à présent effectuer entre les vécus des fratries interrogées et les fratries
avec lesquelles je travaille, ont tout de suite trouvé un intérêt compréhensif dans ma
pratique professionnelle au quotidien. Elles me permettent d’avoir un rôle de médiation
entre la fratrie, les professionnels et les partenaires divers (tels que les familles d’accueil,
les tutelles d’Etat…), de favoriser les échanges entre chacune des personnes pour une
meilleure prise en charge des accueillis. Ce rôle de médiation s’applique aussi auprès des
personnes handicapées qui, entre elles, comparent, parfois douloureusement, l’implication
ou non de leur fratrie auprès d’elle. Cette recherche me permet d’avoir un regard plus
éclairé à l’égard des fratries, mais aussi à l’égard des personnes extérieures avec lesquelles
je partageais le même jugement faussé.
Le troisième apport de ce travail de recherche se veut plus ambitieux. Mes différentes
lectures m’ont permis de parcourir un ouvrage dirigé par Florence Weber intitulé
« Trouver la juste place des familles, Charges de famille, Dépendance et parenté dans la
France contemporaine », axé sur la solidarité intergénérationnelle. J’ai repéré un certain
nombre de similarités dans les facteurs invoqués pour expliquer l’implication auprès des
parents vieillissants celui du genre, du rang dans la fratrie, de la proximité géographique,
de répartition des rôles, contribuant au maintien de la “maisonnée”. Cette récurrence peut
au préalable sembler surprenante et me permet d’envisager un autre questionnement.
Comment se jouerait l’implication dans une famille dont la fratrie serait touchée par le
handicap et où les parents vieillissant deviendraient dépendants ? Est-ce le même membre
qui s’impliquerait ou verrait-on une nouvelle répartition de rôles s’organiser ? Seule une
nouvelle recherche pourrait permettre d’y répondre. Par ailleurs, j’ai axé mon travail de
recherche sur le handicap mental car je souhaitais garder un lien direct avec mon
expérience professionnelle. Il serait désormais intéressant d’entreprendre ce même travail
en considérant l’implication de la fratrie touchée par le handicap physique. Nous pourrions
trouver, peut-être, un certain nombre de similitudes.
111
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Nom:
PRENOM:
DATE DU JURY:
JENDREJESKI
Florence
12 MARS 2009
FORMATION : DIPLOME SUPERIEUR DU TRAVAIL SOCIAL
TITRE : ETRE FRERE OU SŒUR D’UN ADULTE DEFICIENT INTELLECTUEL Les facteurs sociaux de l’implication
MOTS CLEFS :
Famille, fratrie, handicap, implication, rang dans la fratrie, genre, maisonnée
RESUME : Les observations professionnelles au sien d’un ESAT sont à l’origine de ce travail de
recherche. Force d’échanges multiples avec les familles, j’ai pu constater qu’au-delà des
rapports
fraternels,
certains
membres
d’une
fratrie
adulte
s’impliquent
plus
particulièrement auprès de leur sœur ou de leur frère handicapé mental : par le biais d’une
mesure de protection, de l’hébergement, du soin… Deux cas extrêmes s’observent : alors
que certains frères ou sœurs centrent leur vie sur celle de leur frère ou sœur handicapé(e),
d’autres ont coupé tout contact avec eux.
Quelles en sont les raisons ? Existe-t-il un “habitus de la stigmatisation” qui justifie ces
conduites ? Quels sont le ou les facteurs qui expliquent cette implication d’un frère ou
d’une sœur valide auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e) ?
L’enquête menée auprès de membres de fratries, impliqués ou non, jeunes ou âgés,
hommes ou femmes, ainsi que les observations effectuées au sein d’association de fratries
de personnes handicapées tentent d’apporter un éclairage sur les raisons de cette
implication.
Après avoir défini les champs du handicap et de la famille, cette recherche axée sur les
vécus des fratries tentera de répondre à cette question sur l’implication. Trois catégories de
facteurs explicatifs seront analysés : le vécu du handicap, des variables familiales d’ordre
structurel et le dynamisme familial.
Au regard de cette recherche, je tenterai d’expliquer comment les apports de cette
recherche me permettent de mieux comprendre ce qui se joue dans les fratries et comment
cela influe sur ma pratique, pour une meilleure prise en charge de la personne handicapée
accueillie.
NOMBRE DE PAGES : 113
VOLUME ANNEXE : 7
CENTRE DE FORMATION : Université de Picardie, Direction de l’Education Permanente 10, rue de Frédéric Petit 80048 AMIENS Cédex 1