Etre frère ou soeur d`un adulte déficient intellectuel - CEDIAS
Transcription
Etre frère ou soeur d`un adulte déficient intellectuel - CEDIAS
UNIVERSITE DE PICARDIE JULES VERNES Faculté de Philosophie, Sciences Humaines et Sociales DIRECTION DE L’EDUCATION PERMANENTE En collaboration avec L’INSTITUT REGIONAL DE FORMATION AUX FONCTIONS EDUCATIVES (IRFFE) Etre frère ou sœur d’un adulte déficient intellectuel Les facteurs sociaux de l’implication DIPLOME SUPERIEUR EN TRAVAIL SOCIAL (D.S.T.S.) Soutenu en DRASS PICARDIE Sous la direction de Bénédicte KAIL Candidate Florence JENDREJESKI Date : 12 Mars 2009 Remerciements - Aux membres des fratries qui ont bien voulu partager avec moi leur vécu de sœur ou de frère handicapé. - Aux associations de fratries, notamment ASFHA, qui m’ont consacrée du temps et m’ont accueillie au sein de leur organisation. - A ma Directrice de mémoire, Bénédicte Kail, qui m’a accompagnée tout au long de ce travail de recherche et d’écriture… non sans mal. - A la DEP et l’IRFFE, notamment Bénédicte Froment, responsable de formation et aux formateurs, qui m’ont apportée de l’eau à mon Moulin de connaissances. - A mon Directeur, Eric Dheilly, qui a donné son accord pour que j’effectue cette formation. - A mon fils, Thibaut, mes proches et mes amis qui ont dû supporter mon manque de disponibilité et qui, pourtant, ont été d’un grand soutien. SOMMAIRE D’UN QUESTIONNEMENT PROFESSIONNEL A L’EMERGENCE D’UNE PROBLEMATIQUE Première partie : METHODOLOGIE 1-1 Vers une recherche d’objectivation du sujet 1-2 Observation directe 1-3 Choix de la méthode qualitative et population interrogée P2 P11 P12 P14 P18 Seconde partie : HANDICAP ET FAMILLE P25 P26 P26 P31 P34 P35 P37 P39 Troisième partie : DES FACTEURS ENTREMELES POUR EXPLIQUER L’IMPLICATION P41 2-1 La notion de « handicap » 2-1-1 Histoire de la création d’une catégorie 2-1-2 Le secteur du handicap 2-2 La famille 2-2-1 Regard sur la sociologie de la famille 2-2-2 La filiation 2-2-3 La fratrie 3-1 Le vécu du handicap 3-1-1 L’annonce du handicap : origine d’un vécu singulier 3-1-2 L’handicap : fatalité ou châtiment ? 3-1-3 Une quête de la normalité jamais totalement atteinte 3-2 Modèle structurel 3-2-1 Etre sœur ou frère : qu’est-ce-que cela change ? 3-2-2 L’importance d’être l’aîné(e) 3-1-3 La forme de l’implication évolue dans le temps 3-3 Le dynamisme familial 3-3-1 Promesse : sécurité ou poids pour l’avenir 3-3-2 Reproduction et transposition du militantisme familial 3-3-3 Construire sa propre vie : facilitation de l’implication 3-3-4 Venir de la même « Maison » P42 P42 P45 P48 P57 P57 P63 P70 P81 P81 P84 P89 P95 CONCLUSION P107 BIBLIOGRAPHIE P112 ANNEXES Annexe 1 : Lettre de Chantal Annexe 2 : Article intitulé « Ma sœur trisomique, elle est géniale » (Magazine hebdomadaire MAXI, numéro 1053 paru la première semaine de janvier 2007, pp 56-57) Annexe 3 : Couverture de « Parents, nous voudrions vous dire… », recueil de l’ASFHA Annexe 4 : Guide d’entretien Annexe 5 : Récapitulatif synthétique des fratries interrogées Annexe 6 : Profil littéral des enquêtés Annexe 7 : Interview de Florence WEBER (Télérama, 10 mai 2006, pp 25-26) 1 P1 P2 P5 P6 P7 P8 P10 P21 INTRODUCTION D’un questionnement professionnel à L’émergence d’une problématique 2 Travailleur social en formation DSTS, j’interviens en Etablissement et Service par le travail (ESAT), plus communément connu sous l’ancienne appellation de Centre d’Aide par le Travail (CAT), auprès d’adultes handicapés mentaux. Cet établissement est géré par l’Association Départementale des Amis et Parents d'Enfants Inadaptés de la Somme (ADAPEI 80), plus usuellement connu sous l’appellation « Les Papillons Blancs ». Le site sur lequel j’interviens a été ouvert en 1985 et embauche 43 “accueillis” (ce terme désigne les travailleurs handicapés mentaux salariés par l’ESAT). Une des multiples facettes de mon poste est de travailler en collaboration avec les familles, que ce soit les parents, très souvent impliqués dans la vie de leur enfant devenu adulte, leur sœur, leur frère ou un proche. L’ancienneté dans ce poste (14 ans) me permet d’assister les familles dans les évènements de leur vie, d’observer les évolutions sur des préoccupations croissantes concernant l’avenir de leur proche handicapé, de les écouter, de les accompagner pour trouver une solution qui leur convienne. Notamment, il m’arrive très souvent de travailler avec un membre, voir plusieurs, de la fratrie. De ce travail de collaboration, je tire deux observations. La première observation concerne l’implication massive de frère et sœur dans le secteur du handicap. Certains sont protecteurs légaux (curateur, tuteur), d’autres sont travailleurs sociaux, quelques-uns s’impliquent dans des associations, d’autres encore rassemblent ces trois critères. Afin d’obtenir des données objectives pour conforter ou non de cette observation, je me suis tournée vers les outils que m’offrait l’ESAT. Pour se conformer aux obligations définies par la loi du 2 Janvier 2002 (loi de Rénovation sociale et médico-sociale), l’établissement a investi dans un logiciel informatique se nommant SAM (Social – Administratif - Médical). Après avoir entré les données dans la base, il permet de gérer informatiquement chaque dossier d’usager embauché. En notant exclusivement dans chaque dossier, l’indicateur d’implication d’au moins un membre de la fratrie dans le secteur médico-social1, les résultats ont confirmé mes observations professionnelles. 1 En tant que travailleur du secteur social, gérant de tutelle ou curatelle, engagement associatif. 3 Fratrie composée de membres handicapés intégrés dans des établissements médico-sociaux 33% Absence de fratrie 9% 14% Implication de la fratrie Absence d’informations 44% L’analyse de ce tableau met en évidence que 44,18 % des fratries ont au moins un membre impliqué dans le champ du médico-social. Le graphique confirme que l’implication de la fratrie, dans l’établissement professionnel dans lequel je travaille, n’est pas négligeable. Il correspond à un peu moins de la moitié des fratries. Cela m’amènera à m’interroger sur la singularité de cette observation et sur les raisons de cette implication. Parallèlement, ma seconde observation concerne les souffrances exprimées par la fratrie. De nombreuses paroles expriment la difficulté au quotidien de s’occuper de son frère ou de sa sœur handicapé(e). En témoignage, une lettre qu’une sœur adresse à la Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées (CDAPH) et qu’elle a accepté que j’utilise pour mon sujet de mémoire (annexe 1) Cette sœur, que nous appellerons Chantal est âgée d’une cinquantaine d’année. Chantal est éducatrice spécialisée dans le secteur de la protection de l’enfance. Elle s’occupe au quotidien de sa sœur cadette, trisomique, depuis le décès de leurs parents, c'est-à-dire depuis vingt ans. Ceux-ci lui avaient imposé de s’occuper de sa sœur de leur vivant et avaient spécifié cet engagement sur un acte notarial. Les deux sœurs habitent ensemble. A l’instar d’une mère, la sœur aînée l’accompagne dans la vie de tous les jours (ramassage, nourrice, tâches ménagères, etc.). Chantal a été nommée tutrice. Dans ce courrier qu’elle adresse à la CDAPH, elle demande un changement d’orientation pour sa sœur. Elle aimerait que sa sœur aille dans un foyer de vie. 4 Elle exprime dans sa lettre la lourdeur de vie au quotidien. Les mots «compliqué», «tributaire», «difficulté» en témoignent. Quant à sa vie privée, il est important de spécifier que Chantal est célibataire. Elle n’a connu que des échecs dans sa vie amoureuse. Une phrase, que je qualifierai de centrale, semble résumer comment elle perçoit sa relation avec sa sœur : « Je pense avoir atteint les limites de mon dévouement et les efforts entrepris ne lui permettent plus d’évoluer ». Le mot « dévouement » signifie action de sacrifier sa vie, ses intérêts à une personne, à une communauté, à une cause (Le nouveau petit Robert de la langue française, 2007, p. 727). La représentation de son rôle de sœur est assimilée à un don total à cette sœur trisomique. A l’instar d’une none qui se consacre à sa vocation religieuse, Chantal se consacre à sa sœur au détriment de sa vie personnelle. Ces deux principales observations professionnelles semblent montrer qu’être issu d’une fratrie dont un membre est en situation de handicap signifie souvent qu’il y aura une certaine implication auprès de sa sœur ou de son frère handicapé. Afin de poursuivre ma réflexion sur le sujet, j’ai souhaité effectuer une première mise à distance de mon contexte professionnel et me pencher sur des matériaux de vulgarisation (des films cinématographiques, des articles de journaux, des émissions, des témoignages…) véhiculant une représentation commune. Il en existe certainement d’autres, mais je citerai cinq d’entres eux. Le premier est le film de Barry Levinson : « Rain Man » datant de 1988. A la cérémonie des Oscars de 1989, il a reçu le prix du meilleur film, réalisateur, acteur et scénario original. A la cérémonie des Césars de 1990, il a eu le prix du meilleur film étranger. Dans ce film, Charlie Rabbitt, incarné par Tom Cruise, espère recevoir un gros héritage après la mort d’un père perdu de vue. Mais c’est à Raymond, son frère aîné, placé dans un hôpital psychiatrique et dont il ignorait totalement l’existence, que revient toute la fortune. Raymond, incarné par Dustin Hoffman, est un autiste savant, présentant de graves déficiences mentales dans certains domaines et révélant du génie dans d’autres, notamment le calcul. Charlie enlève Raymond afin de prouver qu’il est capable de s’en occuper et de toucher l’héritage. Malgré ses manies insupportables, Charlie va s’attacher à ce frère différent. Charlie n’arrive pas à comprendre comment fonctionne ce frère, malade mental, d’autant que son but premier est intéressé. Néanmoins, au fur et à mesure du temps qui passe, il va voir ce qui est au-delà de cette différence et reconnaîtra au bout du compte, un 5 frère singulier, mais un frère malgré tout. Les points principaux de ce film se situent dans ce processus de découverte du handicap, de l’homme qui se dissimule derrière et l’attachement progressif qui se joue entre ces deux frères. Le second exemple est celui d’une émission de variétés « La nouvelle Star » de 2007. Diffusée en première partie de soirée sur M6, l’objectif est de dénicher la nouvelle star de la chanson. Pour ce faire, un jury comprenant des professionnels du secteur auront auditionné 25000 personnes de plusieurs grandes villes françaises. Après toute une série de sélections, une dizaine de personnes resteront en liste pour chanter au Pavillon Baltard. Une émission hebdomadaire interactive éliminera les candidats jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. Elle sera désignée la « Nouvelle star 2007 ». Parmi les candidats de 2007 se trouve une jeune fille, sœur d’une adulte handicapée physique et mentale. Je n’ai pas assisté à toutes les émissions, mais je relaterai mon observation de deux d’entre elles. L’une fera partie des émissions de sélection accomplies par les professionnels. Les producteurs choisissent certains candidats pour les présenter dans leur intimité. Raphaëlle fera partie de ceux-ci. Elle est présentée en famille. La parole est donnée aux parents mais aussi à la sœur, Isabelle, qui clôturera la présentation en privé. Isabelle lui dit, avec quelques difficultés de prononciation liées à son handicap : « Même si t’es pas la nouvelle Star, tu seras toujours ma Star à moi». Raphaëlle se jette dans ses bras et toutes deux se mettent à pleurer. Raphaëlle parlera à son tour d’elle-même dans d’autres lieux et expliquera que son extrême sensibilité, la douceur de sa voix viennent de son vécu, de ses épreuves, de sa petite sœur. Elle fera le choix de chanter la chanson de Lâm « Petite sœur » qu’elle dédiera à Isabelle. Elle explique qu’elle ne sait pas si ce choix, touchant le plus profond d’elle-même, fera sa force ou sa faiblesse. Les professionnels seront très réceptifs à sa chanson, l’un d’eux aura la larme à l’œil. Raphaëlle a passé les différentes étapes qui l’ont amenée à la salle de spectacle Baltard. Lors de sa première représentation, sa famille était présente. En l’espace de cinq minutes (le temps de passage de l’artiste) les caméramans ont montré huit fois Isabelle : deux fois pendant la chanson, une au moment des applaudissements, trois pendant le retour des appréciations des professionnels (temps nécessaire pour que la sœur handicapée lève son écriteau avec le prénom de Raphaëlle pour l’encourager), un pendant la démonstration des émotions de la chanteuse à l’annonce de ses résultats. Isabelle était à chaque fois en premier plan, assise sur son fauteuil qui apparaissait dans son entier. Même si à chaque prestation d’un candidat, les caméras 6 montrent la famille, celles-ci ne sont pas aussi nombreuses et aussi dirigées. Il serait intéressant de s’interroger sur le pourquoi de cette insistance et savoir si le vote du public en sera influencé d’une façon ou d’une autre. Cependant, pour revenir vers mon sujet, je préfère m’attacher à ce que semble représenter le fait d’être sœur pour Raphaëlle. Ce serait donc vivre une difficulté qui, surmontée, deviendrait un atout, une force, un plus qui permettrait d’être plus sensible à ce qui l’entoure. Elle ne pourrait rien faire sans y impliquer sa sœur handicapée. Leurs destins seraient liés. Le troisième exemple que je présenterai est un article publié dans le magazine féminin Maxi de janvier 2007 (annexe 2). Le reportage est intitulé « Un handicap bien vécu » et l’article « Ma sœur trisomique, elle est géniale ». Cet article ne correspond pas totalement à mon sujet de mémoire qui s’oriente sur des fratries dont les membres dont devenus adultes. Cependant, il me semble intéressant de le citer. Une journaliste, Muriel Rivault, relate les propos de Léa, l’aînée d’une fratrie de trois, sur ce qu’elle pense de sa relation avec sa sœur Justine, sa cadette, atteinte de trisomie. Toutes deux n’ont pas dix ans. L’article aborde les thèmes de l’annonce du handicap, des comparaisons faites par Léa sur leurs acquisitions respectives, du regard de l’environnement… Toute une série d’avantages est listée : l’apparence physique « En tout cas, avant ou maintenant, je la trouve très belle ! », la souplesse physique « A 6 ans, elle fait le grand écart sans échauffement. Moi, à 8, je n’y arrive même pas », la résistance à la douleur « Quand elle tombe, même si elle se fait mal, elle ne pleure jamais. Moi, si. Au moindre bobo, je me plains à maman ou papa ! », la gentillesse « Et, puis je connais peu de personnes aussi gentilles que Justine. Si je lui propose de jouer à la poupée ou autre chose. Elle accepte toujours », les acquisitions « (…) ma sœur apprend à faire les mêmes choses que moi. En général, elle y arrive, mais à son rythme, c’est à dire plus lentement »… De rares inconvénients, restant secondaires, sont cités : son comportement « Parfois, même, elle est trop gentille», des troubles de la parole « Voilà pourquoi, à son âge, elle n’arrive pas encore à bien articuler ». Un rôle important est attribué à Léa pour l’accompagnement qu’elle doit accomplir auprès de Justine : « Alors, pour l’aider, je joue à la maîtresse avec elle. J’ai un livre et je lui apprends à mieux prononcer les mots, comme ça elle fait des progrès plus vite ! ». Tout un ensemble de normes sociales sont véhiculées à travers cet article. De part la différence vécue, il serait important d’en garder le secret afin de ne pas 7 en être stigmatisé. Léa dit : « Avec les autres, je me méfie : une fois, j’en ai parlé à Maeva, ma copine de classe. (…) Le lendemain, elle l’a dit à toute la classe ! Du coup, j’ai pleuré. Je ne veux pas qu’on raconte notre vie privée 2 à tout le monde : après, les gens racontent des trucs pas gentils sur ma sœur ». Faisant face à ce type de comportement, l’individu doit être tolérant. Il est écrit : « Souvent, les gens n’aiment pas les trisomiques parce qu’ils ne sont pas pareils qu’eux. C’est nul ! Dans la vie, on est tous différents », ainsi que « D’ailleurs, si plus tard j’attendais un bébé trisomique, je le garderai… parce que ma petite sœur est formidable ». A ce stade de l’article, j’aimerai me pencher plus en profondeur sur son analyse générale. Je me permettrai de soupçonner une interprétation de la journaliste. Au niveau des mots employés, je suis surprise que “bobo” et “rythme” soient utilisés par Léa. Le premier terme renvoie à un enfant aux prémisses de l’apprentissage de la parole, le second est beaucoup plus évolué. Il est à rappeler que Léa est âgée d’environ de 8 ans. Parallèlement, rares sont les enfants qui avouent la légitimité de se faire réprimander. Je reprendrai les propos de Léa : «Elle doit apprendre comme tout le monde à ne pas faire de bêtises. C’est normal ». Cet article est accompagné de photos. Toutes les trois représentent des scènes de vie familiale de bonheur, sourires aux lèvres. Pour conclure sur cet article, je ferai remarquer qu’il a été écrit juste à la fin des fêtes de Noël, fête religieuse et emblématique de la famille. Celui-ci souhaitait faire véhiculer une représentation idéaliste d’avoir un enfant trisomique, à une cible de lecteurs composée en majorité de femmes, susceptibles de connaître la maternité. A travers les propos de Léa, la journaliste semble vouloir représenter comme une chance le fait d’avoir un enfant, ou une sœur, trisomique. Devant la liste des “options” avantageuses, avoir un enfant trisomique est « génial ». Les deux autres exemples sont des témoignages du vécu personnel d’artistes médiatisés. L’un est un ouvrage d’Alice Dona, chanteuse de variété et compositrice française, qui publiera à l’âge de 58ans « Cricri ». A travers les mots d’Alice, c'est sa sœur trisomique qui se raconte. Elle retrace tout leur vécu : l’annonce du handicap, les partages d’une vie de sœurs aux destins différents, les ressentis de la famille... Elle parle de ce livre comme un don qu’elle se devait de faire à cette sœur différente. Le second est un court métrage réalisé par Sandrine Bonnaire sur sa sœur autiste qu’elle intitule « sortir l’autisme de l’ombre ». Il a été diffusé sur une chaîne française en 2007. Elle filme sa soeur Sabine. 2 Il me semble important de souligner le paradoxe entre ce qui est dit sur la préservation de la vie privée, et sa lecture dans un hebdomadaire français parus à quelques millions d’exemplaires. 8 Elle aborde le sujet de la stigmatisation du handicap, de la personne handicapée, de la dénomination autisme qui est diagnostiqué tardivement, de l’évolution des troubles. L’actrice explique lors d’un entretien à l'AFP au Festival de Cannes de 2007 où son film était projeté que « Faire un film sur sa soeur, quand on est actrice, j'avais peur de tomber dans le truc people. En même temps, il y avait la nécessité de parler de ce sujet. J'ai été marraine de la journée de l'autisme et j'ai constaté combien de familles vivaient ce drame dans l'ombre ». Elle commentera : « On est tellement protégé dans le métier d'acteur. En tournant ce film, je me suis sentie utile ». On peut remarquer une implication de Sandrine Bonnaire dans le monde du handicap spécifique à sa sœur, une implication pour sa sœur, que ce soit par le fait de lui dédier ce film, que ce soit une envie de protection pour cette jeune femme qui s’est enfoncée dans la maladie mentale progressivement. Que ce soit Alice Dona ou Sandrine Bonnaire, toutes deux ont utilisé ce support singulier comme un exutoire de leur vécu de sœur différente, et veulent partager leur peine, leur joie, leur implication avec le spectateur. Mes observations professionnelles, ainsi que ce bref regard sur notre environnement quotidien, me permettent de me questionner : - Qu’est ce qui détermine la nature, l’existence et la force de l’implication de membres d’une fratrie à l’égard de leur frère ou sœur handicapé mental(e)? - Est-ce que les choses s’organisent de façon similaire quelles que soient les familles ? - Quelles représentations ont les frères et sœurs d’une personne handicapée mentale d’euxmêmes, de leur rôle, de leur vie ? - Existent-ils des facteurs qui expliqueraient l’implication plus ou moins massive auprès de sa sœur ou frère handicapé(e) ? En résumé, qu’est-ce qu’être frère ou sœur d’une personne handicapée mentale ? Néanmoins, avant de proposer des hypothèses et afin de partir sur une base commune de signification de terme, je définirai la notion de soutien familial. En effet, je souhaite distinguer dans cette introduction la relation fraternelle du statut de soutien familial. 9 La relation fraternelle3 se rapporte aux liens unissant des frères et des sœurs. Daniel Gayet, cité par Abdelali Kerroumi, précise que « la fratrie est ainsi considérée comme un « brouillon » des relations sociales. » (2007, p.18). Au-delà de cette relation consanguine, et de rapports de fait, mon mémoire analysera plus particulièrement la fratrie en termes de soutien familial. Le soutien se définit par l’action de porter, de supporter par une action indispensable quelqu’un ou quelque chose. Dans le cas de ma recherche, un frère ou une sœur sera catégorisée de “soutien familial” ou “soutien fraternel” lorsqu’elle s’impliquera, s’investira auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e) dans des actions dépassant sa relation fraternelle : prises en charge telle que de l’hébergement, de la tutelle…. Lorsqu’on est soutien « fraternel », d’où vient cette implication ? Je formulerai deux hypothèses explicatives : La première stipule que le type d’implication de la fratrie est lié au modèle familial dont elle est issue. Ainsi, la place dans la fratrie, la répartition des rôles selon l’arrangement des genres et la solidarité familiale en référence au concept de “maisonnée” conditionnent le comportement. La seconde, que les membres d’une fratrie développent un “habitus de stigmatisation”. Malgré leur trajectoire singulière, leurs comportements se profilent sous un schéma identique. Tout d’abord, j’expliquerai la méthode employée pour poursuivre ma recherche. Je poursuivrai ensuite en contextualisant le champ de ma recherche en abordant la question du "handicap " et la construction du secteur médico-social. Je tenterai d’aboutir à une typologie explicative des implications ou non des fratries auprès de leurs frères et sœurs handicapés avant de conclure par une analyse professionnelle sur l’apport de ce travail de recherche. 3 Dictionnaire Hachette 2009 10 Première partie METHODOLOGIE 11 Après avoir tenté d’objectiver mon objet d’étude, je consacrerai cette partie à expliciter la méthodologie utilisée pour tenter de lever les hypothèses annoncées. Il me semble important de préciser que ma recherche se situera à un niveau microsocial4 puisqu’elle se consacre à une communauté humaine de petite taille qu’est la fratrie. . 1-1 Vers une recherche d’objectivation du sujet Un chercheur ou apprenti-chercheur part sur le terrain de recherche en ayant un certain nombre de pré notions, d’attentes, de représentations. Il mène sa recherche en fonction de son expérience personnelle et de son environnement social, bref d’une subjectivité qui lui est propre. Son investigation va en être influencée. Pierre Bourdieu a été l’un des sociologues à s’interroger sur les influences que pouvaient avoir la projection du chercheur sur son objet d’étude. Il explique : « Le premier travail du chercheur est d’essayer de prendre conscience de ces catégories de perception du monde social et d’essayer de produire une connaissance des instruments de connaissance à travers lesquels nous connaissons le monde social. Cela peut se faire de façon très concrète. Chacun peut faire concrètement ce travail. Qui suis-je, socialement, moi qui dis ce que je dis ? Etant donné ce que je suis, c’est à dire les variables qui me caractérisent (mon âge, mon sexe, ma profession, mon rapport avec le système scolaire, mon rapport avec le milieu du travail, le nombre d’années durant lesquelles j’ai été au chômage, etc.…) étant donné ces variables, quelles sont les catégories de perception que j’ai toutes les chances d’appliquer à la personne que je regarde ? » (Bourdieu cité par Paillé, 2007, p.89). A travers ma recherche, je serai touchée par cette même réalité. J’ai développé une certaine proximité avec mon objet de recherche : naissance du sujet suite à des observations professionnelles, recherche orientée sur la représentation de fratrie d’un adulte handicapé orienté en ESAT, ma propre expérience de la fratrie, de la position d’aînée et du genre auquel j’appartiens… En voici quelques exemples. 4 Dictionnaire Hachette 2009 12 Des inconvénients peuvent découler de la proximité que j’entretiens avec mon champ professionnel et engendrer des attentes particulières. Confrontée plus fréquemment aux difficultés rencontrées par la fratrie, je risque d’orienter ma recherche plus spécialement vers le versant négatif du vécu et de me fermer à l’éventualité qu’être frère ou sœur d’un adulte handicapé ne soit pas systématiquement un dévouement de tous moments, un fardeau continuel. Par ailleurs, mon expérience de sœur aînée peut se projeter sur les expériences de fratrie auquel je vais être confrontée. Tout ceci peut aboutir à une analyse biaisée. Mais cette proximité avec mon objet s’avère avoir aussi un versant positif. En effet, en connaissant le milieu du handicap et en étant confrontée à une certaine réalité de terrain, je peux rencontrer les fratries d’adultes handicapés en possédant une certaine connaissance. Bien que faisant intrusion dans leur vie, je peux aussi montrer que je me suis impliquée dans le sujet et par conséquent que je possède un intérêt réel pour le sujet. Je pense que cela facilite la relation et l’échange. L’avantage lié à ma trajectoire personnelle est que celle-ci peut me servir de support à la réflexion. Elle peut me servir d’appui, de référence. Selon Bourdieu, il est impossible de comprendre autrement qu’en faisant référence au produit social que nous sommes. Il dit : « Comprendre, c’est comprendre d’abord le champ avec lequel on s’est fait » (Bourdieu, 2004, p.15). De la même façon, Pierre Paillé illustre cette idée en expliquant : « La tâche du sociologue, comme de l’historien, est d’inférer la connaissance d’autrui de l’expérience qu’il a de lui-même et de la société où il vit, tout comme ça l’est pour le juge d’inférer les motifs de quiconque derrière un acte ou une parole. Comme dit Veyne (1978) : « Chacun sait que son prochain est à l’intérieur de lui-même en être semblable à lui. Et en particulier, il sait que son prochain a, comme lui, des intentions, des fins ; aussi peut-il faire comme si la conduite d’autrui était la sienne » » (Paillé, 2006, p.75). Par conséquent, j’ai débuté ma recherche en fonction de ce que j’étais. Durant mon travail de recherche, j’ai tenté de tendre vers une certaine objectivité malgré une subjectivité propre, maintenir une conscience critique de mes représentations, de mes attentes. Par ailleurs, le cheminement de ma recherche m’a elle-même permise d’acquérir une certaine maturation réflexive progressive. Durant trois ans, ce sont enchevêtrés recherche, nouveaux outils formatifs, expérience professionnelle et personnelle, qui n’ont fait que modifier le regard que je possédais sur mon sujet. Ma position d’apprentiechercheuse m’a aidée à maintenir une distance avec lui, tout en me permettant d’acquérir 13 un regard neuf et plus compréhensif des implications ou non des fratries et de leur légitimité. Ma propre implication professionnelle s’en est sentie modifiée. Comme faisant suite à cette recherche d’objectivation de mon sujet, j’ai souhaité associer les deux citations suivantes de Raymond Boudon : «Le type de méthode utilisée dépend non seulement des goûts personnels du chercheur, mais des questions qu’il se pose » (Boudon, 1993, p. 13) et « …la sociologie s’est posée dans le passé et continue de se poser dans le présent des problèmes dont les caractéristiques logiques sont différentes, impliquant ainsi des méthodes elles-mêmes très diverses » (Boudon, 1993, p.7), j’ai utilisé en particulier l’observation directe et les entretiens qualitatifs. Ce choix ne s’oppose en rien à ce qu’Henri Peretz explique « Le travail de terrain comporte le plus souvent une part d’observation directe mais aussi appel à d’autres méthodes » (Peretz, 2004, p.17). . 1-2 L’observation directe Je commencerai par l’observation directe que je définirai en citant Henri Peretz : « Le chercheur pratiquant l’observation directe n’a pas le projet de détourner l’action de son déroulement ordinaire, ni d’entraîner les participants dans des actes étrangers à leur propre perspective. Il observera sans proposer aux participants aucun dessein ni projet et, s’il participe lui-même à l’action, il adoptera un des comportements habituels dans ce milieu. A cet égard, l’observateur doit être réservé, ne pas en faire trop, et avoir compris ce qu’il peut faire » (Peretz, 2004, p.16). C’est en respectant cet esprit, que j’ai commencé mon travail de recherche en prenant deux contacts avec des associations de frères et sœurs de personnes handicapées. La première est l’Office Chrétienne des personnes Handicapées (OCH) créée en 1963. L’OCH est né de la réunion de plusieurs familles frappées souvent douloureusement par le handicap ; familles qui, autour de Marie-Hélène Mathieu, religieuse et éducatrice spécialisée, ont pris conscience de leur besoin de ne pas rester seules. Dans une espérance commune, elles décident alors de se retrouver régulièrement pour échanger sur des questions qui leur sont propres. De ces réunions jaillit l’idée de lancer une revue et d’organiser des conférences. Rapidement, les demandes affluent. En réponse : la création de permanences-accueil pour les personnes et la mise en place d’un soutien financier pour 14 les associations, foyers, écoles, paroisses ... Surfant sur Internet pour mon sujet de mémoire, j’ai appris que cette association organisait le 30 mars 2008 la treizième journée des frères et des sœurs d’une personne malade ou handicapée. Dans l’objectif double de pouvoir interroger des frères et sœurs de l’association et de participer à cette journée, j’ai pris rendez-vous sur Paris au siège de cet office. Très vite et à travers divers mails, l’association me proposa d’animer un groupe d’échanges lors de cette réunion. Une rencontre a eu lieu début janvier avec une responsable communication et organisatrice. Le siège de l’association se situe dans une maison bourgeoise du 15ième arrondissement aménagée en bureau. La personne que je devais rencontrer ne m’attendait pas. Elle avait tenté d’annuler le rendez-vous sans réussir à me joindre. Dans le hall d’accueil, se situait le bureau d’une sœur standardiste. L’aménagement de ce lieu, ainsi que des autres salles que je verrai, étaient toutes similaires : des images religieuses, des objets religieux, des crucifix, cloches, etc. Une bibliothèque proche du standard s’ouvrait sur des bibles, des magazines « Ombre et Lumière », des CD sur les présentes journées organisées pour les fratries. Après avoir entendu les raisons de ma venue, mon contact m’a très vite parlé de la création de l’association, de ses missions, avec beaucoup d’émotion, de larmes prêtes à jaillir. Elle me tint un discours très militant : une ouverture pour tous de l’OCH, le cadeau de la foi, le cadeau de ma venue, tout est Amour grâce à Dieu, le handicap est une épreuve qui est surmontée sans difficulté par la foi, et la réunion, le partage entre chrétiens. Nous avons parlé de la journée qu’ils organisaient. L’informant du fait que je n’étais pas dans le cadre d’une fratrie avec handicap, et de surcroit non pratiquante, le discours se modifia et ma participation devenait incertaine. Elle m’a alors dirigée sur des magazines religieux, des CD, afin de me les proposer à la vente. J’en ai effectivement acheté un, qui enrichit mes matériaux d’analyse. Etant présente à l’heure du goûter institutionnel (16h), je fus conviée à le partager avec une dizaine d’intervenants de l’association. Ces intervenants étaient pour la moitié des religieux qui portaient une tenue bleue. J’ai dû expliquer ma présence et en fut remerciée à la Grâce de Dieu. La rencontre dura un peu moins d’une heure. Malgré les promesses de me tenir au courant quant à ma participation, et en dépit des divers mails envoyés, je n’ai plus eu de nouvelles de l’association. La seconde est l’Association nationale de Sœurs et Frères de personnes Handicapées. (ASFHA). L'ASFHA a été créée en 1986 par Laurent de Felice et un petit 15 groupe de frères et sœurs de l'APEI de Paris. Ils souhaitaient disposer d'un lieu de parole et d'action pour partager leurs expériences, réfléchir à leur situation, trouver leur juste place vis-à-vis de leur frère ou de leur sœur, l'accompagner au présent, préparer son avenir. J’ai pris contact avec l’association par mail en février, et j’ai été conviée en mars à un groupe de parole qu’organise l’association tous les premiers mercredis du mois. Le lieu de cette réunion est celui d’une ludothèque ouvert dans les sous-sols de l’APEI. Nous étions deux étudiantes présentes ce soir là. La seconde écrivait un mémoire en psychologie sur les fratries, et était elle-même sœur d’une jeune fille autiste. La réunion a durée près de 4 heures, avec douze membres de fratrie, tous ayant fait l’expérience du handicap mental dans sa diversité. Ce groupe se composait de trois hommes dont deux actifs à l’association (président et secrétaire), et neuf femmes dont trois actives dans l’association (comptable, membres du bureau). Le président confirma que la proportion des hommes dans l’assemblée était la représentation nationale de l’implication dans une fratrie. Les participants étaient âgés d’une vingtaine d’année à soixante dix ans environ. La réunion commença dans une ambiance familiale où chacun se présenta. L’uns après l’autre, les participants se mirent à parler de leur situation, à partager sur leurs difficultés de vie et leurs moments de bonheur. Dans un échange interactif, certains conseillaient sur des démarches à entreprendre pour trouver des établissements d’accueil en Belgique, des démarches aidantes pour la tutelle… J’ai pu noter des phrases, et observer ces fratries dans ce lieu de partage qu’elles considèrent comme « mieux que le psy ». Des émotions passant par des pleurs, de la colère, des rires provoquèrent chez moi une sensation de voyeurisme, d’illégitimité à ma présence. En effet, je n’allais rien leur donner en échange de ces témoignages riches et poignants qui allaient étoffer ma recherche sur l’implication des fratries. Cette réunion me permit d’autres apports : J’ai pu mener deux entretiens auprès de deux membres de l’ASFHA. J’ai fait l’acquisition d’un recueil intitulé « Parents, nous voudrions vous dire… » dans lequel les frères et sœurs laissent des messages à leurs parents sur leur vécu (annexe 3 couverture). Pour finir, l’ASFHA m’a permise de participer à la journée d’échange entre les fratries et les parents qui s’est déroulée en mai 2008. Une troisième grande étape de mon observation directe a été ma participation à la seconde rencontre « une journée pour Manon » organisé par l’ASFHA. Elle a eu lieu sur une après midi dans le 15ième arrondissement. L’objectif de ce moment est de permettre aux adultes, frères et sœurs de personnes handicapées, de partager sur « la manière dont les 16 enfants et adolescents d’aujourd’hui vivent la présence du handicap au sein de la fratrie » (Brochure d’invitation de l’ASFHA). Cette journée s’est déroulée en plusieurs temps : un accueil des familles, trois espaces d’échanges encadrés par des psychologues cliniciennes5, une synthèse des échanges, un goûter. L’ASFHA m’a permis d’assister à un groupe de parents mixtes (parents, fratrie, dont des jeunes handicapés). La psychologue, animatrice, était elle-même sœur d’une personne handicapée. Ce groupe étant situé dans la salle d’accueil, s’y est greffée chaque personne arrivée en retard. Celui-ci était donc très important car composé d’environ d’une trentaine de personnes. Lors d’un tour de table, chacun s’est présenté, puis s’en est suivie une discussion sur l’expérience et le vécu de chacun. Une écoute réciproque entre des parents qui essayaient de faire au mieux avec leurs différents enfants, tout en étant exigeants envers leurs enfants valides qui devaient se débrouiller seul pour certain actes du quotidien, et entre des fratries qui voulaient bien être impliquées dans l’aide de leur frère ou sœur handicapé, mais qui réclamaient à avoir de l’attention aussi. A l’instar du groupe de parole, une émotion immense s’est dégagée de chacun. Le fait que je me sois présentée comme étudiante et éducatrice, fait que j’ai été interpellée plusieurs fois sur les problèmes rencontrés par des familles : la préoccupation des listes d’attente des établissements, l’avis des familles, en particulier celui des fratries, négligés par certains professionnels, des choix imposés aux familles, des salaires peu élevés en ESAT… La psychologue a demandé à chacun de conclure. Ce fut un bilan général positif et un merci à chacun des membres de sa participation. Une nouvelle fois, suivant les paroles de Peretz qui écrit « l’observateur a quatre tâches à accomplir :1) être sur place parmi les personnes observées et s’adapter à ce milieu ; 2) observer le déroulement ordinaire des évènements ; 3) enregistrer ceux-ci en prenant des notes ou par tout autre moyen ; 4) interpréter ce qu’il a observé et en rédiger un compte-rendu » (2004, p.14), j’ai pris des notes afin de les utiliser au cours de mon analyse. Parallèlement, j’ai pu me procurer un second recueil de dessins qui se veut « témoigner des progrès accomplis dans la prise en charge des personnes handicapées, d’apporter un témoignage collectif sur des difficultés vécues par des frères et sœurs pendant leur enfance, et qui peuvent parfois 5 Autour des vécus de chacun, trois espaces ont été organisés : Un premier ludique pour les enfants de cinq à huit ans (paroles et dessins) Un second adressé aux enfants et adolescents (table ronde) Un troisième pour les parents et grands enfants (table ronde) 17 expliquer le refus de certains d’entre eux d’assurer un relais au moment où les parents sont trop âgés ou décèdent »6. Suite à ces trois observations, j’ai pu commencer à construire un regard plus distant de mon terrain professionnel tout en m’y référant parfois. Un grand nombre d’informations récoltées sera exploité dans mon analyse afin de comprendre pourquoi certains membres d’une fratrie se sentent plus impliquées dans l’aide, la prise en charge de leur frère ou sœur handicapée. Le second outil méthodologique employé est l’entretien qualitatif. .1-3 Choix de la méthode qualitative et population interrogée J’expliciterai tout d’abord ce qui a motivé mon choix méthodologique, puis je présenterai la population que j’ai interrogé. L’objectif de mon mémoire étant d’étudier comment s’exprime chez la fratrie d’adultes handicapés, la représentation d’eux-mêmes et de leur vécu quant à leur implication, la méthode et les entretiens qualitatives me semblent le plus appropriés. Je ferai référence à la définition suivante : « L’entretien qualitatif ou « entretien de recherche » peut porter sur des comportements ou des pratiques sociales diverses mais il concerne plus fréquemment la recherche et la compréhension de représentations mentales. Dans ces cas, le chercheur interroge telle personne parce que cette personne possède telle caractéristique, parce qu’elle appartient à telle couche sociale, parce qu’elle a connu tel type d’expérience, telle histoire, etc. Ce qui intéresse le chercheur, c’est donc bien ce que cette personne pense en tant qu’acteur et comment elle se représente tel aspect de la vie sociale et non pas les informations factuelles qu’elle détiendrait » (Albarello, 1999, p.61). Je complèterai cette définition par ce qu’ont écrit Blanchet A., Ghiglione R., Massonat J., Trognon A (1987) : « …Nous définissons empiriquement l’entretien de recherche comme un entretien entre deux personnes, une interview et un interviewé, conduit et enregistré par l’interviewer ; ce dernier ayant pour objectif de favoriser la production d’un discours linéaire de l’interviewé sur un thème défini dans le cadre d’une recherche. L’entretien de 6 Préface du recueil de dessins de l’ASFHA 18 recherche est donc utilisé pour étudier les faits dont la parole est le vecteur : études d’actions passées (approche biographique, constitution d’archives orales, analyse respective de l’action, etc.), études des représentations sociales (systèmes de normes et de valeurs, savoirs sociaux, représentations d’objet, etc.), étude du fonctionnement et de l’organisation psychique (diagnostic, recherche clinique, etc.) » (Cité par Albarello, 1999, p.62). Cet outil m’a permise d’accéder directement aux membres des fratries dans laquelle se situait une personne handicapée mentale hors cadre professionnel. J’ai pu recueillir deux types d’informations : des paroles échangées, mais aussi de la communication non verbale. Cette communication ne peut être saisie que par le biais de l’entretien. Cela concerne les méthodes d’évitement, les blancs dans les discours, les hésitations, les répétitions, etc.… Elle est bien souvent en lien avec les émotions et l’affectif. L’ensemble de ces informations donne du sens à l’objet de recherche et sera enclin à l’interprétation et l’analyse. Le discours des enquêtés possède un pouvoir ; une richesse qu’il faudra que je traite avec égard. Les entretiens pouvant être de diverses natures, mon choix s’est dirigé sur le type semi-directif. Luc Albarello en donne la définition à laquelle je me référerai : « Les entretiens semi-directifs sont menés sur la base d’un guide d’entretien constitué de différents « thèmes-questions » préalablement élaborés en fonction des hypothèses. Un guide d’entretien comprend généralement une douzaine de thèmes-questions qui, sauf exception à justifier, seront abordés dans un ordre à chaque fois identique afin d’éviter que la place du thème dans l’interview n’influence la qualité de la réponse. On ne répond pas avec la même intensité à une dernière question qu’à une première posé) » (Albarello, 1999, p. 66). L’auteur cite Blanchet et Gotman (1992) en prolongement de sa définition : « …le degré de formalisation du guide est fonction de l’objet de l’étude (multidimensionnalité), de l’usage de l’enquête (exploratoire, principale ou complémentaire) et du type d’analyse que l’on projette de faire ». Par conséquent, j’ai construit le guide d’entretien en étant attentive à la systémie familiale. En d’autres termes, la famille peut être perçue comme un système dont chacun des membres de ce système inter-agit l’un vis à vis l’autre. Et comme, l’écrit Jean Foucart : « L’auto-organisation est le propre d’un système qui se produit, se produit tout en changeant. Il se reproduit à 19 l’identique et au différent. On retrouve des tensions fondées sur la séparation et la liaison, l’identité et la différence. L’individu ou l’acteur est dans le “système” tout en étant dehors ». (Foucart, 2003, p.15) De ce fait, j’ai tenté d’appréhender diverses facettes organisatrices du fonctionnement de la fratrie : présentation de la fratrie, de l’enquêté, l’histoire familiale face au handicap, rôle de l’enquêté auprès du membre handicapé en interaction avec la dynamique familiale dont il est originaire. L’annexe 4 présente le guide d’entretien utilisé lors de ma recherche. Le profil des enquêtés est le résultat d’un cheminement qui s’est modelé progressivement lorsque je me suis confrontée à la réalité du terrain d’investigation. En effet, lors de l’écriture de mon mémoire de licence précisant la population que je comptais interroger, j’ai fait preuve, me semble-il à postériori, d’un excès d’optimisme. J’avais envisagé d’interroger uniquement des fratries dont la personne handicapée mentale serait orientée par la CDAPH en ESAT, puisque la loi catégorise ces individus en fonction de leur capacité de travail 7. J’espérais ainsi cibler les fratries dans lesquelles la personne handicapée présentait une certaine autonomie. Le phénomène de refus fréquent auquel j’ai été confrontée m’a incitée à élargir mon panel de fratrie à interroger. Cette réalité du terrain m’a poussée à une adaptation qui s’est vue continuelle que j’ai dû prendre en compte tout au long de ma recherche. Par conséquent, j’ai interrogé des fratries touchées par le handicap mental sans me soucier d’une orientation en ESAT ou non. Néanmoins, les réponses ayant été schématiquement similaires entre ceux qui ont eu leur frère ou sœur soit en ESAT ou non, je peux dire à posteriori que la gravité du handicap n’a pas eu d’impact sur leur représentation de leur implication comme aidant. Parallèlement, je souhaitais interroger des fratries de deux ESAT distincts (l’un amiénois dépendant de l’association où je travaille, le second noyonnais géré par la Fondation BELLAN). Au delà d’un critère de praticité géographique, mon choix était motivé par une recherche incessante de pouvoir comparer ce qui était comparable. Une fois encore, la réalité du terrain de recherche s’est rappelée à moi. J’ai interrogé les fratries qui souhaitaient bien me répondre sans faire cas de leur appartenance associative quelconque. 7 ARTICLE 211 de la Circulaire 60 AS du 8 décembre 1978 définit la capacité de travail d’une personne travaillant en ESAT. La CDAPH oriente des personnes handicapées dont la capacité de travail ne dépasse pas le tiers de celle d’un travailleur valide. 20 Par ailleurs, j’espérais pouvoir approcher ces fratries en recueillant tout simplement leurs coordonnées dans les logiciels SAM de chacun des établissements. Comme je l’ai rapidement abordé, j’ai été confrontée à bon nombre de refus en employant cette approche que je qualifierai à posteriori d’abrupte. Ceux-ci peuvent s’expliquer par plusieurs raisons. J’en invoquerais deux. La première est certainement liée à l’incidence qu’à mon sujet de recherche. En effet, le fait que je veuille étudier le vécu des fratries d’adultes handicapés mentaux montre, qu’implicitement, j’émets l’hypothèse que leur vécu est différent de celui des autres fratries. Par ce biais, je stigmatise ces fratries qui ne souhaitent pas, par mon simple appel, réactiver cette différence. Leur statut d’adulte peut leur permettre de dissimuler ce qui a peut-être été douloureux, mal vécu pour eux. Elles expriment certainement par leur refus leur légitimité à être considérée comme « une fratrie comme les autres ». Une seconde raison peut venir de la situation elle-même. Lors de la présentation de ma recherche, je me situe en tant qu’étudiante en sociologie. Cela véhicule une certaine représentation à la fois de ce que je suis, mais aussi de la discipline. Les individus se représentent le stéréotype de l’étudiant comme une personne d’une vingtaine d’année, ne possédant dans ses bagages qu’un flot de connaissances théoriques et non une expérience de la fratrie d’adultes handicapés. Parallèlement, la sociologie est peu connue. Par conséquent, une personne susceptible d’être interviewée ne sait pas à quoi elle va être confrontée. Le refus peut sembler être un comportement de repli ou de méfiance afin de ne pas être confronté à l’inconnu, la critique… Il peut répondre à la suspicion du « pourquoi m’interroger moi ? ». La liste des raisons de refus n’est évidemment pas exhaustive et relève de mon interprétation. Ces refus ont cependant suscité une réflexion motivant mon orientation méthodologique concernant la prise de contact. En effet, le fait d’obtenir des coordonnées de fratrie par le biais de logiciel n’était pas judicieux, puisqu’il ne rend que plus brutal la prise de contact pour un sujet d’ordre intime tel que l’est celui de mon mémoire. Afin d’atteindre mon objectif de me mettre en relation avec des fratries, j’ai donc usé de mes réseaux relationnels (privés, professionnels, de formation et associatifs) ainsi que de ceux de mes enquêtés. J’ai pu ainsi être introduite auprès de chaque membre de fratrie interrogée par un tiers. 21 Un dernier idéal méthodologique aurait été de réaliser douze entretiens de fratrie dans laquelle il y aurait trois membres et de pouvoir interroger l’ensemble des frères et sœurs en entretien individuel. Sur ce point, j’ai été une nouvelle fois confrontée à la réalité de terrain. Face aux diverses entraves pour accéder aux fratries, j’ai interrogé celles qui, tout bonnement, ont accepté de me parler de leur vécu et de leur implication ou non auprès de leur frère ou de leur sœur handicapé(e) mental(e). Après avoir expliqué comment la réalité de mon champ d’investigation a rendu inévitable une réflexion sur un choix judicieux de méthodologie, je présenterai la population interrogée. J’ai donc mené dix entretiens qualitatifs. Trois d’entre eux se sont avérés doubles : deux sœurs (une sœur rendant visite à la sœur interrogée s’intègre à l’entretien ; les deux sœurs confrontent leur vécu respectif), une sœur et un frère (la sœur enquêtée cède la parole à son frère présent), une sœur et sa mère (la sœur mineur est interrogée, mais la mère se sent plus légitime pour répondre). Les sept autres entretiens se sont passés en situation duelle. Les entretiens se sont déroulés au domicile des interrogés, sauf pour l’un d’entre eux qui a eu lieu dans un café8. Pour la moitié d’entre eux, j’ai fait connaissance avec leur frère et leur sœur handicapée soit directement (deux ont assisté à l’entretien), soit indirectement (leur photo m’a été présentée). Les entretiens ont duré entre quarante cinq minutes et trois heures. Ils ont tous été enregistrés à l’aide d’un dictaphone numérique et retranscris dans leur intégralité informatiquement. Je commencerai par formuler quelques remarques quant aux variables notées sur ces douze personnes interrogées. Premièrement, elles diffèrent quant à leur position socioprofessionnelle : éducatrice, agriculteur, étudiante, chef d’atelier en retraite, chef de projet, femme au foyer... Deuxièmement, le handicap qui touche leur frère ou de leur sœur handicapé(e) est pour moitié génétiquement avéré (trisomie pour cinq d’entre eux) tandis que pour les six autres personnes, l’explication du handicap mental reste floue et variée. Troisièmement, les parents de ces fratries sont toujours présents pour la moitié d’entre elles. Toutes ces remarques seront analysées ultérieurement comme explicatives ou non de l’implication de la fratrie. 8 J’ai interrogé la jeune fille orléanaise en visite sur Paris. Ni l’une ni l’autre n’avions la possibilité d’accéder à un local privé. 22 J’ai schématisé l’aspect général de la population analysée à l’aide d’un tableau précisant les âges et le sexe des enquêtés. Néanmoins, je renvoie le lecteur aux annexes 59 et 610 présentant respectivement un tableau récapitulatif et une fiche résumée de chaque entretien afin d’accéder à une lecture plus détaillée des profils des personnes interrogées. 12 MEMBRES DE FRATRIE INTERROGES SEXE FRERES SOEURS AGE De 16 ans à 25 ans De 45 à 65 ans Total 1 2 3 2 7 9 Je ferai un certain nombre de remarques : - La majorité des individus enquêtés sont des femmes. Cela va dans le sens des différentes recherches faites sur la solidarité familiale. Agnès Pitrou observe : « Les appels à la solidarité familiale, en particulier dans les soins aux malades, aux enfants, aux personnes âgées, s’adressent toujours plus ou moins implicitement aux femmes, non seulement parce qu’elles entretiennent la quotidienneté des relations (…), mais parce qu’on les perçoit encore comme les dispensatrices naturelles des soins aux personnes » (1994, p. 218). - L’existence de deux catégories d’âge distinctes d’enquêtés me permettra de considérer mon sujet en termes de temporalité ou de génération et ainsi observer s’il existe ou non une évolution quant à l’implication des membres des fratries. Comme l’illustre Gilles Pronovost, « Le temps possède une dimension proprement sociale, il résulte de la vie en société ; les diverses durées, les évènements et les activités sont en quelque sorte recomposés, réinterprétés dans un rythme social d’ensemble qui leur donne cohérence et signification » (1996, p. 17). Le second tableau présente le type de fratrie interrogée. SEXE 10 FRATRIES INTERROGEES FRERES 9 SOEURS Tableau récapitulatif des traits caractéristiques de chaque membre de fratrie interrogée : prénom, sexe, âge, place dans la fratrie, profession, existence de l’exercice d’une mesure de protection, l’implication en terme de « pilier familial », le frère ou sœur handicapée avec son prénom, son âge , place dans la fratrie, type d’handicap, sa situation administrative, situation des parents, biais impulsif de cette rencontre. 10 Profils littéraires de chacun des membres de la fratrie synthétisant leur vécu 23 Nombre la composant Composée de 2 membres Composée de plus de 2 membres Total 0 3 2 7 3 9 Une majorité des fratries est composée de plus de deux membres, ce qui implique de très nombreuses compositions possibles dans l’implication des fratries auprès de leur frère ou de leur sœur handicapé(e). Selon Didier Lett à travers cette citation: « Une fratrie prend une configuration spécifique en fonction de sa taille, de la distribution des sexes et des écarts d’âges. Mais le rang au sein de la fratrie constitue un autre critère essentiel. Chaque enfant possède en effet un statut particulier déterminé par son rang de naissance, qui engendre des appellations différentes : aîné(e), cadet(te), benjamin. Cette place n’est pas statique dans le temps d’une vie d’une famille et diffère grandement selon les époques et les lieux. Le premier-né transforme le couple en famille ; le fils unique porte l’espoir de la perpétuation des parents ; les autres entrent dans une structure familiale déjà constituée, à un moment donné de son existence » (2004, p. 81). Les différents membres d’une fratrie partagent des joies, des peines, des souvenirs et entretiennent des souvenirs qui peuvent être différents. La trajectoire de chacun les impliquera différemment. Parmi les interviewés, un cas de figure particulier de ces fratries à plus de deux membres est à souligner : Hyacinthe, la cadette dans une fratrie de deux frères handicapés mentaux. Nous verrons que sa relation avec eux se jouent différemment : par exemple, elle est tutrice de l’un d’entre eux et pas de l’autre. Lors de ces dix entretiens, ces douze personnes interrogées ont partagé avec moi leur trajectoire de vie singulière d’être issue d’une “fratrie à handicap” et m’ont expliquée leur représentation de leur implication. Avant d’en faire l’analyse, je vais présenter les définitions du handicap et de la famille sur lesquels s’appuiera cette analyse. 24 Seconde partie HANDICAP ET FAMILLE 25 Au préalable, j’aimerais partager un certain nombre de notions avec le lecteur. En effet, il s’est avéré qu’il existait peu d’ouvrages sociologiques traitant directement des rapports qu’entretiennent les membres d’une fratrie avec sa sœur ou son frère handicapé(e). Le sujet est essentiellement traité sous l’angle de la psychologie. En contre partie, de nombreux auteurs ont parlé du handicap, de la famille et des liens familiaux. C’est ce que je vais présenter en illustrant ces définitions des paroles des enquêtés. 2-1 La notion de « handicap » Dans la présentation de ma recherche, j’ai très souvent utilisé le terme de “handicap”. J’expliciterai l’historique de cette catégorie, avant de présenter le secteur médico-social en lien avec celui-ci. 2-1-1 Histoire de la création d’une catégorie Il est important de s’attarder sur les origines du mot « handicap » et sur l’histoire du handicap mental pour mieux comprendre les influences du passé sur l’époque actuelle. Le mot « handicap » est d’origine anglo-saxonne. Au 12ème siècle, il désigne un jeu de hasard. En 1827, les Irlandais l’utiliseront dans le domaine des courses de chevaux sur pelouse (turf). Décomposé, handicap signifie "hand in cap" et désigne une méthode destinée à choisir un gagnant ou une position. Aux courses, cette technique permet l'attribution des positions de départ. L'essence même de la notion de handicap repose sur la nécessité d'être équitable en "désavantageant" ou en annulant un avantage chez un concurrent. C'est le commissaire “handicapeur” qui a la responsabilité d'égaliser les chances des concurrents en chargeant le meilleur cheval et en délestant la monture qu'il 26 considère moins compétitive pour diverses raisons. Il se base sur une échelle de poids pour effectuer l'égalisation des chances. Cette échelle a été développée à la suite de "générations" d'essais et d'erreurs afin d'établir un niveau de base pour pondérer les chances de chevaux d'âge ou de sexe différent. Cette échelle peut varier suivant le mois et la distance de la course. Vers 1950, un sens figuré est attribué au terme handicap qui évacue le désavantage imposé au concurrent supérieur ou naturellement avantagé. Dans le dictionnaire Robert de 1988, un handicap deviendra synonyme d'un "désavantage, d'une infériorité qu'on doit supporter" (p. 911). Cependant, l’origine dans le secteur médicosocial reste obscure. Il sera utilisé pour la première fois dans un texte officiel du 23 novembre 1957. Sous la tutelle du ministère du travail, il aide à l’organisation du reclassement des travailleurs handicapés. Ce mot n’arrêtera pas d’être utilisé et prendra une expansion telle que nous le connaissons actuellement. C’est ce que je définirai dans une seconde sous-partie. La catégorie plus spécifique qu’est le « handicap mental » est aussi l’aboutissement d’un très long processus. D’après Liberman, sa genèse remonte à « la préhistoire qui commence à l’aube des temps avec son cortège de prêtres, de sorciers ou de chamans et leurs corollaires : les fous assimilés à des possédés du diable jusqu’au XIVème siècle, du moins en Europe » (1989, p. 17). A partir du 16ème siècle, se pose la question de l’utilisation des léproseries qui se vident de par la raréfaction de la maladie. Les lépreux y finissaient leur vie. Jusque là, tout un réseau de marché économique s’était développé autour des 2000 léproseries recensées en France en 1266. Leur fermeture devenait ainsi un enjeu politique considérable, que ce soit au niveau des licenciements des personnels, mais aussi au niveau des richesses que ces établissements avaient accumulées (biens fonciers, héritage des malades, etc.). Les pouvoirs politiques du moment eurent l’idée de remplir ces établissements avec les “indésirables” sans distinction particulière. Les prostituées, les délinquants, les opposants politiques, les “débiles“ avec les fous authentiques se retrouvèrent à partager ces grands bâtiments. C’est un lourd héritage que continuent à porter les malades mentaux à l’heure actuelle. Ils étaient alors mis à l’écart des villes. Foucault parle du « Grand Renfermement hors de la ville » (cité par Liberman, 1989, p. 18). Au milieu du XVIIème siècle, un décret royal précise le statut des hôpitaux généraux où on enferme, dans un même quartier, les indésirables. Seules les prémisses d’une thérapie 27 différenciée se dessinent : les chaînes et les cachots pour les agités, le travail pour les autres, et une libération conditionnelle pour ceux qui accepteront de signer un contrat moral de bonne conduite. A l’époque de la Révolution française, le médecin Pinel et son élève Esquirol obtiennent la libération des enchaînés, la séparation des fous et autres possédés des autres indésirables de la société. C’est la première fois qu’il y a reconnaissance du statut du fou. Ces différents médecins vont entreprendre un travail d’observation, de classification et vont proposer des soins différenciés. Les personnes qu’ils étudient, continuent à être rejetées de la société ainsi que par ceux qui se destinent à les étudier. Ils porteront le nom de médecin-aliénistes, ceux qui étudient l’étranger (alienus). Un second statut est offert aux aliénés : celui de malade. Ces aliénistes aboutiront à une nosographie des malades mentaux. Celle-ci reste à l’heure actuelle l’héritage de la classification des maladies utilisées par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Le travail entrepris par ces médecins trouve sa résonance dans leur époque. L’idéologie « humanisme » du XIVème siècle place l’être humain et les valeurs humaines au centre de la pensée. Ces médecins visent à changer l’attitude de la société envers les aliénés afin qu’ils soient perçus comme des malades nécessitant des soins médicaux et qu’ils cessent de faire l’objet de méthodes brutales d’emprisonnement et d’être attachés par des chaînes. Au XXème siècle, l’intérêt des médecins s’estompe d’autant plus que les dépenses des départements pour les aliénés cessent d’être obligatoires. Mais, un nouveau mouvement naît : l’organicisme. Les psychiatres se tournent vers la neurologie et la biologie. Ils essaient de trouver une cause spécifique, un groupe de symptômes pour chaque maladie mentale. D’après Foucault écrit « L’idéal du savoir vise alors à faire coïncider la carte des maladies mentales avec celles des perturbations et des troubles organiques ». La maladie mentale devient un objet médical pour lequel on recherche « l’art de guérir », et de « ramener à la raison l’homme malade mental égaré dans sa folie » (cité par Liberman, 1989, p 20). En 1870, Henry Ey, psychiatre et psychanalyste français, définit la maladie mentale « ….comme une des faces, un des aspects particuliers de la maladie de la totalité de la personne… Dans cette perspective dynamiste et globaliste de l’être qui assure et contient son développement, la vie psychique apparaît comme un progrès, la maladie mentale 28 comme une régression. La maladie mentale se révèle à la fois comme un déficit de l’organisation progressive de l’être et comme un mode régressif d’existence » (Liberman, 1989, p. 20). Depuis, la recherche organique des troubles mentaux a toujours été d’actualité à travers la microbiologie et la neurophysiologie. L’homme est toujours à la recherche d’une rationalité de la maladie mentale. En 1970, une classification française des maladies mentales fait consensus. Elle est l’aboutissement des intérêts conjoints des chercheurs, des statisticiens et des institutions gouvernementales. Elle officialise la catégorie des « malades mentaux ». A l’heure d’aujourd’hui, la classification qui fait référence, est la Classification Internationale des Maladies (CIM) de l’OMS. De part l’avancée des recherches, cette classification est régulièrement révisée. La dernière version date de 1992, c’est la CIM 10. Le chapitre 5 classe les troubles mentaux et du comportement11. Néanmoins, en raison de la complexité des troubles mentaux, une autre classification existe. Elle se nomme la classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé (CIH). La dernière version date de 1999, c’est la CIH-212. En 2000, elle devait être examinée et approuvée par les organes directeur de l’OMS. Dans la version finale du CIH-2, il est indiqué : «Dans la classification internationale de l’OMS, les états de santé sont classés essentiellement en fonction de la CIM-10 (10ème révision), qui fournit un cadre étiologique. Le fonctionnement et les handicaps associés aux états de santé sont classés dans la CIH-2. La CIM-10 et la CIH-2 sont, par conséquent, complémentaires et les utilisateurs sont invités à utiliser ensemble ces deux membres de famille des classifications internationales de l’OMS. La CIM-10 permet de poser un diagnostic des maladies, troubles et autres états de santé ; cette information est enrichie par la CIH-2 sur le fonctionnement » (CIH-2, 2000, p. 2). Ainsi, ces différentes classifications auront divers avantages. Leur précision aboutira notamment à différencier des notions proches comme celles de déficiences mentales et de maladies mentales. La CIH définit la première notion comme des « perturbations du degré de développement des fonctions cognitives telles que la 11 Si le lecteur veut consulter le chapitre V de la CIM, il pourra se référer au lien http:/ /www.psy-desir.com/leg/spip.php ?rubrique175 12 La CIH-2 dans sa version finale avant sa publication peut être consultable sur le site http:/ /www.moteurline.apf.asso.fr/epidemiostatevaluation/autresformats/autresformats/CIH2versioncomplete.pdf 29 perception, l’attention, la mémoire et la pensée ainsi que leur détérioration à la suite d’un processus pathologique ». La seconde sera tirée des recherches de Bérubé Louise sur la Terminologie de neuropsychologie et neurologie du comportement : « Maladie sur cerveau dont les symptômes prédominants sont comportementaux. Elle regroupe des maladies de la pensée ou de la personnalité. Trouble des comportements psychiatriques diverses » (Terminologie de neuropsychologie et neurologie du comportement, Bérubé, 1991, p. 176). Elle porte la notion de soins spécialisés dont le but est de guérir, ou tout au moins de réduire les souffrances. Parallèlement, les classifications contribueront aussi à ce qu’existe une définition générale du mot handicap tel que l’entend la loi N° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’Egalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées : « Art.L.114 –Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant »13. Comme nous venons de le voir, ces classifications sont en perpétuelle mouvance. Elles sont en particulier liées à l’évolution scientifique. Trois exemples issus des entretiens témoignent de ces évolutions. Je commencerai par parler de la trisomie. En effet, quatre personnes interviewées dont l’âge varie entre 54 et 66 ans, utilisent le terme de “mongolien” pour me présenter leur frère ou leur sœur. Ils parlent de l’évolution scientifique. C’est le cas de Marie-Pascale et de sa sœur aînée Marie-France : « MP : (…) à ce moment là on ne connaissait pas la trisomie. On appelait cela d’ailleurs des mongoliens parce que le professeur Lejeune a découvert cela quelques années après. Il a déterminé qu’est ce c’était. Vous savez qui est le professeur Lejeune ? F : Dites moi. MP : Jérôme Lejeune médecin qui a trouvé la trisomie. En fait qui a su ce qu’était la trisomie. Avant c’était le mongolisme et en fait on ne savait pas. MF : Oui il est de 57. C’est juste quelque temps après. MP : Oui quelques temps après MF : Je ne saurai pas dire quand, combien d’année après mais c’est dans les 50 aussi. MP : 60 ou 59 ou… MF : Et là on a mis le fameux nom qu’on met et après c’était plus intéressant entre guillemets qu’on sache mais avant non. MP : Maintenant c’est relatif. Pour vous c’est vieux… mais pour nous, non. En fait, c’est relativement récent cette découverte. MF : Y’a près de cinquante ans qu’on a su et qu’on sait qu’on a découvert ça. 13 La loi citée est consultable en son entier à l’adresse électronique suivante http:/ /www.legifrance.gouv .fr/WAspad/UnTexteDeJorf ?numjo=SANX0300217L 30 MP : Le docteur Fécamp avait dit : « Ce sera comme un nain, il ne sera pas grand ! ». Ca, je m’en souviens car il lui donnait de la Thyroxine une hormone thyroïdienne pour le faire grandir. Mais en fait, il ne savait pas exactement ce que c’était en fait… MF : Moi, je crois que ça a été progressif comme découverte. Maintenant, quand il y en arrive un, il y a tout de suite des informations sur la trisomie ». (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) En comparaison, voici la réponse de Néjma qui montre bien que la façon de nommer la maladie dépend aussi des connaissances sur celle-ci puisqu’elle dit spontanément pour sa sœur : « Quel est l’handicap de ta sœur ? … Euh (Silence réflexif) euh trisomique ! » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Lors de l’entretien, je perçois qu’en dehors de sa difficulté du maniement de la langue, le diagnostic est clair. Elle ne me parlera à aucun moment de mongolisme. La seconde illustration concerne l’anamnèse de l’autisme décrit par Léo Kanner en 1943. D’abord perçu comme une maladie, l’autisme est aujourd’hui considéré comme un syndrome qui prendrait diverses formes. On parle de syndrome d'Asperger, de syndrome de Rett, de trouble désintégratif de l'enfance et d’un trouble dont on ne connaît encore que peu d’éléments : « Comment vous vous en êtes aperçus, comment vous l’avez appris ? Alors…Bon moi, le début de l’histoire, j’étais pas née…Ce que mes parents m’ont dit.(…) Ils ont vu qu’ils y avaient quelque chose parce que ma sœur pleurait quand ma mère la prenait dans les bras. Donc, il y a eu une relation mère, enfant, un ptit peu… Si tu veux un peu compliquée. Le diagnostic définitif… parlant d’autiste a été fait quand elle a eu 9 ans. Donc… Ca a mis du temps… Ca a mis beaucoup de temps sachant qu’il y a 20 ans que les connaissances sur l’autiste étaient…peu avancées » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). Ces exemples montrent comment la connaissance médicale fait évoluer les perceptions, l’appréhension du handicap. Cette connaissance a un grand impact puisqu’elle permet d’attribuer des causes génétiques ou neuro-génétiques, là où la mère était bien souvent rendue responsable du trouble de son enfant. En effet, ce genre de réaction s’est vu parfois : « Comment a été annoncé le handicap de ta sœur ? Rupture parce que l’annonce a été très très brutale. Le médecin qui a fait l’annonce à mes parents… à plus ou moins accusé ma mère en fait en lui demandant ce qu’elle avait pu faire à sa fille » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). Comme nous venons de le voir la représentation du handicap évolue dans le temps. Cette évolution s’observe aussi dans le cadre législatif. 31 2-1-2 LE SECTEUR DU HANDICAP Parallèlement, au développement des connaissances sur le handicap, un cadre législatif s’est construit progressivement. Je dégagerai sept grandes étapes. La première est la prise en compte par la France, suite à la première guerre mondiale de ses mutilés. On retrouve notamment la loi du 17 Avril 1916 donnant un droit de préférence pour l’obtention des emplois réservés dans les administrations aux anciens militaires réformés ou retraités par suite de blessures ou d’infirmités contractées durant la guerre de 1914-18, mais aussi la loi du 2 Janvier 1918 créant l’Institution de l’Office National des Mutilés et Réformés de guerre, destinée à subventionner des écoles de rééducation, puis la loi du 26 Avril 1924 obligeant l’emploi des militaires percevant une pension d’invalidité. Cette dernière instaure pour la première fois une obligation pour les entreprises privées d’employer une catégorie de travailleurs. La seconde étape est en lien avec le développement du système de protection française. Le risque d’incapacité au travail, que la raison en soit un accident ou une infirmité, ouvre à des droits. La loi 14 Mai 1930 permet ainsi aux accidentés du travail d’être admis gratuitement dans les écoles de rééducation professionnelle créées par les militaires. Celle du 2 Août 1949 crée l’allocation de Compensation aux Grands Infirmes Travailleurs et permet un accès à la formation professionnelle de tous les grands infirmes. Le décret du 29 Novembre 1953 fonde des Commissions Départementales d’Orientation des Infirmes, pour la reconnaissance de l’aptitude au travail ou la possibilité d’une rééducation professionnelle. La loi du 23 Novembre 1957 donne droit à la Réadaptation, la Rééducation et la Formation Professionnelle. Elle définit la qualité de Travailleur Handicapé et instaure des priorités d’emploi (quota théorique de 10%). Elle classe les Travailleurs Handicapés en catégorie A-B-C, définit le Travail Protégé, et crée le conseil supérieur pour le reclassement professionnel et social des travailleurs handicapés. La troisième étape, l’année 1975, permet le rassemblement des deux précédentes périodes. Elle marque un grand tournant dans le champ du handicap car elle permet la reconnaissance du secteur médico-social en « institutionnalisant ». Le 30 juin 1975, deux lois, souvent mal connues et donc souvent confondues, sont proclamées. Ces deux lois 32 obéissent pourtant à des logiques très différentes. La première, la loi n°75-534, est une loi inter-ministérielle dédiée à une catégorie de population : les personnes handicapées. Cette loi, nommée Loi d’Orientation, définit la première base juridique de tous les droits des personnes handicapées. La seconde, la loi n°75-535, est une loi mono-ministérielle organisant une offre médico-sociale relevant de la principale responsabilité du ministère des affaires sociales (et des conseils généraux ou de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ)). Elle concerne diverses populations : enfants et familles en difficulté, personnes handicapées, personnes âgées, personnes en situation de précarité ou d’exclusion. Aucune de ces deux lois n’a vocation à réformer l’autre. La quatrième étape est un peaufinage des lois de 1975, ponctué de décisions nombreuses et diverses. Je citerai les principales. La loi du 7 Janvier 1981 oblige au reclassement pour les accidentés du travail et les salariés en maladie professionnelle. Celle du 10 Juillet 1987 formalise les obligations d’Emploi des Travailleurs Handicapés par l’institution d’une obligation de résultat (6% d’emplois dans le secteur public et le secteur privé). Celle du 12 Juillet 1990 protège, pour la première fois, les personnes contre les discriminations en raison de leur état de santé ou de leur handicap. La loi du 13 Juillet 1991 définit le droit à l’accessibilité des locaux d’habitation, des lieux de travail et des installations recevant du public. Au 31 Décembre 1992, le reclassement devient obligatoire quelle que soit l’origine de la maladie ou du handicap. La cinquième étape illustre un changement dans les volontés en termes de représentation. Le législateur promeut l’intégration des personnes présentant un handicap. La loi du 16 novembre 2001 précise la lutte contre les discriminations. Elle apporte des modifications très importantes concernant notamment le recours direct par les organisations syndicales et les critères pris en compte. Elle est traduite dans le code du travail par les articles 122-45 et suivants. La sixième étape prend acte de l’évolution du secteur médico-social tel qu’il avait été conçu dans les lois de 1975. La loi 2002-2, nommée “Loi de rénovation sociale”, prend acte de l’expérience de vingt ans du secteur médico-social. Ce secteur est en expansion, mais la demande de prise en charge est néanmoins supérieure à l’offre. Un des enquêtés, Benoit est ainsi confronté au problème de manque de place dans les établissements pour son fils autiste : «Pfff que vous savez très bien que les places sont fermées, les places sont réservées, elles sont pas réservées , y’en a très peu. Oh j’vois là, tout le dossier, il est fait. Il est parti pour ce qui est de 33 l’adulte même s’il va avoir 20 ans à la fin de l’année, j’l’ai même mis sous tuteur de bonne heure après 18 ans pour pouvoir, pour pouvoir tout soit prêt s’il y avait…un établissement où il y aurait une place libre » (Benoit, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). Deux grands principes animent la loi 2002-2. Le premier est de garantir les droits des usagers et de promouvoir l'innovation sociale et médico-sociale. La seconde est d’instaurer des procédures de pilotage du dispositif rigoureuses, plus transparentes, en rénovant le lien entre la planification, la programmation, l'allocation de ressources, l'évaluation et la coordination. L’objectif de cette loi est donc de restructurer le secteur médico-social afin qu’il soit le plus efficace possible et améliore la qualité des services apportés aux usagers et à leur famille. Dernière étape, trois ans après la loi de 2002, l’Etat adopte la loi dite pour “L’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ” du 11 février 200514. Les législateurs adoptent une nouvelle définition du handicap qui, comme nous l’avons vu, ne se limite plus dès lors à l’altération d’une fonction, mais intègre l’idée que cette altération crée un handicap en raison d’un environnement inadapté. Ce faisant, ils attirent l’attention des citoyens sur le fait que la personne handicapée doit pouvoir bénéficier des mêmes droits que les autres et renforcent la solidarité à leur égard. Cette loi instaure des principes importants comme l’accessibilité généralisée pour tous les domaines de la vie sociale (éducation, emploi, transports...) et le droit à la compensation des conséquences du handicap aussi la mise en place d’un guichet unique de proximité avec la création des Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). D’autres décrets en lien avec cette loi paraissent régulièrement au Journal officiel. La politique liée au handicap n’est donc pas figée, elle évolue dans le temps. En effet, le champ du handicap traversant transversalement d’autres secteurs, il impulse bon nombre de réformes. J’illustrerai par la réforme des tutelles, publiée au J.O n° 56 du 7 mars 2007 et qui a pris effet au 1er janvier 2009. Elle concerne la personne handicapée et sa famille et sera explicitée sommairement dans le chapitre qui suit. Voyons au préalable le second domaine d’investigation sur lequel je mène ma recherche : la famille, et plus particulièrement la fratrie. 14 Le texte intégral peut être consulté sur le site suivant http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647&dateTexte= 34 2-2 La famille Parler de la fratrie implique d’abord de définir la famille et la filiation. 2-2-1 Regard sur la sociologie de la famille Comme pour le “handicap”, la famille est une construction sociale classifiant les individus. Le terme “famille” permet de désigner traditionnellement l’union entre un homme et une femme et la descendance qui en découle. C’est du moins la définition que nous garderons. Le sens commun considère la famille comme une chose naturelle, qui va de soit, pourtant elle a été instituée. Afin de clarifier ce qu’est une institution, je me référerai à deux définitions. Celle d’Emile Durkheim, selon qui « On peut appeler institution, toutes croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité » (Durkheim, deuxième préface aux Règles de la méthode sociologique, 1963, p. 22). François Dubet qui reprend cette définition pour l’illustrer : « on appellera : institution, les organisations, les mœurs, les coutumes, les règles du marché, les religions (…) ». Les institutions sont alors des façons d’être, des objets, des manières de penser et, à terme, toute la vie sociale peut se ramener à un ensemble d’institutions (…). Les institutions ne sont donc pas seulement des « faits » et des pratiques collectives, mais aussi des cadres cognitifs et moraux dans lesquels se développent les pensées individuelles » (2002, p. 22). A ce niveau de mon écrit, il me semble important de définir le mot « société »que j’emploierai à plusieurs reprises. Je ferai référence à la définition d’Emile Durkheim citée par Michel Lallement : « Il est facile de voir dès le premier coup d’œil que les traditions et les pratiques collectives de la religion, du droit, de la morale, de l’économie politique ne peuvent être des faits moins sociaux que les formes extérieurs de sociabilité (…). Ils sont la société elle-même, vivante et agissante »15. (2005, p. 119). Cette définition peut se compléter par deux autres citations d’Emile Durkheim, l’une expliquant ce qui fait fonctionner la société, la seconde spécifie comment elle y arrive : « Il est vrai que la 15 Durkheim (E), 1900, La sociologie et son domaine scientifique 35 société ne comprend pas d’autres formes agissantes que celle des individus ; seulement les individus, en s’unissant, forment un être psychique d’une espèce nouvelle qui, par conséquent, a sa manière propre de penser et se sentir16 » (Lallement citant Emile Durkheim, 2005, p.167) et « Pour que la société puisse prendre conscience de soi et entretenir, au degré d’intensité nécessaire, le sentiment qu’elle a d’elle-même, il faut qu’elle s’assemble et se concentre17 » (Lallement citant Durkheim, 2005, p. 167). L’institution de la famille se définit à travers une réalité quotidienne. Les contours en sont fixés par l’application de normes, de valeurs, qui nous viennent de champs18 sociologiques divers (législatifs, croyances, symboliques…). Chaque individu qui en fait l’expérience en a ses propres représentations. Ce qui caractérise la famille évolue selon les époques, selon le rôle qui lui est assigné et dépend du regard des agents qui s’en intéressent. La famille a fait l’objet de nombreuses recherches, notamment sociologiques. Martine Segalen résume : « ce que le développement des études historiques sur la famille depuis 25 ans n’a cessé de montrer que la famille est une institution changeante, un ensemble de processus. Chaque époque connaît ses formes de famille ; société et famille sont le produit de forces sociales, économiques et culturelles sans que l’une soit le résultat de l’autre. Ces nouvelles positions qui sont le résultat de la mise en perspective historique montrent l’imprégnation mutuelle des deux disciplines. La connaissance du passé de la famille est indispensable à celle du présent. Elle est indissociable » (2004, p10). De nombreux sociologues19 travaillent sur la famille comme l’institution. Les objets de recherches diffèrent, il en découle des méthodes d’investigations diverses : observation, entretien, monographie familiale, études de la législation, enquêtes qualitatives diverses….. Parallèlement, la “famille” est définie par un cadre juridique qui est le droit de la famille. Tout ne nous intéresse pas pour ce travail de recherche, mais il est important de définir ce que le droit entend par la filiation et par fratrie, ceci afin de partager les mêmes bases de définition. 16 Durkheim (E), 1983, Le suicide (1897), Paris, Puf Durkheim (E), 1985, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, Puf 18 La notion de champ vient du sociologue Bourdieu. Il écrit : « J’appelle « champ » un espace de jeu, un champ de relations objectives entre les individus ou des institutions en compétition pour un enjeu identique ». (cité par Lallement, 1993, p133). C’est cette définition que je retiendrai pour l’ensemble de ce mémoire. 19 Il s’agit en autre de : Louis -René Villermé, Auguste Comte, Frédéric Le play, Emile Durkheim, Andrée Michel, Martine Segalen, Florence Weber, Bernard Lahire 17 36 2-2-2 La filiation Le Code Civil définit la notion de filiation dans le code de la filiation (livre premier – titre IV)20. Les bases juridiques se fondent sur la loi du 3 janvier 1972, modifiées à plusieurs reprises. Jusqu’en 2005, le droit distinguait deux types de filiations, l’une dite naturelle, l’autre légitime21 . La filiation légitime est définie par la naissance d’un enfant issu d’un couple marié. Elle obéit au principe d’indivisibilité : l’enfant est nécessairement légitime à l’égard des deux époux. Elle repose sur la présomption selon laquelle l’enfant d’une femme mariée a normalement pour père le mari de celle-ci, sans qu’il soit nécessaire d’apporter la preuve de cette paternité (Chapitre II, articles 312- 330 du livre premier –titre IV du code civil). La filiation naturelle est la filiation hors mariage (concerne donc les enfants de concubins ou de personnes pacsées). Elle peut éventuellement être adultérine (si l’un des parents est marié avec une tierce personne) ou incestueuse (si le père et la mère sont parents ou alliés entre eux à un degré tellement proche que le mariage est interdit entre eux). Dans le second cas, il ne peut être établi qu’un lien de filiation pour l’enfant (paternel ou maternel), afin de ne pas faire apparaître le caractère incestueux de la filiation. Il n’y a pas de filiation naturelle d’origine en ce sens que l’acte de naissance ne suffit jamais à établir celle-ci juridiquement. Il faut toujours une preuve complémentaire. La filiation naturelle est divisible : son établissement à l’égard de la mère ne vaut pas à l’égard du père et inversement (Chapitre III, articles 334- 342-8 du livre premier –titre IV du code civil). A partir de l’ordonnance n°2005-759 du 4 juillet 200522, cette distinction a été supprimée. Vu que les textes avaient mis sur un pied d’égalité les deux types de filiation, les législateurs ont souhaité simplifier cet état des choses. On parle de filiation commune. Celle-ci s’établit 20 Le texte intégral est consultable sur le site http:/ /www.l’enfantdabord.org/contexte-juridique/lecode/le-code-de-la-filiation .html 21 Une troisième filiation pourrait être citée la filiation adoptive. C’est une filiation adoptive résultant d’un acte d’adoption. 22 Le texte intégral est consultable sur le site http:/ /www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnTexteDeJorf ?numjo=JUSX0500068R 37 par trois grands principes : la mère non mariée verra sa filiation simplement établie par la désignation de celle-ci dans l’acte de naissance, et elle n’aura donc plus besoin de procéder à la reconnaissance de son enfant, la présomption automatique de paternité du mari est, quant à elle, maintenue, les pères non mariés devront toujours, pour que leur filiation soit établie, procéder à la reconnaissance de leur enfant. Cette version a été consolidée au 6 août 200823. La situation de filiation débouche sur divers droits et de devoirs pour les personnes concernées. Les enfants ont un droit absolu à l’héritage de leurs parents qui ne peuvent pas les déshériter. Parallèlement, les enfants ont un devoir absolu d’entretenir leurs parents, c’est ce qui est appelé l’obligation alimentaire. Celle-ci se définit comme « une aide matérielle qui est due à un membre de sa famille proche (ascendant, descendant) dans le besoin et qui n'est pas en mesure d'assurer sa subsistance. Son montant varie en fonction des ressources de celui qui la verse et des besoins du demandeur. »24 Cette obligation est réciproque (article 207 du Code civil) et elle est soumise à des conditions (Article 208). En ce qui concerne notre sujet de mémoire, la loi ne définit pas les obligations juridiques des enfants d’une même fratrie envers un frère ou une sœur, fut-il handicapé. Nous retrouvons néanmoins des textes de loi dans lequel l’Etat favorise l’assistance et la responsabilité de la famille pour leur enfant handicapé. Pour illustrer, j’aborderai la réforme des tutelles (citée ci-dessus) et citerai le compte-rendu intégral du 16 janvier 200725 de l’Assemblée Nationale débattant de cette loi sur la protection26 juridique des majeurs. Ce texte donne une priorité de soin à la famille. Nous pouvons ainsi lire : « La subsidiarité implique qu’avant de recourir à la collectivité publique, on se retourne vers la famille » ou « La réforme rend donc à la famille sa place légitime. Parce que la famille est la principale concernée par la protection d’un proche indépendamment de toute intervention judiciaire ». La loi place la famille comme principal interlocuteur et lui incombe de prendre les décisions judicieuses pour son proche dépendant. 23 http://www.legifrance.gouv.fr http://vosdroits.service-public.fr 25 La réforme dans son ensemble peut être lu sur le site de l’Assemblée nationale http:/ /www.assemblee-nationale.fr/12/cri/2006-2007/20070112.asp 26 La protection permet à ces individus majeurs, qui n’en ont pas la capacité avérée psychiatriquement, de bénéficier d’une aide à la gestion de leur revenu, capital, patrimoine. 24 38 Nous l’avons vu, le code civil définit juridiquement “la famille” et les domaines qui s’en rattachent. Cependant, il ne définit pas ce qu’est une fratrie. 2-2-3 La Fratrie La fratrie est au centre de ma recherche. Implicitement, chacun possède sa propre définition du terme puisque chacun en a fait sa propre expérience soit en étant enfant unique, soit en étant lui-même membre d’une fratrie, soit en se servant de tous les exemples du quotidien. Il est cependant important de partager la même définition de ce mot avec le lecteur. Le mot fratrie vient étymologiquement du grec Phratrie. Il désigne un groupe d’hommes reliés par un ancêtre commun et qui ont pour objet de créer des liens de fraternité. On parle de frères d’armes ou de frères religieux. En ce qui concerne notre sujet, la fratrie est l’ensemble composé de tous les enfants (frères et sœurs) d’un couple. Elle peut rassembler des demi-frères ou sœurs (le lien génétique ne se fait dans ce cas que par l’un des parents) ou même des quasi-frères et sœurs (sans liens génétiques, issus d’une recomposition familiale). Je me référencerai plus particulièrement à l’analyse que Didier Lett a fait de l’histoire de cette relation familiale : « Une fratrie prend une configuration spécifique en fonction de sa taille, de la distribution des sexes et des écarts d’âges. Mais le rang au sein de la fratrie constitue un autre critère essentiel. Chaque enfant possède en effet un statut particulier déterminé par son rang de naissance, qui engendre des appellations différentes : aîné(e), cadet(te), benjamin(e). Cette place n’est pas statistique dans le temps d’une vie d’une famille et diffère grandement selon les époques et les lieux. Le premier-né transforme le couple en famille ; le fils unique porte l’espoir de la perpétuation des parents ; les autres entrent dans une structure familiale déjà constituée, à un moment donné de son existence » (2004, p. 81). Les différents membres d’une fratrie partagent des joies, des peines et des souvenirs qui peuvent être différents. L’aîné apprend au couple à devenir parents. C’est le seul enfant qui aura l’expérience d’être enfant unique. C’est lui qui porte les angoisses des parents. Plus tard, c’est celui qui sera le plus sollicité par ses parents : il doit porter la responsabilité d’être le 39 modèle pour les autres. Didier Lett précise : « On remarque aujourd’hui encore, en France, que l’aîné poursuit ses études plus longtemps que les autres et obtient davantage de diplômes en moyenne. Cette constatation se vérifie tant pour les filles que pour les garçons. Dans une même génération, prise comme l‘ensemble des personnes nées une même année, les aînées ont un niveau d’instruction plus élevé que leurs cadettes. (…). Comme le père et la mère, l’aîné, qu’il soit garçon ou fille, doit être un modèle, l’exemplarité étant la clé de voûte du système pédagogique » (2004, pp. 87-89). L’aîné devant protéger, garder, montrer l’exemple aux cadets, se retrouve dans un rôle d’adulte et se vit souvent comme un substitut parental. Le cadet est celui qui remet en question la place de l’aîné. Celui–ci doit partager l’amour, l’attention, le territoire de vie. Il était historiquement exclu de l’héritage des parents. Le benjamin est le dernier arrivé dans une fratrie de trois. Un enfant peut donc être cadet et benjamin dans une fratrie de deux. Il est souvent perçu comme le préféré, celui qui a le droit de tout faire. C’est un enfant qui a plusieurs parents : les parents et ses frères et sœurs aînées. Selon Didier Lett écrit : « la position de dernier-né dans une fratrie est souvent perçue et vécue comme valorisante (…) Aujourd’hui encore, le benjamin occupe une place privilégiée » (2004, p. 97). Comme nous l’avons vu, l’expérience que chacun possède singulièrement, mais aussi dans l’interaction de chacun de ces membres, confirme que chacun a son propre vécu de la fratrie. Il en est de même pour les fratries dont un des membres est en situation de handicap. L’expérience particulière d’un membre de ces fratries sera peut-être une des explications possibles permettant de comprendre l’implication auprès du frère ou de la sœur handicapé(e). C’est ce que je vais tenter d’analyser dans la suite de ce travail en cherchant à répondre à cette question centrale, à savoir : Qu’est ce qui détermine la nature, l’existence et la force de l’implication de membres d’une fratrie à l’égard de leur frère ou sœur handicapé(e) mental(e)? 40 Troisième partie DES FACTEURS ENTREMELES POUR EXPLIQUER L’IMPLICATION 41 Afin d’analyser le contenu de mes entretiens et ainsi vérifier les hypothèses qui expliqueraient les implications des membres d’une fratrie, j’ai distingué trois grands axes et dégagé ainsi une catégorisation de facteurs explicatifs. Tout d’abord, les facteurs liés à la façon dont le handicap est vécu au sein de la famille avec, plus particulièrement, les incidences sur la vie familiale à travers différentes étapes : l’annonce, la représentation de l’handicap à l’intérieur et l’extérieur de la fratrie, l’adaptation au quotidien nécessité par l’arrivée de ce handicap. Ensuite, les facteurs que nous pouvons qualifier de « structurels » dans le sens où ils ne dépendent pas du vécu mais relèvent plutôt de variables individuelles aléatoires comme celle du sexe, de l’âge, du rang dans la fratrie. Et enfin, la dynamique familiale qui inclue des variables impulsant un certain élan vital à « la famille » comme une promesse faite auprès de parents, un vécu parental militantisme, le développement d’une solidarité entre les membres d’une famille, certains aspects spécifiques aux trajectoires de vie des fratries. Je les présenterai successivement. 3-1 Le vécu du handicap Le vécu du handicap, tout en étant propre à chaque cellule familiale passe par diverses étapes. La manière dont l’annonce du handicap est faite aux parents puis à la fratrie conditionne l’arrivée de cet évènement, peu attendu, avec lequel la famille va devoir composer. Cet évènement s’inscrit dans une trajectoire temporelle des différents membres de la famille qui auront chacun une certaine représentation du handicap. Celle-ci se construira dans une interaction entre le vécu, interne, de la famille, et le vécu, externe, à travers la stigmatisation dont les membres de la famille d’une personne en situation de handicap sont souvent victimes. Par cette dynamique, l’implication d’un membre d’une fratrie dans la prise en charge de sa sœur ou de son frère handicapé(e) devrait se dégager en fonction des facteurs confrontés en lien avec l’arrivée du handicap dans son vécu. 42 3-1-1 L’annonce du handicap : l’origine d’un vécu singulier « Mes parents et moi, nous avons été touchés jusqu’à la moelle épinière. Je me rends compte seulement aujourd’hui que nous avons tous fait les muets et les sourds ». (Hélène, ASFHA)27 L’annonce du handicap se réalise à deux niveaux : celle qui est faite aux parents, puis celle faite ou pas à la fratrie. L’annonce est un moment particulier, mais comme le dit Jean-René Nelson, pédiatre à l’hôpital de Libourne : « …Il y a des façons moins mauvaises que d’autres, moins traumatisantes, moins handicapantes pour l’avenir de cet enfant et sa famille » (2000, p. 7). Il expliquera que le moment de l’annonce est pris en considération par le ministère des Affaires Sociales, puisqu’il fera l’objet, en 198528 d’une circulaire « relative à la sensibilisation des personnels de maternité à l’accueil des enfants nés avec un handicap et de leur famille » (2000, p. 8). En effet, l’annonce faite aux parents est, pour la majorité des personnes enquêtées, réalisées par le milieu médical. Cette annonce ne se produit néanmoins pas de la même manière selon les époques, en raison de l’évolution des connaissances se rapportant au handicap rencontré. Ainsi, Benoit expliquera pour sa sœur trisomique que : « Maman a été surprise de voir toutes les infirmières passées…donc … C’est et puis après c’est le médecin de famille qui a annonc. Et sur le coup, je sais, qu’ils ont dit à la maison, peut-être plus tard, tout le monde venait voir ma sœur et puis … donc après …ça doit être le médecin de famille qui a dû annoncer. » (Benoit, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). Alors que Nejma situe l’annonce au moment de l’amniocentèse : «Et tu sais comment tes parents l’ont appris ? Bin, comme ça, elle était dans le ventre de ma mère, et y ont dit. C’est pas sûr qu’elle sortirait normale. Ils avaient fait des examens ? Ah, je sais pas, mais sûrement, pour savoir si l’enfant est sorti normal, sûrement qu’ils ont fait un examen du ventre » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq) Clément est le seul pour qui l’annonce a été fait par le milieu scolaire : « (…) elle a un retard ... mental. D'accord et comment vous avez appris son handicap ? Ben, qu'on a appris comment, quand elle a intégré l'école. Après la maternelle, quand elle est allée en primaire, ils se sont aperçus qu'elle avait du retard, qu'elle avait du mal à suivre, enfin de compte, et puis ils l'ont orientée tout de suite sur une structure adaptée » (Clément, 61ans, second dans une fratrie de six) 27 Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA 28 Journal officiel du 21 décembre 43 Dans tous les cas de figure, l’annonce du handicap faite aux parents tombe comme « Un coup de massue sur la tête, la vie familiale ne s’était organisée à ce moment là qu’autour d’Elise, à savoir tout. Le rythme familial était en fonction d’Elise, tout tournait autour d’Elise » (Valérie, 54 ans, aînée) L’annonce faite aux parents va influencer la façon dont elle sera formulée à la fratrie. Deux alternatives s’observent alors. Pour la moitié des enquêtés, le handicap n’est pas abordé au sein de la famille. C’est le cas pour Claire qui dira : « C’est un sujet tabou. On n’en parlait jamais » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Et pour Benoît « Nous, les parents, ils nous l’ont jamais dit. On l’a appris sur le tas ». Selon lui, c’est une question d’époque : « Vous savez des choses comme ça, on n’en parle pas aux enfants. Des choses qui touchent on n’en parle pas aux enfants. On va pas les, les contrarier par ça. On ne va pas créer un problème là où, chez les enfants. Je ne pense pas. Ce serait malsain. » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). Dans d’autres cas, le fait de ne pas parler du handicap s’explique aussi par le fait que pour certains parents, la prise de conscience doit se faire naturellement. Le naturel est sensé permettre à l’enfant de faire ses propres constats en se comparant à son frère ou à sa sœur handicapé(e) qui ne possède pas les mêmes aptitudes. La mère d’Aurore donne cette raison : « Bin, j’pense qu’ils ne l’ont pas appris, ça a été naturel. Elle était (…) elle s’en est aperçue quand elle était petite, elle jouait avec donc, à la limite, elle se rendait pas compte. C’est après, quand elle a commencé à lire, à apprendre à lire, à apprendre à écrire, à compter. Bin la question «Ah bin pourquoi elle sait pas lire, pourquoi elle sait pas compter, pourquoi elle sait pas écrire » (Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Pour l’autre moitié, l’annonce du handicap a été faite à la fratrie, mais en prenant divers chemins. Dans un cas, la famille donne l’information du handicap en la banalisant. L’handicap est alors un fait, et les membres composent avec cette information qui fait nouvellement partie de leur vie. Dans les autres cas, les personnes interrogées ont appris l’handicap en même temps que leur parent. Selon leur âge, la compréhension est différente mais ils se rappellent de cet évènement comme d’un moment important de leur vie : « Bin j’étais avec maman quand on lui a appris. J’étais présente quand…Alors on m’a expliquée, j’ai pris l’info comme ça ». (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux) 44 On ne peut néanmoins pas dire que l’annonce, que ce soit celle faite aux parents ou celle que les parents feront ou non à leurs enfants, soit déterminantes pour l’implication. En effet, on retrouve des membres des deux types quelle que soit la nature de l’annonce faite. 3-1-2 L’handicap : fatalité ou châtiment ? « L’arrivée de l’enfant handicapé bouleverse la vie de tous les membres de la famille. On ne peut pas être heureux d’avoir un frère ou une sœur handicapé(e) ». (ESTHER, ASFHA)29 Dés que l’entretien aborde l’effet de l’annonce sur la famille, chaque membre de la fratrie, né avant ou après l’arrivée du handicap, parle de cet événement : « Ca a été une grosse rupture dans la famille » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre). Dans les discours ce sont les mots de « compliqué », « peur », « tristesse » qui seront prononcés : « Donc, Elise, dès qu’on a eu cette information, moi, je peux dire que j’ai vu le visage de maman changer, c’est à dire à partir de ce jour, elle a eu une expression du visage qui est restée jusqu’à sa mort, de quelque chose comme si on te donne un coup de massue sur la tête, la vie familiale ne s’était organisée à ce moment là qu’autour d’Elise, à savoir tout. » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). L’arrivée du handicap dans une famille est souvent vécu douloureusement, et provoque de la souffrance. Jean Foucart écrira que la souffrance se définit « à partir d’une rupture entre une virtualité ayant une valeur existentielle pour le sujet à un évènement, qui, de ce fait, est intolérable... (…)… Elle est une composante centrale d’un ensemble généralisé de relations à l’environnement social et physique » (2003, p.13). La famille, en tant que système, devra tenter de retrouver un certain équilibre existentiel. Chacune cherche à analyser ou même à justifier cette arrivée de l’enfant handicapé. Les raisons invoquées ont toutes une connotation d’origine judéo-chrétienne, même si elles prennent deux directions distinctes. La première, qui concerne la majorité des familles rencontrées, s’apparente à du fatalisme et donne à cet évènement un caractère inéluctable : « Bien c'était difficile mais, il n'y avait 29 Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA 45 pas trop, pas trop de choix, quoi. » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois) ; « Et puis nous on se posait pas mille questions Ca fonctionnait et puis comme ça il était comme ça c’était comme ça … » (Marie-France, 66 ans, ainée d’une fratrie de cinq). Le handicap fait partie de la destinée et les familles ne peuvent y déroger : « Mère d’Aurore : Çà m’est tombée dessus » (Aurore, 16 ans, benjamine d’une fratrie de quatre). La famille doit composer avec cette donne qui les accable. Tous les membres doivent s’y plier comme une nouvelle règle organisatrice du système : « C’est pas… c’est pas la joie (Rires gênés). C’est pas la joie. Faut s’adapter et tout » ((Benoit, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). « J’ai essayé de m’habituer » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre). La seconde explication fait appel à un registre plus « punitif ». Jean Foucart écrira : « Parlant de la maladie, Valabrega souligne qu’elle se trouve entièrement assimilée au mal. « La maladie, c’est le mal »30. Et la conception qui sous-tend ces croyances est une conception axiologique. Il y a là, souligne-t-il, un fond anthropologique commun et universel. De cette conception axiologique, il résulte que la maladie – puisqu’elle est le mal – est une punition. Châtiment pour avoir enfreint un tabou ou vengeance exercée par un ennemi, elle traduit, dans la conception primitive, une intention punitive ou agressive » (2003, p. 25). Transposé au handicap, on peut penser que celui-ci ferait suite à une faute et en serait le châtiment, le prix à payer. Ce « pêché » peut être de nature très diversifiée. La punition est affligée à la mère parce qu’elle s’est mariée avec un mari violent ou qu’elle a eu une aventure adultérine dans sa vie. L’exemple le plus éloquent dans le registre de la punition est celui de Valérie : « Vous m’avez parlé de votre mère, et votre père ? Mal aussi, il n’était pas avec nous au Rendez-vous. C’est maman qui lui a annoncé. A partir de ce moment là, il s’est beaucoup, beaucoup occupé d’Elise. Il lui a montré une patience, il lui chantait des chansons, la mettant sur le pot, la traînant partout. Alors que papa, c’était quand même une personne autoritaire qui, lorsqu’il disait quelque chose, il fallait que ça soit fait vite et bien. Avec Elise, il pouvait lui faire tout et tout et tout…sous couvert du handicap, rien. Par exemple, il haussait le ton, elle prenait la nappe et tirait tout, et tout valdinguait à terre. Il finissait à calmer sa colère. Parce que, parce que il n’y avait pas d’autres solutions, j’me souviens l’avoir entendu dire plein de fois que, peut-être qu’il avait été puni de choses qu’il avait fait avant, mais je ne sais pas à 30 VALABREGA Jean-Paul, 1962, La relation thérapeutique : la maladie et médecine, Paris, Flamarion 46 quoi cela correspond. Si c’est des engagements politiques ou autres. Je pense que c’est plutôt dans ce domaine là, parce qu’il avait mené une vie de patachon avant, et qu’il s’était marié tard. Il avait 41 ans. Je suis née la première alors quand il a eu Elise, il avait quand même 50 ans. Car papa 1911, Maman 1923, ils se sont mariés en 1952, je suis née en 53. Donc, il y a quand même quelque chose de ça, où il disait qu’il ferait toujours tout, mais, il a d’ailleurs toujours tout fait pour ses filles, que ce soit pour Elise ou moi. » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). A la fin de l’entretien et alors que le dictaphone est éteint, j’obtiendrai des précisions sur ce que Valérie entend par « engagements politiques ». Adulte, elle apprendra par le biais d’un oncle, que son père avait entretenu des liens avec la Gestapo. Dans ce cas, la raison invoquée de la faute semble claire, mais pas dans celui de MariePascale dont les deux oncles ont également chacun un enfant handicapé de nature différente, et pour qui le questionnement reste entier : « Oui un ça va, mais deux bonjour les dégâts. Et vous vous dites, bin qu’est ce qu’on a fait ? » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Il est alors intéressant d’observer qu’au sein d’une même fratrie la perception est différente. Alors que Marie-France et Marie-Pascale cherchent à rationaliser l’arrivée du handicap dans la famille, l’une invoque le fatalisme, l’autre la pénitence. Cet exemple peut amorcer une première explication à l’implication. C’est effectivement Marie-Pascale qui s’implique auprès de son frère trisomique. Le fait qu’elle se représente le handicap comme une punition expliquerait que ce soit elle qui porterait la croix familiale. Cette analyse reste néanmoins insuffisante, puisque l’implication ne peut s’expliquer par ce simple facteur. Mais elle peut être croisée avec le fait que la famille soit très catholique (chaque membre de la fratrie porte un prénom composé avec celui de Marie) et que Marie-France, l’aînée, a vécu peu de temps avec Jean-Marie (elle avait 15 ans à sa naissance). Par ailleurs, il est à souligner que, lorsque l’idée d’une punition est exprimée, celle-ci peut se répercuter de deux manières. Majoritairement, elle accable la famille toute entière mais dans de rares cas, c’est la fratrie qui serait l’objet à punir. Faisant référence au handicap de sa sœur et à la violence subie de la part de sa mère, Claire exprime tout d’abord que « La souffrance peut aussi générer de la violence », puis complétera ces paroles par ce qu’elle a retiré de la longue analyse psychanalytique qu’elle a suivi : « Les parents ont de la haine contre les enfants malades… plus leur culpabilité mêlée à eux, et que donc comme cette 47 haine là, ils ne se l’autorisent pas à l’avoir, parce qu’ils culpabilisent du handicap de leur enfant, ils la renvoient aux autres. Et moi, peut-être que c’était ça. J’en sais rien…Moi, j’ai été bercé par. « Tu n’es rien, tu n’as rien », avec des gros mots etc « Tu n’es qu’une … » Enfin, bon, c’était…déplorable » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Je ferai un lien entre le vécu de Claire et son absence d’implication envers sa sœur. En effet, s’occuper de sa sœur serait s’imposer une double punition : celle dont elle a été victime enfant et qui se répercute sur sa vie d’adulte (Claire présente un important manque de confiance en elle, se dévalorise sur tout et pour tout, elle continue à s’auto-punir), et celle que signifierait le maintien d’un lien aidant avec sa sœur : ce serait accepter celle qu’elle considère implicitement comme la source de nombreux souvenirs douloureux. Se représenter l’handicap comme une punition ou une fatalité aurait donc une incidence sur l’implication d’un membre de la fratrie. 3-1-3 Une quête de la normalité jamais totalement atteinte ? Chaque membre des fratries interrogées relate une vie quotidienne faite de bons et de mauvais moments. Les moments douloureux sont souvent liés aux troubles associés au handicap. Ils peuvent être d’ordre médical comme pour Marie-Françoise : « Si, il a eu sa trachéotomie quand même. Oui il a eu de grave problème respiratoire. Et on savait pas trop. Ouai parce que c’était quand même une époque ou euh c’était quand même lourd, lourd dans tous les sens du terme, parce qu’il a fait pipi longtemps » (Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq). Ou pour Hyacinthe : « Le vaccin a déclenché des crises d'épilepsie, ça a été le début de, enfin, l'horreur. Et puis, et puis, il se faisait mal, heu… Bon, des fois il se faisait mal, des fois, il ne se faisant pas mal. Quand il se faisait mal, ben ça pouvait, dégénérer, même le recoudre, on ne pouvait pas l'endormir aussi souvent que, enfin bon … » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois). Mais les moments douloureux peuvent aussi être liés à des troubles psychologiques, plus ou moins prégnants, mais qui pèsent sur le quotidien, comme pour Hyacinthe : « La violence et puis la vio... la violence, je comprends réactive aussi. La violence donc montait, il refusait d'aller bien sûr à l'école. Il ne voulait pas se lever. Il ne voulait pas rentrer en institution…Maman elle allait travailler comme elle pouvait et elle était obligée des fois de rester donc, ce qui posait des problèmes énormes au boulot. Quoi faire avec lui restant à 48 la maison, voulant rien faire, criant, risquant bien sûr de tomber à tout moment. Donc, entre les internements, les piqûres, les hurlements, les tentatives de suicide, les, les accidents, les hôpitaux, les machins, les flics qui intervenaient, les voisins qui ne voulaient plus que l'on soit là, on a déménagé je ne sais combien de fois, enfin, c'était l'horreur, l'horreur, enfin, je veux dire, vraiment… » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois) ; ou pour Claire : « Par exemple, ma sœur, elle mangeait le papier, elle buvait du shampooing… Les convulsions aussi, çà m’a marquée quand même. Elle avait des tas de manies. Par exemple, elle prend çà 500 fois (me montre ses clefs) et elle va le reposer. Et elle est très maniaque quoi euh elle a vu, elle sait pas lire, mais elle va voir que ça, c’est une carte bancaire, elle va faire ça, elle va faire ça. Ca, ça 500 fois. Elle prend les sacs des gens, elle leur range tout. Elle abîme rien. Très soigneuse. Et donc, c’est vrai que c’est agaçant. J’veux dire quand on le vit en tant que parent, c’est des troubles, des tocs en fait. J’ai compris après. Je savais pas » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Néanmoins, cette souffrance au quotidien est contre-balancée par des moments de joie : « Elle faisait pas de vélo, on avait machiné un panier, on la mettait dernière, on la traînait derrière et on allait faire du vélo avec les copines. Après j’avais une mobylette, c’était plus compliqué car papa ne voulait pas qu’on l’emmène car il croyait qu’on était à Péronne et pourtant on allait à Saint-Quentin. Il a bien fait. On l’a traînée partout. J’allais manger chez des copines ? Elise venait. Maman disait « Tu ne la ramèneras pas trop tard », moi je lui disais « Oh si. Elle dormira demain. » En fait, finalement, j’ai quand même eu avec elle une vie comme deux sœurs normales. Elise a toujours été la mascotte, même au CAT. Ils sont tous autour d’elle » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Et par de bons souvenirs, « MP : Oui, il était taquin, il faisait des farces. MF : Et il continue (rires). Oui, il est taquin. Oui, il est farceur. Moi, je crois que je me rappellerai toujours l’histoire des poireaux. Quand on épluchait des poireaux, ça, il ne supportait pas. Tu ne te rappelais plus ? Et il allait vomir. MP : Ah oui comme avec le gruyère dans la soupe. MF : Oui, il se sauvait. C’était les fils des poireaux. Je ne sais pas ce que çà lui faisait mais çà m’avait marqué. Il se sauvait dans la cour dans le jardin. On ne le voyait plus. Rien que le fait d’éplucher et le gruyère dans la soupe, ça lui faisait le même effet. L’allure certainement ! Ca, c’était pareil. Et d’ailleurs, il le dit encore d’ailleurs. Maintenant çà ne me fait plus rien, il dit (rire). MP : Ca ne te fait plus rien mais tu me le dis quand même (rire) ». (Marie-France, 66 ans, aînée / Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq) Même si toutes les personnes enquêtées évoquent des moments familiaux de joie et de douleur, il est à noter une différence dans la teneur générale et les termes utilisés dans 49 les entretiens. Dans la majorité des cas, les membres qui ne s’impliquent pas auprès de leur frère ou leur sœur handicapé(e), relatent de façon plus significative des évènements négatifs du vécu et inversement pour les frères et sœurs qui s’impliquent. Cette analyse de l’entretien met en évidence que, devant un vécu difficile, s’impliquer serait perpétuer cette difficulté, une souffrance. Jean Foucart écrit : « La souffrance nous apparaît comme quelque chose d’indésirable, de monstrueux… Nous écoutons des plaintes, nous sommes capables de manifester des gestes de compassion, tout comme nous pouvons refuser le « droit » à la souffrance» (2003, p.16). Parallèlement, à l’évocation de souvenirs, chaque membre interrogé raconte avoir été confronté à une double difficulté. Alors que les fratries s’emploient à retrouver une certaine normalité là où la différence s’impose en raison du handicap de leur frère ou soeur, les personnes extérieures s’appliquent à les stigmatiser en les renvoyant à leur différence. Les individus handicapés sont catégorisés par les personnes non handicapées qui, par le fait qu’elles sont majoritaires, déterminent ce qu’est « être normal ». La norme peut être vue selon deux perspectives. Pour Jean-Marie Baldner, « La norme, fige les comportements dans des répétitions machinales, soumet le jugement de chacun à l’opinion de tous, cristallise des valeurs, transforme la liberté en simulacre. Bref, la norme est plutôt du côté de la mort » (Baldner, Gillard, 1993, p. 8). Quand à Georg Simmel, il donne à ce mot un élan de vitalité. Pour lui, la norme n’est pas une chose figée, mais plutôt une notion en mouvement, en évolution. Il situe la norme sociale comme une « géographie sociale » qui aurait deux versants. Il prend l’image de l’“étranger” qui symboliserait « La transgression, l’infraction à la règle » et des « Provinces de vie » qui signifient «la pluralité des logiques sociales qui coexistent au même moment». Ainsi, toujours selon Simmel, selon où l’individu se situe sur le plan politique, éthique...,« Les injonctions peuvent s’avérer Contradictoires » (cité par Baldner et Gillard, 1993, p. 10). Pour lui, la norme n’est que le fruit d’un jeu continuel entre diverses normes, dépendant des points de vue, des moments, des époques ou de lieux. Plus un fait est normé, et plus il y a création de forts écarts. Etre « normal » ou être « handicapé » dépend donc du regard que l’on pose sur telle personne à un moment donné. Tous les individus peuvent être dans/ou à l’extérieur de la norme sur un même événement selon le lieu, l’époque, la spécificité de l’acteur. Par conséquent, la recherche d’une norme de la part des membres de la fratrie a une incidence à deux niveaux : être une fratrie dans la norme, avoir un frère ou une sœur handicapé(e) 50 normée. Elle repositionne les individus dans un système social, et maintient des liens sociaux là où la rupture a été inévitable. Pour les personnes interrogées, trois domaines se distinguent. Le premier est d’être dans la norme familiale, ce qui renvoie alors à quelque chose de l’ordre du génétique que ce soit dans ce que cette norme a de positif : « Elise a toujours été intégrée. C’était même un peu la mascotte. Je me rappelle à l’époque, je sortais, on l’amenait. En plus, elle a des réflexions drôles, elle a toujours des jeux de mots. Mais même moi, je suis comme ça ! Alors, y a bien quelques choses de l’ordre des gènes assez forts car elle a de l’humour, elle peut être marrante. Elle peut être drôle » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux) ; ou que ce soit dans ce que cette norme a de négatif : « C’est vrai que mon père a du mal à communiquer des choses ….Et que pour lui, Annick, euh sa principale déficience entre guillemets, c’est son manque de communication Elle est comme lui » (Christine, 25 ans, troisième sur quatre). Néanmoins, être dans la norme familiale ne renvoie pas qu’à l’ordre génétique, mais aussi à la reproduction d’une habitude familiale : « MP : Tous les ans, on allait à Lourdes. Il continue d’ailleurs. Il y est brancardier depuis qu’il a 20 ans. MF : Ouai comme notre père MP : Qu’est ce qu’il en est fier ! ». (Marie-France, 66 ans, aînée / Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq) La seconde fait référence à ce qui est perçu par les autres. Cela touche l’apparence, le physique : « Quelques tics, c'est plus ça qu'on voyait, bon sinon, tout à fait en forme physiquement » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois) ; « Sur, bin j’ai les photos. Yeux en amande, non physiquement, pas de gestes, un corps, tout à fait normal… Une marche, démarches tout à fait normales » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux) ; « MF : Il n’était pas plus moche que cela non ! MP : Il n’était pas plus marqué par les traits de trisomie » (Marie-France, 66 ans, aînée / Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Mais cela peut aussi concerner ce que le frère ou la sœur handicapé(e) sait faire tout aussi bien que les autres personnes non handicapées : « L’avenir, mais bon elle mangeait toute seule, elle se déplaçait, elle était marrante, elle était tout ça » ((Benoit, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). « Bon, même si elle a du retard, elle travaille, elle fait tout, elle fait du ménage, elle sait faire à manger, elle sait faire ..., elle est autonome, elle se repère dans l'espace, elle est... » (Clément, 61 ans, second sur une fratrie de six) ; « Sinon elle parle normalement. C’est pas physique … (…) Voilà. Mais sinon pour s’habiller, elle s’habille toute seule et elle sait très bien associer ses vêtements par rapport 51 au pull, par rapport aux pantalons. Elle n’a jamais eu de soucis à ce moment là. » (Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). La troisième façon de situer le frère ou la sœur handicapé(e) dans la norme serait l’expression d’une « sur-norme » ou d’une capacité jugée exceptionnelle. Elle fait exception parmi les personnes interrogées. Ce phénomène ainsi qualifié correspondrait à un comportement « normal » qui serait surdéveloppé : « MP : Alors quand on lui demande quelque chose. « Tu te rappelles de mon oncle Machin Truc ? ». Ah bin ! Oui, c’est le frère du cousin qui est né en telle année. » Il sait. C’est la mémoire de la famille. Et puis, ci et puis çà MF : D’ailleurs, je lui ai ramené une ou deux photos pour lui montrer et voir s’il se rappelle. MP : Tout à l’heure, j’ai dit à Papi la personne qui vient tout à l’heure s’appelle Florence. Louis-Marie répond « Florence, bin il y a une cousine Jourdin qui s’appelle Florence née en 1848 ». Papi lui répond « Oui c’est çà ! » MF : Oui c’est incroyable ! Il est vraiment surprenant. » (Marie-France, 66 ans, aînée / MariePascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq) ; Ce frère trisomique possède une capacité de mémoire qui dépasse la normale, et le surclasse à travers les termes de « incroyable, surprenant, mémoire de la famille ». Il est la référence, « celui qui sait ». Dans la fratrie d’Aurore, un phénomène similaire est observé et expliqué comme étant une compensation du handicap qui s’est sur développée : « Sur la route, pour ce qui est de se repérer de jour comme de nuit, elle est championne. Donc … il y a un autre sens qui s’est développé à côté. » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Il y a donc d’un côté la recherche d’une conformité à la norme s’opérant à l’intérieur de la fratrie, et de l’autre, le fait que celui-ci se heurte à la stigmatisation qui sévit de l’extérieur. C’est Erwing Goffman qui introduit le concept de « stigmate » pour désigner ce processus de désignation de la différence. Selon lui : « Tout le temps que l’inconnu est en notre présence, des signes peuvent se manifester montrant qu’il possède un attribut qui le rend différent des autres membres de la catégorie de personnes qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant, qui, à l’extrême, fait de lui quelqu’un d’intégralement mauvais ou dangereux ou sans caractère. Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d’être pour nous une personne accomplie, ordinaire, et tombe au rang d’individu vicié, amputé. Un tel attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu’il entraîne est très large ; parfois aussi on parle de faiblesse, de déficit ou de handicap (…) Le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler. L’attribut qui stigmatise tel possesseur peu confirmer la banalité de tel autre et, par conséquent, ne porte 52 par lui-même ni crédit, ni discrédit » (1975, p. 12). Il définit ainsi trois types de stigmates : « En premier lieu, il y a les monstruosités du corps – les diverses difformités. Ensuite, on trouve les tares du caractère qui, aux yeux d’autrui, prennent l’aspect d’un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées, de malhonnêteté et dont on infère chez un individu parce que l’on sait qu’il est ou a été, par exemple, mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d’extrême gauche. Enfin, il y a ces stigmates tribaux que sont la race, la nationalité et la religion, qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également tous les membres d’une famille » (1975, p. 14). Erwing Goffman distinguera deux types de stigmatisés. Les premiers qu’il nomme « déviants intégrés », dont font partis les personnes handicapées, se définissent ainsi : « Il est très fréquent qu’un groupe ou une communauté étroitement unie offre l’exemple d’un membre qui dévie, par ses actes ou par ses attributs ou par les deux en même temps, et qui, en conséquence, en vient à jouer un rôle particulier, à la fois symbole du groupe et de tenant de certaines fonctions bouffonnes; alors même qu’on lui dénie le respect dû aux membres à part entières.(…). Nous nommerons un tel individu un « déviant intégré », afin de souligner qu’il l’est relativement à un groupe concret, et non pas simplement par rapport à des normes » (1975, p. 164). Il appellera les seconds « déviants sociaux » et les caractérise par « (…) un refus collectif de l’ordre social. Ce sont eux qui semblent dédaigner les occasions de progresser dans les allées que leur ouvre la société (…) » (1975, p. 167). En outre, alors que la personne handicapée est stigmatisée de fait, les membres de son environnement sont qualifiés d’ « initié » ou de « sympathisant » par Goffman : « Un second type d’initié est représenté par l’individu que la structure sociale lie à une personne affligée d’un stigmate, relation telle que, sous certains rapports, la société en vient à les traiter tous deux comme s’ils n’étaient qu’un. Ainsi, la loyale épouse du malade mentale, la fille de l’ancien condamné, le parent de l’infirme, l’ami de l’aveugle, la famille du bourreau, sont tous obligés de prendre sur eux une partie du discrédit qui frappe la personne stigmatisée qui leur est proche. Face à un tel destin, ils peuvent l’embrasser et vivre dans le monde du stigmatisé » (1975, p. 49). 53 Le concept de stigmate permet de définir les règles d’interaction d’un jeu social entre les uns, ne faisant pas partie de la catégorie discréditée, et les autres, les stigmatisés. Les personnes interrogées font toute part de leur expérience de la stigmatisation. Cette stigmatisation est néanmoins différenciée selon son origine en deux catégories d’individus. La première est issue de la famille, autre que la cellule familiale parents-enfants. Il s’agit en premier lieu des grands – parents : « MP : Moi en tout cas, j’ai pas de souvenirs de quelqu’un qui est pu le rejeter. Peut-être la famille du Santerre. Avec le recul et en analysant un peu… On allait beaucoup chez Raymonde. T’as qu’à réfléchir, quand Jean-Marie est né, çà a été plus froid. MF : Oui, oui c’est vrai. (…) Même avec les grands-parents, il n’y avait pas beaucoup de relations. » MP : Par contre la maman de papa. Elle s’en est beaucoup occupée elle ! Pourtant elle était âgée. Elle l’a pris en main. Elle a passé beaucoup de temps avec lui. » (Marie-France, 66 ans, aînée / Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq) Valérie confirme ce rejet par l’attitude de sa grand-mère : « Par contre du côté de maman, la famille était plus fragile devant le handicap. A la naissance d’Elise, ma grand – mère avait dit à maman « Tu te rends compte, ces enfants là, ne devraient pas exister » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Puis, en second lieu, des oncles et tantes. Ainsi, alors que la famille de Christine devait passer les fêtes de Noël dans la petite maison des grands-parents maternels, Christine relate les paroles violentes d’une tante : « Et ma tante a dit à ma mère : « Ecoutes, nous, on n’amène pas notre chien alors toi, tu n’amènes pas ta fille » (Christine, 25ans, troisième dans une fratrie de quatre). Mais aussi des beaux-frères et belle-sœur : « Il y avait une belle –sœur et qui était vraiment idiote, vraiment pas intelligente. Et puis donc, elle a commencé à s’en prendre à ma sœur. Et là, j’étais violente là. Elle lui disait que ma sœur faisait exprès de regarder sa fille » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). En troisième lieu, les neveux et nièces: « Chez son frère à Cherpy, y veut pas y aller. Làbas, il s’ennuie….La gadoue, la moutarde Oui, tout çà. Il veut plus y aller. Ils se moquent et lui font des choses. » (Jocelyne, 60 ans, seconde sur douze) Rien ne permet de situer le rejet plus majoritairement du côté maternel ou paternel, mais ce phénomène s’observe dans chaque famille élargie. « Un jour où j’étais avec ma mère et mon frère, nous avons croisé une vieille dame dans la rue, celle-ci s’est retournée et a crié : « Ces gens là, il faudrait tous les tuer ». Je m’en rappelle comme si c’était hier ». (Gilles, ASFHA)31 31 Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA 54 La seconde catégorie de personnes stigmatisantes est externe à la famille. Néanmoins, deux niveaux sont repérables, même si le premier est exprimé minoritairement dans les entretiens. Ainsi, la stigmatisation peut être vécue directement par l’enquêté. Christine, par exemple, parle de son instituteur qui la voit comme la « sœur de l’handicapé » : « Et j’en ai voulu à ma mère. Elle est venue à l’école, elle a expliqué à l’instit Voilà, c’est parce qu’elle a une sœur handicapée, parce que le taxi passe en retard Et après, l’instit, elle me regardait un peu différemment. Elle a réagi un peu différemment et je me suis dit « Finalement, j’aurai préféré continuer à me faire engueuler ». (Rires) Une espèce de pitié… Ca part contre, je n’ai jamais aimé … » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre). 32 Mais dans la majorité des cas, c’est la perception de la stigmatisation par l’enquêtée sur sa soeur ou frère handicapé(e) d ans la relations aux personnes inconnues qui est relatée et qui semble le plus insupportable. La stigmatisation peut alors s’exprimer de deux façons. La première passe par le regard, qui est perçu instantanément comme une agression, une atteinte à la personne handicapée. Se joue alors un rapport de force. Parfois, la fratrie répond immédiatement : « Tu as déjà eu des soucis par rapport aux autres ? (Silence réflexif) Non, y’a des gens, l’autre jour quand j’suis sortie avec ma mère, y’a des gens qui regardent des handicapés comme si ils étaient … J’aime pas. Ils disent des choses derrière. J’aime pas. Comment tu réagis ? Y’en a. J’les regarde méchamment pour leur faire comprendre qu’on a pas à se moquer, ils sont encore pire…. Après, j’les laisse faire, j’peux pas forcément à m’bagarrer. » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq) 32 Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA 55 « Oh bin les regards dans la rue, quand on se moquait d’elle quand elle mastiquait… Mais, j’étais très agressive quand on la regardait. Je ne supportais pas ». (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux) Mais d’autres fois, la fratrie préfère jouer l’indifférence : « On ne le montrait pas du doigt. Il y en avait peut-être mais on ne les regardait pas. De toute façon, c’était pas à nous de partir si cela posait problème, c’était aux autres de le faire s’ils n’étaient pas contents. Ou ils font avec, ou ils s’en allaient » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). La seconde expression du stigmate se fait par le biais du comportement, par l’usage de certains termes : «Je me rappelle m’être battue avec une fille parce qu’elle me disait que ma sœur était débile. Et donc… j’aimais pas trop ce mot. Je ne supportais pas les, les, les termes d’idiot, de débile, de mongolien » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre) ; ou par de la moquerie : « Et ben, parce que je voyais bien qu'il ne comprenait pas, qu'il n'arrivait pas à répondre, heu.. les autres se moquaient de lui, enfin, bon, c'était très dur quand même d'avoir quelqu'un… et en plus, c'était le plus âgé de la classe… Et puis, le regard des autres, des agressions verbales…C'était … "Ah, le Débile, Ah le .. Ah, le .. ». Enfin, c'était des trucs comme ça quoi… » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois). 33 Toutes les fratries font l’expérience de la stigmatisation. Cependant, j’élargirais ce constat en précisant que chacun de nous, par le fait même d’être et de vivre en société, en expérimente l’existence. Néanmoins, l’analyse de ce phénomène dans les discours semble montrer qu’il n’a pas d’incidence sur l’implication d’un membre d’une fratrie auprès de son frère ou sœur handicapé(e). 33 Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA 56 Pour conclure cette première partie, il s’avère que les facteurs analysés ne sont pas suffisants pour expliquer l’implication de certains membres de la fratrie auprès de leur sœur ou frère handicapé. L’annonce du handicap (quelle qu’en soit sa forme, les destinataires, et l’époque où elle se réalise), le fait de chercher à normaliser le handicap ou d’être confronté à la stigmatisation ne semblent pas avoir d’incidence. En revanche, la représentation du handicap, selon qu’elle soit d’ordre fataliste ou punitif, semble orienter un comportement plus impliqué : la famille est victime d’un châtiment dont l’un de ses membres doit « porter la croix ». Dans le même ordre d’idée, se rappeler en priorité des souvenirs heureux d’un vécu douloureux permet de positivité une existence singulière et pourrait alors favoriser une implication pour la prise en charge de la sœur ou du frère handicapé. 3-2 Le modèle structurel. Dans ce second ensemble de facteurs pouvant expliquer l’implication d’un membre d’une fratrie auprès de leur sœur ou frère handicapé, je m’orienterai sur des éléments d’ordre structurel de la fratrie. La structure se définit comme « un agencement, disposition, organisation des différentes éléments d’un tout concret ou abstrait ». Je partirai du postulat que le sexe des membres d’une fratrie, la position dans la fratrie, l’âge peuvent être des facteurs explicatifs de l’implication. 3-2-1 Etre sœur ou frère, qu’est ce que cela change ? En partant de la définition traditionnelle de la famille, « le foyer domestique avec sa famille nucléaire, idéale et fragmentée, est une unité de base de notre société », (Goffman, 2002, p. 57), nous observons que ces membres peuvent être de genres différents. Elle est traditionnellement composée d’un père et d’une mère, donc d’un homme et d’une femme. A partir de cette seule phrase, nous expérimentons plusieurs dualités liées au genre : à travers le vocabulaire mis en évidence par les articles « un » et « une », de sexe « homme » et « femme », de rôle « père » et « mère », de « frère » et « sœur ». 57 Dès notre naissance, nous sommes classés dans une des deux catégories de part notre physique, et du même coup, nous sommes étiquetés selon notre sexe. Selon Goffman : « Dans toutes les sociétés, le classement initial selon le sexe est au commencement d’un processus durable de triage, par lequel les membres des deux classes sous soumis à une socialisation différentielle. Dès le début, les personnes classées dans le groupe mâle et celles qui le sont dans l’autre groupe se voient attribuer un traitement différent, acquièrent une expérience différente, vont bénéficier ou souffrir d’attentes différentes. En réaction, il existe objectivement superposée une grille biologique – et qui la prolonge, la néglige, la contredit, une manière spécifique d’apparaître, d’agir, de sentir liée à la classe sexuelle » (Goffman, 1977, pp. 46-47). Ainsi, notre genre détermine un rôle social : « D’une façon générale, les rôles sociaux des hommes et des femmes sont nettement différenciés, ce qui incidemment, attribue aux femmes un rang et un pouvoir moindre, apporte des restrictions à l’usage qu’elles peuvent faire de l’espace public » (Goffman, 1977, p. 55) et génère des croyances. Cette répartition des rôles commence dès l’enfance. Selon Marie Duru-Bellat et Janette Jarlégan : « A l’entrée à l’école primaire, filles et garçons semblent plus largement façonnés par une socialisation différenciée. Un nombre important de travaux attestent d’attitudes différentes des parents en fonction du sexe de leur enfant (Pour une synthèse, cf. Duru-Bella, 1997). (…) Ces différences se trouvent confortées au cours de la scolarisation primaire. En effet, l’école en général et les enseignants en particulier jouent un rôle important dans la transmission des normes sociales sur la place des hommes et des femmes » (2001, pp.75-76). De même pour l’enseignement secondaire, Valérie Erlich explique que « Plusieurs tendances vont dans le sens d’une permanence des différences et des inégalités entre les sexes : un accès assez limité dans les filières professionnelles et scientifiques et dans les formations les plus prestigieuses où leur rendement semble sensiblement inférieur à celui des garçons ; une relégation dans les filières littéraires et tertiaires » (2001, p. 101). Dans la famille de Néjma, le sexe détermine effectivement l’orientation scolaire. Les trois garçons sont tous destinés à une carrière scientifique (deux sont à l’école d’ingénieur de Compiègne, le troisième, âgé de 16 ans, est en seconde générale et souhaite faire comme ses frères) alors que Néjma « prépare un BEP tertiaire de secrétariat ». Du côté de Jocelyne, fratrie de douze enfants, le genre détermine également l’avenir professionnel de chacun. A l’instar de ce qui est avancé par Anne-Marie Daune-Richard : 58 « Les sociétés modernes instaurent une séparation entre deux sphères de l’activité : celle de la marchandise, du travail et des activités dites « sociales » et celle du privé – et plus particulièrement la famille- et des activités dites « naturelles ». Dans cette séparation se met en place un ordre social qui inscrit les femmes dans l’espace domestique et les hommes dans l’espace marchant. » (2001, p. 128). Dans la majorité des cas, six des frères de Jocelyne sur un total de dix, font comme leur père : « Chauffeurs de tracteur et tout ça… !», les filles font comme leur mère : « Ma mère s’occupait des enfants. Mais quand il y avait les betteraves et tout ça, elle y allait. Avant, il y avait les betteraves et les pommes de terre, elle y allait quand même ». Jocelyne a eu huit enfants, sa sœur onze, toutes deux ont élevé leurs enfants et ont travaillé en tant que saisonnières agricoles : « On a fait les endives » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze). La culture familiale impacte sur l’arrangement des genres. La famille de Néjma est d’origine maghrébine et suit les vulgates musulmanes écrites dans le Coran. « Mais le premier homme et la première femme différent par essence puisque l’homme fut l’être humain originel, la première créature humaine faite par Dieu dans une matière naturelle et terrestre, alors que la femme fut ensuite seulement extraite de cette dernière personne. (…) Ainsi se trouve exprimée la fondation de la discrimination sexuelle qui subordonne la création de la femme à celle de l’homme et assujettit cette originelle seconde à son destinataire masculin. » (Lacoste-Dujardin, 2003, p. 198). Je nuancerais cette corrélation par deux points. Le premier est que je cite le Coran en m’appuyant sur l’existence d’une sœur enquêtée d’origine maghrébine afin d’analyser un arrangement des genres pouvant expliquer une implication auprès d’une sœur handicapée. Or, il est important de rappeler que l’infériorité féminine peut se retrouver également dans les vulgates bibliques. Le petit dictionnaire encyclopédique de la Bible34 définit la femme comme « Traitée maintes fois dans le monde oriental comme un être inférieur et méprisable, méconnue dans le monde grec où elle passe pour un « homme manqué », la femme reçoit ses titres de noblesse dans les deux récits de la création, elle est, à l’égal de l’homme, une image de Dieu, mais l’homme la dominera. Paul souligne encore davantage la position subordonnée de la femme ». La deuxième atténuation à ce raisonnement est que comme l’explique Camille Lacoste-Dujardin : « Les changements contemporains viennent bouleverser ces données. » (Lacoste-Dujardin, 2003, p. 200). 34 Petit dictionnaire encyclopédique de la Bible, 1992, p. 334, éditions Brepols 59 Malgré tout, Karim, le frère benjamin de Néjma, a des idées bien arrêtées quant à ce qui incombe à sa sœur : « Si quelqu’un devait s’occuper de ta sœur, ce serait plutôt qui dans l’ensemble de tes frères et sœur ? Euh, j’sais pas. Moi, j’pense plus à Néjma parce que (Silence) Méissa elle sera mieux avec elle qu’avec moi, Amin ou Imad. Pourquoi plus avec elle ? C’est sa sœur, j’sais pas…parce que c’est une fille (très gêné) » (Karim, 16 ans, benjamin sur une fratrie de cinq). De son côté, Néjma a totalement intégré cet attendu, c’est à elle de s’occuper de sa soeur : « Ta sœur a besoin d’aide, surtout à quel niveau ? (Silence comme si elle cherchait ses mots) Pour faire la douche. Elle sait pas faire la douche donc c’est moi qui fait ou ma mère. Pour lui préparer ses habits, la préparer. Souvent, moi, car ma mère, elle veut pas, elle préfère sa sœur. (…) L’amener à la piscine, en ville, lui donner à manger… Pas tes frères ? (Rigole) non ! Pourquoi pas ? Parce que c’est entre filles » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Je discute avec le père qui arrive en fin d’entretien, alors que le dictaphone enregistre toujours. Cet échange confirme tout ce qui vient d’être relaté au-dessus par ses deux enfants. Ainsi, lorsque la question du handicap est abordée, il dit : « J’dis pas qu’un garçon dans un fauteuil volant c’est grave. Ca l’est aussi, car c’est un garçon mais c’est une fille bon, c’est pas grave ». Puis, lorsque je parle de l’avenir de sa fille trisomique : « C’est Néjma qui s’en occupera, c’est une fille ! ». L’expression de rôle distinct s’observe aussi dans d’autres familles, non musulmanes. Par exemple dans celle de Benoît qui, étant le seul des garçons à ne pas avoir fait d’études supérieures, explique : « Le week-end, je donnais un coup de main à papa pour faire le travail, mais c’était surtout maman. Après j’suis revenu comme aide familiale à l’exploitation pour euh permettre tout çà, d’élever, et comme çà faisait une charge supplémentaire euh pour ma mère quoi….euh …parce ce que c’est vrai bon elle se débrouillait d’accord mais euh c’est quand même une charge supplémentaire ». Ainsi, alors que Benoît doit se charger de travailler pour élever ses frères et sœurs, c’est sa sœur aînée aide sa mère à s’occuper de Béatrice : « Qui s’occupait plutôt de votre sœur à la maison ? Et bin ma mère. Mais un peu tout le monde… Ma mère surtout, et puis la sœur aînée. C’est surtout la sœur aînée qui s’en occupait Bin… pour Béatrice… oui surtout la première » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). L’impact du genre sur la vie quotidienne est avéré. 60 Cela se confirme dans les entretiens par le nombre de femmes impliquées auprès de leur frère ou sœur handicapé(e). En effet, dans six fratries sur les dix fratries interrogées, la personne qui s’implique dans la prise en charge est une femme, dans une c’est un homme et dans les trois autres, ce n’est ni l’un ni l’autre. Dans ces trois dernières situations, les parents sont vivants et s’occupent de la sœur ou du frère handicapé. A l’exemple de Benoît qui la justifie par l’éducation de ses parents qui ne leur laisse aucun espace de décisions : « Au niveau de l’avenir, vous en avez discuté avec vos parents pour Béatrice ? Bin… C’est les parents qui décident… Mais pour eux, l’avenir, on voit le jour le jour. Voilà, c’est comme ça qu’ils raisonnent les choses. C’est un peu simpliste, vivre le jour le jour donc le lendemain quand il y a des problèmes, vous vous démerdez avec… Donc, c’est égoïste de la part des parents d’avoir un tel raisonnement. Quand ils seront plus là, elle sera choquée… Bon il peut arriver, la meilleure chose c’est qu’elle décède avant eux. Ah, ça peut arriver ça. Ouai, ça peut arriver. Autrement, voilà… » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). Néanmoins, lorsqu’il y aura eu une tentative, ce sera du fait de la sœur aînée, mais cela se traduira par un échec et un éloignement géographique car le modèle ne peut se mettre en place du vivant des parents : « Elle a essayé d’être proche et de s’occuper de Béatrice et ça n’a pas été, mes parents n’ont pas voulu… Ca a été loin…Elle s’est retrouvée, c’est à dire après elle a été soignée…Comment dirai-je… à partir de la MGEN, il avait un centre sur Grenoble. C’est comme ça qu’elle s’est, qu’elle est partie qu’elle s’est orientée vers Grenoble. Elle était en séjour là-bas et puis comme ça lui plaisait c’est, comment dirai-je, elle s’est installée là-bas mais elle fait autre chose elle était employée et secrétaire de mairie » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). A l’inverse, Benoît responsabilise sa fille qui devra s’occuper de son frère, même s’il fait en sorte que celui-ci soit alors placé en établissement. Je rappellerai que Benoît a deux statuts. Il est à la fois frère d’une sœur handicapée, et père de deux enfants : un garçon autiste, et une fille étudiante en médecine. Sa femme et lui ont décidé de prévoir l’avenir : « Donc, le fait qu’on envisage un établissement pour Grégory… Il y a pas… Et comme on sait que nous, on prend la décision. C’est trop, trop, important son handicap, mais pour Agnès ce sera plus simple » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). 61 Les propos de Benoît et la configuration familiale ne me permettent pas de dire si cette responsabilité aurait pu être confiée de la même façon à un garçon valide. Cependant, il s’avère que dans le cas de Benoît, c’est Agnès, sa fille, qui se voit impliquée dans la vie de Grégory. Quant à Christine, c’est aussi la présence des parents qui rend illégitime une implication d’une des sœurs de cette fratrie : « Bon, pour l’instant, il n’y a pas eu cette occas, dans le sens que ce sont mes parents qui décident. Ils n’ont jamais demandé notre avis pour l’instant. Mais si, si, si…Bin, c’est comme ça que je le conçois notamment quand mes parents seront plus là, ou qu’ils ne pourront plus s’occuper… Que nous, on prenne les décisions mais en ayant, que ce soit pour moi, ou pour mes deux autres sœurs vraiment notre vie à nous » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre) Tandis que pour Claire, c’est sa propre relation pathologique avec sa mère qui expliquerait sa non-implication : « Ma mère, elle m’accusait de trucs… C’est assez violent ! Elle accusait par exemple de (respire) J’parle assez facilement donc…Un jour, elle me dit « Oui, je suis sûre que tu embrasses ta sœur sur le bouche ! ». Et moi, j’devais avoir 5 ans. J’lui dis : « Mais, j’comprends pas de quoi tu m’parles ». Elle me dit : « T’as fait ça ! J’t’ai vue ! »…Alors moi, j’étais vachement penaude… Mais, je voyais bien que derrière, il y avait un truc malsain… Elle me dit ça et je ne comprenais pas… Et là, elle m’a passé une engueulade et tout… J’te préviens : « Tu ne recommences pas ». Je ne comprenais pas. Je n’ai jamais fait ça. J’veux dire, si j’en avais eu le souvenir. J’l’dirai maintenant…Je suis adulte… On fait des choses qu’on avoue après… Voilà Donc… J’m’approchais pas trop de ma sœur parce que j’avais peur d’être accusée de quoi que ce soit… De toute façon, un jour, s’ils viennent à décéder avant moi…Est ce que j’aurai des liens avec ma sœur ? Je… Il faudra que j’en construise un. Est ce que j’en aurai le désir ? Parce que je n’ai pas de liens. Mais, ce lien là, j’l’ai eu mais… il n’a pas été… consolidé… » (Claire, 45ans, aînée dans une fratrie de deux). Le genre est ainsi facteur déterminant sur l’implication des membres d’une fratrie. En effet, même si mon panel d’enquêtés (neuf femmes pour trois hommes) ne se veut pas représentatif, les observations qui en découlent sont confirmées par la participation à deux tiers majoritaire de femmes à l’A.S.F.H.A. (deux tiers sont des femmes). En outre, Agnès Pitrou écrira sur la mobilisation féminine que : « Il apparaît plus généralement que le 62 savoir-faire et la disponibilité prêtés aux femmes- parfois présentés comme une sorte de prédestination ou de « vocation » liées au sexe par nature, les placent au premier rang des aidants concrets35, comme le confirment toutes les enquêtes faites sur la situation des vieillards privés d’autonomie, des enfants handicapés ou en bas âge, des malades soignés hors du cadre hospitalier » (1994, p. 219). 3-2-2 L’importance d’être aîné(e) : Comme nous l’avons vu précédemment, les individus d’une même fratrie n’ont pas le même vécu. Dans une famille, les naissances se succèdent, offrant à chaque enfant un rang de naissance qui lui est propre et expérience sociale singulière. Diverses variables vont influées sur cette expérience sociale : l’âge des parents, le fait que l’enfant soit voulu ou non, la projection des parents, les autres enfants existants… La famille, vue comme un système, se déséquilibre à chaque étape. Elle doit se réorganiser pour tenter d’atteindre une « homéostasie organisatrice ». Les membres qui en font partis, en interaction les uns avec les autres, se construisent une identité et des rôles propres. Christine, troisième dans une fratrie de quatre, explique : « On a eu vraiment trois réactions très très différentes… Ma sœur aînée, elle l’a très mal vécue » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre). En souhaitant analyser les incidences du rang de naissance sur l’implication, j’étais partie avec d’importantes prénotions et pensais trouver de façon significative des types explicatifs comme celui d’associer « membre aîné – impliqué ». Cependant, mon analyse montre que l’implication ne se joue pas aussi clairement même s’il se dessine des tendances récurrentes. Concernant les aînés, je peux faire trois grandes observations. La première est que le lien entre « être aîné » et « être impliqué » n’est pas suffisant. Cependant, trois fratries, dans l’ensemble interrogé, reproduisent ce schéma : une de façon directe, deux par le biais d’une transposition. Valérie, enfant dans une fratrie de deux, m’explique que : « En tant qu’aînée, on est le gardien de l’édifice envers et contre tout. Ca pour ça, je l’ai vachement sentie. Ma mission de fille aînée, j’lai encore plus sentie… Alors là, quand 35 Agnés Pitrou précise que l’ « On appelle aussi, selon un terme révélateur de l’interprétation « naturaliste » des devoirs intrafamiliaux, des aidants « naturels » ». 63 papa était mort, j’étais tout. J’ai tenue l’édifice familial que je continue à tenir à bout de bras, papa en fin de vie vieux et malade, maman dézinguée hémiplégique plus sa tête invalide en fauteuil roulant, Elise et tout ce monde là est parti. Maintenant, je peux en parler, pas sans émotion, mais j’ai tellement fait tout ce qu’il fallait que je n’ai aucune culpabilité de rien. J’ai fait le tout comme je devais le faire. Et je dis bien devais, car la fille aînée, parce que c’est son rôle qui lui est attribué, ou qu’elle s’attribue». (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux) Malgré le discours de Valérie, aucune règle systématique ne se dégage. En effet, dans ce cas, Claire, aînée d’une fratrie de deux, devrait être impliquée auprès de sa sœur. Or, il n’en est rien. Néanmoins, elle a été le support familial jusqu’à ce qu’elle décide de ne plus voir sa famille : « Moi, j’ai pris… comment dire, j’ai pris la douleur des trois. En fait, j’étais le pilier de la famille. Donc, là… Mon père, il est un autiste. Enfin, c’est un diagnostic (rires). C’est pas vrai…J’veux dire pour décrire le personnage quoi…Ma mère, bon, manipulatrice… Et ma sœur handicapée mentale. Et donc, moi, je pense que j’étais un peu le pilier…. le punching-ball ». (Claire, 45ans, aînée dans une fratrie de deux). Néanmoins, deux fratries reproduisent ce schéma en le retransposant. Clément a soixante et un ans, il est le second dans une fratrie de six (trois garçons et trois filles). Quand sa sœur handicapée est née, son frère aîné est parti de la maison et n’a plus donné de nouvelles : « Marcel lui il est parti avec une femme, bon entre guillemets, qui lui plaisait mais qui était plus âgée mais qui n'a pas plu à ma mère, donc ils se sont fâchés et donc on ne l'a plus jamais revu. Il a renié, il a fait un trait sur sa famille complètement, surtout ses frères et soeurs, sa mère .... » (Clément, 61 ans, second dans une fratrie de six). Suite à ce départ, Clément est devenu l’ « aîné par procuration » de la fratrie : « A son départ, j’étais comme devenu l’aîné. C’est moi qui allait endormir mes soeurs, c'est moi qui allais les préparer, c'est moi qui allais les mener à l'école… Si je travaillais la nuit, quand j'étais de nuit et que je rentrais à 5 heure du matin, il fallait que je me lève à 7 h et demi pour préparer Carole, pour l'emmener à l'école, et puis j'ai toujours travaillé pour mon frère et mes soeurs qui restaient, j’étais un moyen financier, je donnais tout mon argent, ma mère me faisait du chantage : « si tu t'en vas, tu vas abandonner ton frères et tes sœurs »…j'ai eu, j'ai eu cette vie là donc, je suis parti, j'ai fait ma vie, j'avais ... ras le bol » (Clément, 61 ans, second dans une fratrie de six). Même s’il s’est permis de vivre sa vie, Clément s’est à nouveau impliqué 64 auprès de Carole un peu avant le décès de sa mère. Quand il s’est alors aperçu que Carole était maltraitée par l’une de ses sœurs, Clément explique : « Alors là, je me suis un peu réveillé et j'ai raccroché, j'ai réfléchi… j'ai fait stopper… Vous voyez c'est dans ma nature, c'est… Mais non, je … C'est…Je dois la protéger » (Clément, 61 ans, second dans une fratrie de six). Quant à Hyacinthe, tout en étant la cadette, elle se voit attribuer une place d’aînée de part la trajectoire familiale. Enfant, ses parents se séparent, son père ne donnera plus signe de vie et ses deux frères sont handicapés mentaux. Les troubles sont très importants : convulsion, épilepsie, violence, troubles du comportement, tout ceci associé à des états de santé fragiles. Plus le temps passe, plus les troubles de ses frères augmentent, plus la mère s’épuisent et plus Hyacinthe devient le pilier de la famille. Elle habite néanmoins sur Paris, même si le reste de sa famille est sur Hyères : « Je n’ai pas toujours été le pilier de la famille…Mais, là, bon ma mère elle est trop vieille pour faire face toute seule quoi…Donc, quand il y a des trucs difficiles...Moi, j'étais au courant le jour, le jour... Je ne vivais pas et même si…. Je téléphonais régulièrement, bien sûr ça n'allait jamais. Alors je descendais » (Hyacinthe, 59 ans, seconde dans une fratrie de trois). Son implication auprès de sa famille est particulière. Elle aide sa mère pour ses deux frères mais s’implique plus particulièrement auprès de son frère aîné : « Donc, moi, j'ai pris la tutelle de Gilles…Y’a 7, 8 ans, oh, non, peut être 10 ans. Pas des deux ? Non, non que de l'ainé. Non, ben, ça s'est fait d'abord parce que je... Il y a un truc qui est absolument insupportable; enfin quand je dis insupportable…Patrick... Il était pour moi… Du jour où il était arrivé, c'était, il était pour moi quelque, un être insupportable. Un être que, bon un être que je ne voulais pas avant même qu'on, qu'il ait ses crises. Bon, on l’a toujours vu avec, mais bon, quand il est né... Bon, moi, j'étais, je me souviens très bien de... de ma grand-mère avec laquelle je suis allée voir maman à l'hôpital... Déjà, j'attendais une petite sœur… En plus, il m'a tout de suite ... enfin, oui... Il m'a emmer... Enfin, sa présence, son existence… était pour moi... Quelque chose d'insupportable. Vous êtes toujours comme ça ? Hheu....oui... toujours ». (Hyacinthe, 59 ans, seconde dans une fratrie de trois) Les situations décrites montrent que l’habitude d’associer l’aîné ou « substitut d’aîné » au pilier de la famille et donc au fait d’être impliqué n’est pas totalement infondée, même si elle est à nuancer. Une seconde observation est de faire un lien entre « aîné » et genre. En effet, nous avons pu constater que le fait d’être de sexe féminin offre une grande probabilité au fait d’ être impliqué auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). Dans trois situations, ce sont 65 des sœurs aînées qui sont impliquées. Le cas de Jocelyne est le plus représentatif : « Qu’est ce qui fait que vous vous êtes occupée de Jean ? J’étais la plus grande… C’est pour ça que maman m’a demandée Et pour l’avenir ? Il ira chez ma sœur…Dans le bâtiment d’à côté » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze) Elle devait s’occuper de son frère en tant qu’aînée des filles. Décédée, ce sera à sa sœur, la suivant dans la fratrie, de s’occuper de Jean. Dans cette fratrie, il existe comme une hiérarchie familiale naturelle de l’implication. La troisième observation sur les aînés concerne des traits récurrents de cette catégorie. La vie de neuf aînés sur dix a été influée fortement par l’arrivée du handicap dans leur existence, même s’ils n’entretiennent que des liens fraternels avec leur frère ou sœur handicapé(e). Pour introduire cette idée, je citerai les propos de Sylviane de l’ASFHA qui se questionne : « Je me suis beaucoup questionnée sur le travail qui sera le mien plus tard. J’ai d’abord pensé devenir psychiatre, éducatrice spécialisée et aussi institutrice spécialisée… »36. Pour cinq enquêtés, toutes des femmes, il s’avère que leur profession est en lien avec le monde socio-éducatif : Marie-France, Marie-Pascale et Valérie sont éducatrices spécialisées, elles l’expliquent : « MP : Toute notre histoire nous poussait dans le social. C’était obligatoire. MF : Oui, je suis d’accord MP : Toi, tu étais plutôt branchée sur le social, même si tu avais fait d’autres formations avant quand tu étais plus jeune. Et moi, ça m’a dirigée directement dans le social. »(Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq / Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq) « J’ai trouvé que le social, c’était quand même une porte d’entrée pour faire changer les choses. J’avais envie que les gens soient bien, qu’on puisse les changer, que les gens pour qui çà avait été difficile dans leur jeunesse et leur enfance, c’est vrai que je n’ai jamais eu d’enfance tourmentée. Il n’avais pas voulu de moi à l’école, donc j’avais été à Lille au CEMEA à Méthodes Actives. J’ai donc fait monitrice Educatrice, puis éducatrice spécialisée Et voilà ! J’ai la passerelle des deux métiers longtemps après… En tout cas, pour mon métier, je ne me suis pas trompée, j’suis bien. C’est mon truc, et j’ai jamais été en difficulté, ni en porte à faux » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Claire est finalement professeur d’anglais et le justifie par son envie d’œuvrer pour les autres : « Je voulais être éducatrice. J’veux dire qu’il y a quand même des constantes …Si je voulais être éducatrice, ou assistante sociale c’est parce que j’avais une sœur handicapée… Si je voulais être médecin, c’est parce que ma mère …. Et puis, je pense 36 Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA 66 qu’on avait des fantasmes par rapport au fait d’avoir un pouvoir pour guérir ses frères et sœurs malade ou… C’est inconscient, j’ai pas de souvenir conscient de ça, mais je voulais quand même être médecin, je voulais être assistante sociale… Je suis quelqu’un qui écoute beaucoup les autres. Et en étant prof, je suis là-dedans. J’ai une relation assez particulière avec mes élèves. Une bonne relation d’écoute » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Audrey, sœur aînée d’Aurore, et Adèle, sœur aînée de Christine, ont eu du mal à trouver leur voie professionnelle. Pour finir, la première travaille dans l’animation : « Etre animatrice, ça lui plait ! J’pense qu’il y a quand même un rapport Ah oui ! J’pense quand même parce qu’à un moment, elle voulait être éducatrice spécialisée… Donc, c’est pas rien … C’est un exutoire aussi quelque part… Mais c’est vrai que depuis elle fait ce boulot là, elle va nettement mieux. Elle se sent bien » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Pour Adèle, qui a mal vécu l’arrivée de sa sœur autiste, le lien entre son métier et le handicap se dessine plus lentement : « Dans la culture… Ce qui est intéressant, c’est qu’elle, elle se lance dans… Elle recherche un emploi pour l’instant… Elle travaille au CRDP à Orléans…à la documentation et elle recherche un emploi en lien avec… l’aménagement de lieux publics, et les lieux culturels pour les handicapés. Donc quand même en lien » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de quatre). L’autre trait récurrent est que six d’entre eux ont eu recours à la psychologie pour les aider dans un mal d’être. Il est difficile de dire si l’arrivée du handicap est en lien direct avec ces troubles, mais compte-tenu de l’impact de celui-ci sur la famille, il est une variable à considérer. Pour deux situations, l’handicap ne semble pas être le facteur déclencheur d’un suivi psychologique, même s’il peut être un facteur explicatif du comportement des membres de la famille : Amin, frère de Néjma est suivi pour toxicomanie, tandis que Claire a suivi une psychanalyse en raison de ses relations difficiles avec sa mère. Pour les quatre autres situations, la corrélation est exprimée clairement dans les entretiens. Voyons, par exemple, la situation d’Adèle, sœur de Christine : « Elle est suivie… Elle est suivie par un psychologue et un psychiatre. Elle est maniaco dépressive en fait. Elle a été diagnostiquée y’a quelques années mais elle ne l’a jamais accepté. Moi, maintenant sachant ce que c’est, le diagnostic, j’en suis pas sûre. Elle est dépressive… Ouai, effectivement, elle a des périodes maniaques…Très lunatique… Elle est lunatique. Quant à psychotique, j’irai pas jusque là. Elle est certainement tout simplement névrosée. Mais sur les papiers, elle est 67 maniaco dépressive Et elle attribue son mal-être à la présence d’Annick. C’est à dire elle me dit pas, je suis comme ça, je suis pas bien dans ma peau parce qu’Annick est là. Mais elle dit que du fait qu’Annick est dans la famille… Depuis toute petite, il y a beaucoup, beaucoup de choses que j’ai mal vécues. Et c’est aux parents qu’elle le reproche. Elle a eu l’impression de devoir gérer les choses toute seule... » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre) Néanmoins, ceci n’est pas généralisable à l’ensemble des différentes fratries. En effet, concernant les autres frères et sœurs, d’autres constats s’imposent. Le dénombrement des frères et des sœurs, non aînés et non handicapés, m’amènent au chiffre de vingt-huit. Trois d’entre eux, seulement, ont une profession en lien avec le secteur socio-éducatif. Marie-Pascale est éducatrice37 spécialisée, Benoît a une sœur professeur et Christine est en master de psychologie et travaille en lien avec le handicap : « Je ne suis pas allée à la fac après mon bac…J’ai été dans une école d’art appliquée38. On avait fait des ateliers d’art plastique avec des enfants de primaire et pendant deux ans, j’étais en doute. A ce moment là, j’étais amenée à rencontrer des enfants qui avaient des handicaps, handicaps visuels, psychotiques. Et là, je me suis dit : « C’est vraiment de l’art thérapie que je veux faire ». Et là, je suis entrée en psycho. Et pendant un an, je me suis occupée d’un petit garçon autiste, deux trois fois par semaine…Et là, encore…Non forcément, j’étais influencée par le handicap. Et là, cette année, je suis en psychologie du handicap. Et là, je suis certainement, et là à cent pour cent, que c’est parce que j’ai une sœur handicapée. Y’a une influence, y’a une influence et cela m’a beaucoup posée question pour mon mémoire39 » (Christine, 25ans, troisième dans une fratrie de quatre). Dans l’échantillon de fratries, aucun des benjamins n’est impliqué auprès de son frère ou sœur handicapé(e). Tout en faisant partie de la fratrie, ils semblent distants des préoccupations familiales liées au handicap. Christine l’explique pour Adeline : « D’après moi, je crois qu’Adeline ne l’a jamais très mal vécue. Comme je la vois moi, çà n’a jamais été un problème pour elle. J’ai l’impression qu’elle a laissé couler les choses… que c’était pas des problématiques… Qu’elle a toujours relativisé… Elle s’en est jamais occupée… 37 Marie-Pascale a été citée en même temps que sa sœur aînée Marie-Françoise dans la partie précédente. Il me semble important de spécifier que sa grand-mère maternelle était artiste-peintre. 39 Christine écrit un mémoire de master en psychologie sur la fratrie dans laquelle se trouve un frère ou sœur handicapé(e). 38 68 Elle vivait sa vie… » (Christine, 25ans, troisième dans une fratrie de quatre). Quant à OlivierMarie, benjamin de cinquante et un ans, il reste bien le petit frère de la fratrie : « Quelle relation a Jean-Marie avec son frère ? MP : Bin, Olivier-Marie, il est loin. Quand il vient, ils s’enferment dans la chambre comme deux gamins. On les entend. MF : Ils jouent comme de vrais gamins. Il faut dire qu’il y a peu de différences d’âge. MP : Oui, il n’a pas vraiment conscience du handicap. Il lui fait des choses qu’il sait et lui en demande qu’il sait pas. MF : Oui, il nous demande souvent comment il faut faire. » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) Quant à Aurore, les explications de sa non implication sont diverses : son rang dans la fratrie, mais aussi le fait qu’elle ne soit pas du même père… « Oh oui, ils ont 13 ans de différence. Donc, vous pensez qu’Aurore a été un peu moins concernée par l’handicap d’Anne ? Non, j’dirai pas ça… C’est… Bin, moins touchée parce que… Peut-être moins proche … Par l’âge… Par la différence d’âge… Par rapport à ça… … Et puis, elle n’a pas vécu ce que mes trois aînés ont vécu…Eric et Audrey se sentent plus concernés, c’est plus flagrant pour eux… C’est pas pareil pour elle… Elle est arrivée après… En plus, c’est pas le même géniteur. Les trois premiers n’ont pas le même papa. J’ai deux mariages. Donc les trois premiers, c’est avec le même père et puis Aurore c’est avec mon deuxième mari. Aurore, ça était vraiment l’enfant de l’Amour. Parce que c’était la première grossesse où j’étais vraiment heureuse… Et puis ça, c’est ressenti parce que c’est vrai…Elle a pas de difficultés » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). L’analyse de l’incidence du rang dans la fratrie sur l’implication m’amène à un constat général : un rôle particulier est attendu pour chacun des membres de la fratrie. De grandes tendances se dégagent donc quant à l’implication ou non de chacun d’eux. Le benjamin, de part sa position du « petit » dernier ne se voit pas40 ou que rarement impliqué auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). Quant à lui, l’aîné, ou « aîné de substitution », n’est pas systématiquement et directement impliqué auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). Néanmoins, il construirait son identité en s’appuyant sur deux aspects. D’un côté, le fait qu’il soit le plus âgé, le rend plus « responsable ». Ses parents lui confient plus de choses, que ce soit dans les tâches ou autre, ce que Christine exprime très clairement : « Ma grande-sœur, elle, elle a eu des indications sur ce diagnostic parce que ma petite sœur et moi qui sont, je pense que mes parents nous pensaient trop jeunes pour… pour comprendre… Et ma grande sœur s’est rapprochée de… de ma sœur autiste à ce moment là. Peut-être qu’elle a compris, elle, elle avait 10 ans » (Christine, 25 ans, troisième dans une fratrie de cinq). 40 C’est effectivement ce qui est observé dans les fratries que j’ai interrogé. Cependant, je ne peux exprimer une position catégorique,. Il faudrait pour cela interroger plus de fratrie et analyser ce qui s’y passe. 69 L’aîné serait le premier enfant à devoir supporter avec les parents la rupture familiale provoquée par l’arrivée d’un enfant handicapé. Il doit alors partager avec eux la douleur familiale et porte l’angoisse des parents. Ce constat expliquerait pourquoi, majoritairement, l’aîné a recours à une aide psychologique pour modérer son mal-être. D’un autre côté, l’aîné est aussi l’enfant sur qui les parents ont le plus d’ambition. Son implication se dessine selon deux orientations. Même si cela reste minoritaire, l’aîné peut s’impliquer directement auprès de son frère et sœur handicapé(e). Le fait qu’il soit de sexe féminin accentuera sur cet état des choses. Majoritairement, l’aîné se doit de s’impliquer de façon plus globale et s’orientera professionnellement vers une profession en lien avec les secteurs socio-éducatifs, tout en pouvant s’occuper parallèlement de son frère ou sœur handicapée. Pour finir, les cadets s’impliquent auprès de leur frère ou sœur handicapée seulement si cette place n’est ni prise par l’aîné, ni par une sœur plus âgée et s’il est autorisé à le faire par les parents. 3-2-3 La forme de l’implication évolue dans le temps : Les membres des fratries rencontrées ont entre seize et soixante-six ans. Ils sont donc distincts d’une ou deux générations. « L’idée de génération, qu’elle s’applique à la famille ou à la société, tout en évoquant l’idée de renouvellement ou d’opposition, est l’expression et l’instrument idéel du rattachement entre eux d’individus séparés dans le temps et par là, de la permanence du groupe, ou pour reprendre les termes de Simmel, du maintien des formes sociales » (Attias-Donfut, 1995, p.7). Cette différence d’âge permet de mettre en évidence une évolution de l’implication qui s’entend à travers les entretiens. Pour les fratries les plus âgées, tout était à créer en ce qui concerne l’actuel secteur médico-social. Benoît parle ainsi de l’évolution de la prise en charge du handicap : « Papa va avoir 79 et maman 80. Oui, ca vieillit… et sont toujours en vie et Béatrice est toujours chez eux… Eux, ils ont vu toute l’évolution dans un sens où c’était l’handicapé qui restait chez eux… C’était mal vu. Et puis après, l’ouverture des établissements avec… pour Béatrice et tout çà. Avant il y avait rien, il y avait rien ! » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six et père de deux enfants, dont un autiste). Ce que confirme la mère d’Aurore confirme : « Mais c’est vrai qu’avant on l’cachait. C’était plus souvent tue qu’autre chose ». (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre) 70 41 Alors que Marie-France et Marie-Pascale relatent ainsi la création des établissements médico-sociaux : « MP : C’était au moment du rappel pour les institutions, car pour les ouvrir, il fallait des dossiers bien cadrés et savoir si on allait pouvoir y mettre quelque chose dedans. Sinon c’était pas la peine de faire des demandes d’ouverture d’établissement. MF : Et recenser ce qu’il pouvait avoir comme profil de types de problèmes, et si les gens étaient partant pour les inscrire aussi. MP : Il allait dans les familles pour voir un peu où en était tous ces enfants là qui étaient en détresse qu’on ne sortait pas qu’on… MF : Oui parce qu’il n’existait pas encore d’établissement ! MP : Oui, il n’existait pas encore d’association. Et c’est seulement là que c’est créée l’association des Papillons Blancs à ce moment là… Il y avait beaucoup de refus, surtout avant. MF : Au début, les gens ne souhaitaient pas… Ils se posaient des questions, ils se disaient : « Bin qu’est ce qu’ils vont aller faire là-bas ? ». MP : D’ailleurs au début, c’était surtout des gens un peu Proutprout… des directeurs d’usine, des médecins, des gens intellectuellement dotés. Et c’est ceux-là qui ont créé l’association après, tout le monde a suivi et on a pris tout le monde, tous les dossiers qui se faisaient. Avant la CDES, tout ça n’existait pas à l’époque ». (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / MarieFrance, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) Ces sœurs, toutes deux devenues éducatrices spécialisées, ont aussi connu l’arrivée des premières professions du social. A cette époque là, l’assistante du service sociale n’avait pas de travail défini, elle “improvisait” le social : « MP : Enfin elle faisait un peu de toutes les autres assistantes-sociales, à l’époque, il y a 50 ans. MF : On faisait un peu de tout… Des piqûres du social dans le sens large ! ». (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) De même, les professions de moniteurs éducateurs et d’éducateurs spécialisés sont apparues : « MF : Après avoir fait Nantes avec Marie, c’était une école de moniteur éducateur qui venait de s’ouvrir. J’ai poursuivi à Paris, une école à Versailles pour la formation d’éducatrice. MP : Moi, j’ai été à l’IRFFE. On était séparée. Mais c’était le tout début de cette profession là ». (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) 41 Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA 71 Suite à cela, les conventions professionnelles ont permis de définir le cadre salarial : « Moi, je me rappellerai toujours de la convention qui a permis que les éducs soient payés un ptit peu. Elle est de 66. Nous, on était à l’école en 65. C’est la convention qui gère tout. Merci nous !... Car avant, on était payé comme çà… Selon les endroits. Après, elle a mis un peu de temps à se mettre en place. J’ai travaillé à la DDASS, à la fondation d’Auteuil. Ils étaient encore à voir comment ils payaient leurs éducs… Il y en avait qui n’avait rien du tout… » (Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq). Progressivement, le secteur médico-social s’est mis en place. Hyacinthe, qui vivait alors au Maroc se rappelle être revenue en France parce qu’on y trouvait des lieux où des soins pouvaient être donnés à ses frères, alors que ce n’était pas le cas au Maroc : « On est revenu en France en..... en… France… en 66. Enfin, moi, j'avais 17 ans, alors quand on est revenu… Mais, entre temps, ma mère avait essayé d'emmener mes frères en France, pour les faire soigner, l'été et puis… C'était … et ... comme au Maroc, il n'y avait pas d'établissement, c'était pas possible… On a été à la Salpêtrière, et puis... J'avais donc mes trois parents étaient rentrés aussi en France sur Montpellier et puis, là à Montpellier, il y avait un des médecins qu'elle avait vu avec chacun pour son,... pour son truc, quoi… Mon père était déjà parti, et donc ma mère devait s’occuper des trois enfants… Les médecins lui ont dit que ce n'était pas possible, qu'elle ne pouvait pas continuer avec les deux… Qu’il fallait qu'elle en laisse au moins un… Les médecins lui ont dit : « Ecoutez, on a une place dans un établissement à Montpellier »… Il y avait la grand-mère qui était, qui était là ». (Hyacinthe, 59 ans, seconde dans une fratrie de trois). Quant à Clément, il se rappelle de l’orientation par l’Education Nationale de sa sœur vers un établissement spécialisé : « C’est celui qui suit en classe, et celui qui ne suit pas… Ils allaient directement en structure… Donc, les Papillons blancs, c'est un peu nouveau… C'est… C'était assez récent en fin de compte… C'est pratiquement la création… C'est pratiquement dans la création donc…Pour ma sœur, à ce moment là ça manquait, donc, ils se sont tournés de ce côté-là…Vers un IME42 » (Clément, 61ans, second dans une fratrie de six). 42 Les Institut Médico-Social (IME): « accueillent des enfants et adolescents présentant une déficience intellectuelle avec ou sans troubles associés. Ils dispensent une prise en charge thérapeutique, éducative et pédagogique individualisée ». http://www.somme.fr/sante_social/handicap/enfants Ils rassemblent : « Les instituts médico-pédagogiques (IMP) qui assurent l’éducation, les soins et l’enseignement aux enfants handicapés âgés de 6 à 14 ans et les instituts médico-professionnels (IMPro) qui assurent un enseignement général et pré-professionnel voire professionnel à des adolescents déficients intellectuels de 14 à 20 ans ». http://www.ash92.ac-versailles.fr/spip.php?article40 Les enfants et adolescents sont orientés vers les IME par la MDPH. 72 Benoît confirme sa sœur a elle aussi fini par rentrer en IME : « En 78, il a fallu prendre une décision, donc qu’elle soit, qu’elle soit inscrite à l‘IME Bussy les Daours. Parce que çà commençait à s’ouvrir l’IME de Bussy-Les-Daours. Y’avait pas longtemps qu’il en parlait, qu’il y avait l’ouverture et puis tout ça… Maman elle voulait pas qu’elle aille avec les handicapés car…Mais, il y avait très peu d’établissement ou c’était Pinel pour les cas les plus durs à soigner. Ah si, il y avait des enfants qui était à Pinel ! Eh puis après c’est le tout début des établissements… Foyer, pas de foyer de vie, comment vous appelez cela ?... Mais CAT, tout ça par les communes au début. C’est une association de maire du canton où elle est » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Cette étape de mise en place progressive passée, l’existence des établissements devient évidente. Du point de vue des familles, leur légitimité est reconnue dans le cadre d’un traitement égalitaire avec les personnes non handicapées puisqu’il permet aux personnes handicapées d’être elles aussi entre elles. Lorsque j’interroge Néjma sur le lieu où est sa sœur, elle me répond : « IMPRO… C’est bien, c’est une école pour elle, elle s’occupe, apprend. Elle est avec des… des copines comme elle, elle s’amuse. Et j’veux dire pour elle, ça fait plaisir » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq). 43 Christine a la même représentation de l’établissement spécialisé : « Pour nous, c’était logique. Nous, on allait à l’école, elle, elle allait dans un établissement. On savait très bien pourquoi elle ne venait pas à l’école. Donc, voilà, elle allait dans un établissement avec des enfants comme elle, entre guillemets. Voilà… Son école à elle !» (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). Claire parlera de « IME et après IMPRO » et précise qu’ensuite sa sœur « est rentrée dans ce foyer de vie… Il y avait eu un gros travail avec les éducs ». Les établissements ainsi que 43 Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA 73 leur personnel sont bien présents. Ces institutions s’organisent même en « filière » et sont rentrés dans le paysage de l’offre : « Bin, elle a suivi la filière… Elle a suivi traditionnellement l’IME, l’IMPRO et après elle a suivi en CAT pour… travailler et ça c'est toujours bien passé de ce côté-là. » (Clément, 61 ans, second dans une fratrie de six). Marie-Pascale et Marie-France qui ont assisté à la construction du secteur, le confirment pour leur frère : « Donc Jean-Marie est rentré à l’IMPRO à 17 ans et puis il est rentré au CAT à son ouverture. Et il y est depuis, là, il attend l’heure de la retraite. Il compte ça de près… » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Malgré tout, le secteur médico-social est toujours en mouvance. Il se développe, se spécialise selon la prise en compte de certaines pathologies. Christine l’explique pour la prise en compte récente de l’autiste à partir du vécu de sa mère : « A partir du moment que ma sœur a eu un diagnostic, elle s’est investit beaucoup en voulant organiser l’autisme. Et donc… elle a, par le biais de l’association, elle était présidente à ce moment là, ils ont fait un IME…Et ce foyer de vie maintenant à côté d’Orléans, et … la suite de ces créations… Avec des parents d’enfants autistes… Ce n’est que pour l’autisme, uniquement pour autisme » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). Cette prise en considération récente de l’autisme a donné lieu à un rapport ministériel présenté dans un dossier de presse44 datée du 16 mai 2008. L’introduction précise que : « Bien que notre pays enregistre encore un vrai retard en matière de prise en charge des personnes autistes, des étapes importantes ont été franchies grâce au premier plan autisme (2005-2007) ». Tenant des premiers constats effectués, le gouvernement a permis la création de différentes solutions dont « 2600 places en établissements et services spécifiquement dédiées aux personnes autistes, enfants et adultes » et la mise en place d’« un comité Autisme » instaurant un dialogue entre famille et association qui a pour objectif de préparer un second plan triennal (2008-2010). Le gouvernement instaure par la même occasion la première « journée mondiale de l’autisme », le 2 avril 2008. Le secteur médico-social existant offre ainsi des possibilités aux familles, et en particulier aux fratries, de prise en charge institutionnelle de leur sœur ou frère handicapé. 44 Ce dossier de presse est intitulée « Construire une nouvelle politique des troubles envahissant du développement (TED) et en particulier de l’autisme ». 74 45 La mère d’Aurore dira ainsi : « A l’avenir… J’y ai pensé mais pas vraiment encore… Non, mais, bon, j’y pense mais bon moi, j’me dis déjà… qu’elle est déjà en foyer occupationnel. Bon, j’me dis que bon, c’est quand même jusqu'au bout. Y’a quand même cette sécurité là quelque part. Après bon… on ne sait pas de quoi la vie est faite mais, bon dans l’hypothèse ou… Bon, bin, j’pense qu’ils prendraient peut-être le relais tous les quinze jours, peut-être moins puisqu’elle vient tous les quinze jours. Mais on la laisserait pas, j’veux dire… Non, j’pense qu’ils pourraient pas la laisser toute seule, j’veux dire, de ne plus s’en occuper, j’pense que c’est… » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Même si Benoît ne peut pas avoir le même regard envers sa sœur de part l’organisation familiale, il l’exprime à travers le positionnement qu’il a envers ses deux enfants : « Agnés, on lui a demandé si elle s’occuperait de lui, de loin, quand on sera plus là, dans un établissement. De loin, elle nous a répondu « Oui ». Donc, le fait que Grégory ira dans un établissement, y’a pas, et comme on sait que nous on prend la décision C’est une charge trop importante » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). L’établissement dans lequel est accueilli la sœur ou le frère handicapée offre un relais à la fratrie. Il est à rappeler que la politique familiale française s’est historiquement construite selon divers principes dont celui de « l’exigence de gestion publique des risques sociaux et la prise en compte du besoin de protection » (Commaille, Strobel, Villac, 2002, p. 31). L’implication de la fratrie prendrait donc une autre forme de part l’évolution du secteur médico-social soutenue par les volontés des politiques familiales dans leur volonté de « conceptualiser la famille comme une institution qui doit être soutenue par l’Etat » 45 Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA 75 (Commaille, Strobel, Villac, 2002, p. 13). Cependant, cette politique d’aide reste insuffisante pour contre-balancer les difficultés rencontrées par les fratries. Celles-ci, telles qu’elles apparaissent à travers les discours, sont au nombre de trois. La première est liée aux problèmes des listes d’attente des personnes handicapées afin qu’elles intègrent une structure médico-sociale. Benoît essaie de faire preuve de stratégie afin de contrer cette difficulté pour son fils Grégory : « Je voulais que tout soit prêt… S’il y avait… un établissement ou un qui serait prêt à l’accueillir. Qu’il y est pas les démarches à faire et tout ça. Tout est fait d’avance pour pour pour sauter sur l’occasion. Vous anticipez ? Bin oui… Sachant que les places sont pff… Mais qu’est ce qui faut faire, faut… Bon, bin c’est tout. Il faut, c’est, c’est… Il faut anticiper et puis c’est tout et… C’est pas prendre la place d’un autre, c’est anticipé…Déjà et c’est tout. Qu’est ce que vous voulez faire ? » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Même si le problème reste entier, cette préoccupation des familles a fait l’objet de diverses mesures politiques, notamment la mise en place de l’amendement Creton en 198946. De même, lors de première conférence nationale sur le handicap, en date du 10 juin 2008, Nicolas Sarkozy a abordé ce point et expliqué que : « Actuellement 15 000 enfants et 12 000 adultes sont inscrits sur des listes d’attente pour des places d’accueil en établissements et services spécialisés. Pour faire face à cette demande, un plan de création de 50 000 places nouvelles a été annoncé, dont 30 000 effectives dès 2012. Ces créations répondent à des besoins de prise en charge spécifiques : services de soins à domicile, instituts médico-professionnels, maisons d’accueil spécialisées. 4 100 places seront destinées aux enfants autistes, 3 700 aux personnes polyhandicapées. 1,5 milliard d’euros d’ici à 2012 seront consacrés à cette mesure ». Le fait de ne pas trouver une place dans un établissement pour un membre de la famille implique que celle-ci soit mise à contribution dans sa prise en charge de celui-ci. 46 L’article 22 de la Loi n° 89-18 du 13 janvier 1989 a modifié l’article 6 de la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 et créé l’alinéa suivant dit “amendement Creton”. Un extrait de cet article stipule : « Lorsqu’une personne handicapée placée dans un établissement d’éducation spéciale ne peut être immédiatement admise dans un établissement pour adulte désigné par la commission technique d’orientation et de reclassement professionnel, conformément au cinquième alinéa (3°) du paragraphe I de l’article L. 323-11 du code du travail, ce placement peut être prolongé au-delà de l’âge de vingt ans ou, si l’âge limite pour lequel l’établissement est agréé est supérieur, au-delà de cet âge dans l’attente de l’intervention d’une solution adaptée, par une décision conjointe de la commission départementale de l’éducation spéciale et de la commission technique d’orientation et de reclassement professionnel ». 76 La seconde difficulté à laquelle la fratrie est confrontée est le manque d’adaptabilité des établissements aux besoins de famille. Valérie, par exemple, ne souhaite pas se désengager de sa sœur, mais aimerait simplement pouvoir souffler à certains moments de cette charge du quotidien : « Moi, bin toute ma vie est rythmée sur elle, les jours ou elle travaille, les jours ou elle ne travaille pas, si elle est malade, si elle n’est pas malade pour que j’aille travailler ou pas. Donc, je vis au jour le jour. Même la question du placement en établissement, elle se pose tout le temps pour moi. Je ne suis pas à l’aise avec ça surtout à cause du non aménagement possible. Même une famille d’accueil, y’en a pas. Ca, ce serait bien, un week-end, quelques jours, mais comme on ne peut rien faire à la carte... Je trouve cela idiot qu’en fin de compte on ne puisse pas trouver des aménagements, en rapport avec ce qu’est la personne et individualiser les choses » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Là encore, des solutions se mettent en place, mais l’offre reste encore très réduite et ne couvre pas l’ensemble du territoire. Ainsi, Valérie n’ayant pas trouvé de solution d’accueil temporaire dans le secteur médico-social, son implication auprès d’Elise ne peut pas évoluer et reste entière, au risque qu’elle finisse par placer sa sœur dans un établissement médico-sociale. Agnès Pitrou parlant de certains aidants familiaux citera Favrot et Frossard : « Certains aidants eux-mêmes, et particulièrement ceux qui ont bénéficié d’un niveau d’éducation qui leur permet de s’affranchir plus facilement des normes courantes et des modèles stéréotypés, avouent qu’ils se sentent parfois pris dans un piège, chargés de tâches trop lourdes qui les vident de leur substance et les coupent de tout ce qui faisait leur vie antérieurement » (1994, p. 233). La troisième difficulté relatée est liée aux complexités administratives diverses, notamment celles des mesures de protection (tutelle et curatelle) auxquelles les fratries doivent faire face. Faisant écho aux « lourdeurs bureaucratiques » évoquées par Agnès Pitrou, les fratries doivent assurer, tant qu’elles le peuvent, cette charge. Josiane a eu la tutelle de son frère durant quelque temps : « Pour la tutelle, comment cela s’est décidée par exemple ? Bin, au début bon. Moi, j’savais qu’il fallait rendre des comptes et tout çà, au tutelle. J’en rendais… Alors ils ont changé. Vous étiez tutrice avant ? Pis, ils m’ont changé du coup. Oui, y’a beaucoup de compte à rendre ? 77 Oui, j’savais pas quoi leur dire…. Y’ont mis Mme Julie d’office » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze). Hyacinthe et Valérie parlent des difficultés liées au patrimoine à gérer. Le discours de Valérie est éloquent : « Y a deux ans, j’ai été rappelée à l’ordre au tribunal parce que j’avais mal rempli les feuilles. Bin, j’ai pris un comptable. J’ai donc un comptable certifié, car comme c’est du domaine du casse tête, et que moi ça m’a rendu malade. Moi, je ne veux pas d’histoire, je me suis dit, je prends pas de sous à ma sœur. Maintenant, j’en prends, c’est clair. On divise tout par deux et là, elle me verse une pension, et là je ne sais plus à combien on a estimé ça, c’est je crois 1500 francs à l’époque, tant pis pour l’euro… Donc voilà tous les ans, je rends à la juge les comptes » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Malgré les préoccupations que cela procure aux fratries, toutes tiennent le même discours : la tutelle doit rester une histoire de famille tant que cela est possible. Christine me l’exprime ainsi : « On a été à une réunion organisée par l’ADAPEI du Loiret avec l’ASFHA. On y a été une fois et puis ça a soulevé des questions. On était peut-être un peu plus jeune quand on y est allé. Je sais pas… Je devais… 13, 14 ans et donc… Elle 17 et…On nous a parlé de tutorat. On s’est posé plein d’autres questions, mais celle-ci était importante. On était un peu jeune aussi… Et puis, j’étais en crise d’ado qui a été plus longue et plus forte que la sienne. On était en conflit. Je lui disais de suivre mes parents… Voilà deux sœurs en pleine adolescence… Et puis, on n’était pas d’accord par rapport à Annick. A ce moment là, Adèle m’avait dit : « Je ne veux pas du tout m’investir là dedans. Il faudra vraiment qu’on en discute mais du tutorat, je n’en veux pas ». Et moi, ma réaction première, c’était d’intervenir en disant : « Je ne supporterai pas que quelqu’un puisse prendre des décisions pour ma sœur alors que cette personne ne la connaît pas » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). La mère d’Aurore confirme cette position : « Moi, j’voyais pas ça, me demandait… la tutelle pour quelqu’un d’autre. Donc, donc, ça coulait de source. De toute façon, pour moi, il était hors de question que ce soit quelqu’un étranger » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). L’implication du membre de la fratrie en lien avec la responsabilité de la mise sous tutelle du frère ou de la sœur handicapé(e) ne se voit interroger qu’une fois que les parents ne sont aptes à en assurer la charge, que ce soit en raison d’un décès ou d’une inaptitude. En effet, 78 généralement ce sont les parents qui exercent, que ce soit de façon officielle, par une décision de justice, ou de façon implicite (aide à la gestion) cette tutelle. Un autre souci soulevé par les fratries comme influant sur l’implication serait la complexité du secteur médico–social. Elle est liée à un développement du secteur et des procédures qui, pour les familles, se complexifient de plus en plus. Benoît explique qu’il a du mal à se repérer, et ce d’autant plus depuis la mise en place des MDPH : « Je connais pas très bien exactement les structures parce que c’est fonction de qui finance la dedans (Rires)…Et de qui finance, parce que… et puis ça change aussi, ils se font un plaisir. Comme maintenant la MDPH pour bien brouiller ceux qui vont dans le truc… » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Cette position est confirmée par Mireille, membre impliqué au sein de l’ASFHA, et par Loïc, père d’un enfant autiste, lorsqu’ils échangent durant la « Journée de Manon »47: « L : Nous, on a plein d’outils mais on ne sait pas comment faire, comment faire le choix dans toutes ces thérapies ? M : C’est vrai. Nous en tant que “vieille fratrie”, on n’avait rien. On devait tout inventer ! C’était pas plus simple non plus ! » Toutes ces difficultés rencontrées par les fratries peuvent être mis en parallèle avec l’évolution de la politique familiale. Aux origines de la création du secteur médico-social, « Le souci est d’assurer l’ordre social et la promotion des valeurs de l’Etat-Providence » (Commaille, Strobel, Villac, 2002, p. 28). Les finalités étatiques sont alors de palier aux risques sociaux. Dans les années 70, « la crise de la société salariale, associée à un accroissement des « risques familiaux résultant des transformations de la famille, va réactiver l’exigence de gestion publique des risques sociaux » (Commaille, Strobel, Villac, 2002, pp. 28-29). Actuellement, l’Etat se retrouve devant une ambivalence de positionnement : d’un côté, héritière de son histoire, « la volonté de l’Etat de garder ses moyens de contrôle sur ses administrés » (Pitrou, 1994, p. 229) et de continuer à répondre à certains risques sociaux ; de l’autre, soucieuse de réagir devant « la croissance des coûts sociaux en matière de santé ou de soutien » (Pitrou, 1994, p. 203), celui du « renvoi de l’intimité du privé du soin » aux familles (Pitrou, 1994, p. 229). « La politique familiale renvoie à la mobilisation des solidarités familiales pour prendre en charge certains problèmes que les pouvoirs publics estiment ne pas ou ne plus être en état d’assumer ». 47 Journée du 31 Mai 2008 présentée dans la partie 2 sur la méthodologie 79 (Pitrou, 1994, p. 203). Cette volonté de maîtrise des dépenses est mise en évidence avec l’arrivée des lois du 2002-2. Celles-ci impulsent notamment l’obligation aux établissements et services sociaux et médico-sociaux de procéder régulièrement à l’évaluation48 de leurs activités et de la qualité des prestations qu’ils délivrent aux usagers. L’analyse de l’incidence des générations et de l’évolution temporelle de l’offre associée à la prise en charge et à l’accompagnement des personnes handicapées montre que l’implication des membres d’une fratrie en est influencée. En effet, l’évolution globale du secteur médico-social libère et transforme la forme de l’implication. Leur frère ou sœur handicapé(e) peut désormais bénéficier de divers services : accueil dans diverses institutions, de jours, de vie, services à domicile… Cependant cette « libération » reste compromise par les nouveaux facteurs en lien avec la conjoncture et l’évolution des politiques familiales en vigueur. Néanmoins, la faiblesse de l’offre, et également l’implication des fratries ne s’expliquent pas par un effet des générations. Ce sont juste ses modalités qui s’en trouvent remodelées. Pour conclure sur le modèle structurel familial, il s’avère que certains facteurs tendraient à expliquer l’implication de certains membres des fratries. Le genre et le rang dans la fratrie sont déterminants. Etre femme, être aînée -voir benjamine- sont des déterminants importants. A l’inverse être homme, être cadet rend peu probable l’implication. Par ailleurs, être issu d’une ancienne ou d’une jeune fratrie n’a d’incidence que dans la forme que prend l’implication ; elle ne l’explique pas. 48 Les évaluations sont de deux ordres. Interne, les établissements doivent se doter d’outils afin de procéder à une « Auto-évaluation » en se référant à des procédures, références et recommandations de bonnes pratiques professionnelles. (Selon un référentiel des bonnes pratiques). Cette évaluation doit être communiquée tous les cinq ans aux autorités des contrôles. Externe, l’évaluation est conduite pas un organisme externe selon un cahier des charges édicté par le Ministère des affaires sociales. Son résultat conditionne le renouvellement de l’autorisation (maintenant limitée à quinze ans). Elle intervient tous les sept ans. 80 3-3 Le dynamisme familial Dans ce troisième ensemble de facteurs éventuellement explicatifs de l’implication, je me pencherai sur des aspects plus dynamiques de la famille. J’analyserai plus particulièrement les effets liés à une promesse, au militantisme familial, à la solidarité pouvant exister au sein des familles et aux incidences que peuvent engendrer certains aspects de la trajectoire de vie des fratries. Je partirai du postulat que ces différentes variables peuvent être des facteurs explicatifs de l’implication. 3-3-1 Promettre : sécurité ou poids pour l’avenir « Pour mes dix-huit ans, ma mère m’a offert mon cadeau d’anniversaire contre la promesse de m’occuper 49 ultérieurement de ma sœur » (Sophia, ASPHA) . Dans l’ensemble interrogé, cinq personnes parlent d’engagement et de promesse faite à leurs parents. Le terme « promesse » se définit dans le langage courant par « action de promettre, engagement de faire, de donner quelques chose, engagement de contracter une obligation, d’accomplir un acte50 ». Il s’associe avec la notion d’engagement. Dans un article de la revue scientifique internationale SociologieS, Howard S. Becher explique qu’une personne engagée est: « susceptible de s’être comportée d’une telle manière (« s’être engagée ») ou d’être dans un tel état (« être engagée ») qu’elle va dorénavant suivre une trajectoire cohérente. (Foote, 1957). (…) bien souvent des combinaisons d’activités fort différentes sont qualifiées de cohérentes.(…)Celles-ci ont en commun le fait qu’elles sont perçues par les acteurs comme des activités poursuivant un même but, malgré leur diversité apparente. Finalement, la notion de trajectoire d’activité cohérente semble impliquer un rejet des alternatives envisageables. L’acteur se trouve devant divers parcours possibles, tous autant recommandables, mais choisit le plus à même de servir ses buts» (Becker, 2006, p. 5)51. Du concept d’engagement découle la notion d’obligation, de conduites et d’actes, de responsabilité et d’une continuité imposées dans le temps. 49 Issus du recueil « Parents, nous voudrions vous dire… » de l’ASFHA Dictionnaire Hachette 2009 51 http://sociologies.revues.org/dcoument642.htlm 50 81 Trois membres des fratries impliqués sont confrontés à une promesse faite à leurs parents. Néanmoins, plusieurs manières de vivre cet engagement s’observent. Même si pour Jocelyne, il a été imposé par sa mère, elle le vit comme une évidence ; elle me prononcera cette phrase à deux reprises au cours de l’entretien : « Elle l’avait toujours dit que j’le prenne alors… Donc, j’ai toujours pris » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze). Le père de Marie-Pascale joue de stratégie pour l’engager auprès de son frère. Il achète un terrain en prolongement de celui de Marie-Pascale pour y construire un studio pour son fils handicapé, ce logement est juxtaposé à la maison : « Nous, on n’a pas la parole. C’est papi qui décide tout. Moi, je suis d’accord quand même. Si je n’aurais pas été d’accord, ça n’irait pas. Il m’a demandé mon accord. Ne serait- ce que pour acheter le bout de terrain par là pour l’appart. On peut couper. On peut vendre… Lui peut vendre, pas moi. C’est la maison de mes grands-parents. (…)En même temps, si demain, il y a quelque chose, il a son appartement. Il est chez lui ». Dors et déjà, lors des absences des parents, Jean-Marie vit dans ce lieu : « Il peut pas rester tout seul. Il sera avec moi. Mais il a sa salle de bain, sa cuisine, sa chambre, une porte qui s’ouvre sur l’extérieur. C’est totalement indépendant… C’est comme pendant les vacances des parents. Il n’a que 5 semaines de vacances donc il restait là ». (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Mais dans certaines situations, l’engagement peut être vécu comme pesant et douloureux, c’est ce qu’exprime Valérie. Dans sa situation, elle a dû s’engager à deux reprises. La première a été faite auprès de son père : « Un jour, mon père m’avait fait promettre un dimanche, car j’allais manger chez eux tous les dimanches, Il m’avait fait promettre que jamais je la placerai. Donc je suis un peu aliénée à un espèce de serment, qui sûrement, ça a fait pour moi que la question ne s’est pas posée au moment où. Bin oui, j’avais promis. Encore maintenant, je suis très mal avec cela. ». La seconde fait suite à une demande de la mère de prendre la tutelle : « Oui, ça c’est maman qui m’a demandée en 83. Car elle avait été rappelée à l’ordre par le juge des affaires, non le juge des tutelles de Péronne, qui lui a demandé des comptes sur 10 ans. Donc comme elle voyait qu’elle vieillissait, elle a souhaité que ce soit moi qui prenne la relève. Ca a été accepté et j’ai la mesure depuis ce temps là ». Plus loin dans l’entretien, elle exprimera ce que cela a signifié pour elle : « donner ma vie pour les autres, et c’est ce à quoi j’ai passé mon existence ». Elle se résigne malgré tout à accomplir la mission qui lui a été confiée : « Je suis dans le devoir de quelque chose que l’on m’a inculqué. On m’a dit : « Tu t’occuperas de ta 82 sœur »… Et bin voilà ! Donc, il faut que je m’occupe de ma sœur sans me poser la question. Je suis comme ça. C’est comme ça, c’est comme ça ! » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Néanmoins, dans les trois situations, la promesse survient au moment où les membres de la fratrie sont déjà impliqués implicitement : Jocelyne et Marie-Pascale habitent déjà près de leurs parents, Valérie est le pilier de la famille, et toutes les trois s’occupent déjà de leur frère ou de leur sœur handicapé(e). Ils l’accueillent, l’hébergent, le font participer à la vie quotidienne et à leurs vacances, etc. C’est ce que confirme Howard S. Becher : « Les engagements ne sont pas nécessairement pris consciemment et délibérément. Certains engagements résultent de décisions conscientes, mais d’autres surviennent progressivement ; la personne prend conscience qu’elle s’est engagée uniquement lors de certains changements et semble avoir pris l’engagement sans s’en rendre compte » (2006, p. 8)52. La promesse ainsi prononcée renforce l’implication jusqu’alors implicite qui devient explicite. Elle crée un lien qui apparaît comme indissoluble. Cependant, deux autres personnes non impliquées parlent de promesse. En tant que père d’enfant autiste, Benoît impose cet engagement à sa fille Agnès : « Nous, notre objectif c’est… Agnès, on lui a demandé si elle s’occuperait de lui, de loin, quand on sera plus là, dans un établissement… De loin… Elle nous a répondu : « Oui » » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Cette demande faite à sa fille a pour but de rassurer la famille sur l’avenir : « Donc, le fait que Grégory ira dans un établissement… Nous, on prend cette décision là… Comme on sait…Ce sera elle… C’est vu…Nous, on anticipe… » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Benoît ne veut pas reproduire le même comportement que celui employé par ses parents par rapport à sa sœur : « Mais pour eux, l’avenir, on voit le jour le jour. Voilà, c’est comme ça qu’ils raisonnent les choses. C’est un peu simpliste, vivre le jour le jour donc le lendemain quand il y a des problèmes, vous vous démerdez avec ! » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Quant à Claire, elle avait littéralement oublié que ses parents l’avaient engagée juridiquement auprès de sa sœur. L’entretien que nous avons mené, fait jaillir ce souvenir refoulé : «Je sais que quand j’ai eu 18 ans, ils m’ont amenée chez un notaire. Ils m’ont fait signer des papiers… J’sais pas ce que c’est. Ah bon ? Ouai… Ils m’ont dit : « Tu seras tutrice de ta sœur etc ». On vous l’a imposée ? 52 http://sociologies.revues.org/dcoument642.htlm 83 Ouai, j’crois que c’est un truc comme ça. Donc, à leur décès ? Puisque là , vous n’êtes pas tutrice ? Bin, je sais pas… Non, non, non… Peut-être que oui, on reparle de ça… Enfin, j’ai signé des papiers… Je sais pas ce que c’est…. Je venais d’avoir 18 ans, on m’a fait signer des papiers… On m’a pas expliquée ce que c’est… Peut-être qu’on me l’a dit, et que j’ai pas écouté aussi…Le notaire a dû me le dire… En tout cas, j’avais tout oublié… J’ai oublié… Moi, moi, j’ai une capacité à oublier. J’y ai repensé une fois ou deux comme ça quoi. » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). La résurgence de ce souvenir provoque chez Claire un sentiment de mal être et une attitude ambivalente53. Jusqu’alors déterminée à ne pas s’impliquer auprès de sa soeur, elle ne sait plus ce qu’elle devra faire de cet engagement qui s’est imposé à elle : « J’me sentirai capable… En même temps, y’a pas de liens… Je reviendrai peut-être dessus. Enfin, j’en sais rien, je sais pas. C’est difficile… Y’a rien… C’est parce qu’on parle, que vous me posez la question et du coup, y’a des souvenirs qui remontent… Je reprendrai peut-être avec ma sœur quand ma mère ne sera plus là… Je sais pas » (Claire, 45ans, aînée dans une fratrie de deux). Ces deux situations renforcent la démonstration de ce qui s’observe des fratries impliquées sur l’impact que peut avoir une promesse. Le membre impliqué est comme enchaîné à la destinée de son frère ou de sa sœur handicapé(e) et s’engage dans une conduite rationalisée. 54 3-3-2 Reproduction et transposition du militantisme familial Le militantisme est une autre forme d’engagement. Au préalable, ce terme avait une origine militaire. « Il concernait les individus qui se battaient avec des armes pour 53 54 La situation d’entretien influe peut-être sur l’expression de cette ambivalence qui s’en retrouve exacerbée. Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA 84 défendre (ou imposer) leurs idées et convictions propres ou celles de leur école de pensée 55». Dorénavant, les militants possèdent des armes plus subtiles mais ont toujours en commun la volonté de rallier des personnes à leur cause. Trois membres des fratries me relatent un vécu lié à un militantisme familial, même s’il est différent. Pour Marie-Pascale et Marie-France, l’arrivée du handicap a bouleversé le comportement de leur père : « MP : Je sais que papa qui faisait des tas…Il était maire adjoint, qu’était à la musique, qu’était à l’Orphéon, qu’était aux pompiers et nien nien nien et nien nien nien et nien nien… Le jour au lendemain, ça était : « J’arrête tout ! ». MF : Oui, il a tout arrêté ! » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq/ MarieFrance, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) Cette énergie n’a pas été perdue pour autant mais a été orientée vers le champ du handicap : « MP : Notre père disait : « Je travaille pour créer pour ces jeunes là, ces enfants là, ces enfants là… ». Et il a fait des démarches dans tous les sens. MF : En fait, il a foncé dans ce créneau qui ne demandait qu’être soutenu. Il y avait beaucoup de choses à faire,, mais il fallait un leader, un porteur. Tout était à faire. Ca a tombé comme ça. Déjà que c’était dans sa nature, bien lui, il a sauté sur l’occasion. MP : Oui et après il a été en retraite mais il a poursuivit à supporter la cause…tous les jours, tous les jours, tous les jours, réunions sur réunions. MF : Il m’a dit l’autre jour qu’il avait dû user une voiture, complètement ! MP : Oui voir même plus. Il y avait pas mal de problèmes dans un établissement sur Abbeville. Comme il était administrateur délégué, il en faisait des allers-retours Abbeville, il en a fait des kilomètres Il aidait la nouvelle directrice de l’époque qu’avait repris le poste en urgence. Il l’a boostée, et là elle est en retraite… Notre père. Il est tellement dynamique. MF : Oui, même parfois trop. Et puis, il était tellement militant là- dedans » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq/ Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) Ce comportement lié à l’engagement illustre ce que Howard Becker écrit : « Ainsi, chaque fois que nous expliquons la cohérence du comportement par l’engagement, nous devons faire diverses constatations sur les composantes majeures d’une telle proposition : (1) Les actions antérieures des personnes mettant en jeu des intérêts initialement éloignées de la poursuite d’une trajectoire cohérente d’activité ; (2) une reconnaissance de la part de la personne de son engagement dans quelque chose d’initialement extérieur à son activité ; et (3) la trajectoire cohérente en résultant. »56 (2006, p. 6). Cet engagement pousse ce père à être un des créateurs de l’association des « Papillons blancs » et d’établissements médicosocial à une époque où rien n’existait. Joëlle Vailly et Sibylle Gollac confirment : « Les associations s’insèrent dans les lacunes de l’organisation institutionnelle pour effectuer, selon elles, « un travail qui manque » et se situent à l’interface entre les familles et les 55 56 http://fr.wikipédia.org http://sociologies.revues.org/dcoument642.htlm 85 politiques sociales » (2006, p. 135). Cependant, ce militantisme n’est pas partagé par son épouse : « MF : J’crois que papa a plus foncé dans l’extérieur en disant : « Il faut faire quelque chose ! » MP : Parce que c’est quelqu’un comme ça ! MF : Oui car il est naturellement comme ça ! Ca lui a permis de souffler comme ça alors que maman elle était constamment avec Louis-Marie. MP : Elle n’avait pas ce tempérament là… Et puis, il y a déjà papa et c’était difficile de prendre la place par devant. S’il lui disait, elle allait visiter les familles mais toujours avec notre père, car de toute façon, elle ne conduisait pas. C’est une autre génération. C’était maman à la maison » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq/ Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq). Marie-France et Marie-Pascale ont ce ressenti d’être les seules à avoir pu bénéficier de ce dynamisme paternel : « MP : On a baigné dans le milieu mais il faudrait voir avec Marie-Agnès (la seconde sœur). Pas elle. On avait déjà donné ! MF : Je crois que c’est les premiers qui ramassent tout (Rires)… MP : Et puis, pour nous, les deux derniers, c’était nos ptits frères… Et ça l’est toujours ! ». Elles expliquent qu’elles ne pouvaient déroger au militantisme familial ambiant : « MP : Oui, je pense bien ! Toute notre histoire nous poussait dans le social. C’était obligatoire. MF : Oui je suis d’accord ! Je pense que c’était lié au tempérament qu’on avait dans la famille, et l’éducation qu’on a reçue. Je pense qu’on aurait été quand même dans le social. MP : On a tout simplement rebondi sur la situation. On a, et il faut dire, qu’on a un père très dynamique et très autoritaire. Donc il a foncé dans l’association. Et nous on a suivi. » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq/ Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) Cependant, Marie-Pascale souhaite se distinguer de sa sœur et insiste sur ce qui peut-être légitime cette implication auprès de son frère : « De toute façon… Toi, tu étais un peu près partie dans ta vie de grande ! »57 (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Dans tous les cas, sa position la privilégie dans ses relations avec son père qui lui confie l’historique de son travail de militant dans le handicap : « Et il a fait des démarches dans tous les sens. Oh je viens de jeter tous les papiers. Il me les a donnés mais j’ai tout brûlé. C’était des archives qui n’en finissaient plus… Ça vieilli. On en garde un peu et c’est vrai que j’en connaissais beaucoup dans l’histoire» (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Il semble vouloir lui confier ce flambeau. Dans la continuité du père, Marie- Pascale devra le remplacer en s’occupant, à son tour, de son frère handicapé. Dans la situation de Valérie, le militantisme prend deux facettes, l’une est paternelle : « Mon père s’est engagé après la naissance de Elise… Mais rapidement, elle n’était pas très grande. Il militait, alors qu’elle était à la maison, et qu’il n’y avait pas de place dans les établissements pour elle. Papa a fait longtemps parti des Papillons Blancs et il avait œuvré 57 Marie-Pascale rappelle à sa sœur qu’elle était déjà partie de chez ses parents pour faire des études. 86 à ce que les CAT se créent. C’était un homme engagé, que ce soit dans cette association, que ce soit à X. Il était au bureau. Mon père a toujours été là dedans. Papa a passé des années à répertorier dans le coin de Péronne le nombre d’enfants handicapés qui n’avaient pas de place en établissement. Y a des choses qui ont été bénéfiques à Elise, au moment où on n’en avait besoin. Quand papa est mort, elle a pu rester à X afin qu’on puisse lui faire une place à l’annexe. J’me rappelle de réflexions où papa revenait et disait : « J’ai été chez des gens, les gosses ne sont jamais sortis de chez eux. Les parents, ils ont honte…Ça va pas, ça va pas. Faut qu’ils sortent de chez eux, faut que ci, faut que ça ». (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). La seconde facette est maternelle : la mère était elle-même engagée dans une profession sociale, comme assistante sociale, dans laquelle elle s’investit tellement que Valérie le lui reproche : « Quand maman, qui est assistante sociale, allait à Z, elle allait voir Elise. Au début, on appelait souvent à l’IME. Ça s’est fait assez bien. Maman connaissait beaucoup de monde, le directeur. Elle connaissait les éducateurs. Le fait de connaître des gens, d’être dans ce milieu là, ça a favorisé les choses. Et je voyais maman, comme elle se démenait avec ces gosses de la DDASS qui avaient fugué, les nourrices, les enquêtes sociales, elle faisait tout. D’ailleurs, je lui ai dit avant qu’elle ne meurt. « T’as toujours préféré les enfants de la DDASS que nous ! » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Cette situation pousse Valérie à se sentir héritière de tout ce processus familial et de s’investir auprès de sa sœur : « J’ai hérité de cela et si Elise en bénéficie et bin tant mieux pour elle… On est dans une famille où on est quand même dans un engagement… Mon engagement vient bien de quelque part. Alors est-ce que le Devoir, mon devoir vient de là ? On a toujours bougé pour nous et pour les autres. Je suis éducatrice, c’est pas un hasard non plus » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Christine est la troisième personne qui aborde le sujet du militantisme. Sa mère a fait le choix de militer pour l’autisme : « Elle n’est pas restée femme au foyer, tout le temps à la maison, pendant très longtemps. Après quand elle a commencé à mettre le pied dans des associations, c’était réunion sur réunion et elle n’était pas souvent là. Au début, elle a rencontré des parents d’enfants handicapés qui étaient un peu plus âgés qu’Annick… Je pense que ça lui a permis de, de se rendre compte des parents, qu’elle n’était pas seule. Un peu plus tard, elle a contribué à la création d’un centre pour adultes « Les amis d’Etienne ». C’était un foyer de jour, c’est un foyer de vie. Elle, elle n’était déjà plus là ; 87 mon père était médecin de ce centre là. Et ensuite, elle s’est investit dans une association du Loiret. Et y’en a dans toutes les régions. Et maintenant, elle est présidente depuis une dizaine d’année… Je l’ai toujours vu s’investir beaucoup, beaucoup répondre, elle avait souvent des parents au téléphone : « On ne sait pas quoi faire avec notre enfant ». Elle essayait de trouver des solutions pour les autres. Et elle parlait beaucoup de… de sa fille, et puis là, j’ai été très surprise. J’ai une amie qui fait un mémoire sur les parents d’enfant handicapé. Et donc, j’ai appelé ma mère pour savoir si elle voulait pas faire l’entretien. Elle m’a dit : « Je ne veux plus en parler »…Je crois qu’elle en a vraiment marre » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). Même si Christine exprime l’envie de n’entretenir que des rapports fraternels avec sa sœur : « Oui, pour moi, c’est très important de savoir ce que ma sœur devient et de pouvoir être dans sa vie aussi. C’est très important et de toute façon, Annick si c’est ce qu’elle voulait… si jamais elle allait habiter chez moi ou une autre d’une de mes sœurs, ce serait pas bien pour elle non plus. Parce que là, elle est dans un foyer de vie, elle a sa chambre, sa salle de bain, elle a de plus en plus d’autonomie. On s’occupe d’elle tous les jours hein du levé jusqu’au couché. Je ne veux pas prendre le risque qu’Annick se retrouve chez moi, dans le futur dans ma maison à moi. Non, non. Et puis de toute façon, ça ne sera pas sa place, ça ne sera pas le même rythme, la même vie », elle ne s’en projette pas moins dans la création d’association à l’instar de sa mère : « Sinon, ce que j’aimerais, c’est créer une antenne à Lyon de l’ASFHA… Mais une antenne plus thérapeutique dès que j’aurai mon diplôme de clinicienne… Pouvoir avec une approche plus systémique, une thérapie familiale axée sur les frères et sœurs et pour moi, c’est complètement dépendant de la thérapie de la personne handicapée… Donc, voilà, je me suis dit que j’aimerais créer cette branche là, suivre des frères et des sœurs thérapeutiques » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). Ces trois situations montrent comment se répercutent des engagements militants familiaux sur certains membres de la fratrie. Ceux-ci semblent être plus sensibles à reproduire socialement le modèle familial qu’ils ont vécu. Yves Barel définit la reproduction sociale comme : « un phénomène dont le sens peut varier. Elle s’analyse tantôt comme une production (génération), ou une régénération, tantôt comme un « mapping », tantôt comme une multiplication d’objets (au sens général de ce dernier mot). Mais entre ces significations en apparence disparates, il existe en fait une liaison profonde qui vient de ce que la reproduction est, dans tous les cas, un acte d’assimilation, c'est-à-dire un échange 88 spécifique entre un système et son environnement. L’assimilation est en général elle-même spécifique, en ce sens que le système fait subir une transformation aux inputs qu’il reçoit. La production et la régénération sont une transformation de ce type » (1973, p. 153) Cette définition explique comment devant le militantisme, les individus peuvent refaire, ou réinventer l’atmosphère dans laquelle ils ont vécu. L’incidence du militantisme n’est cependant pas un facteur suffisant pour expliquer l’implication d’un membre d’une fratrie puisque dans ce cas, Christine devrait être dans cette dynamique. A ce stade de mon développement, je ne peux prétendre pour autant que Christine ne s’impliquera pas dans la vie de sa sœur dans l’avenir. Cependant, je peux dire que le militantisme influe sur une conduite de dynamique familial tout en se reproduisant et se transformant au grès de la personnalité de chacun des membres des fratries : implication auprès de sa sœur ou frère handicapé(e), investissement professionnel, investissement associatif… 3-3-3 Construire sa propre vie : une facilitation de l’implication Les membres des fratries interrogés abordent divers aspects de leur trajectoire de vie. J’en interrogerai trois, ceux qui me semblent les plus propices à avoir une influence sur l’implication. La première caractéristique concerne le lieu de vie. Marie-Pascale explique ainsi son implication auprès de son frère en invoquant sa proximité géographique : « Et pourquoi plutôt vous ? La vie a fait comme ça. Marie-France était sur Paris, MarieMélanie, Olivier-Marie habitait à Genève. J’étais toute seule ici. Donc cela s’est fait comme cela petit à petit. Et puis, c’était une sécurité pour les parents. Même s’il y aurait eu un problème du jour au lendemain, il aurait eu un chez lui.» (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Pour Jocelyne, c’est aussi le fait de vivre près de chez ses parents qui a favorisé le fait qu’elle s’occupe de son frère Jean : «Vous avez près de 30 ans de différence ? Oui et je restai chez mes parents, mais, juste à côté quoi. On se voyait tous les jours quoi. Et pourquoi vous plus que vos frères et sœurs ? Parce qu’eux, ils sont mariés, ils sont partis 89 un côté et d’autre. Pas aux alentours, mais ils venaient le dimanche » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze). C’est encore cette proximité qui favorisera le fait que, lorsqu’elle décédera, ce soit sa sœur qui habite dans la même cité qui la suppléera: « Et pour l’avenir, vous y avez pensé ? Oui… Ma sœur, elle dit s’il y arrive quel que chose à l’un ou l’autre, on se débrouillera entre nous. Elle est à côté au 31. Il y va déjà souvent. » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze) Cet aspect de la proximité géographique est néanmoins peu évoqué par les enquêtés. Il est donc difficile de déduire le sens de son influence sur l’implication. Est-ce le fait d’être à proximité qui entraîne un rapprochement géographique ou est-ce le fait d’être à proximité qui impulse l’implication ? La question reste entière. Le cas d’Hyacinthe, qui habite à Paris et s’implique auprès de son frère à Hyères maintient l’ambiguïté. Pour autant, elle a acheté un appartement sur Hyères. « Moi, j'ai un petit studio, enfin j'ai un studio à Hyères qui est sensé être un studio…C’est plus facile, comme ça, pour moi sur place. C’est plus simple ! Je suis à côté quand j’y descends et je peux me poser ! » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois). Cette situation tendrait à montrer que l’implication nécessite une proximité géographique et que cette dernière favorise l’implication. Un second aspect évoqué par les fratries interrogées est celui de leur vie de couple. Tous les membres des fratries interrogées, impliquées ou non, jeunes ou plus âgés, hommes ou femmes, ont en commun leur positionnement quant à un conjoint. Dans tous les cas, le ou la compagne doit accepter le handicap du frère ou de la sœur. Benoît ne s’était pas posé la question avant que je ne la lui pose : « Il faut être tordu pour poser cette question… ». Il explique cependant : « Si elle aurait pas accepté Béatrice, bin je sais pas. Un futur, ou une future qui n’accepte pas. Il s’tire et c’est tout… Je sais pas… Il va pas…Qu’est ce que vous voulez faire ? A moins qu’il dise, je vais me marier avec toi, mais je n’irai jamais dans ma belle-famille. Ça peut être ça. Mais bon enfin… La question ne s’est pas posée… Non… Etant donné que l’on a… quand on se fréquente, il y a des affinités qui se créent, les affinités vont dans un même sens, j’pense pas que ça… On est comme ça. C’est tout un ensemble qui se… Sinon, il n’y aurait pas eu d’affinité si quelqu’un avait dit : « J’veux pas aller dans ta belle-famille ». Je ne crois pas que ça aurait duré, et qu’elle serait attachée à moi…Des trucs comme ça. Je crois qu’il y a des 90 instincts d’affinités qui… doit se créer dans tout cela, dans l’amour et qui fait que…qu’il y a acceptation des problèmes chez l’un, comme chez l’autre » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Même si la question ne se présente pas encore vu son âge, Néjma confirme ce positionnement : « Qu’est ce que tu demanderas à ton ami plus tard ? Elle vient chez moi, sinon c’est mort… S’il me dit : « Bin non, ta sœur, elle vient pas ». Bin non, bin non, ca peut pas faire. C’est ma sœur. Ma sœur, c’est plus important que tout, j’veux dire. Il dit : « Non ta sœur elle vient pas ». J’s’rai pas d’accord sur ce coup. Ma sœur, je la porterai toujours, personne ne m’empêchera » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq).. Cependant, Christine nuance cette position en invoquant la puissance des sentiments que peuvent échanger deux individus : « Après une semaine, je lui ai parlé de ma sœur, dès le début et pour moi, c’était très très important de lui dire. C’est ma sœur et elle est là quoi. Et ça s’est très bien passé. Et si ça c’était pas bien passé, comment j’aurai fait… Ca, ça a été ma question si ça serait mal passé avec mon copain.Ca m’aurait beaucoup embêté. J’aurai pas… J’aurai pas cassé… Dans ma tête, ma sœur ne devait pas passer avant mon copain parce que, parce qu’on était vraiment amoureux tous les deux et que ma sœur se serait immiscée dans cette histoire. Mais ça m’aurait beaucoup embêtée et peut-être que notre relation qui a deux ans n’aurait pas évolué de la même manière… Et peut-être même qu’on serait plus ensemble » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). La situation de couple diffère selon que le membre de la fratrie interrogée est impliqué ou non auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). En effet, toutes les fratries non impliquées vivent en couple ou ont un conjoint58, ce qui n’est le cas que de la moitié des membres impliqués. Dans certains cas, cela peut s’expliquer par l’âge (Néjma, 20 ans), ou par le veuvage (Jocelyne) ou encore par l’implication tardive (quand Clément décohabite de chez sa mère, il ne maintient ni de liens ni avec elle ni avec ses sœurs. Il construit et s’occupe de sa propre famille de façon très indépendante. Lorsqu’il prend connaissance de l’urgence de la situation de sa sœur handicapée, Clément ressent le besoin de s’impliquer auprès d’elle sans que cela ait d’incidence sur sa vie de couple). En ce qui concerne les trois autres, ce sont toutes des sœurs et les explications données restent plus floues. Quand je questionne Marie-Pascale, celle-ci laisse répondre sa sœur : « Pensez vous que votre situation de sœurs d’un adulte handicapé a eu des répercussions au niveau conjugale ? MF : (Après un long silence gêné qui se fait pesant)Cela ne m’a jamais posée de problème. MP : C’est marrant mais c’est une question qui me surprend. 58 Karim fait exception à cette observation. Il est âgé de 16 ans 91 MF : Oui mais elle a raison de poser la question. Car ça doit poser des questions quelques fois. » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) Quant à Hyacinthe, elle se montre très ambivalente sur ce qui pourrait expliquer l’échec de sa vie de couple : « Vous avez réussi à construire une vie de couple ? Non… Je n’ai pas cherché. J'ai été mariée, mais, bon… Non, mais c'est moi qui suis partie, ce n'était pas... non, c'était… Est-ce en lien avec vos frères ? Non, non, non, non, non, non, non, pour rien là-dedans… Non, mais, je pense que c’était trop dur, que c’était… Et puis, il y avait tout le temps des choses très dures » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois). A l’inverse, Valérie se montre plus explicite. Sa « charge de famille »59 nécessite une forte disponibilité qui semble être incompatible avec une vie de couple stable : « Vous pensez que le handicap a eu une incidence sur votre vie sentimentale ? Ah oui, même si là c’est un nouveau compagnon. Mais, je pense que si j’avais eu un compagnon qui n’aurait pas accepté ça, ça n’aurait pas pu durer. J’ai toujours été famille. D’ailleurs, à tous les compagnons que j’ai essayé de rencontrer, la première chose que je leur ai dite, c’est que j’avais une charge de famille, que j’avais une sœur handicapée à charge et qui vivait avec moi. Qu’il fallait faire avec ça, que c’était à prendre ou à laisser. Si on prenait, c’était ça ! Quand je devais m’occuper de mes parents, j’y allais tous les dimanches, après mes parents vieillissaient, maman n’avait plus sa tête, elle m’appelait en plein milieu de la nuit. Et j’arrivais. Si j’avais eu un compagnon qui n’aurait pas accepté ça, ça n‘aurait pas pu se faire. Ça aurait fait quelques mois, mais pas dans le temps » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Hyacinthe et Valérie s’accordent pour dire que la responsabilité qu’elles ont de part leur implication auprès de leur sœur ou de leur frère handicapé leur demande une disponibilité qu’un conjoint éventuel pourrait contester. L’implication reste leur priorité dans la vie et a forgé leur conduite. Un troisième aspect est celui de la procréation des membres des fratries. Sur douze personnes interrogées, six (trois impliquées et trois non impliquées), n’ont pas d’enfants. Parmi elles, quatre se disent trop jeunes pour en avoir, mais en ont le projet : « Je me rends plus compte de la complexité d’avoir une sœur dans sa vie. Moi, je veux fonder ma famille… Je … Mais par contre, toujours savoir ce qui lui arrive, pouvoir aller la voir … » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre). Les deux autres personnes sans enfants sont impliquées auprès de leur frère ou sœur handicapé(e). Pour Valérie, c’est la 59 Propos de Valérie 92 crainte de son compagnon d’avoir un enfant handicapé qui explique sa situation : « C’est la vie qui a fait. Je pense que j’ai jamais trouvé le compagnon avec qui j’aurai pu faire un enfant. Le seul avec qui j’aurai pu faire, n’en voulait pas car il ne voulait pas de mongolien… Après, il faut savoir que j’ai perdu un enfant quand j’étais enceinte de 7 mois… Après, je ne pouvais plus en avoir… » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Pour Hyacinthe, “ne pas d’avoir d’enfant” est un choix délibéré : « Vous n’avez pas eu d’enfant, par crainte du handicap? Non pas…Non, non, non par… sincèrement, je ne pense pas à ça. J'en ai soupé des enfants…Non, non, non, et puis de toute façon, bon je savais bien que je n'aurais pas de disponibilité. Il faut de la sérénité, de la dispo…Enfin... « Faire ce peut »... Non, c'était pas pensable ! » (Hyacinthe, 59 ans, cadette dans une fratrie de trois). Cette situation lui permet de n’avoir aucune contrainte et d’envisager des allers et venus entre Paris et Hyères avec une certaine liberté. En ce qui concerne les six personnes qui ont des enfants, seuls Jocelyne et Clément ne craignaient aucunement d’avoir un enfant handicapé. Jocelyne répond simplement à cette question : « Vous avez eu des enfants ? Oui, 8. Vous avez eu des craintes ? Non, j’ai jamais eu peur » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze). Quant à Clément, il pense que les conditions n’étaient pas rassemblées pour que le handicap se reproduise : « Lorsque vous avez envisagé d’avoir des enfants, vous aviez une crainte par rapport au handicap ? Non, non, non pas du tout, non, non, non, je pensais que le handicap, il venait de, le handicap il a dû venir de la maltraitance de, de la violence du temps que la mère elle était enceinte, c'est sûr et certain, c'est évident » (Clément, 61 ans, second dans une fratrie de six). Pour les quatre autres membres des fratries, la crainte d’avoir un enfant handicapé est présente et prend différentes formes. Même si Claire a constamment eu peur de cette éventualité, elle s’est refusée à avoir un second enfant pour ne pas reproduire ce qu’elle avait vécu dans sa propre fratrie à deux membres : « Quand vous avez fait votre fils, vous craignez un peu… ? Qu’il soit comme ma sœur. Ah bien sûr que oui ! ca c’était… Et en plus (respire), ce qui m’est arrivée, c’est que j’ai fait un examen sanguin. Et il n’était pas bon. J’présentais un risque d’avoir un trisomique. Et on m’a fait une amniocentèse. Alors que j’avais 26 ans quand j’étais enceinte. Alors j’ai dit oui tout de suite. Et c’était horrible quoi. J’me suis totalement coupée de ma grossesse. Quand j’l’ai su, bin j’ai beaucoup pleuré de savoir que tout allait bien… Mais après, j’étais toujours dans l’angoisse… être une mauvaise mère comme la mienne…Peut-être que si ça avait été une fille, ça aurait plus 93 dure…Si mon enfant avait été fille, j’sais pas… Je veux dire, le temps à passer… Mais l’idée première c’était quand même d’avoir un enfant, un deuxième mais j’avais très très peur… Un deuxième… Bin si c’est évident… J’étais persuadée que si j’avais un deuxième enfant, ça m’obsédait, mais je mourrai. De toute façon, le corps ne tiendrait pas et la grossesse n’aboutirait pas et… J’ai pas eu de deuxième enfant aussi » (Claire, 42 ans, aînée dans une fratrie de deux). Pour Marie-Pascale et Marie-France, seule la seconde a eu des craintes, mais davantage liées à son âge lors de sa seconde grossesse: « Vous avez eu des craintes ? MP : Moi non !! Toi, à Ronan. Pas à Yves. MF : Moi oui… un peu à Ronan. C’était mon âge. J’étais plus âgée mais j’avais quand même le document pour… Enfin, c’était moi, la crainte, c’était mon âge. C’était pas l’hérédité. C’était le risque. J’avais 36 ans quand Roman est né » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq/ Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq). Benoît se montre plus inquiet pour sa fille et entreprend des démarches pour se rassurer : « On n’a jamais eu cette appréhension d’avoir des enfants handicapés. Ma belle-mère, elle avait l’appréhension… Autrement non ! Sachant que ma femme a fait des études médicales, et c’est sûr, sachant les probabilités, avec la chance, ça peut toujours tomber, pourquoi pas, pourquoi chez les autres, et pourquoi pas chez nous. Bon, bin c’est tout. C’est tombé chez nous. Mais, bon, voilà… Autrement, non, on n’a jamais eu cette appréhension d’avoir des enfants handicapés… Par contre, on a fait des examens génétiques là dernièrement… Surtout pour savoir si Agnès n’aura pas de problèmes génétiques, si Eloïse n’aura pas de problèmes si elle souhaitait avoir des enfants On a poussé. Non, on ne trouve rien ». (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Même si la crainte du handicap est souvent présente chez les membres des fratries, impliquées ou non, avoir des enfants restent une volonté commune. Le cas de Hyacinthe fait donc exception. Ainsi l’analyse de ces différents aspects de la vie des membres des fratries n’explique pas l’implication de certains membres des fratries auprès de leur frère ou sœur handicapé(e). Elle permet de mettre en exergue que ces diverses caractéristiques sont des facteurs facilitant de l’implication. C’est alors la disponibilité qui est exposée. 94 3-3-4 Venir de la même « Maison » Comme nous l’avons préalablement abordé, la famille fonctionne en système dont les éléments qui la composent s’imbriquent les uns avec les autres. Des liens de différentes natures unissent les membres d’une fratrie et pourraient expliquer l’implication d’un de ses membres. J’aborderai dans cette partie le concept de solidarité en l’envisageant avec le prisme du concept de « maisonnée ». La solidarité peut se manifester de différentes façons. D’un côté, se situe la « solidarité matérielle ». Elle peut se composer de l’aide financière, la garde des enfants, l’aide au logement, le piston « professionnel ». Elle semble favorisée par des liens familiaux. Ce « naturel » est formaté par le cadre juridique, sous forme d’obligation60. De l’autre se situe la « solidarité morale ». Selon Alain Girard : « A côté d’une aide matérielle, la famille apporte une aide morale d’un grand prix… Grâce aux réseaux d’intérêts et d’affections qu’elle suscite, elle permet dans une large mesure à l’individu d’échapper à la solitude et, à la société, d’éviter des mouvements trop heurtés de destructurations, créateurs de désordre et d’anomie (terme emprunté à Emile Durkheim » (1991, p. 9). Emile Durkheim va plus loin. Il donne à la famille une valeur essentielle pour tout bon fonctionnement sociétal. Elle est l’une des « molécules sociales » qui compose le « Corps social ». Pour lui, « Les individus, en s’unissant, forment un être psychique d’une autre espèce nouvelle qui, par conséquent, a sa manière propre de penser et sentir » (Durkheim, De la division du travail social cité par Lallement, 2003, p. 151). La solidarité familiale est donc le ciment qui donne une assise à la famille. Celle-ci que Emile Durkheim la nomme « solidarité domestique » car elle définit les liens indissolubles et les mécanismes qui unissent les membres d’une famille. En développant cette solidarité, les individus d’une même famille organiseraient la survie de ses membres. Ce principe durkheimien est repris dans un concept anthropologique qui est celui de la maisonnée. La maisonnée est formée par le « collectif d’appartenance qu’elle fonde. (….) La maisonnée suppose simplement la conscience d’un bien collectif, d’importance variable selon les membres du collectif et selon les périodes, qui peut consister en l’entretien d’une maison dont la jouissance est partagée ou en le bien-être d’une ou plusieurs personnes collectivement chéries. C’est ce que Sibylle Gollac a justement appelé la « cause 60 Cette idée a été exposée précédemment. 95 commune » » (Gojard, Gramain, Weber, 2003, pp. 23-24). La “maisonnée” met en évidence un collectif, capable alors de se souder autour d’une cause commune. Le fonctionnement en est singulier. Dans un article récent qu’elle donne lors d’un interview à l’hebdomadaire Télérama (annexe 7)61, Florence Weber explique ce qu’elle entend par “Maisonnée” : « J’appelle la maisonnée, le groupe de survie, à géométrie variable. (…), le groupe mouvant de ceux qui partagent le quotidien » (2006, pp. 25-26). La maisonnée illustre une solidarité singulière. De part le sujet de mon mémoire, j’analyserai ce qui ce joue au niveau de la “maisonnée” non élargie, c'est-à-dire que je prendrai en considération les parents et la fratrie. Chacun de ses membres contribue au maintien, à la survie de la cause commune, lorsque celle-ci existe. A l’instar de l’image de la molécule empruntée à Emile Durkheim, les parents restent ceux autour desquels la maisonnée se construit. La mère d’Aurore illustre bien cette genèse: « Et puis, comme maman, c’est le noyau bin voilà. Tout se greffe autour du noyau ! » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Dans la majorité des situations, ce « noyau » favorise la construction de liens : « Ils se sont autant pris la tête les uns que les autres, mais j’veux dire, normal. Ils l’ont toujours considéré comme normal parce que moi, j’ai fait pareil… Elle a fait des bêtises, les quatre, j’veux dire, ça a été la même sanction pour les quatre. C’est comme ça, peut-être, qu’ils se sont construits eux autour d’elle, elle autour d’eux. J’ai toujours dit que moi, j’aurai beaucoup d’enfants et très rapprochés pour qu’il y est une complicité entre eux, qu’ils puissent…, qu‘ils veillent l’un sur l’autre et qui n’soient pas tout seul » (mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Dans d’autres situations, plus rares, le « noyau » est défaillant et les relations des membres entre eux deviennent anomiques62: « mes parents n’ont pas réussi à faire le nœud, tout s’est disloqué…Parce que le handicap, c’est quand même particulier quoi ! Maintenant, la relation que j’ai eue avec ma sœur… Elle a beaucoup dépendu de mes parents… On a grandi chacune dans notre coin » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Dans ce cas, les liens se tissent avec de grandes difficultés : « C’est pas parce qu’on a un frère et une sœur, qu’on est obligé de l’aimer aussi… » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Malgré ces propos, se déploie une solidarité au sein des “maisonnées”. Benoît contribue à la protection de la “maisonnée” par son travail à la ferme de ses parents : « Quand il y a un 61 Programme de télévision du 10 mai 2006. L’anomie est un terme emprunté à Emile Durkheim. L’anomie définit un manque de lien qui laisse les individus livrés à eux-mêmes. 62 96 enfant comme ça dans une famille… c’est pas… C’est pas la joie… Faut s’adapter et tout…C’est du boulot et puis on a des professions un peu pénibles, et tout le temps à s’occuper et à se consacrer, puisqu’il faut s’en occuper alors nous, on a surtout donné un coup de main aux parents quoi ! C’était fait » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Enfant, Claire a été cherchée du secours lorsque sa sœur a été victime d’un accident : « Une fois, elle était pas bien du tout, elle s’est foutue le bras dans un truc… Y’avait du sang partout. Elle était ouverte de partout… Alors, il fallait que j’agisse parce que ma mère ouvrait la fenêtre, elle appelait, elle hurlait… Y’avait du sang partout. Moi, j’étais tranquillement, enfin, tranquillement, j’ai appelé la voisine. J’lui ai dit : « Ecoutez ! Il faut venir, ma sœur, elle a eu un accident ». Il fallait que je l’aide » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Adulte, elle a pris sa défense au cours d’un repas de famille : « Un jour, ma mère avait décidé que ma sœur venait chez moi à Noël. Alors j’ai rien compris non plus ce jour là. Ma sœur n’était jamais venue chez moi, et elle avait décidé qu’elle allait dormir chez moi. Une seule fois d’ailleurs, c’était cette fois là. Y’avait la famille de mon conjoint, une famille très bien, très accueillante, ouverte… Sauf une belle-sœur… Elle a commencé à attaquer ma sœur. J’ai pas supporté… Elle disait que ma sœur avait pris du pain dans son assiette ou je sais pas quoi… Ça m’étonne un peu parce qu’elle est assez, ma sœur, elle est du genre assez maniaque : son pain, c’était son pain et pas celui de son voisin. Peut-être qu’il y avait confusion après tout… Là, elle s’est fait envoyer bouler. Je lui ai dit d’arrêter, qu’elle était pas capable de comprendre qu’une enfant handicapée n’avait pas le même psychisme qu’une enfant normale, que c’était regrettable et je suis partie à débiter. Et personne ne trouvait à redire et tout le monde m’a laissée dire. Normale que je la défende, c’était ma sœur quand même ! » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Clément se sert de la notoriété et de l’influence qu’il possède dans sa commune dans la protection de sa sœur : « Les gens font attention, donc, elle est protégée en fin de compte, elle est protégée naturellement par, dire, attention, c'est la soeur de M. Z. Bon, c'est une protection…Le fait que je sois connu joue beaucoup… Je suis capable d'aller à la mairie pour une raison X, de voir une dame que je connais, ses enfants, bon, trainent un peu, puis abordent Carole et de dire à cette dame là ..Comme elle c'est des gens qui ont besoin d’aide… de dire : dites : « Madame, en lui parlant gentiment…J'ai un de vos enfants, il harcèle ma soeur, ma petite soeur Carole qui passe tous les jours. Si vous voulez bien lui faire par de » ... donc tout de suite, j'ai une réponse positive et puis, ça se calme » (Clément, 97 61 ans, second dans une fratrie de six). Dans le même ordre d’idée, les membres de la fratrie de Jean-Marie s’unissent face au comportement irrespectueux de leur grand-mère à l’égard de leur frère handicapé : « MP : C’est quand même le minimum quand on s’adresse à quelqu’un… Même au chien, je parle poliment moi ! MF : Mais même nous, de toute façon on n’aurait pas supporté. Là, c’était le rôle de notre père. Mais nous, on aurait fait pareil. F : Qui nous ? MF : Tous les quatre sans différence. MP : Ah ça oui ! On n’a pas le droit de toucher ! MF : Oui c’était pas du tout envisageable ! C’est notre frère, on lui parle pas comme ça…Ce n’est pas pour autant qu’on le protégeait car on lui foutait un ptit coup dans le cul quand il… je pense qu’on l’a beaucoup booster… MP : Je crois que ça a été un plus pour lui » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq / Marie-France, 66 ans, aînée dans une fratrie de cinq) Néjma insiste sur l’aide quotidienne apportée par l’ensemble des membres de la famille à l’égard de sa sœur Méissa : « Y’a l’aide de tout le monde. Tout l’monde, j’veux dire. Son frère aussi. Quand moi, j’ suis pas là, qu’elle veut un truc, elle va le voir et puis il l’aide. J’veux dire qu’elle a l’aide de tout le monde, tout l’monde l’aime bien ici, y’a pas de différence parce que non tout le monde met du sien pour que ça va mieux ou pour elle. A force de vivre avec, on sait c’qu’elle aime, c’qu’elle aime pas. C’est comme ça… » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Elle complète ses propos par le rôle de protection qu’elle se doit d’assurer auprès de sa soeur : « Par rapport à ma sœur, c’est parce que j’aime pas qu’on s’moque de ma sœur. Voilà. J’la protège. J’protége ma sœur, c’est ma sœur ! » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq). La fratrie s’accorde à perpétuer le bon fonctionnement de la “maisonnée” lors de l’absence des parents, « Regardez, j’ai été à l’hôpital dernièrement, il y a une petite semaine. C’est Audrey qui a été la chercher. Mon fils, c’est Eric qui l’a ramené » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre) ; lors des occupations du quotidien : « Des fois, elle veut sortir, lui dit : »Tu viens ? », elle se prépare, elle rigole et elle vient » (Néjma, 20 ans, troisième dans une fratrie de cinq) ; lors des vacances « Il a toujours été partout en vacances avec nous. Il partait avec nous » (MariePascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq) ; « Après même avant que mes parents soient un peu plus âgés, j’ai toujours amené Elise en voyage car je l’ai amené deux années de suite à l’étranger. Elle n’avait jamais pris le train quand elle est arrivée au CAT, alors qu’elle avait déjà pris l’avion. » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux) ; 98 A travers ces entretiens, on constate que les membres des fratries, qu’ils soient ou non impliqués auprès de leur frère ou de leur sœur handicapé(e) suivent une logique de “maisonnée”. Comme l’écrit Sibylle Gollac : « L’appartenance à la maisonnée peut se faire selon des modalités assez diverses, mais elle exige de toute façon le respect de certaines « règles » caractéristiques de la logique de maisonnée. Ces règles régissent le rapport de l’individu aux autres membres de la maisonnée, et au groupe dans son ensemble » (2003, p. 294). La vie conjugale de certains d’entre eux ne s’oppose pas à cette appartenance. Sibylle Gollac précise : « Chacun peut appartenir à plusieurs maisonnées. Un individu appartient à sa maisonnée conjugale. Par alliance, il peut aussi appartenir à une maisonnée étendue dont les membres appartiennent à la famille d’origine de son conjoint. L’individu se situe donc potentiellement à l’intersection des trois groupes dont les intérêts peuvent diverger. Dans la mesure où les maisonnées exigent, surtout dans les moments de « crise », le dévouement de ses membres, l’individu peut se trouver obligé de marquer son appartenance à l’une de ces maisonnées, ce qui risque de l’exclure des deux autres » (2003, p. 302). C’est ce qui s’observe dans le cas de Benoît, de Claire et de Jocelyne qui font le choix de leur “maisonnée”. Dans le premier cas, même si Benoît continue à travailler sur l’exploitation de ses parents, il se dévoue à sa propre famille, d’autant plus qu’il y est à nouveau confronté au handicap : « J’me suis mariée en 85, j’avais trente ans donc. Très longtemps j’ai habité avec elle sur l’exploitation… Donc j’avais plus de rapports. Tandis que là avec la famille et tout ça… Chacun sa vie familiale et pis… C’est du boulot… Béatrice, elle est toute propre, elle mange seule et tout ça… Ce sera direct dans un établissement, ce sera pas possible autrement… On a chacun nos vies de familles et nos contraintes… Nous on peut pas, nous c’est impossible, non on peut pas… Bin, chacun sa vie familiale quoi pis euh et pis… C’est trop de charges, trop de contraintes et faut voir bloquer le week-end et tout ca et tout tourne autour de Béatrice comme nous tout tourne autour de Grégory. C’est quand même une sacré contrainte, et encore le cas de Béatrice est quand même plus dégourdie de Grégory, là il y a pas de possibilité de rien faire » (Benoît, 55 ans, second sur une fratrie de six). Dans la seconde situation, Claire ne veut plus être liée à sa “maisonnée” d’origine qui souffre selon elle d’ « une grosse névrose familiale » : « Depuis deux ans, en fait je ne veux plus du tout, du tout, les voir c’est… Ça c’est très très mal terminé et je ne veux plus les voir … » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Elle a construite sa propre “maisonnée” en se mariant et en devenant mère et elle 99 désire la préserver : « J’voyais qu’il y avait mon fils et que il ne fallait pas hurler dans sa chambre quoi. Et je lui en ai terriblement voulu… Et à partir de… Dès que j’étais maman, moi, ça a été différent. J’lui en ai voulu. Maintenant, j’lui en veux plus, j’veux plus la voir. J’ai pas de mère en fait. Des fois, j’y pense. Des fois, j’suis mal… Je sais que mon fils, depuis qu’il est tout petit, il a toujours… enfin, j’l’ai protégé évidemment, s’il était avec des gens dangereux mais depuis qu’il est tout petit, il a toujours, déjà j’étais séparé de son père, donc, il allait chez son père ce qui est normal… Quand on est issue d’une famille qui n’a pas donné facilement… de se dire qu’on a pu renverser la vapeur… Je suis avec quelqu’un de très bien avec qui je discute beaucoup, qui m’apporte beaucoup, qui dit toujours que je lui apporte énormément. On évolue et on a toute une vie pour s’améliorer… Et protéger sa famille » (Claire, 45ans, aînée dans une fratrie de deux). Le cas de Jocelyne reste un cas particulier. Alors que le reste de sa fratrie vit pour leur propre “maisonnée”, à l’inverse, Jocelyne inclut son frère Jean dans la sienne en le considérant comme un fils supplémentaire : « C’est comme si c’était mon fils. J’suis un peu sa mère… Il a 6 mois de différence avec mon fils aîné. Il a été élevé avec tous mes enfants… Il va souvent chez eux, et chez mes filles… Ca se passe bien…Y joue au babyfoot avec le tiot de ch’fille. » (Jocelyne, 60 ans, seconde dans une fratrie de douze). Sybille Gollac aborde la notion de « sacrifice » fait à la “maisonnée”. Ce mot est souvent assimilé à la notion de dévouement : « Ils peuvent sacrifier leur temps de loisirs ou leur temps de travail, renonçant ainsi à leur carrière professionnelle… (…)… le sacrifice de la relation conjugale à la maisonnée » (2003, p. 302). Je prendrai alors les situations d’Hyacinthe et de Valérie. Rappelons le, Hyacinthe est divorcée parce qu’ « il y avait tout le temps des choses très dures ». Toute sa vie a été dirigée par les besoins de sa “maisonnée” d’origine : « J'étais au courant le jour, le jour… Je l'appelais, au moins, deux ou trois fois par semaine, je savais très bien que ça n'allait, que ça n'allait pas avec Gilles et puis je connaissais. Quand c'était trop dramatique, je descendais. Parfois, je descendais tout le temps, par rapport aux problèmes de santé, leur comportement, les souffrances des uns et des autres …et puis aider ma mère elle a 84 ans, elle a subi tout ça… Ça a été toute sa vie… Tout le temps… Et moi aussi » (Hyacinthe, 59 ans, seconde dans une fratrie de trois). Ses propos peuvent être assimilés à un sacrifice qui peut éventuellement expliquer sa situation conjugale. Sybille Gollac l’explique : « La logique de maisonnée met également en danger la famille conjugale dans la mesure où son existence au sein d’une des deux familles 100 d’orientation des époux implique un deséquilibre dans le poids de chacune de ces familles d’orientation. La logique de maisonnée requiert en effet une adhésion quotidienne de l’individu au groupe » (2003, p. 304). Quant à Valérie, elle utilise le mot « sacrifice » pour expliciter son dévouement à sa sœur : « C’est un sacrifice de tout moment. Je me donne à Elise. J‘agis pour elle, et l’amour que j’ai pour elle et l’amour qu’elle a pour moi, que les gens disent : « Bin oui, vous êtes en fusion ». D’habitude, on parle de fusion mère-enfant, mais là, c’est bien sœur-sœur. J’vois au début qu’elle est arrivée ici, on a mis, je ne sais plus combien d’années à ce qu’elle vire de mon lit, car elle dormait avec moi. Je n’arrivais pas à la faire dormir dans son lit. Et pourtant chez nos parents, on avait chacune notre chambre. Oui, mais je pense que nous avons été élevées comme deux filles uniques. Tantôt comme deux filles uniques dans ce qu’on nous a donné, tantôt comme deux sœurs collées. Notre fusion viendrait de ça !» (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Le sacrifice consenti à la “maisonnée ” serait le cas extrême observé de l’implication d’un membre d’une fratrie. Le membre de la fratrie impliqué ne vit que pour satisfaire la cause commune que représente le frère ou la sœur handicapé(e). Le concept de “maisonnée ” ne définit pas la raison pour laquelle un membre serait plus impliqué qu’un autre. Ce concept est donc à considérer en interaction avec les autres facteurs que nous avons envisagés dans le reste de cette partie. Florence Weber explique : « La maisonnée n’exige pas cependant la même chose de chacun. (…) Chaque individu a donc un rôle, une fonction spécifique au sein de l’unité de production domestique. C’est dans la définition de ce rôle que l’individu peut trouver des marges de manœuvre, négocier une forme d’appartenance plus ou moins « lourde » à la maisonnée. (…) Il existe plusieurs façons de négocier son rôle au sein du groupe, certains éléments (comme la place dans le réseau de parenté ou la proximité géographique, mais surtout le genre qui assigne des rôles particuliers) définissant des devoirs et des marges de manœuvre spécifiques » (2003, p. 306). Tous ces éléments confirment ce que nous avons analysé dans les chapitres précédents. Avant de conclure ce chapitre, j’aimerais compléter ce concept de “maisonnée ” en abordant un second concept qui me semble en être indissociable : le concept du don. En effet, s’impliquer pour sa “maisonnée”, c’est faire un don de soi pour que celle-ci perdure. Le don peut prendre différentes formes comme dans le cas du sacrifice où il est alors 101 global. Gérard Berthou renvoie la notion de sacrifice à : « l’image bien connue de la victime expiatoire ou du bouc émissaire, mais aussi à la signification spiritualisée et individualiste de la communion par le don de soi, par abnégation, ou encore par renoncement » (1993, p. 78). C’est Marcel Mauss qui, en menant une étude anthropologique sur plusieurs tribus amérindiennes, perçoit alors le don dans sa forme la plus archaïque. En parlant d’une tribu polynésienne, il écrira : « Ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses…(…)… ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites…(…). Ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu’ils soient rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique » (2007, p. 71). Le don serait composé d’une « trinité d’obligations » : « obligation de donner…(…), obligation de recevoir…(…), obligation de rendre » (2007, pp. 147-158). Une notion de dette s’introduit entre le donateur et le donataire. Par conséquent, le don, même s’il semble pourvu d’altruisme, n’est en fait qu’une recherche d’échange, de coopération, une recherche d’intérêt commun. Cette notion de réciprocité s’observe d’ailleurs dans les propos des membres des fratries interrogées. Alors que la fratrie d’Anne tente de lui apprendre des choses en vue de la faire progresser, en retour Anne revalorise sa en leur permettant d’être dans cette position de « ceux qui savent », de « ceux qui aident »… C’est ce que la mère d’Aurore explique : « J’pense qu’elle a progressé aussi, parce qu’elle a quand même progressé, par rapport à eux. Ça c’est pareil, c’est ce qu’on lui donne autour et y’a la répercussion qu’elle peut avoir sur eux aussi » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Toutes les personnes rencontrées donnent de leur temps à leur frère ou leur sœur handicapé(e) à travers diverses activités : les activités du quotidien : « On est restée deux jours, et on était à la campagne, on a fait de grandes balades avec elle » (Christine, 25 ans, seconde dans une fratrie de quatre) ; la surveillance, et réasssurance : « Moi, j’ai jamais souvenir qu’elle faisait des crises… Des fois, des difficultés, parce que j’lui disais : « Ne prends pas ça », et elle le prenait mais comme entre frère et sœur. Et je, je, la cadrais tout à fait bien. J’pense que je lui renvoyais du calme et de la réassurance… Enfin J’pense qu’elle devait pas être mal avec moi » (Claire, 45ans, aînée dans une fratrie de deux) ; les apprentissages divers : « J’pense que tous les trois, un moment ou à un autre, ils ont essayé de lui apprendre… Tous les trois, ils ont voulu à toute fin… essayer, et c’est normal ! » (Mère d’Aurore, 16 ans, benjamine dans une fratrie de quatre). Tous disent recevoir de leur frère ou sœur handicapé(e) un bienfait. 102 Pour certains, cela va prendre la forme des connaissances échangées, comme pour MariePascale : « La grand-mère avait des photos qui dataient de 1890 et elle lui montrait. Et il connaît. Alors quand on lui demande quelque chose : « Tu te rappelles de mon oncle Machin Truc ». « Ah bin oui c’est le frère du cousin qui est né en telle année » Il sait ! C’est la mémoire de la famille Et puis ci et puis ça ! » (Marie-Pascale, 62 ans, troisième dans une fratrie de cinq). Pour d’autres, ce seront des moments de partage avec une mise en relief des qualités du frère ou de la sœur handicapé(e) : « J’ai toujours été fière de ma sœur malgré son handicap J’la trouvais drôle. Encore maintenant, elle fait des tas de jeux de mots… » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Mais pour la majorité, ce qu’apporte le frère ou la sœur handicapé(e) c’est le développement d’une sensibilité particulière : « Je suis quelqu’un d’assez ouvert et… Je peux consacrer du temps aux autres. J’écoute, je suis là pour mes amis…J’aime ça… J’peux être très enthousiasme pour de p’tites choses… J’ai une conscience hyper aigue de la vie. Donc, de la vie, de la mort, de la fragilité des choses de… Moi, ma sensibilité, je la dois en partie à ma sœur » (Claire, 45 ans, aînée dans une fratrie de deux). Camille écrira dans le recueil de l’ASFHA : « Si plusieurs fois des personnes (notamment des parents) m’ont dit : « Michelle a de la chance de vous avoir comme sœur ! », je ne me souviens pas d’avoir entendu une seule fois quelqu’un dire que j’avais de la chance d’avoir Michelle pour sœur. Et pourtant, Michelle m’apporte tant. Sans elle, je ne serais pas la personne que je suis aujourd’hui et certaines de mes rencontres n’auraient pas été aussi riches qu’elles le sont. Certaines personnes ne connaitront peut-être jamais Michelle mais la qualité des relations que j’ai avec elles est marquée par le fait que Michelle fait partie de ma vie »63. Ces exemples illustrent la réciprocité des membres de la fratrie entre eux, ce qui renforce le ciment de la “Maisonnée”. Parallèlement à ces échanges, il est important de parler d’un ultime don : le don de vie et la dette aux parents qui en résulte. Dans un contexte tel que l’écrira Florence Weber : « On peut détacher dans l’analyse de Mauss deux points fondamentaux : d’une part, un laps de temps incompressible sépare le premier don (le don d’ouverture ou le premier Potlach), du contre don (le don du retour) ; d’autre part, le don grandit le donateur et abaisse le donataire » (Mauss, 2007, p. 23), il est possible de considérer l’implication d’un membre de la fratrie auprès de son frère ou de sa sœur 63 Issus du Recueil de l’ASFHA : « Parents, nous voudrions vous dire ». 103 handicapé(e) comme un paiement différé de sa propre naissance. Une seule enquêtée entrevoit ce point de vue : « J’pense pas que mes parents aient préféré Elise à moi. Jamais je ne l’ai vu comme cela. Ils l’ont protégée ce que je trouve normal du fait que si Elise prenait une tarte, elle n’aurait jamais rendu, donc il fallait la protéger plus qu’un autre enfant… Mais je ne fais pas parti des enfants où on fait des comptes, à savoir qui a eu plus que l’autre. Moi, je ne connais pas ce sentiment là. On a eu la chance d’avoir des parents qui nous ont beaucoup aimé, qui nous ont beaucoup donner, ce qui fait que l’on peut beaucoup donner à notre tour. On dit toujours qu’on peut donner en fonction de ce qu’on a eu, mais nous on a reçu beaucoup ! » (Valérie, 54 ans, aînée dans une fratrie de deux). Ce don à la forme particulière possède le même objectif que les autres. Tous permettent de consolider, protéger la “Maisonnée” dont le frère ou la sœur handicapé(e) est la « Cause commune » pour laquelle tous doivent oeuvrer. La “Maisonnée” n’explique pas l’implication des membres des fratries mais sert de socle à sa construction. C’est d’ailleurs ce que Florence Weber avance : « Il n’est pas question de nier les relations inégales qui peuvent exister entre les membres de cette maisonnée : inégalités de classe et inégalités de genre se combinent ou se compensent pour expliquer que certains se dévouent plus que d’autres à la cause commune » (2003, p. 24). Cette dernière partie d’analyse a mis en évidence plusieurs aspects. Le premier est que la présence d’un militantisme dans une famille influe sur une conduite familiale globale que certains membres vont reproduire, même si c’est de façon diversifiée. Il n’explique pas l’implication auprès d’un frère ou d’une sœur handicapé(e), mais peut l’influer dans une de ces formes. Le second aspect a dénoté que les membres des fratries appartiennent tous à un système que nous pouvons nommer famille, ou encore “Maisonnée”. Dans le cas où celle-ci fonctionne, chaque membre s’y inscrit dans un rôle et endosse une conduite. Le lien qu’il entretient avec les autres contribue à la survie de la “Maisonnée”. Même si tout ce fonctionnement se construit à l’insu de chacun, un membre, de part des raisons qui lui sont propres, se verra attribuer le rôle d’« impliqué ». L’implication deviendra d’autant plus forte et réussie qu’elle sera explicite et qu’elle prendra la forme d’une promesse. Pour finir, certains aspects de la trajectoire de vie des membres des fratries, comme la proximité géographique, la vie conjugale ou le fait d’avoir 104 des enfants, sont des facteurs facilitant l’implication de par la disponibilité qu’ils peuvent offrir. Ils peuvent néanmoins résulter de choix, pour permettre cette implication ou au contraire faire en sorte qu’elle ne soit pas facilitée. L’analyse ainsi exposée met en exergue l’influence de facteurs explicatifs plus ou moins déterminant en ce qui concerne l’implication d’un membre d’une fratrie auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). Des constantes dans les conduites des membres des fratries tendent à mettre en évidence une forme “habitus”. En effet, le terme d’ “habitus” provient du verbe latin habere, soit l’une des formes anciennes du verbe avoir. Les dérivés de ce mot sont nombreux : habit, habitude, habitat, habileté… Mais le mot “ habitus” se veut plus global. Il se réfère à tout ce que l’individu possède. Je me référai à la définition qu’en donne Pierre Bourdieu qui explique « L’habitus, comme le mot le dit, c’est ce qu’on a acquis, mais qui s’est incarné de façon durable dans le corps sous forme de dispositions permanentes. La notion rappelle donc de façon constante qu’elle se réfère à quelque chose d’historique, qui est lié à l’histoire individuelle » (Bourdieu, (Questions sociologiques, 1980, pp. 134-135) cité par Accardo et Corcuff, 1986, p. 69). L’individu, que Bourdieu appelle « Agent social » « est agi (de l’intérieur) autant qu’il agit (l’extérieur). Système de dispositions à agir, percevoir, sentir et penser d’une certaine façon, intériorisées et incorporées par les individus au cours de leur histoire, l’“habitus” se manifeste fondamentalement par le sens pratique, c’est à dire l’aptitude à se mouvoir, à agir et à s’orienter selon la position occupée dans l’espace social, selon la logique de champ et de la situation dans lesquels on est impliqué, et cela sans recours à la réflexion consciente, grâce aux dispositions acquises fonctionnant comme des automatismes » (cité Accardo, Corcuff, 1986, pp. 67-68). En se voyant adresser implicitement un rôle particulier au sein d’une fratrie, mais aussi au sein de la “maisonnée”, l’individu développe une conduite « naturelle » déterminé par le produit dont il est résultat. Bourdieu explique : « Nécessité 105 incorporée, convertie en disposition génératrice de pratiques sensées et de perceptions capables de donner sens aux pratiques ainsi engendrées, l’habitus, en tant que disposition générale et transposable, réalise une application systématique et universelle, étendue audelà des limites de ce qui a été directement acquis, de la nécessité inhérente aux conditions d’apprentissage : il est ce qui fait que l’ensemble des pratiques d’un agent (ou de l’ensemble des agents qui sont le produit de conditions semblables) sont à la fois systématiques en tant qu’elles sont le produit de l’application de schèmes identiques (ou mutuellement convertibles) et systématiquement distinctes des pratiques constitutives d’un autre style de vie » (Bourdieu, 1979, p. 190). L’analyse des facteurs explicités dans les chapitres précédents serait alors révélatrice d’un “habitus de fratrie avec handicap menée qui se caractérise par la responsabilité de l’aîné, par le dégagement de toute responsabilité du benjamin, la fille comme “aidante” familiale. 64 64 Recueil de dessins réalisés par Pierre Haut pour l’ASFHA 106 CONCLUSION 107 Afin de conclure sur cette recherche, je commencerai par lever les hypothèses émises en introduction, puis, j’aborderai les apports de ce travail selon trois angles d’approche. Deux hypothèses avaient été posées. La première hypothèse stipulait que le type d’implication de la fratrie était lié au modèle familial dont elle était issue. Cette hypothèse est confirmée. En effet, nous avons pu constater qu’être issue de la même “Maisonnée” conditionne un certain nombre de conduites pour chacun des membres la composant. Les membres impliqués oeuvrent, se donnent de façon singulière, pour préserver la cause commune qui est ici celle du frère ou de la sœur handicapé(e). Un environnement militant aura tendance à être reproduit dans les conduites familiales générales. Les conditions dans lesquelles se sont faites l’annonce de l’arrivée du handicap dans la “Maisonnée”, la recherche de la normalisation en réponse à la confrontation de la stigmatisation. Ces différents évènements mobilisent la famille autour de bons souvenirs, remémoration propices à des stratagèmes de maintien d’une cohérence de “Maisonnée” d’origine. Dans ce système familial, un membre se verra alors attribuer plus ou moins implicitement le rôle de l’“impliqué”. Dans les fratries où se situe un seul membre valide (situation de Valérie et d’Hyacinthe), c’est celui-ci qui se voit endosser ce rôle, sauf dans le cas où la “Maisonnée” présente un dysfonctionnement (situation de Claire). Dans les autres fratries, des facteurs propres aux individus vont jouer un rôle déterminant pour qu’ils deviennent l’“impliqué”. Il s’agit du genre et du rang dans la fratrie (situation de Néjma, Jocelyne…). A l’inverse, ces mêmes facteurs sont alors déterminants pour expliquer l’absence d’implication (situation d’Aurore, Benoît, Karim et Marie-France). Ce raisonnement s’explique par le fait que les membres des fratries sont liés les uns avec les autres : si l’un est impliqué, l’autre ne l’est pas, en raison des mêmes facteurs. Par exemple, si Néjma est impliquée du fait qu’elle est de sexe féminin, ces frères ne le sont pas du fait qu’ils sont de sexe masculin. Ainsi, si je devais envisager un idéal-type d’“impliqué”, ce serait une personne de sexe féminin, en position d’aînée, serait issue d’une “maisonnée ” au bon fonctionnement, c'est-à-dire où la personne handicapée en édifié en cause commune de la maisonnée. Les autres facteurs que nous avons analysés ont des impacts moins déterminants. Le fait de se représenter l’handicap comme une punition pour la “Maisonnée”, ainsi que le 108 fait de devoir promettre d’être le garant de la cause commune ne font que renforcer l’implication en lui donnant alors un caractère inéluctable. Tandis qu’appartenir à une fratrie jeune ou ancienne influe sur la forme que prendra l’implication en raison de l’évolution de l’environnement sociétal. Il se dégage donc une hiérarchie de facteurs explicatifs à l’implication. Alors que le « modèle structurel » le détermine, le « dynamisme familial » le facilite. Quant au « vécu du handicap », il participe à l’élaboration d’une meilleure adaptation à un vécu singulier du handicap. Néanmoins, à l’intérieur de chacune de ces catégories, des facteurs prédominent par leur impact : le rang et le sexe des membres de la fratrie conditionnent le sens de l’implication ; un célibat et une proximité géographique permettent une disponibilité sans contrainte pour l’exercice de l’implication ; une acceptation du handicap au sein de la famille élargie permet que le handicap soit vécu avec moins de souffrance. Mais c’est en étant combinés les uns aux autres que ces facteurs débouchent sur des conduites d’implication cohérentes La seconde hypothèse partait du postulat que les fratries dont un membre était en situation de handicap développaient un “habitus de stigmatisation”. Cette hypothèse est infirmée. En effet, je n’ai pas observé qu’un “habitus de stigmatisation ” se développait chez les membres interrogés. Cependant, un habitus d’une autre nature semble se dégager, celle d’un “habitus de fratrie avec handicap ”qui se caractérise par la responsabilité de l’aîné, par le dégagement de toute responsabilité du benjamin, la fille comme “aidante” familiale. Ce travail de recherche a permis plusieurs .apports. Le premier est d’ordre personnel. Toute cette démarche m’a enrichie de connaissances théoriques et empiriques. Elle m’a offert un regard neuf, sociologique, qui complète un regard jusque là psychologique. Elle m’a permis d’acquérir une compréhension de ce qui se jouait implicitement dans mon propre vécu que ce soit dans ma situation de sœur aînée, les “maisonnées” auxquelles j’appartiens, mais aussi, de façon plus globale, sur les fratries. Le second apport de ce travail est professionnel. Lorsque j’ai entrepris cette recherche, je suis partie avec un certain nombre de prénotions en lien avec mon expérience. Tout d’abord, je ne travaillais avec les fratries qu’à travers des situations d’urgence et de tension : décès des parents, difficultés administratives diverses, soucis organisationnel du 109 quotidien, intérêt financier… De ce fait, je me représentais le vécu de la sœur ou du frère de la personne handicapée comme un vrai calvaire quotidien imposé par des parents non prévoyants de l’avenir. Cette vision m’apparaît aujourd’hui bien simpliste. La vie de ces fratries est composée tout autant de moments de gaieté que de moments douloureux. La sollicitation des fratries se justifie dans un dédale de dispositifs législatifs où il est difficile de se repérer. Dans des phases de transition, l’éclairage professionnel a toute sa pertinence. En tant qu’éducatrice spécialisée, je me dois de faire un lien entre les familles et le champ complexe du secteur médico-social en proposant un accompagnement adéquat. Par ailleurs, je ne comprenais pas pourquoi, dans certaines situations, aucun membre de fratrie ne “voulait” s’impliquer auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e), où à l’inverse semblait vouloir s’immiscer dans le travail social. Dans le premier cas de figure, j’avais l’impression qu’ils se « débarrassaient» de leur frère ou de leur sœur handicapé(e) vers l’institution, dans le second qu’ils dévalorisaient systématiquement le travail des professionnels. Une nouvelle fois, je me rends compte aujourd’hui que mon raisonnement était empreint de fausses idées. En effet, le frère et la sœur non handicapé(e) sont le produit d’un processus familial complexe dans lequel il ont été baignés toute leur enfance qu’ils répercutent une fois adulte. Divers facteurs ont influé sur la personne qu’ils sont aujourd’hui et qui les mettent ou non à la place de l’impliqué. Je ne m’imaginais pas que chaque membre d’une fratrie se voyait attribuer à son insu un rôle significatif au maintien du bon fonctionnement de sa famille. De plus, j’ai pris conscience que ce regard jusqu’alors faussé sur les fratries s’entendait très souvent dans le discours des professionnels. La famille n’est que peu souvent perçue comme un système dans lequel toutes les personnes qui la composent peuvent contribuer au bien-être de la personne accueillie en secteur médico-social et à une meilleure prise en charge institutionnelle. Le travail de partenariat se fait plus souvent avec les parents. On oublie généralement que le frère ou la sœur valide peut aussi se sentir moralement impliqué par les difficultés et le quotidien de son frère ou de sa sœur handicapé(e), que ce soit directement (par exemple, mesure de protection, hébergement…) ou indirectement (rapports fraternels, échange de nouvelles…). Par ailleurs, les professionnels se représentent mal qu’un frère ou une sœur non handicapé(e) ne soit pas impliqué auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e). Ces propos sont régulièrement entendus : « C’est son frère quand même !». Par conséquent, les nouvelles connaissances acquises lors de ce travail de recherche, mais aussi de part les 110 liens que je peux à présent effectuer entre les vécus des fratries interrogées et les fratries avec lesquelles je travaille, ont tout de suite trouvé un intérêt compréhensif dans ma pratique professionnelle au quotidien. Elles me permettent d’avoir un rôle de médiation entre la fratrie, les professionnels et les partenaires divers (tels que les familles d’accueil, les tutelles d’Etat…), de favoriser les échanges entre chacune des personnes pour une meilleure prise en charge des accueillis. Ce rôle de médiation s’applique aussi auprès des personnes handicapées qui, entre elles, comparent, parfois douloureusement, l’implication ou non de leur fratrie auprès d’elle. Cette recherche me permet d’avoir un regard plus éclairé à l’égard des fratries, mais aussi à l’égard des personnes extérieures avec lesquelles je partageais le même jugement faussé. Le troisième apport de ce travail de recherche se veut plus ambitieux. Mes différentes lectures m’ont permis de parcourir un ouvrage dirigé par Florence Weber intitulé « Trouver la juste place des familles, Charges de famille, Dépendance et parenté dans la France contemporaine », axé sur la solidarité intergénérationnelle. J’ai repéré un certain nombre de similarités dans les facteurs invoqués pour expliquer l’implication auprès des parents vieillissants celui du genre, du rang dans la fratrie, de la proximité géographique, de répartition des rôles, contribuant au maintien de la “maisonnée”. Cette récurrence peut au préalable sembler surprenante et me permet d’envisager un autre questionnement. Comment se jouerait l’implication dans une famille dont la fratrie serait touchée par le handicap et où les parents vieillissant deviendraient dépendants ? Est-ce le même membre qui s’impliquerait ou verrait-on une nouvelle répartition de rôles s’organiser ? Seule une nouvelle recherche pourrait permettre d’y répondre. Par ailleurs, j’ai axé mon travail de recherche sur le handicap mental car je souhaitais garder un lien direct avec mon expérience professionnelle. Il serait désormais intéressant d’entreprendre ce même travail en considérant l’implication de la fratrie touchée par le handicap physique. Nous pourrions trouver, peut-être, un certain nombre de similitudes. 111 BIBLIOGRAPHIE ALBARELLO (L), 1999, Apprendre à chercher L’acteur social et la recherche scientifique, Paris, Bruxelles, De Boeck Université ACCARDO (A), CORCUFF (P), 1996, La sociologie de Bourdieu, Bordeaux, Le Mascaret. ATTIAS-DONFUT (C), 1995, Les solidarités entre générations, Vieillesse, famille, état, Paris, Nathan BALDNER (J-M), GILLARD (L), 1993, Simmel et les normes sociales, Paris, L’harmattan BAREL (Y), 1973, La reproduction sociale : Systèmes vivants, invariance et changement, Paris, Anthropos BÉRUBÉ (L), 1991, Terminologie de neuropsychologie et neurologie du comportement, Montréal, Les Éditions de la Chenelière Inc. BERTHOUD (G), 1993, Esprit du sacrifice et secret du don, Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, Paris, Découverte BOUDON (R), 1993, Les méthodes en sociologie, Paris, PUF BOURDIEU (P), 1979, La distinction, Paris, Les éditions de minuit COMMAILLE (J), STROBEL (P), VILLAC (M), 2002, La politique de la famille, Paris, La Découverte DAUNE-RICHARD (A-M), 2001, « Hommes et femmes devant le travail et l’emploi », in. BLOSS (T) dir., La dialectique des rapports hommes-femmes, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 127-146 DONA (A), 2004, Cricri, Paris, Anne Carrière 112 DUBET (F), 2002, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil DURU-BELLAT (M), JARLEGAN (A),2001, « Garçons et filles à l’école primaire et dans le secondaire », in. BLOSS (T) dir., La dialectique des rapports hommes-femmes, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 73-83 FOUCART (J), 2003, Sociologie de la souffrance, Bruxelles, De boeck GOFFMAN (E), 1977, Traduit en 2002, L’arrangement des sexes, Paris, La dispute Le genre du monde. GOFFMAN (E), 1975, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions de minuit. GOJARD (S), GRAMAIN (A), WEBER (F) dir, 2003, Charges de famille : Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte. GOLLAC (S), VAILLY (J),in GRAMAIN (A), GOJARD (S), WEBER (F) dir, 2006, Trouver la juste place des familles, Charges de famille Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte KORFF-SAUSSE (S), NELSON (J-R), VIAL-COURMONT (M), BEN SOUSSAN (P) dir., 2000, Naitre différent, Ramonville-Saint-Agne, Erès. LACOSTE-DUJARDIN (C), 2003, « La discrimination garçon/ fille constitutive de l’identité de genre au Maghreb », in. HURTIG (M-C), KAIL (M), ROUCH (H) dir., Sexe et genre, Paris, CNRS Editions LALLEMENT (M), 2005, Histoires des idées sociologiques. De Parsons aux contemporains, Paris, Armand Colin. LALLEMENT (M), 2005, Histoires des idées sociologiques. Des origines à Weber, Paris, Armand Colin. LETT (D), 2004, Histoires des frères et sœurs, Paris, La Martinière 113 LIBERMAN (R), 1991, « Approche historique et sociologique de la construction du concept d’handicap », in C.GARDOU dir., Handicaps handicapés Le regard interrogé, Toulouse, Erès , pp. 18-25. MAUSS (M), 2007, Préface de Florence WEBER, Essai sur le don, Paris, PUF PAILLE (P), 2006, La méthode qualitative Postures de recherche et travail de terrain, Paris, Armand Colin. PERETZ (H), 2004, Les méthodes en sociologie L’observation, Paris, La découverte. PITROU (A), 1996, Les politiques familiales Approches sociologiques, Paris, Syros PRONOVOST (G), 1996, Sociologie du temps, Paris, De Boeck Université SEGALEN (M) dir, 1991, Jeux de famille, Paris, Presses du CNRS. SEGALEN (M), 2004, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin. ARTICLES INTERNET BECKER (H), 2006, Sur le concept d’engagement, SociologieS, Revue scientifique internationale http://sociologies.revues.org/dcoument642.htlm 114 Nom: PRENOM: DATE DU JURY: JENDREJESKI Florence 12 MARS 2009 FORMATION : DIPLOME SUPERIEUR DU TRAVAIL SOCIAL TITRE : ETRE FRERE OU SŒUR D’UN ADULTE DEFICIENT INTELLECTUEL Les facteurs sociaux de l’implication MOTS CLEFS : Famille, fratrie, handicap, implication, rang dans la fratrie, genre, maisonnée RESUME : Les observations professionnelles au sien d’un ESAT sont à l’origine de ce travail de recherche. Force d’échanges multiples avec les familles, j’ai pu constater qu’au-delà des rapports fraternels, certains membres d’une fratrie adulte s’impliquent plus particulièrement auprès de leur sœur ou de leur frère handicapé mental : par le biais d’une mesure de protection, de l’hébergement, du soin… Deux cas extrêmes s’observent : alors que certains frères ou sœurs centrent leur vie sur celle de leur frère ou sœur handicapé(e), d’autres ont coupé tout contact avec eux. Quelles en sont les raisons ? Existe-t-il un “habitus de la stigmatisation” qui justifie ces conduites ? Quels sont le ou les facteurs qui expliquent cette implication d’un frère ou d’une sœur valide auprès de son frère ou de sa sœur handicapé(e) ? L’enquête menée auprès de membres de fratries, impliqués ou non, jeunes ou âgés, hommes ou femmes, ainsi que les observations effectuées au sein d’association de fratries de personnes handicapées tentent d’apporter un éclairage sur les raisons de cette implication. Après avoir défini les champs du handicap et de la famille, cette recherche axée sur les vécus des fratries tentera de répondre à cette question sur l’implication. Trois catégories de facteurs explicatifs seront analysés : le vécu du handicap, des variables familiales d’ordre structurel et le dynamisme familial. Au regard de cette recherche, je tenterai d’expliquer comment les apports de cette recherche me permettent de mieux comprendre ce qui se joue dans les fratries et comment cela influe sur ma pratique, pour une meilleure prise en charge de la personne handicapée accueillie. NOMBRE DE PAGES : 113 VOLUME ANNEXE : 7 CENTRE DE FORMATION : Université de Picardie, Direction de l’Education Permanente 10, rue de Frédéric Petit 80048 AMIENS Cédex 1