interview d`Yvon Le Men - actu littérature et société

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interview d`Yvon Le Men - actu littérature et société
ACTU Littérature et société
Interview par Françoise Rio
PAROLE DE POÈTE : ENTRETIEN AVEC YVON LE MEN
Né en 1953 à Tréguier, Yvon Le Men vit de, pour et par la poésie qu’il écrit et lit lors de
récitals. À Lannion, où il vit, comme au festival Étonnants voyageurs de Saint-Malo, il
invite des poètes du monde entier. Certains de ses poèmes se sont retrouvés dans le
roman policier du suédois Björn Larsson Les poètes morts n’écrivent pas de romans
policiers (Grasset, 2012), attribués au personnage d’un poète assassiné.
À 19 ans, vous choisissez de vivre en poète, à l’exclusion de tout autre métier. Comment et
pourquoi ce choix s’est-il imposé et y-a-t-il eu un prix à payer ?
Dans ma famille, on lisait beaucoup, même s’il y avait peu de livres, on racontait et on
écoutait des histoires, de même qu’à l’école primaire où l’instituteur nous lisait des fables de
La Fontaine ou des poèmes de Hugo. J’ai ainsi découvert très tôt la puissance de la parole.
Adolescent, alors que j’avais créé avec des amis une troupe de théâtre, j’ai joué le rôle de
Kaliayev dans Les Justes de Camus, dont je partage toujours l’idée que la fin ne justifie pas
les moyens : j’ai ressenti alors comment on peut faire résonner un texte en le proférant.
Étudiant en histoire-géographie à Rennes et militant d’extrême-gauche, j’ai écrit en forcené,
nuit et jour, des poèmes rassemblés dans Vie, mon premier recueil publié en 1974 par Pierre
Jean Oswald, qui m’a fait connaître des poèmes du monde entier. Auparavant, le 12 octobre
1972, lors de la grève des ouvriers des Kaolins à Plemet, j’étais monté sur scène, juste avant
Gilles Servat, pour dire mes poèmes devant ces gens de mon enfance, qui m’ont écouté.
Cette première fois fut comme une révélation : ce métier allait être le mien, pour toujours.
J’ai alors arrêté mes études et quitté mon poste de pion, pour être poète à temps plein. Mon
père m’avait dit avant de mourir : « Si tu as un rêve, suis-le ». Il y a bien sûr un prix à payer :
la pauvreté, que j’avais connue durant mon enfance, le froid, qui rend parfois l’écriture
difficile, l’inconfort extrême, l’inquiétude. Je n’ai commencé à gagner correctement ma vie
qu’en 1990.
Orphelin de père à l’âge de douze ans, vous rencontrez en 1974 vos trois « pères en
poésie » : Eugène Guillevic et Xavier Grall, poètes bretons, ainsi que Jean Malrieu,
originaire du Tarn. Dans quelle mesure votre œuvre se nourrit-elle de cet héritage, et aussi
de son ancrage dans votre Bretagne natale ?
Quand on a perdu son père, soit on ne veut plus en rencontrer, soit on en cherche et on en
trouve, un ou plusieurs. À vingt ans, le manque de mon père m’a conduit à avoir des maîtres
tout en revendiquant ma liberté. Quand je suis tombé sur le vers de Jean Malrieu « Le bruit
court qu’on peut être heureux », j’ai traversé la France pour en rencontrer l’auteur :
lumineux, solaire, il m’a fait connaître Breton et le surréalisme et permis de comprendre la
poésie anthropomorphique de Guillevic qui a vraiment inventé un nouveau rapport aux
choses, dès les années 1930. Je rencontrais Guillevic lors de mes passages à Paris. Avec
Xavier Grall, nous partagions une forte ressemblance physique et un enracinement dans la
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terre bretonne. Ces trois poètes, trois coups de foudre en amitié, ont renforcé mon envie
d’être poète, en me reconnaissant comme l’un des leurs.
Quant à mon lien avec la Bretagne, il est d’ordre physique, chimique, sans rapport avec le
nationalisme dont je me suis toujours tenu éloigné. Le breton m’est une langue inconnue
mais pas étrangère car je l’ai entendue durant mon enfance. Je me sens lié également à la
forte tradition orale qui existe en Bretagne, à la figure du barde, aux légendes autour de
l’Ankou, à la présence de la mort dans la vie comme le raconte Anatole Le Braz dans La
Légende de la Mort… Et la Bretagne, c’est aussi Ernest Renan, né à Tréguier mon village
natal, Tristan Corbière, originaire de Morlaix, Louis Guilloux que je n’avais pas osé aller
rencontrer à Saint-Brieuc. Par ailleurs, comme d’autres membres de ma famille, je porte un
prénom lié à Saint Yves, né à Minihy-Tréguier, saint patron des avocats, vénéré en Bretagne.
Vivre en poète, c’est autant écrire que dire la poésie, la vôtre ou celle des autres. Quelle
relation entretiennent la voix et l’écriture poétique ? Quelle est la part de l’oralité dans
votre rapport à la poésie ?
Je suis extrêmement sensible aux voix. J’ai été élevé par des femmes à la voix forte, à
commencer par celle de ma mère, tandis que j’ai hérité de la voix douce de mon père. Sans
micro, je n’aurais jamais pu exercer mon métier.
La poésie, c’est physique, cela tient de l’incarnation. Quand je dis un poème, je fais corps
avec les mots, sans distance. Sur scène, dans l’ici et maintenant, on mesure l’effet immédiat
de la parole poétique sur le public.
Quant à l’écriture, elle naît toujours d’une émotion, de ce qui met en mouvement. Une
image, une phrase peuvent surgir à tout moment, par exemple en écoutant en boucle une
chanson, moyen fulgurant de revenir en arrière. Je peux écrire en « contre » – contrer les
blessures, les morts, contester le monde – ou en « pour » – quand il s’agit de dire
l’enchantement du monde. Certains poèmes naissent d’une inspiration, d’autres sont le fruit
d’un travail continu, de longue durée.
Pendant une vingtaine d’années, vous avez écrit et publié essentiellement des recueils de
poèmes en vers libres puis, vers l’âge de quarante ans, vous avez commencé à publier des
récits en prose, ou bien à mêler vers et prose par exemple dans Besoin de poème, soustitré Lettre à mon père (Seuil, 2006). Ce choix de la prose ou du vers est-il affaire de
moments, d’émotions ou de sujets différents ?
Vie, mon premier recueil, alternait déjà la prose et le vers, mais alors j’avais commencé à
écrire sans savoir que j’écrivais ; ce premier livre est un livre innocent, un livre malgré lui, ce
qui fait aussi sa force. J’ai ensuite choisi le poème pour le deuxième recueil, En espoir de
cause (L’Harmattan, fonds Oswald, 1975) sans doute parce que j’avais trouvé dans l’énergie
du vers, avec des phrases pas forcément achevées, des rythmes qui correspondaient à ma
vie d’alors, et j’ai continué à explorer la poésie jusqu’à ce que mes poèmes soient de plus en
plus silencieux… À quarante-deux ans, l’âge auquel mon père est mort, je venais de perdre
une amie emportée par la maladie à quarante ans, j’étais dans une impasse : l’un des
poèmes du recueil L’Echo de la lumière (Rougerie, 1997) est constitué d’un seul vers (« Elle
n’est pas morte dans mes yeux »), et je me suis dit qu’après ce poème c’était la page
blanche. Je me suis alors demandé qui était mon premier mort : c’était le père Noël. J’ai
écrit : « Mon premier mort fut le père Noël. Le second, le chien Arthur, Arthur Mille-balles.
Arthur, à cause du poète ; Mille-Balles, à cause de son prix. » Je me suis dit « Tiens, ça c’est
une histoire qui commence ». Je suis revenu au monde d’ « Il était une fois », d’avant
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l’apprentissage de la langue. Les mots affluaient, alors qu’en poésie un mot est souvent un
mot de trop – en prose aussi si on écrit vraiment mais cela on ne le sait qu’après un certain
temps. J’ai écrit une série de petits récits de trois, quatre pages, des contes qui butant les
uns contre les autres racontent une histoire publiée sous le titre Le Petit tailleur de shorts
(Flammarion, 1996 ; « le petit tailleur », comme celui du conte, et « short » comme « short
stories » ou « se faire tailler un short »). Puis un deuxième recueil de récits est venu (La Clé
de la chapelle est au café d’en face, Flammarion, 1997) puis un troisième (On est sérieux
quand on a dix-sept ans, Flammarion, 1999) et ainsi de suite… Mais avec Besoin de poème
(Seuil, 2006) je suis revenu à l’alliage de la prose et de la poésie – la prose étant la marche, la
poésie serait la danse – de manière cette fois maîtrisée contrairement à ce qu’était mon
premier recueil. Je lis beaucoup de romans, de prose, suivant les heures de la journée. Je lis
plutôt de la poésie le matin, et des romans noirs le soir. J’ai lu par exemple une cinquantaine
de romans de Simenon qui n’est pas du tout un poète mais un écrivain immense, capable
d’être tout le monde. C’est intéressant pour un poète de lire des récits qui évitent le trop
poétique car il n’y a rien de pire pour un poème d’en rajouter, de faire trop de poésie.
Gombrowicz disait « Trop de poésie, c’est comme trop de sucre dans le café ». Un poète doit
se surveiller, éviter l‘excès de poésie.
Le partage entre prose et poésie ne tient pas aux sujets mais au temps dont on a besoin.
Parfois on a besoin d’ouvrir une fenêtre quand à d’autres moments il faut sortir de la
maison. Un de mes poèmes dit « Ils se sont tellement aimés / que la mort recula d’une heure
/ pour les laisser passer » : c’est un roman minuscule mais si je montre ça à un éditeur, il va
me dire « C’est un peu court, jeune homme ». Au contraire, Proust passe par une infinité de
phrases, explore sa mémoire pour nous rajeunir, explore le mécanisme jusqu’au bout pour
que nous, on se réveille. Guillevic, qui lisait peu de romans mais qui aimait Proust, disait
« Assiettes en faïence usées / Dont s’en va le blanc, / Vous êtes venues neuves / Chez nous. /
Nous avons beaucoup appris / Pendant ce temps » (Terraqué, Gallimard, 1978) : c’est la
Recherche du temps perdu … brève ! Ou bien, j’écris : « Même plié dans l’armoire / le ciel
sent bon ». Voilà. Donc, prose ou poésie, cela dépend. C’est comme lorsqu’on invite
quelqu’un à manger : on l’invite au petit déjeuner, ou bien au repas du soir, pour faire
ripaille, ce n’est pas le même repas.
Quel est votre rôle dans l’organisation du festival de Saint-Malo Étonnants voyageurs, aux
côtés de Michel Le Bris ? Vos voyages, en relation avec votre travail, ont-ils infléchi votre
itinéraire d’écrivain ?
En 1992, grâce à Roger Leroux, j’ai créé à Lannion les rencontres avec des poètes ou des
écrivains, nommées Il fait un temps de poème d’après un vers de Jean Malrieu. Il s’agissait
d’inviter, sans hiérarchie, des gens qui me touchaient et qui créaient en moi un poème, ou
qui me donnaient un univers poétique. Il y a eu par exemple Bernard Noël, Charles Juliet,
Andrée Chedid, Jean-Claude Izzo, Claude Vigée, pour les Français, parmi beaucoup d’autres
poètes du monde entier. Comme Michel Le Bris connaissait ces rencontres, il m’a demandé
en 1997 d’intégrer la poésie au festival Étonnants voyageurs. J’avais auparavant voyagé pour
faire mon métier, en Algérie, en Finlande, en Hongrie ou en Espagne ; j’ai rencontré des
poètes un peu partout, et j’avais envie que les gens d’ici les connaissent. Mon travail, à
Lannion comme à Saint-Malo, et également à la bibliothèque d’Achères (Yvelines) consiste à
les mettre en valeur par la mise en voix de leurs textes. J’ai par exemple invité un poète
chinois, Shu Cai, aux côtés de Qiu Xiaolong, auteur de la fameuse série de romans policiers
des Enquêtes de l’inspecteur Chen Cao : son héros est un flic-poète de Shanghai, dont j’ai lu
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les poèmes. Xiaolong lui-même est un poète, un poète qui n’a pas continué, qui s’est
déployé dans le roman.
Comment êtes-vous devenu le poète assassiné dans le roman de Björn Larsson, Les poètes
morts n’écrivent pas de romans policiers (Grasset, 2012) ?
Björn et moi sommes amis depuis longtemps. Un jour en 2000, ensemble à Sarajevo
dévastée, nous avons beaucoup parlé de prose et de poésie ; plus tard, il m’a demandé de lui
prêter une quarantaine de mes poèmes pour en faire les textes de son personnage Yan
Y.Nilsson, un poète assassiné après avoir accepté d’écrire un roman policier, à la demande
de son éditeur. Je lui ai répondu par un texte intitulé « Je ne veux pas finir dans un roman »
dans un recueil de nouvelles Existence marginale mais ne trouble pas l’ordre public
(Flammarion, 2012).
Fin 2013, Pôle Emploi vous radie rétroactivement du statut d’intermittent du spectacle que
vous aviez obtenu en 1986, arguant que votre travail ne serait plus celui d’un artiste du
spectacle vivant. On vous demande en outre de rembourser près de 30 000 euros de tropperçu 1. Désemparé, vous devez actuellement vous défendre par la voie juridique, avec
l’aide d’un avocat, tout en répondant à la machine administrative par un long poème
publié en octobre 2014 aux éditions Bruno Doucey, En fin de droits. Qu’est-ce que cette
situation particulière dit selon vous de notre société et de la place des artistes et poètes ?
J’ai mené une vie d’écrivain et d’artiste de scène, on m’a donné ce statut d’intermittent qui
permet d’être payé pour préparer des spectacles. Tout à coup, on me le retire au motif que
certaines prestations seraient de l’animation scolaire ou de la conférence. Or, ma façon de
penser la poésie, c’est de la dire, c’est tout. C’est comme si l’on considérait qu’un musicien
est un musicologue. Je peux être un musicologue, mais je suis d’abord un musicien. D’autre
part, on me reproche d’être le directeur de fait de l’association Chant manuel avec laquelle
je travaille ; or, je n’ai pas le carnet de chèques de cette association dont je ne suis même
pas membre. Je conteste ces accusations auxquelles j’ai répondu par un poème et je suis
prêt à aller jusqu’au bout de cette bagarre même si c’est David contre Goliath. Je me bats
contre des puissants qui nient mon existence, qui me disent que je ne suis pas ce que je suis.
En plus, il n’y a eu aucune discussion : personne ne parle, personne ne m’a parlé. J’ai été
condamné sans pouvoir m’expliquer. D’où ce poème En Fin de droits – illustré par Pef, le
Prince de Motordu – qui tourne autour de la langue, pour demander qui est responsable, à
qui l’on peut parler. L’administration, ce n’est pas une personne, c’est une entité qui ne se
trompe jamais et ne se contredit jamais, et donc ne revient pas sur ses décisions.
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Voir le site http://www.findedroitdequeldroit.fr/
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